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ZOÏ A MARKEVITCH

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Z O Ï A M A R K E V I T C H

La tzarine Marie Feodorovna, femme du tzar Alexandre III avait un fils — le tsarévitch — de santé fragile. Les médecins conseillèrent le climat du sud de la France, mais rien ne put rétablir sa santé. Marie Feodorovna, désireuse d'avoir en souvenir des paysages du décor où son enfant vécut ses derniers mois, demanda à son peintre favori, le célèbre paysagiste russe, appelé encore le Meissonier russe, des toiles de cette région. Le jeune peintre, grand ami de Tourgueniev quitta donc la Russie, les parties de chasse et gagna la France, où naquit à Pau sa fille Zoïa.

En raison des déplacements dus à la Révolution, puis à la guerre, Zoïa Markevitch eut elle-même trois enfants dont l'un est français, le second italien, le troisième américain, l'illustre compositeur et chef d'or- chestre Igor Markevitch.

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LES VÉRININE

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Z O Ï A M A R K E V I T C H

LES V É R I N I N E

R O M A N

R E N É J U L L I A R D 30 et 34, rue de l'Université

PARIS

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Vous intéresse-t-il d 'ê tre tenu a u courant des livres que publie l 'éditeur de cet ouvrage ?

Envoyez simplement votre carte de visite aux Editions René J ulliard, service Vient de paraître, 30, rue de l'Université, P a r i s - V I I et vous recevrez réguliè- rement et sans aucun engagement de votre part , son bulletin i l lustré Vient de paraître, qui présente, avec les explications nécessaires, toutes les nouveautés : romans, voyages, documents, histoires, essais, etc., que vous trouverez chez votre libraire.

© 1 9 6 0 b y R e n é J U L L I A R D P r i n t e d i n F r a n c e

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I

c

'ÉTAIT la mi-été. Les blés de la steppe, plus hauts que taille d'homme, ployaient déjà sous le poids des épis. Près des petites maisons blanches, les

roses-trémières en pleine floraison, les cerisiers aux fruits mûrs, attiraient au-dessus des villages des nuées d'abeilles bourdonnantes.

Dans la vallée du Dniepr, d'un bout à l'autre de la Petite-Russie, il faisait beau, sec, et très chaud.

La tsarine Catherine II revenait de Crimée, cette terre de rêve récemment acquise. Partie en plein hiver de sa capitale du Nord, elle avait, au Sud, trouvé le printemps dans toute sa gloire. C'est sous un dais de fleurs qu'elle avait passé en revue la flotte que Potemkine, pour sa souveraine et sa maîtresse, avait fait surgir des vagues de la Mer Noire, comme un prestidigitateur tire un lapin de son chapeau. Sur terre, à Poltava, il avait accompli un autre miracle : les grandes manœuvres avaient été une remarquable réussite. L'impératrice, pourtant si méfiante, si diffi- cile à contenter, avait tout particulièrement apprécié la cavalerie petite-russienne.

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Après toutes ces manifestations, emportée dans son lourd carrosse que précédait et suivait une longue file de deux cents véhicules divers, la Grande Catherine repassait, en pensée, tout ce dont elle avait été l'auguste spectatrice.

Elle avait vu des milliers de soldats magnifiquement disciplinés, soigneusement équipés. Et quels hommes ! Malgré son âge, c'est en femme qu'elle appréciait la belle race de mâles dont, par la grâce de Dieu, elle était la souveraine absolue. Mais c'est son cœur d'impératrice qui battait d'orgueil à voir l'envie luire dans les yeux du comte de Ségur et du prince de Ligne, qui l'accompagnaient. L'un représentait la France, et l'autre, l'Autriche. Parfaitement heureuse, satisfaite, assise au côté de Potemkine qu'elle venait de faire prince, elle écrivait à son fils : « Ici, j'ai trouvé une cavalerie dont « certains » préten- daient qu'elle n'existait que sur le papier. Je puis dire que, dans ce pays, tous mes désirs ont été si bien réalisés qu'il ne me reste qu'à en louer les auteurs. »

C'est donc dans la meilleure disposition d'esprit que l'impératrice traversait la Petite-Russie du Sud au Nord, dans toute sa largeur, pour regagner sa capitale et retrouver les soucis du pouvoir ; pour « faire son métier », comme elle l'écrivait à Voltaire. Prévenus du passage prochain de la tsarine, les villa- ges de la région du Dniepr avaient reçu l'ordre de garnir de verdure les bords des routes, afin de donner un semblant d'ombrage à ces voies trop larges, mono- tones, poussiéreuses et désespérément ensoleillées. De

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grandes branches de saule, coupées en hâte, avaient été plantées en terre au petit bonheur.

C'est sous ces feuillages que le carrosse de l'impéra- trice passait à vive allure par une chaude journée de juillet de l'an de grâce 1787. Aucun arrêt n'avait été prévu avant le dîner. Mais, plusieurs heures après avoir quitté Poltava, Catherine apercevant à sa gau- che une allée de tilleuls qui, déjà à l'époque, étaient plus que centenaires, désira faire quelques pas sous leur futaie parfumée et jouir de la fraîcheur de leur ombrage.

Aussitôt un gamin qui, à toute éventualité, montait la garde, enfourcha un petit cheval et galopa vers la grande maison blanche qu'on apercevait au bout de l'allée. Là, tout essoufflé par l'émotion, il prévint son maître que Sa Majesté venait de poser le pied sur ses terres.

Alexandre Vérinine, le propriétaire de la grande maison blanche, n'aurait jamais osé aspirer à un tel honneur. Tout au plus espérait-il voir passer de loin le cortège de sa souveraine. C'est dans cette attente que tout le monde, chez lui, était sur le qui-vive. En grand uniforme de maréchal de la noblesse, accompa- gné de ses deux fils, en un clin d'œil, Alexandre se trouva aux pieds de Catherine II pour la supplier de venir se rafraîchir sous son toit.

L'impératrice préféra rester à l'ombre des tilleuls en fleurs, mais elle ne refusa pas les rafraîchissements qui furent servis aussitôt comme par enchantement. Elle voulut bien, aussi, tapoter affectueusement les

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joues du plus jeune des garçons dont la figure rose et fraîche avait su lui plaire. S'adressant à l'ambassa- deur de France, elle dit :

« Regardez donc, cher comte, n'est-il pas mignon, ce chérubin ? »

Dans un accès de mansuétude et de bonne humeur, elle décida, sur-le-champ, qu'elle en ferait son page. Le nom et l'adresse de l'enfant : « Alexandre, Alexandrovitch Vérinine, à Kourovka, gouvernement de Poltava » furent aussitôt notés par un courtisan de la suite de l'impératrice.

Bientôt, le passage de la Grande Catherine ne fut plus qu'un souvenir, mais un souvenir tenace : les routes de la Petite-Russie sont depuis lors, et pour toujours, bordées de saules gris au léger feuillage, car les branches fichées en terre à la hâte avaient pris racine dans ce sol miraculeusement fertile. Et dans l'arbre généalogique des Vérinine, figura désormais la branche du Page de l'Impératrice.

Après la mort de sa bienfaitrice, le Page, comblé d'honneurs et de décorations, s'était retiré sur ses terres, pour les faire fructifier. Et puis, un soir de malchance, il avait perdu, au pharaon, une bonne moi- tié de son mobilier. La partie de la maison qu'on avait dû dégarnir, désormais inhabitée et abandonnée, n'avait pas tardé à tomber en ruines. Cet état de choses était allé en empirant, et le tout menaçait de disparaître, quand le fils du Page, qui avait épousé une jeune voisine dont la propriété était venue arron-

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dir la sienne, entreprit de tout remettre en état. Le fils du Page jouit, dans les annales de la famille, d'une notoriété au moins égale à celle de son père. D'abord, il était né l'année de l'incendie de Moscou (1812) et mort le lendemain de l'abolition du servage (1861). De plus, ami du grand Glinka, il était un des auteurs du livret de « Rousslan et Ludmilla ». Il avait écrit, pour son ami, des vers à mettre en musique. Jusqu'à ces derniers temps, on montrait aux visiteurs, à Kourovka, la chambre historique où le « Père de la Musique Russe » avait composé la majeure partie de son célèbre opéra. Quelques pages du manuscrit étaient conservées sous verre, comme une précieuse relique. Le fils du Page a laissé aussi le souvenir d'un grand amateur de jardins. C'est à lui qu'on doit les quarante-trois sortes de lilas entourant la roseraie, et le platane — le fameux platane qui se dresse soli- taire, énorme, splendide, au milieu de la pelouse qui descend en pente douce vers l'étang. Tout jeune, cet arbre avait été expédié de Montreux. Le court, mais violent hiver ukrainien, étant trop rude pour lui, à chaque automne on l'entourait d'une maison de bois de plus en plus haute, au fur et à mesure qu'il croissait, et où il passait la saison froide en toute sécurité.

Notre amateur de jardins avait également songé à réparer la maison. Il l'avait ramenée à de plus modes- tes dimensions et fait refaire la toiture, redresser les murs. La façade avait été agrémentée d'un fronton à colonnes, ornement obligé de toutes les constructions

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russes édifiées après 1800 : c'est ce qu'on nomme le « style Empire russe ».

Il y avait plus de cent ans que la Grande Catherine était passée par là, quand le célèbre pianiste Alexan- dre Vérinine hérita de la propriété paternelle.

L'allée de tilleuls, désormais historique, aux bran- ches croisées en voûte, sorte de colossale cathédrale de feuillage, faisait l'orgueil de son propriétaire et l'objet de la jalousie de tous les voisins.

Comme les arbres avaient crû considérablement, on ne pouvait plus guère que deviner, dans le lointain, la maison à laquelle l'allée aboutissait, d'autant plus que la maison, elle, avait considérablement rapetissé. Elle dessinait un plan en forme d'équerre aux bran- ches inégales. Dans sa partie la plus longue, elle bordait une terrasse située sous le fronton même, et sur laquelle donnait le cabinet de travail du maître. Puis venaient, en enfilade, le petit salon, la salle à manger et le salon, pièce démesurément longue, meublée de chaises dorées alignées le long des murs, et de deux énormes pianos de concert. Ce salon de musique ne s'ouvrait au commun des mortels qu'en de rares occasions. Le maître y passait la plus grande partie de la journée. Parfois, pourtant, un de ses meilleurs élèves avait l'honneur de l'accompagner sur le second piano.

Dans la petite partie de l'équerre, qui comportait deux étages, se trouvaient, au rez-de-chaussée, les appartements d'Alexandre et de sa femme, et, au-

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dessus, un couloir percé de multiples portes : le quar- tier des enfants.

Les communs s'élevaient à quelque distance. C'étaient de nombreux bâtiments disposés sans ordre — de longues hatas (I) de terre, basses, blanches et couvertes de chaume, comme toutes les habitations des paysans de cette région. Tout cela disparaissait sous un épais fouillis de longues et fines roses-trémières, de petits cerisiers trapus. Au printemps, leurs légers pétales recouvraient d'une neige parfumée les toits de chaume moussus ; tout l'été, les petites cerises acides fournissaient la table des plus succulents varenikis (2).

Partant d'une des hatas où officiait le chef de cui- sine aidé de deux marmitons, et si l'on empruntait le chemin s'engageant sous les quarante-trois sortes de lilas, on arrivait au haras.

Ce haras, inexplicable fantaisie du pianiste, avait englouti assez d'argent pour satisfaire à sa passion de l'hippisme. Quelques poulains, deux ou trois pouli- ches, menaient en toute tranquillité, dans un paysage idyllique, une existence sans histoire. Depuis que les maîtres voyageaient dans leur voiture sans chevaux, ces belles bêtes ne servaient plus qu'aux leçons d'équitation.

(1) Hata : habitation du paysan petit-russien. Petite maison en pisé, blanchie à la chaux, au toit de chaume.

(2) V arenikis : sorte de petits raviolis bourrés de petits fruits.

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Parmi les cinq enfants d'Alexandre, seul le plus jeune fils semblait avoir hérité de son père la passion du cheval. Les quatre autres subissaient la leçon mati- nale avec un ennui morne et résigné.

Enfin, une longue allée de peupliers, coupant à angle droit l'allée historique, aboutissait à ce qu'on appelait le « jardin carré », autre création de l'ami de Glinka. C'était un parc de cent hectares, exclusive- ment planté de noyers.

Tel était, en gros, l'état des lieux, quand Alexandre Vérinine décida d'installer femme et enfants à Kou- rovka, les douze mois de l'année, loin de toute ville, et pour un temps indéterminé.

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I I

B BIEN avant la première grande guerre, Alexandre Vérinine avait prédit la révolution russe et la guerre mondiale, Par une etrange disposition

de son esprit à imaginer les faits, persuadé de la sûreté de ses prédictions (plusieurs s'étant réalisées, mais on oubliait les autres) il vivait en fataliste dans l'attente des événements. La puissance de son imagi- nation était telle que les catastrophes qui allaient, en effet, fondre sur le monde, avaient commencé à le faire souffrir bien avant leur réalisation. Telle était son autorité dans la famille que personne — et surtout pas sa femme ! — n'eût osé discuter ni ses prédic- tions, ni les décisions qui en découlaient.

Violent, autoritaire et, de plus, entouré de gens appli - qués à lui obéir servilement, il ne croyait pas à une convulsion brusque, à une réaction violente du peuple. Il voyait prendre à la future révolution une forme lente, entraînant après elle la famine générale. Pour s'éviter à lui-même et à sa famille la mort par priva- tion de nourriture, il avait entrepris d'enfouir, un peu partout dans sa propriété, d'énormes tonneaux de

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miel. Très friand de miel, il en consommait chaque jour une grande quantité. C'était, pour lui, le produit de première nécessité par excellence. C'était aussi une substance imputrescible et de conservation illimitée. N'avait-on pas trouvé du miel dans les Pyramides ?

Il procédait à ces enfouissements avec l'aide de ses enfants, et en cachette des domestiques, dont le nom- bre incalculable encombrait la maison.

Alexandre avait soigneusement réglé le cérémonial de cette corvée avec détails et précisions, comme s'il eût déjà souvent, autrefois, dirigé des travaux de ce genre. Il n'était pas question de s'écarter, si peu que ce fût, du cérémonial adopté. C'était un travail pénible et bien ennuyeux ! Les cinq enfants le détestaient, chacun faisait de son mieux pour y échapper, mais le vigilant despotisme de leur père ne leur en laissait guère le loisir.

Au petit déjeuner, Alexandre désignait ceux qui seraient de corvée au prochain « enterrement ». On employait ce mot français, à cause des domestiques. Ceux-ci étaient, d'ailleurs, parfaitement au courant : Lev, le plus jeune des fils, n'avait pas de secrets pour Vanka, le petit palefrenier. Celui-ci, en échange de cette marque de confiance, lui permettait, parfois, de bouchonner ou d'étriller un cheval. Or Vanka était le beau parleur, le boute-en-train de la tablée des gens, à l'office.

Avant de choisir les acteurs du prochain « enterre- ment », Alexandre, jouissant du trouble de ceux qu'il

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fixait, parcourait lentement la table des yeux. Cette table tenait toute la longueur de l'immense salle à manger, éclairée par quatre fenêtres. Le haut bout, où chantonnait le samovar fumant, était occupé par un grand fauteuil vide, qui marquait la place de la mère d'Alexandre, morte depuis plusieurs années, et qui restait là, en souvenir. Alexandre s'asseyait dans un fauteuil identique, à côté de celui-ci. A sa droite se plaçaient, l'une suivant l'autre, ses deux filles aînées : Véra et Kyra.

Véra avait les cheveux blonds, les grands yeux étonnés de sa mère, avec, dans la nuance de leur bleu, quelque chose d'à la fois plus profond et plus lointain. Ses frères l'appelaient, en plaisantant, « la sainte ». Elle passait des heures en prières devant l'autel sur- chargé de saintes icones, qu'elle avait aménagé dans sa chambre ; un petite lampe à huile y brûlait nuit et jour. Constamment tourmentée de scrupules, elle se confessait plus souvent qu'il n'est coutume chez les orthodoxes. Elle faisait de fréquentes visites à Timo- thée, pieux vieillard qui passait sa vie en prières, et se nourrissait exclusivement de pain noir et d'eau claire. La jeune fille se sentait comprise du vieux paysan, à l'aise avec lui. E t c'est à lui seul qu'elle avait confié son secret : le désir d'entrer, un jour, en religion.

Kyra ne ressemblait à personne de la famille. Brune, espiègle, elle voulait toujours autre chose que ses frères et sœurs. Elle était, de beaucoup, la préfé- rée de son père, peut-être parce qu'elle se trouvait être

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la seule, sinon à comprendre la musique, du moins à l'admettre, à lui faire une part dans sa vie.

Boris et Lev s'asseyaient aux côtés de leur mère. Garçons grands et forts, aux belles joues fraîches, ils étaient bien les descendants directs du Page de l'Impé- ratrice. Surtout Lev, que sa mère avait fait photogra- phier, revêtu de l'uniforme de page de son aïeul : c'était une parfaite réplique d'une miniature du Page au même âge, occupant la place d'honneur dans la pièce que les enfants nommaient « le musée » : la chambre de Glinka encombrée de souvenirs.

Très tendres avec leur mère, les deux garçons étaient constamment en sourd conflit avec leur père qui ne leur pardonnait pas de n'être pas musiciens.

A mesure qu'on avançait vers le bas de la table, les places se resserraient de plus en plus, chevauchant presque les unes sur les autres. Il y avait d'abord une sorte de zone neutre, occupée par la vieille Niania, l'économe, et deux ou trois cousines éloignées, effacées, silencieuses, qui n'apparaissaient qu'aux repas. On ne s'en occupait guère, sinon pour leur demander de temps à autre de petits services qu'elles s'empressaient de rendre, trop heureuses de reconnaître ainsi l'hospi- talité dont elles jouissaient.

Jacob fermait, en quelque sorte, cette zone neutre. C'était un élève d'Alexandre que son maître aimait beaucoup, bien qu'il fût Juif. Il l'élevait au milieu de ses propres enfants pour le faire profiter de l'édu- cation qu'il donnait aux siens.

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L'autre zone comprenait d'abord l'avantageux Monsieur Laflèche, le précepteur des garçons, dont une bouteille de vin rouge marquait la place. Sa voi- sine, la gouvernante autrichienne, Fraulein Marie, observait pendant tout le repas le silence le plus absolu. Elle était d'une timidité maladive et le maître de maison la paralysait. Alexandre le savait, et s'en amusait ; il lui arrivait de lui adresser une question à brûle-pourpoint, exagérant envers elle sa politesse distante qui pouvait le rendre odieux.

Enfin, la petite Catherine, la benjamine, disparais- sait entre Fraulein Marie et Mademoiselle Louise, l'institutrice.

Olga, la maîtresse de maison, avait fort à faire à ouvrir et fermer le robinet du samovar d'argent, à emplir les tasses ou les verres que lui passait, l'un après l'autre, le maître d'hôtel.

La femme d'Alexandre était menue, frêle, sans autre beauté que des yeux bleus, lumineux, au regard toujours étonné, qui se fixaient sur tout le monde avec la même bienveillance. Ses maternités nombreuses, trop rapprochées, l'avaient fanée avant l'âge. La mort de deux bébés, ravissants jumeaux emportés par la diphtérie, avait été pour elle un coup si cruel qu'à trente-huit ans elle semblait une vieille femme. Au pi emier abord, elle pouvait paraître insignifiante. Mais ceux qui avaient le privilège d'être ses hôtes, avantage réel, mais que le maître de céans faisait par- fois lourdement sentir, s'apercevaient bien vite que

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cette femme silencieuse, douce, uniquement occupée — en apparence — des petits soucis quotidiens, était, sinon le dur ciment, du moins la pâte indispensable qui amalgamait tous ensemble — on ne sait par quel miracle ! — les éléments disparates composant l'étrange maisonnée.

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Voici la chronique familière et pittoresque d'une grande famille d'Ukraine depuis l'Impératrice Cathe- rine jusqu'à nos jours. Les Verinine descendent d'un Page de l'Impératrice. Ils habitent le beau domaine de Kourovka. Ils sont nobles, riches, et le chef de la famille, Alexandre, est l'un des plus grands pianistes du monde. Autour de ce personnage fantasque et despotique la vie est pourtant douce. Généreuse comme il convient dans la Sainte Russie, la maison Verinine abrite non seulement deux garçons et trois filles mais encore toute une population de cousines, gouvernantes, institutrices, précepteurs et intendants. Mais une révolution et deux guerres mondiales en soufflant sur la famille Verinine la dispersent aux quatre coins du monde. Il n'en restera plus, là-bas, qu'un domaine : Kourovka, devenu kolkhoze. Avec une spontanéité singulièrement élégante, Madame Zoïa Markevitch nous tient sous le charme de ses souvenirs familiaux. On subit, à lire ce récit où la fantaisie, la tendresse et l'humour n'ont point dissipé toute mélancolie, ce même doux envoûtement qu'im- pose telle pièce de Tchekhov, La Cerisaie, par exemple.

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