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Textes EAF 610 Année 2018/2019
Séquence 1 : La guerre en poésie
Les Lectures analytiques
Agrippa d'Aubigné, Les Tragiques (publ. 1616), I, « Misères »
(…) J'ai vu le reître noir foudroyer au travers
Les masures de France, et comme une tempête,
Emporter ce qu'il peut, ravager tout le reste ;
Cet amas affamé nous fit à Montmoreau
Voir la nouvelle horreur d'un spectacle nouveau.
Nous vînmes sur leurs pas, une troupe lassée
Que la terre portait, de nos pas harassée.
Là de mille maisons on ne trouva que feux,
Que charognes, que morts ou visages affreux.
La faim va devant moi, force est que je la suive.
J'ouïs d'un gosier mourant une voix demi-vive :
Le cri me sert de guide, et fait voir à l'instant
D'un homme demi-mort le chef se débattant,
Qui sur le seuil d'un huis dissipait sa cervelle.
Ce demi-vif la mort à son secours appelle
De sa mourante voix, cet esprit demi-mort
Disait en son patois (langue de Périgord) :
« Si vous êtes Français, Français, je vous adjure,
Donnez secours de mort, c'est l'aide la plus sûre
Que j'espère de vous, le moyen de guérir ;
Faites-moi d'un bon coup et promptement mourir.
Les reîtres m'ont tué par faute de viande,
Ne pouvant ni fournir ni ouïr leur demande ;
D'un coup de coutelas l'un d'eux m'a emporté
Ce bras que vous voyez près du lit à côté ;
J'ai au travers du corps deux balles de pistole. » ( …)
Il suivit, en coupant d'un grand vent sa parole :
« C'est peu de cas encor et de pitié de nous ;
Ma femme en quelque lieu grosse est morte de coups.
Il y a quatre jours qu'ayant été en fuite
Chassés à minuit, sans qu'il nous fût licite
De sauver nos enfants liés en leurs berceaux,
Leurs cris nous appelaient, et entre ces bourreaux
Pensant les secourir nous perdîmes la vie.
Hélas ! si vous avez encore quelque envie
De voir plus de malheur, vous verrez là-dedans
Le massacre piteux de nos petits enfants. »
J'entre, et n'en trouve qu'un, qui lié dans sa couche
Avait les yeux flétris, qui de sa pâle bouche
Poussait et retirait cet esprit languissant
Qui, à regret son corps par la faim délaissant,
Avait lassé sa voix bramant après sa vie.
Voici après entrer l'horrible anatomie
De la mère asséchée ; elle avait de dehors
Sur ses reins dissipés traîné, roulé son corps,
Jambes et bras rompus, une amour maternelle
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L'émouvant pour autrui beaucoup plus que pour elle.
À tant elle approcha sa tête du berceau,
La releva dessus ; il ne sortait plus d'eau
De ses yeux consumés ; de ses plaies mortelles
Le sang mouillait l'enfant ; point de lait aux mamelles,
Mais des peaux sans humeur : ce corps séché, retrait,
De la France qui meurt fut un autre portrait.
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Arthur Rimbaud, « Le Dormeur du val », Poésies
Le Dormeur du val
C’est un trou de verdure où chante une rivière,
Accrochant follement aux herbes des haillons
D’argent ; où le soleil, de la montagne fière,
Luit : c’est un petit val qui mousse de rayons. 4
Un soldat jeune, bouche ouverte, tête nue,
Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu,
Dort ; il est étendu dans l’herbe, sous la nue,
Pâle dans son lit vert où la lumière pleut. 8
Les pieds dans les glaïeuls, il dort. Souriant comme
Sourirait un enfant malade, il fait un somme :
Nature, berce-le chaudement : il a froid.
Les parfums ne font pas frissonner sa narine ; 12
Il dort dans le soleil, la main sur sa poitrine,
Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit.
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Roses guerrières, de G Apollinaire, Poèmes à Lou
Fêtes aux lanternes en acier
Qu'il est charmant cet éclairage
Feu d'artifice meurtrier
Mais on s'amuse avec courage
Deux fusants rose éclatement
Comme deux seins que l'on dégrafe
Tendent leurs bouts insolemment
Il sut aimer Quelle épitaphe
Un poète dans la forêt
Regarde avec indifférence
Son revolver au cran d'arrêt
Des roses mourir d'espérance
Roses d'un parc abandonné
Et qu'il cueillit à la fontaine
Au bout du sentier détourné
Où chaque soir il se promène
Il songe aux roses de Sâdi
Et soudain sa tête se penche
Car une rose lui redit
La molle courbe d'une hanche
L'air est plein d'un terrible alcool
Filtré des étoiles mi-closes
Les obus pleurent dans leur vol
La mort amoureuse des roses
Guillaume Apollinaire
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Les documents complémentaires :
Corpus sur l’engagement
Homère, Iliade, chant XXIV, v.723-746. Traduction de Bareste, 1843.
Andromaque, en tenant dans ses mains la tête du valeureux Hector, commence les
gémissements en disant : « Cher époux, tu es mort à la fleur de ton âge, et tu me laisses veuve dans ton
palais ! Ce fils si jeune, que nous fûmes assez malheureux pour mettre au monde, ne parviendra
jamais jusqu’à l’adolescence ; car, avant ce temps, notre ville sera précipitée du haut de son faîte.
Hector, tu n’es plus, toi le défenseur d’Ilion, toi le protecteur de notre belle cité, toi le sauveur des
Troyennes et de leurs jeunes enfants ! Bientôt, sans doute, nos ennemis nous entraîneront sur leurs
navires et nous réduiront toutes à l’esclavage. Ils t’emmèneront aussi, ô mon fils ; ils te soumettront à
des travaux avilissants et grossiers, et tu seras sous les ordres d’un maître cruel. Peut-être bien aussi
qu’ils t’arracheront de mes bras pour te précipiter du haut des tours, afin de venger par ta mort le
meurtre d’un frère, d’un père ou d’un fils ; car Hector ne pardonnait jamais à ses adversaires, et il a
privé de la vie un grand nombre d’Achéens. Voilà pourquoi tout le peuple le pleure maintenant dans
Ilion. Cher époux, ta mort plonge tes parents dans la tristesse, et elle me réserve à moi des douleurs
profondes ! Hélas ! tu ne m’as point tendu la main en rendant le dernier soupir ; tu ne m’as point
adressé tes dernières paroles, ces ordres sacrés dont je me serais souvenu et que j’aurais répétés sans
cesse la nuit et le jour en répandant des larmes ! » Ainsi gémit Andromaque, et ses femmes pleurent
autour d’elle.
Homère, Iliade, chant XXIV, v.723-746. Traduction de Bareste, 1843.
De la France qui meurt fut un autre portrait.
Victor HUGO Le Pape Un champ de bataille (extraits)
Mais quel est donc le bras qui tend cet arc affreux ?
Pourquoi ces hommes-ci s’égorgent-ils entr’eux ?
Quoi ! peuple contre peuple ! ô nations trompées !
De quel droit avez-vous les mains pleines d’épées ?
Que faites-vous ici ? Qu’est-ce que ces pavois ?
Que veulent ces canons ? Hommes que j’entrevois,
Dans l’assourdissement des trompettes farouches,
Plus forts que des lions et plus vains que des mouches,
Pour le plaisir de qui vous exterminez-vous ?
Tous n’avez qu’un seul droit, c’est de vous aimer tous...
(…)
Vous êtes des pantins que des fils font agir ;
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On vous met dans la main une lame pointue,
Vous ne connaissez pas celui pour qui l’on tue,
Vous ne connaissez pas celui que vous tuerez.
Est-ce vous qui tuerez ? est-ce vous qui mourrez ?
Vous l’ignorez. Demain, la mort ouvrant son aile,
Vous entrerez dans l’ombre en foule, pêle-mêle,
Sans que vous puissiez dire au sépulcre pourquoi.
Oui, du moment que c’est décrété par un roi,
Par un czar, un porteur quelconque de couronne,
Sans rien comprendre au bruit menteur qui l’environne,
A tâtons, sans Savoir si l’on est un bandit,
On n’écoute plus rien ; battez, tambours, c’est dit ;
Vite, il faut qu’on se heurte, il faut qu’on se rencontre,
Qu’un aveugle soit pour parce qu’un sourd est contre !
Vous mourez pour vos rois. Eux, ils ne sont pas là.
Et vous avez quitté vos femmes pour cela !...(…)
« Le mal » Arthur Rimbaud
Tandis que les crachats rouges de la mitraille
Sifflent tout le jour par l’infini du ciel bleu ;
Qu’écarlates ou verts, près du Roi qui les raille,
Croulent les bataillons en masse dans le feu ;
Tandis qu’une folie épouvantable broie
Et fait de cent milliers d’hommes un tas fumant ;
– Pauvres morts ! dans l’été, dans l’herbe, dans ta joie,
Nature ! ô toi qui fis ces hommes saintement !…
– Il est un Dieu, qui rit aux nappes damassées
Des autels, à l’encens, aux grands calices d’or ;
Qui dans le bercement des hosannah s’endort,
Et se réveille, quand des mères, ramassées
Dans l’angoisse, et pleurant sous leur vieux bonnet noir,
Lui donnent un gros sou lié dans leur mouchoir !
J'y chanterai tes seins d'une déesse dignes
Le lilas va fleurir Je chanterai tes yeux
où danse tout un choeur d'angelots gracieux
Le lilas va fleurir ô printemps sérieux
Mon coeur flambe pour toi comme une cathédrale
Et de l'immense amour sonne la générale
Pauvre coeur mon amour Daigne écouter le râle
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Qui monte de ma vie à ta grande beauté
Je t'envoie un obus plein de fidélité
Et que t'atteigne ô Lou mon baiser éclaté
Boris Vian « Le déserteur »
Monsieur le Président
Je vous fais une lettre
Que vous lirez peut-être
Si vous avez le temps
Je viens de recevoir
Mes papiers militaires
Pour partir à la guerre
Avant mercredi soir
Monsieur le Président
Je ne veux pas la faire
Je ne suis pas sur terre
Pour tuer des pauvres gens
C’est pas pour vous fâcher
Il faut que je vous dise
Ma décision est prise
Je m’en vais déserter
Depuis que je suis né
J’ai vu mourir mon père
J’ai vu partir mes frères
Et pleurer mes enfants
Ma mère a tant souffert
Elle est dedans sa tombe
Et se moque des bombes
Et se moque des vers
Quand j’étais prisonnier
On m’a volé ma femme
On m’a volé mon âme
Et tout mon cher passé
Demain de bon matin
Je fermerai ma porte
Au nez des années mortes
J’irai sur les chemins
Je mendierai ma vie
Sur les routes de France
De Bretagne en Provence
Et je dirai aux gens :
Refusez d’obéir
Refusez de la faire
N’allez pas à la guerre
Refusez de partir
S’il faut donner son sang
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Allez donner le vôtre
Vous êtes bon apôtre
Monsieur le Président
Si vous me poursuivez
Prévenez vos gendarmes
Que je n’aurai pas d’armes
Et qu’ils pourront tirer
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Histoire des arts
La guerre en peinture
Paolo Uccello, Paolo di Dono, dit (1397-1475), La Bataille de San Romano
"Les horreurs de la guerre", par Rubens (1637)
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« La Guerre" d’Otto Dix
La partie de cartes, huile sur toile, 1917• Crédits : Fernand Léger
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Cinéma : Apocalypse now de F F Coppola (1979)
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Séquence 2 : Les Fêtes galantes de Paul Verlaine
Les Lectures analytiques VERLAINE : Clair de lune (1869)
Votre âme est un paysage choisi
Que vont charmant masques et bergamasques
Jouant du luth et dansant et quasi
Tristes sous leurs déguisements fantasques
Tout en chantant sur le mode mineur
L'amour vainqueur et la vie opportune,
Ils n'ont pas l'air de croire à leur bonheur
Et leur chanson se mêle au clair de lune,
Au calme clair de lune triste et beau,
Qui fait rêver les oiseaux dans les arbres
Et sangloter d'extase les jets d'eau,
les grands jets d'eau sveltes parmi les marbres
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VERLAINE "A la promenade", Fêtes galantes (1869)
Le ciel si pâle et les arbres si grêles
Semblent sourire à nos costumes clairs
Qui vont flottant légers, avec des airs
De nonchalance et des mouvements d'ailes.
Et le vent doux ride l'humble bassin,
Et la lueur du soleil qu'atténue
L'ombre des bas tilleuls de l'avenue
Nous parvient bleue et mourante à dessein.
Trompeurs exquis et coquettes charmantes,
Cœurs tendres, mais affranchis du serment,
Nous devisons délicieusement,
Et les amants lutinent les amantes,
De qui la main imperceptible sait
Parfois donner un soufflet, qu'on échange
Contre un baiser sur l'extrême phalange
Du petit doigt, et comme la chose est
Immensément excessive et farouche,
On est puni par un regard très sec,
Lequel contraste, au demeurant, avec
La moue assez clémente de la bouche.
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"Colloque sentimental" Verlaine, Fêtes galantes, 1869
Dans le vieux parc solitaire et glacé,
Deux formes ont tout à l'heure passé.
Leurs yeux sont morts et leurs lèvres sont molles,
Et l'on entend à peine leurs paroles.
Dans le vieux parc solitaire et glacé,
Deux spectres ont évoqué le passé.
- Te souvient-il de notre extase ancienne?
- Pourquoi voulez-vous donc qu'il m'en souvienne ?
- Ton cœur bat-il toujours à mon seul nom ?
Vois-tu toujours mon âme en rêve? - Non.
Ah! les beaux jours de bonheur indicible
Où nous joignions nos bouches! - C'est possible.
- Qu'il était bleu, le ciel, et grand, l'espoir !
L'espoir a fui, vaincu, vers le ciel noir.
Tels ils marchaient dans les avoines folles,
Et la nuit seule entendit leurs paroles.
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Les documents complémentaires : Corpus autour de la modernité
« Correspondances » de BAUDELAIRE, Les Fleurs du Mal, 1857
La Nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles ;
L'homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l'observent avec des regards familiers.
Comme de longs échos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme la clarté,
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.
Il est des parfums frais comme des chairs d'enfants,
Doux comme les hautbois, verts comme les prairies,
- Et d'autres, corrompus, riches et triomphants,
Ayant l'expansion des choses infinies,
Comme l'ambre, le musc, le benjoin et l'encens,
Qui chantent les transports de l'esprit et des sens.
« Art poétique » de VERLAINE, Jadis et Naguère, 1885
À Charles Morice
De la musique avant toute chose,
Et pour cela préfère l'Impair
Plus vague et plus soluble dans l'air,
Sans rien en lui qui pèse ou qui pose.
Il faut aussi que tu n'ailles point
Choisir tes mots sans quelque méprise
Rien de plus cher que la chanson grise
Où l'Indécis au Précis se joint.
C'est des beaux yeux derrière des voiles
C'est le grand jour tremblant de midi,
C'est par un ciel d'automne attiédi
Le bleu fouillis des claires étoiles!
Car nous voulons la Nuance encor,
Pas la Couleur, rien que la nuance!
Oh! la nuance seule fiance
Le rêve au rêve et la flûte au cor !
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Fuis du plus loin la Pointe assassine,
L'Esprit cruel et le Rire impur,
Qui font pleurer les yeux de l'Azur
Et tout cet ail de basse cuisine !
Prends l'éloquence et tords-lui son cou !
Tu feras bien, en train d'énergie,
De rendre un peu la Rime assagie.
Si l'on n'y veille, elle ira jusqu'où ?
Ô qui dira les torts de la Rime ?
Quel enfant sourd ou quel nègre fou
Nous a forgé ce bijou d'un sou
Qui sonne creux et faux sous la lime ?
De la musique encore et toujours !
Que ton vers soit la chose envolée
Qu'on sent qui fuit d'une âme en allée
Vers d'autres cieux à d'autres amours.
Que ton vers soit la bonne aventure
Eparse au vent crispé du matin
Qui va fleurant la menthe et le thym...
Et tout le reste est littérature.
« Manifeste du symbolisme » MOREAS, 1886
Ennemie de l'enseignement, la déclamation, la fausse sensibilité, la description objective, la poésie symbolique
cherche à vêtir l’Idée d'une forme sensible qui, néanmoins, ne serait pas son but à elle-même, mais qui, tout en
servant à exprimer l'Idée, demeurerait sujette. L'Idée, à son tour, ne doit point se laisser voir privée des
somptueuses simarres des analogies extérieures ; car le caractère essentiel de l'art symbolique consiste à ne jamais
aller jusqu'à la concentration de l'Idée en soi. Ainsi, dans cet art, les tableaux de la nature, les actions des humains,
tous les phénomènes concrets ne sauraient se manifester eux-mêmes ; ce sont là des apparences sensibles destinées
à représenter leurs affinités ésotériques avec des Idées primordiales.
L'accusation d'obscurité lancée contre une telle esthétique par des lecteurs à bâtons rompus n'a rien qui puisse
surprendre. Mais qu'y faire ? Les Pythiques de Pindare, l’Hamlet de Shakespeare, la Vita Nuova de Dante, le Second
Faust de Goethe, la Tentation de Saint-Antoine de Flaubert ne furent-ils pas aussi taxés d'ambiguïté ?
Pour la traduction exacte de sa synthèse, il faut au symbolisme un style archétype et complexe ; d'impollués
vocables, la période qui s'arc-boute alternant avec la période aux défaillances ondulées, les pléonasmes significatifs,
les mystérieuses ellipses, l'anacoluthe en suspens, tout trop hardi et multiforme ; enfin la bonne langue – instaurée
et modernisée –, la bonne et luxuriante et fringante langue française d'avant les Vaugelas et les Boileau-Despréaux,
la langue de François Rabelais et de Philippe de Commines, de Villon, de Ruteboeuf et de tant d'autres écrivains
libres et dardant le terme acut du langage, tels des Toxotes de Thrace leurs flèches sinueuses.
Le Rythme : l'ancienne métrique avivée ; un désordre savamment ordonné ; la rime illucescente et martelée
comme un bouclier d'or et d'airain, auprès de la rime aux fluidités absconses ; l'alexandrin à arrêts multiples et
mobiles ; l'emploi de certains nombres premiers – sept, neuf, onze, treize – résolus en les diverses combinaisons
rythmiques dont ils sont les sommes.
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Histoire des arts : le pèlerinage à l’île de Cythère de Watteau
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Séquence 3 : La mise en abyme au théâtre
Les Lectures analytiques
ACTE V , scène 5, L’Illusion comique, de Pierre Corneille .
Depuis dix ans, Pridamant est sans nouvelle de son fils Clindor. Il se rend auprès du magicien Alcandre dans l’espoir de le retrouver. Celui-ci fait apparaître Clindor en riche seigneur et Pridamant suit ses aventures. Nous sommes à la dernière scène de la pièce : Clindor vient de mourir mais dans un coup de théâtre il réapparaît, attablé avec ennemis et amis à compter de l’argent … Pridamant. Que vois-je ? Chez les morts compte-t-on de l' argent ? Alcandre. Voyez si pas un d' eux s' y montre négligent. Pridamant. Je vois Clindor ! Ah dieux ! Quelle étrange surprise ! Je vois ses assassins, je vois sa femme et Lyse ! Quel charme en un moment étouffe leurs discords, pour assembler ainsi les vivants et les morts ? Alcandre. Ainsi tous les acteurs d' une troupe comique, leur poëme récité, partagent leur pratique : l' un tue, et l' autre meurt, l' autre vous fait pitié ; mais la scène préside à leur inimitié. Leurs vers font leurs combats, leur mort suit leurs paroles, et, sans prendre intérêt en pas un de leurs rôles, le traître et le trahi, le mort et le vivant, se trouvent à la fin amis comme devant. Votre fils et son train ont bien su, par leur fuite, d' un père et d' un prévôt éviter la poursuite ; mais tombant dans les mains de la nécessité, ils ont pris le théâtre en cette extrémité. Pridamant. Mon fils comédien ! Alcandre. D' un art si difficile tous les quatre, au besoin, ont fait un doux asile ; et depuis sa prison, ce que vous avez vu, son adultère amour, son trépas imprévu, n' est que la triste fin d' une pièce tragique qu' il expose aujourd' hui sur la scène publique, par où ses compagnons en ce noble métier ravissent à Paris un peuple tout entier. Le gain leur en demeure, et ce grand équipage, dont je vous ai fait voir le superbe étalage, est bien à votre fils, mais non pour s' en parer qu' alors que sur la scène il se fait admirer. Pridamant.
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J' ai pris sa mort pour vraie, et ce n' étoit que feinte ; mais je trouve partout mêmes sujets de plainte. Est-ce là cette gloire, et ce haut rang d' honneur où le devoit monter l' excès de son bonheur ? Alcandre. Cessez de vous en plaindre. à présent le théâtre est en un point si haut que chacun l' idolâtre, et ce que votre temps voyoit avec mépris est aujourd' hui l' amour de tous les bons esprits, l' entretien de Paris, le souhait des provinces, le divertissement le plus doux de nos princes, les délices du peuple, et le plaisir des grands : il tient le premier rang parmi leurs passe-temps ; et ceux dont nous voyons la sagesse profonde par ses illustres soins conserver tout le monde, trouvent dans les douceurs d' un spectacle si beau de quoi se délasser d' un si pesant fardeau. Même notre grand roi, ce foudre de la guerre, dont le nom se fait craindre aux deux bouts de la terre, le front ceint de lauriers, daigne bien quelquefois prêter l' oeil et l' oreille au théâtre françois : c' est là que le Parnasse étale ses merveilles ; les plus rares esprits lui consacrent leurs veilles ; et tous ceux qu' Apollon voit d' un meilleur regard de leurs doctes travaux lui donnent quelque part. D' ailleurs, si par les biens on prise les personnes, le théâtre est un fief dont les rentes sont bonnes ; et votre fils rencontre en un métier si doux plus d' accommodement qu' il n' eût trouvé chez vous. Défaites-vous enfin de cette erreur commune, et ne vous plaignez plus de sa bonne fortune.
Pridamant. Je n' ose plus m' en plaindre, et vois trop de combien le métier qu' il a pris est meilleur que le mien. Il est vrai que d' abord mon âme s' est émue : j' ai cru la comédie au point où je l' ai vue ; j' en ignorois l' éclat, l' utilité, l' appas, et la blâmois ainsi, ne la connoissant pas ; mais depuis vos discours mon coeur plein d' allégresse a banni cette erreur avecque sa tristesse. Clindor a trop bien fait.
Alcandre. N' en croyez que vos yeux.
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L’Echange de Paul Claudel, la tirade de Lechy, (1ère version, 1893-1894)
Dans l'Échange, pièce créée en 1893-1894 et dont l'action se passe en Amérique, Paul Claudel
(1868-1955) met en scène une actrice, Lechy Elbernon.
LECHY ELBERNON
Je suis actrice, vous savez. Je joue sur le théâtre. Le théâtre. Vous ne savez pas ce que c'est ?
MARTHE
Non.
LECHY ELBERNON
Il y a la scène et la salle. Tout étant clos, les gens viennent là le soir, et ils sont assis par rangées les
uns derrière les autres, regardant.
MARTHE
Quoi ? Qu'est-ce qu'ils regardent, puisque tout est fermé ?
LECHY ELBERNON
Ils regardent le rideau de la scène. Et ce qu'il y a derrière quand il est levé. Et il arrive quelque
chose sur la scène comme si c'était vrai.
MARTHE
Mais puisque ce n'est pas vrai ! C'est comme les rêves que l'on fait quand on dort.
LECHY ELBERNON
C'est ainsi qu'ils viennent au théâtre la nuit.
THOMAS POLLOCK NAGEOIRE
Elle a raison. Et quand ce serait vrai encore, qu'est-ce que cela me fait ?
LECHY ELBERNON
Je les regarde, et la salle n'est rien que de la chair vivante et habillée.
Et ils garnissent les murs comme des mouches, jusqu'au plafond.
Et je vois ces centaines de visages blancs.
L'homme s'ennuie, et l'ignorance lui est attachée depuis sa naissance.
Et ne sachant de rien comment cela commence ou finit, c'est pour cela qu'il va au théâtre.
Et il se regarde lui-même, les mains posées sur les genoux.
Et il pleure et il rit, et il n'a point envie de s'en aller.
Et je les regarde aussi, et je sais qu'il y a là le caissier qui sait que demain.
On vérifiera les livres, et la mère adultère dont l'enfant vient de tomber malade.
Et celui qui vient de voler pour la première fois, et celui qui n'a rien fait de tout le jour.
Et ils regardent et écoutent comme s'ils dormaient.
MARTHE
L’œil est fait pour voir et l'oreille
Pour entendre la vérité.
LECHY ELBERNON
Qu'est-ce que la vérité? Est-ce qu'elle n'a pas dix-sept enveloppes, comme les oignons ?
Qui voit les choses comme elles sont ? L’œil certes voit, l'oreille entend.
Mais l'esprit tout seul connaît. Et c'est pourquoi l'homme veut voir des yeux et connaître des
oreilles.
Ce qu'il porte dans son esprit, - l'en ayant fait sortir.
Et c'est ainsi que je me montre sur la scène.
MARTHE
Est-ce que vous n'êtes point honteuse ?
LECHY ELBERNON
Je n'ai point honte ! mais je me montre, et je suis toute à tous.
Ils m'écoutent et ils pensent ce que je dis ; ils me regardent et j'entre dans leur âme comme dans une
maison vide.
C'est moi qui joue les femmes :
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La jeune fille, et l'épouse vertueuse qui a une veine bleue sur la tempe, et la courtisane trompée.
Et quand je crie, j'entends toute la salle gémir.
Luigi PIRANDELLO, Six personnages en quête d’auteur, 1921
LA BELLE-FILLE
Attendez ! Attendez D’abord, la scène de la fillette au bassin ! (Elle court chercher la Fillette et, s’agenouillant
devant elle, elle lui prend dans les mains son petit visage.) Ma pauvre petite chérie, toi, tu regardes tout çà,
éperdue, avec tes grands beaux yeux: Dieu sait où tu crois être ! Nous sommes sur un plateau de théâtre, ma
chérie I Qu’est-ce que c’est, un plateau ? Mais, tu vois? C’est un lieu où l’on joue à jouer pour de vrai. On y
joue la comédie. Et nous deux, maintenant, on va jouer la comédie. Pour de vrai, tu sais ! Toi aussi... (Elle
l’étreint, la serrant sur sa poitrine et la berçant un peu.) Oh, ma petite chérie, ma petite chérie, la vilaine
comédie que tu vas jouer ! l’horrible chose qu’on a imaginée pour toi ! Ce jardin, ce bassin... Oh, bien sûr, ce
n’est pas un vrai bassin ! Le malheur, ma chérie, c’est qu’ici tout est faux ! Ah, mais oui, peut-être que toi, ma
petite Rosetta, qui es une enfant, tu aimes mieux un faux bassin qu’un vrai : pour pouvoir jouer dedans, hein ?
Mais non, pour les autres ce sera un jeu, mais, hélas ! pas pour toi qui es vraie, mon amour, et qui joues pour de
vrai dans un vrai bassin, un grand bassin, tout vert, avec des tas de bambous qui y font de l’ombre, et avec des
tas, des tas de petits canards qui nagent dessus, fendant cette ombre...
Luigi PIRANDELLO, Six personnages en quête d’auteur, 1921.
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Les documents complémentaires : Corpus sur la mise en abyme au théâtre
Hamlet Acte III, Scène 2 de SHAKESPEARE (1602)
La grande salle du château
Au fond, La scène dressée.
Entrent Hamlet et trois des comédiens
HAMLET, au premier comédien.
« Dites ce texte à la façon dont je vous l’ai lu, n’est-ce pas, d’une voix déliée et avec
aisance, car si vous le déclamiez comme font tant de nos acteurs, mieux vaudrait que je
le confie au crieur public. Et n’allez pas fendre l’air avec votre main comme ceci, mais
soyez mesurés en tout, car dans le torrent, dans la tempête, dans l’ouragan, dirai-je
même, de la passion, vous devez trouver et faire sentir une sorte de retenue qui
l’adoucisse. Oh ! cela me blesse jusque dans l’âme, d’entendre ces grands étourneaux sous
leurs perruques mettre en pièces, oui en lambeaux, et casser les oreilles du parterre qui
ne sait d’ailleurs apprécier le plus souvent que les pantomimes inexplicables et le fracas !
Je voudrais le fouet pour ces gaillards qui en rajoutent à Termagant (1) et qui
renchérissent sur Hérode (1). Evitez cela, je vous prie.
LE PREMIER COMEDIEN
J’en fais la promesse à Votre Honneur.
HAMLET
Ne soyez pas non plus trop guindés, fiez-vous plutôt à votre jugement et réglez le geste
sur la parole et la parole sur le geste en vous gardant surtout de ne jamais passer outre à
la modération naturelle car tout excès de cette sorte s’écarte de l’intention du théâtre
dont l’objet a été dès l’origine, et demeure encore, de présenter pour ainsi dire un miroir
à la nature et de montrer à la vertu son portrait, à l’ignominie son visage, et au siècle
même et à la société de ce temps quels sont leur aspect et leurs caractères. ».
1) Termagant, un prétendu Dieu des Musulmans et Hérode, roi de Judée étaient des
personnages des mystères (pièces religieuses qui retraçaient des épisodes de la
Bible).
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L’Impromptu de Versailles de Molière (1663)
MOLIÈRE : J'avais songé une comédie où il y aurait eu un poète, que j'aurais représenté moi-même,
qui serait venu pour offrir une pièce à une troupe de comédiens nouvellement arrivés de la campagne.
"Avez-vous, aurait-il dit, des acteurs et des actrices qui soient capables de bien faire valoir un
ouvrage, car ma pièce est une pièce. - Eh ! Monsieur, auraient répondu les comédiens, nous avons des
hommes et des femmes qui ont été trouvés raisonnables partout où nous avons passé. - Et qui fait les
rois parmi vous ? - Voilà un acteur qui s'en démêle parfois. - Qui ? ce jeune homme bien fait ? Vous
moquez-vous ? Il faut un roi qui soit gros et gras comme quatre, un roi, morbleu ! qui soit entripaillé
comme il faut, un roi d'une vaste circonférence, et qui puisse remplir un trône de la belle manière. La
belle chose qu'un roi d'une taille galante ! Voilà déjà un grand défaut ; mais que je l'entende un peu
réciter une douzaine de vers." Là-dessus le comédien aurait récité, par exemple, quelques vers du roi
de Nicomède : Te le dirai-je, Araspe ? Il m'a trop bien servi ; Augmentant mon pouvoir le plus
naturellement qu'il aurait été possible. Et le poète : "Comment ? Vous appelez cela réciter ? C'est se
railler : il faut dire les choses avec emphase. Écoutez-moi. (Imitant Montfleury, excellent acteur de
l'Hôtel de Bourgogne.) Te le dirai-je, Araspe ? Etc.
Voyez-vous cette posture ? Remarquez bien cela. Là, appuyez comme il faut le dernier vers. Voilà ce
qui attire l'approbation, et fait faire le brouhaha.
Les acteurs de bonne foi de MARIVAUX, scène IV (1757)
La scène est dans une maison de campagne de Madame Argante. [Merlin, Colette, Lisette et Blaise
répètent puis jouent une comédie écrite par le premier. Du moins ils essayent.]
Merlin, Colette, (Lisette et Blaise, assis.)
Merlin. - Bonjour, ma belle enfant : je suis bien sûr que ce n'est pas moi que vous cherchez.
Colette. - Non, Monsieur Merlin ; mais ça n'y fait rien ; je suis bien aise de vous y trouver.
Merlin. - Et moi, je suis charmé de vous rencontrer, Colette.
Colette. - Ca est bien obligeant.
Merlin. - Ne vous êtes-vous pas aperçu du plaisir que j'ai à vous voir ?
Colette. - Oui, mais je n'ose pas bonnement m'apercevoir de ce plaisir-là, à cause que j'y en prenrais
aussi.
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Merlin, interrompant. - Doucement, Colette ; il n'est pas décent de vous déclarer si vite.
Colette. - Dame ! comme il faut avoir de l'amiquié pour vous dans cette affaire-là, j'ai cru qu'il n'y
avait point de temps à perdre.
Merlin. - Attendez que je me déclare tout à fait, moi.
Blaise, interrompant de son siège. - Voyez en effet comme alle se presse : an dirait qu'alle y va de bon
jeu, je crois que ça m'annonce du guignon.
Lisette, assise et interrompant. - Je n'aime pas trop cette saillie-là, non plus.
Merlin. - C'est qu'elle ne sait pas mieux faire.
Colette. - Eh bien ! velà ma pensée tout sens dessus dessous ; pisqu'ils me blâmont, je sis trop timide
pour aller en avant, s'ils ne s'en vont pas.
Merlin. - Eloignez-vous donc pour l'encourager.
Blaise, se levant de son siège. - Non, morguié, je ne veux pas qu'alle ait du courage, moi ; je veux tout
entendre.
Lisette, assise et interrompant. - Il est vrai, m'amie, que vous êtes plaisante de vouloir que nous nous
en allions.
Colette. - Pourquoi aussi me chicanez-vous ?
Blaise, interrompant, mais assis. - Pourquoi te hâtes-tu tant d'être amoureuse de Monsieur Merlin ?
Est-ce que tu en sens de l'amour ?
Colette. - Mais, vrament ! je sis bien obligée d'en sentir pisque je sis obligée d'en prendre dans la
comédie. Comment voulez-vous que je fasse autrement ?
Lisette, assise, interrompant. - Comment ! vous aimez réellement Merlin !
Colette. - Il faut bien, pisque c'est mon devoir.
Merlin, à Lisette. - Blaise et toi, vous êtes de grands innocents tous deux ; ne voyez-vous pas qu'elle
s'explique mal ? Ce n'est pas qu'elle m'aime tout de bon ; elle veut dire seulement qu'elle doit faire
semblant de m'aimer ; n'est-ce pas, Colette ?
Colette. - Comme vous voudrez, Monsieur Merlin.
Merlin. - Allons, continuons, et attendez que je me déclare tout à fait, pour vous montrer sensible à
mon amour.
Colette. - J'attendrai, Monsieur Merlin ; faites vite.
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Kean de Jean Paul SARTRE (1954), adaptation de la pièce de Dumas
[ Dans sa première version, cette œuvre était sous-titrée « Désordre et génie ».
A Londres, Kean, acteur célèbre, joue Othelllo, de Shakespeare. 0thello, jaloux, tue se femme;
Desdémone, en l'étouffant avec un oreiller. Or, dans la salle, se trouve Eléna, la femme du comte,
ambassadeur du Danemark, et Kean en est amoureux, Maisil la croit convoitée par le prince de Glles,
assis à côté d'elle. Soudain Kean, depuis la scène, s'adresse à eux.]
KEAN. [ ... ] (Tourné vers Eléna). Vous, Madame, pourquoi ne joueriez-vous pas Desdémone ? Je vous
étranglerais si gentiment ? (Élevant l'oreiller au-dessus de sa tête.) Mesdames, Messieurs, l'arme du
crime. Regardez ce que j'en fais. (Il le jette devant l'avant-scène, juste aux pieds d'Eléna.) A la plus
belle. Cet oreiller, c'est mon coeur ; mon cœur de lâche tout blanc : pour qu'elle pose dessus ses
petits pieds. (A Anna.) Va chercher Cassio, ton amant : il pourra désormais te cajoler sous mes yeux1.
(Se frappant la poitrine.) Cet homme n'est pas dangereux. C'est à tort qu'on prenait Othello pour un
grand cocu royal. Je suis un co ... co... un... co ... co ... mique. (Rires. Au prince de Galles.) Eh bien,
Monseigneur, je vous l'avais prédit : pour une fois qu'il me prend une vraie colère, c'est l'emboîtage.
(Les sifflets redoublent : « A bas Kean ! A bas l'acteur ! » Il fait un pas vers le public et le regarde.
Les sifflets cessent.) Tous, alors ? Tous contre moi ? Quel honneur ! Mais pourquoi ? Mesdames,
Messieurs, si vous me permettez une question. Qu'est-ce que je vous ai fait ? Je vous connais tous
mais c'est la première fois que je vous vois ces gueules d'assassins. Est-ce que ce sont vos vrais
visages ? Vous veniez ici chaque soir et vous jetiez des bouquets sur la scène en criant bravo. J'avais
fini par croire que vous m'aimiez... Mais dites donc, mais dites donc : qui applaudissiez-vous ? Hein ?
Othello ? Impossible : c'est un fou sanguinaire. Il faut donc que ce soit Kean. « Notre grand Kean,
notre cher Kean, notre Kean national ».Eh bien le voilà, votre Kean ! (Il tire un mouchoir de sa poche
et se frotte le visage. Des traces livides apparaissent.) Oui, voilà l'homme. Regardez-le. Vous
n'applaudissez pas ? (Sifflets.) C'est curieux, tout de même : vous n'aimez que ce qui est faux.
LORD MEWILL, de sa loge. — Cabotin !
KEAN . — Qui parle ? Eh ! Mais c'est Mewill3 (Il s'approche de la loge.) J'ai flanché tout à l'heure
parce que les princes m'intimident, mais je te préviens que les punaises ne m'intimident pas. Si tu ne
fermes pas ta grande gueule, je te prends entre deux ongles et je te fais craquer. Comme ça. (Il fait
le geste. Le public se tait.) Messieurs dames, bonsoir. Roméo, Lear et Macbeth4 se rappellent à votre
bon souvenir : moi je vais les rejoindre et je leur dirai bien des choses de votre part. Je retourne
dans l'imaginaire où m'attendent mes superbes colères. Cette nuit, Mesdames, Messieurs, je serai
Othello, chez moi, à bureaux fermés5, et je tuerai pour de bon. Evidemment, si vous m'aviez aimé...
Mais il ne faut pas trop demander, n'est-ce pas ? A propos, j'ai eu tort, tout à l'heure, de vous parler
de Kean. Kean est mort en bas âge. (Rires.) Taisez-vous donc, assassins, c'est vous qui l'avez tué !
C'est vous qui avez pris un enfant pour en faire un monstres ! (Silence effrayé du public.) Voilà ! C'est
parfait : du calme, un silence de mort. Pourquoi siffleriez-vous . il n'y a personne en scène. Personne.
Ou peut-être un acteur en train de jouer Kean dans le rôle d'Othello. Tenez, je vais vous faire un aveu
: je n'existe pas vraiment, je fais semblant. Pour vous plaire, Messieurs, Mesdames, pour vous plaire.
Et je... (Il hésite et puis, avec un geste « A quoi bon ! ».)... c'est tout.
Il s'en va, à pas lents, dans le silence ; sur scène tous les personnages sont figés de stupeur.
Salomon7 sort de son trou, fait un geste désolé au public et crie en coulisse :
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SALOMON. — Rideau ! voyons ! Rideau !
UN MACHINISTE. — J'étais allé chercher le médecin de service.
SALOMON. — Baisse le rideau, je te dis... (Il s'avance vers le public.) Mesdames et Messieurs... la
représentation ne peut continuer. Le soleil de l'Angleterre s'est éclipsé : le célèbre, l'illustre, le
sublime Kean vient d'être atteint d'un accès de folie.
Bruit dans le public. Le comte réveillé en sursaut se frotte les yeux.
LE COMTE. — C'est fini ? Eh bien, Monseigneur, comment trouvez-vous Kean ?
LE PRINCE, du ton que l'on prend pour féliciter un acteur de son jeu. — Il a été tout simplement
admirable.
1 Anna joue Desdémone. Cassio est, dans la pièce de Shakespeare, celui qu'Othello pense être son amant ; de
même, Kean suspecte le prince et Eléna.
2 emboîtage : action de siffler un acteur, une pièce.
3.Mewill: un aristocrate, convoitant Anna, la partenaire de Kean, humilié par ce dernier, mais qui, au nom de son
rang, avait refusé de se battre avec un acteur.
4. Ce sont des personnages du théâtre de Shakespeare au destin fatal : Roméo, grand amoureux ; le roi Lear
d'une part, et Macbeth, souverain usurpateur, d'autre part, sont tous deux en proie à la violence de leurs
tourments.
5 à bureaux fermés: donc, sans public.
6.Enfant, Kean était un saltimbanque des rues.
7. Salomon est à la fois le valet, le confident, et le souffleur de Kean.
27
« Au théâtre » de Daumier (vers 1860)
28
La Rose pourpre du Caire de W ALLEN
29
30
Séquence 4 : Le Triomphe de l’amour de MARIVAUX
Les Lectures analytiques Le Triomphe de l’amour, de Marivaux, Acte I, Scène 1
COMÉDIE EN TROIS ACTES ET EN PROSE, Représentée pour la première fois par les comédiens italiens, le 12 mai 1732. PERSONNAGES.
LÉONIDE, princesse de Sparte, sous le nom de Phocion.
CORINE, suivante de Léonide, sous le nom d’Hermidas.
HERMOCRATE, philosophe.
LÉONTINE, sœur d’Hermoc rate.
AGIS, fils de Cléomène ancien roi de Sparte.
DIMAS, jardinier d’Hermocrate.
ARLEQUIN, valet d’Hermocrate.
La scène est dans la maison d’Hermocrate, aux environs de Lacédémone.
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Acte I, Scène première
LÉONIDE, sous le nom de PHOCION ; CORINE, sous le nom d’HERMIDAS
PHOCION : Nous voici, je pense, dans les jardins du philosophe Hermocrate.
HERMIDAS : Mais, Madame, ne trouvera-t-on pas mauvais que nous soyons entrées si hardiment ici, nous qui n’y
connaissons personne ?
PHOCION : Non, tout est ouvert ; et d’ailleurs nous venons pour parler au maître de la maison. Restons dans cette
allée en nous promenant, j’aurai le temps de te dire ce qu’il faut à présent que tu saches.
HERMIDAS : Ah ! il y a longtemps que je n’ai respiré si à mon aise ! Mais, Princesse, faites-moi la grâce tout entière ;
si vous voulez me donner un régal bien complet, laissez-moi le plaisir de vous interroger moi-même à ma fantaisie.
PHOCION : Comme tu voudras.
HERMIDAS : D’abord, vous quittez votre cour et la ville, et vous venez ici avec peu de suite, dans une de vos maisons
de campagne, où vous voulez que je vous suive.
PHOCION : Fort bien.
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HERMIDAS : Et comme vous savez que, par amusement, j’ai appris à peindre, à peine y sommes-nous quatre ou cinq
jours, que, vous enfermant un matin avec moi, vous me montrez deux portraits, dont vous me demandez des copies
en petit et dont l’un est celui d’un homme de quarante-cinq ans, et l’autre celui d’une femme d’environ trente-cinq,
tous deux d’assez bonne mine.
PHOCION : Cela est vrai.
HERMIDAS : Laissez-moi dire : quand ces copies sont finies, vous faites courir le bruit que vous êtes indisposée, et
qu’on ne vous voit pas ; ensuite vous m’habillez en homme, vous en prenez l’attirail vous-même ; et puis nous
sortons incognito toutes deux dans cet équipage-là, vous, avec le nom de Phocion, moi, avec celui d’Hermidas, que
vous me donnez ; et après un quart d’heure de chemin, nous voilà dans les jardins du philosophe Hermocrate, avec
la philosophie de qui je ne crois pas que vous ayez rien à démêler.
PHOCION : Plus que tu ne penses !
HERMIDAS : Or, que veut dire cette feinte indisposition, ces portraits copiés ? Qu’est-ce que c’est que cet homme et
cette femme qu’ils représentent ? Que signifie la mascarade où nous sommes ? Que nous importent les jardins
d’Hermocrate ? Que voulez-vous faire de lui ? Que voulez-vous faire de moi ? Où allons-nous ? Que deviendrons-
nous ? À quoi tout cela aboutira-t-il ? Je ne saurais le savoir trop tôt, car je m’en meurs.
PHOCION : Écoute-moi avec attention. Tu sais par quelle aventure je règne en ces lieux ; j’occupe une place
qu’autrefois Léonidas, frère de mon père, usurpa sur Cléomène son souverain, parce que ce prince, dont il
commandait alors les armées, devint, pendant son absence, amoureux de sa maîtresse, et l’enleva. Léonidas, outré
de douleur, et chéri des soldats, vint comme un furieux attaquer Cléomène, le prit avec la Princesse son épouse, et
les enferma tous deux. Au bout de quelques années, Cléomène mourut, aussi bien que la Princesse son épouse, qui
ne lui survécut que six mois et qui, en mourant, mit au monde un prince qui disparut, et qu’on eut l’adresse de
soustraire à Léonidas, qui n’en découvrit jamais la moindre trace, et qui mourut enfin sans enfants, regretté du
peuple qu’il avait bien gouverné, et qui vit tranquillement succéder son frère, à qui je dois la naissance, et au rang de
qui j’ai succédé moi-même.
HERMIDAS : Oui ; mais tout cela ne dit encore rien de notre déguisement, ni des portraits dont j’ai fait la copie, et
voilà ce que je veux savoir.
PHOCION : Doucement : ce Prince, qui reçut la vie dans la prison de sa mère, qu’une main inconnue enleva dès qu’il
fut né, et dont Léonidas ni mon père n’ont jamais entendu parler, j’en ai des nouvelles, moi.
HERMIDAS : Le ciel en soit loué ! Vous l’aurez donc bientôt en votre pouvoir.
PHOCION : Point du tout ; c’est moi qui vais me remettre au sien.
HERMIDAS : Vous, Madame ! vous n’en ferez rien, je vous jure ; je ne le souffrirai jamais : comment donc ?
PHOCION : Laisse-moi achever. Ce Prince est depuis dix ans chez le sage Hermocrate, qui l’a élevé, et à qui
Euphrosine, parente de Cléomène, le confia, sept ou huit ans après qu’il fut sorti de prison ; et tout ce que je te dis
là, je le sais d’un domestique qui était, il n’y a pas longtemps, au service d’Hermocrate, et qui est venu m’en
informer en secret, dans l’espoir d’une récompense.
HERMIDAS : N’importe, il faut s’en assurer, Madame.
PHOCION : Ce n’est pourtant pas là le parti que j’ai pris ; un sentiment d’équité, et je ne sais quelle inspiration m’en
ont fait prendre un autre. J’ai d’abord voulu voir Agis (c’est le nom du Prince). J’appris qu’Hermocrate et lui se
promenaient tous les jours dans la forêt qui est à côté de mon château. Sur cette instruction, j’ai quitté, comme tu
sais, la ville ; je suis venue ici, j’ai vu Agis dans cette forêt, à l’entrée de laquelle j’avais laissé ma suite. Le domestique
qui m’y attendait me montra ce Prince lisant dans un endroit du bois assez épais. Jusque-là j’avais bien entendu
parler de l’amour ; mais je n’en connaissais que le nom. Figure-toi, Corine, un assemblage de tout ce que les Grâces
ont de noble et d’aimable ; à peine t’imagineras-tu les charmes et de la figure et de la physionomie d’Agis.
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HERMIDAS : Ce que je commence à imaginer de plus clair, c’est que ces charmes-là pourraient bien avoir mis les
nôtres en campagne.
PHOCION : J’oublie de te dire que, lorsque je me retirais, Hermocrate parut ; car ce domestique, en se cachant, me
dit que c’était lui, et ce philosophe s’arrêta pour me prier de lui dire si la Princesse ne se promenait pas dans la
forêt ; ce qui me marqua qu’il ne me connaissait point. Je lui répondis, assez déconcertée, qu’on disait qu’elle y était,
et je m’en retournai au château.
HERMIDAS : Voilà, certes, une aventure bien singulière.
PHOCION : Le parti que j’ai pris l’est encore davantage ; je n’ai feint d’être indisposée et de ne voir personne, que
pour être libre de venir ici ; je vais, sous le nom du jeune Phocion, qui voyage, me présenter à Hermocrate, comme
attiré par l’estime de sa sagesse ; je le prierai de me laisser passer quelque temps avec lui, pour profiter de ses
leçons ; je tâcherai d’entretenir Agis, et de disposer son cœur à mes fins. Je suis née d’un sang qu’il doit haïr ; ainsi je
lui cacherai mon nom ; car de quelques charmes dont on me flatte, j’ai besoin que l’amour, avant qu’il me connaisse,
les mette à l’abri de la haine qu’il a sans doute pour moi.
HERMIDAS : Oui ; mais, Madame, si, sous votre habit d’homme, Hermocrate allait reconnaître cette dame à qui il a
parlé dans la forêt, vous jugez bien qu’il ne vous gardera pas chez lui.
PHOCION : J’ai pourvu à tout, Corine, et s’il me reconnaît, tant pis pour lui ; je lui garde un piège, dont j’espère que
toute sa sagesse ne le défendra pas. Je serai pourtant fâchée qu’il me réduise à la nécessité de m’en servir ; mais le
but de mon entreprise est louable, c’est l’amour et la justice qui m’inspirent. J’ai besoin de deux ou trois entretiens
avec Agis, tout ce que je fais est pour les avoir : je n’en attends pas davantage, mais il me les faut ; et si je ne puis les
obtenir qu’aux dépens du philosophe, je n’y saurais que faire.
HERMIDAS : Et cette sœur qui est avec lui, et dont apparemment l’humeur doit être austère, consentira-t-elle au
séjour d’un étranger aussi jeune et d’aussi bonne mine que vous ?
PHOCION : Tant pis pour elle aussi, si elle me fait obstacle ; je ne lui ferai pas plus de quartier qu’à son frère.
HERMIDAS : Mais, Madame, il faudra que vous les trompiez tous deux ; car j’entends ce que vous voulez dire ; cet
artifice-là ne vous choque-t-il pas ?
PHOCION : Il me répugnerait, sans doute, malgré l’action louable qu’il a pour motif ; mais il me vengera
d’Hermocrate et de sa sœur qui méritent que je les punisse ; qui, depuis qu’Agis est avec eux, n’ont travaillé qu’à lui
inspirer de l’aversion pour moi, qu’à me peindre sous les traits les plus odieux, et le tout sans me connaître, sans
savoir le fond de mon âme, ni tout ce que le ciel a pu y verser de vertueux. C’est eux qui ont soulevé tous les
ennemis qu’il m’a fallu combattre, qui m’en soulèvent encore de nouveaux. Voilà ce que le domestique m’a rapporté
d’après l’entretien qu’il surprit. Eh d’où vient tout le mal qu’ils me font ? Est-ce parce que j’occupe un trône usurpé ?
Mais ce n’est pas moi qui en suis l’usurpatrice. D’ailleurs, à qui l’aurais-je rendu ? Je n’en connaissais pas l’héritier
légitime ; il n’a jamais paru, on le croit mort. Quel tort n’ont-ils donc pas ? Non, Corine, je n’ai point de scrupule à me
faire. Surtout conserve bien la copie des deux portraits que tu as faits qui sont d’Hermocrate et de sa sœur. À ton
égard, conforme-toi à tout ce qui m’arrivera ; et j’aurai soin de t’instruire à mesure de tout ce qu’il faudra que tu
saches.
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Le Triomphe de l’amour, de Marivaux, Acte II, Scène 3
Agis, Phocion
Agis
Votre cœur partage donc les sentiments du mien ?
Phocion
Mille fois plus que je ne saurais vous le dire !
Agis
Laissez-moi vous en demander une preuve : voilà la première fois que je goûte le charme de l’amitié ;
vous avez les prémices de mon cœur, ne m’apprenez point la douleur dont on est capable quand on perd
son ami.
Phocion
Moi ! vous l’apprendre ! Agis ; eh ! le- pourrais-je sans en être la victime !
Agis
Que je suis touché de votre réponse ! Ecoutez le reste : souvenez- vous que vous m’avez dit qu’il ne
tiendrait qu’à moi de vous voir toujours, et sur ce pied là voici ce que j’imagine.
Phocion
Voyons.
Agis
Je ne saurais si tôt quitter ces lieux, d’importantes raisons que vous saurez quelque jour, m’en
empêchent ; mais vous, Phocion, qui êtes le maître de votre sort, attendez ici que je puisse décider du
mien : demeurez près de nous pour quelque temps ; vous y serez dans la solitude, il est vrai ; mais nous
y serons ensemble ; et le monde peut-il rien offrir de plus doux, que le commerce de deux cœurs
vertueux qui s’aiment ?
Phocion
Oui, je vous le promets, Agis : après ce que vous venez de dire, je ne veux plus appeler le monde, que
les lieux où vous serez vous-même.
Agis
Je suis content : les dieux m’ont fait naître dans l’infortune ; mais puisque vous restez, ils s’apaisent ;
et voilà le signal des faveurs qu’ils me réservent.
Phocion
Ecoutez aussi, Agis : au milieu du plaisir que j’ai de vous voir si sensible, il me vient une inquiétude ;
l’amour peut altérer bientôt de si tendres sentiments ; un ami ne tient point contre une maîtresse.
Agis
Moi de l’amour ! Phocion, fasse le ciel que votre âme lui soit aussi inaccessible que la mienne ! Vous ne
me connaissez pas ; mon éducation, mes sentiments, ma raison, tout lui ferme mon cœur ; il a fait le
malheur de mon sang, et je hais, quand j’y songe, jusqu’au sexe qui nous l’inspire.
Phocion, d’un air sérieux.
Quoi ! ce sexe est l’objet de votre haine, Agis ?
Agis
Je le fuirai toute ma vie.
Phocion
Cet aveu change tout entre nous, seigneur : je vous ai promis de demeurer en ces lieux ; mais la bonne
foi me le défend, cela n’est plus possible, et je pars : vous auriez quelque jour des reproches à me
faire ; je ne veux point vous tromper, et je vous rends jusqu’à l’amitié que vous m’aviez accordée.
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Agis
Quel étrange langage me tenez-vous là, Phocion ? D’où vient ce changement si subit ? Qu’ai-je dit qui
puisse vous déplaire ?
Phocion
Rassurez-vous, Agis, vous ne me regretterez point ; vous avez craint de connaître ce que c’est que la
douleur de perdre un ami, je vais l’éprouver bientôt ; mais vous ne la connaîtrez point.
Agis
Moi, cesser d’être votre ami ?
Phocion
Vous êtes toujours le mien, seigneur, mais je ne suis plus le vôtre, je ne suis qu’un des objets de cette
haine, dont vous parliez tout à l’heure.
Agis
Quoi, ce n’est point Phocion ?…
Phocion
Non, seigneur ; cet habit vous abuse, il vous cache une fille infortunée qui échappe sous ce
déguisement à la persécution de la princesse : mon nom est Aspasie ; je suis née d’un sang illustre dont
il ne reste plus que moi. Les biens qu’on m’a laissés, me jettent aujourd’hui dans la nécessité de fuir.
La princesse que je les livre avec ma main à un de ses parents qui m’aime et que je hais. J’appris que,
sur mes refus, elle devait me faire enlever sous de faux prétextes, et je n’ai trouvé d’autre ressource
contre cette violence, que de me sauver sous cet avis, qui me déguise. J’ai entendu parler
d’Hermocrate, et de la solitude qu’il habite, et je venais chez lui sans me faire connaître, tâcher du
moins, pour quelque temps, d’y trouver une retraite. Je vous y ai rencontré, vous m’avez offert votre
amitié, je vous ai vu digne de toute la mienne ; la confiance que je vous marque, est une preuve que je
vous l’ai donnée, et je la conserverai malgré la haine qui va succéder à la votre.
Agis
Dans l’étonnement où vous me jetez, je ne saurais plus moi-même démêler ce que je pense.
Phocion
Et moi je le démêle pour vous : adieu, seigneur ; Hermocrate souhaite que je me retire d’ici ; vous m’y
souffrez avec peine ; mon départ va vous satisfaire tous deux, et je vais chercher des cœurs, dont la
bonté ne me refuse pas un asile.
Agis
Non, Madame, arrêtez… votre sexe est dangereux, il est vrai, mais les infortunés sont trop
respectables.
Phocion
Vous me haïssez, seigneur.
Agis
Non, vous dis-je, arrêtez, Aspasie ; vous êtes dans un état que je plains : je me reprocherais de n’y
avoir pas été sensible ; et je presserai moi-même Hermocrate, s’il le faut, de consentir à votre séjour
ici, vos malheurs m’y obligent.
Phocion
Ainsi vous n’agirez plus que par pitié pour moi : que cette aventure me décourage ! Le jeune seigneur
qu’on veut que j’épouse me paraît estimable ; après tout, plutôt que de prolonger un état aussi
rebutant que le mien, ne vaudrait-il pas mieux me rendre ?
Agis
Je ne vous le conseille pas, Madame, il faut que le cœur et la main se suivent. J’ai toujours entendu
dire, que le sort le plus triste, est d’être uni avec ce qu’on n’aime pas ; que la vie alors est un tissu de
langueurs ; que la vertu même, en nous secourant, nous accable ; mais peut-être sentez-vous, que vous
aimerez volontiers celui qu’on vous propose.
35
Phocion
Non, seigneur ; ma fuite en est une preuve.
Agis
Prenez-y donc garde : surtout, si quelque secret penchant vous prévenait pour un autre ; car peut-
être aimez-vous ailleurs, et ce serait encore pis.
Phocion
Non, vous dis-je ; je vous ressemble ; je n’ai jusqu’ici senti mon cœur, que par l’amitié que j’ai eu pour
vous ; et si vous ne me retiriez pas la vôtre, je ne voudrais jamais d’autre sentiment que celui-là.
Agis, d’un ton embarrassé
Sur ce pied-là, ne vous exposez pas à revoir la princesse ; car je suis toujours le même.
Phocion
Vous m’aimez donc encore ?
Agis
Toujours, Madame, d’autant plus qu’il n’y a rien à craindre ; puisqu’il ne s’agit entre nous que d’amitié,
qui est le seul penchant que je puisse inspirer, et le seul aussi, sans doute, dont vous soyez capable.
Phocion et Agis en même temps
Ah !
36
Le Triomphe de l’amour, de Marivaux, Acte III, Scène 4
Phocion, Arlequin, Dimas
esp
Phocion
Enfin, serai-je libre ? Je suis persuadée qu’Agis attend le moment de pouvoir me parler ; cette haine
qu’il a pour moi, me fait trembler pourtant : mais que veulent encore ces domestiques ?
Arlequin
Je suis votre serviteur, Madame.
Dimas
Je vous saluons, Madame.
Phocion
Doucement donc.
Dimas
N’appriandez rin, je sommes seuls.
Phocion
Que me voulez-vous ?
Arlequin
Une petite bagatelle.
Dimas
Oui, je venons ici tant seulement pour régler nos comptes.
Arlequin
Pour voir comment nous sommes ensemble.
Phocion
Eh de quoi est-il question ? faites vite, car je suis pressée.
Dimas
Ah çà, comme dit stautre, vous avons-je fait de bonne besogne ?
Phocion
Oui, vous m’avez bien servie tous deux.
Dimas
Et voute ouvrage, à vous, est-il avancé ?
Phocion
Je n’ai plus qu’un mot à dire à Agis qui m’attend.
Arlequin
Fort bien ; puisqu’il vous attend, ne nous pressons pas.
Dimas
Parlons d’affaire ; j’avons vendu du noir, que c’est une merveille ! j’avons affronté le tiers et le quart.
Arlequin
Il n’y a point de fripons comparables à nous.
Dimas
J’avons fait un étouffement de conscience qui était bian difficile, et qui est bian méritoire.
Arlequin
Tantôt vous étiez garçon, ce qui n’était pas vrai ; tantôt vous étiez une fille, ce que je ne savons pas.
Dimas
Des amours pour sti-ci, et pis pour stelle-là. J’avons jeté voute cœur à tout le monde, pendant qu’il
n’était à personne de tout ça.
Arlequin
Des portraits pour attraper des visages que vous donneriez pour rien, et qui ont pris le barbouillage
37
de leur mine pour argent comptant.
Phocion
Mais achèverez-vous ? Où cela va-t-il ?
Dimas
Voute manigance est bientôt finie. Combian voulez-vous bailler de la finale ?
Phocion
Que veux-tu dire ?
Arlequin
Achetez le reste de l’aventure, nous la vendrons à un prix raisonnable.
Dimas
Faites marché avec nous ; ou bian je rompons tout.
Phocion
Ne vous-ai-je pas promis de faire votre fortune ?
Dimas
Hé bian, baillez-nous voute parole en argent comptant.
Arlequin
Oui ; car quand on n’a plus besoin des fripons, on les paie mal.
Phocion
Mes enfants, vous êtes des insolents.
Dimas
Oh ! ça se peut bian.
Arlequin
Nous tombons d’accord de l’insolence.
Phocion
Vous me fâchez ; et voici ma réponse. C’est que si vous me nuisez, si vous n’êtes pas discrets, je vous
ferai expier votre indiscrétion dans un cachot. Vous ne savez pas qui je suis ; et je vous avertis que
j’en ai le pouvoir. Si au contraire vous gardez le silence, je tiendrai toutes les promesses que je vous ai
faites. Choisissez : quant à présent, retirez-vous, je vous l’ordonne ; et réparez votre faute par une
prompte obéissance.
Dimas, à Arlequin.
Que ferons-je, camarade ? Alle me baille de la peur : continuerons-je l’insolence ?
Arlequin
Non, c’est peut-être le chemin du cachot ; et j’aime encore mieux rien que quatre murailles. Partons.
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Les documents complémentaires : Corpus sur la scène d’aveu au théâtre
L’Ecole de Femmes de Molière (I,4) (1663)
Arnolphe de la Souche, vieux garçon, a adopté une jeune fille Agnès, qu‘il a laissée dans
l’ignorance et qu’il cache chez lui, pour l’épouser. Arnolphe vient de croiser Horace, le fils d’un
de ses amis qu’il n’a pas vu depuis longtemps. Celui-ci lui avoue au détour de la conversation
qu’il vient de tomber amoureux d’une jeune fille.
HORACE
Vous n'ignorez pas qu'en ces occasions
Un secret éventé rompt nos prétentions.
Je vous avouerai donc avec pleine franchise
Qu'ici d'une beauté mon âme s'est éprise.
Mes petits soins d'abord ont eu tant de succès,
Que je me suis chez elle ouvert un doux accès;
Et, sans trop me vanter, ni lui faire une injure,
Mes affaires y sont en fort bonne posture.
ARNOLPHE, riant
Et c'est...?
HORACE, lui montrant le logis d'Agnès.
Un jeune objet1 qui loge en ce logis,
Dont vous voyez d'ici que les murs sont rougis:
Simple, à la vérité, par l'erreur sans seconde2
D'un homme qui la cache au commerce3 du monde,
Mais qui, dans l'ignorance où l'on veut l'asservir,
Fait briller des attraits capables de ravir;
Un air tout engageant, je ne sais quoi de tendre
Dont il n'est point de coeur qui se puisse défendre.
Mais peut-être il n'est pas que vous n'ayez bien vu
Ce jeune astre d'amour, de tant d'attraits pourvu:
C'est Agnès qu'on l'appelle.
ARNOLPHE, à part.
Ah! je crève!
1 objet d’amour, femme aimée 2 sans équivalent 3 au monde, à toute relation humaine
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HORACE
Pour l'homme,
C'est, je crois, de la Zousse, ou Source, qu'on le nomme;
Je ne me suis pas fort arrêté sur le nom:
Riche, à ce qu'on m'a dit, mais des plus sensés, non;
Et l'on m'en a parlé comme d'un ridicule.
Le connaissez-vous point?
ARNOLPHE, à part.
La fâcheuse pilule!
HORACE
Eh! vous ne dites mot?
ARNOLPHE
Eh! oui, je le connais.
HORACE
C'est un fou, n'est-ce pas?
ARNOLPHE
Eh...
HORACE
Qu'en dites-vous? Quoi!
Eh! c'est-à-dire, oui. Jaloux à faire rire?
Sot? Je vois qu'il en est ce que l'on m'a pu dire.
Enfin l'aimable Agnès a su m'assujettir4.
C'est un joli bijou, pour ne vous point mentir;
Et ce serait péché qu'une beauté si rare
Fût laissée au pouvoir de cet homme bizarre5.
Pour moi, tous mes efforts, tous mes voeux les plus doux,
Vont à m'en rendre maître en dépit du jaloux;
Et l'argent que de vous j'emprunte avec franchise
N'est que pour mettre à bout6 cette juste entreprise.
Vous savez mieux que moi, quels que soient nos efforts,
Que l'argent est la clef de tous les grands ressorts,
Et que ce doux métal, qui frappe tant de têtes,
En amour, comme en guerre, avance les conquêtes.
Vous me semblez chagrin! Serait-ce qu'en effet
Vous désapprouveriez le dessein que j'ai fait?
4 assujettir : vocabulaire galant, me soumettre au pouvoir de séduction de la femme aimée 5 extravagant 6 Mettre à bout : mener à bien
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ARNOLPHE
Non; c'est que je songeais...
HORACE
Cet entretien vous lasse.
Adieu. J'irai chez vous tantôt vous rendre grâce.
ARNOLPHE, se croyant seul.
Ah! faut-il...
HORACE, revenant.
Derechef7, veuillez être discret;
Et n'allez pas, de grâce, éventer mon secret.
ARNOLPHE, se croyant seul.
Que je sens dans mon âme...
HORACE, revenant
Et surtout à mon père,
Qui s'en ferait peut-être un sujet de colère.
ARNOLPHE, croyant qu'Horace revient encore.
Oh!...
(Seul.)
Oh! que j'ai souffert durant cet entretien!
Jamais trouble d'esprit ne fut égal au mien.
Avec quelle imprudence et quelle hâte extrême
Il m'est venu conter cette affaire à moi-même:
Bien que mon autre nom le tienne dans l'erreur,
Etourdi montra-t-il jamais tant de fureur8?
Document B : Extrait de Phèdre de Racine (I,3) (1677)
Depuis six mois, le roi Thésée a quitté Athènes, laissant les siens sans nouvelles. Son fils
Hippolyte (né de ses amours avec une Amazone) veut partir à sa recherche. Phèdre,
dernière épouse de Thésée et belle mère d’Hippolyte, souffre d’un mal mystérieux dont
Oenone, sa nourrice, s’efforce d’ arracher le secret.
OENONE
Quoi ? de quelques remords êtes−vous déchirée ?
Quel crime a pu produire un trouble si pressant ?
7 De nouveau 8 Folie amoureuse
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Vos mains n'ont point trempé dans le sang innocent.
PHEDRE
Grâces au ciel, mes mains ne sont point criminelles.
Plût aux dieux que mon coeur fût innocent comme elles !
OENONE
Et quel affreux projet avez−vous enfanté
Dont votre coeur encor doive être épouvanté ?
PHEDRE
Je t'en ai dit assez. Epargne−moi le reste.
Je meurs, pour ne point faire un aveu si funeste.
OENONE
Mourez donc, et gardez un silence inhumain ;
Mais pour fermer vos yeux cherchez une autre main.
Quoiqu'il vous reste à peine une faible lumière,
Mon âme chez les morts descendra la première ;
Mille chemins ouverts y conduisent toujours,
Et ma juste douleur choisira les plus courts.
Cruelle, quand ma foi vous a−t−elle déçue ?
Songez−vous qu'en naissant mes bras vous ont reçue ?
Mon pays, mes enfants, pour vous j'ai tout quitté.
Réserviez−vous ce prix à ma fidélité ?
PHEDRE
Quel fruit espères−tu de tant de violence ?
Tu frémiras d'horreur si je romps le silence.
OENONE
Et que me direz−vous qui ne cède, grands dieux !
A l'horreur de vous voir expirer à mes yeux ?
PHEDRE
Quand tu sauras mon crime, et le sort qui m'accable,
Je n'en mourrai pas moins, j'en mourrai plus coupable.
OENONE
Madame, au nom des pleurs que pour vous j'ai versés,
Par vos faibles genoux que je tiens embrassés,
Délivrez mon esprit de ce funeste doute.
PHEDRE
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Tu le veux. Lève−toi.
OENONE
Parlez : je vous écoute.
PHEDRE
Ciel ! que lui vais−je dire ? et par où commencer ?
OENONE
Par de vaines frayeurs cessez de m'offenser.
PHEDRE
O haine de Vénus ! O fatale colère !
Dans quels égarements l'amour jeta ma mère9 !
OENONE
Oublions−les Madame, et qu'à tout l'avenir
Un silence éternel cache ce souvenir.
PHEDRE
Ariane10, ma soeur, de quel amour blessée
Vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée !
OENONE
Que faites−vous, Madame ? et quel mortel ennui
Contre tout votre sang vous anime aujourd'hui ?
PHEDRE
Puisque Vénus le veut, de ce sang déplorable
Je péris la dernière et la plus misérable.
OENONE
Aimez−vous ?
PHEDRE
De l'amour j'ai toutes les fureurs.
OENONE
Pour qui ?
PHEDRE
Tu vas ouïr le comble des horreurs.
9 Pasiphaé, la mère de Phèdre était tombée amoureuse d’un taureau. 10 Ariane, la sœur de Phèdre a été abandonnée sur une île par son amant Thésée.
43
J'aime... A ce nom fatal, je tremble, je frissonne.
J'aime...
OENONE
Qui ?
PHEDRE
Tu connais ce fils de l'Amazone,
Ce prince si longtemps par moi−même opprimé ?
OENONE
Hippolyte ? Grands dieux !
PHEDRE
C'est toi qui l'as nommé !
OENONE
Juste ciel ! tout mon sang dans mes veines se glace !
O désespoir ! ô crime ! ô déplorable race !
Voyage infortuné ! Rivage malheureux,
Fallait−il approcher de tes bords dangereux ?
PHEDRE
Mon mal vient de plus loin. A peine au fils d'Egée11
Sous ses lois de l'hymen12 je m'étais engagée,
Mon repos, mon bonheur semblait être affermi,
Athènes me montra mon superbe ennemi.
Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue ;
Un trouble s'éleva dans mon âme éperdue ;
Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler,
Je sentis tout mon corps et transir et brûler.
Je reconnus Vénus et ses feux redoutables,
D'un sang qu'elle poursuit, tourments inévitables.
Victor Hugo, Ruy Blas, Acte I, scène 3, 1838
Ruy Blas, homme du peuple, et Don César, de famille aristocratique, ont vécu jadis, en vrais
amis, une jeunesse vagabonde et pauvre, mais libre et insouciante. Ils se retrouvent quelques
années plus tard. Don César, surnommé Zafari, est resté le même libre vagabond, mais Ruy
Blas, poussé par la nécessité, est devenu un laquais d’un ministre du roi dont il porte l’habit
(« la livrée »). 11 Fils d’Egée : Thésée 12 L’hymen : le mariage
44
45
Nathalie Sarraute, Pour un oui ou pour un non, 1982
H1 et H2 figurent deux amis de toujours. Un jour, cependant, H2 s’éloigne, car il a ressenti le
mépris inconscient dans lequel le tient son ami. Celui-ci, qui ne comprend pas ce qui se passe,
vient lui demander de s’expliquer...
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Corpus sur le couple maître-valet de l’antiquité au XXe
Le valet est un personnage type de la comédie de la Grèce antique aux dramaturges du XXe siècle. La
relation qu’il entretient avec son maître est marquée par la supériorité sociale du maître sur le valet
mais la domination intellectuelle du valet sur le maître.
1. La comédie latine
Plaute, Aulularia , acte I, 1 EUCLION, STAPHYLA., Ie s. ap J-C
Plaute est l’un des plus grands auteurs de comédie latine. Dans L’Aululaire ou La comédie de la marmite
il met en scène un avare.
EUCLION.- Allons, sors ; sors donc. Sortiras-tu, espion, avec tes yeux fureteurs ?
STAPHYLA.- Pourquoi me bats-tu, pauvre malheureuse que je suis?
EUCLION.- Je ne veux pas te faire mentir. Il faut qu'une misérable de ton espèce ait ce qu'elle
mérite, un sort
misérable.
STAPHYLA.- Pourquoi me chasser de la maison?
EUCLION.- Vraiment, j'ai des comptes à te rendre, grenier à coups de fouet . Éloigne-toi de la
porte. Allons, par
là (lui montrant le côté opposé à la maison ). Voyez comme elle marche. Sais-tu bien ce qui
l'attend? Si je prends
tout-à-l'heure un bâton, ou un nerf de boeuf, je te ferai allonger ce pas de tortue.
STAPHYLA, à part .- Mieux vaudrait que les dieux m'eussent fait pendre, que de me donner un
maître tel que
toi.
EUCLION.- Cette drôlesse marmotte tout bas. Certes, je t'arracherai les yeux pour t'empêcher
de m'épier
continuellement, scélérate! Éloigne-toi. Encore. Encore. Encore. Holà! reste-là. Si tu t'écartes de
cette place d'un
travers de doigt ou de la largeur de mon ongle, si tu regardes en arrière, avant que je te le
permette, je te fais
mettre en croix pour t'apprendre à vivre. (à part ) Je n'ai jamais vu de plus méchante bête que
cette vieille. Je
crains bien qu'elle ne me joue quelque mauvais tour au moment où je m'y attendrai le moins. Si elle
flairait mon
or, et découvrait la cachette? c'est qu'elle a des yeux jusque derrière la tête, la coquine.
Maintenant, je vais voir si
mon or est bien comme je l'ai mis. Ah! qu'il me cause d'inquiétudes et de peines.
(Il sort .)
STAPHYLA, seule .- Par Castor! je ne peux deviner quel sort on a jeté sur mon maître, ou quel
vertige l'a pris.
Qu'est-ce qu'il a donc à me chasser dix fois par jour de la maison? On ne sait, vraiment, quelle
fièvre le travaille.
Toute la nuit il fait le guet ; tout le jour il reste chez lui sans remuer, comme un cul-de-jatte de
cordonnier. Mais
moi, que devenir? comment cacher le déshonneur de ma jeune maîtresse? Elle approche de son
47
terme. Je n'ai pas
d'autre parti à prendre, que de faire de mon corps un grand I, en me mettant une corde au cou.
2. Au XVIIe : Molière
Molière reprend les personnages de la commedia dell’arte en les mettant en scène dans ses farces.
Scapin dans Les Fourberies de Scapin est issu de la commedia dell’arte (Scappino) ; valet fourbe et
rusé au service des intérêts de son maître Léandre.
Molière, Les Fourberies de Scapin, II,7, 1667
Scapin, valet de Léandre, doit inventer un stratagème pour extorquer à Géronte, le père de Léandre,
une somme d’argent nécessaire à racheter Zerbinette dont Léandre est épris, à une troupe
d’Egyptiens.
SCAPIN: Monsieur.
GÉRONTE: Quoi?
SCAPIN: Monsieur, votre fils.
GÉRONTE: Hé bien! mon fils.
SCAPIN: Est tombé dans une disgrâce la plus étrange du monde.
GÉRONTE: Et quelle?
SCAPIN: Je l'ai trouvé tantôt tout triste, de je ne sais quoi que vous lui avez dit, où vous m'avez mêlé
assez mal à propos; et, cherchant à divertir cette tristesse, nous nous sommes allés promener sur le
port. Là, entre autres plusieurs choses, nous avons arrêté nos yeux sur une galère turque assez bien
équipée. Un jeune Turc de bonne mine nous a invités d'y entrer, et nous a présenté la main. Nous y
avons passé; il nous a fait mille civilités, nous a donné la collation, où nous avons mangé des fruits les
plus excellents qui se puissent voir, et bu du vin que nous avons trouvé le meilleur du monde.
GÉRONTE: Qu'y a-t-il de si affligeant en tout cela?
SCAPIN: Attendez, Monsieur, nous y voici. Pendant que nous mangions, il a fait mettre la galère en
mer, et, se voyant éloigné du port, il m'a fait mettre dans un esquif, et m'envoie vous dire que si vous
ne lui envoyez par moi tout à l'heure cinq cents écus, il va vous emmener votre fils en Alger.
GÉRONTE: Comment, diantre! cinq cents écus?
SCAPIN: Oui, Monsieur; et de plus, il ne m'a donné pour cela que deux heures.
GÉRONTE: Ah le pendard de Turc, m'assassiner de la façon!
SCAPIN: C'est à vous, Monsieur, d'aviser promptement aux moyens de sauver des fers un fils que
vous aimez avec tant de tendresse.
GÉRONTE: Que diable allait-il faire dans cette galère?
SCAPIN: Il ne songeait pas à ce qui est arrivé.
GÉRONTE: Va-t-en, Scapin, va-t-en vite dire à ce Turc que je vais envoyer la justice après lui.
SCAPIN: La justice en pleine mer! Vous moquez-vous des gens?
GÉRONTE: Que diable allait-il faire dans cette galère?
SCAPIN: Une méchante destinée conduit quelquefois les personnes.
GÉRONTE: Il faut, Scapin, il faut que tu fasses ici l'action d'un serviteur fidèle.
SCAPIN: Quoi, Monsieur?
GÉRONTE: Que tu ailles dire à ce Turc qu'il me renvoie mon fils, et que tu te mets à sa place jusqu'à
ce que j'aie amassé la somme qu'il demande.
SCAPIN: Eh! Monsieur, songez-vous à ce que vous dites? et vous figurez-vous que ce Turc ait si peu
de sens, que d'aller recevoir un misérable comme moi à la place de votre fils?
GÉRONTE: Que diable allait-il faire dans cette galère?
48
SCAPIN: Il ne devinait pas ce malheur. Songez, Monsieur, qu'il ne m'a donné que deux heures.
GÉRONTE: Tu dis qu'il demande.
SCAPIN: Cinq cents écus.
GÉRONTE: Cinq cents écus! N'a-t-il point de conscience?
SCAPIN: Vraiment oui, de la conscience à un Turc.
GÉRONTE: Sait-il bien ce que c'est que cinq cents écus?
SCAPIN: Oui, Monsieur, il sait que c'est mille cinq cents livres.
GÉRONTE: Croit-il, le traître, que mille cinq cents livres se trouvent dans le pas d'un cheval?
SCAPIN: Ce sont des gens qui n'entendent point de raison.
GÉRONTE: Mais que diable allait-il faire dans cette galère?
SCAPIN: Il est vrai. Mais quoi? on ne prévoyait pas les choses. De grâce, Monsieur, dépêchez.
GÉRONTE: Tiens, voilà la clef de mon armoire.
SCAPIN: Bon.
GÉRONTE: Tu l'ouvriras.
SCAPIN: Fort bien.
GÉRONTE: Tu trouveras une grosse clef du côté gauche, qui est celle de mon grenier.
SCAPIN: Oui.
GÉRONTE: Tu iras prendre toutes les hardes qui sont dans cette grande manne, et tu les vendras aux
fripiers, pour aller racheter mon fils.
SCAPIN, en lui rendant la clef: Eh! Monsieur, rêvez-vous? Je n'aurais pas cent francs de tout ce que
vous dites; et ce plus, vous savez le peu de temps qu'on m'a donné.
GÉRONTE: Mais que diable allait-il faire à cette galère?
SCAPIN: Oh! que de paroles perdues! Laissez là cette galère, et songez que le temps presse, et que
vous courez risque de perdre votre fils. Hélas! mon pauvre maître, peut-être que je ne te verrai de ma
vie, et qu'à l'heure que je parle, on t'emmène esclave en Alger. Mais le Ciel me sera témoin que j'ai
fait pour toi tout ce que j'ai pu; et que si tu manques à être racheté, il n'en faut accuser que le peu
d'amitié d'un père.
GÉRONTE: Attends, Scapin, je m'en vais quérir cette somme.
SCAPIN: Dépêchez donc vite, Monsieur, je tremble que l'heure ne sonne.
GÉRONTE: N'est-ce pas quatre cents écus que tu dis?
SCAPIN: Non: cinq cents écus.
GÉRONTE: Cinq cents écus?
SCAPIN: Oui.
GÉRONTE: Que diable allait-il faire à cette galère?
SCAPIN: Vous avez raison, mais hâtez-vous.
GÉRONTE: N'y avait-il point d'autre promenade?
SCAPIN: Cela est vrai. Mais faites promptement.
GÉRONTE: Ah, maudite galère!
SCAPIN: Cette galère lui tient au cœur.
4. Au XVIIIe : Marivaux et Beaumarchais
Beaumarchais (1732-1799) : fils d’horloger qui fait fortune dans les affaires. Acquiert une charge
auprès du roi Louis XV puis au service de Louis XVI. Aventurier libertin. Rallié à la Révolution
française. Figure essentielle du mouvement des Lumières.
Beaumarchais construit une trilogie autour du personnage de valet qu’est Figaro : Le Barbier de
Séville 1775, Le Mariage de Figaro 1784 et La Mère coupable 1792.
Beaumarchais, Le Barbier de Séville, acte I, scène 4, (1775)
49
LE COMTE. Te Voilà instruit ; mais si tu jases…
FIGARO. Moi, jaser ! Je n’emploierai point pour Vous rassurer les grandes phrases d’honneur et de
dévouement dont on abuse à la journée ; je n’ai qu’un mot : mon intérêt vous répond de moi ; pesez
tout à cette balance, et…
LE COMTE. Fort bien. Apprends donc que le hasard m’a fait rencontrer au Prado, il y a six mois, une
jeune personne d’une beauté… ! Tu viens de la voir. Je l’ai fait chercher en vain par tout Madrid. Ce
n’est que depuis peu de jours que j’ai découvert qu’elle s’appelle Rosine, est d’un sang noble, orpheline,
et mariée à un vieux médecin de cette ville, nommé Bartholo.
FIGARO. Joli oiseau, ma foi ! difficile à dénicher ! Mais qui vous a dit qu’elle était femme du docteur ?
LE COMTE. Tout le monde.
FIGARO. C’est une histoire qu’il a forgée en arrivant de Madrid, pour donner le change aux galants et
les écarter ; elle n’est encore que sa pupille, mais bientôt…
LE COMTE, vivement. Jamais !… Ah ! quelle nouvelle ! J’étais résolu de tout oser pour lui présenter
mes regrets, et je la trouve libre ! Il n’y a pas un moment à perdre ; il faut m’en faire aimer, et
l’arracher à l’indigne engagement qu’on lui destine. Tu connais donc ce tuteur ?
FIGARO. Comme ma mère.
LE COMTE. Quel homme est-ce ?
FIGARO, vivement. C’est un beau gros, court, jeune vieillard, gris, pommelé, rusé, rasé, blasé, qui
guette, et furette, et gronde, et geint tout à la fois.
LE COMTE, impatienté. Eh ! je l’ai Vu. Son caractère ?
FIGARO. Brutal, avare, amoureux et jaloux à l’excès de sa pupille, qui le hait à la mort.
LE COMTE. Ainsi, ses moyens de plaire sont…
FIGARO. Nuls.
LE COMTE. Tant mieux. Sa probité ?
FIGARO. Tout juste autant qu’il en faut pour n’être point pendu.
LE COMTE. Tant mieux. Punir un fripon en se rendant heureux…
FIGARO. C’est faire à la fois le bien public et particulier, chef d’œuvre de morale, en vérité,
Monseigneur !
LE COMTE. Tu dis que la crainte des galants lui fait fermer sa porte ?
FIGARO. A tout le monde : s’il pouvait la calfeutrer…
LE COMTE. Ah ! diable, tant pis. Aurais-tu de l’accès chez lui ?
FIGARO. Si j’en ai ! Primo, la maison que j’occupe appartient au docteur, qui m’y loge gratis.
LE COMTE. Ah ! ah !
FIGARO. Oui. Et moi, en reconnaissance, je lui promets dix pistoles d’or par an, gratis aussi.
LE COMTE, impatienté. Tu es son locataire ?
FIGARO. De plus, son barbier, son chirurgien, son apothicaire ; il ne se donne pas dans sa maison un
coup de rasoir, de lancette ou de piston, qui ne soit de la main de votre serviteur.
LE COMTE l’embrasse. Ah ! Figaro, mon ami, tu seras mon ange, mon libérateur, mon dieu tutélaire.
FIGARO. Peste ! comme l’utilité vous a bientôt rapproché les distances ! Parlez-moi des gens
passionnés !
LE COMTE. Heureux Figaro, tu vas voir ma Rosine ! tu vas la voir ! Conçois-tu ton bonheur ?
FIGARO. C’est bien là un propos d’amant ! Est-ce que je l’adore, moi ? Puissiez-vous prendre ma place !
LE COMTE. Ah ! si l’on pouvait écarter tous les surveillants !
FIGARO. C’est à quoi je rêvais.
LE COMTE. Pour douze heures seulement !
FIGARO. En occupant les gens de leur propre intérêt, on les empêche de nuire à l’intérêt d’autrui.
LE COMTE. Sans doute. Eh bien ?
FIGARO, rêvant. Je cherche dans ma tête si la pharmacie ne fournirait pas quelques petits moyens
50
innocents…
LE COMTE. Scélérat !
FIGARO. Est-ce que je veux leur nuire ? ils ont tous besoin de mon ministère. Il ne s’agit que de les
traiter ensemble.
LE COMTE. Mais ce médecin peut prendre un soupçon.
FIGARO. il faut marcher si vite, que le soupçon n’ait pas le temps de naître. Il me vient une idée : le
régiment de Royal Infant arrive en cette ville.
LE COMTE. Le colonel est de mes amis.
FIGARO. Bon. Présentez-vous chez le docteur en habit de cavalier, avec un billet de logement ; il
faudra bien qu’il vous héberge ; et moi, je me charge du reste.
LE COMTE. Excellent !
FIGARO. Il ne serait même pas mal que vous eussiez l’air entre deux vins…
LE COMTE. A quoi bon ?
FIGARO. Et le mener un peu lestement sous cette apparence déraisonnable.
LE COMTE. A quoi bon ?
FIGARO. Pour qu’il ne prenne aucun ombrage, et vous croie plus pressé de dormir que d’intriguer chez
lui.
LE COMTE. Supérieurement vu ! Mais que n’y vas-tu, toi ?
FIGARO. Ah ! oui, moi ! Nous serons bien heureux s’il ne vous reconnaît pas, vous qu’il n’a jamais vu. Et
comment vous introduire après ?
LE COMTE. Tu as raison.
FIGARO. C’est que vous ne pourrez peut-être pas soutenir ce personnage difficile. Cavalier… pris de
vin…
LE COMTE. Tu te moques de moi. (Prenant un ton ivre.) N’est-ce point ici la maison du docteur
Bartholo, mon ami ?
FIGARO. Pas mal, en vérité ; vos jambes seulement un peu plus avinées. (D’un ton plus ivre.) N’est-ce
pas ici la maison… ?
LE COMTE. Fi donc ! tu as l’ivresse du peuple.
FIGARO. C’est la bonne ; c’est celle du plaisir.
LE COMTE. La porte s’ouvre.
FIGARO. C’est notre homme : éloignons-nous jusqu’à ce qu’il soit parti.
Beaumarchais, Le Mariage de Figaro, acte V, scène 3, (1784)
Figaro, sur le point d'épouser Suzanne, doit empêcher son maître, le comte Almaviva, d'obtenir les
faveurs de Suzanne, au nom du fameux "droit de cuissage", qui autorisait le maître à passer une nuit
avec la future mariée.
Figaro, seul, se promenant dans l'obscurité, dit du ton le plus sombre:
O femme! femme! femme! créature faible et décevante!... nul animal créé ne peut manquer à son
instinct: le tien est-il donc de tromper?... Après m'avoir obstinément refusé quand je l'en pressais
devant sa maîtresse; à l'instant qu'elle me donne sa parole, au milieu même de la cérémonie... Il riait
en lisant, le perfide! et moi comme un benêt... Non, monsieur le Comte, vous ne l'aurez pas... vous ne
l'aurez pas. Parce que vous êtes un grand seigneur, vous vous croyez un grand génie!... Noblesse,
fortune, un rang, des places, tout cela rend si fier! Qu'avez-vous fait pour tant de biens? Vous vous
êtes donné la peine de naître, et rien de plus. Du reste, homme assez ordinaire; tandis que moi,
morbleu! perdu dans la foule obscure, il m'a fallu déployer plus de science et de calculs pour subsister
51
seulement, qu'on n'en a mis depuis cent ans à gouverner toutes les Espagnes: et vous voulez jouter...
On vient... c'est elle... ce n'est personne. - La nuit est noire en diable, et me voilà faisant le sot métier
de mari quoique je ne le sois qu'à moitié! (Il s'assied sur un banc.) Est-il rien de plus bizarre que ma
destinée? Fils de je ne sais pas qui, volé par des bandits, élevé dans leurs mœurs, je m'en dégoûte et
veux courir une carrière honnête; et partout je suis repoussé! J'apprends la chimie, la pharmacie, la
chirurgie, et tout le crédit d'un grand seigneur peut à peine me mettre à la main une lancette
vétérinaire!
5. Au XIXe : Hugo
Victor Hugo (1802-1885) : Figure majeure du romantisme français ; romancier, poète, dramaturge,
écrivain engagé.
Victor Hugo, Ruy Blas, Acte V Scène IV - La reine, Ruy Blas. 1838
Ruy Blas est le valet d’un Grand d’Espagne, Don Salluste. Ce dernier a été banni de la cour par la reine.
Il se venge en propulsant son valet, sous les habits d’un noble exilé Don César, à la cour où se dernier
fait brillamment ses preuves. Arrivé au poste de Premier Ministre grâce à la reine qui l’aime en secret
et admire sa noblesse de cœur et sa grandeur d’âme, il avoue ses sentiments à cette dernière. Mais
dont Salluste révèle le mensonge.
Ruy Blas fait quelques pas en chancelant vers la reine immobile et glacée, puis il tombe à deux genoux,
l'œil fixé à terre, comme s'il n'osait lever les yeux jusqu'à elle.
Ruy Blas, d'une voix grave et basse.
Maintenant, madame, il faut que je vous dise.
– Je n'approcherai pas. – Je parle avec franchise.
Je ne suis point coupable autant que vous croyez.
Je sens, ma trahison, comme vous la voyez,
Doit vous paraître horrible. Oh ! Ce n'est pas facile
À raconter. Pourtant je n'ai pas l'âme vile,
Je suis honnête au fond. – cet amour m'a perdu. –
Je ne me défends pas ; je sais bien, j'aurais dû
Trouver quelque moyen. La faute est consommée !
– C'est égal, voyez-vous, je vous ai bien aimée.
La Reine.
Monsieur...
Ruy Blas, toujours à genoux.
N'ayez pas peur. Je n'approcherai point.
À votre majesté je vais de point en point
Tout dire. Oh ! Croyez-moi, je n'ai pas l'âme vile ! –
Aujourd'hui tout le jour j'ai couru par la ville
Comme un fou. Bien souvent même on m'a regardé.
Auprès de l'hôpital que vous avez fondé,
J'ai senti vaguement, à travers mon délire,
Une femme du peuple essuyer sans rien dire
Les gouttes de sueur qui tombaient de mon front.
Ayez pitié de moi, mon Dieu ! Mon cœur se rompt !
La Reine.
Que voulez-vous ?
Ruy Blas, joignant les mains.
Que vous me pardonniez, madame !
La Reine.
Jamais.
Ruy Blas.
Jamais !
Il se lève et marche lentement vers la table.
Bien sûr ?
La Reine.
Non, jamais !
Ruy Blas.
Il prend la fiole posée sur la table, la porte à ses
lèvres et la vide d'un trait.
Triste flamme,
Éteins-toi !
La Reine, se levant et courant à lui.
Que fait-il ?
Ruy Blas, posant la fiole.
Rien. Mes maux sont
finis.
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Rien. Vous me maudissez, et moi je vous bénis.
Voilà tout.
La Reine, éperdue.
Don César !
Ruy Blas.
Quand je pense, pauvre ange,
Que vous m'avez aimé !
La Reine.
Quel est ce philtre étrange ?
Qu'avez-vous fait ? Dis-moi ! Réponds-moi ! Parle-
moi !
César ! Je te pardonne et t'aime, et je te croi !
Ruy Blas.
Je m'appelle Ruy Blas.
La Reine, l'entourant de ses bras.
Ruy Blas, je vous pardonne !
Mais qu'avez-vous fait là ? Parle, je te l'ordonne !
Ce n'est pas du poison, cette affreuse liqueur ?
Dis ?
Ruy Blas.
Si ! C'est du poison. Mais j'ai la joie au
cœur.
Tenant la reine embrassée et levant les yeux au ciel.
Permettez, ô mon Dieu, justice souveraine,
Que ce pauvre laquais bénisse cette reine,
Car elle a consolé mon cœur crucifié,
Vivant, par son amour, mourant, par sa pitié !
La Reine.
Du poison ! Dieu ! C'est moi qui l'ai tué ! – je t'aime !
Si j'avais pardonné ? ...
Ruy Blas, défaillant.
J'aurais agi de même.
Sa voix s'éteint. La reine le soutient dans ses bras.
Je ne pouvais plus vivre. Adieu !
Montrant la porte.
Fuyez d'ici !
– Tout restera secret. – je meurs.
Il tombe.
La Reine, se jetant sur son corps.
Ruy Blas !
Ruy Blas, qui allait mourir, se réveille à son nom
prononcé par la reine.
Merci !
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6. Au XXe : Beckett
Beckett, dramaturge irlandais d’expression française représente le courant du théâtre
de l’absurde qui, dans les années 50 et après les horreurs de la seconde guerre mondiale,
cherche à rompre avec le théâtre traditionnel.
Beckett, Fin de Partie, 1957
Hamm, maître malade et impotent s’entretient avec Clov, son homme tout faire. A la fin
de la pièce, Clov qui a depuis le début annonce son départ ne part pas.
Un temps.
Hamm - A part ça, ça va ?
Clov - Je ne me plains pas.
Hamm - Tu te sens dans ton état normal?
Clov (agacé) - je te dis que je ne me plains pas.
Hamm - Moi je me sens un peu drôle! (un temps) Clov.
Clov - Oui.
Hamm - Tu n'en as pas assez?
Clov - Si ! (un temps) De quoi ?
Hamm - De ce... de cette ...chose.
Clov - Mais depuis toujours (un temps). Toi non ?
Hamm (morne) - Alors il n'y a pas de raison pour que ça change.
Clov - Ça peut finir. (un temps) Toute la vie les mêmes questions, les mêmes réponses.
Hamm - Prépare-moi. (Clov ne bouge pas.) Va chercher le drap. (Clov ne bouge pas).
Clov - Oui.
Hamm - Je ne te donnerai plus rien à manger.
Clov - Alors nous mourrons.
Hamm - Je te donnerai juste assez pour t'empêcher de mourir. Tu auras tout le temps
faim.
Clov - Alors nous ne mourrons pas. (un temps) Je vais chercher le drap. (Il va vers la
porte.)
Hamm - Pas la peine. (Clov s'arrête) Je te donnerai un biscuit par jour. (un temps) .Un
biscuit et demi. (un temps) Pourquoi restes-tu avec moi ?
Clov - Pourquoi me gardes-tu ?
Hamm - Il n'y a personne d'autre.
Clov - Il n'y a pas d'autre place.
(Un temps)
Hamm - Tu me quittes quand même.
Clov - J'essaye.
Hamm - Tu ne m'aimes pas.
Clov - Non.
Hamm - Autrefois tu m'aimais.
Clov - Autrefois !
Hamm - Je t'ai trop fait souffrir. (un temps) N'est-ce pas ?
Clov - Ce n'est pas ça.
Hamm (outré) - Je ne t'ai pas trop fait souffrir ?
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Clov - Si.
Hamm (soulagé) - Ah ! Quand même ! (un temps. Froidement.) Pardon. (un temps. Plus
fort.) J'ai dit pardon.
Clov - Je t'entends. (un temps) Tu as saigné
Hamm - Moins. (un temps.) Ce n'est pas l'heure de mon calmant ?
Clov - Non. (un temps)
Hamm - Comment vont tes yeux ?
Clov - Mal.
Hamm - Comment vont tes jambes ?
Clov - Mal.
Hamm - Mais tu peux bouger.
Clov - Oui.
Hamm - (avec violence) Alors bouge! (Clov va jusqu'au fond du mur, s'y appuie du front
et des mains.) Où es-tu ?
Clov - Là.
Hamm - Reviens ! (Clov retourne à sa place à côté du fauteuil). Où es-tu ?
Clov - Là.
Hamm - Pourquoi ne me tues-tu pas ?
Clov- Je ne connais pas la combinaison du buffet. (un temps.)
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La Commedia dell’arte en peinture
COMMEDIA D’ELL ARTE, Fin XVIe. Huile sur bois, 80 x 90. Musée des beaux-arts,
Berlin.
L’amour au théâtre italien, vers 1717, Berlin, Staatliche Museen
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Comédiens italiens, 1720, National Gallery of Art, Washington
La partie quarrée, vers 1713, San Francisco, The Fine Arts Museum
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Le Gilles, ou Pierrot, vers 1718-1719, Musée du Louvre