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64 La Météorologie - n° 107 - novembre 2019App

lications

Pour l’environnement et le climat, agir en pédalant sans (trop) se mouillerAlexandre TrajanDirection inter-régionale Nord-Est, Météo-France, Strasbourg

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RésuméAlors que la société prend de plus enplus conscience que l’usage de labicyclette est un excellent moyen dediminuer la pollution de l’air et lesémissions de CO2, elle reste peuutilisée pour les trajets domicile-travail. Parmi les raisons invoquéespour rester dans sa voiture, la pluievient souvent en premier. Pourtant, lescyclistes quotidiens affirment qu’iln’est pas si fréquent de se fairemouiller lors d’un déplacement à vélo.Ces deux avis restent subjectifs, caraucune étude statistique n’a quantifiéla proportion de trajets pendant unépisode pluvieux. Grâce aux données« à 6 minutes » du réseau de mesureRadome que Météo-France conservedepuis 2005, il est possible de simulerdes trajets matin et soir, et de compterle nombre de fois où un cycliste se faitmouiller en allant ou en rentrant deson travail. Ces statistiques sur 16villes en France montrent que celan’est pas aussi fréquent qu’onpourrait le penser.

S elon le BUMP1, pour l’année2018, le secteur automobilereprésentait à lui seul 10 % des

dépenses publicitaires en France, soit3,3 milliards d’euros. Une sommecolossale pour convaincre les Français(es)des avantages de leurs produits. Il sevend par an plus de 2 millions devoitures2. Elles sont présentées commepratiques, gracieuses, sportives, ludiques,certains vont même jusqu’à laisserpenser qu’elles sont économiques etécologiques. Les inconvénients de cesformidables machines sont bienévidemment absents des messages : riensur la qualité de l’air ou l’engorgementde nos villes, sur l’espace public occupé,le bruit ou les effets sur la santé de la sédentarité, et encore moins sur lapart de responsabilité du CO2 émis par le traf ic automobile dans leréchauffement climatique, sur leur coûtexorbitant ou leur vitesse moyenneridicule en agglomération. D’autrescanaux beaucoup plus discrets lesévoquent : ils sont souvent associatifs etmilitants, comme la FUB ou le Gracq3,parfois repris par des personnalitéspolitiques, et présentent des solutions de remplacement crédibles à cesvéhicules de plus d’une tonne pour les déplacements urbains4. Parmi celles-ci, l’usage de la bicyclette a le vent en poupe. La bicyclette permet de sedéplacer sans polluer, avec beaucoupd’agrément dès qu’on s’éloigne du fluxmotorisé, et plus vite qu’une automobileaux heures de pointe dans n’importequelle grande ville française. Pourtant,quand les cyclistes du quotidien incitentleur entourage à adopter le vélo pour les trajets domicile-travail, les réticencessont nombreuses. À l’inverse del’automobile, il est courant d’exagérerles difficultés pour parcourir quelqueskilomètres à vélo. La liste des difficultés

mises en avant, à tort ou à raison, estlongue, reflétant une quasi-absence decommunication sur le vélo pendantplusieurs décennies et une largeméconnaissance du sujet5. Bien souvent,en haut de cette liste, vient la pluie. Nousavons en effet la chance de vivre dans unpays au climat tempéré avec desprécipitations régulières. Pourtant, pourles cyclistes du quotidien, rouler sous lapluie n’est pas si fréquent et il est rared’arriver mouillé à destination ou dedevoir s’équiper pour ne pas l’être. Ducôté des réfractaires au vélo comme desmilitants, les avis sont assez subjectifs,faute d’étude spécifique.

1. Baromètre unifié du marché publicitaire :http://www.irep.asso.fr/_files/marche_publicitaire/communique-bump-marche-publicitaire-2018.pdfL’IREP (Institut de recherches et d’étudespublicitaires, http://www.irep.asso.fr/) réalisechaque année des mesures du marché publicitairefrançais, trimestrielles, semestrielle et annuelle.Cette étude est conduite auprès de l’ensemble desrégies publicitaires (télévision, cinéma, radio,internet, presse, publicité extérieure, annuaires,courrier publicitaire, ISA) par une enquêtedéclarative sur les recettes publicitaires nettes.2. La publicité représente donc un coût de1 650 € par voiture neuve vendue.3. La FUB (Fédération française des usagers de labicyclette, http://www.fub.fr/) agit pour apporterdes réponses concrètes aux préoccupationsquotidiennes des cyclistes et promouvoir l’usage duvélo comme mode de déplacement quotidien, par lamise en réseau des associations locales, laconcertation avec les pouvoirs publics, et descampagnes de communication grand public.Le Gracq (Groupe de recherche et d’action descyclistes quotidiens, http://www.gracq.org/)représente les usagers cyclistes en Belgiquefrancophone et défend leurs intérêts. Le Gracq estune association d’éducation permanente, sansappartenance politique et sans but lucratif.4. Lambert B., 2004. Cyclopolis, ville nouvelle –Contribution à l’histoire de l’écologie politique.Éditions Georg, 288 p.5. Pour se documenter sur la réalité d'un usagequotidien du vélo : Sorrel J., Coston E., 2019.Vélotaf – Mode d’emploi du vélo au quotidien.Éditions Alternatives, 160 p.

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Figure 1. Pluviométrie annuelle en France et en Europe exprimée en millimètres et en nombre dejours de pluie. Les normales annuelles sont calculées sur les trois décennies 1981-2010. Source :Météo-France.

AbstractFor the environment and climate,pedal to act without being wet

Society is more and more aware thatcycling is an excellent way to reduceair pollution and CO2 emissions.Bicycles are not often used tocommute though. Rain often comesfirst among the reasons put forwardto keep using cars. Daily cyclistsargue instead that it is not sofrequent to get wet when commuting.Both opinions are quite subjectivebecause no statistical study hasquantified the fraction of commutesduring a rain episode. Thanks to the6 minute data of the Radomemeasuring network that Météo-France archives since 2005, we areable to simulate daily commutes, andcount the number of times when abike commuter gets wet. Thosestatistics cover 16 towns all overFrance, and show it does not occur asoften as one could think.

La climatologie classique inexploitableClassiquement, la climatologiequantif ie les précipitations sous laforme de quantité d’eau tombée sur unepériode donnée (mois, saison ou année)ou de nombre de jours avec des pluies.La figure 1 donne ainsi la pluviométriedes 16 villes étudiées ici, auxquellesquelques capitales européennes ont étéajoutées. Avec ces données, il estimpossible de déduire une informationutile sur une échelle de tempscorrespondant à un trajet à vélo typiquede 30 minutes. On peut tout au plus endéduire la part de pluies convectives encomparant la quantité de précipitationset le nombre de jours avecprécipitations (les différences entreLille et Nice sont ainsi assezparlantes6). Ainsi, à part quelquesmesures réalisées par des particuliersou des associations de cyclistes sur despériodes de temps assez courtes (allanttout de même jusqu’à 10 ans pour uncycliste néerlandais7), le désagrémentd’être mouillé à vélo n’a jamais étéquantifié. C’est ce que je vais essayerde faire dans cette étude.

Simulation de trajets grâce aux précipitations infra-horairesMétéo-France archive depuis le1er juillet 2005 les données « à 6 minutes » de son réseau de mesureprincipal Radome et, parmi elles, lesquantités de précipitations infra-horaires. Il est donc possible de savoirpar pas de temps de 6 minutes s’il pleutou non dans de nombreuses villes deFrance. Un cycliste tourne rarementautour d’un pluviomètre, mais celadonne la possibilité de simuler les trajets domicile-travail d’un

6. Nice et Lille reçoivent chaque annéesensiblement la même quantité de précipitations.Nice a par contre deux fois moins de jours de pluieque Lille, montrant qu’en moyenne, chaque épisodepluvieux y donne le double de précipitations. Despluies intenses mais brèves sont la caractéristiquedes phénomènes instables ou orageux. On peut endéduire qu’ils sont plus fréquents à Nice qu’à Lille.8. Gerard Poels, 18 km matin et soir à vélo aucentre des Pays-Bas, a comptabilisé ses trajets(3 272) en les qualifiant de mouillés ou secs.Au final, après 10 ans de comptage entreseptembre 2008 et août 2018, 9,7 % de sestrajets sont mouillés, soit 32 par an :www.hetregentbijnanooit.nl

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Figure 2. Nombre annuel de trajets mouilléspour un temps de déplacement de 30 minutesmatin et soir.

« vélotaffeur »8 virtuel qui travailleraitdu lundi au vendredi en bénéficiant decinq semaines de congés par an. Danscette longue liste de données, j’ai doncenlevé les samedis, dimanches et joursfériés fixes, ainsi que cinq semaineschoisies arbitrairement au printemps(semaine 15), en été (semaines 29, 30et 31) et à Noël (semaine 51). Notrecycliste virtuel est très ponctuel. Ilarrive au travail à 8 h à l’heure d’hiver,à 9 h à l’heure d’été. Son retour à lamaison est tout aussi ponctuel : 17 h enhiver et 18 h en été. La base de donnéesreprésente 13 ans de données, ce quicorrespond à 2 986 journées de travailet 5972 trajets entre le 1er juillet 2005 etle 30 juin 2018. Ces trajets sontdéclinés en plusieurs durées, allant de 6à 60 minutes par pas de 6 minutes. Uncycliste en ville se déplace entre 15 et20 km/h de moyenne, comme unevoiture en milieu urbain aux heures depointe. À la vitesse de 18 km/h, ilparcourra environ 5 km en 18 minutes,9 km en 30 minutes, etc. Ces temps detrajet sont réalistes pour n’importe quelcycliste en terrain assez plat. Avec unebonne condition physique, un vélo dequalité et un itinéraire optimisé, ceux-cipeuvent être largement raccourcis (surmon trajet plat à Strasbourg, j’avalemes 7 km en moins de 20 minutes), cequi réduit d’autant les chances d’êtremouillé.

La plupart des pluviomètres ont desaugets qui basculent à 0,2 mm deprécipitations. Cela représente un verred’eau (soit 20 cl) par mètre carré, ce quisuff it à mouiller partiellement uncycliste. On considérera donc le trajetcomme « mouillé » dès que lesprécipitations pendant le trajet atteignent0,2 mm. Sur un trajet long, il faudraitcertainement plus de précipitations, carle cycliste aurait le temps de sécher s’ilse mouille avant la fin de son trajet. Maiscomptabilisons tous ces épisodes quandmême.

Le désagrément du vélotaffeur mouilléselon les régions françaisesCommençons par le trajet le plushumide. Un cycliste de Brest quieffectue un trajet d’une heure matin etsoir se fait mouiller en moyenne 74 foispar an, soit lors de 16 % des trajets. LeFinistère est connu pour son crachin.Parfois il mouille, parfois non, et si on

augmente la quantité seuil deprécipitations à 0,4 mm pour qualifierun trajet de mouillé, considérant qu’uneintensité de précipitations de 0,2 mm/hest trop faible pour mouiller, on tombeà 46 fois par an et 10 % des trajets. Sicela est sans doute suff isant pour

investir dans des vêtements de pluie debonne qualité, cela n’est pas aussifréquent qu’on peut se l’imaginer. Àl’inverse, à Marignane (près deMarseille), avec 2 fois 12 minutes devélo par jour pour aller travailler, onn’est mouillé que 10 fois par an enmoyenne, ce qui correspond à 2 % destrajets. En France, un cycliste se faitdonc mouiller entre 10 et 74 fois par andurant ses trajets domicile-travail,valeurs extrêmes entre lesquelles il sesituera selon la ville et la durée dutrajet. On retrouve dans la figure 2 lesdifférentes valeurs pour un trajetdomicile-travail de 30 minutes.

Les graphiques sont beaucoup plusparlants que de longues explications.La figure 3 montre pour nos 16 villesen France la proportion de trajetsmouillés pour 10 temps de trajetsdifférents, variant de 60 à 6 minutes.

Figure 3. Nombre annuel de trajets à vélo mouillés (axe des ordonnées) dans 16 villes de Francepour des trajets d’une durée allant de 60 à 6 minutes.

8. Nom communément donné aux personnesutilisant un vélo pour les trajets domicile-travail.

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Figure 4. Répartition mensuelle (de janvier à décembre selon le code couleur) des trajets à vélomouillés (en pourcentage) dans six villes pour des trajets de 7 km d’une durée de 24 minutes.

On y observe que le nombre de trajetsmouillés n’est pas proportionnel à ladurée du trajet. En comparant lasomme des valeurs des trajets de 18 minutes à celle des trajets de 36 minutes, soit respectivement 239 et337, on observe qu'en doublant letemps de trajet, on n’augmente que de41 % le nombre de trajets mouillés, cequi reflète que la plupart des épisodespluvieux sont durables et que leschangements de temps sont peufréquents.

Parmi les 16 villes choisies dans cetteétude, on peut distinguer les différentstypes de climat de la France :– méditerranéen avec Marignane, Niceet Ajaccio qui, pour un trajet de 18minutes, ne sont mouillées que 12 à 16fois par an, auxquelles on pourraitajouter Toulouse avec 17 ;– semi-continental avec Paris,Strasbourg et Lyon, 20 à 22 fois par an,et Dijon, dont les effets orographiquesdu Morvan et du Jura augmentent lenombre d’occurrences jusqu’à 26 ;– océanique avec Bordeaux, Nantes,Rennes, Lille, La Hague, avec 25 à 27fois par an, Limoges et Brest avec 34 et38 (Brest est très océanique, tandis quele climat de Limoges a égalementquelques aspects montagnards) ;– montagnard avec Grenoble mouillée28 fois par an.

On retrouve ces types de climat quandon regarde la distribution annuelle destrajets mouillés (figure 4). On notera,que, pour ce graphique qui détaille lesoccurrences de trajets mouillés selon lesmois de l’année, l’intégralité desdonnées a été utilisée. En enlevant dessemaines de congé à certains mois, onne peut plus comparer les mois entreeux. De plus, conserver les samedis,dimanches et jours fériés permetd’augmenter la taille des échantillons.Le nombre de trajets mouillés n’estdonc plus comparable, il ne fautconsidérer ici que les pourcentages detrajets mouillés.

On remarque que les villes proches de l’océan (Toulouse, Bordeaux etBrest) ont des hivers très pluvieux etdes étés bien plus secs. À l’inverse, larépartition annuelle à Strasbourg estbeaucoup plus homogène et juilletrivalise avec octobre ou février. Lesperturbations océaniques hivernales ont en effet du mal à atteindre l’est de la France et la plaine d’Alsace estprotégée par l’effet de foehn sur le massif des Vosges, tandis que les étés chauds sont favorables auxdéveloppements orageux. La répartitionannuelle de Paris est intermédiaire(l'influence océanique est pluslointaine), tandis que celle de Grenoblemontre les blocages orographiques desperturbations hivernales.

ConclusionCette étude montre qu’il est assez peufréquent de se faire mouiller lors d’untrajet à vélo, voire très rare. D’ailleurs,les pays où l’usage du vélo est le plusdéveloppé sont loin d’être les plus secs etil ne pleut pas moins à Copenhague,Berlin ou Amsterdam qu’à Paris,Toulouse ou Lyon. Une fois l’usage du

vélo acquis comme une habitude duquotidien, les aléas climatiques ducycliste entrent dans la normalité et iln’est pas plus problématique pour uncycliste de sortir sa cape de pluie unaprès-midi de printemps que pour unautomobiliste de gratter le givre de sonpare-brise un matin d’hiver. Le vélopermet d’être plongé dans les élémentsnaturels que sont l’air, le vent, la pluie, etquoi de plus normal pour un être humainque d’être mouillé quand il pleut ?9 Enétant plus familier des éléments, onparvient même à passer entre les gouttes en différant l’heure des trajets,grâce à notre instinct et à des outilstechnologiques comme la fonctionnalité« pluie dans l’heure » de l’applicationpour smartphone de Météo-France. Et,au final, les vraies victimes de la pluiesont probablement les automobilistes quivoient alors les kilomètres de bouchonss’allonger10, sans parler du chaos dès quele sol blanchit.

9. Tronchet D., 2000. Petit traité de vélosophie –Réinventer la ville à vélo. Éditions Plon, 150 p.10. Phénomène encore accentué à Gand, enBelgique, où l’attente aux feux des piétons et cyclistes est diminuée quand il pleut pour qu’ils soient moins mouillés : https://www.nieuwsblad.be/cnt/dmf20190116_04107843


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