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'EST un des privilèges des moines missionnaires, de voyager beaucoup et loin : à eux les grands espaces, les extrémités de la terre et le vaste océan! Et cela vous paraît tout l'opposé de la vie- cloîtrée. Le pourquoi d'une liberté si étrange? Sans doute, parce que, ayant renoncé à tout, même à leur liberté, pour le service de Dieu, ces messagers, de la Bonne Nouvelle se laissent aller au gré du Bon Plaisir Divin, sur la balançoire de sa Providence. Ainsi nous voyons qu'Abraham, en consentant, au sacrifice, de son fils unique, le fils de sa vieillesse, n'y perdit rien. De même pour le moine, voué à une mort perpétuelle et volontaire, pendant qu'il fait effort pour tenir ses promesses, Dieu, de son côté, tient les siennes. magnifiquement, et quand il multiplie nos épreuves, on peut être sur qu'il y cherche des occasions nouvelles de dissimuler ses bienfaits et de nous combler. Autrement dit, le Dieu, Ami des hommes, aime à jouer avec les enfanta des hommes, et il semble affectionner particulièrement le jeu de «Qui perd gagne ». Je regrette bien de me mettre en scène: mais. . . il faut. Lors de ma 30 ème année de Chine en 1930 (j'étais venu-en 1901), la Faculté prononça contre-moi un arrêt. .. pénible...autant, qu'agréable : besoin urgent de changer de climat, et de retourner en France pour humer l’air du pays natal; et de me ravitailler en oxygène. . . en Suisse! A ce petit jeu, je croyais perdre beaucoup, puisque, une fois loin de mon champ d’apostolat . . . je ris- quais bien de ne pouvoir plus revenir... Mais, la volonté de Dieu était 56

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'EST un des privilèges des moines missionnaires, de voyager beau-coup et loin : à eux les grands espaces, les extrémités de la terre et le vaste océan! Et cela vous paraît tout l'opposé de la vie-cloîtrée.

Le pourquoi d'une liberté si étrange? Sans doute, parce que, ayant renoncé à tout, même à leur liberté, pour le service de Dieu, ces messagers, de la Bonne Nouvelle se laissent aller au gré du Bon Plaisir Divin, sur la balançoire de sa Providence. Ainsi nous voyons qu'Abraham, en consentant, au sacrifice, de son fils unique, le fils de sa vieillesse, n'y perdit rien. De même pour le moine, voué à une mort perpétuelle et volontaire, pendant qu'il fait effort pour tenir ses promesses, Dieu, de son côté, tient les siennes. magnifiquement, et quand il multiplie nos épreuves, on peut être sur qu'il y cherche des occasions nouvelles de dissimuler ses bienfaits et de nous combler.

Autrement dit, le Dieu, Ami des hommes, aime à jouer avec les enfanta des hommes, et il semble affectionner particulièrement le jeu de «Qui perd gagne ».

Je regrette bien de me mettre en scène: mais. . . il faut.

Lors de ma 30ème année de Chine en 1930 (j'étais venu-en 1901), la Faculté prononça contre-moi un arrêt. .. pénible...autant, qu'agréable : besoin urgent de changer de climat, et de retourner en France pour humer l’air du pays natal; et de me ravitailler en oxygène. . . en Suisse! A ce petit jeu, je croyais perdre beaucoup, puisque, une fois loin de mon champ d’apostolat . . . je ris- quais bien de ne pouvoir plus revenir... Mais, la volonté de Dieu était manifeste. Alors, allons-y !

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Or, il se trouve maintenant que je n'y ai rien perdu, et que j'y ai même gagné. En retrouvant la France, j'ai revu nies frères et sœurs et ma Pro -vince religieuse, je me suis retrempé dans la vie du couvent à Fribourg, et, avec le concours des grands sapins et des « néras » suisse», j'ai recouvré la santé. Et, à présent, me voici de retour au Shantung, après avoir fait le tour du globe. Seule notre pauvre planète y a perdu quelque chose : je la croyais plus grande et, de ce point de vue, elle a baissé dans mon estime, . . . pour s'être laissée ceinturer si facilement.

J'ai dû, en effet, pour revenir, passer par l'Amérique et le Japon, pour raison d'économie au profit de la Mission, vu que mon frère de Santa Bar -bara en Californie me payait les frais de mon voyage de France jusqu'à San-Francisco.

Pour un changement d'air, vous le voyez, c'est un changement d'air! et encore à double sens : car, si jadis j'avais l'air malade, maintenant je ne l'ai plus.

Au retour, comme à l'aller, je voyageai par saison dangereuse : en août 1930, c'était l'époque des typhons, et en janvier 1932, celle des tempêtes. Mais le Seigneur avait décidé, comme je l'en avais prié, de me porter sur les ailes de sa miséricorde, d'un bout à l'autre de mon long et périlleux voyage.

Aussi ma traversée de l'Atlantique et de son grand frère le Pacifique s'esl-elle effectuée en toute sécurité et tranquillité, comme l'avait été ma précédente de Shanghai à Marseille. Et, sur le continent autrement plus dangereux, Ses monstres écraseurs de toute espèce ne m'ont pas eu non plus.

Je m'embarquai au Havre le 21 octobre 1931 sur le Lafayette, à desti-nation de New-York, Quoique la navigation fut exceptionnellement bonne pour la saison, néanmoins je trouvai cette courte traversée de l'Atlantique plus fatigante que n'avait été celle beaucoup plus longue de Chefoo à Mar-seille. Sous Terre-Neuve, notamment, l'Océan tint à affirmer sa réputation de méchante humeur.

Notre beau et luxueux Lafayette confirma aussi la sienne qui, on le sait, est excellente de tout point. Petit détail caractéristique : à peine arrivé dans ma cabine, un employé du bord, très aimable, m'apporte un beau Christ et me demande à quelle place je désire le suspendre, et je suis informé que j'aurai toutes facilités pour célébrer la Messe dans le grand salon des pre -mières.

Au reste, je n'étais pas seul de prêtre. Nous avions à notre disposition un bel autel, splendidement éclairé, avec tout le nécessaire pour dire la messe, y compris les divers ornements, le missel etc. ; rien ne manquait, ni le vin, ni les hosties, ni les cierges, pas même le sacristain qui, ponctuel, s'acquittait parfaitement de ses fonctions, préparant l'autel et servant la messe au be- soin. Le dimanche nous, eûmes même une grand'messe avec sermon par le R. P. Dubost, Assomptionniste, devant un assistance de 160 personnes environ où se trouvait le commandant au premier rang.

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Banalité de dire que la vie du bord était confortable, agrémentée de jeux variés, sédentaires ou mouvementés, et de mille distractions, et que l'ennui n'y trouvait pas de place. Tous les jours, le sans-fil nous communi- quait les nouvelles des deux mondes, et chaque soir, les heureux passagers du bateau français n'avaient rien à envier aux habitués du théâtre parisien...

N'était l'agitation de l'Océan, nous eussions oublié que nous voguions sur un abîme, toujours prêt à nous recevoir dans son vaste sein. La sirène aux hurlements sinistres venait quelquefois nous rappeler qu'en plus du danger d'un incendie également possible, nous avions à craindre la collision avec d'autres vapeurs, à cause de l'épais brouillard qui parfois habille l'Océan.

Celui-ci, en effet, tel un beau danseur, change fréquemment de costume et de parure. Tantôt revêtu d'une brume légère, et tantôt paré des reflets du soleil ou de la lune, il réserve sa tenue plus solennelle pour les jours de grand vent: alors, les formes coniques, les aigrettes et le panache et la vol- -tige des longues robes d'écume blanche. Et il diversifie ses couleurs selon les différentes positions de l'astre du jour, ou les divers aspects de l'atmosphère. Sa couleur normale tire sur le bleu, au lieu que celle du Pacifique est noirâtre, et celle de la mer intérieure du Japon est d'un joli vert tendre. Mais n'anticipons pas . . . et regardons encore ces gracieuses mouettes qui vagabondent à leur aise dans le désert océanique : elles cherchent leur vie en poussant des cris lugubres, et, quand elles sont fatiguées, elles se reposent sur la crête des vagues, qui leur sert de berceau : image frappante, ne voyez-vous pas, de l'âme fidèle qui, ballottée par toutes sortes de tentations, se repose avec assurance dans la confiance en Dieu. . .

Ces quelques jours d'Atlantique passèrent très vite, et, l'immense plaine liquide défilant le long de notre grand Lafayette à la vitesse de 340 milles par jour, nous fûmes bientôt au bout du rouleau. L'intéressant cinéma prit fin le matin du 29 octobre dans le port de New-York, et c'est alors que j'ai découvert la Terre d'Amérique.

(à suivre) P. ANSELME CLAVEL, O. F. M. Miss. Apost.

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BORDER sur le sol américain n'est point chose facile. Il avait fallu préalablement établir en France un coûteux passeport, le faire viser... et reviser, subir de longs et minutieux interrogatoires, remplir de longs imprimés bourrés de questions, par exemple celles-ci: Etes-vous polygame? anarchiste? avez-vous des intentions subversives. .. comme de renverser le gouvernement ? ! Puis payer

une taxe d'embarquement : 70 francs, et encore une autre Head tax : 205 francs. Pendant la traversée, encore de nouvelles formalités à remplir, en vue du débarquement. Enfin, dans le port de New-York, avant de descendre du bateau, nous voilà rangés par ordre, à attendre notre tour d'examen, tels devant un confessionnal, la veille d'une grande fête. Et les trois officiers- confesseurs, siégeant chacun à sa table, vrai tribunal de pénitence, d'éplucher méticuleusement passeports et autres papiers de chaque patient, soyons vrais: de chaque impatient, avec une lenteur exaspérante. Si saint Pierre, au seuil de Là-haut, se montre aussi féroce, nous sommes tous perdus ! Commencée vers les neuf heures du matin, l'opération se termina vers les onze heures. Après tant de sévérité, on était en droit de croire que peut- être la terre américaine était le paradis. Aussi, les jours suivants, durant ma traversée du Nouveau Monde, je regardai bien, cherchant le paradis, mais je ne trouvai pas : je n'aurais pas dû prendre le bon chemin qui seul y conduit. La route de Chicago, plus directe, semblait toute désignée. Mais, raison d'économie, j'en ai pris une autre, plus tortueuse, par le Sud. Né- anmoins, quand nous arriverons en Californie, chez mon frère, nous trouverons quelque chose du paradis terrestre, et, plus tard, à Honolulu, qui est encore terre américaine, nous verrons un coin authentique de l'ancien

Voir Echo, Mars-Avril 1932, p. 56.

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Eden. Le comment du transfert de cette curieuse perle au milieu du Pa- cifique, c'est un point à élucider par les savants.

En attendant, nous sommes à New-York, sous un ciel gris, et il pleut. Trois agents du « Southern Pacific » sont là, guettant ma sortie du « La- fayette». Vive la sage prévoyance américaine! L'un d'eux parle français, et il est chargé de me piloter vers la gare. Très courtois gentleman, il m'aide d'abord à passer la douane, puis me fait monter dans son auto, et nous allons au bureau de la Compagnie de chemins de fer. Roulant à allure modérée, il attire aimablement mon attention sur les gratte-ciels et autres monuments gigantesques. Certains ont certainement du grandiose, entre autres quelques silhouettes d'églises aux flèches élancées à une hauteur prodigieuse, et je m'inclinai avec respect devant le génie réalisateur américain. Néanmoins les fameux gratte-ciels me laissèrent froid. Jadis, dans mes pro- menades de mai, en Suisse, je m'extasiais d'admiration devant les myosotis qui tapissaient le bord des ruisseaux, et je découvrais dans ces minuscules fleurs, répandues à profusion, des beautés ravissantes. Et maintenant, devant ces produits colossalement audacieux de la force intelligente, rester si froid!... et sentir que, même quatre fois plus énormes et dix fois plus hauts, ils ne réussiraient jamais à décrocher mon adoration ! Pourquoi cette différence? Serait-ce que, prévenu contre l'orgueil américain qui se croit supérieur à nos vieilles races latines, je me suis cabré? Ou bien serait-ce que dans les œuvres du Créateur, il y a le sceau du divin? Dans chacune d'elles, en effet, outre l'abondance, la richesse et la variété, il y a tant de sagesse, sou- plesse et harmonie, tant de mesure et de discrétion, tant d'humilité, obéis- sance et abnégation, de grâce et de bonté, que le sourire de l'infiniment Bon s'y filtre à travers. Et ceci, conscient ou non, vous plaît, vous empoigne, vous émeut. Et vous le trouveriez difficilement dans les œuvres imparfaites de l'homme. Celui-ci, non seulement est enclin à l'exagération, à l'ostenta- tion prétentieuse et l'égoïsme écraseur pour le voisin, mais encore ne sait pas toujours harmoniser les choses avec leur fin, oubliant que telle ou telle forme de monument vous plaît ou vous choque, selon que diffère sa destina- tion. Aussi, devant ces «buildings», style titan, destinés pour habitations humaines, mais plutôt faits pour de grands volatiles anti-diluviens, je restai paralysé de stupeur et d'effroi, et je ne sus que plaindre les malheureux terriens condamnés à une vie aérienne en si haute situation.

Une fois muni de mon billet de chemin de fer, à destination de Santa Barbara (Californie), sur les bords du Pacifique, l'agent gentleman m'aide à expédier une dépêche à mon frère, puis me mène à la gare, dans une im- mense salle d'attente. Et là, je paie l'auto : 38 fr. 25. Il me donne sa carte de recommandation et l'on se quitte sur un solide « shake hand». Il est environ midi et demi.

Maintenant deuxième bon point pour l'Amérique qui, sans avoir inventé la poudre, est toujours inventive et souvent pratique : c'est au tour d'une demoiselle intelligente, affable et dévouée d'avoir à s'occuper de moi. Car elle est spécialement préposée au service gratuit des voyageurs étrangers  :

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une gracieuse boussole parlant français. Grâce à elle je suis orienté, ren- seigné, aidé, et c'est elle qui nie conduira au train. Son dévouement si aimable ravit ma confiance, et j'osai la prier d'aller au dehors me changer un billet de 100 francs, et de m'acheter du pain, vu que le tarif du buffet dépassait mes moyens. Dix minutes... quinze minutes se passent, et mademoiselle ne revient pas. Et l'heure du train approche. Cela devient angoissant. Je suis inquiet... Quelle imprudence a été la mienne!... avec une personne inconnue!... Mais non! Voici mon ange qui revient de sa commission bien faite, et me donne en surplus des gobelets en papier glacé pour boire dans le train. Maintenant, deux heures et quart, l'heure de partir. Mademoiselle ouvre la marche, svelte et digne, comme il sied aux anges gardiens. Je la suis, avec les porteurs de mes menus bagages. Devant la portière de mon wagon, elle s'arrête. Un tabouret étant placé d'avance, elle m'invite à monter. Dans le wagon, elle me donne encore une carte de ren- seignements, et me fait ses touchants souhaits d'adieu. Partagé entre la reconnaissance et l'admiration, je traduisis ce double sentiment par un mot de remerciement et le geste d'un bon « shake hand». Oiseau de paradis, c'est le nom d'une fleur exceptionnellement curieuse qui se vend en Cali- fornie 50 francs la tige: je voudrais trouver pour cette employée américaine un qualificatif encore plus beau.

A deux heures et demie, le train s'ébranle et ça roule vite, de plus en plus vite, très vite... des ponts, des souterrains, des viaducs, des clochers, des cheminées, de jolis parcs, des cimetières de vieilles ferrailles, squelettes d'autos, de belles campagnes, des routes bétonnées et luisantes, tels des ru-bans, dans tous les sens, des autos en quantité, allant, venant, dévorant l'espace, des allées, des bosquets, des bestiaux, des villes, des villas, des villages, encore des clochers, et des parcs, et des gares. Essayons un peu de bréviaire. La nuit tombe. Mais quelle puissance de la vapeur, comme ça roule à 1'emporte-pièce et quel bruit assourdissant. Quelle différence avec le matin où, encore sur le Lafayette, je glissais en douceur sur les flots bleus de l'Atlantique! Enfin, à sept heures et demie du soir, j'arrive à Washington, avec le fracas du fer. Saluons un peu par la pensée le Prési- dent Hoover. à sa Maison Blanche, mais surtout le Divin Maître, le Fils éternel de Dieu, prisonnier d'amour, retenu otage volontaire dans chacune de nos églises catholiques: car c'est lui qui gouverne le monde, en dépit des aberrations humaines.

Devant changer de train, restons dans la salle d'attente... vaste comme «ne basilique et si haute que la lumière électrique du plafond n'éclaire que pâlement les pages de mon bréviaire, cet instrument d'attaque et de défense dont ne se sépare jamais le missionnaire. Mais quelle chance de retrouver dans cette immense cage le merveilleux oiseau de paradis, semblable à celui de New-York, pour me rendre des services aussi précieux que nécessaires! Vers dix heures et demie, l'heure du train. Et l'aimable demoiselle me conduit an « pullman», jusqu'à la portière de mon wagon à couchettes. Ma place numérotée était préparée d'avance. Nouveaux adieux touchants à

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l'ange gardien. Bientôt après, notre confortable «pullman» démarre avec puissance et lenteur, s'ébranle, puis, rapide, avale les kilomètres, comme qui embobine du fil. Et votre serviteur de prendre la position du voyageur fatigué. Pendant mon sommeil, de temps à autre, un fracas de fer abo-minable : celui des wagons s'entrechoquant, se disloquant, sous la pression d'une vapeur titanesque et brutale, qui promène dans son lit le voyageur allongé dans le sens du train, comme une navette : bercement sui generis qui vous repose bien. La levée du corps, vers huit heures du matin, pour une fois ; les jours suivants, vers six heures et demie. Aux moments de loisir, visions de cinéma à travers nos vitres, comme la veille : encore des parcs, des vaches, des veaux, des chevaux, de vastes pâturages point verdoyants, genre steppe, couleur grise ; des étendues boisées, de jeunes forêts à courte hauteur, sapins ou autres arbres au tronc menu, de beaux terrains de cul- ture, territoires immenses, peu d'habitations, villes clairsemées. Encore des steppes, des régions désolées, campagne américaine point peuplée. Si tout le reste du continent est pareil (et il est peut-être pire) il y manque 200 millions d'habitants.

Mais comment porter un jugement sur ces vastes contrées qui tournoient devant vous en vitesse vertigineuse ? L'allure des montagnes lointaines sur notre droite est plus lente. Sont-elles habitées? Encore moins que la plaine, sans doute, et leurs arêtes nues, pittoresquement désolées, de couleur grise, brune, de roche calcinée, vous donnent l'impression d'une immense solitude, affreusement aride.

Notre train est confortable, mais les voyageurs ne sont pas nombreux pour autant. Mes compagnons respirent le bien-être et le matérialisme. Leurs dévotions principales: le journal, autres littératures légères, et le cigare. Ils sont froids, par dessus le marché, et point sympathiques. Une fois, ce- pendant, j'essayai avec mon peu d'anglais d'accrocher un bout de conversa- tion avec un gentleman aurifère. Et après m'être fait connaître comme mis- sionnaire retournant en Chine, je lui demandai simplement s'il voudrait bien me donner une petite aumône pour ma mission. . . if you please. Sa réponse, avec un flegme charmant, fut : no please. Toute chose qui amuse a son prix, et le ton de ce no please si gentiment dit m'amusa bien pour la valeur de vingt gold dollars

Après avoir traversé la Pennsylvanie, la Virginie, la Caroline, nous voilà,en Géorgie, à Atlanta, puis dans l'Alabama, puis dans le Mississipi, et nousarrivons à la Nouvelle-Orléans, ville en grande partie française, le 31 octobreà 8 heures et demie du matin. Là, changement de train, et je ne repartiraiqu'à 10 heures 40 du soir. Une visite à l'église catholique de Saint Jean-Baptiste, proche la gare, était tout indiquée, puis une autre à Monsieur lecuré. Celui-ci, originaire de Hambourg et grand ami de saint François, metémoigna beaucoup de cordialité, une grande charité ; et son hospitalité vrai- ment large, généreuse et très aimable me fît oublier la « sécheresse » améri- caine. Bien doux souvenir ! Et je conserverai précieusement le nom du bon curé allemand. (à suivre)

P. ANSELME CLAVEL, O. F. M.

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NOUVELLE-Orléans, ville caractéristique du vieux sud américain ville romantique, baignant dans une atmosphère de vieux sou- venirs français, et chaudement ensoleillée, nous la laissons avec ses majestueux boulevards, ses hôtels aristocratiques, et repartons pour une 3ème étape jusqu'à la côte du Pacifique, à Los Angeles. Et,

toujours en pullman, nous suivons le «Sunset Route», c'est-à-dire, la ligne du Soleil Couchant. Avant d'arriver à Los Angeles, pas moins de 198 stations de chemin de fer, échelonnées à très longs intervalles.

Nous passons le Mississipi, et traversons la Louisiane, au milieu des plantations de coton, de riz, de sucre. Des chênes vigoureux et de paresseux étangs mettent dans le paysage des notes d'une prenante beauté. De temps à autre, une gare apparaît avec un nom français : Rousseau, Lafourche, Bœuf, Adeline, Jeannerette, Olivier, Broussard, Lafayette.

A Orange, nous entrons dans le Texas, immense région en bordure du Mexique, et si étendue que le train du jour précédent ne fait que de franchir sa frontière Ouest, quand votre train d'aujourd'hui y entre par l'Est. Après Beaumont, nous voici à Houston, port à l'intérieur des terres, grâce au canal qui le relie au golfe du Mexique. Si de New-York, j'avais pris le ba- teau, c'est là que j'aurais débarqué après 100 heures de traversée.

Ensuite, San-Antonio, fameux, dit-on, par la Mission de la Conception (1731) et dont le nom seul atteste l'évangélisation du pays originairement faite par les fils de Saint-François. Maintenant nous roulons en pleine ré- gion désertique, brûlée par le soleil, ravinée par des torrents desséchés : des terrains vagues, inégaux, calcinés, du gravier, du sable, quelques plantes ra- bougries, des touffes gris cendrées, de rares maisons. Pas très intéressant. Cela vous repose quand même d'un fatiguant voisinage : un groupe féminin, vrai défi aux convenances et au bon sens, et qui, sans doute, se réclame de

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la mode de Paris : mais combien singulièrement il l'aggrave par le sans-gêne de la pose ! et visiblement, il bénéficie de l'inconscience, fruit de quelque éducation protestante et de l'habitude.

Loin sur notre droite il doit y avoir des troupeaux de bœufs sauvages, des puits de pétrole. Vers le nord-ouest, des montagnes bleues se profilent au fond de l'horizon. Nous franchissons Spofford, Del Rio, Devil’s River, Sanderson, Alpine, Valentine, Sierra Blanca, et arrivons à El Paso. Maintes fois, nous avons l'occasion d'assister à la bataille du Rail et du Pneu : train et autos luttant de vitesse sur routes parallèles ! et il est facile de voir, qu'à moins de conclure une alliance avec le Pneu, le Rail est perdu.

Nous souffrons presque de la chaleur; mais dans chaque wagon une fontaine d'eau à la glace, avec des gobelets en papier, sont à la disposition du voyageur pour apaiser sa soif.

Puisque nous sommes à El Paso, disons que c'est la ville la plus im-portante de la frontière mexicaine, et l'entrée du vieux Mexique. Tout près sont les grands réservoirs du « Great Elephant Butte ». Aussitôt quitté cette grande tête de ligne, nous passons du Texas dans l'angle sud-ouest du New- Mexico : donc pour peu de temps. Avant d'arriver à Los Angeles, encore 66 gares à traverser, en pays de plus en plus variés et accidentés : montagnes, collines et plaines, vallées et ravins, ponts et tunnels.

Nous voici déjà dans l'Arizona, qui encadre sur notre droite le pays des «Apaches». C’était autrefois le nom et le domaine d'une tribu de guerriers-brigands qui répandaient la terreur sur toute la contrée : bandes d'Indiens sauvages dont le souvenir jette du piquant sur cet attrayant pays. Ceux qui entreprennent l'excursion de l'Apache Trail y trouvent, dit-on, une région d'une beauté étrange et tout à fait primitive. Des pics dénudés et des vallées ombreuses. Des hautes falaises abruptes s'élevant jusqu'au ciel. Des sentiers au pittoresque grandiose. Des gorges dont les parois bronzées ont des reflets métalliques. Des remparts et des temples avec de curieuses peintures, d'étranges sculptures dans le roc, de mystérieuses ruines, des poteries indiennes préhistoriques, des demeures taillées dans la falaise. On y voit aussi l'énorme barrage Roosevelt, point de départ d'un vaste pro-gramme irrigateur, avec le lac Roosevelt qui fait partie d'une chaîne de lacs d'une longueur de 50 milles.

A Tucson, nous entrons dans la côte ouest du Mexique. La Mission San Xavier est sur notre gauche, pas très loin. A Maricopa, nous laissons à notre droite la «Salt-River Valley», autrefois un désert, à présent trans-formé par l'irrigation en un jardin, au milieu duquel se trouve Phoenix. Et bientôt après halte à Veliton.

Mais, où situer l'affreuse vallée dont m'a parlé mon frère ? la Vallée de la mort, « Dead's Valley», l'endroit le plus chaud du globe, et que nulle caravane n'a pu franchir saine et sauve ? les ossements blanchis, dont l'ont tapissée les imprudents voyageurs, en attestent la température excessivement élevée et inéluctablement meurtrière. Plaçons-la en Arizona, probablement au versant sud des chaînes de montagnes.

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Après Yuma, nous traversons le fleuve Colorado qui se jette dans le golfe de Californie, et nous voilà désormais en terre Californienne. C'est le «Far West» pays légendaire et historique, pays frontière, où l'on trouve encore des pionniers; on y voit aussi des «cowboys» et des Indiens. C'est aussi l'Impérial Valley, qui commence un autre jardin d'Eden, créé par l'ir -rigation. Laissons les touristes faire sur notre gauche un crochet vers San- Diego, pour visiter la magnifique gorge de Carriso, et, du haut d'une falaise très élevée, plonger à pic leur regard au fond du ravin, où bondit, au pied de la falaise, un torrent écumeux !

Pour nous, maintenant, noire pullman oblique vers le nord-ouest en direction de Los Angeles, en passant par Niland, Indio, Beaumont, Colton, qui a un embranchement sur San-Bernardino, encore une ville à nom fran-ciscain, située peu loin sur notre droite ; puis par Pomona, Puente, San- Gabriel et Alhambra : toutes villes modernes, propres et coquettes, ainsi que les autres de la Californie, et contrastant avec les anciennes missions.

Et nous allons à travers une contrée verdoyante, où oranges et citrons et greep-fruits, se détachent comme des boules d'or sur le vert du feuillage, pendant qu'à l'horizon lointain, des montagnes dressent leurs cimes, souvent couvertes de neige. Un beau spectacle, en vérité, que cette multitude in-nombrable d'arbustes touffus, aux larges feuilles, alignés en tous sens et à perte de vue dans la plaine S'ils n'étaient constellés de leurs fruits jaune d'or, vous diriez presque des mûriers du Shantung. Accablées sous le poids d'une si riche parure, leurs branches ploient jusqu'à terre, tous les jours de l'année.

N'oublions pas que nous sommes aux E. U, le pays des trusts, des grandes cultures, des vastes exploitations : tout marche par spécialités, et l'Américain, pour faire fortune, ne s'adonne pas à 1000 choses, mais à une seule, fut-ce, par exemple la culture d'une espèce de fleur, et, au moyen d'une réclame savante, il écoule ses produits, largement rétribués.

Après orangers et citronniers, voici le champ des pommiers, dont les célèbres pommes vont porter le nom californien jusqu'en Extrême-Orient.

Palmiers et bananiers se voient un peu partout, à la campagne comme à la ville : les bananiers vous étonnent avec leurs feuilles monumentales, 2 ou 3 mètres de long, et de 30 à 40cm de large ; et les palmiers, ces arbres-colonnes, à tête ombrelle de dame, vous jettent en admiration devant leur taille prodigieuse et svelte : ce sont eux surtout qui jalonnent les boulevards des cités et ombragent les promenades. Il y a aussi les dattiers et combien d'autres riches et belles plantes dont je ne saurais dire le nom.

Voici du nouveau : le domaine des vaches, une légion, avec des génisses et des veaux, aux robes variées. Là, le parc des chevaux et des poulains agiles et sans souci. Ici, le duché des poules, tout un régiment joliment em- plumé, avec des coqs bien empanachés qui surveillent, avec fière allure, tels des agents de police. Là, le département des dindons. .. la base navale des canards. Des porcs ? ! : tout noirs, avec encolure blanche. La capitale des soyeux est à Chicago : c'est-là que la tragique chaîne, la chaîne qui marche, en quelques minutes conduit ces animaux, progressivement et méthodique-

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ment, à leur ultime destination ; mais leur empire s'étend jusqu'en Cali -fornie. .. Oh ! un curieux spectacle : une mer houleuse ! vous diriez des moutons : ce sont des moutons, en effet, et les vagues y moutonnent vrai- ment. Comptez-les si vous pouvez.

Il y a même des amandiers... Scandale ! même des vignobles. Défense d'avoir du vin, il est vrai, mais il se boit tout de même et combien meilleur ! puisque défendu. Au moins, il est permis de faire du jus de raisin, et de le boire non fermenté, sans parler de manger les raisins.

Et les fleurs ? elles se voient en quantité, durant toute l'année, toutes sortes de belles fleurs, d'arbustes à fleurs, aux cent variétés et mille nuances. La Californie est le royaume des fleurs, comme elle est le pays de l'orange et de l'olive. Champs de culture et jardins, tout est soigné, copieusement arrosé, hersé. L'arrosage est artificiel, automatique, au moyen de tout un réseau de tuyaux, des gros, des petits, des super et des sous-tuyaux: vous tournez un robinet, et l'eau jaillit en pluie fine, à l'endroit voulu. Pour herser, des machines, et quelquefois des chevaux.

Vraiment, la Californie est un beau pays ! Mais. .. hélas ! combien, parmi ces riches exploiteurs, matérialistes la plupart, paraissent se douter que le Premier Propriétaire de ces domaines c'est le Bon Dieu, Créateur du monde et de son contenu ? Lui, ce bon Père de famille, dont la munificence dresse pareil banquet à ses enfants. L'injustice envers Lui, l'ingratitude, avouons-le, couvre la face de la terre d'un voile hideux. Cependant, la créature, docile à la consigne reçue, continue en silence ses bons services, avec son sourire. Mais si, d'aventure, sa consigne est de bouder l'ingrat, et de sévir, l'homme étonné s'irrite et ne veut pas comprendre. ..

Le 3 novembre, 8h ½ du matin, nous arrivons en gare de Los Angeles, une ville de 1.200.000 habitants. Un monument gratte-ciel, dont le dôme sans rival domine toute la cité : c'est l'Hôtel de ville. Il faut descendre de mon pullman, et je devrai prendre un train ordinaire dans l'après midi. Une promenade en ville était chose tentante, mais je risquais de m'y égarer et préférai rester en salle d'attente.

Et dire qu'il y avait en ville, ce que je ne savais pas, une belle mission ou paroisse franciscaine ! comme d'ailleurs en maintes localités de la Cali-fornie, nos Pères ayant été les premiers évangélisateurs de la contrée. L'ap- pétit pourtant me poussant, je fais une petite sortie à proximité pour m'acheter des vivres : car il faut dire que mon menu dans le train n'était pas très riche puisque pour toute la traversée du continent Américain, de New-York à Santa Barbara, je ne dépensai que 1$,85 au lieu des 14 dollars prévus. Un record d'économie, ou... d'autre chose ! les opinions sont libres. En tout cas j'eus toujours abondance de pain, d'eau à la glace, de fruits, et quelque chose en plus. Et c'était autant de gagné pour les Bienfaiteurs de notre Mission.

Alors, dans une boutique bien achalandée, un bon monsieur, me donna un sac à papier rempli de bons fruits. Los Angeles, cité familiale et ville de plaisir, dans une atmosphère de luxe et de gaieté, avec une douzaine de plages fameuses et plusieurs centres d'attraction dans les montagnes environnantes

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est une ville accueillante. Elle est aussi une ville industrielle importante et un grand port du Pacifique. Tout près se trouve Hollywood, où l'on tourne les films. Malgré sa forte population, Los Angeles n'est cependant pas la capitale de la Californie (non plus que San-Francisco, avec ses 600.000 hab.): cet honneur étant échu à la ville de Sacramento.

A 3h ¼ , départ du nouveau train... pour Santa Barbara, but de mon voyage. Nous allons longer, tantôt de tout près, tantôt de loin, les bords du Pacifique. Et il semble que déjà je touche la Chine, puisque une même nappe d'eau la sépare de la terre américaine, et les éléments de population chinoise ou japonaise, qui sont dans ces parages, me confirment dans cette impression. Et pourtant... pour revoir Shanghai, 120 degrés du globe (sur 360) restent encore à parcourir ! c'est à dire le tiers de la machine ronde : les 2 autres tiers comprenant la distance de Shanghai à Marseille et celle du Havre à Santa Barbara.

Comme la veille, nous traversons des régions plantureuses, des plaines d'abondance, des jardins de paradis terrestre. Une chose étrange : le soleil est bien le même qu'en France, l'air aussi, la température également, et pourtant le firmament, le ciel diffèrent. La lumière y est éclatante extrême- ment, même quand le jour est à son déclin. Ne cherchons pas le mystère : c'est un ciel à part, le ciel de Californie : un ciel qui fatigue la vue. Aussi dans ce pays, beaucoup d'yeux malades et de gents à lunettes, ou même à visière. De serpents à limettes, je n'ai pas ouï dire, mais oui bien de ser - pents à sonnettes... qui pullulent dans la région montagneuse. Ce serpent est à respecter : Il se pique de politesse : avant de foncer sur vous, il agite ses sonnettes ; juste pour vous donner le temps de vous garer : car il désire la paix uniquement. Si vous êtes lent à obéir à l'ultimatum, vous êtes perdu: prompt comme l'éclair, il vous a infusé son venin de mort. Il a à peu près même taille que notre vipère.

Déjà 6 h. la nuit est tombée. De temps en temps, quelque ourlet blancdéferle sur le bord de la plage : c'est l'océan qui pacifiquement expire surla grève. Mon émotion devient intense : revoir, après 35 ans, le frère aimé !...Nous reconnaîtrons-nous?... Aura-t-il reçu ma dépèche de New-York?Six heures et demie ! Santa Barbara. Est-ce que je rêve? Le train a stoppé.Vite debout à la portière, je cherche à découvrir mon frère. Je ne vois rien,mais du coup je suis repéré. Car, j'entends une voix, qui n'est plus la voixde jadis, mais que je devine : « C'est lui » s'exclame-t-il au milieu de sescompagnons. Et je me précipite dans les bras de mon cher Antoine et salueson entourage.

Nous voilà en auto, et cinq minutes après, en pleine vie familiale, autour de la table ovale... Une belle-sœur, et des neveux et des nièces, dont une lauréate, entre 12 et 25 ans. Total : neuf personnes. La vigne n'est pas plus féconde.

La joie est débordante : les verres de vin que me verse mon frère lesont aussi, n'en déplaise à la sécheresse américaine. .. Par la grâce de Dieu,c'est le temps du revoir fraternel. Et de cet heureux séjour, je dois jouirpendant un mois et demi. (à suivre) P. ANSELME CLAVEL, O. F. M.

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RRIVÉ au port de Honolulu, je résolus en premier lieu de rester à bord, puisque notre coursier marin reprenait son élan vers Yoko-hama à 5 h. du soir. Une inertie de cinquantenaire me gagnait : peut-être aussi la fatigue. Mais, après un bon dîner, et sous l'in-

fluence d'un chaud soleil tropical, la vie me reprend. « Ici, il y a une mission catholique, c'est le 1er jour de l'an, allons visiter le Saint Sacrement!» Et pendant que le Taiyo s'ingurgite du mazout à fond de cale, me voilà parti.

Je traverse à pieds une belle ville, bien moderne et toute américaine et bientôt me voici à l'église catholique. Après ma visite au Bon Dieu, je vais voir les Pères Jésuites de la mission. Ici, je vous prie, ne vérifiez pas trop dans revues ou statistiques l'exactitude de mes dénominations : je ris -querais d'être pris en défaut. Après mon odyssée j'ai ouï dire que les Pères de Honolulu n'étaient pas des Jésuites! Qu'y puis-je faire? Je leur ai causé comme à des bons Jésuites, ils m'ont répondu comme de vrais Jésuites, bien authentiques, et nous faisions allusion à nos connaissances de Pères Jésuites: je garde ma conviction, autrement ce serait renversant.

Donc, je me présente à eux vers 1 h. 20 après midi: i ls sont trois ou quatre Pères avec le T. R. P. Bruno, leur Provincial. Pour faire trêve au •régime sec, et fêter le nouvel an, nous buvons une goutte de vin de messe, ou des vêpres. Et l'on cause Chine et missions, Shantung et missions fran -ciscaines. Sujet dangereux! un missionnaire franciscain français ne peut, sans mentir à la vérité, cacher sa misère pécuniaire; une misère paralysante: de là à demander candidement quelque aumône, il n'y a qu'un pas. Si vous eussiez vu le geste! instantanément le digne fils de Saint Ignace fouille dans ses poches, et tout ce qu’ il a le donne au f i l s de Saint François - 3 gold

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dollar 35. La promptitude en triplait la valeur. Mais... au ciel... de voir

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S. François dépouiller S. Ignace,... quel scandale ! que Saint François me pardonne! la caisse a été sauve tout de même.

Ensuite le T. R. P. Provincial de me prendre en auto avec son socius. Et nous voilà partis en randonnée à travers l’île: site enchanteur qui ferait la fortune d'un peintre ou d'un poète. Là, une fertilité du sol sans égale, une végétation tropicale des plus verdoyantes, un printemps continu: vous diriez un échantillon du primitif Eden, qui s'est évadé en ce lieu secret. De beaux nuages blancs ont élu domicile à perpétuité sur la crête des montagnes de l'île, sans toutefois empêcher les rayons du soleil de s'y filtrer à travers. Et, comme, dans cette lumière tamisée, ils distillaient une pluie fine, sur la verdure ruisselante et luisante: «C'est là, me dirent les Pères, ce que nous appelons le «Soleil liquide».

Mais le décor le plus charmant, une curiosité spéciale de l'île, c'était les magnifiques arcs-en-ciel qui à perpétuité, eux aussi, y déploient leurs vives couleurs, d'une montagne à l'autre. Au fur et à mesure que le promeneur se déplace, l'arc-en-ciel se déplace aussi, semblant jouer avec lui, toujours lui promettant son atteinte quasi immédiate, et toujours le fuyant, comme pour le provoquer à de nouvelles enjambées afin de se baigner dans sa paradi -siaque lumière.

Les mœurs des habitants devaient, semble-t-il, s'harmoniser avec un séjour si délicieux. Eh bien, non ! s'il faut en croire le T. R. Père. Comme je demandais si dans l'île il n'y avait pas des serpents à sonnettes, vipères, loups et autres bêtes dangereuses, il me répondit avec suavité ces mots fé- roces : « Dans l'île, aucune mauvaise bête... ! Les seules bêtes dangereuses de l'île sont les femmes, à cause de leur langue très venimeuse. » Et là-dessus, pendant que l'auto bobinait le long ruban de la roule, il s'amusait à susurrer le vers du poète: « Voyez-vous ces serpents qui sifflent sur vos têtes?» — «Pourtant, ajouta-il, il y a quelques exceptions».

Parmi ces bonnes exceptions, il faut ranger tout de suite ces anges de paix et de charité, que: sont dans l’île de Honolulu, nos Religieuses francis-caines américaines, à la tête de leur vaste hospice, que je venais de visiter quelques minutes avant. Elles aussi, vraiment, par le rayonnement de leurs vertus sont pour l'île, dans un ordre spirituel et moral, un perpétuel arc-en-ciel, et par leur charité, bienfaisance féconde, un «soleil liquide».

Notre course dans l’île avec les RR. Pères nous amena au bord d'un abîme, ou cratère de vieux volcan, d'au moins 100 mètres de haut, à pic. C'est là qu'un demi-siècle avant, le chef d'un groupe belligérant vainqueur avait précipité le groupe vaincu. Au fond du cratère, dont l'enceinte n'est que partielle, s'étend en le débordant, une vaste plaine émaillée de villages.

Mais l'heure du départ approchait, et, rapidement, sous le soleil liquide qui dégoulinait finement, l'auto me ramena au port. Comme dans celui de Singapore, les hommes-poissons pullulent autour du bateau, plongeant, na-geant et replongeant à la poursuite de la pauvre monnaie convoitée.

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A 5 heures du soir, notre Taiyo Maru ravitaillé se remet hardiment à labourer les flots. L'océan fut calme jusqu'au 5 janvier. Le 3, notammcnl, en l'honneur de la fête du saint nom de Jésus, il fut d'huile: sa surface polie et luisante ressemblait à un immense miroir convexe, d'un blanc argenté, sous les reflets du soleil matinal. Et cela vous donne l'illusion d'une plaine solide, où il ferait si bon aller gambader!... Gare à nous! l'Océan est un chat matois qui, sous un aspect débonnaire, guettant sa souris, cache ses griffes sous sa patte de velours. La tempête ne doit pas être éloignée.

La nuit du 4-5 janvier fut marquée par une exécution capitale, sen-sationnelle, à bord. Mathématiquement nécessaire, je dus y coopérer comme les autres. Le capitaine, juge compétant, impartial aussi, et muni de pouvoirs très étendus, avait fait afficher la sentence d'exécution pour 1h 23 du matin. Notre conscience avait là une sécurité de tout repos, malgré que cette coopé-ration me privait, ipso facto, de l'Office Divin et de la messe de ce jour-là. Donc, à la faveur du silence de la nuit, le condamné est saisi, et d'un seul coup sec, on le raccourcit : puis, ses restes jetés à la mer, il n'en fut plus question... Pauvre Cinq janvier! si belle vigile de l'Epiphanie, ainsi rac -courci de 22h 23 minutes!... et rayé de la liste des jours! !... Il ne faisait que de naître, il n'était déjà plus! ! !

Par le fait de l'avoir occis, nous étions d'emblée au 6 janvier, 1h 24 du matin. Cette opération macabre eut lieu à l'endroit précis où passe le 180° de longitude, et était l'aboutissant nécessaire de notre contour du Globe, en direction de l'Occident. Car, cet endroit étant conventionnellement le point à la fois initial et terminus du circuit, après avoir chaque jour reculé le cou-cher du soleil de 24 minutes par votre déplacement vers l'ouest, et cela 60 jours durant du circulaire voyage, en revenant au point initial, votre montre se trouve avoir été retardée de 24 minutes multipliées par 60 jours = 24 heures, juste: vous avez remonté les 24 fuseaux horaires du globe. Pour se remettre à l'heure avec les habitants du fuseau qui commence au 180°, il faut donc avancer sa montre de 24 heures, c'est-à-dire, supprimer un jour entier. C'est ce que nous avons fait dans le désert océanique, afin d'être à la page avec l'Extrême-Orient rattrapé.

Au lever du jour, nous voici en pleine fête de l'Epiphanie. Hélas! mon désappointement :... impossible de célébrer la messe : l'Océan est trop agité. Et sa mauvaise humeur persiste les 7, 8, 9 janvier: tous les visages en sont livides. Le 10, c'est de la fureur : atmosphère brumeuse vent contraire nord-ouest ultra-violent, vagues énormes et longues, comme des chaînes de montagnes élevant vers le ciel leurs sommets coniques fusant en l'air comme des volcans irisés par la lumière blafarde du jour, puis retombant en bouillon multicolore, et s'étendant en larges nappes neigeuses et rageuses. Avec les montagnes mouvantes alternent les vallées profondes, et toutes ensemble, en leur cos -tume de tempête, empanachées d'écume blanche, bondissent et se précipitent à la vitesse du vent, tour à tour s'affalant, puis se relançant en cadence, avec un mugissement terrifiant. Quel orchestre ! et quelle danse!! A un allure .gigantesque, à perte de vue, jusqu'au fond de l'horizon, l'Océan, docile et

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terrible, avec une maestria enragée, dansait la majestueuse danse que lui a enseignée son Créateur. Spectacle grandiose assurément, beau à voir, plus difficile à décrire, mais combien effrayant!

Et quand les vagues monstrueuses, élastiques et rapides, venaient s'é-craser contre le flanc du navire, avec un fracas de tonnerre, envahissant le pont inférieur, jaillissant jusqu'au pont supérieur, des «Hou!» d'épouvanté s'échappaient des poitrines, et l'on sentait que le meilleur paquebot, au milieu de la tempête, est une bien pauvre chose, A chaque choc massif, notre Taiyo Maru titubait et s'inclinait, craquant dans son armature et sa mâture, grinçant dans tous ses cloisonnages. Il va se casser en deux... ? Il se disloque de toutes parts? Non! il tient bon, et chaque fois, reprend son équilibre, automatiquement, grâce aux engins du fond.

Après dîner, par les vitres du Dining-room, je considérais, non sans inquiétude, cet immense bal des éléments déchaînés, toujours empirant. Je sentais la peur, l'effroi. J'avais exactement sous les yeux le spectacle décrit par l'Esprit Saint au Psaume 106, sur les merveilles du Tout-Puissant au milieu de l'abîme :

«II dit, et il fit souffler la tempête, qui souleva les flots de la mer. — Ils montaient jusqu'aux cieux, ils descendaient dans les abîmes.— Leur âme défaillait à la peine — Saisis de vertige, ils chancelaient comme un homme ivre — Et toute leur sagesse était anéantie— Dans leur détresse, i ls crièrent vers le Seigneur— Et il les tira de leurs angoisses — Il changea l'ouragan en brise légère, et les vagues se turent : — Ils se réjouirent en les voyant apaisées — Et le Seigneur les conduisit au port désiré».

Où me réfugier, sinon sous les ailes maternelles de celui qui compare sa vigilante tendresse à celle de la poule, quand elle rassemble et abrite sous elle ses poussins? Et je priais. Et j'osai livrer bataille à la tempête. Mes armes? vous les devinez: la parole de Dieu, ses promesses; la Passion du Sauveur, son Sacré-Cœur ; les mérites de la Croix et de la messe ; l'interces - sion de la divine Vierge et des Saints.

Pendant près de 2 heures, comme hypnotisé devant l'épouvantable sabbat, je suppliai le Dieu de bonté d'y mettre fin, de calmer le vent, d'apaiser les flots, de faire reluire le soleil, de nous préserver de toute catastrophe, et j'adjurai les indomptables créatures de cesser leur fureur. Mais rien ne m'obéissait. Pour la première fois que j'essayais, sinon de déplacer les mon-tagnes, du moins de les immobiliser et de les aplanir, je ne réussissais pas... apparemment.

Tout en sueur, harassé d'émotions, il valait mieux aller me coucher, et laisser le Maître de danse gouverner son monde. Je battis donc en retraite dans ma cabine, mais sans me tenir pour battu. Les effets de la prière ne sont-ils pas infaillibles ! Dieu n'y a-t-il pas engagé sa parole d'honneur? Certes. Il n'a pas dit que nous en verrions de nos yeux, à notre gré, ou sur le champ, le bon résultat. Mais, pourvu que celui-ci arrive en son temps, ou que nous ayons l'équivalent, ou quelque chose de meilleur encore..., cela suffit bien. Dieu est également puissant, et pour exaucer notre prière magni- fiquement, et pour en soustraire à notre remarque le résultat, totalement.

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S'il juge bon de se cacher ainsi et d’exercer notre foi, nous aurions mauvaise grâce d'en être contristés. Son jeu n'est-il pas tout de beauté, grâce amabilité ? toujours marqué au coin d’une infinie sagesse et discrétion, miséricorde, humilité, douceur ? Et ses Attributs Divins auraient-ils à abdiquer devant nos vues borgnes, et nos impatients caprices?

N'oublions pas que le Bon Dieu, est un Dieu humble et caché, aussi bien dans ses opérations que dans son Etre, et son action n'a jamais la manière du comédien ostentateur, provoquant l'étonnement, arrachant l'ad-miration des curieux. Voyez-le dans le vaste univers, cette Exposition uni -verselle et vivante des merveilles divines. Il n'étale sous nos yeux que l'envers du ciel, bien rapetissé par la distance, et une faible partie matérielle de sa création : et Dieu réussit tellement à s'y cacher; sa présence et son action y sont si discrètes, pour ne forcer, ne gêner la liberté de personne, que les athées, phénomènes absurdes, Le déclarent inopérant (!) et... inexistant (!!)

Voyez-le encore à ce sommet de notre histoire divino-humaine, l'In-carnation. Sa venue sur terre, pouvait-elle faire moins de tapage, insoup-çonnée de tous, en un réduit obscur, dans le silence d'une nuit d'hiver? Telle une huile répandue, son nom est tombé sur le monde, l'a pénétré eu douceur, et l'a conquis peu à peu.

Humilité, suavité, douceur, voilà bien la manière de Dieu : Tu, Domine, suavis et mitis. « Apprenez de moi, dit Jésus, que je suis doux et humble de cœur.» Et «qui me voit voit mon Père.» Car, le Fils de Dieu est l'Image vivante, adéquate du Père Céleste.

Donc, laissons le Bon Dieu nous cacher les effets de notre prière et de sa Bonté. Et ne lui refusons jamais la face de croire au résultat certain de nos prières (spécialement quand nous prions pour l'Œuvre des Missions, pour que son Règne arrive).

Pour mon cas, le Pacifique-Océan continue de danser tout le jour, toute la nuit, jusqu'au matin, toujours aussi terrible. Mais, je ne m'en préoccupais plus: je n'avais plus peur. Le Seigneur avait donc appliqué le remède à l'endroit précis du mal, qui résidait non dans l'agitation de l'Océan, mais dans celle de mon cœur. Quid turbati estis? Pourquoi vous troublez- vous ?

Je dormis bien tranquillement toute la nuit, bercé par le Pacifique-frère, Et me réveillant avec le jour, je fus tout heureux, presque surpris, de me retrouver encore à flot au-dessus de l'abîme en furie. Puis, dans cette jour- née du 11, l'Océan, à son tour, petit à petit, se calma. Et nous redevînmes bons amis.

Depuis lors, nous eûmes la plus tranquille el la plus agréable des navi-gations jusqu'à Yokohama d'abord, puis à travers les mers du Japon... et de Chine, jusqu'à Shanghai, et ensuite depuis Shanghai jusqu'à Chefoo, sans que ce beau calme se démentit un seul instant, malgré que nous fûmes en la dangereuse saison d'hiver. Mais..., 'n'anticipons pas, et respirons un peu.

(à suivre) P. ANSELME CLAVEL, O. F. M. Miss. Apost.

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NZE janvier! Depuis Honolulu, nous cinglons toujours en droite ligne vers le nord-ouest, voilà bientôt douze jours, sans arrêt

possible. Et le Taiyo, robuste, infatigable n'a cessé une minute de scander son avance régulière par de vigoureux « poum-poum » tel le balancier d'une montre qui marche bien. Ayant navigué dans une

eau profonde de 4 à 6000 mètres en moyenne, nous avons maintenant une pro- fondeur de 8 à 9000 : nous sommes sur le Black Lake — Lac noir. Encore là un abîme qui met en échec la science de nos savants modernes : ils n'ont pas encore réussi à l'explorer à fond, à en arracher les secrets mystérieux... et profonds : cela est réservé aux savants plus avancés des siècles futurs. Le bon Dieu leur a donné de quoi s'occuper et s'amuser dans leurs recherches pour jusqu'à la fin du monde. Et l'éternité ne leur suffira pas ensuite pour mesurer l'étendue et la profondeur de leur ignorance passée et rire de leurs méprises et de leurs erreurs.

Plus qu'un jour de paisible navigation, et nous verrons réapparaître devant nous les Terres que nous avions constamment laissées derrière nous : le Vieux Monde, l'Asie, les pays d'Extrême-Orient, à commencer par le Ja- pon, dont le nom signifie: racine du soleil — pays du soleil levant. La terre est vraiment ronde.

Nous pouvons considérer la formidable traversée comme chose faite, nous livrer à la joie d'en voir la fin : car décidément on n'est pas fait pour l'élément mouvant, et la terre ferme et solide sous nos pieds est préférable, encore que sa plus grande sécurité ne soit guère qu'apparente, car la parole de nos saints Livres restera toujours vraie: «Au Seigneur, le salut! (Ps.

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III,9.).. . Toi, Seigneur, Toi seul, tu me fais habiter dans la sécurité (Ps. IV,9.). .. Le Seigneur est ma lumière et mon salut . . . le rempart de ma vie : de qui (de quoi) aurais-je peur? (Ps. XXVI,!,). . .» Que la menace nous vienne

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des éléments ou d'ailleurs, devant Dieu c'est tout comme. Et, en dehors de Lui, toute précaution de la prudence humaine ne nous offre qu'une sécurité illusoire et vaine (Ps. LIX, 13). Le grand homme de guerre qu'était le saint roi David le sentait si bien qu'il criait à Dieu seul sa confiance par ces mots typiques : « Ce n'est pas le nombre des soldats qui donne au roi la victoire, ce n'est pas une grande force qui fait triompher le guerrier. Le cheval est impuissant à procurer le salut et toute sa vigueur n'assure pas la délivrance... Ce n'est pas en mon arc que j'ai confiance, ce n'est pas mon épée qui me sauvera, mais c'est Toi» (Ps. XXXII et XLIII). Continuant sa pensée, nous pouvons ajouter : Et ce n'est pas la terre ferme qui fera ma sécurité plus grande.

Je m'attendais à sentir un froid très vif dans cette région, vu la saison. Nous jouissons au contraire d'une température très modérée. Quelques spécimens des habitants sous-marins, gros et petits, surtout les énormes, venant évoluer sous nos yeux à la surface de la plaine liquide, n'est-ce pas que voilà un spectacle intéressant à voir et à raconter? Jadis, en 1917, quand je visitais mes îles Miotao, jusqu'à 200 lis dans la mer du Pe-tchely, mais alors en petite barque, allant d'une île à l'autre, et traversant des courants rapides fort dangereux, je rencontrais des baleines et même une fois un couple de baleines, à 50 mètres de nous, jouant ensemble et faisant de la musique, une musique nasillarde sui generis; chacune lançait son jet d'eau à bonne hauteur, ce qui au premier aspect me les fit prendre pour des sous- marins japonais en manœuvre. Hé bien ! je dois rendre hommage à la vérité qui seule est aimable ; durant toute ma traversée du grand océan, je n'ai vu ni poisson, ni baleine ; ni serpent de mer, ni requin. J'ai bien regardé, et n'en ai vu aucun, pas même la queue. Au moins, dans la Méditerranée, non loin du Stromboli on voyait des nappes, des myriades d'œufs de poissons surnageant et se faisant couver par le soleil, ce bon père de la nature ! Ici,rien.

Il n'y a pas de poissons dans l'océan Pacifique. Vous trouvez ma con- -clusion stupide ? Cela prouve votre bon sens. Et vite profitons-en pour toucher du doigt le ridicule de ceux qui, dans le domaine historique, philo- sophique, religieux, tirent des conclusions plus stupides encore, de ce que leurs yeux animaux, moins perspicaces que ceux de la buse, n'ont pu cons- tater les choses !.. . comme si les yeux de l'esprit, les perceptions de l'intel- -ligence, les lumières de la raison el plus encore de la Foi, qui est, somme toute, l'Intelligence divine surajoutée à la nôtre (et cela toujours basé sur des faits bien contrôlés, dûment prouvés par la raison) ne dépassaient infini- ment la simple perception de nos sens. Ils nient? Et pourtant, il s'agit de vérités certaines, scientifiquement établies, selon les postulats de la raison, d'après une logique saine et rigoureuse; il s'agit de faits certains, publics et sensationnels, bien authentiqués, s'appuyant sur des témoignages irrécusables par leur valeur, leur nombre, leur concordance, en dépit de la diversité des témoins dont opinions et intérêts sont opposés: et là, donc, nouvelle garantie de véracité... Mais... d'ailleurs, ont-ils par eux-mêmes l'évidence des yeux,

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qu'ils nient tout aussi bien : preuve que leur cœur n'est pas droit et qu'ils sont de mauvaise foi. Leur raison étant dévoyée par un cœur corrompu, souvent haineux, nous les voyons se débattre contre l'évidence même et fermer volontairement les yeux à la lumière, pour n'admettre que ce qui leur va, et n'avoir pas à ployer devant la vérité, cette reine majestueuse qui de sa nature est intolérante pour l'erreur et le mensonge. Le Fils de Dieu n'a- t-il pas dit (S. Jean III. 9) : « La lumière est venue dans le monde, et les hommes ont mieux aimé les ténèbres que la lumière, parce que leurs œuvres étaient mauvaises? Car quiconque fait le mal hait la lumière, de peur que ses œuvres ne soient blâmées. » Tant il est vrai que le cœur mène la tête, et que l'homme ne vaut que par son cœur.

Aussi, dans la Sainte Ecriture, quand Dieu annonce sa venue pour sauver l'homme déchu, il dit bien qu'il changera son cœur de pierre et y mettra un cœur de chair à la place. Mais de changer la tête, il n'est pas question: preuve évidente que la racine du mal, chez l'impie et le mécréant, réside dans le cœur principalement : une question d'orgueil ou de quelque autre tyrannique passion. Et celui-là s'intitule « esprit fort, libre-penseur» chez qui précisément le vice du cœur affaiblit la vigueur de l'esprit et gêne la liberté de penser ! Seule la grâce de Dieu pourra le guérir, Lui qui incline même le cœur des rois partout où II veut (Prov. XXI. 1). Néanmoins l'in - fluence de notre prière sur ce divin Vouloir n'est point négligeable, elle est même considérable, vu que, dans cet ordre de choses, nous sommes toujours, selon l'expression de S. Paul, les adjuteurs de Dieu ou ses collaborateurs (1 Cor. III, 9).

Alors, pour revenir à la question poissonnière, admettons loyalement que dans l'océan Pacifique il y a des poissons et des. . . cétacés. Autrement je ressemblerais à nos mécréants qui bénéficient des immenses bienfaits de notre mère la Sainte-Eglise et de sa civilisation profonde presque deux fois millénaire, et... la renient, avec cette grâce élégante que donne l'ingratitude: en effet, au réfectoire du bord, j'ai trouvé maintes fois du poisson frais dans mon assiette, et j'en ai mangé Sans doute qu'il devait provenir de l'Océan qui était sous nos pieds, puisque point d'autre mare dans le pays.

Pour le couple athée dont j'ai parlé plus haut, rendons lui cet hommage qu'il n'est pas haineux, ni hostile mais bien plutôt sympathique et favorable- ment disposé, j'en profite pour inviter le mari dans ma cabine à faire un bout de causette, un peu en anglais, un peu en français. Il a beaucoup lu, peut-être trop et mal. Il n'ignore pas les choses : par exemple l'historique de la vie de Jésus-Christ Notre Sauveur. Mais l'objet de notre foi catholique, il ne le croit pas. Il n'est pas davantage protestant. On sent qu'il serait heureux de croire. Mais, mystère de la grâce : « nul ne vient à moi, dit Jésus, si le Père qui m'a envoyé ne l'attire» (S. Jean VI, 44). La grâce a ses dé- lais et ses secrets, et ses lois; elle attend son heure et aussi son homme, l'homme secourable qui prêtera son concours pour prier le Père qui est aux cieux et jeter l'infirme dans la piscine du salut. En attendant, je lui offris

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après, à lui et à sa dame, une médaille en les engageant à la porter simple - ment, et à prier quand même. Ils parurent touchés et l'acceptèrent avec une reconnaissance visible. El le bon monsieur (hollandais) m'invita à lui écrire de Chine à Java, ce pourquoi il me donna son adresse, m'assurant qu'il me répondrait.

Douze janvier, matin: Océan encore plus calme que la veille. Après la messe, le déjeuner est plus joyeux que d'habitude. Branle-bas sur le navire. La Terre est en vue, Nous entrons dans une large baie, au nord de laquelle un couloir qui nous introduit dans une autre baie plus petite. Décrivons son aspect sur la carte — une carafe renversée, goulot en bas, ou plutôt un cou élancé surmonté d'une tête féminine, avec chignon au sommet et besicles sur le nez, la silhouette regardant l'occident et vue de profil. Le verre des lunettes constitue la ville de Yokohama (port de 550.000 habitants, magni- fique en vérité, et on ne peut mieux abrité). Juste sur le sommet, au bord du chignon, est la capitale du Japon, Tokio.

Je suis impatient de reprendre contact avec la terre ferme qui pour- tant dans ces parages est d'une solidité problématique: on sait qu'elle se disloque, s'effondre facilement. Le Taiyo Maru, aussitôt amarré au quai, et solidement, pour que la bête ne se détache pas, me voilà prêt à descendre à terre. But et direction : la mission catholique. En demandant mon chemin, je vais à pieds tout droit. Mais il faut dépasser la demi heure, et ça monte. Il souffle un vent violent à décorner les bœufs : pourtant en haute mer c'était si calme. Le long de ma route, du terrain chaviré, bouleversé, des ruines. Oh ! l'affreux tremblement de terre ! ses traces pas encore effacées, el la mis - sion catholique de la grande cité pâtit encore de ses effets calamiteux. En m'y rendant, mon intention était d'y passer deux jours de repos. Mais à peine franchi le seuil de la clôture, avant d'avoir abordé le personnel de la résidence, j'ai l'impression que je vais être à charge et ma résolution est prise : seulement une courte visite et regagner mon bateau le plus vite pos- sible. En effet, le missionnaire-Curé était étroitement logé, pauvrement servi ; sa domesticité réduite à la dernière expression, archi-occupé et rédacteur d'un périodique, avec un seul compagnon se formant à la langue japonaise. Certes, la réception est cordiale, fraternelle, généreuse même: raison de plus pour ne pas en abuser, et vers 3 h. du soir, j'étais de retour sur le Taiyo-Maru.

Ce n'esl plus la vie du large, à l'air pur et frais : c'est la vie du port, un vacarme d'enfer, dans la poussière, le désordre, la saleté, les odeurs: treuils, grues, poulies, cordages tout est en mouvement précipité. On décharge, et puis on recharge : les gros bateaux se vident dans les petits et vice versa. Petites barques, chalands et vapeurs, telles de laborieuses fourmis, sillon - nent le port en tous sens.

J'en ai pour deux jours d'attente. Patience et bon appétit!

(à suivre) P. ANSELME CLAVEL, O. F. M. .Miss Apost.

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EPENDANT mes co-passagers plus fortunés, les heureux de ce monde, ceux que guettent plus spécialement les accidents tragiques, pour rappeler à tous le sérieux de la vie, ont tout le temps et toutes les commodités pour se livrer à de poétiques excursions dans le charmant pays qu'est le Japon. Trains ordinaires et express, trains électriques et moto cars, tout est à leur disposition. En 40 minutes, ils sont à Tokyo, le Londres d'Extrême-Orient. Encore 2h et demie de chemin de fer plus au nord et les voilà à Nikko, le site le plus attrayant du Japon, tant par la-douceur de son climat que par la beauté de son paysage, ses curiosités naturelles et artistiques. Si de Yokohama, ils tournent leur regard vers l'ouest, ils ont le mont Fou-yi, pas très loin, qui les invite à venir contempler une curiosité . . . une montagne isolée, très élevée, à forme conique parfaite, 4700 mètres. C'est, vous le devinez, un beau volcan. Le Japon en a fait sa mon- tagne sacrée. Et, conscient de sa dignité, majestueux, le mont Fou-yi sait se tenir sage: il ne fume plus, ne crache plus, feu et flamme plus ne jette, ne chambarde plus le pays depuis au moins deux siècles. Bel exemple pour les Grands !

Enfin!... 14 janvier, midi. Le Taiyo a complété son renouvellement intérieur, chargement et ravitaillement: nous regagnons l'océan. C'est pour la dernière fois que nous voguons sur le Pacifique, et seulement un jour et une nuit, pour contourner les côtes sud-est du Japon, et puis, nous nous engageons dans la Mer Intérieure de cet idéal pays. De tous côtés nous apercevons la Terre, des îles, presqu'îles, des îlots, des baies de toutes formes et dimensions, des villes et des villages, de jolis ports abrités dans les sinuosités du rivage. La mer, couleur vert tendre, calme comme un lac, où se promènent en tous sens, à allure diverse, barques à voiles et petits vapeurs. L'atmosphère est douce, égayée par un bon soleil. Dans le lointain, des

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panoramas de montagne, aux coloris différents, selon la perspective et la distance. Tout est riant, vivant, enchanteur, et cela en janvier. Naviguer en plein désert océanique facilement vous donne une impression de frayeur ; naviguer au milieu des terres est combien plus agréable et reposant !

Le 15, vers midi, nous accostons au quai du grand port central ja- ponais, Kobé. Cette fois-ci, je n'eus plus l'envie de descendre à terre. Et pourtant, c'est là que j'aurais dû le faire. J'aurais trouvé une Procure en règle, j'aurais même vu de nos Pères Franciscains du Canada . . . : de quels avantages n'aurais-je pas bénéficié? Après coup, on sait toujours mieux les choses. Et puis tout seul, pas d'entraînement ; à certain âge, d'instinct on opte facilement pour le : restons en place ! Au moins, sur le bateau, le soir, j'aurai tout loisir pour contempler la lune, non la lune socialiste, mais le Grand Luminaire de seconde classe (Gen. I, 16) que le Bon Dieu accrocha au firmament pour présider nos nuits, et qui a brillé par son absence depuis San-Francisco jusqu'à Yokohama. La lune, placide et caressante, telle une berceuse conviant au sommeil les pauvres humains, la voir promener obsé-quieusement son disque d'or autour de notre planète, et se mirer dans ses eaux, est un spectacle point banal, surtout au Japon, et pour les Japonais.

Que les touristes du bord profitent des 48 heures disponibles, pour faire leurs randonnées soit à travers Kobé, la plus splendide ville du Japon, avec ses 760.000 habitants, soit à Osaka, ville de 2.410.000 habitants, toute pro - che, et le plus grand centre commercial de l'empire japonais, soit à Kyoto, ex-capitale du Japon pendant plus de 1000 ans, aussi à proximité, ou encore à Nara, qui fut aussi capitale pendant 80 et quelques années, et forme tri- angle avec les 2 précédentes !

Sans doute dans le but de me convertir.. . ou pervertir, mais en réalité pour me divertir, un ministre protestant japonais, parlant anglais, vint me faire visite dans ma cabine. Il tombait bien. Rien ne fortifie la foi, et n'en rend les vérités lumineuses, comme de passer sa vie à batailler pour la cause de l'Evangile. Chaque grain de la vérité révélée, dans votre âme devient un arbre aux racines profondes, aux ramifications puissantes. Ce fut moi qui pris l'offensive, mais en toute sympathie et compassion. « Bah ! disent les ignorants, une religion en vaut une autre. .. toutes les religions sont bonnes. » N'allant pas au fond des choses et ne distinguant pas la vraie de la fausse, ils font à toutes le même accueil. Eh bien! non. On ne met pas sur le même pied la fausse monnaie et la bonne, l'authentique et le falsifié, le champagne et son imitation, le lait pur et l'eau blanchie, l'ivraie et le fro- ment ; on ne confond pas l'erreur avec la vérité.

Toutes les religions ne sont pas bonnes, pour cette simple raison qu'il appartient à Dieu seul de nous faire notre Religion, c'est-à-dire de nous dicter ce que nous devons croire, et ce que nous devons faire, ou ne pas faire, avec les moyens à prendre, de choisir son mode d'enseignement, d'instituer, -organiser et immuniser contre l'erreur un corps enseignant (que nous ap- pelons l'Eglise) investi de son autorité, et muni de pouvoirs spéciaux bien définis, en un mot de nous imposer ses conditions et ses lois.

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Dans ces choses-là, puisque Religion signifie Relation de l'homme avec la Divinité, toute homme censé admettra que Dieu ne manque pas de moyens pour communiquer au genre humain ce qu'il a à lui dire, lui faire entendre sa parole et la lui certifier: autrement le Créateur serait plus mal partagé que sa créature. Nous, nous pouvons exprimer nos pensées, les communiquer à d'autres, signifier nos volontés et les certifier. Dieu lui-même nous a genti- ment dotés de cette faculté si ennoblissante. Pour lui dénier cette même faculté qu'il donne aux autres avec tant de profusion et qui réside en lui- même comme dans sa source, sans mesure et infiniment, il faudrait un vilain toupet dont un insensé seul est capable. Donc, Dieu peut nous révéler claire- ment sa Religion à Lui, que cette Révélation ait réellement eu lieu dans le cours des âges, c'est là un fait, un ensemble de faits, un panorama de faits historiques, patents, se coordonnant, s'illustrant les uns par les autres, et dûment authentiqués, divinement estampillés (comme nous allons dire).

Et comme il n'y a qu'un seul Dieu, sa Religion à Lui est donc unique, la seule vraie, la seule valable, à l'exclusion de toute autre, résultant des passions et discordes humaines ou des altérations, modifications humaines, ou des élucubrations, théories, opinions, utopies, fantaisies humaines. Il n'appartient pas à un homme, fut-il Chef d'Etat, ou un génie de premier ordre, d'établir ou modifier, innover quoi que ce soit dans ce domaine divin : nul prétexte ne saurait légitimer et valider si absurde prétention. Aucun n'a le droit d'aller à Dieu d'après ses vues et caprices personnels, et de traiter avec Lui à sa guise, selon un protocole de sa façon. Jésus, le Fils de Dieu fait Homme, a dit (S. Jean XIV, 6.): «C'est moi qui suis le chemin qu'il faut suivre » et (X, 9) : «Je suis aussi la porte: si quelqu'un entre par moi, il sera sauvé». Et, en parlant de son Eglise enseignante, dont le successeur de Pierre est le chef, il a fait cette déclaration péremptoire (S. Luc. X. 16) : «Celui qui vous écoute, m'écoute, et celui qui vous méprise, me méprise: or celui qui me méprise, méprise Celui qui m'a envoyé (mon Père).» La conclusion? Le divin Maître nous la sert Lui-même (Math. XVIII, 17): Celui qui n'écoule pas l'Eglise, qu'il soit pour toi comme un païen et un publicain. » Et dans cette catégorie, il faut y ranger tout de suite ceux qui ont rompu avec le successeur de Pierre, le Pape, à qui le Seigneur a confié les clefs de son Royaume des âmes, et délégué ses pouvoirs de Pasteur su- prême (Math. XVI, 19-Jean XXI, 17). Le cas de Luther et compagnie, du protestantisme et toute autre secte a donc été réglé d'avance.

Au bon sens de conclure qu'il y a à distinguer entre Religion et reli- gions, à la suite de notre Seigneur dans sa parabole de l'ivraie et du bon grain Le semeur de l'une, n'est pas le semeur de l'autre. Leur destination est aussi différente: l'une aboutit au feu, l'autre triomphe dans les greniers du Père céleste.

Or, pour faire cette distinction nécessaire, il y a des signes certains, et très clairs, à la portée de toute âme de bonne foi. Car Dieu se doit à lui- même d'authentiquer sa Religion à Lui, Son Eglise, et de la marquer de son sceau bien apparent, un sceau divin qui défie l'imitation et la fraude. Par

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exemple, ce signe-là: le miracle existe dans la Religion ou Eglise catholique, à jet continu. A chacun d'ouvrir les yeux et les oreilles, de lire, d'interroger et de constater. Si, depuis que Saint Pierre a pris en main sa houlette, il fallait relever tous les miracles dans l'Eglise catholique, ils se chiffreraient par millions. Trouvez le miracle, si vous pouvez, dans les autres Eglises ou religions: il n'y en a pas! Le Dieu de vérité ne saurait faire intervenir sa toute puissance pour authentiquer une religion qui n'est pas la sienne, et induire ou confirmer les âmes dans l'erreur. Voilà donc, entre plusieurs autres, un signe visible palpable, pour quiconque veut voir et comprendre...

Mon jeune interlocuteur ne riposta point, n'essaya pas de faire de moi un prosélyte. Ebranlé, il l'était, mais aussi enchaîné par un office ré-munérateur, qui assurait son gagne-pain et sa position sociale. Je l'exhortai vivement à se mettre en relation avec un missionnaire catholique de Kobé, à étudier nos livres catholiques, et à solliciter la lumière du Jésus qu'il prêchait. .. en le mutilant.

Telle une araignée blottie dans son coin, j'avais attrapé, non une mou- che, mais un mou-che (nom chinois du Pasteur protestant).Dix-sept janvier, midi... le Taiyo Maru a complété son chargement, et il y a de longs et gros obus sur le pont. On lève l'ancre. En route, pour Shanghai.

(à suivre) P. ANSELME CLAVEL, O. F. M. Miss Apost.

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N route pour Shanghai, notre dernière étape avant de revoir Chefoo, et où nous bouclerons à notre terrestre planète une jolie ceinture, tout ce qu'il y a de plus idéal en fait de ceinture, et d'une longueur de 40 millions 30 mille 267 mètres, 21 centimètres (40 030 267m 21) !

Ma destination est pacifique. Mais, celle des gros obus ne l'est pas. Et leur violente explosion dans la cité Shanghaienne aura, dans quelques jours, de bruyants échos par le monde entier, néanmoins, pas avant ma tranquille arrivée à Chefoo: les ailes du Tout-Puissant ne devant pas décevoir la confiance d'un pauvre petit poussin pour son paisible transfert de France en Chine.

Et, puisque sa miséricordieuse bonté a daigné me réjouir du ra-vissant spectacle de ses œuvres, défilant devant mes yeux comme dans une vue cinématographique, continuons avec le Psalmiste « de tres -saillir d'allégresse devant les ouvrages de sa Création (Ps. XCI, ô) » Et disons avec lui: «Que tes œuvres sont grandes, Jéhovah, que tes pensées sont profondes ! L'homme stupide n'y connaît rien. Et l’in- sensé n’y peut rien comprendre (ib. 6,7.) ».

Pourtant, l'homme, institué roi de la Création, normalement doit s'en faire l'interprète; pour louer et bénir le Créateur. Ce beau monde créé, si bien ordonné et ornementé (selon le mot expressif du nom grec Kosmos), avec son ciel étoile et sa lumineuse atmosphère, ses mers azurées, ses continents pittoresques et ses îles variées, avec son décor sans cesse renouvelé et son contenu de merveilles... doit être entre

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ses mains comme une lyre pour en tirer les accords les plus doux , dans l'extase de l'adoration, de la reconnaissance et de l'amour, et chanter cette Beauté incréée qui remplit tout de sa munificence.

Hélas! ce qui doit être, ne se réalise pas. Et, chez la plupart des hommes, Celui qui Est n'a pas de place. Il leur sourit de toutes parts» et ne reçoit aucun accueil. Leur intelligence, cœur et mémoire, Lui restant fermés, sont réservés pour ce qui n'est pas, et absorbés par d'innombrables riens.

«Insensés par nature, leur répète l'Esprit-Saint (Sap. XIII, 1-9)». tous les hommes qui ont ignoré Dieu, et qui n'ont pas su, par les biens visibles, s'élever à la connaissance de Celui qui Est, ni, par la considé-ration de ses œuvres, reconnaître l'Ouvrier... Si, charmés de leur beauté, ils ont pris ces créatures pour des dieux, qu'ils sachent combien le Seigneur l'emporte sur elles. Car c'est l'Auteur même de la beauté qui a fait toutes ces choses. Et s'ils en admirent la puissance et les effets, qu'ils comprennent combien est plus puissant celui qui les a faites. Car la grandeur et la beauté des créatures font connaître par analogie Celui qui en est le Créateur... Ils ont beau s'en rapporter à l'apparence, séduits par la beauté de ce qu'ils voient, ils n'en sont pas plus excusables: car, s'ils ont acquis assez de science pour chercher à connaître les lois du monde, comment se fait-il qu'ils n'en ont pas connu plus facilement le Seigneur?»

Pauvre Taiyo-Maru, il peut promener ses hôtes enchantés à tra- vers les beautés incomparables de la mer intérieure du Japon, ce joli miroir vert tendre, encadré de collines, festonné par les méandres et dentelures du rivage, ensoleillé par un gai soleil que le Japon reven-dique comme sien, où glissent les bateaux de commerce ou de pêche, où tous les éléments, air, terre, eau, lumière et ciel s'unissent de con- cert dans une poétique aubade... il peut distraire leur esprit, égayer leur cœur, amuser leur imagination. Mais, s'il portait une cargaison de chevaux et de mulets, le Seigneur en recevrait tout autant de gloire et d'actions de grâces, avec bien moins d'offenses.

Cette journée du 17 s'achève bien vite dans un beau coucher de soleil. Et c'est au tour de la nuit de nous montrer ses splendeurs, et d'allumer ses flambeaux: ceux du firmament, et de la terre, et.de la mer. Les premiers scintillent, tout palpitants de flamme, mais si mi-nuscules et si éloignés! Les seconds, des phares, projettent de grandes clartés, intermittentes et variées, sinistres et précipitées comme une menace et un avertissement, avec une discordance parfaite, au hasard des divers points dangereux. En regard de notre bateau en marche, ces sentinelles immobiles de la nuit paraissent courir et bondir affolées,

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les unes s'éloignant pendant que d'autres se rapprochent. Les troisièmes «enfin, isolés ou groupés en essaim, selon qu'il s'agit d'une barque ou d'un grand navire, glissent en direction opposées dans l'onde sombre et lugubre; la barque, elle, arborant son modeste luminaire, va, pauvre ver luisant, humble et lente, avec un léger clapotement; le paquebot, au contraire, majestueux et triomphant, telle une cité mouvante en fête, s'avance et passe, rapide et bruyant, tout ruisselant de lumière de haut en bas, et sur tout son pourtour.

Ces divers flambeaux de la nuit vous représentent très bien les flambeaux de la Foi en pays païen. Beaucoup de lumières éparses, une multitude de points éclairés, parfois de vrais oasis lumineux, amas de lumière, même une atmosphère blafarde: le païen pourrait presque lire la vérité. Chaque chrétien, digne de ce nom, est un flambeau. Chaque missionnaire est un astre (S. Paul dit qu'il y a, astre et astre); chaque communauté religieuse, un groupe étoile; chaque Vicariat une constellation; chaque chrétienté avec son clocher, un phare; chaque école, un foyer d'éclairage. Chacun, à qui mieux mieux, fait la trouée dans les ténèbres, et diffuse la lumière, qui est le Christ. Néanmoins, dans l'ensemble, c'est tout de même la nuit du paganisme. Pays ca -tholiques et pays païens, différent entre eux comme le jour et la nuit. «Oui, dit S. Paul à ses néophytes, vous êtes tous enfants de lumière et enfants du jour : nous ne sommes pas de la nuit, ni des ténèbres (I Thess. V. 5)», tandis que le texte évangélique nous montre la masse des pauvres païens, « assis dans les ténèbres et l'ombre de la mort (S. Luc. I. 79) » . . . à quand donc l'aurore, le lever du jour pour la Chine ? Dieu le sa i t . . . Mais il y a des raisons d'espérer que nous avons atteint |e dernier quartier de la nuit qui voisine avec l'aube.

Au matin du 18 janvier, nous nous trouvons avoir franchi la passe de Asa et Kokura. Nous avons donc quitté la mer intérieure du Japon, et naviguons déjà dans le détroit de Corée. Après ma messe, nous sommes en vue des îles Tsushima, célèbres depuis la guerre russo- japonaise (1904), là où fut engloutie ou dispersée la fameuse Armada .russe. Dans la journée, nous atteignons la partie nord de la mer de Chine, ou, si vous préférez, la partie sud de la mer Jaune: les deux se confondent. En tout cas, elle a échangé sa couleur vert tendre ou bleue pour le jaune, ou jaunâtre: la couleur des eaux limoneuses, en pays de terre glaise, aux jours d'orage. Plus on approche de la Chine, plus cette couleur s'accentue. Le pourquoi de cette couleur, les savants pourraient nous l'expliquer et nous dire s'il faut l'attribuer à son peu de profondeur, moins de 200 mètres, joint à l'abondance d'eaux boueu- ses qu'y déversent nos grands fleuves de Chine, ou bien à la fréquence

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des typhons qui prennent un singulier plaisir à remuer ce bouillon boueux peu profond? La géographie du P. Richard, S. J., incrimine le Fleuve Jaune qui jadis se déversait dans la Mer Jaune, mais qui en 1854 décida de modifier son cours et d'aller se jeter dans le Golfe du Pétcheli, ou mer du nord — Péhai. La mer Jaune est ainsi appelée «à cause, dit-il, de sa couleur jaune, due aux eaux bourbeuses du Hoang-ho (Fleuve Jaune) qui lui venaient jadis directement, mais qui depuis 1854 lui arrivent par le Pé-hai. » Mais voici : le Pé-hai, qui baigne notre Shantung au nord, devrait, dans ce cas, être devenu jaune lui aussi depuis 1854, mais il ne l'est pas du tout: il est, au contraire d'un beau bleu vert. Comment peut-il transmettre à sa voisine des eaux jaunes qu'il n'a pas? Ne pourrait-on pas aussi incriminer le Yangtzekiang, qui est bleu? Sa couleur ou du moins son nom ne doit pas l'empêcher de charrier quantité de vase. Si la Mer Jaune pouvait parler, peut-être qu'elle nous dirait: «Vous n'y êtes pas! j'ai voulu simplement montrer ma sympathie pour les peuples qui m'avoisinent en épousant la couleur de la race!» Soit!

Le 19 janvier, toujours le calme parfait. Le vieux continent est tout proche, mais invisible, le rivage étant presque de niveau avec la mer. Nous entrons bientôt dans le large estuaire du Yangtse, et le plat rivage se dérobe toujours. Enfin voici Ousong. Nous quittons le Yang tse, et remontons le Hoang pou. Vers 2h ½ nous arrivons pacifique- ment au port de Shanghai. Cette fois, pour de bon, il faut descendre du Taiyo maru, et j'éprouve presque un sentiment de regret : si la planète avait été plus grande, l'agréable voyage aurait duré plus long-temps! Mais l'heure est de se débrouiller dans ce grand port qui m'est inconnu. De Californie j'avais informé notre R. P. Procureur de mon arrivée, précisant bien la date de départ, et d'arrivée, ainsi que le nom du bateau. Où est l'homme de la Procure ? Je cherche et ne trouve pas. J'attends. Personne. Je patiente encore, fouillant le quai du regard. Toujours personne. Et les passagers s'écoulent. Plus d’espoir! J'avise deux porteurs et les prie de prendre mes bagages, pour aller à la douane passer l'inspection. Mais dans le dédale des couloirs fourmillant de monde, et parmi le va-et-vient continu, nous nous perdons. Pensant qu'ils ont pris les devants, je me rends seul à la douane. Là, quelle déconfiture! Ni porteurs, ni valises! Dix minutes d'attente et de re -cherche angoissée et mes bagages ne viennent toujours pas. Retournons au Taiyo maru. Comme j'arrivais, voilà que je reconnais mes valises sur les épaules de deux porteurs qui ne faisaient que de déboucher de 1 entrée du bateau. Deo gratias! L'inspection ne fut pas sévère, et 5 minutes après, j'étais en ricksha, en route pour la Procure franciscaine,

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où j'arrivai en 20 minutes. J'en étais parti pour Marseille le 9 août 1930. La Chine était retrouvée, mais pas encore le Shantung.

Pour m'y reposer d'une si longue traversée, en goûtant les douceurs du revoir et d'une hospitalité fraternels, et aussi... pour faire le nœud de la planétaire ceinture, trois jours n'étaient pas de trop.

(à suivre) P. ANSELME CLAVEL, O. F. M. Miss Apost.

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A bord du Taïyo Maru 31 décembre 1931

Chers cousins et chères cousines,

Je songe aux agréables visites de l'année 1930-31 et aux réceptions si cordiales que vous m'avez faites, et en signe de reconnaissant souvenir, je viens vous souhaiter à tous, et à chacun, une bonne et sainte année 1932. Que le bon Dieu vous accorde santé et prospérité, et vous comble de ses meilleures bénédictions. Je parte toujours votre bon souvenir et toutes vos intentions à l'autel, comme il a été convenu. Je vous remercie du bon souvenir que vous voudrez bien avoir pour moi devant Dieu.

Comme vous savez, je me suis embarqué au Havre sur le Lafayette, le 21 octobre, le 29 j'étais à New York, Le même jour je prenais le train passant par Washington, Atlanta, Mew Orléans, longeant le Mississipi, puis par Los Angeles et enfin, le 3 novembre à 6 h 1/2 , j'embrassais mon cher frère Antoine à la gare de Santa Barbara qui se trouve sur le bord du Pacifique à mi-chemin entre Los Angeles et San Francisco

Santa Barbara, belle ville de 36 000 habitants avec 3 paroisses dirigées l'une par les Franciscains (la plus ancienne), l’autre par les Jésuites, la 3ème par un Prêtre mexicain ;

Les habitants marchent peu. Ils roulent … en auto (au moins 12 000 autos, 1 pour 3 habitants). Pour aller à la messe en auto ! pour aller à la promenade en auto. Des autos partout, et toujours. En moyenne une collision écrabouillarde par semaine : c'est peu pour le nombre. Santa Barbara est le Nice des Etats-Unis, il y règne un printemps perpétuel.

Mon frère Antoine a 3 garçons, 25, 22 et 20 ans avec 4 filles, 23, 18, 14 et 12 ans.Tous sains, sans infirmité et en bonne santé comme leur mère. Le seul infirme, c’est Antoine, vu qu'il y a 11 ans, une auto ayant heurté sa bicyclette, lui a abîmé la hanche : bien que boitant, il peut travailler et rouler en bicyclette comme avant.

Dans un concours littéraire (sujet de composition : le patriotisme ou le drapeau) sa 2ème fille a eu le 1er prix dans la ville de Santa Barbara et le 4ème ou 5ème prix dans toute la Californie. Son fils aîné et sa fille aînée, depuis longtemps se sont achetés chacun une auto sans consulter Papa bien entendu et sans sa permission, car ici on est en Amérique et les choses se passent autrement que en Europe. A peu près dans chaque maison, il y a le téléphone ; en cas de conflit familial un traître coup de téléphone vous amène la police : ventes et achats se font aussi à coups de téléphone et vous êtes servis dons vos commandes à la minute à votre domicile. Les marchés en ville n'existent pas.

Faisant partie de ceux qui ne se marient pas mais qui marient les autres, alors à Santa Barbara j'ai marié John Anselme CLAVEL, le fils aîné de mon frère, avec Carmelita Agnès Guttierez 20 ans, une fervente catholique, enjouée et décolletée comme une vraie Américaine. C’est un heureux et très bon mariage,

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avec dispense, j'ai pu célébrer la messe nuptiale, le 17décembre. Après la cérémonie, réunion familiale, joyeux goûter avec la présence du vicaire de la paroisse, puis prise de photos, et puis... Aussitôt les 2 pigeons ont pris leur vol nuptial en route pour San Francisco pour jusqu'au 29 décembre. San Francisco (60 000 habitants) de même que Los Angeles (12 000 habitants) fait partie de la Californie. De 5anta Barbara, il faut 9 heures de chemin de fer pour y arriver

Le 19 décembre, je quittais moi-même Santa Barbara après avoir fait la veille, la cérémonie d'intronisation du Sacré-Cœur et arrive à San Francisco à 8 h ½ du soir. Je trouvais à la gare l'auto de mon heureux couple venu pour me recevoir. Et quelques minutes après, j'étais rendu à la mission de nos frères franciscains (ils sont partout) ; mon intention était de quêter un peu pour ma mission. A Santa Barbara, j'avais reçu 80 dollars, à San Francisco, j'en trouvais encore 235 environ : 1 dollar : 25f50. Si les temps avaient été meilleurs, j'aurais obtenu 20 fois plus, mais vous savez c'est la misère partout.

Enfin le 26 décembre à 11 h 00 du matin, je montais à bord du Taïyo Maru en compagnie de John et sa Carmelita. Avec leur appareil, ils me photographièrent à bord, avant de nous séparer. A midi départ. L'océan n'était point pacifique du tout. Heureusement que le Taïga était long (170 mètres) et solide. C'est l’ex-croiseur allemand Cap-Finistère, né en 1914 de mère allemande, docks de Hambourg, âgé de 17ans, il est donc un peu vieux, mais rapide tout de même puisqu'il fait ses 380 milles par jour, alors que notre beau Lafayette tout récent (183 mètres) en faisait à peine 340 par jour.

L'eau du Pacifique est noirâtre, celle de l’Atlantique bleuâtre. Comme nous sommes dans la région des Tropiques, la nuit est noire comme de l'encre. En plein océan, c'est lugubre, et la pensée nous vient : si un incendie se déclarait à bord !? effrayant avec tant de pétrole et degazine abord I si une avarie de machine . si si une explosion !... si une tempête cyclone !... Ah comme il fait bon alors se reposer en la miséricorde de Dieu et se confier au Sacré-Cœur. Et l'on dort quand même, l'on mange, l'on s'amuse, l’on écrit pendant que la cité flottante marche toujours, toujours, sans arrêt jour et nuit 6 jours de suite, 10 jours de suite. Demain matin 8 heures nous arrivons à Honolulu (Iles Hawaï) et le soir 5 heures on repart jusqu'à Yokohama où nous arrivons le 12janvier.

Mais il faut dire qu'arrivé au point du 180 degré du méridien on commet à bord un assassinat.Depuis l’an passé à Che Foo, jusqu'à maintenant en allant toujours vers l'Occident, il a fallu à chaque étape reculer sa montre en moyenne 40 minutes par jour, cela fait qu'en revenant au 1er point de départ on se trouve en retard de 24 heures. Pour être à l'heure avec les gens de la région, il va donc falloir avancer sa montre de 24 heures d’un seul coup, c'est à dire supprimer 1 jour entier. Pour cette opération macabre, on a choisi le silence et le désert du Pacifique, à l'endroit où passe le 180 degré du méridien. Par exemple, à la fin du 4 janvier à 23h59 minutes, on guette la naissance du 5 janvier qui arrive 1 minute après. A peine né, à la 1ère seconde, on le raccourcit de 24 heures et on le jette a la mer : il n'existe plus car le 6 janvier le remplace déjà. Pour la 1ère fois je vais assister à une exécution pareille.

Enfin du Yokohama à Kobé puis à Shangaï je serai le 16 janvier, à Che FOO vers le 23.

Puisse cette lettre écrite vaille que vaille vous dire à tous chers cousins et chères cousines que je ne vous oublie pas, mais que je conserve avec reconnaissance votre bon souvenir.

Vous voudriez bien prier un peu pour moi.Je vous salue tous et chacun bien respectueusement et amicalement en Notre

Seigneur.La nuit arrive, faut vite mettre à la poste. Pour demain.

Père Anselme CLAVEL, missionnaire du Shan-Tong.

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Je suis le seul prêtre à bord...Nous apprenons par le sans fil qu'aux Iles Hawaï, à notre approche, le

volcan Kilawen s'est mis en colère, furieux, crachant et vomissant rocs, flammes, laves, son cratère ne lui suffisant plus, ses flans en ont crevé improvisant ainsi des bouches supplémentaires d'où jaillissent les flammes. Aujourd'hui spécialement il a tempêté très fort, pourtant je n'y suis pour rien.