discussions 8 (2013)
Judith Sribnai
»Cette céleste maladie«Amitié, sympathie des corps et vengeance sociale
Résumé:
Dans les »États et Empires de la Lune et du Soleil« de Cyrano de Bergerac, l'amitié joue un rôle essentiel face à un pouvoir politique souvent représenté comme injuste et oppressant. Les amis sont, en premier lieu, des alliés et des protecteurs auxquels le personnage peut faire appel pour se défendre contre un système hiérarchique et clientéliste dans lequel il ne trouve pas sa place. Par ailleurs, la relation entre amis, libérée des contraintes sociales publiques, s'épanouit également à l'écart de la cité. Dans ce cas, l'amitié ne s'oppose plus seulement à un fonctionnement politique: elle permet d'imaginer une relation alternative entre les hommes, la possibilité d'un nouveau corps commun fondé notamment sur un partage des plaisirs. Cependant, lorsque l'amitié devient inimitié, les règlements de comptes ont lieu non seulement sur la scène publique, mais selon les règles de la politique la plus brutale.
Abstract:
In den »États et Empires de la Lune et du Soleil« von Cyrano de Bergerac spielt die Freundschaft eine zentrale Rolle als Gegenüber einer politischen Macht, die häufig als ungerecht und unterdrückerisch dargestellt wird. Die Freunde sind in erster Linie Verbündete und Beschützer, an die der Protagonist appellieren kann, um sich gegen das hierarchische und klientelistische System zu wehren, in dem er keinen Platz findet. Darüber hinaus blüht die Beziehung zwischen den Freunden, befreit von öffentlichen sozialen Zwängen, auch außerhalb des Gemeinwesens auf. In diesem Fall bildet die Freundschaft nicht nur einen Gegensatz zum politischen System: Sie ermöglicht auch, sich eine alternative Beziehung zwischen den Menschen vorzustellen, die Möglichkeit einer neuen Gemeinschaft, die sich insbesondere auf miteinander geteilte Freuden gründet. Wenn die Freundschaft jedoch zur Feindschaft wird, finden die Abrechnungen nicht allein in aller Öffentlichkeit statt, sondern auch nach den brutalsten Regeln des politischen Lebens.
<1>
»Ce fruit n'avait garde qu'il ne fût et fort doux et fort beau, n'y ayant rien de si beau ni de si doux que
l'amitié«. C'est en ces termes que le »bon ami le chêne« raconte au narrateur des »États et Empires
du Soleil« de Cyrano de Bergerac quels furent les fruits issus de »la fameuse amitié« qui réunit, par
delà la mort, Pylade et Oreste1. De fait, ces deux récits de voyage peuvent se lire comme un long
éloge de l'amitié2: histoires d'heureuses rencontres entre un voyageur ignorant et un démon
1 Savinien Cyrano de Bergerac, Les États et Empires de la Lune et du Soleil, éd. sous la direction de Madeleine Alcover, Paris 2004, p. 280–281. Toutes les références aux récits de Cyrano renvoient à cette édition.
2 »Les États et Empires de la Lune et du Soleil« rassemblent deux récits distincts : »Histoire comique des États et Empires de la Lune« (publié en 1657) et »Histoire comique des États et Empires du Soleil« (paru pour la première fois en 1662).
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bienveillant ou une pie compatissante, histoires d'amour entre un roi et un platane, protections offertes
par les animaux glaçons aux forêts en feu, excitation de Campanella à l'arrivée de son ami
Descartes… Les relations d'affection se nouent partout, sur la Lune comme chez les philosophes,
entre des espèces qui semblent d'abord étrangères l'une à l'autre, voire ennemies. À l'encontre des
persécutions, des procès ou des affronts que doit essuyer le personnage, l'amitié est un principe de
rencontre qui se moque des frontières et des genres.
<2>
De ce point de vue, les récits de Cyrano constituent une source intéressante pour penser une histoire
de l'amitié. Ils témoignent, tout d'abord, de la coexistence au XVIIe siècle d'une amitié conçue comme
protection sociale ou solidarité politique, et comme élection d'un égal, d'un autre soimême3. Dans le
premier cas, l'ami peut être le supérieur qui protège, celui dont l'autorité sociale justifie que l'on s'en
remette à lui, qu'on lui accorde sa confiance. Dans le second cas, ce n'est ni l'égalité ni le lien
communautaire (camaraderie d'armes, fraternité de métier) qui fonde la relation amicale, mais le rêve
d'une correspondance et d'un miroitement de soi dans l'autre. Cyrano, comme d'autres, fait jouer ces
deux perspectives, les oppose et les fait dialoguer. Mais il ne s'agit pas de postuler une quelconque
progression qui irait d'une amitié comme relation prescrite ou relation de parenté vers une amitié
privée. Autrement dit, l'attraction des cœurs, hors des normes et des lois collectives, ne vient pas
accomplir ou excéder une amitié qui serait déterminée par l'existence politique ou sociale de chacun.
Au contraire, la réflexion sur l'amitié comme mode de sympathie des corps oblige à repenser le
politique, c'estàdire la possibilité même d'une cité, d'un espace où se tissent des liens, où les
hommes vivent ensemble – la formation, en quelque sorte, d'une collectivité. C'est cet effet de retour,
si l'on peut dire, du particulier vers le collectif, qui est remarquable, notamment parce qu'il invite à
repenser la chose publique à la lumière du commerce et des accointances particulières. À l'encontre
d'une société fondée sur une certaine économie des échanges, Cyrano imagine une relation qui
épouse le mouvement et la circulation de la matière, qui questionne ainsi des hiérarchies et des
catégories que justifient la tradition, la coutume ou le droit politique. Le sens que l'on peut donner aux
termes de »lien social« ou de »lien politique« se trouve alors considérablement modifié: le corps
politique n'est pas un tout déjà constitué et immuable dont il faut surveiller la santé, pour lequel il est
bon, parfois, d'exclure les parties impures ou malades4. Ensemble aux contours flottants, il se modifie
3 Sur cette distinction, voir Philippe Ariès, Introduction, in: Id. (dir.) Histoire de la vie privée, Paris 1999, p. 11–12. Sur l'amitié comme lien de solidarité, voir Yves Durant, Les solidarités dans les sociétés humaines, Paris 1987. Voir également la thèse de Christian Kühner, L'amitié nobiliaire en France au XVIIe siècle. Représentations et pratiques d'un lien social, thèse de doctorat de l'AlbertLudwigsUniversität Freiburg et de l'École des hautes études en sciences sociales, FribourgenBrisgau 2010, [22/9/2011], http://www.freidok.unifreiburg.de/volltexte/8286/ (6/12/2012).
4 Sur cette représentation du corps organique de l'État, voir AnneMarie Brenot, Le corps pour royaume. Un langage politique de la fin du XVIe et début du XVIIe siècle, in: Histoire, économie et société 10/4 (1991), p. 441–466.
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constamment au gré des transformations de la nature: la vie organique n'est pas seulement la
métaphore d'un vivre ensemble, mais sa condition.
<3>
Si l'amitié protège contre les agressions du pouvoir politique ou les vicissitudes de la vie sociale, elle
permet donc également d'imaginer d'autres principes à l'origine du lien social. Pourtant, quand l'ami
devient ennemi, la vengeance n'est plus seulement personnelle, elle s'expose sur la scène publique.
La communauté des anciens amis adopte à nouveau les règles et les contraintes d'une sociabilité à
laquelle elle semblait vouloir échapper. Quelques années après la publication des »États et Empires«,
Dassoucy le rappelle, lui qui essuya durement le désamour de Cyrano.
La contrainte du politique
<4>
Dans les régions qu'il visite sur des astres éloignés ou quand il revient sur terre, le personnage
narrateur est souvent menacé et persécuté par les habitants et les autorités. Dans ce contexte, l'ami
peut être un adjuvant et un protecteur intercédant en sa faveur. Pour comprendre ce rôle dévolu à
l'amitié, il faut partir des représentations critiques du pouvoir politique que propose Cyrano.
<5>
Comme pratique du pouvoir soutenu par un système de principes moraux et organisé autour d'une
hiérarchie des privilèges et des prérogatives, le politique apparaît, de manière récurrente chez
Cyrano, comme l'exercice d'une contrainte extérieure, souvent démesurée et reposant sur une erreur
de jugement – plus exactement sur une confusion quant aux attributions du jugement5. Sur la Lune ou
sur le Soleil, à Toulouse ou chez les Oiseaux, le personnage narrateur, étranger perdu dans des
régions inconnues, se heurte à une communauté qui finit généralement par le condamner sous
prétexte d'une différence de nature. Le raisonnement se résume ainsi: tu ne nous ressembles pas,
nous t'excluons. L'argument consiste à faire passer une qualité contingente (la taille, la démarche, la
figure) pour une différence ontologique (tu n'es pas comme nous). Alors qu'il se promène dans les
régions opaques du Soleil, le personnage est fait prisonnier par des oiseaux, puis jugé. De fait, il n'a
pas l'air d'un oiseau: il n'en a ni la »figure« ni l'aspect, et ses détracteurs le décrivent comme un être
disgracieux:
Encore, ajoutaientils, si c'était un animal qui approchât un peu davantage de notre figure,
5 JeanCharles Darmon, Entre le monde de »La Mort d'Agrippine« et »L'Autre Monde« des oiseauxjuges: Variations lucrétiennes sur la mort et critique du politique selon Cyrano de Bergerac, in: Littératures classiques 54 (2005), p. 187–224.
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mais justement le plus dissemblable et le plus affreux; enfin une bête chauve, un oiseau
plumé, une chimère amassée de toutes sortes de natures, et qui fait peur à toutes6.
Ils emportent ainsi l'adhésion de la foule:
Voilà ce que disaient les plus sages; pour la commune, elle criait que cela était horrible de
croire qu'une bête, qui n'avait pas le visage fait comme eux, eût de la raison7.
De façon burlesque, ce passage remet en cause un ethnocentrisme brutal qui repose sur deux
arguments fragiles: celui d'un principe d'analogie qui permettrait de déterminer l'essence et la
hiérarchie des êtres et celui d'une raison qui fonderait la supériorité d'une espèce. Pourquoi la raison
rendraitelle plus admirable? Comment savoir que les autres habitants de la nature n'en possèdent
pas? Questions que le texte, à terme, retourne à son lecteur.
<6>
Cyrano interroge ici la valeur d'un jugement sur la nature de l'être lorsque nous ne possédons que des
preuves relatives à une réalité contingente. Les Oiseaux confondent une vérité nécessaire, qui relève
au mieux de la métaphysique, avec une connaissance des faits et des réalités morales qui peut, quant
à elle, être saisie par le discours du droit. Le phénomène est récurrent dans les deux récits. Sur la
Lune, le personnage est soupçonné d'être un animal, un »monstre« parce qu'il »marche à deux
pattes« et regarde vers le ciel8. Sur le Soleil, on le soupçonne d'être un homme parce qu'il:
lève en haut tous les matins ses yeux, son nez et son large bec, colle ses mains ouvertes la
pointe au ciel plat contre plat, et n'en fait qu'une attachée, comme s'il s'ennuyait d'en avoir
deux libres; se casse les jambes par la moitié, en sorte qu'il tombe sur ses gigots9.
<7>
Dans un pays comme dans l'autre, les juges pensent par le biais de catégories prototypiques et
fortement ethnocentrées10: au contraire des Oiseaux, le personnage ne possède pas de plumes ni de
bec mais »de petits grès carrés dans la bouche«11; à la différence des Sélénites, il »marche à deux
pattes« et regarde en l'air. Rapidement, les uns et les autres réduisent le problème de l'appartenance
6 Cyrano, Les États et Empires (voir n. 1) p. 255.
7 Ibid.
8 Ibid., p. 88.
9 Ibid., p. 264–265.
10 Voir Georges Kleiber, La sémantique du prototype. Catégories et sens lexical, Paris 1990. Ainsi, dans le Soleil, la question est de savoir si »cet animal est un homme« parce que »animal« est considéré comme le seul représentant de la catégorie »être de droit« (Cyrano, Les États et Empires [voir n. 1], p. 264). Les Oiseaux s'instituent en prototype de l'être et en déterminent les attributs. Sur cette base, le personnage tente donc de se faire passer pour un singe dévoyé (ibid., p. 256–257).
11 Ibid., p. 264.
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à cet air de famille accidentel. L'injonction d'identité (»Qui estu?«) devient jugement, c'estàdire
décision et condamnation, et tient lieu d'assurance pour ceux qui questionnent et condamnent: les
Sélénites ou les Oiseaux existent, au contraire, comme catégories, comme ensemble politique dans la
mesure exacte où ils peuvent exclure l'étranger, celui qui n'en est pas. C'est ce dont témoigne, par
exemple, la harangue de l'avocat des Oiseaux contre le personnage lors d'un procès, qui devient très
vite une accusation de l'homme en général (»il«) qui a trop longtemps assujetti les Oiseaux (»nous«).
Il est nécessaire de citer le passage en question dans son intégralité parce qu'il laisse nettement
apparaître la question sociale et politique telle qu'elle est posée par Cyrano. Il s'agit là notamment de
savoir ce qui crée du commun et ce qui risque de devenir prétexte à l'oppression:
Encore estce un droit imaginaire que cet empire dont ils [les hommes] se flattent; ils sont au
contraire si enclins à la servitude, que de peur de manquer à servir, ils se vendent les uns
aux autres leur liberté. C'est ainsi que les jeunes sont esclaves des vieux, les pauvres des
riches, les paysans des gentilshommes, les princes des monarques, et les monarques
mêmes des lois qu'ils ont établies. Mais avec tout cela, ces pauvres serfs ont si peur de
manquer de maîtres que, comme s'ils appréhendaient que la liberté ne leur vînt de quelque
endroit non attendu, ils se forgent des dieux de toutes parts […]. Voilà le bel effet de cette
fantastique monarchie et de cet empire si naturel de l'homme sur les animaux et sur nous
mêmes, car son insolence a été jusquelà. Cependant, en conséquence de cette principauté
ridicule, il s'attribue tout joliment sur nous le droit de vie et de mort; il nous dresse des
embuscades, il nous enchaîne, il nous jette en prison, il nous égorge, il nous mange, et, de
la puissance de tuer ceux qui sont demeurés libres, il fait un prix à sa noblesse12.
Pourtant, les Oiseaux ne font pas autre chose – reflet, presque parfait, de l'homme, les uns et les
autres enfermant, mangeant, inféodant pour marquer leur différence et leur supériorité. La
condamnation est double. Elle vise une vie politique qui demande l'abdication de sa liberté et la
sujétion à un ordre relatif que l'on fait passer pour immuable et éternel. Elle vise également la
tendance mortifère à se constituer comme groupe figé, détenteur d'un droit et d'une morale universels.
Le texte éprouve cette volonté politique et légale de catégoriser et de hiérarchiser, c'estàdire de ne
penser la différence qu'en termes de distinctions ontologiques, quand il n'y a peutêtre que des
variations de matière. La violence judiciaire que subit le personnage interroge la légitimité, la
possibilité et les conséquences, sur un plan métaphysique et civil, de l'identité et de l'appartenance
politique13. Qu'estce qui établit le collectif? Quel est le fond commun sur lequel reposent l'autorité et la
légitimité du pouvoir politique?
12 Ibid., p. 266.
13 En ce sens, il est significatif que le personnage, lors de son procès chez les Oiseaux, soit pris en pitié par la pie, autre transfuge, puisqu'elle vécut parmi les hommes, connut leur langue et apprécia leur fromage (ibid., p. 260).
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<8>
C'est à ces écueils de la vie politique ou de la vie collective que l'amitié peut constituer une forme
possible de réponse. Mais cette violence de la vie sociale continue, malgré tout, de menacer la bonne
entente, et c'est elle que l'ancien ami cherchant vengeance n'hésite pas à utiliser.
Amitié et nouvelle politique
<9>
Le personnage peut bénéficier de l'amitié d'un puissant, représentant d'un réseau social dans lequel il
est intégré et dont il fait profiter son compagnon. Dans ce cas, faire appel à l'amitié revient à se placer
sous la protection d'un tiers contre un ordre politique jugé contraignant.
<10>
Lors de son séjour à Toulouse, le personnage subit un sort comparable à celui qu'il connaît chez les
Oiseaux. Après la publication de son livre intitulé »États et Empires de la Lune«, qui raconte son
premier voyage, les hommes tentent, par ignorance et par superstition, de l'arrêter. Parce que les
habitants de Toulouse comprennent mal ce qu'il écrit, parce qu'ils suivent les conseils du pasteur de
Colignac14, ils le tiennent pour un »nouvel Agrippa«15. Selon le même principe d'analogie et
d'association, le personnage est alors poursuivi par les magistrats de la ville, maltraité puis jeté en
prison. Dans cette »bataille«, l'amitié tient un rôle essentiel.
<11>
La publication du livre provoque des dissensions dans la ville et entraîne des querelles entre les
parties. Finalement, »neuf ou dix barbes à longues robes«, des parlementaires de Toulouse, se
présentent chez M. de Colignac, ami et protecteur du personnage, et lui déclarent:
Monsieur, vous savez qu'il n'y a pas un de nous en cette compagnie qui ne soit votre allié,
votre parent ou votre ami, et que par conséquent il ne vous peut rien arriver de honteux qui
ne nous rejaillisse sur le front. Cependant nous sommes informés de bonne part que vous
retenez un sorcier dans votre château16.
14 Sur cette dénonciation, récurrente chez les auteurs dits »libertins«, d'une collusion entre politique et religion, voir notamment Isabelle Moreau, »Guérir du sot«: les stratégies d'écriture des libertins à l'âge classique, Paris 2007, p. 181–195.
15 Cyrano, Les États et Empires (voir n. 1) p. 173. Corneille Agrippa de Nettensheim (1486–1535) est un médecin, magistrat et théologien qui s'est intéressé notamment à la philosophie occulte. Il est défendu par Gabriel Naudé dans son »Apologie pour tous les grands personnages qui ont esté faussement soupçonnez de magie« (Paris 1625).
16 Cyrano, Les États et Empires (voir n. 1) p. 168.
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Cette petite harangue est révélatrice. De fait, M. de Colignac est un noble visiblement assez puissant,
appelé »neveu« par un parlementaire17, parfaitement intégré dans les réseaux de pouvoir. Les propos
du parlementaire lui rappellent qu'amitié, famille et alliance sont des termes qui recouvrent des réalités
très proches, des relations qui s'entremêlent et se renforcent l'une l'autre. À plusieurs reprises est
ainsi évoquée la »parenté« qui unit Colignac et les »ambassadeurs à long poil« et, par conséquent, le
rapport de clientèle qui les rapproche18. Chaque fois, ce sont le renom, l'histoire et la lignée qui sont en
jeu, notions essentielles à la compréhension et à la représentation de soi au XVIIe siècle: on existe par
un nom hérité, par son lignage, par la rumeur qui risque de colporter des histoires »honteuses« et par
ses amis. Aussi Colignac ne s'y trompe pas et, plutôt que d'argumenter sur le vrai ou le faux de
l'accusation, demande à ses interlocuteurs de la prudence, de prendre garde qu'ils n'aient affaire à
une »calomnie«19.
<12>
C'est bien l'amitié autant que la position de M. de Colignac qui sauvent le personnage des
persécutions qu'il subit après la publication de son ouvrage. Jeté en prison, il est d'abord traité
particulièrement mal. Lorsque son geôlier vient le repêcher dans l'obscurité et la boue de sa cellule, il
remarque: »Je me doutai que mes affaires avaient pris une autre face, car il [le geôlier] me fit de
profondes civilités, ne me parla que la tête nue, et me dit que cinq ou six personnes de condition
attendaient dans la cour pour me voir«20. En effet, le comte de Colignac et le marquis de Cussan,
l'autre compagnon et bienfaiteur du prisonnier, sont intervenus pour qu'il soit mieux logé, mieux traité,
et qu'il puisse avoir un appartement en haut de la tour21. Ils exploitent, par conséquent, une
organisation carcérale qui, durant l'Ancien Régime, reproduit et accentue le système de relations et
d'échanges qui prévaut à l'extérieur: il est vital pour le prisonnier d'avoir des amis, protecteurs et
défenseurs puissants, capables d'influencer les juges et de l'extraire de la main du pouvoir22. La
prison, de ce point de vue, reste ouverte sur le monde du dehors; c'est en ce sens, du moins, que doit
travailler le prisonnier s'il veut défendre ses intérêts. Colignac explique clairement la situation:
17 Ibid., p. 169.
18 Ibid., p. 170. Le narrateur remarque avec ironie qu'en écoutant le discours des parlementaires, Colignac est pris d'un éclat de rire »qui n'offensa pas peu messieurs ses parents«. Le terme de parenté recouvre, à l'âge classique, un ensemble de relations beaucoup plus vaste qu'aujourd'hui, voir Kühner, L'amitié nobiliaire en France au XVIIe siècle (voir n. 3), p. 125–133.
19 Cyrano, Les États et Empires (voir n. 1) p. 169.
20 Ibid., p. 199.
21 Ibid., p. 200: »Au reste, nous venons de mettre ordre que vous fussiez logé dans la plus belle chambre d'ici. Comme vous aimez le grand air, nous avons fait meubler un petit appartement pour vous seul en haut de la grosse Tour, dont la terrasse vous servira de balcon«.
22 Pierre Deyon, Histoire des prisons. Essai sur l'histoire de la délinquance et les origines du système pénitentiaire, Lille 1975; Jacques Petit (dir.), Histoire des galères, bagnes et prisons, XIIIe–XIXe siècle: Introduction à l'histoire pénale de la France, Toulouse 1991.
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Ha! mon cher Dyrcona, s'écria le comte prenant alors la parole, nous fûmes bien
malheureux de ne pas t'emmener quand nous partîmes de Colignac! Mon cœur, par une
tristesse aveugle dont j'ignorais la cause, me prédisait je ne sais quoi d'épouvantable. Mais
n'importe; j'ai des amis, tu es innocent, et en tout cas je sais fort bien comment on meurt
glorieusement23.
De même que M. de Colignac offre sa protection au personnage, il lui doit aussi son assistance: c'est
une question d'honneur et de gloire, assurant un lien, inégal si l'on veut, hérité notamment d'une
représentation féodale de la société. L'amitié de Colignac peut s'exercer parce qu'elle s'inscrit dans un
réseau complexe d'influences et de transactions, auquel elle se soumet. Elle prolonge et assure, d'une
certaine façon, les relations politiques de pouvoir24.
<13>
Pourtant, parce qu'ainsi envisagé le politique est une source de menace, l'amitié peut également
constituer un àcôté salutaire des échanges institutionnels25. À Toulouse, alors que la ville se divise
entre »habiles« et »idiots«, le personnage trouve chez Colignac la paix du philosophe enfin dégagé
des affaires mondaines26. À l'écart de la cité mais non tout à fait séparée d'elle, la propriété de
Colignac abrite pour quelque temps la libre amitié des trois compagnons:
Le marquis de Cussan, voisin de Colignac, homme qui se connaît aux bonnes choses, était
ordinairement avec nous, et nous avec lui; et pour rendre les lieux de notre séjour encore
plus agréables par ce changement, nous allions de Colignac à Cussan, et revenions de
Cussan à Colignac. Les plaisirs innocents dont le corps est capable ne faisaient que la
moindre partie. De tous ceux que l'esprit peut trouver dans l'étude et la conversation, aucun
ne nous manquait; et nos bibliothèques unies comme nos esprits, appelaient tous les doctes
dans notre société. Nous mêlions la lecture à l'entretien; l'entretien à la bonne chère; cellelà
à la pêche ou à la chasse, aux promenades; et en un mot, nous jouissions pour ainsi dire et
de nousmêmes et de tout ce que la nature a produit de plus doux pour notre usage, et ne
mettions que la raison pour borne à nos désirs27.
23 Cyrano, Les États et Empires (voir n. 1) p. 200.
24 L'amitié est donc un ferment du politique et un outil contre lui. Voir JeanMarie Constant, L'amitié: le moteur de la mobilisation politique dans la noblesse de la première moitié du XVIIe siècle, in: XVIIe siècle 205 (1999), p. 593–608. Pour l'amitié comme forme politique d'organisation sociale, voir Yves Durand, Les solidarités dans les sociétés humaines, Paris 1987, p. 57–61.
25 Cyrano poursuit là une réflexion que l'on trouve en particulier chez Épicure, alors rendu plus accessible par les travaux de Gassendi. Voir Épicure, Maximes fondamentales, 14, in: Doctrines et maximes, éd. par JeanPierre Faye et Maurice Solovine, Paris 1965, p. 110. Sur cette prudence à l'égard des affaires publiques, qui n'exclut nullement de la sphère sociale, voir notamment Sophie Gouverneur, Prudence et subversion libertines: la critique de la raison d'État chez François de La Mothe Le Vayer, Gabriel Naudé et Samuel Sorbière, Paris 2005.
26 Sur cette représentation du philosophe, voir Michel Foucault, Histoire de la sexualité. Soi et les autres, Paris 1984, p. 112–131.
27 Cyrano, Les États et Empires (voir n. 1), p. 171–172.
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Plaisirs naturels, désirs bornés par la raison, compagnonnage intellectuel et sensuel, société de sages
vivant aux abords de la cité… Cet imaginaire épicurien permet à Cyrano d'envisager l'amitié non plus
seulement comme la continuation d'un lien politique mais comme le principe d'une autre société,
réunion d'êtres égaux partageant leurs plaisirs: ceux de la conversation et de l'entretien, des
bibliothèques et des lectures, ceux que procure, enfin, la jouissance de soi et de la nature. Il n'y a plus
là aucun rapport de dépendance, d'autorité ou de subordination. L'espace d'un instant, le marquis de
Cussan ou le comte de Colignac n'appartiennent plus à une société de service. Ils forment, dans le
jardin, une société où les biens circulent hors des réseaux d'appartenance. Les amis font ici corps à
côté ou contre le politique.
<14>
La critique que le roman cyranien adresse au politique, comme organisation sociale et comme régime,
est donc double. Il souligne, d'une part, sa dimension conventionnelle et historique: la communauté
des Oiseaux, des hommes ou des arbres, n'est pas, quoi qu'ils en disent, naturelle ni d'emblée
légitime, et on ne peut confondre sans risque nature et convention, essence et accident. À l'égard
d'une monarchie de droit divin, il s'agit là d'une vraie question. Le texte interroge, d'autre part, le type
d'échanges qui produisent et rendent possible une société, ainsi que les relations qui s'y tissent. Ce
qu'il est intéressant d'examiner à présent, c'est la manière dont l'amitié peut constituer un autre lieu
d'où l'on pourrait penser une autre politique.
<15>
Alors qu'il se promène sur la Lune, le personnage des »États et Empires« assiste au passage d'un
convoi funéraire et apprend avec surprise que la sépulture est, chez les Sélénites, une marque
d'infamie. Dans ce cas, obligation est faite aux amis du malheureux défunt qui suivent le convoi de
montrer un visage triste, voire, pour les pires condamnations, de pleurer. On retrouve, là encore,
l'inversion burlesque propre au récit de voyage. De plus, la mort, Cyrano ne cesse de le raconter, n'est
pas un triste accident: la matière circule, se transforme et continue de voyager dans la nature. Ainsi,
lorsque ce ne sont pas des criminels, les Sélénites sont brûlés car, le feu »ayant séparé le pur de
l'impur«, l'âme trouve la force de s'élever jusqu'à des terres plus hospitalières et dont elle possède
désormais la subtilité28. L'âme, sans disparaître, changeant de forme et de matière, continue son
chemin ascendant. Mourir revient à changer de lieu, à devenir »un bourgeois de ce pays enflammé«29,
à entrer dans un processus de transformations et de métamorphoses par lequel corps et âme
s'adaptent conjointement à la nature qu'ils habitent.
28 Ibid., p. 139.
29 Ibid.
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<16>
La plus belle mort, cependant, est réservée aux philosophes qui se réunissent pour un »banquet
somptueux« lorsque l'un d'eux, sentant »ramollir son esprit et la glace des ans engourdir les
mouvements de son âme«, décide de »prendre congé de la nature«30. La mort du philosophe relève
d'une décision commune, à la fois affective, puisqu'elle est prise par les amis, et éthique, puisque
meurt celui qui n'a plus d'espérance de »pouvoir ajouter quelque chose à ses belles actions«31. Une
fois la requête du philosophe acceptée, les amis se réunissent dans le »logis du sage« et, en guise de
festin, se partagent le corps, le sang et la semence du »généreux« qui, ainsi ingéré, ne cesse de
vivre. Il y a, dans ce très court passage, une évidente critique ironique de la cène et de l'Eucharistie,
ramenée ici à un rituel anthropophagique: cérémonie sans Dieu, sans miracle car sans
transsubstantiation, communion laïque entre hommes, acte d'amitié, d'amour et de fidélité et non acte
de foi32. Le scandale du banquet sélénite est aussi d'imaginer que l'être se perpétue parce que la
matière persiste et circule. L'ami disparu subsiste en chacun de ses compagnons qui, après avoir bu
son sang, tentent de lui redonner naissance:
Enfin, toute la troupe repue, on introduit à chacun, au bout de quatre ou cinq heures, une
fille de seize ou dixsept ans, et pendant trois ou quatre jours qu'ils sont à goûter les délices
de l'amour, ils ne sont nourris que de la chair du mort qu'on leur fait manger toute crue, afin
que, si de ces embrassements il peut naître quelque chose, ils soient comme assurés que
c'est leur ami qui revit33.
L'ami défunt est en chaque convive car chacun d'eux l'a bu, mangé, digéré et enfanté à nouveau.
L'immortalité du philosophe n'est pas assurée par une âme spirituelle qui, libérée enfin de son corps,
s'élève vers son créateur, substance inchangée et inaltérable. Elle n'est pas la victoire de l'immatériel,
de l'éternité, ni de la continuation du même. Si le philosophe ne meurt pas c'est que, prenant »congé
de la nature«, chacune de ses parties continuent d'y circuler, de participer à sa vitalité et à ses
transformations. De fait, la mort est un moment où les mutations de la matière sont plus
particulièrement visibles sans qu'elle interrompe le cours des mouvements naturels. Ainsi s'opposent
les deux rituels: d'un côté, la cène est la même célébration toujours répétée de l'éternité et de la
ressemblance; de l'autre, le banquet sélénite est régénération et invention. La mémoire de l'ami n'est
pas mémoire du même mais recréation, circulation sous des formes indéfiniment nouvelles. L'amitié
30 Ibid. On le voit ici, il est moins question d'abolir les hiérarchies et les catégories que de les faire bouger ou d'interroger leurs fondements et leur légitimité.
31 Ibid.
32 Voir Frank Lestringant, L'Eucharistie lunaire de Cyrano, in: Une sainte horreur, ou le voyage en Eucharistie, XVIe–XVIIIe siècle, Paris 1996, p. 294–303; Michèle Rosellini, La mort, le sexe et la nourriture: l'usage subversif de la topique ethnographique, in: Bérengère Parmentier (dir.), Lectures de Cyrano de Bergerac. Les États et Empires de la Lune et du Soleil, Rennes 2004, p. 217–231.
33 Cyrano, Les États et Empires (voir n. 1) p. 140.
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se réalise dans ce partage du corps, qui est aussi partage amical des plaisirs; la possibilité d'être est
la perpétuelle possibilité de la différence et de la variation, la continuelle expérience d'une identité qui
est assemblage et composition34.
<17>
La scène des plaisirs – plaisirs de la table, de la boisson, du sexe – conjoint ici reconnaissance de la
singularité du corps d'autrui (mon ami, celui que j'aime, dépèce et ingère), partage des jouissances et
entremêlement de matière. Si la pratique des plaisirs et le régime du corps permettent la rencontre et
le partage, ils permettent également de faire corps avec autrui. Ingérer et digérer le corps étranger
revient à le faire sien sans pour autant le confondre avec soi: en chaque philosophe, c'est un
philosophe singulier qui survit. Quand les compagnons du généreux acceptent sa mort, ils se rendent
tous auprès de lui tandis qu'il »les attend appuyé sur un lit de parade«:
Chacun vole à son rang aux embrassements, et quand ce vient à celui qu'il aime le mieux,
après l'avoir baisé tendrement, il l'appuie sur son estomac, et joignant sa bouche à sa
bouche, de la main droite qu'il a libre, il se baigne un poignard dans le cœur. L'amant ne
détache point ses lèvres de celles de son amant qu'il ne le sente expirer; alors il retire le fer
de son sein, et fermant de sa bouche la plaie, il avale son sang et suce toujours jusqu'à ce
qu'il n'en puisse boire davantage35.
L'amitié invite, justement, à continuer de faire corps avec l'autre: corps de l'assemblée des
philosophes, corps de la matière dans la nature. Plus encore, elle invite à incorporer autrui, à produire,
avec lui, d'autres corps et à participer à la circulation de la matière.
<18>
Plus tard, sur le Soleil, un chêne raconte au personnage comment les corps morts des amis Pylade et
Oreste se sont entremêlés, donnant ainsi naissance à un arbre dont les fruits, une fois consommés,
ont provoqué les amours de Pasiphaé et du taureau, de Pygmalion et de sa statue et du roi
Artaxerxès et de son platane. Quand les jeunes Thébains goûtent à ces fruits, ils sont eux aussi
touchés par »cette céleste maladie«, et deviennent amants, amis et guerriers hors pair. C'est la
34 Les métamorphoses de la matière permettent de penser que si un pourceau mange un fruit, un homme mangeant ce pourceau le fait revivre, de même qu'elles permettent d'affirmer qu'»une touffe d'herbe en mon jardin« puisse un jour donner naissance à un pontife (ibid., p. 146–147). À l'inverse, il devient très compliqué de rendre compte de la résurrection des corps, doctrine qui suppose la renaissance et la perpétuation du même (ibid., p. 152–153). Penser en termes de circulation et de mouvement permet non seulement d'imaginer une temporalité qui conjoint durée et dissemblance mais aussi de concevoir chaque être comme la rencontre momentanée de différentes identités qui, une fois séparées, continuent leur voyage.
35 Ibid., p. 140. De même, au moment de la mort de Pylade: »Enfin Pylade tomba sans vie; et l'amoureux Oreste, qui sentait pareillement la sienne sur le bord de ses lèvres, la retint toujours, jusqu'à ce que d'une vue égarée ayant cherché parmi les morts et retrouvé Pylade, il sembla, collant sa bouche, vouloir jeter son âme dedans le corps de son ami«. Ibid., p. 282.
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naissance de la bande sacrée de Thèbes:
On les vit pêlemêle s'entredonner leurs âmes, chacun d'eux devenir la moitié d'un autre,
vivre moins en soi qu'en son ami, et le plus lâche entreprendre pour le sien des choses
téméraires36.
Ainsi, les amours et les amitiés alors jugées »contre nature« ne sont que le jeu de la nature, hors de
toute morale, hors de toute culpabilité. L'amitié est à la fois élection d'un être singulier et formation
d'une communauté par la participation au voyage de la matière.
<19>
Cyrano pense un être qui, parce qu'il est une partie physique de la nature, reste essentiellement autre:
se métamorphosant, se dilatant, s'allégeant, il est toujours différent à luimême; composé d'une
matière voyageuse et protéiforme, il accueille l'»autre« en lui37. Dans ce mouvement incessant, aimer
c'est à la fois manger, s'entremêler et créer ou recréer des formes nouvelles. C'est là, sembletil, une
vision radicale et poïétique d'une articulation entre différence des corps et constitution d'un corps
commun, entre plaisir personnel et partage. Si l'amitié tisse une relation c'est que je porte l'autre (tous
les autres) en moi et que, par eux, comme avec eux, je goûte le monde qui m'entoure, auquel je
participe pleinement. C'est de ce point de vue que la physique cyranienne est aussi la possibilité d'une
autre politique: une politique qui ne soit pas la soumission à un contrôle exogène des corps et des
esprits, mais qui se pense comme une relation intime; une politique qui soit aussi l'invention d'un lieu
dans lequel cette relation puisse éclore, autre cité possible. Question, on le voit, posée de façon
radicale à l'imaginaire du pouvoir et du corps social au XVIIe siècle.
L'ami, l'amant et la réputation
<20>
Pourtant, l'amitié, en devenant animosité, entraîne un double retour: retour sur les faits et dits passés,
retour sur une scène politique brutale, hors du jardin ou du banquet protégés38. C'est ce que semble
indiquer notamment le désamour qui mit fin à la relation entre Cyrano et Dassoucy. Si je termine sur
cet épisode de la vie des auteurs tel qu'ils l'ont relaté, ce n'est pas pour comparer la vie et l'œuvre ni
pour confondre l'imaginaire et la réalité des faits. Ce dernier point a plutôt valeur d'épilogue ou de fait
36 Ibid., p. 284.
37 Ainsi, le démon de Socrate qui, pendant plusieurs milliers d'années, voyage d'un corps à l'autre, est luimême un corps »mais non comme nous ni comme autre chose que nous estimions telle, parce que nous n'appelons vulgairement corps que ce qui peut être touché« (ibid., p. 63). Il est habité par l'autre comme il habite »un jeune corps nouvellement mort« dans lequel il se souffle.
38 Éric Méchoulan (dir.), La vengeance dans la littérature d'Ancien Régime, Montréal 2000.
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curieux. Il invite à souligner, au terme de ce parcours, la tension qui persiste, en cette seconde moitié
du XVIIe siècle, entre une amitié qui se fond dans les règles de la politique et une amitié qui s'en
échappe ou, plus exactement, l'imagine autrement.
<21>
Cyrano, dans les »États et Empires«, ne fait pas d'allusion à l'amitié qui le lia un temps à Dassoucy. Si
bien d'autres auteurs influencent les voyages, comme Descartes, Tristan L'Hermite, Campanella ou
Cardan, Dassoucy reste quant à lui invisible. Au contraire, lorsqu'il publie ses »Avantures« en 1677,
l'empereur du burlesque rappelle son amitié avec Cyrano, la brouille qui a suivi et la violence de
Cyrano à son égard39.
<22>
Ce récit de dispute s'inscrit précisément dans une réflexion sur la possibilité d'une vie d'auteur libérée
des nécessités sociales. Obligé de gagner la faveur des grands pour survivre, Dassoucy se plaint de
devoir se plier aux caprices de ses riches mécènes et protecteurs. Les dons se transforment en
»généreuse persécution« parce qu'ils enchaînent le poète à un rapport d'échange inégal et contraint.
Ayant fait la connaissance d'un »honnête marquis«, Dassoucy est invité à passer chez lui plusieurs
jours40. Mais les »bontés« que lui témoigne cet ami puissant le soumettent inévitablement à sa
volonté:
Aussi, quelque instance que je fisse envers cet autre JupiterHamon pour me permettre de
m'en aller le lendemain, comme je ne pouvois me deffendre de ces civilitez, je ne pûs
encore me défendre de ses prieres; bon gré, mal gré, il fallut luy promettre de demeurer
encore huit jours auprès de luy, et, pour m'engager davantage encore à souffrir cette douce
violence, il me pria de montrer quelquesuns de mes airs à sa femme41.
Les »prières« du grand seigneur ont valeur d'injonction. »Douce violence«, »genereuse persecution«42
ou »honneste captivité«43, Dassoucy ressasse dans ces oxymores la situation antinomique dans
laquelle il se trouve: d'une part, le désir, voire le besoin de profiter des civilités et des grâces qui lui
sont offertes; d'autre part, la contrariété de perdre sa liberté en acceptant un don qui n'est pas
synonyme d'échange mais d'obligation et de sujétion.
39 La brouille, qui pourrait être liée à une relation amoureuse, a dû intervenir après 1653, date de publication de l'»Ovide en belle humeur«, où l'on trouve un madrigal élogieux de Cyrano pour Dassoucy. Dans les »Avantures«, la querelle a lieu autour d'un chapon que Dassoucy aurait soustrait à Cyrano. Voir Les Avantures de Monsieur Dassoucy, in: Les Aventures burlesques de Dassoucy, éd. par Émile Colombey, Paris 1858, p. 192–193.
40 Ibid., p. 48–49.
41 Ibid., p. 49.
42 Ibid., p. 60.
43 Ibid., p. 56.
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<23>
C'est dans ce contexte que »Les Avantures« élaborent une réflexion semblable à celle de Cyrano:
l'ordre politique et institutionnel, par les règles auxquelles il soumet le poète, constitue une contrainte
pour la libre amitié. Cependant, là où Cyrano imagine une société amicale à l'écart et protégée de la
vie publique, Dassoucy ne voit que des trahisons. À côté de la table des seigneurs, l'empereur du
burlesque célèbre son »petit empire« où les biens se négocient librement44, c'estàdire à l'abri du
regard du seigneur ou du mécène45. S'il connaît quelques moments d'heureux partage dans les
hôtelleries ou même en prison46, Dassoucy ne met pas en scène une société amicale rassurante et
protectrice: les compagnons Chapelle ou Cyrano finissent par lui tourner le dos. Il remarque à propos
de Chapelle:
Ainsy lui attribuant ce qui n'étoit dû qu'à moy, je me suis dépoüillé de toute ma gloire pour
l'en revêtir; l'ingrat qu'il est, sans se ressouvenir de ma tendresse et de mon affection, au
lieu de continuer de composer des vers à ma loüange, comme il avoit commencé, et de
donner des Appologies au public en faveur de la probité de mes mœurs après tant de
témoignages qu'il a de ma vertu et de mes bonnes qualitez, il n'a point de honte de dementir
son cœur pour faire dire à sa Muse ce qu'en son ame secrettement il desavoüe. […]
Cependant il a mieux aimé se deshonnorer en détruisant son amy par les armes du
mensonge que le rendre glorieux et se faire honneur en le deffendant par les armes de la
verité47.
La vie affective ou amoureuse est toujours menacée par la société civile, ses inégalités et ses
représentations: chacun défend ses intérêts et les amitiés de Chapelle et Cyrano deviennent l'enjeu
d'une rivalité publiée et irréparable.
<24>
Car, quand vient le temps de la querelle entre amis, c'est précisément l'existence sociale d'auteur qui
est attaquée. Dans les »États et Empires«, l'épisode de Toulouse est révélateur de la fragilité du statut
44 Ibid., p. 53: »Il me sembloit que j'estois plus heureux à ma table, pource que j'y avois plus d'appetit, plus de joye et plus de liberté. Car enfin estil un plus grand plaisir au monde que de commander dans son petit Empire, d'y estre maistre de son plat, et d'y recevoir, au sortir de la broche, une éclanche [épaule] de mouton encore toute brûlante?«
45 Ibid., p. 50–51: »Mais, comme Dieu qui a fait tant de galans hommes à si un beau tour, ne m'a pas tourné comme les autres, qui, pour la pluspart, sont plus amys des bons morceaux que de leur liberté, moy qui suis plus amy de ma liberté que des bons morceaux et que de la bonne chere, parmy ces continuels festins n'ayant pas presque loisir de respirer, je m'ennuyois d'une si longue sequence de bons repas; quoy que les viandes fussent exquises, et qu'il ne manquast rien à l'excellence de leurs sauces, je les trouvois insipides, pource qu'il me manquoit cette sauce des sauces qui se nomme l'appetit«.
46 Ibid., p. 44 et 143–144. En ce sens, la taverne, l'hôtellerie de même que la prison sont des alternatives aux magnificences et aux rivalités assassines de cour.
47 Ibid., p. 198.
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d'un écrivain au XVIIe siècle, dépendant de protecteurs et mécènes et redevable envers ses puissants
amis et soumis à la censure politique ou religieuse. Cyrano sait le mal qu'il peut faire en attaquant la
réputation de Dassoucy parce qu'il sait que le perdre socialement c'est le perdre sur le plan politique
et public, c'estàdire le menacer comme écrivain et comme poète. C'est le projet de la lettre »Contre
Soucidas«48. Alors même qu'il interroge, par ailleurs, ce statut incertain d'auteur, la place et la
légitimité du politique dans les relations personnelles, qu'il célèbre la »fameuse amitié« antique,
Cyrano ironise sur l'homosexualité de Dassoucy. La lettre commence ainsi par une attaque assez
injurieuse:
Eh! Par la mort, Monsieur le coquin, je trouve que vous êtes bien impudent de demeurer en
vie après m'avoir offensé! Vous qui ne tenez lieu de rien au monde, ou qui n'êtes au plus
qu'un clou aux fesses de la Nature; vous qui tomberez si bas, si je cesse de vous soutenir,
qu'une puce, en léchant la terre, ne vous distinguera pas du pavé, vous enfin si sale et si
puant, qu'on doute, en vous voyant, si votre mère n'a point accouché de vous par le
derrière49.
L'insulte va plus loin puisque Cyrano attaque Dassoucy sur son athéisme et sa corruption, faisant
allusion à la pédérastie dont il est soupçonné et qui lui vaudra d'être emprisonné:
Ma foi, vous donnez un beau démenti à ces Philosophes qui se moquent de la Création. S'il
s'en trouve encore, je souhaite qu'ils vous rencontrent; car je suis assuré qu'après votre vue,
ils croiront aisément que l'homme peut avoir été fait de boue. Ils vous prêcheront, et se
serviront de vousmême pour vous retirer de ce malheureux athéisme où vous croupissez.
Vous savez que je ne parle point par cœur, et que je ne suis point le seul qui vous a entendu
prier Dieu qu'il vous fît la grâce de ne point croire en lui?50
Cette attaque burlesque est remarquable51. Cyrano retourne contre Dassoucy les accusations qu'il sait
fatales – athéisme, homosexualité, ces crimes »contre nature« poétisés dans ses deux récits – et
ramène l'amitié à une relation sociale dominée par une politique implacable. Ici la vengeance
personnelle ne contourne pas la justice collective; au contraire, elle s'expose sur la scène publique,
elle use à son tour de la »calomnie« et rejette les anciennes amitiés dans l'arène politique, hors des
murs protecteurs du jardin.
48 La lettre »Contre Soucidas« paraît en 1654 dans les »Œuvres diverses de M. de Cyrano« publiées chez Charles de Sercy (Lettres satyriques).
49 Cyrano, Contre Soucidas, in: Lettres satiriques et amoureuses, précédées de Lettres diverses, éd. par JeanCharles Darmon, Paris 1999, p. 112.
50 Ibid., p. 113.
51 Chapelle lui aussi se moque de la sexualité de Dassoucy: ClaudeEmmanuel Lhuillier, dit Chapelle, François Le Coigneux de Bachaumont, Voyage d'Encausse, éd. par Yves Giraud, Paris 2007, p. 113.
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<25>
Dans les »États et Empires«, Cyrano s'est efforcé de sortir du discours de la morale la relation
homosexuelle, les catégories et les espèces: la nature même est mère de cette »céleste maladie« par
laquelle les hommes, les bêtes, les plantes s'entreaiment, s'entremangent et s'entremêlent. Dans
cette matière qui circule naissent les amours déculpabilisées, les amitiés hors du politique et s'invente
une société en perpétuel mouvement, où le collectif, la communauté, n'est qu'un corps momentané.
Mais avec les anciens amis, anciens amants, là où s'exerce la vengeance, c'est le politique le plus
brutal qui semble reprendre ses droits. L'amitié particulière devient vengeance publique, de sorte que
le plaisir, l'échange et l'affection intimes finissent par être exposés aux yeux de tous pour se soumettre
à un ordre social et un ordre moral dénoncés par ailleurs comme dangereux. Il est difficile de
conclure: l'amitié ne peutelle survivre hors de la communauté politique et des institutions, ou la
vengeance nécessitetelle, pour être pleinement assouvie, cette manifestation publique, en dehors du
cercle d'amis ? Dans tous les cas, les amis sont fuis, les jeunes amants deviennent douteux.
Auteur:
Judith Sribnai
Chercheuse postdoctorante
Université d'Ottawa
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