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1 Textes EAF 610 Année 2018/2019 Séquence 1 : La guerre en poésie Les Lectures analytiques Agrippa d'Aubigné, Les Tragiques (publ. 1616), I, « Misères » (…) J'ai vu le reître noir foudroyer au travers Les masures de France, et comme une tempête, Emporter ce qu'il peut, ravager tout le reste ; Cet amas affamé nous fit à Montmoreau Voir la nouvelle horreur d'un spectacle nouveau. Nous vînmes sur leurs pas, une troupe lassée Que la terre portait, de nos pas harassée. Là de mille maisons on ne trouva que feux, Que charognes, que morts ou visages affreux. La faim va devant moi, force est que je la suive. J'ouïs d'un gosier mourant une voix demi-vive : Le cri me sert de guide, et fait voir à l'instant D'un homme demi-mort le chef se débattant, Qui sur le seuil d'un huis dissipait sa cervelle. Ce demi-vif la mort à son secours appelle De sa mourante voix, cet esprit demi-mort Disait en son patois (langue de Périgord) : « Si vous êtes Français, Français, je vous adjure, Donnez secours de mort, c'est l'aide la plus sûre Que j'espère de vous, le moyen de guérir ; Faites-moi d'un bon coup et promptement mourir. Les reîtres m'ont tué par faute de viande, Ne pouvant ni fournir ni ouïr leur demande ; D'un coup de coutelas l'un d'eux m'a emporté Ce bras que vous voyez près du lit à côté ; J'ai au travers du corps deux balles de pistole. » ( …) Il suivit, en coupant d'un grand vent sa parole : « C'est peu de cas encor et de pitié de nous ; Ma femme en quelque lieu grosse est morte de coups. Il y a quatre jours qu'ayant été en fuite Chassés à minuit, sans qu'il nous fût licite De sauver nos enfants liés en leurs berceaux, Leurs cris nous appelaient, et entre ces bourreaux Pensant les secourir nous perdîmes la vie. Hélas ! si vous avez encore quelque envie De voir plus de malheur, vous verrez là-dedans Le massacre piteux de nos petits enfants. » J'entre, et n'en trouve qu'un, qui lié dans sa couche Avait les yeux flétris, qui de sa pâle bouche Poussait et retirait cet esprit languissant Qui, à regret son corps par la faim délaissant, Avait lassé sa voix bramant après sa vie. Voici après entrer l'horrible anatomie De la mère asséchée ; elle avait de dehors Sur ses reins dissipés traîné, roulé son corps, Jambes et bras rompus, une amour maternelle

Agrippa d'Aubigné, Les Tragiques (publ. 1616), I, « Misères

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Page 1: Agrippa d'Aubigné, Les Tragiques (publ. 1616), I, « Misères

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Textes EAF 610 Année 2018/2019

Séquence 1 : La guerre en poésie

Les Lectures analytiques

Agrippa d'Aubigné, Les Tragiques (publ. 1616), I, « Misères »

(…) J'ai vu le reître noir foudroyer au travers

Les masures de France, et comme une tempête,

Emporter ce qu'il peut, ravager tout le reste ;

Cet amas affamé nous fit à Montmoreau

Voir la nouvelle horreur d'un spectacle nouveau.

Nous vînmes sur leurs pas, une troupe lassée

Que la terre portait, de nos pas harassée.

Là de mille maisons on ne trouva que feux,

Que charognes, que morts ou visages affreux.

La faim va devant moi, force est que je la suive.

J'ouïs d'un gosier mourant une voix demi-vive :

Le cri me sert de guide, et fait voir à l'instant

D'un homme demi-mort le chef se débattant,

Qui sur le seuil d'un huis dissipait sa cervelle.

Ce demi-vif la mort à son secours appelle

De sa mourante voix, cet esprit demi-mort

Disait en son patois (langue de Périgord) :

« Si vous êtes Français, Français, je vous adjure,

Donnez secours de mort, c'est l'aide la plus sûre

Que j'espère de vous, le moyen de guérir ;

Faites-moi d'un bon coup et promptement mourir.

Les reîtres m'ont tué par faute de viande,

Ne pouvant ni fournir ni ouïr leur demande ;

D'un coup de coutelas l'un d'eux m'a emporté

Ce bras que vous voyez près du lit à côté ;

J'ai au travers du corps deux balles de pistole. » ( …)

Il suivit, en coupant d'un grand vent sa parole :

« C'est peu de cas encor et de pitié de nous ;

Ma femme en quelque lieu grosse est morte de coups.

Il y a quatre jours qu'ayant été en fuite

Chassés à minuit, sans qu'il nous fût licite

De sauver nos enfants liés en leurs berceaux,

Leurs cris nous appelaient, et entre ces bourreaux

Pensant les secourir nous perdîmes la vie.

Hélas ! si vous avez encore quelque envie

De voir plus de malheur, vous verrez là-dedans

Le massacre piteux de nos petits enfants. »

J'entre, et n'en trouve qu'un, qui lié dans sa couche

Avait les yeux flétris, qui de sa pâle bouche

Poussait et retirait cet esprit languissant

Qui, à regret son corps par la faim délaissant,

Avait lassé sa voix bramant après sa vie.

Voici après entrer l'horrible anatomie

De la mère asséchée ; elle avait de dehors

Sur ses reins dissipés traîné, roulé son corps,

Jambes et bras rompus, une amour maternelle

Page 2: Agrippa d'Aubigné, Les Tragiques (publ. 1616), I, « Misères

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L'émouvant pour autrui beaucoup plus que pour elle.

À tant elle approcha sa tête du berceau,

La releva dessus ; il ne sortait plus d'eau

De ses yeux consumés ; de ses plaies mortelles

Le sang mouillait l'enfant ; point de lait aux mamelles,

Mais des peaux sans humeur : ce corps séché, retrait,

De la France qui meurt fut un autre portrait.

Page 3: Agrippa d'Aubigné, Les Tragiques (publ. 1616), I, « Misères

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Arthur Rimbaud, « Le Dormeur du val », Poésies

Le Dormeur du val

C’est un trou de verdure où chante une rivière,

Accrochant follement aux herbes des haillons

D’argent ; où le soleil, de la montagne fière,

Luit : c’est un petit val qui mousse de rayons. 4

Un soldat jeune, bouche ouverte, tête nue,

Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu,

Dort ; il est étendu dans l’herbe, sous la nue,

Pâle dans son lit vert où la lumière pleut. 8

Les pieds dans les glaïeuls, il dort. Souriant comme

Sourirait un enfant malade, il fait un somme :

Nature, berce-le chaudement : il a froid.

Les parfums ne font pas frissonner sa narine ; 12

Il dort dans le soleil, la main sur sa poitrine,

Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit.

Page 4: Agrippa d'Aubigné, Les Tragiques (publ. 1616), I, « Misères

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Roses guerrières, de G Apollinaire, Poèmes à Lou

Fêtes aux lanternes en acier

Qu'il est charmant cet éclairage

Feu d'artifice meurtrier

Mais on s'amuse avec courage

Deux fusants rose éclatement

Comme deux seins que l'on dégrafe

Tendent leurs bouts insolemment

Il sut aimer Quelle épitaphe

Un poète dans la forêt

Regarde avec indifférence

Son revolver au cran d'arrêt

Des roses mourir d'espérance

Roses d'un parc abandonné

Et qu'il cueillit à la fontaine

Au bout du sentier détourné

Où chaque soir il se promène

Il songe aux roses de Sâdi

Et soudain sa tête se penche

Car une rose lui redit

La molle courbe d'une hanche

L'air est plein d'un terrible alcool

Filtré des étoiles mi-closes

Les obus pleurent dans leur vol

La mort amoureuse des roses

Guillaume Apollinaire

Page 5: Agrippa d'Aubigné, Les Tragiques (publ. 1616), I, « Misères

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Les documents complémentaires :

Corpus sur l’engagement

Homère, Iliade, chant XXIV, v.723-746. Traduction de Bareste, 1843.

Andromaque, en tenant dans ses mains la tête du valeureux Hector, commence les

gémissements en disant : « Cher époux, tu es mort à la fleur de ton âge, et tu me laisses veuve dans ton

palais ! Ce fils si jeune, que nous fûmes assez malheureux pour mettre au monde, ne parviendra

jamais jusqu’à l’adolescence ; car, avant ce temps, notre ville sera précipitée du haut de son faîte.

Hector, tu n’es plus, toi le défenseur d’Ilion, toi le protecteur de notre belle cité, toi le sauveur des

Troyennes et de leurs jeunes enfants ! Bientôt, sans doute, nos ennemis nous entraîneront sur leurs

navires et nous réduiront toutes à l’esclavage. Ils t’emmèneront aussi, ô mon fils ; ils te soumettront à

des travaux avilissants et grossiers, et tu seras sous les ordres d’un maître cruel. Peut-être bien aussi

qu’ils t’arracheront de mes bras pour te précipiter du haut des tours, afin de venger par ta mort le

meurtre d’un frère, d’un père ou d’un fils ; car Hector ne pardonnait jamais à ses adversaires, et il a

privé de la vie un grand nombre d’Achéens. Voilà pourquoi tout le peuple le pleure maintenant dans

Ilion. Cher époux, ta mort plonge tes parents dans la tristesse, et elle me réserve à moi des douleurs

profondes ! Hélas ! tu ne m’as point tendu la main en rendant le dernier soupir ; tu ne m’as point

adressé tes dernières paroles, ces ordres sacrés dont je me serais souvenu et que j’aurais répétés sans

cesse la nuit et le jour en répandant des larmes ! » Ainsi gémit Andromaque, et ses femmes pleurent

autour d’elle.

Homère, Iliade, chant XXIV, v.723-746. Traduction de Bareste, 1843.

De la France qui meurt fut un autre portrait.

Victor HUGO Le Pape Un champ de bataille (extraits)

Mais quel est donc le bras qui tend cet arc affreux ?

Pourquoi ces hommes-ci s’égorgent-ils entr’eux ?

Quoi ! peuple contre peuple ! ô nations trompées !

De quel droit avez-vous les mains pleines d’épées ?

Que faites-vous ici ? Qu’est-ce que ces pavois ?

Que veulent ces canons ? Hommes que j’entrevois,

Dans l’assourdissement des trompettes farouches,

Plus forts que des lions et plus vains que des mouches,

Pour le plaisir de qui vous exterminez-vous ?

Tous n’avez qu’un seul droit, c’est de vous aimer tous...

(…)

Vous êtes des pantins que des fils font agir ;

Page 6: Agrippa d'Aubigné, Les Tragiques (publ. 1616), I, « Misères

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On vous met dans la main une lame pointue,

Vous ne connaissez pas celui pour qui l’on tue,

Vous ne connaissez pas celui que vous tuerez.

Est-ce vous qui tuerez ? est-ce vous qui mourrez ?

Vous l’ignorez. Demain, la mort ouvrant son aile,

Vous entrerez dans l’ombre en foule, pêle-mêle,

Sans que vous puissiez dire au sépulcre pourquoi.

Oui, du moment que c’est décrété par un roi,

Par un czar, un porteur quelconque de couronne,

Sans rien comprendre au bruit menteur qui l’environne,

A tâtons, sans Savoir si l’on est un bandit,

On n’écoute plus rien ; battez, tambours, c’est dit ;

Vite, il faut qu’on se heurte, il faut qu’on se rencontre,

Qu’un aveugle soit pour parce qu’un sourd est contre !

Vous mourez pour vos rois. Eux, ils ne sont pas là.

Et vous avez quitté vos femmes pour cela !...(…)

« Le mal » Arthur Rimbaud

Tandis que les crachats rouges de la mitraille

Sifflent tout le jour par l’infini du ciel bleu ;

Qu’écarlates ou verts, près du Roi qui les raille,

Croulent les bataillons en masse dans le feu ;

Tandis qu’une folie épouvantable broie

Et fait de cent milliers d’hommes un tas fumant ;

– Pauvres morts ! dans l’été, dans l’herbe, dans ta joie,

Nature ! ô toi qui fis ces hommes saintement !…

– Il est un Dieu, qui rit aux nappes damassées

Des autels, à l’encens, aux grands calices d’or ;

Qui dans le bercement des hosannah s’endort,

Et se réveille, quand des mères, ramassées

Dans l’angoisse, et pleurant sous leur vieux bonnet noir,

Lui donnent un gros sou lié dans leur mouchoir !

J'y chanterai tes seins d'une déesse dignes

Le lilas va fleurir Je chanterai tes yeux

où danse tout un choeur d'angelots gracieux

Le lilas va fleurir ô printemps sérieux

Mon coeur flambe pour toi comme une cathédrale

Et de l'immense amour sonne la générale

Pauvre coeur mon amour Daigne écouter le râle

Page 7: Agrippa d'Aubigné, Les Tragiques (publ. 1616), I, « Misères

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Qui monte de ma vie à ta grande beauté

Je t'envoie un obus plein de fidélité

Et que t'atteigne ô Lou mon baiser éclaté

Boris Vian « Le déserteur »

Monsieur le Président

Je vous fais une lettre

Que vous lirez peut-être

Si vous avez le temps

Je viens de recevoir

Mes papiers militaires

Pour partir à la guerre

Avant mercredi soir

Monsieur le Président

Je ne veux pas la faire

Je ne suis pas sur terre

Pour tuer des pauvres gens

C’est pas pour vous fâcher

Il faut que je vous dise

Ma décision est prise

Je m’en vais déserter

Depuis que je suis né

J’ai vu mourir mon père

J’ai vu partir mes frères

Et pleurer mes enfants

Ma mère a tant souffert

Elle est dedans sa tombe

Et se moque des bombes

Et se moque des vers

Quand j’étais prisonnier

On m’a volé ma femme

On m’a volé mon âme

Et tout mon cher passé

Demain de bon matin

Je fermerai ma porte

Au nez des années mortes

J’irai sur les chemins

Je mendierai ma vie

Sur les routes de France

De Bretagne en Provence

Et je dirai aux gens :

Refusez d’obéir

Refusez de la faire

N’allez pas à la guerre

Refusez de partir

S’il faut donner son sang

Page 8: Agrippa d'Aubigné, Les Tragiques (publ. 1616), I, « Misères

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Allez donner le vôtre

Vous êtes bon apôtre

Monsieur le Président

Si vous me poursuivez

Prévenez vos gendarmes

Que je n’aurai pas d’armes

Et qu’ils pourront tirer

Page 9: Agrippa d'Aubigné, Les Tragiques (publ. 1616), I, « Misères

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Histoire des arts

La guerre en peinture

Paolo Uccello, Paolo di Dono, dit (1397-1475), La Bataille de San Romano

"Les horreurs de la guerre", par Rubens (1637)

Page 10: Agrippa d'Aubigné, Les Tragiques (publ. 1616), I, « Misères

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« La Guerre" d’Otto Dix

La partie de cartes, huile sur toile, 1917• Crédits : Fernand Léger

Page 11: Agrippa d'Aubigné, Les Tragiques (publ. 1616), I, « Misères

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Cinéma : Apocalypse now de F F Coppola (1979)

Page 12: Agrippa d'Aubigné, Les Tragiques (publ. 1616), I, « Misères

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Séquence 2 : Les Fêtes galantes de Paul Verlaine

Les Lectures analytiques VERLAINE : Clair de lune (1869)

Votre âme est un paysage choisi

Que vont charmant masques et bergamasques

Jouant du luth et dansant et quasi

Tristes sous leurs déguisements fantasques

Tout en chantant sur le mode mineur

L'amour vainqueur et la vie opportune,

Ils n'ont pas l'air de croire à leur bonheur

Et leur chanson se mêle au clair de lune,

Au calme clair de lune triste et beau,

Qui fait rêver les oiseaux dans les arbres

Et sangloter d'extase les jets d'eau,

les grands jets d'eau sveltes parmi les marbres

Page 13: Agrippa d'Aubigné, Les Tragiques (publ. 1616), I, « Misères

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VERLAINE "A la promenade", Fêtes galantes (1869)

Le ciel si pâle et les arbres si grêles

Semblent sourire à nos costumes clairs

Qui vont flottant légers, avec des airs

De nonchalance et des mouvements d'ailes.

Et le vent doux ride l'humble bassin,

Et la lueur du soleil qu'atténue

L'ombre des bas tilleuls de l'avenue

Nous parvient bleue et mourante à dessein.

Trompeurs exquis et coquettes charmantes,

Cœurs tendres, mais affranchis du serment,

Nous devisons délicieusement,

Et les amants lutinent les amantes,

De qui la main imperceptible sait

Parfois donner un soufflet, qu'on échange

Contre un baiser sur l'extrême phalange

Du petit doigt, et comme la chose est

Immensément excessive et farouche,

On est puni par un regard très sec,

Lequel contraste, au demeurant, avec

La moue assez clémente de la bouche.

Page 14: Agrippa d'Aubigné, Les Tragiques (publ. 1616), I, « Misères

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"Colloque sentimental" Verlaine, Fêtes galantes, 1869

Dans le vieux parc solitaire et glacé,

Deux formes ont tout à l'heure passé.

Leurs yeux sont morts et leurs lèvres sont molles,

Et l'on entend à peine leurs paroles.

Dans le vieux parc solitaire et glacé,

Deux spectres ont évoqué le passé.

- Te souvient-il de notre extase ancienne?

- Pourquoi voulez-vous donc qu'il m'en souvienne ?

- Ton cœur bat-il toujours à mon seul nom ?

Vois-tu toujours mon âme en rêve? - Non.

Ah! les beaux jours de bonheur indicible

Où nous joignions nos bouches! - C'est possible.

- Qu'il était bleu, le ciel, et grand, l'espoir !

L'espoir a fui, vaincu, vers le ciel noir.

Tels ils marchaient dans les avoines folles,

Et la nuit seule entendit leurs paroles.

Page 15: Agrippa d'Aubigné, Les Tragiques (publ. 1616), I, « Misères

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Les documents complémentaires : Corpus autour de la modernité

« Correspondances » de BAUDELAIRE, Les Fleurs du Mal, 1857

La Nature est un temple où de vivants piliers

Laissent parfois sortir de confuses paroles ;

L'homme y passe à travers des forêts de symboles

Qui l'observent avec des regards familiers.

Comme de longs échos qui de loin se confondent

Dans une ténébreuse et profonde unité,

Vaste comme la nuit et comme la clarté,

Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.

Il est des parfums frais comme des chairs d'enfants,

Doux comme les hautbois, verts comme les prairies,

- Et d'autres, corrompus, riches et triomphants,

Ayant l'expansion des choses infinies,

Comme l'ambre, le musc, le benjoin et l'encens,

Qui chantent les transports de l'esprit et des sens.

« Art poétique » de VERLAINE, Jadis et Naguère, 1885

À Charles Morice

De la musique avant toute chose,

Et pour cela préfère l'Impair

Plus vague et plus soluble dans l'air,

Sans rien en lui qui pèse ou qui pose.

Il faut aussi que tu n'ailles point

Choisir tes mots sans quelque méprise

Rien de plus cher que la chanson grise

Où l'Indécis au Précis se joint.

C'est des beaux yeux derrière des voiles

C'est le grand jour tremblant de midi,

C'est par un ciel d'automne attiédi

Le bleu fouillis des claires étoiles!

Car nous voulons la Nuance encor,

Pas la Couleur, rien que la nuance!

Oh! la nuance seule fiance

Le rêve au rêve et la flûte au cor !

Page 16: Agrippa d'Aubigné, Les Tragiques (publ. 1616), I, « Misères

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Fuis du plus loin la Pointe assassine,

L'Esprit cruel et le Rire impur,

Qui font pleurer les yeux de l'Azur

Et tout cet ail de basse cuisine !

Prends l'éloquence et tords-lui son cou !

Tu feras bien, en train d'énergie,

De rendre un peu la Rime assagie.

Si l'on n'y veille, elle ira jusqu'où ?

Ô qui dira les torts de la Rime ?

Quel enfant sourd ou quel nègre fou

Nous a forgé ce bijou d'un sou

Qui sonne creux et faux sous la lime ?

De la musique encore et toujours !

Que ton vers soit la chose envolée

Qu'on sent qui fuit d'une âme en allée

Vers d'autres cieux à d'autres amours.

Que ton vers soit la bonne aventure

Eparse au vent crispé du matin

Qui va fleurant la menthe et le thym...

Et tout le reste est littérature.

« Manifeste du symbolisme » MOREAS, 1886

Ennemie de l'enseignement, la déclamation, la fausse sensibilité, la description objective, la poésie symbolique

cherche à vêtir l’Idée d'une forme sensible qui, néanmoins, ne serait pas son but à elle-même, mais qui, tout en

servant à exprimer l'Idée, demeurerait sujette. L'Idée, à son tour, ne doit point se laisser voir privée des

somptueuses simarres des analogies extérieures ; car le caractère essentiel de l'art symbolique consiste à ne jamais

aller jusqu'à la concentration de l'Idée en soi. Ainsi, dans cet art, les tableaux de la nature, les actions des humains,

tous les phénomènes concrets ne sauraient se manifester eux-mêmes ; ce sont là des apparences sensibles destinées

à représenter leurs affinités ésotériques avec des Idées primordiales.

L'accusation d'obscurité lancée contre une telle esthétique par des lecteurs à bâtons rompus n'a rien qui puisse

surprendre. Mais qu'y faire ? Les Pythiques de Pindare, l’Hamlet de Shakespeare, la Vita Nuova de Dante, le Second

Faust de Goethe, la Tentation de Saint-Antoine de Flaubert ne furent-ils pas aussi taxés d'ambiguïté ?

Pour la traduction exacte de sa synthèse, il faut au symbolisme un style archétype et complexe ; d'impollués

vocables, la période qui s'arc-boute alternant avec la période aux défaillances ondulées, les pléonasmes significatifs,

les mystérieuses ellipses, l'anacoluthe en suspens, tout trop hardi et multiforme ; enfin la bonne langue – instaurée

et modernisée –, la bonne et luxuriante et fringante langue française d'avant les Vaugelas et les Boileau-Despréaux,

la langue de François Rabelais et de Philippe de Commines, de Villon, de Ruteboeuf et de tant d'autres écrivains

libres et dardant le terme acut du langage, tels des Toxotes de Thrace leurs flèches sinueuses.

Le Rythme : l'ancienne métrique avivée ; un désordre savamment ordonné ; la rime illucescente et martelée

comme un bouclier d'or et d'airain, auprès de la rime aux fluidités absconses ; l'alexandrin à arrêts multiples et

mobiles ; l'emploi de certains nombres premiers – sept, neuf, onze, treize – résolus en les diverses combinaisons

rythmiques dont ils sont les sommes.

Page 17: Agrippa d'Aubigné, Les Tragiques (publ. 1616), I, « Misères

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Histoire des arts : le pèlerinage à l’île de Cythère de Watteau

Page 18: Agrippa d'Aubigné, Les Tragiques (publ. 1616), I, « Misères

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Séquence 3 : La mise en abyme au théâtre

Les Lectures analytiques

ACTE V , scène 5, L’Illusion comique, de Pierre Corneille .

Depuis dix ans, Pridamant est sans nouvelle de son fils Clindor. Il se rend auprès du magicien Alcandre dans l’espoir de le retrouver. Celui-ci fait apparaître Clindor en riche seigneur et Pridamant suit ses aventures. Nous sommes à la dernière scène de la pièce : Clindor vient de mourir mais dans un coup de théâtre il réapparaît, attablé avec ennemis et amis à compter de l’argent … Pridamant. Que vois-je ? Chez les morts compte-t-on de l' argent ? Alcandre. Voyez si pas un d' eux s' y montre négligent. Pridamant. Je vois Clindor ! Ah dieux ! Quelle étrange surprise ! Je vois ses assassins, je vois sa femme et Lyse ! Quel charme en un moment étouffe leurs discords, pour assembler ainsi les vivants et les morts ? Alcandre. Ainsi tous les acteurs d' une troupe comique, leur poëme récité, partagent leur pratique : l' un tue, et l' autre meurt, l' autre vous fait pitié ; mais la scène préside à leur inimitié. Leurs vers font leurs combats, leur mort suit leurs paroles, et, sans prendre intérêt en pas un de leurs rôles, le traître et le trahi, le mort et le vivant, se trouvent à la fin amis comme devant. Votre fils et son train ont bien su, par leur fuite, d' un père et d' un prévôt éviter la poursuite ; mais tombant dans les mains de la nécessité, ils ont pris le théâtre en cette extrémité. Pridamant. Mon fils comédien ! Alcandre. D' un art si difficile tous les quatre, au besoin, ont fait un doux asile ; et depuis sa prison, ce que vous avez vu, son adultère amour, son trépas imprévu, n' est que la triste fin d' une pièce tragique qu' il expose aujourd' hui sur la scène publique, par où ses compagnons en ce noble métier ravissent à Paris un peuple tout entier. Le gain leur en demeure, et ce grand équipage, dont je vous ai fait voir le superbe étalage, est bien à votre fils, mais non pour s' en parer qu' alors que sur la scène il se fait admirer. Pridamant.

Page 19: Agrippa d'Aubigné, Les Tragiques (publ. 1616), I, « Misères

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J' ai pris sa mort pour vraie, et ce n' étoit que feinte ; mais je trouve partout mêmes sujets de plainte. Est-ce là cette gloire, et ce haut rang d' honneur où le devoit monter l' excès de son bonheur ? Alcandre. Cessez de vous en plaindre. à présent le théâtre est en un point si haut que chacun l' idolâtre, et ce que votre temps voyoit avec mépris est aujourd' hui l' amour de tous les bons esprits, l' entretien de Paris, le souhait des provinces, le divertissement le plus doux de nos princes, les délices du peuple, et le plaisir des grands : il tient le premier rang parmi leurs passe-temps ; et ceux dont nous voyons la sagesse profonde par ses illustres soins conserver tout le monde, trouvent dans les douceurs d' un spectacle si beau de quoi se délasser d' un si pesant fardeau. Même notre grand roi, ce foudre de la guerre, dont le nom se fait craindre aux deux bouts de la terre, le front ceint de lauriers, daigne bien quelquefois prêter l' oeil et l' oreille au théâtre françois : c' est là que le Parnasse étale ses merveilles ; les plus rares esprits lui consacrent leurs veilles ; et tous ceux qu' Apollon voit d' un meilleur regard de leurs doctes travaux lui donnent quelque part. D' ailleurs, si par les biens on prise les personnes, le théâtre est un fief dont les rentes sont bonnes ; et votre fils rencontre en un métier si doux plus d' accommodement qu' il n' eût trouvé chez vous. Défaites-vous enfin de cette erreur commune, et ne vous plaignez plus de sa bonne fortune.

Pridamant. Je n' ose plus m' en plaindre, et vois trop de combien le métier qu' il a pris est meilleur que le mien. Il est vrai que d' abord mon âme s' est émue : j' ai cru la comédie au point où je l' ai vue ; j' en ignorois l' éclat, l' utilité, l' appas, et la blâmois ainsi, ne la connoissant pas ; mais depuis vos discours mon coeur plein d' allégresse a banni cette erreur avecque sa tristesse. Clindor a trop bien fait.

Alcandre. N' en croyez que vos yeux.

Page 20: Agrippa d'Aubigné, Les Tragiques (publ. 1616), I, « Misères

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L’Echange de Paul Claudel, la tirade de Lechy, (1ère version, 1893-1894)

Dans l'Échange, pièce créée en 1893-1894 et dont l'action se passe en Amérique, Paul Claudel

(1868-1955) met en scène une actrice, Lechy Elbernon.

LECHY ELBERNON

Je suis actrice, vous savez. Je joue sur le théâtre. Le théâtre. Vous ne savez pas ce que c'est ?

MARTHE

Non.

LECHY ELBERNON

Il y a la scène et la salle. Tout étant clos, les gens viennent là le soir, et ils sont assis par rangées les

uns derrière les autres, regardant.

MARTHE

Quoi ? Qu'est-ce qu'ils regardent, puisque tout est fermé ?

LECHY ELBERNON

Ils regardent le rideau de la scène. Et ce qu'il y a derrière quand il est levé. Et il arrive quelque

chose sur la scène comme si c'était vrai.

MARTHE

Mais puisque ce n'est pas vrai ! C'est comme les rêves que l'on fait quand on dort.

LECHY ELBERNON

C'est ainsi qu'ils viennent au théâtre la nuit.

THOMAS POLLOCK NAGEOIRE

Elle a raison. Et quand ce serait vrai encore, qu'est-ce que cela me fait ?

LECHY ELBERNON

Je les regarde, et la salle n'est rien que de la chair vivante et habillée.

Et ils garnissent les murs comme des mouches, jusqu'au plafond.

Et je vois ces centaines de visages blancs.

L'homme s'ennuie, et l'ignorance lui est attachée depuis sa naissance.

Et ne sachant de rien comment cela commence ou finit, c'est pour cela qu'il va au théâtre.

Et il se regarde lui-même, les mains posées sur les genoux.

Et il pleure et il rit, et il n'a point envie de s'en aller.

Et je les regarde aussi, et je sais qu'il y a là le caissier qui sait que demain.

On vérifiera les livres, et la mère adultère dont l'enfant vient de tomber malade.

Et celui qui vient de voler pour la première fois, et celui qui n'a rien fait de tout le jour.

Et ils regardent et écoutent comme s'ils dormaient.

MARTHE

L’œil est fait pour voir et l'oreille

Pour entendre la vérité.

LECHY ELBERNON

Qu'est-ce que la vérité? Est-ce qu'elle n'a pas dix-sept enveloppes, comme les oignons ?

Qui voit les choses comme elles sont ? L’œil certes voit, l'oreille entend.

Mais l'esprit tout seul connaît. Et c'est pourquoi l'homme veut voir des yeux et connaître des

oreilles.

Ce qu'il porte dans son esprit, - l'en ayant fait sortir.

Et c'est ainsi que je me montre sur la scène.

MARTHE

Est-ce que vous n'êtes point honteuse ?

LECHY ELBERNON

Je n'ai point honte ! mais je me montre, et je suis toute à tous.

Ils m'écoutent et ils pensent ce que je dis ; ils me regardent et j'entre dans leur âme comme dans une

maison vide.

C'est moi qui joue les femmes :

Page 21: Agrippa d'Aubigné, Les Tragiques (publ. 1616), I, « Misères

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La jeune fille, et l'épouse vertueuse qui a une veine bleue sur la tempe, et la courtisane trompée.

Et quand je crie, j'entends toute la salle gémir.

Luigi PIRANDELLO, Six personnages en quête d’auteur, 1921

LA BELLE-FILLE

Attendez ! Attendez D’abord, la scène de la fillette au bassin ! (Elle court chercher la Fillette et, s’agenouillant

devant elle, elle lui prend dans les mains son petit visage.) Ma pauvre petite chérie, toi, tu regardes tout çà,

éperdue, avec tes grands beaux yeux: Dieu sait où tu crois être ! Nous sommes sur un plateau de théâtre, ma

chérie I Qu’est-ce que c’est, un plateau ? Mais, tu vois? C’est un lieu où l’on joue à jouer pour de vrai. On y

joue la comédie. Et nous deux, maintenant, on va jouer la comédie. Pour de vrai, tu sais ! Toi aussi... (Elle

l’étreint, la serrant sur sa poitrine et la berçant un peu.) Oh, ma petite chérie, ma petite chérie, la vilaine

comédie que tu vas jouer ! l’horrible chose qu’on a imaginée pour toi ! Ce jardin, ce bassin... Oh, bien sûr, ce

n’est pas un vrai bassin ! Le malheur, ma chérie, c’est qu’ici tout est faux ! Ah, mais oui, peut-être que toi, ma

petite Rosetta, qui es une enfant, tu aimes mieux un faux bassin qu’un vrai : pour pouvoir jouer dedans, hein ?

Mais non, pour les autres ce sera un jeu, mais, hélas ! pas pour toi qui es vraie, mon amour, et qui joues pour de

vrai dans un vrai bassin, un grand bassin, tout vert, avec des tas de bambous qui y font de l’ombre, et avec des

tas, des tas de petits canards qui nagent dessus, fendant cette ombre...

Luigi PIRANDELLO, Six personnages en quête d’auteur, 1921.

Page 22: Agrippa d'Aubigné, Les Tragiques (publ. 1616), I, « Misères

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Les documents complémentaires : Corpus sur la mise en abyme au théâtre

Hamlet Acte III, Scène 2 de SHAKESPEARE (1602)

La grande salle du château

Au fond, La scène dressée.

Entrent Hamlet et trois des comédiens

HAMLET, au premier comédien.

« Dites ce texte à la façon dont je vous l’ai lu, n’est-ce pas, d’une voix déliée et avec

aisance, car si vous le déclamiez comme font tant de nos acteurs, mieux vaudrait que je

le confie au crieur public. Et n’allez pas fendre l’air avec votre main comme ceci, mais

soyez mesurés en tout, car dans le torrent, dans la tempête, dans l’ouragan, dirai-je

même, de la passion, vous devez trouver et faire sentir une sorte de retenue qui

l’adoucisse. Oh ! cela me blesse jusque dans l’âme, d’entendre ces grands étourneaux sous

leurs perruques mettre en pièces, oui en lambeaux, et casser les oreilles du parterre qui

ne sait d’ailleurs apprécier le plus souvent que les pantomimes inexplicables et le fracas !

Je voudrais le fouet pour ces gaillards qui en rajoutent à Termagant (1) et qui

renchérissent sur Hérode (1). Evitez cela, je vous prie.

LE PREMIER COMEDIEN

J’en fais la promesse à Votre Honneur.

HAMLET

Ne soyez pas non plus trop guindés, fiez-vous plutôt à votre jugement et réglez le geste

sur la parole et la parole sur le geste en vous gardant surtout de ne jamais passer outre à

la modération naturelle car tout excès de cette sorte s’écarte de l’intention du théâtre

dont l’objet a été dès l’origine, et demeure encore, de présenter pour ainsi dire un miroir

à la nature et de montrer à la vertu son portrait, à l’ignominie son visage, et au siècle

même et à la société de ce temps quels sont leur aspect et leurs caractères. ».

1) Termagant, un prétendu Dieu des Musulmans et Hérode, roi de Judée étaient des

personnages des mystères (pièces religieuses qui retraçaient des épisodes de la

Bible).

Page 23: Agrippa d'Aubigné, Les Tragiques (publ. 1616), I, « Misères

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L’Impromptu de Versailles de Molière (1663)

MOLIÈRE : J'avais songé une comédie où il y aurait eu un poète, que j'aurais représenté moi-même,

qui serait venu pour offrir une pièce à une troupe de comédiens nouvellement arrivés de la campagne.

"Avez-vous, aurait-il dit, des acteurs et des actrices qui soient capables de bien faire valoir un

ouvrage, car ma pièce est une pièce. - Eh ! Monsieur, auraient répondu les comédiens, nous avons des

hommes et des femmes qui ont été trouvés raisonnables partout où nous avons passé. - Et qui fait les

rois parmi vous ? - Voilà un acteur qui s'en démêle parfois. - Qui ? ce jeune homme bien fait ? Vous

moquez-vous ? Il faut un roi qui soit gros et gras comme quatre, un roi, morbleu ! qui soit entripaillé

comme il faut, un roi d'une vaste circonférence, et qui puisse remplir un trône de la belle manière. La

belle chose qu'un roi d'une taille galante ! Voilà déjà un grand défaut ; mais que je l'entende un peu

réciter une douzaine de vers." Là-dessus le comédien aurait récité, par exemple, quelques vers du roi

de Nicomède : Te le dirai-je, Araspe ? Il m'a trop bien servi ; Augmentant mon pouvoir le plus

naturellement qu'il aurait été possible. Et le poète : "Comment ? Vous appelez cela réciter ? C'est se

railler : il faut dire les choses avec emphase. Écoutez-moi. (Imitant Montfleury, excellent acteur de

l'Hôtel de Bourgogne.) Te le dirai-je, Araspe ? Etc.

Voyez-vous cette posture ? Remarquez bien cela. Là, appuyez comme il faut le dernier vers. Voilà ce

qui attire l'approbation, et fait faire le brouhaha.

Les acteurs de bonne foi de MARIVAUX, scène IV (1757)

La scène est dans une maison de campagne de Madame Argante. [Merlin, Colette, Lisette et Blaise

répètent puis jouent une comédie écrite par le premier. Du moins ils essayent.]

Merlin, Colette, (Lisette et Blaise, assis.)

Merlin. - Bonjour, ma belle enfant : je suis bien sûr que ce n'est pas moi que vous cherchez.

Colette. - Non, Monsieur Merlin ; mais ça n'y fait rien ; je suis bien aise de vous y trouver.

Merlin. - Et moi, je suis charmé de vous rencontrer, Colette.

Colette. - Ca est bien obligeant.

Merlin. - Ne vous êtes-vous pas aperçu du plaisir que j'ai à vous voir ?

Colette. - Oui, mais je n'ose pas bonnement m'apercevoir de ce plaisir-là, à cause que j'y en prenrais

aussi.

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Merlin, interrompant. - Doucement, Colette ; il n'est pas décent de vous déclarer si vite.

Colette. - Dame ! comme il faut avoir de l'amiquié pour vous dans cette affaire-là, j'ai cru qu'il n'y

avait point de temps à perdre.

Merlin. - Attendez que je me déclare tout à fait, moi.

Blaise, interrompant de son siège. - Voyez en effet comme alle se presse : an dirait qu'alle y va de bon

jeu, je crois que ça m'annonce du guignon.

Lisette, assise et interrompant. - Je n'aime pas trop cette saillie-là, non plus.

Merlin. - C'est qu'elle ne sait pas mieux faire.

Colette. - Eh bien ! velà ma pensée tout sens dessus dessous ; pisqu'ils me blâmont, je sis trop timide

pour aller en avant, s'ils ne s'en vont pas.

Merlin. - Eloignez-vous donc pour l'encourager.

Blaise, se levant de son siège. - Non, morguié, je ne veux pas qu'alle ait du courage, moi ; je veux tout

entendre.

Lisette, assise et interrompant. - Il est vrai, m'amie, que vous êtes plaisante de vouloir que nous nous

en allions.

Colette. - Pourquoi aussi me chicanez-vous ?

Blaise, interrompant, mais assis. - Pourquoi te hâtes-tu tant d'être amoureuse de Monsieur Merlin ?

Est-ce que tu en sens de l'amour ?

Colette. - Mais, vrament ! je sis bien obligée d'en sentir pisque je sis obligée d'en prendre dans la

comédie. Comment voulez-vous que je fasse autrement ?

Lisette, assise, interrompant. - Comment ! vous aimez réellement Merlin !

Colette. - Il faut bien, pisque c'est mon devoir.

Merlin, à Lisette. - Blaise et toi, vous êtes de grands innocents tous deux ; ne voyez-vous pas qu'elle

s'explique mal ? Ce n'est pas qu'elle m'aime tout de bon ; elle veut dire seulement qu'elle doit faire

semblant de m'aimer ; n'est-ce pas, Colette ?

Colette. - Comme vous voudrez, Monsieur Merlin.

Merlin. - Allons, continuons, et attendez que je me déclare tout à fait, pour vous montrer sensible à

mon amour.

Colette. - J'attendrai, Monsieur Merlin ; faites vite.

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Kean de Jean Paul SARTRE (1954), adaptation de la pièce de Dumas

[ Dans sa première version, cette œuvre était sous-titrée « Désordre et génie ».

A Londres, Kean, acteur célèbre, joue Othelllo, de Shakespeare. 0thello, jaloux, tue se femme;

Desdémone, en l'étouffant avec un oreiller. Or, dans la salle, se trouve Eléna, la femme du comte,

ambassadeur du Danemark, et Kean en est amoureux, Maisil la croit convoitée par le prince de Glles,

assis à côté d'elle. Soudain Kean, depuis la scène, s'adresse à eux.]

KEAN. [ ... ] (Tourné vers Eléna). Vous, Madame, pourquoi ne joueriez-vous pas Desdémone ? Je vous

étranglerais si gentiment ? (Élevant l'oreiller au-dessus de sa tête.) Mesdames, Messieurs, l'arme du

crime. Regardez ce que j'en fais. (Il le jette devant l'avant-scène, juste aux pieds d'Eléna.) A la plus

belle. Cet oreiller, c'est mon coeur ; mon cœur de lâche tout blanc : pour qu'elle pose dessus ses

petits pieds. (A Anna.) Va chercher Cassio, ton amant : il pourra désormais te cajoler sous mes yeux1.

(Se frappant la poitrine.) Cet homme n'est pas dangereux. C'est à tort qu'on prenait Othello pour un

grand cocu royal. Je suis un co ... co... un... co ... co ... mique. (Rires. Au prince de Galles.) Eh bien,

Monseigneur, je vous l'avais prédit : pour une fois qu'il me prend une vraie colère, c'est l'emboîtage.

(Les sifflets redoublent : « A bas Kean ! A bas l'acteur ! » Il fait un pas vers le public et le regarde.

Les sifflets cessent.) Tous, alors ? Tous contre moi ? Quel honneur ! Mais pourquoi ? Mesdames,

Messieurs, si vous me permettez une question. Qu'est-ce que je vous ai fait ? Je vous connais tous

mais c'est la première fois que je vous vois ces gueules d'assassins. Est-ce que ce sont vos vrais

visages ? Vous veniez ici chaque soir et vous jetiez des bouquets sur la scène en criant bravo. J'avais

fini par croire que vous m'aimiez... Mais dites donc, mais dites donc : qui applaudissiez-vous ? Hein ?

Othello ? Impossible : c'est un fou sanguinaire. Il faut donc que ce soit Kean. « Notre grand Kean,

notre cher Kean, notre Kean national ».Eh bien le voilà, votre Kean ! (Il tire un mouchoir de sa poche

et se frotte le visage. Des traces livides apparaissent.) Oui, voilà l'homme. Regardez-le. Vous

n'applaudissez pas ? (Sifflets.) C'est curieux, tout de même : vous n'aimez que ce qui est faux.

LORD MEWILL, de sa loge. — Cabotin !

KEAN . — Qui parle ? Eh ! Mais c'est Mewill3 (Il s'approche de la loge.) J'ai flanché tout à l'heure

parce que les princes m'intimident, mais je te préviens que les punaises ne m'intimident pas. Si tu ne

fermes pas ta grande gueule, je te prends entre deux ongles et je te fais craquer. Comme ça. (Il fait

le geste. Le public se tait.) Messieurs dames, bonsoir. Roméo, Lear et Macbeth4 se rappellent à votre

bon souvenir : moi je vais les rejoindre et je leur dirai bien des choses de votre part. Je retourne

dans l'imaginaire où m'attendent mes superbes colères. Cette nuit, Mesdames, Messieurs, je serai

Othello, chez moi, à bureaux fermés5, et je tuerai pour de bon. Evidemment, si vous m'aviez aimé...

Mais il ne faut pas trop demander, n'est-ce pas ? A propos, j'ai eu tort, tout à l'heure, de vous parler

de Kean. Kean est mort en bas âge. (Rires.) Taisez-vous donc, assassins, c'est vous qui l'avez tué !

C'est vous qui avez pris un enfant pour en faire un monstres ! (Silence effrayé du public.) Voilà ! C'est

parfait : du calme, un silence de mort. Pourquoi siffleriez-vous . il n'y a personne en scène. Personne.

Ou peut-être un acteur en train de jouer Kean dans le rôle d'Othello. Tenez, je vais vous faire un aveu

: je n'existe pas vraiment, je fais semblant. Pour vous plaire, Messieurs, Mesdames, pour vous plaire.

Et je... (Il hésite et puis, avec un geste « A quoi bon ! ».)... c'est tout.

Il s'en va, à pas lents, dans le silence ; sur scène tous les personnages sont figés de stupeur.

Salomon7 sort de son trou, fait un geste désolé au public et crie en coulisse :

Page 26: Agrippa d'Aubigné, Les Tragiques (publ. 1616), I, « Misères

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SALOMON. — Rideau ! voyons ! Rideau !

UN MACHINISTE. — J'étais allé chercher le médecin de service.

SALOMON. — Baisse le rideau, je te dis... (Il s'avance vers le public.) Mesdames et Messieurs... la

représentation ne peut continuer. Le soleil de l'Angleterre s'est éclipsé : le célèbre, l'illustre, le

sublime Kean vient d'être atteint d'un accès de folie.

Bruit dans le public. Le comte réveillé en sursaut se frotte les yeux.

LE COMTE. — C'est fini ? Eh bien, Monseigneur, comment trouvez-vous Kean ?

LE PRINCE, du ton que l'on prend pour féliciter un acteur de son jeu. — Il a été tout simplement

admirable.

1 Anna joue Desdémone. Cassio est, dans la pièce de Shakespeare, celui qu'Othello pense être son amant ; de

même, Kean suspecte le prince et Eléna.

2 emboîtage : action de siffler un acteur, une pièce.

3.Mewill: un aristocrate, convoitant Anna, la partenaire de Kean, humilié par ce dernier, mais qui, au nom de son

rang, avait refusé de se battre avec un acteur.

4. Ce sont des personnages du théâtre de Shakespeare au destin fatal : Roméo, grand amoureux ; le roi Lear

d'une part, et Macbeth, souverain usurpateur, d'autre part, sont tous deux en proie à la violence de leurs

tourments.

5 à bureaux fermés: donc, sans public.

6.Enfant, Kean était un saltimbanque des rues.

7. Salomon est à la fois le valet, le confident, et le souffleur de Kean.

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« Au théâtre » de Daumier (vers 1860)

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La Rose pourpre du Caire de W ALLEN

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Séquence 4 : Le Triomphe de l’amour de MARIVAUX

Les Lectures analytiques Le Triomphe de l’amour, de Marivaux, Acte I, Scène 1

COMÉDIE EN TROIS ACTES ET EN PROSE, Représentée pour la première fois par les comédiens italiens, le 12 mai 1732. PERSONNAGES.

LÉONIDE, princesse de Sparte, sous le nom de Phocion.

CORINE, suivante de Léonide, sous le nom d’Hermidas.

HERMOCRATE, philosophe.

LÉONTINE, sœur d’Hermoc rate.

AGIS, fils de Cléomène ancien roi de Sparte.

DIMAS, jardinier d’Hermocrate.

ARLEQUIN, valet d’Hermocrate.

La scène est dans la maison d’Hermocrate, aux environs de Lacédémone.

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Acte I, Scène première

LÉONIDE, sous le nom de PHOCION ; CORINE, sous le nom d’HERMIDAS

PHOCION : Nous voici, je pense, dans les jardins du philosophe Hermocrate.

HERMIDAS : Mais, Madame, ne trouvera-t-on pas mauvais que nous soyons entrées si hardiment ici, nous qui n’y

connaissons personne ?

PHOCION : Non, tout est ouvert ; et d’ailleurs nous venons pour parler au maître de la maison. Restons dans cette

allée en nous promenant, j’aurai le temps de te dire ce qu’il faut à présent que tu saches.

HERMIDAS : Ah ! il y a longtemps que je n’ai respiré si à mon aise ! Mais, Princesse, faites-moi la grâce tout entière ;

si vous voulez me donner un régal bien complet, laissez-moi le plaisir de vous interroger moi-même à ma fantaisie.

PHOCION : Comme tu voudras.

HERMIDAS : D’abord, vous quittez votre cour et la ville, et vous venez ici avec peu de suite, dans une de vos maisons

de campagne, où vous voulez que je vous suive.

PHOCION : Fort bien.

Page 31: Agrippa d'Aubigné, Les Tragiques (publ. 1616), I, « Misères

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HERMIDAS : Et comme vous savez que, par amusement, j’ai appris à peindre, à peine y sommes-nous quatre ou cinq

jours, que, vous enfermant un matin avec moi, vous me montrez deux portraits, dont vous me demandez des copies

en petit et dont l’un est celui d’un homme de quarante-cinq ans, et l’autre celui d’une femme d’environ trente-cinq,

tous deux d’assez bonne mine.

PHOCION : Cela est vrai.

HERMIDAS : Laissez-moi dire : quand ces copies sont finies, vous faites courir le bruit que vous êtes indisposée, et

qu’on ne vous voit pas ; ensuite vous m’habillez en homme, vous en prenez l’attirail vous-même ; et puis nous

sortons incognito toutes deux dans cet équipage-là, vous, avec le nom de Phocion, moi, avec celui d’Hermidas, que

vous me donnez ; et après un quart d’heure de chemin, nous voilà dans les jardins du philosophe Hermocrate, avec

la philosophie de qui je ne crois pas que vous ayez rien à démêler.

PHOCION : Plus que tu ne penses !

HERMIDAS : Or, que veut dire cette feinte indisposition, ces portraits copiés ? Qu’est-ce que c’est que cet homme et

cette femme qu’ils représentent ? Que signifie la mascarade où nous sommes ? Que nous importent les jardins

d’Hermocrate ? Que voulez-vous faire de lui ? Que voulez-vous faire de moi ? Où allons-nous ? Que deviendrons-

nous ? À quoi tout cela aboutira-t-il ? Je ne saurais le savoir trop tôt, car je m’en meurs.

PHOCION : Écoute-moi avec attention. Tu sais par quelle aventure je règne en ces lieux ; j’occupe une place

qu’autrefois Léonidas, frère de mon père, usurpa sur Cléomène son souverain, parce que ce prince, dont il

commandait alors les armées, devint, pendant son absence, amoureux de sa maîtresse, et l’enleva. Léonidas, outré

de douleur, et chéri des soldats, vint comme un furieux attaquer Cléomène, le prit avec la Princesse son épouse, et

les enferma tous deux. Au bout de quelques années, Cléomène mourut, aussi bien que la Princesse son épouse, qui

ne lui survécut que six mois et qui, en mourant, mit au monde un prince qui disparut, et qu’on eut l’adresse de

soustraire à Léonidas, qui n’en découvrit jamais la moindre trace, et qui mourut enfin sans enfants, regretté du

peuple qu’il avait bien gouverné, et qui vit tranquillement succéder son frère, à qui je dois la naissance, et au rang de

qui j’ai succédé moi-même.

HERMIDAS : Oui ; mais tout cela ne dit encore rien de notre déguisement, ni des portraits dont j’ai fait la copie, et

voilà ce que je veux savoir.

PHOCION : Doucement : ce Prince, qui reçut la vie dans la prison de sa mère, qu’une main inconnue enleva dès qu’il

fut né, et dont Léonidas ni mon père n’ont jamais entendu parler, j’en ai des nouvelles, moi.

HERMIDAS : Le ciel en soit loué ! Vous l’aurez donc bientôt en votre pouvoir.

PHOCION : Point du tout ; c’est moi qui vais me remettre au sien.

HERMIDAS : Vous, Madame ! vous n’en ferez rien, je vous jure ; je ne le souffrirai jamais : comment donc ?

PHOCION : Laisse-moi achever. Ce Prince est depuis dix ans chez le sage Hermocrate, qui l’a élevé, et à qui

Euphrosine, parente de Cléomène, le confia, sept ou huit ans après qu’il fut sorti de prison ; et tout ce que je te dis

là, je le sais d’un domestique qui était, il n’y a pas longtemps, au service d’Hermocrate, et qui est venu m’en

informer en secret, dans l’espoir d’une récompense.

HERMIDAS : N’importe, il faut s’en assurer, Madame.

PHOCION : Ce n’est pourtant pas là le parti que j’ai pris ; un sentiment d’équité, et je ne sais quelle inspiration m’en

ont fait prendre un autre. J’ai d’abord voulu voir Agis (c’est le nom du Prince). J’appris qu’Hermocrate et lui se

promenaient tous les jours dans la forêt qui est à côté de mon château. Sur cette instruction, j’ai quitté, comme tu

sais, la ville ; je suis venue ici, j’ai vu Agis dans cette forêt, à l’entrée de laquelle j’avais laissé ma suite. Le domestique

qui m’y attendait me montra ce Prince lisant dans un endroit du bois assez épais. Jusque-là j’avais bien entendu

parler de l’amour ; mais je n’en connaissais que le nom. Figure-toi, Corine, un assemblage de tout ce que les Grâces

ont de noble et d’aimable ; à peine t’imagineras-tu les charmes et de la figure et de la physionomie d’Agis.

Page 32: Agrippa d'Aubigné, Les Tragiques (publ. 1616), I, « Misères

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HERMIDAS : Ce que je commence à imaginer de plus clair, c’est que ces charmes-là pourraient bien avoir mis les

nôtres en campagne.

PHOCION : J’oublie de te dire que, lorsque je me retirais, Hermocrate parut ; car ce domestique, en se cachant, me

dit que c’était lui, et ce philosophe s’arrêta pour me prier de lui dire si la Princesse ne se promenait pas dans la

forêt ; ce qui me marqua qu’il ne me connaissait point. Je lui répondis, assez déconcertée, qu’on disait qu’elle y était,

et je m’en retournai au château.

HERMIDAS : Voilà, certes, une aventure bien singulière.

PHOCION : Le parti que j’ai pris l’est encore davantage ; je n’ai feint d’être indisposée et de ne voir personne, que

pour être libre de venir ici ; je vais, sous le nom du jeune Phocion, qui voyage, me présenter à Hermocrate, comme

attiré par l’estime de sa sagesse ; je le prierai de me laisser passer quelque temps avec lui, pour profiter de ses

leçons ; je tâcherai d’entretenir Agis, et de disposer son cœur à mes fins. Je suis née d’un sang qu’il doit haïr ; ainsi je

lui cacherai mon nom ; car de quelques charmes dont on me flatte, j’ai besoin que l’amour, avant qu’il me connaisse,

les mette à l’abri de la haine qu’il a sans doute pour moi.

HERMIDAS : Oui ; mais, Madame, si, sous votre habit d’homme, Hermocrate allait reconnaître cette dame à qui il a

parlé dans la forêt, vous jugez bien qu’il ne vous gardera pas chez lui.

PHOCION : J’ai pourvu à tout, Corine, et s’il me reconnaît, tant pis pour lui ; je lui garde un piège, dont j’espère que

toute sa sagesse ne le défendra pas. Je serai pourtant fâchée qu’il me réduise à la nécessité de m’en servir ; mais le

but de mon entreprise est louable, c’est l’amour et la justice qui m’inspirent. J’ai besoin de deux ou trois entretiens

avec Agis, tout ce que je fais est pour les avoir : je n’en attends pas davantage, mais il me les faut ; et si je ne puis les

obtenir qu’aux dépens du philosophe, je n’y saurais que faire.

HERMIDAS : Et cette sœur qui est avec lui, et dont apparemment l’humeur doit être austère, consentira-t-elle au

séjour d’un étranger aussi jeune et d’aussi bonne mine que vous ?

PHOCION : Tant pis pour elle aussi, si elle me fait obstacle ; je ne lui ferai pas plus de quartier qu’à son frère.

HERMIDAS : Mais, Madame, il faudra que vous les trompiez tous deux ; car j’entends ce que vous voulez dire ; cet

artifice-là ne vous choque-t-il pas ?

PHOCION : Il me répugnerait, sans doute, malgré l’action louable qu’il a pour motif ; mais il me vengera

d’Hermocrate et de sa sœur qui méritent que je les punisse ; qui, depuis qu’Agis est avec eux, n’ont travaillé qu’à lui

inspirer de l’aversion pour moi, qu’à me peindre sous les traits les plus odieux, et le tout sans me connaître, sans

savoir le fond de mon âme, ni tout ce que le ciel a pu y verser de vertueux. C’est eux qui ont soulevé tous les

ennemis qu’il m’a fallu combattre, qui m’en soulèvent encore de nouveaux. Voilà ce que le domestique m’a rapporté

d’après l’entretien qu’il surprit. Eh d’où vient tout le mal qu’ils me font ? Est-ce parce que j’occupe un trône usurpé ?

Mais ce n’est pas moi qui en suis l’usurpatrice. D’ailleurs, à qui l’aurais-je rendu ? Je n’en connaissais pas l’héritier

légitime ; il n’a jamais paru, on le croit mort. Quel tort n’ont-ils donc pas ? Non, Corine, je n’ai point de scrupule à me

faire. Surtout conserve bien la copie des deux portraits que tu as faits qui sont d’Hermocrate et de sa sœur. À ton

égard, conforme-toi à tout ce qui m’arrivera ; et j’aurai soin de t’instruire à mesure de tout ce qu’il faudra que tu

saches.

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Le Triomphe de l’amour, de Marivaux, Acte II, Scène 3

Agis, Phocion

Agis

Votre cœur partage donc les sentiments du mien ?

Phocion

Mille fois plus que je ne saurais vous le dire !

Agis

Laissez-moi vous en demander une preuve : voilà la première fois que je goûte le charme de l’amitié ;

vous avez les prémices de mon cœur, ne m’apprenez point la douleur dont on est capable quand on perd

son ami.

Phocion

Moi ! vous l’apprendre ! Agis ; eh ! le- pourrais-je sans en être la victime !

Agis

Que je suis touché de votre réponse ! Ecoutez le reste : souvenez- vous que vous m’avez dit qu’il ne

tiendrait qu’à moi de vous voir toujours, et sur ce pied là voici ce que j’imagine.

Phocion

Voyons.

Agis

Je ne saurais si tôt quitter ces lieux, d’importantes raisons que vous saurez quelque jour, m’en

empêchent ; mais vous, Phocion, qui êtes le maître de votre sort, attendez ici que je puisse décider du

mien : demeurez près de nous pour quelque temps ; vous y serez dans la solitude, il est vrai ; mais nous

y serons ensemble ; et le monde peut-il rien offrir de plus doux, que le commerce de deux cœurs

vertueux qui s’aiment ?

Phocion

Oui, je vous le promets, Agis : après ce que vous venez de dire, je ne veux plus appeler le monde, que

les lieux où vous serez vous-même.

Agis

Je suis content : les dieux m’ont fait naître dans l’infortune ; mais puisque vous restez, ils s’apaisent ;

et voilà le signal des faveurs qu’ils me réservent.

Phocion

Ecoutez aussi, Agis : au milieu du plaisir que j’ai de vous voir si sensible, il me vient une inquiétude ;

l’amour peut altérer bientôt de si tendres sentiments ; un ami ne tient point contre une maîtresse.

Agis

Moi de l’amour ! Phocion, fasse le ciel que votre âme lui soit aussi inaccessible que la mienne ! Vous ne

me connaissez pas ; mon éducation, mes sentiments, ma raison, tout lui ferme mon cœur ; il a fait le

malheur de mon sang, et je hais, quand j’y songe, jusqu’au sexe qui nous l’inspire.

Phocion, d’un air sérieux.

Quoi ! ce sexe est l’objet de votre haine, Agis ?

Agis

Je le fuirai toute ma vie.

Phocion

Cet aveu change tout entre nous, seigneur : je vous ai promis de demeurer en ces lieux ; mais la bonne

foi me le défend, cela n’est plus possible, et je pars : vous auriez quelque jour des reproches à me

faire ; je ne veux point vous tromper, et je vous rends jusqu’à l’amitié que vous m’aviez accordée.

Page 34: Agrippa d'Aubigné, Les Tragiques (publ. 1616), I, « Misères

34

Agis

Quel étrange langage me tenez-vous là, Phocion ? D’où vient ce changement si subit ? Qu’ai-je dit qui

puisse vous déplaire ?

Phocion

Rassurez-vous, Agis, vous ne me regretterez point ; vous avez craint de connaître ce que c’est que la

douleur de perdre un ami, je vais l’éprouver bientôt ; mais vous ne la connaîtrez point.

Agis

Moi, cesser d’être votre ami ?

Phocion

Vous êtes toujours le mien, seigneur, mais je ne suis plus le vôtre, je ne suis qu’un des objets de cette

haine, dont vous parliez tout à l’heure.

Agis

Quoi, ce n’est point Phocion ?…

Phocion

Non, seigneur ; cet habit vous abuse, il vous cache une fille infortunée qui échappe sous ce

déguisement à la persécution de la princesse : mon nom est Aspasie ; je suis née d’un sang illustre dont

il ne reste plus que moi. Les biens qu’on m’a laissés, me jettent aujourd’hui dans la nécessité de fuir.

La princesse que je les livre avec ma main à un de ses parents qui m’aime et que je hais. J’appris que,

sur mes refus, elle devait me faire enlever sous de faux prétextes, et je n’ai trouvé d’autre ressource

contre cette violence, que de me sauver sous cet avis, qui me déguise. J’ai entendu parler

d’Hermocrate, et de la solitude qu’il habite, et je venais chez lui sans me faire connaître, tâcher du

moins, pour quelque temps, d’y trouver une retraite. Je vous y ai rencontré, vous m’avez offert votre

amitié, je vous ai vu digne de toute la mienne ; la confiance que je vous marque, est une preuve que je

vous l’ai donnée, et je la conserverai malgré la haine qui va succéder à la votre.

Agis

Dans l’étonnement où vous me jetez, je ne saurais plus moi-même démêler ce que je pense.

Phocion

Et moi je le démêle pour vous : adieu, seigneur ; Hermocrate souhaite que je me retire d’ici ; vous m’y

souffrez avec peine ; mon départ va vous satisfaire tous deux, et je vais chercher des cœurs, dont la

bonté ne me refuse pas un asile.

Agis

Non, Madame, arrêtez… votre sexe est dangereux, il est vrai, mais les infortunés sont trop

respectables.

Phocion

Vous me haïssez, seigneur.

Agis

Non, vous dis-je, arrêtez, Aspasie ; vous êtes dans un état que je plains : je me reprocherais de n’y

avoir pas été sensible ; et je presserai moi-même Hermocrate, s’il le faut, de consentir à votre séjour

ici, vos malheurs m’y obligent.

Phocion

Ainsi vous n’agirez plus que par pitié pour moi : que cette aventure me décourage ! Le jeune seigneur

qu’on veut que j’épouse me paraît estimable ; après tout, plutôt que de prolonger un état aussi

rebutant que le mien, ne vaudrait-il pas mieux me rendre ?

Agis

Je ne vous le conseille pas, Madame, il faut que le cœur et la main se suivent. J’ai toujours entendu

dire, que le sort le plus triste, est d’être uni avec ce qu’on n’aime pas ; que la vie alors est un tissu de

langueurs ; que la vertu même, en nous secourant, nous accable ; mais peut-être sentez-vous, que vous

aimerez volontiers celui qu’on vous propose.

Page 35: Agrippa d'Aubigné, Les Tragiques (publ. 1616), I, « Misères

35

Phocion

Non, seigneur ; ma fuite en est une preuve.

Agis

Prenez-y donc garde : surtout, si quelque secret penchant vous prévenait pour un autre ; car peut-

être aimez-vous ailleurs, et ce serait encore pis.

Phocion

Non, vous dis-je ; je vous ressemble ; je n’ai jusqu’ici senti mon cœur, que par l’amitié que j’ai eu pour

vous ; et si vous ne me retiriez pas la vôtre, je ne voudrais jamais d’autre sentiment que celui-là.

Agis, d’un ton embarrassé

Sur ce pied-là, ne vous exposez pas à revoir la princesse ; car je suis toujours le même.

Phocion

Vous m’aimez donc encore ?

Agis

Toujours, Madame, d’autant plus qu’il n’y a rien à craindre ; puisqu’il ne s’agit entre nous que d’amitié,

qui est le seul penchant que je puisse inspirer, et le seul aussi, sans doute, dont vous soyez capable.

Phocion et Agis en même temps

Ah !

Page 36: Agrippa d'Aubigné, Les Tragiques (publ. 1616), I, « Misères

36

Le Triomphe de l’amour, de Marivaux, Acte III, Scène 4

Phocion, Arlequin, Dimas

esp

Phocion

Enfin, serai-je libre ? Je suis persuadée qu’Agis attend le moment de pouvoir me parler ; cette haine

qu’il a pour moi, me fait trembler pourtant : mais que veulent encore ces domestiques ?

Arlequin

Je suis votre serviteur, Madame.

Dimas

Je vous saluons, Madame.

Phocion

Doucement donc.

Dimas

N’appriandez rin, je sommes seuls.

Phocion

Que me voulez-vous ?

Arlequin

Une petite bagatelle.

Dimas

Oui, je venons ici tant seulement pour régler nos comptes.

Arlequin

Pour voir comment nous sommes ensemble.

Phocion

Eh de quoi est-il question ? faites vite, car je suis pressée.

Dimas

Ah çà, comme dit stautre, vous avons-je fait de bonne besogne ?

Phocion

Oui, vous m’avez bien servie tous deux.

Dimas

Et voute ouvrage, à vous, est-il avancé ?

Phocion

Je n’ai plus qu’un mot à dire à Agis qui m’attend.

Arlequin

Fort bien ; puisqu’il vous attend, ne nous pressons pas.

Dimas

Parlons d’affaire ; j’avons vendu du noir, que c’est une merveille ! j’avons affronté le tiers et le quart.

Arlequin

Il n’y a point de fripons comparables à nous.

Dimas

J’avons fait un étouffement de conscience qui était bian difficile, et qui est bian méritoire.

Arlequin

Tantôt vous étiez garçon, ce qui n’était pas vrai ; tantôt vous étiez une fille, ce que je ne savons pas.

Dimas

Des amours pour sti-ci, et pis pour stelle-là. J’avons jeté voute cœur à tout le monde, pendant qu’il

n’était à personne de tout ça.

Arlequin

Des portraits pour attraper des visages que vous donneriez pour rien, et qui ont pris le barbouillage

Page 37: Agrippa d'Aubigné, Les Tragiques (publ. 1616), I, « Misères

37

de leur mine pour argent comptant.

Phocion

Mais achèverez-vous ? Où cela va-t-il ?

Dimas

Voute manigance est bientôt finie. Combian voulez-vous bailler de la finale ?

Phocion

Que veux-tu dire ?

Arlequin

Achetez le reste de l’aventure, nous la vendrons à un prix raisonnable.

Dimas

Faites marché avec nous ; ou bian je rompons tout.

Phocion

Ne vous-ai-je pas promis de faire votre fortune ?

Dimas

Hé bian, baillez-nous voute parole en argent comptant.

Arlequin

Oui ; car quand on n’a plus besoin des fripons, on les paie mal.

Phocion

Mes enfants, vous êtes des insolents.

Dimas

Oh ! ça se peut bian.

Arlequin

Nous tombons d’accord de l’insolence.

Phocion

Vous me fâchez ; et voici ma réponse. C’est que si vous me nuisez, si vous n’êtes pas discrets, je vous

ferai expier votre indiscrétion dans un cachot. Vous ne savez pas qui je suis ; et je vous avertis que

j’en ai le pouvoir. Si au contraire vous gardez le silence, je tiendrai toutes les promesses que je vous ai

faites. Choisissez : quant à présent, retirez-vous, je vous l’ordonne ; et réparez votre faute par une

prompte obéissance.

Dimas, à Arlequin.

Que ferons-je, camarade ? Alle me baille de la peur : continuerons-je l’insolence ?

Arlequin

Non, c’est peut-être le chemin du cachot ; et j’aime encore mieux rien que quatre murailles. Partons.

Page 38: Agrippa d'Aubigné, Les Tragiques (publ. 1616), I, « Misères

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Les documents complémentaires : Corpus sur la scène d’aveu au théâtre

L’Ecole de Femmes de Molière (I,4) (1663)

Arnolphe de la Souche, vieux garçon, a adopté une jeune fille Agnès, qu‘il a laissée dans

l’ignorance et qu’il cache chez lui, pour l’épouser. Arnolphe vient de croiser Horace, le fils d’un

de ses amis qu’il n’a pas vu depuis longtemps. Celui-ci lui avoue au détour de la conversation

qu’il vient de tomber amoureux d’une jeune fille.

HORACE

Vous n'ignorez pas qu'en ces occasions

Un secret éventé rompt nos prétentions.

Je vous avouerai donc avec pleine franchise

Qu'ici d'une beauté mon âme s'est éprise.

Mes petits soins d'abord ont eu tant de succès,

Que je me suis chez elle ouvert un doux accès;

Et, sans trop me vanter, ni lui faire une injure,

Mes affaires y sont en fort bonne posture.

ARNOLPHE, riant

Et c'est...?

HORACE, lui montrant le logis d'Agnès.

Un jeune objet1 qui loge en ce logis,

Dont vous voyez d'ici que les murs sont rougis:

Simple, à la vérité, par l'erreur sans seconde2

D'un homme qui la cache au commerce3 du monde,

Mais qui, dans l'ignorance où l'on veut l'asservir,

Fait briller des attraits capables de ravir;

Un air tout engageant, je ne sais quoi de tendre

Dont il n'est point de coeur qui se puisse défendre.

Mais peut-être il n'est pas que vous n'ayez bien vu

Ce jeune astre d'amour, de tant d'attraits pourvu:

C'est Agnès qu'on l'appelle.

ARNOLPHE, à part.

Ah! je crève!

1 objet d’amour, femme aimée 2 sans équivalent 3 au monde, à toute relation humaine

Page 39: Agrippa d'Aubigné, Les Tragiques (publ. 1616), I, « Misères

39

HORACE

Pour l'homme,

C'est, je crois, de la Zousse, ou Source, qu'on le nomme;

Je ne me suis pas fort arrêté sur le nom:

Riche, à ce qu'on m'a dit, mais des plus sensés, non;

Et l'on m'en a parlé comme d'un ridicule.

Le connaissez-vous point?

ARNOLPHE, à part.

La fâcheuse pilule!

HORACE

Eh! vous ne dites mot?

ARNOLPHE

Eh! oui, je le connais.

HORACE

C'est un fou, n'est-ce pas?

ARNOLPHE

Eh...

HORACE

Qu'en dites-vous? Quoi!

Eh! c'est-à-dire, oui. Jaloux à faire rire?

Sot? Je vois qu'il en est ce que l'on m'a pu dire.

Enfin l'aimable Agnès a su m'assujettir4.

C'est un joli bijou, pour ne vous point mentir;

Et ce serait péché qu'une beauté si rare

Fût laissée au pouvoir de cet homme bizarre5.

Pour moi, tous mes efforts, tous mes voeux les plus doux,

Vont à m'en rendre maître en dépit du jaloux;

Et l'argent que de vous j'emprunte avec franchise

N'est que pour mettre à bout6 cette juste entreprise.

Vous savez mieux que moi, quels que soient nos efforts,

Que l'argent est la clef de tous les grands ressorts,

Et que ce doux métal, qui frappe tant de têtes,

En amour, comme en guerre, avance les conquêtes.

Vous me semblez chagrin! Serait-ce qu'en effet

Vous désapprouveriez le dessein que j'ai fait?

4 assujettir : vocabulaire galant, me soumettre au pouvoir de séduction de la femme aimée 5 extravagant 6 Mettre à bout : mener à bien

Page 40: Agrippa d'Aubigné, Les Tragiques (publ. 1616), I, « Misères

40

ARNOLPHE

Non; c'est que je songeais...

HORACE

Cet entretien vous lasse.

Adieu. J'irai chez vous tantôt vous rendre grâce.

ARNOLPHE, se croyant seul.

Ah! faut-il...

HORACE, revenant.

Derechef7, veuillez être discret;

Et n'allez pas, de grâce, éventer mon secret.

ARNOLPHE, se croyant seul.

Que je sens dans mon âme...

HORACE, revenant

Et surtout à mon père,

Qui s'en ferait peut-être un sujet de colère.

ARNOLPHE, croyant qu'Horace revient encore.

Oh!...

(Seul.)

Oh! que j'ai souffert durant cet entretien!

Jamais trouble d'esprit ne fut égal au mien.

Avec quelle imprudence et quelle hâte extrême

Il m'est venu conter cette affaire à moi-même:

Bien que mon autre nom le tienne dans l'erreur,

Etourdi montra-t-il jamais tant de fureur8?

Document B : Extrait de Phèdre de Racine (I,3) (1677)

Depuis six mois, le roi Thésée a quitté Athènes, laissant les siens sans nouvelles. Son fils

Hippolyte (né de ses amours avec une Amazone) veut partir à sa recherche. Phèdre,

dernière épouse de Thésée et belle mère d’Hippolyte, souffre d’un mal mystérieux dont

Oenone, sa nourrice, s’efforce d’ arracher le secret.

OENONE

Quoi ? de quelques remords êtes−vous déchirée ?

Quel crime a pu produire un trouble si pressant ?

7 De nouveau 8 Folie amoureuse

Page 41: Agrippa d'Aubigné, Les Tragiques (publ. 1616), I, « Misères

41

Vos mains n'ont point trempé dans le sang innocent.

PHEDRE

Grâces au ciel, mes mains ne sont point criminelles.

Plût aux dieux que mon coeur fût innocent comme elles !

OENONE

Et quel affreux projet avez−vous enfanté

Dont votre coeur encor doive être épouvanté ?

PHEDRE

Je t'en ai dit assez. Epargne−moi le reste.

Je meurs, pour ne point faire un aveu si funeste.

OENONE

Mourez donc, et gardez un silence inhumain ;

Mais pour fermer vos yeux cherchez une autre main.

Quoiqu'il vous reste à peine une faible lumière,

Mon âme chez les morts descendra la première ;

Mille chemins ouverts y conduisent toujours,

Et ma juste douleur choisira les plus courts.

Cruelle, quand ma foi vous a−t−elle déçue ?

Songez−vous qu'en naissant mes bras vous ont reçue ?

Mon pays, mes enfants, pour vous j'ai tout quitté.

Réserviez−vous ce prix à ma fidélité ?

PHEDRE

Quel fruit espères−tu de tant de violence ?

Tu frémiras d'horreur si je romps le silence.

OENONE

Et que me direz−vous qui ne cède, grands dieux !

A l'horreur de vous voir expirer à mes yeux ?

PHEDRE

Quand tu sauras mon crime, et le sort qui m'accable,

Je n'en mourrai pas moins, j'en mourrai plus coupable.

OENONE

Madame, au nom des pleurs que pour vous j'ai versés,

Par vos faibles genoux que je tiens embrassés,

Délivrez mon esprit de ce funeste doute.

PHEDRE

Page 42: Agrippa d'Aubigné, Les Tragiques (publ. 1616), I, « Misères

42

Tu le veux. Lève−toi.

OENONE

Parlez : je vous écoute.

PHEDRE

Ciel ! que lui vais−je dire ? et par où commencer ?

OENONE

Par de vaines frayeurs cessez de m'offenser.

PHEDRE

O haine de Vénus ! O fatale colère !

Dans quels égarements l'amour jeta ma mère9 !

OENONE

Oublions−les Madame, et qu'à tout l'avenir

Un silence éternel cache ce souvenir.

PHEDRE

Ariane10, ma soeur, de quel amour blessée

Vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée !

OENONE

Que faites−vous, Madame ? et quel mortel ennui

Contre tout votre sang vous anime aujourd'hui ?

PHEDRE

Puisque Vénus le veut, de ce sang déplorable

Je péris la dernière et la plus misérable.

OENONE

Aimez−vous ?

PHEDRE

De l'amour j'ai toutes les fureurs.

OENONE

Pour qui ?

PHEDRE

Tu vas ouïr le comble des horreurs.

9 Pasiphaé, la mère de Phèdre était tombée amoureuse d’un taureau. 10 Ariane, la sœur de Phèdre a été abandonnée sur une île par son amant Thésée.

Page 43: Agrippa d'Aubigné, Les Tragiques (publ. 1616), I, « Misères

43

J'aime... A ce nom fatal, je tremble, je frissonne.

J'aime...

OENONE

Qui ?

PHEDRE

Tu connais ce fils de l'Amazone,

Ce prince si longtemps par moi−même opprimé ?

OENONE

Hippolyte ? Grands dieux !

PHEDRE

C'est toi qui l'as nommé !

OENONE

Juste ciel ! tout mon sang dans mes veines se glace !

O désespoir ! ô crime ! ô déplorable race !

Voyage infortuné ! Rivage malheureux,

Fallait−il approcher de tes bords dangereux ?

PHEDRE

Mon mal vient de plus loin. A peine au fils d'Egée11

Sous ses lois de l'hymen12 je m'étais engagée,

Mon repos, mon bonheur semblait être affermi,

Athènes me montra mon superbe ennemi.

Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue ;

Un trouble s'éleva dans mon âme éperdue ;

Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler,

Je sentis tout mon corps et transir et brûler.

Je reconnus Vénus et ses feux redoutables,

D'un sang qu'elle poursuit, tourments inévitables.

Victor Hugo, Ruy Blas, Acte I, scène 3, 1838

Ruy Blas, homme du peuple, et Don César, de famille aristocratique, ont vécu jadis, en vrais

amis, une jeunesse vagabonde et pauvre, mais libre et insouciante. Ils se retrouvent quelques

années plus tard. Don César, surnommé Zafari, est resté le même libre vagabond, mais Ruy

Blas, poussé par la nécessité, est devenu un laquais d’un ministre du roi dont il porte l’habit

(« la livrée »). 11 Fils d’Egée : Thésée 12 L’hymen : le mariage

Page 44: Agrippa d'Aubigné, Les Tragiques (publ. 1616), I, « Misères

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Page 45: Agrippa d'Aubigné, Les Tragiques (publ. 1616), I, « Misères

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Nathalie Sarraute, Pour un oui ou pour un non, 1982

H1 et H2 figurent deux amis de toujours. Un jour, cependant, H2 s’éloigne, car il a ressenti le

mépris inconscient dans lequel le tient son ami. Celui-ci, qui ne comprend pas ce qui se passe,

vient lui demander de s’expliquer...

Page 46: Agrippa d'Aubigné, Les Tragiques (publ. 1616), I, « Misères

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Corpus sur le couple maître-valet de l’antiquité au XXe

Le valet est un personnage type de la comédie de la Grèce antique aux dramaturges du XXe siècle. La

relation qu’il entretient avec son maître est marquée par la supériorité sociale du maître sur le valet

mais la domination intellectuelle du valet sur le maître.

1. La comédie latine

Plaute, Aulularia , acte I, 1 EUCLION, STAPHYLA., Ie s. ap J-C

Plaute est l’un des plus grands auteurs de comédie latine. Dans L’Aululaire ou La comédie de la marmite

il met en scène un avare.

EUCLION.- Allons, sors ; sors donc. Sortiras-tu, espion, avec tes yeux fureteurs ?

STAPHYLA.- Pourquoi me bats-tu, pauvre malheureuse que je suis?

EUCLION.- Je ne veux pas te faire mentir. Il faut qu'une misérable de ton espèce ait ce qu'elle

mérite, un sort

misérable.

STAPHYLA.- Pourquoi me chasser de la maison?

EUCLION.- Vraiment, j'ai des comptes à te rendre, grenier à coups de fouet . Éloigne-toi de la

porte. Allons, par

là (lui montrant le côté opposé à la maison ). Voyez comme elle marche. Sais-tu bien ce qui

l'attend? Si je prends

tout-à-l'heure un bâton, ou un nerf de boeuf, je te ferai allonger ce pas de tortue.

STAPHYLA, à part .- Mieux vaudrait que les dieux m'eussent fait pendre, que de me donner un

maître tel que

toi.

EUCLION.- Cette drôlesse marmotte tout bas. Certes, je t'arracherai les yeux pour t'empêcher

de m'épier

continuellement, scélérate! Éloigne-toi. Encore. Encore. Encore. Holà! reste-là. Si tu t'écartes de

cette place d'un

travers de doigt ou de la largeur de mon ongle, si tu regardes en arrière, avant que je te le

permette, je te fais

mettre en croix pour t'apprendre à vivre. (à part ) Je n'ai jamais vu de plus méchante bête que

cette vieille. Je

crains bien qu'elle ne me joue quelque mauvais tour au moment où je m'y attendrai le moins. Si elle

flairait mon

or, et découvrait la cachette? c'est qu'elle a des yeux jusque derrière la tête, la coquine.

Maintenant, je vais voir si

mon or est bien comme je l'ai mis. Ah! qu'il me cause d'inquiétudes et de peines.

(Il sort .)

STAPHYLA, seule .- Par Castor! je ne peux deviner quel sort on a jeté sur mon maître, ou quel

vertige l'a pris.

Qu'est-ce qu'il a donc à me chasser dix fois par jour de la maison? On ne sait, vraiment, quelle

fièvre le travaille.

Toute la nuit il fait le guet ; tout le jour il reste chez lui sans remuer, comme un cul-de-jatte de

cordonnier. Mais

moi, que devenir? comment cacher le déshonneur de ma jeune maîtresse? Elle approche de son

Page 47: Agrippa d'Aubigné, Les Tragiques (publ. 1616), I, « Misères

47

terme. Je n'ai pas

d'autre parti à prendre, que de faire de mon corps un grand I, en me mettant une corde au cou.

2. Au XVIIe : Molière

Molière reprend les personnages de la commedia dell’arte en les mettant en scène dans ses farces.

Scapin dans Les Fourberies de Scapin est issu de la commedia dell’arte (Scappino) ; valet fourbe et

rusé au service des intérêts de son maître Léandre.

Molière, Les Fourberies de Scapin, II,7, 1667

Scapin, valet de Léandre, doit inventer un stratagème pour extorquer à Géronte, le père de Léandre,

une somme d’argent nécessaire à racheter Zerbinette dont Léandre est épris, à une troupe

d’Egyptiens.

SCAPIN: Monsieur.

GÉRONTE: Quoi?

SCAPIN: Monsieur, votre fils.

GÉRONTE: Hé bien! mon fils.

SCAPIN: Est tombé dans une disgrâce la plus étrange du monde.

GÉRONTE: Et quelle?

SCAPIN: Je l'ai trouvé tantôt tout triste, de je ne sais quoi que vous lui avez dit, où vous m'avez mêlé

assez mal à propos; et, cherchant à divertir cette tristesse, nous nous sommes allés promener sur le

port. Là, entre autres plusieurs choses, nous avons arrêté nos yeux sur une galère turque assez bien

équipée. Un jeune Turc de bonne mine nous a invités d'y entrer, et nous a présenté la main. Nous y

avons passé; il nous a fait mille civilités, nous a donné la collation, où nous avons mangé des fruits les

plus excellents qui se puissent voir, et bu du vin que nous avons trouvé le meilleur du monde.

GÉRONTE: Qu'y a-t-il de si affligeant en tout cela?

SCAPIN: Attendez, Monsieur, nous y voici. Pendant que nous mangions, il a fait mettre la galère en

mer, et, se voyant éloigné du port, il m'a fait mettre dans un esquif, et m'envoie vous dire que si vous

ne lui envoyez par moi tout à l'heure cinq cents écus, il va vous emmener votre fils en Alger.

GÉRONTE: Comment, diantre! cinq cents écus?

SCAPIN: Oui, Monsieur; et de plus, il ne m'a donné pour cela que deux heures.

GÉRONTE: Ah le pendard de Turc, m'assassiner de la façon!

SCAPIN: C'est à vous, Monsieur, d'aviser promptement aux moyens de sauver des fers un fils que

vous aimez avec tant de tendresse.

GÉRONTE: Que diable allait-il faire dans cette galère?

SCAPIN: Il ne songeait pas à ce qui est arrivé.

GÉRONTE: Va-t-en, Scapin, va-t-en vite dire à ce Turc que je vais envoyer la justice après lui.

SCAPIN: La justice en pleine mer! Vous moquez-vous des gens?

GÉRONTE: Que diable allait-il faire dans cette galère?

SCAPIN: Une méchante destinée conduit quelquefois les personnes.

GÉRONTE: Il faut, Scapin, il faut que tu fasses ici l'action d'un serviteur fidèle.

SCAPIN: Quoi, Monsieur?

GÉRONTE: Que tu ailles dire à ce Turc qu'il me renvoie mon fils, et que tu te mets à sa place jusqu'à

ce que j'aie amassé la somme qu'il demande.

SCAPIN: Eh! Monsieur, songez-vous à ce que vous dites? et vous figurez-vous que ce Turc ait si peu

de sens, que d'aller recevoir un misérable comme moi à la place de votre fils?

GÉRONTE: Que diable allait-il faire dans cette galère?

Page 48: Agrippa d'Aubigné, Les Tragiques (publ. 1616), I, « Misères

48

SCAPIN: Il ne devinait pas ce malheur. Songez, Monsieur, qu'il ne m'a donné que deux heures.

GÉRONTE: Tu dis qu'il demande.

SCAPIN: Cinq cents écus.

GÉRONTE: Cinq cents écus! N'a-t-il point de conscience?

SCAPIN: Vraiment oui, de la conscience à un Turc.

GÉRONTE: Sait-il bien ce que c'est que cinq cents écus?

SCAPIN: Oui, Monsieur, il sait que c'est mille cinq cents livres.

GÉRONTE: Croit-il, le traître, que mille cinq cents livres se trouvent dans le pas d'un cheval?

SCAPIN: Ce sont des gens qui n'entendent point de raison.

GÉRONTE: Mais que diable allait-il faire dans cette galère?

SCAPIN: Il est vrai. Mais quoi? on ne prévoyait pas les choses. De grâce, Monsieur, dépêchez.

GÉRONTE: Tiens, voilà la clef de mon armoire.

SCAPIN: Bon.

GÉRONTE: Tu l'ouvriras.

SCAPIN: Fort bien.

GÉRONTE: Tu trouveras une grosse clef du côté gauche, qui est celle de mon grenier.

SCAPIN: Oui.

GÉRONTE: Tu iras prendre toutes les hardes qui sont dans cette grande manne, et tu les vendras aux

fripiers, pour aller racheter mon fils.

SCAPIN, en lui rendant la clef: Eh! Monsieur, rêvez-vous? Je n'aurais pas cent francs de tout ce que

vous dites; et ce plus, vous savez le peu de temps qu'on m'a donné.

GÉRONTE: Mais que diable allait-il faire à cette galère?

SCAPIN: Oh! que de paroles perdues! Laissez là cette galère, et songez que le temps presse, et que

vous courez risque de perdre votre fils. Hélas! mon pauvre maître, peut-être que je ne te verrai de ma

vie, et qu'à l'heure que je parle, on t'emmène esclave en Alger. Mais le Ciel me sera témoin que j'ai

fait pour toi tout ce que j'ai pu; et que si tu manques à être racheté, il n'en faut accuser que le peu

d'amitié d'un père.

GÉRONTE: Attends, Scapin, je m'en vais quérir cette somme.

SCAPIN: Dépêchez donc vite, Monsieur, je tremble que l'heure ne sonne.

GÉRONTE: N'est-ce pas quatre cents écus que tu dis?

SCAPIN: Non: cinq cents écus.

GÉRONTE: Cinq cents écus?

SCAPIN: Oui.

GÉRONTE: Que diable allait-il faire à cette galère?

SCAPIN: Vous avez raison, mais hâtez-vous.

GÉRONTE: N'y avait-il point d'autre promenade?

SCAPIN: Cela est vrai. Mais faites promptement.

GÉRONTE: Ah, maudite galère!

SCAPIN: Cette galère lui tient au cœur.

4. Au XVIIIe : Marivaux et Beaumarchais

Beaumarchais (1732-1799) : fils d’horloger qui fait fortune dans les affaires. Acquiert une charge

auprès du roi Louis XV puis au service de Louis XVI. Aventurier libertin. Rallié à la Révolution

française. Figure essentielle du mouvement des Lumières.

Beaumarchais construit une trilogie autour du personnage de valet qu’est Figaro : Le Barbier de

Séville 1775, Le Mariage de Figaro 1784 et La Mère coupable 1792.

Beaumarchais, Le Barbier de Séville, acte I, scène 4, (1775)

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LE COMTE. Te Voilà instruit ; mais si tu jases…

FIGARO. Moi, jaser ! Je n’emploierai point pour Vous rassurer les grandes phrases d’honneur et de

dévouement dont on abuse à la journée ; je n’ai qu’un mot : mon intérêt vous répond de moi ; pesez

tout à cette balance, et…

LE COMTE. Fort bien. Apprends donc que le hasard m’a fait rencontrer au Prado, il y a six mois, une

jeune personne d’une beauté… ! Tu viens de la voir. Je l’ai fait chercher en vain par tout Madrid. Ce

n’est que depuis peu de jours que j’ai découvert qu’elle s’appelle Rosine, est d’un sang noble, orpheline,

et mariée à un vieux médecin de cette ville, nommé Bartholo.

FIGARO. Joli oiseau, ma foi ! difficile à dénicher ! Mais qui vous a dit qu’elle était femme du docteur ?

LE COMTE. Tout le monde.

FIGARO. C’est une histoire qu’il a forgée en arrivant de Madrid, pour donner le change aux galants et

les écarter ; elle n’est encore que sa pupille, mais bientôt…

LE COMTE, vivement. Jamais !… Ah ! quelle nouvelle ! J’étais résolu de tout oser pour lui présenter

mes regrets, et je la trouve libre ! Il n’y a pas un moment à perdre ; il faut m’en faire aimer, et

l’arracher à l’indigne engagement qu’on lui destine. Tu connais donc ce tuteur ?

FIGARO. Comme ma mère.

LE COMTE. Quel homme est-ce ?

FIGARO, vivement. C’est un beau gros, court, jeune vieillard, gris, pommelé, rusé, rasé, blasé, qui

guette, et furette, et gronde, et geint tout à la fois.

LE COMTE, impatienté. Eh ! je l’ai Vu. Son caractère ?

FIGARO. Brutal, avare, amoureux et jaloux à l’excès de sa pupille, qui le hait à la mort.

LE COMTE. Ainsi, ses moyens de plaire sont…

FIGARO. Nuls.

LE COMTE. Tant mieux. Sa probité ?

FIGARO. Tout juste autant qu’il en faut pour n’être point pendu.

LE COMTE. Tant mieux. Punir un fripon en se rendant heureux…

FIGARO. C’est faire à la fois le bien public et particulier, chef d’œuvre de morale, en vérité,

Monseigneur !

LE COMTE. Tu dis que la crainte des galants lui fait fermer sa porte ?

FIGARO. A tout le monde : s’il pouvait la calfeutrer…

LE COMTE. Ah ! diable, tant pis. Aurais-tu de l’accès chez lui ?

FIGARO. Si j’en ai ! Primo, la maison que j’occupe appartient au docteur, qui m’y loge gratis.

LE COMTE. Ah ! ah !

FIGARO. Oui. Et moi, en reconnaissance, je lui promets dix pistoles d’or par an, gratis aussi.

LE COMTE, impatienté. Tu es son locataire ?

FIGARO. De plus, son barbier, son chirurgien, son apothicaire ; il ne se donne pas dans sa maison un

coup de rasoir, de lancette ou de piston, qui ne soit de la main de votre serviteur.

LE COMTE l’embrasse. Ah ! Figaro, mon ami, tu seras mon ange, mon libérateur, mon dieu tutélaire.

FIGARO. Peste ! comme l’utilité vous a bientôt rapproché les distances ! Parlez-moi des gens

passionnés !

LE COMTE. Heureux Figaro, tu vas voir ma Rosine ! tu vas la voir ! Conçois-tu ton bonheur ?

FIGARO. C’est bien là un propos d’amant ! Est-ce que je l’adore, moi ? Puissiez-vous prendre ma place !

LE COMTE. Ah ! si l’on pouvait écarter tous les surveillants !

FIGARO. C’est à quoi je rêvais.

LE COMTE. Pour douze heures seulement !

FIGARO. En occupant les gens de leur propre intérêt, on les empêche de nuire à l’intérêt d’autrui.

LE COMTE. Sans doute. Eh bien ?

FIGARO, rêvant. Je cherche dans ma tête si la pharmacie ne fournirait pas quelques petits moyens

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innocents…

LE COMTE. Scélérat !

FIGARO. Est-ce que je veux leur nuire ? ils ont tous besoin de mon ministère. Il ne s’agit que de les

traiter ensemble.

LE COMTE. Mais ce médecin peut prendre un soupçon.

FIGARO. il faut marcher si vite, que le soupçon n’ait pas le temps de naître. Il me vient une idée : le

régiment de Royal Infant arrive en cette ville.

LE COMTE. Le colonel est de mes amis.

FIGARO. Bon. Présentez-vous chez le docteur en habit de cavalier, avec un billet de logement ; il

faudra bien qu’il vous héberge ; et moi, je me charge du reste.

LE COMTE. Excellent !

FIGARO. Il ne serait même pas mal que vous eussiez l’air entre deux vins…

LE COMTE. A quoi bon ?

FIGARO. Et le mener un peu lestement sous cette apparence déraisonnable.

LE COMTE. A quoi bon ?

FIGARO. Pour qu’il ne prenne aucun ombrage, et vous croie plus pressé de dormir que d’intriguer chez

lui.

LE COMTE. Supérieurement vu ! Mais que n’y vas-tu, toi ?

FIGARO. Ah ! oui, moi ! Nous serons bien heureux s’il ne vous reconnaît pas, vous qu’il n’a jamais vu. Et

comment vous introduire après ?

LE COMTE. Tu as raison.

FIGARO. C’est que vous ne pourrez peut-être pas soutenir ce personnage difficile. Cavalier… pris de

vin…

LE COMTE. Tu te moques de moi. (Prenant un ton ivre.) N’est-ce point ici la maison du docteur

Bartholo, mon ami ?

FIGARO. Pas mal, en vérité ; vos jambes seulement un peu plus avinées. (D’un ton plus ivre.) N’est-ce

pas ici la maison… ?

LE COMTE. Fi donc ! tu as l’ivresse du peuple.

FIGARO. C’est la bonne ; c’est celle du plaisir.

LE COMTE. La porte s’ouvre.

FIGARO. C’est notre homme : éloignons-nous jusqu’à ce qu’il soit parti.

Beaumarchais, Le Mariage de Figaro, acte V, scène 3, (1784)

Figaro, sur le point d'épouser Suzanne, doit empêcher son maître, le comte Almaviva, d'obtenir les

faveurs de Suzanne, au nom du fameux "droit de cuissage", qui autorisait le maître à passer une nuit

avec la future mariée.

Figaro, seul, se promenant dans l'obscurité, dit du ton le plus sombre:

O femme! femme! femme! créature faible et décevante!... nul animal créé ne peut manquer à son

instinct: le tien est-il donc de tromper?... Après m'avoir obstinément refusé quand je l'en pressais

devant sa maîtresse; à l'instant qu'elle me donne sa parole, au milieu même de la cérémonie... Il riait

en lisant, le perfide! et moi comme un benêt... Non, monsieur le Comte, vous ne l'aurez pas... vous ne

l'aurez pas. Parce que vous êtes un grand seigneur, vous vous croyez un grand génie!... Noblesse,

fortune, un rang, des places, tout cela rend si fier! Qu'avez-vous fait pour tant de biens? Vous vous

êtes donné la peine de naître, et rien de plus. Du reste, homme assez ordinaire; tandis que moi,

morbleu! perdu dans la foule obscure, il m'a fallu déployer plus de science et de calculs pour subsister

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seulement, qu'on n'en a mis depuis cent ans à gouverner toutes les Espagnes: et vous voulez jouter...

On vient... c'est elle... ce n'est personne. - La nuit est noire en diable, et me voilà faisant le sot métier

de mari quoique je ne le sois qu'à moitié! (Il s'assied sur un banc.) Est-il rien de plus bizarre que ma

destinée? Fils de je ne sais pas qui, volé par des bandits, élevé dans leurs mœurs, je m'en dégoûte et

veux courir une carrière honnête; et partout je suis repoussé! J'apprends la chimie, la pharmacie, la

chirurgie, et tout le crédit d'un grand seigneur peut à peine me mettre à la main une lancette

vétérinaire!

5. Au XIXe : Hugo

Victor Hugo (1802-1885) : Figure majeure du romantisme français ; romancier, poète, dramaturge,

écrivain engagé.

Victor Hugo, Ruy Blas, Acte V Scène IV - La reine, Ruy Blas. 1838

Ruy Blas est le valet d’un Grand d’Espagne, Don Salluste. Ce dernier a été banni de la cour par la reine.

Il se venge en propulsant son valet, sous les habits d’un noble exilé Don César, à la cour où se dernier

fait brillamment ses preuves. Arrivé au poste de Premier Ministre grâce à la reine qui l’aime en secret

et admire sa noblesse de cœur et sa grandeur d’âme, il avoue ses sentiments à cette dernière. Mais

dont Salluste révèle le mensonge.

Ruy Blas fait quelques pas en chancelant vers la reine immobile et glacée, puis il tombe à deux genoux,

l'œil fixé à terre, comme s'il n'osait lever les yeux jusqu'à elle.

Ruy Blas, d'une voix grave et basse.

Maintenant, madame, il faut que je vous dise.

– Je n'approcherai pas. – Je parle avec franchise.

Je ne suis point coupable autant que vous croyez.

Je sens, ma trahison, comme vous la voyez,

Doit vous paraître horrible. Oh ! Ce n'est pas facile

À raconter. Pourtant je n'ai pas l'âme vile,

Je suis honnête au fond. – cet amour m'a perdu. –

Je ne me défends pas ; je sais bien, j'aurais dû

Trouver quelque moyen. La faute est consommée !

– C'est égal, voyez-vous, je vous ai bien aimée.

La Reine.

Monsieur...

Ruy Blas, toujours à genoux.

N'ayez pas peur. Je n'approcherai point.

À votre majesté je vais de point en point

Tout dire. Oh ! Croyez-moi, je n'ai pas l'âme vile ! –

Aujourd'hui tout le jour j'ai couru par la ville

Comme un fou. Bien souvent même on m'a regardé.

Auprès de l'hôpital que vous avez fondé,

J'ai senti vaguement, à travers mon délire,

Une femme du peuple essuyer sans rien dire

Les gouttes de sueur qui tombaient de mon front.

Ayez pitié de moi, mon Dieu ! Mon cœur se rompt !

La Reine.

Que voulez-vous ?

Ruy Blas, joignant les mains.

Que vous me pardonniez, madame !

La Reine.

Jamais.

Ruy Blas.

Jamais !

Il se lève et marche lentement vers la table.

Bien sûr ?

La Reine.

Non, jamais !

Ruy Blas.

Il prend la fiole posée sur la table, la porte à ses

lèvres et la vide d'un trait.

Triste flamme,

Éteins-toi !

La Reine, se levant et courant à lui.

Que fait-il ?

Ruy Blas, posant la fiole.

Rien. Mes maux sont

finis.

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Rien. Vous me maudissez, et moi je vous bénis.

Voilà tout.

La Reine, éperdue.

Don César !

Ruy Blas.

Quand je pense, pauvre ange,

Que vous m'avez aimé !

La Reine.

Quel est ce philtre étrange ?

Qu'avez-vous fait ? Dis-moi ! Réponds-moi ! Parle-

moi !

César ! Je te pardonne et t'aime, et je te croi !

Ruy Blas.

Je m'appelle Ruy Blas.

La Reine, l'entourant de ses bras.

Ruy Blas, je vous pardonne !

Mais qu'avez-vous fait là ? Parle, je te l'ordonne !

Ce n'est pas du poison, cette affreuse liqueur ?

Dis ?

Ruy Blas.

Si ! C'est du poison. Mais j'ai la joie au

cœur.

Tenant la reine embrassée et levant les yeux au ciel.

Permettez, ô mon Dieu, justice souveraine,

Que ce pauvre laquais bénisse cette reine,

Car elle a consolé mon cœur crucifié,

Vivant, par son amour, mourant, par sa pitié !

La Reine.

Du poison ! Dieu ! C'est moi qui l'ai tué ! – je t'aime !

Si j'avais pardonné ? ...

Ruy Blas, défaillant.

J'aurais agi de même.

Sa voix s'éteint. La reine le soutient dans ses bras.

Je ne pouvais plus vivre. Adieu !

Montrant la porte.

Fuyez d'ici !

– Tout restera secret. – je meurs.

Il tombe.

La Reine, se jetant sur son corps.

Ruy Blas !

Ruy Blas, qui allait mourir, se réveille à son nom

prononcé par la reine.

Merci !

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6. Au XXe : Beckett

Beckett, dramaturge irlandais d’expression française représente le courant du théâtre

de l’absurde qui, dans les années 50 et après les horreurs de la seconde guerre mondiale,

cherche à rompre avec le théâtre traditionnel.

Beckett, Fin de Partie, 1957

Hamm, maître malade et impotent s’entretient avec Clov, son homme tout faire. A la fin

de la pièce, Clov qui a depuis le début annonce son départ ne part pas.

Un temps.

Hamm - A part ça, ça va ?

Clov - Je ne me plains pas.

Hamm - Tu te sens dans ton état normal?

Clov (agacé) - je te dis que je ne me plains pas.

Hamm - Moi je me sens un peu drôle! (un temps) Clov.

Clov - Oui.

Hamm - Tu n'en as pas assez?

Clov - Si ! (un temps) De quoi ?

Hamm - De ce... de cette ...chose.

Clov - Mais depuis toujours (un temps). Toi non ?

Hamm (morne) - Alors il n'y a pas de raison pour que ça change.

Clov - Ça peut finir. (un temps) Toute la vie les mêmes questions, les mêmes réponses.

Hamm - Prépare-moi. (Clov ne bouge pas.) Va chercher le drap. (Clov ne bouge pas).

Clov - Oui.

Hamm - Je ne te donnerai plus rien à manger.

Clov - Alors nous mourrons.

Hamm - Je te donnerai juste assez pour t'empêcher de mourir. Tu auras tout le temps

faim.

Clov - Alors nous ne mourrons pas. (un temps) Je vais chercher le drap. (Il va vers la

porte.)

Hamm - Pas la peine. (Clov s'arrête) Je te donnerai un biscuit par jour. (un temps) .Un

biscuit et demi. (un temps) Pourquoi restes-tu avec moi ?

Clov - Pourquoi me gardes-tu ?

Hamm - Il n'y a personne d'autre.

Clov - Il n'y a pas d'autre place.

(Un temps)

Hamm - Tu me quittes quand même.

Clov - J'essaye.

Hamm - Tu ne m'aimes pas.

Clov - Non.

Hamm - Autrefois tu m'aimais.

Clov - Autrefois !

Hamm - Je t'ai trop fait souffrir. (un temps) N'est-ce pas ?

Clov - Ce n'est pas ça.

Hamm (outré) - Je ne t'ai pas trop fait souffrir ?

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Clov - Si.

Hamm (soulagé) - Ah ! Quand même ! (un temps. Froidement.) Pardon. (un temps. Plus

fort.) J'ai dit pardon.

Clov - Je t'entends. (un temps) Tu as saigné

Hamm - Moins. (un temps.) Ce n'est pas l'heure de mon calmant ?

Clov - Non. (un temps)

Hamm - Comment vont tes yeux ?

Clov - Mal.

Hamm - Comment vont tes jambes ?

Clov - Mal.

Hamm - Mais tu peux bouger.

Clov - Oui.

Hamm - (avec violence) Alors bouge! (Clov va jusqu'au fond du mur, s'y appuie du front

et des mains.) Où es-tu ?

Clov - Là.

Hamm - Reviens ! (Clov retourne à sa place à côté du fauteuil). Où es-tu ?

Clov - Là.

Hamm - Pourquoi ne me tues-tu pas ?

Clov- Je ne connais pas la combinaison du buffet. (un temps.)

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La Commedia dell’arte en peinture

COMMEDIA D’ELL ARTE, Fin XVIe. Huile sur bois, 80 x 90. Musée des beaux-arts,

Berlin.

L’amour au théâtre italien, vers 1717, Berlin, Staatliche Museen

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Comédiens italiens, 1720, National Gallery of Art, Washington

La partie quarrée, vers 1713, San Francisco, The Fine Arts Museum