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Yves Charles ZARKA / Le risque de la vérité 28/12/2012 L’Europe : une union qui doit s’appuyer sur les nations Les difficultés que connaît l’Europe aujourd’hui, en particulier l’incapacité de relancer le projet d’une union qui mobiliserait les peuples, et même la résistance que ces peuples y opposent, tient bien sûr aux difficultés financières, économiques et sociales et aux politiques d’austérité qui l’affaiblissent au lieu de lui donner un nouvel élan. Mais ce n’est pas tout, il y a une autre raison : le fait que la question du sens même d’Union politique européenne a été sans cesse retardée. Comme si la dimension politique de l’Europe risquerait de compromettre le projet construction péniblement mis en œuvre. Ce retard de la question politique est une composante majeure des impasses dans lesquelles nous nous trouvons. Il tient au fait que les gouvernements successifs des Etats européens, et en particulier les dirigeants politiques français (de gauche ou de droite), ne comprennent tout simplement pas la radicale nouveauté historico-politique de l’Union qu’ils sont pourtant chargés de construire. Tout se passe comme si l’architecte n’avait pas de plan, même général, de l’édifice qu’il entendait construire. Cette carence des politiques dans l’intelligence du sens de l’Union se reflète également dans les débats dit « publics » qui ont recouvert, voire effacé, les apports théoriques des penseurs de différentes disciplines (philosophes, politistes, juristes, et autres) qui ont interrogé la signification de l’Union et ont tenté d’y apporter des réponses. Ainsi le débat sur l’Europe politique tourne-t-il aujourd’hui autour de l’alternative entre souveraineté des Etats-nations et fédéralisme, c’est-à-dire à terme disparition des nations. Ce qui veut dire que l’on continue de penser l’Union européenne, réalité politique nouvelle, 1

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Yves Charles ZARKA / Le risque de la vérité

28/12/2012

L’Europe : une union qui doit s’appuyer sur les nations

Les difficultés que connaît l’Europe aujourd’hui, en particulier l’incapacité de relancer le projet d’une union qui mobiliserait les peuples, et même la résistance que ces peuples y opposent, tient bien sûr aux difficultés financières, économiques et sociales et aux politiques d’austérité qui l’affaiblissent au lieu de lui donner un nouvel élan. Mais ce n’est pas tout, il y a une autre raison : le fait que la question du sens même d’Union politique européenne a été sans cesse retardée. Comme si la dimension politique de l’Europe risquerait de compromettre le projet construction péniblement mis en œuvre. Ce retard de la question politique est une composante majeure des impasses dans lesquelles nous nous trouvons. Il tient au fait que les gouvernements successifs des Etats européens, et en particulier les dirigeants politiques français (de gauche ou de droite), ne comprennent tout simplement pas la radicale nouveauté historico-politique de l’Union qu’ils sont pourtant chargés de construire. Tout se passe comme si l’architecte n’avait pas de plan, même général, de l’édifice qu’il entendait construire. Cette carence des politiques dans l’intelligence du sens de l’Union se reflète également dans les débats dit « publics » qui ont recouvert, voire effacé, les apports théoriques des penseurs de différentes disciplines (philosophes, politistes, juristes, et autres) qui ont interrogé la signification de l’Union et ont tenté d’y apporter des réponses.

Ainsi le débat sur l’Europe politique tourne-t-il aujourd’hui autour de l’alternative entre souveraineté des Etats-nations et fédéralisme, c’est-à-dire à terme disparition des nations. Ce qui veut dire que l’on continue de penser l’Union européenne, réalité politique nouvelle, dans des catégories anciennes. Tant que l’on posera la question politique dans ces termes on approfondira le désenchantement des peuples à l’égard du projet européen. Il convient donc de penser l’Europe autrement, en premier lieu sur trois points.

1/ Comme réalité politique nouvelle, l’Europe ne peut être pensée dans les termes d’une fédération d’Etats qui aurait pour conséquence de dissoudre progressivement les nations. Les peuples européens n’entendent pas perdre leurs spécificités forgées par une longue histoire et qui touche les coutumes, les mœurs, les institutions, les langues, etc. Tant que le projet d’Union apparaîtra comme impliquant une perte de spécificité des nations, les peuples n’en voudront pas.

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C’est un fait. Si l’on faisait un référendum sur l’Europe fédérale aujourd’hui, il n’y a pas de doute que la réponse serait négative, et largement. Mais au lieu d’essayer de contourner la volonté populaire par des ententes intergouvernementales qui ne font que masquer la crainte des peuples, il faudrait repenser l’Europe en d’autres termes que ceux du fédéralisme. L’Europe ne doit pas être pensée comme post-nationale (fédérale), bien qu’il soit indispensable qu’elle soit supranationale sans quoi elle n’aurait aucune consistance. Elle ne doit pas être une négation des nations, mais au contraire s’appuyer sur elles. Autrement dit, il ne faut pas penser l’Union comme un Etat, mais comme une structure juridique susceptible de mobiliser les Etats-nations. Comment cela se peut-il faire ? Pour cela il faut revenir à la question démocratique.

2/ On peut espérer qu’un peuple européen existe un jour. Mais ce n’est pas encore le cas, loin s’en faut. En revanche, ce qui existe aujourd’hui ce sont des citoyens européens qui sont aussi des citoyens des Etats-nations. C’est donc en revenant au fondement de la démocratie, aux citoyens, qu’il faut repenser l’Europe. Celle-ci ne se fera pas contre les peuples ou sans eux, mais avec eux et par le retour aux citoyens doublement constituants, comme membre d’un Etat-nation particulier et comme membre de l’Union. C’est cette notion du citoyen doublement constituant qui doit permettre de redéfinir le cadre juridique de l’Union, en même temps qu’il permettra d’élargir les démocraties nationales.

3/ Cette Union politique démocratique de l’Europe, ne peut pas s’élaborer sans être accompagnée d’une harmonisation non seulement économique, mais également sociale et même cognitive qui est la condition de la naissance d’un sentiment européen et d’une adhésion à l’Union, sans être aucunement une homogénéisation culturelle. Les inégalités considérables des salaires et des conditions de vie des peuples européens (sans oublier les inégalités encore plus considérables à l’intérieur de chaque Etat), ainsi que les niveaux très différents de protection sociale empêchent qu’il y ait une synergie intra-européenne indispensable pour que l’Europe puisse économiquement rivaliser avec les autres grands pôles économiques dans un monde désormais multi-centré. Mais il faut aller au-delà de l’harmonisation économique, il convient de mettre en place des dispositifs institutionnels, pédagogiques, communicationnels déterminants dans la formation d’une représentation et d’une adhésion vécue donnant chair et sang à la citoyenneté européenne.

Une Europe démocratique est-elle possible ?

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Article paru dans Le Monde, le vendredi 18 novembre 2011

Nous vivons, chacun le sait, un moment décisif dans l’histoire de l’Europe, celui dans lequel le projet d’une Union est mis en péril et risque de sombrer dans une dislocation très périlleuse pour les Etats, c’est-à-dire les peuples qui la composent. Ce qui frappe face à ce péril, c’est l’incapacité réelle ou feinte des dirigeants politiques à comprendre ce qui se passe. Depuis le début de la crise de l’euro, les décisions qui ont été prises, sans aucune consultation des peuples européens, pis par crainte de ce type de consultation, donc, il faut bien le dire, par crainte de la démocratie, ne sont pas simplement à courte vue, de mois en mois, de semaines en semaines, de jours en jours, mais aveugles à la réalité de leurs effets. La manière dont la Grèce a été, sinon abandonnée à la voracité des marchés financiers, du moins humiliée et piétinée, est accablante. Après la Grèce, il est certain qu’il en sera de même pour d’autres : l’Irlande, le Portugal, l’Espagne ou l’Italie. La France, déjà sous la surveillance des agences de notation, n’est pas loin de ce peloton des Etats dépensiers qu’il faut dans cette logique « sanctionner ». La solution prétendument unique à la crise qui consiste à soumettre les populations à une austérité de plus en plus sévère produit, on le voit tous les jours, l’effet inverse de celui qui est en principe attendu : la récession, l’accroissement du chômage, la diminution des recettes fiscales, mais aussi la perte de confiance des populations envers leurs dirigeants, l’apparition de mouvements de résistance, parfois violents, contre la destruction de l’emploi, la dureté de la vie, l’incapacité à faire face aux dépenses les plus indispensables, sans parler de la dégradation du niveau de vie, la régression sociale, le développement de la précarité. Ce n’est pas seulement l’Union européenne qui est en péril, mais aussi à travers elle la civilisation dont elle est porteuse. Nous voyons tous les jours l’Europe donner le spectacle affligent de son incapacité à se déterminer et à se vouloir comme telle, qui n’est que la traduction de l’incertitude et de l’incompréhension de ses dirigeants soucieux de ne pas déplaire à leur population, qu’ils ne consultent pourtant pas. Il y a là une crainte de la démocratie, qui est la matrice de tous les populismes.

Si les gouvernants ne comprennent pas ce qui se passe, c’est parce que la plupart d’entre eux croient encore que le marché est un principe d’autorégulation et de vérité. La culpabilisation des peuples et des Etats en est le résultat direct. Or, il ne s’agit pas là d’un phénomène objectif ou d’une loi, mais d’une simple croyance. On le

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sait, la croyance joue un rôle décisif en économie et en finance. Cette disposition subjective est l’une des sources des maux qui accablent l’Europe aujourd’hui. Les mesures contraignantes infligées aux populations des Etats, loin de la remettre en cause, la confirme au contraire. Pourquoi les Etats qui ont sauvé les banques, et devaient le faire, ne se sont-ils pas donnés les moyens de contrôler efficacement le fonctionnement et les choix de celles-ci ? L’exemple de la banque Dexia est particulièrement significatif à cet égard. Pourquoi des mesures drastiques, institutionnelles et financières ne sont-elles pas prises pour arracher les Etats à l’évaluation de trois agences de notation dont on sait le peu de crédibilité, puisqu’elle ont noté AAA les produits subprime presque jusqu’au moment de la catastrophe de 2008 ? Pourquoi laisser les marchés financiers accroître leur emprise sur les Etats par l’augmentation des dettes dites « souveraines » mais dont la vraie caractéristique est d’être plutôt des dettes de servitude ? Parce que les dirigeants des Etats continuent à croire aux vertus d’autorégulation et d’information du marché. Il était possible d’éviter le péril où nous sommes. Est-il possible d’en sortir ? A cette question la réponse peut être positive mais à la condition que le politique sorte de l’état de servilité et de délitement profond dans lequel il s’est mis lui-même et qui comporte trois aspects.

1/ Au niveau de l’Etat proprement dit, nous assistons à la destruction progressive de tout le domaine public et à la généralisation du modèle privé de l’entreprise, considéré comme le paradigme de l’efficacité. L’Etat entrepreneurial ou managérial est un Etat qui n’est pour ainsi dire plus politique. C’est un Etat gestionnaire puisqu’il conçoit tout en terme de gestion y compris lui-même. Il ne sait plus distinguer la spécificité des ordres, des institutions et des finalités. Comment l’Etat, qui se pense comme une entreprise, pourrait-il échapper à la logique des marchés ? Le résultat direct tient à ce que le pouvoir a changé de main : il n’est plus dans les choix démocratiquement délibérés et fondés, mais dans les mains du marché. Là où la démocratie régresse, la dictature antipolitique des marchés s’accroît.

2/ Au niveau de la société civile, on assiste à l’érosion progressive de tout ce qui est commun : remise en cause des mobilisations collectives, isolement par mise en concurrence des individus dans le travail, que celui-ci relève du privé ou du public, qu’il concerne le secteur de la production, de la santé, de l’éducation ou autres. La société des individus devient progressivement une juxtaposition de solitudes. La violence et l’insécurité relèvent de cette extension de

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l’isolement et de l’indifférence ou de la crainte des autres qui lui est corrélative.

3/ Au niveau anthropologique, l’individu replié sur lui-même est plus facilement manipulable parce que plus fragile plus dépendant des pouvoirs qui l’encadrent à différents niveaux. Les individus ainsi isolés, se craignant les uns les autres, donnent prise aux extrémismes politiques.

Ce triple caractère du délitement politique explique la dégradation de la démocratie qui affecte le régime, la société et l’homme démocratique lui-même. Comment des Etats dont la démocratie se dégrade pourraient-ils former une Union européenne démocratique ? C’est pourtant bien de cela qu’il s’agit de penser et que tente de montrer Jürgen Habermas. Il se pourrait bien que la vision constitutionnelle de la formation d’une volonté politique non étatique de l’Europe soit peut-être en mesure de redonner vigueur à l’idée démocratique elle-même en obligeant les dirigeants européens à penser autrement leurs rôles et leurs positions. J. Habermas pense la constitution politique autour de cinq thèmes : 1/ L’idée qu’une union politique de l’Europe ne peut se faire non seulement sans une harmonisation des économies, mais aussi sans une homogénéité des conditions de vie au sein des peuples européens; 2/ l’idée que l’Europe doit être une entité politique, mais non étatique. Autrement dit elle ne saurait avoir les prérogatives des Etats touchant l’usage de la violence, l’application de la justice, la protection des libertés. Mais il y aurait pourtant subordination des droits nationaux au droit supranational ; 3/ le partage de souveraineté ne doit pas être pensé comme un partage entre Etats membres mais entre les peuples européens et les citoyens de l’Union. Les individus jouant un rôle constituant à deux niveaux dans le cadre des Etats et dans celui de l’Union. Ce qui serait déterminé dans l’Union, en vertu d’une volonté démocratique commune, ne leur reviendrait donc pas comme s’il s’agissait d’un diktat d’une instance intergouvernementale extérieure ; 4/ L’égalité des droits des peuples européens et des citoyens européens doit se traduire au niveau institutionnel par une stricte égalité du Parlement et du Conseil européens, devant lesquels la commission serait responsable ; 5/ l’exercice de la citoyenneté européenne rendrait progressivement possible une solidarité des citoyens de l’Union.

Nous étions partis de la crise de l’Europe, nous avons vu qu’elle était essentiellement due au délitement du politique asservi aux marchés. Or, il se pourrait bien que la relance de l’idée d’une Europe politique

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et du projet constitutionnel qui lui serait lié serait la voie par laquelle l’idée démocratique pourrait retrouver son sens y compris au niveau des Etats-nations.

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