Revue Interventions économiquesPapers in Political Economy
54 | 2016Économie sociale et solidaire : ses écosystèmesSocial and Solidarity Economy : Its Ecosystems
Benoît Lévesque et Marguerite Mendell (dir.)
Édition électroniqueURL : https://journals.openedition.org/interventionseconomiques/2679DOI : 10.4000/interventionseconomiques.2679ISBN : 1710-7377ISSN : 1710-7377
ÉditeurAssociation d’Économie Politique
Référence électroniqueBenoît Lévesque et Marguerite Mendell (dir.), Revue Interventions économiques, 54 | 2016, « Économiesociale et solidaire : ses écosystèmes » [En ligne], mis en ligne le 01 mars 2016, consulté le 21septembre 2021. URL : https://journals.openedition.org/interventionseconomiques/2679 ; DOI :https://doi.org/10.4000/interventionseconomiques.2679
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Revue Interventions économiquesPapers in Political Economy
54 | 2016
Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes
Benoît Lévesque et Marguerite Mendell (dir.)
Édition électroniqueURL : http://journals.openedition.org/interventionseconomiques/2679ISSN : 1710-7377
ÉditeurAssociation d’Économie Politique
Référence électroniqueBenoît Lévesque et Marguerite Mendell (dir.), Revue Interventions économiques, 54 | 2016, « Économiesociale et solidaire : ses écosystèmes » [En ligne], mis en ligne le 01 mars 2016, consulté le 15 janvier2018. URL : http://journals.openedition.org/interventionseconomiques/2679
Ce document a été généré automatiquement le 15 janvier 2018.
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SOMMAIRE
Économie sociale et solidaire et entrepreneur social : vers quels nouveaux écosystèmes ?Benoît Lévesque
Réseau de la finance solidaire et responsable au QuébecCo-construction d’un champinstitutionnel dans l’écosystème d’économie sociale et solidaireTassadit Zerdani et Marie J. Bouchard
The Future of Social Economy Leadership and Organizational Composition in Canada:Demand from Demographics, and Difference through DiversityUshnish Sengupta
Les transformations institutionnelles de l’économie sociale et solidaire en France des années1960 à nos joursTimothée Duverger
La difficile émergence de l’entrepreneuriat social dans le processus démocratique de laTunisie : une solution du côté des territoires ?Yasmine Boughzala, Hervé Defalvard et Zohra Bousnina
La mise en marché alternative de l’alimentation à Montréal. De la niche d’innovation à unetransition du secteur alimentaire ?Sylvain Lefèvre et René Audet
Analyses et débats
Théorie de l’entreprise sociale et pluralisme : L’entreprise sociale de type solidaireJean Louis Laville, Isabelle Hillenkamp, Philippe Eynaud, Jose Luis Coraggio, Adriane Ferrarini, Genauto Carvalho de FrançaFilho, Luis Inácio Gaiger, Kenichi Kitajima, Andrea Lemaître, Youssef Sadik, Marilia Veronese et Fernanda Wanderley
D'où vient, où va l'entrepreneuriat social en France ? Pour un dialogue France-Québec surl'entrepreneuriat socialHugues Sibille
Hors thème
S’appuyer sur les théories et concepts du capital social pour interpréter une politique localede développement économique : le cas du Grand Halifax, CanadaClément Marinos
Culture de sécurité et gestion du risque dans une entreprise de production de laituruguayenneFrancisco Pucci et Soledad Nion
La conciliation emploi-famille/vie personnelle chez les infirmières en France et au Québec :une entrée par le groupe professionnelNadia Lazzari Dodeler et Diane-Gabrielle Tremblay
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Varia
Un bilan de la politique commerciale du gouvernement HarperAndré Donneur
Compte-rendus
Jérôme Pruneau, Il est temps de dire les choses, 2015, Québec, Éditions Dialogue Nord-Sud.Ana Dalia Huesca Ph. D.
Michèle Rioux, Christian Deblock et Laurent Viau (dir.), L’ALENA conjugué au passé, auprésent et au futur : l’intégration régionale 3.0 et les défis de l’interconnexionÉric Boulanger
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Économie sociale et solidaire etentrepreneur social : vers quelsnouveaux écosystèmes ?Benoît Lévesque
Introduction
1 Ce numéro d’Interventions économiques dont nous avons assuré la direction avec
Marguerite Mendell soulève la question d’un nouvel écosystème pour les entreprises
relevant de l’économie sociale et solidaire. La diversité de ces écosystèmes apparaît assez
clairement à travers les transformations qu’a connues l’économie sociale en France au
cours des cinq dernières décennies (Timothée Duverger). Un secteur comme celui de la
finance sociale et solidaire (Marie J. Bouchard et Tessadit Zerdani) ou encore celui d’un
marché alternatif de l’alimentation (Audet et Lefèvre) laissent bien voir comment se
construisent des écosystèmes sectoriels d’activités reliées étroitement à l’économie
sociale et solidaire. De même, à l’échelle d’une région donnée, il est possible d’observer
l’émergence de tels écosystèmes, comme on peut l’observer en Tunisie dans un contexte
difficile (Y. Boughzala, H. Defalvard et Z. Bousnina). La montée des inégalités et les
changements démographiques, comme on peut l’observer au Canada, nous invitent à
questionner le rôle de l’économie sociale dans ses tentatives de répondre aux demandes
de services sociaux suscités par ce nouvel environnement (Ushanish Sengypta). Enfin,
l’émergence d’entreprises sociales sous la forme de l’entrepreneuriat social (Hugues
Sibille) ou de l’entreprise solidaire (Jean-Louis Laville et alii) permet de voir comment la
construction d’un écosystème soutenant ces entreprises peut prêter à débats quant aux
finalités, aux alliances et aux façons de faire. Pour mieux apprécier ces contributions, il
nous est apparu utile de voir, dans un premier temps, comment la notion d’écosystème
entrepreneurial s’est élaborée et, dans un deuxième temps, comment elle a été utilisée
par l’économie sociale et solidaire. Ainsi, notre présentation comprend trois parties : une
première portant sur les écosystèmes entrepreneuriaux dans les entreprises privées, une
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seconde sur les écosystèmes d’économie sociale et solidaire, et une troisième où nous
faisons une brève présentation des articles réunis dans ce numéro.
Les écosystèmes entrepreneuriaux dans le secteurprivé1
2 Le terme écosystème a été forgé en 1935 par le botaniste anglais George Tansley, à partir
de Oikos (maison) et de systema (réunion dans un corps plusieurs parties formant un tout)
pour désigner un ensemble dynamique comprenant un milieu naturel ou biotope (eau,
sol, climat et autres éléments inorganiques) et les êtres vivants ou biocénose (animaux,
plantes, microorganismes) qui s’y retrouvent. La terre peut être considérée comme un
écosystème de même que l’est une forêt ou un milieu humide, à une plus petite échelle.
De ce point de vue, un écosystème représente un type particulier de système dont le
niveau de complexité est très élevé puisqu’il repose sur des relations d’interdépendance
entre le vivant et son milieu à travers des échanges de matière et d’énergie (y compris le
non-vivant). On comprendra que, si un écosystème peut apparaître en équilibre, il est en
réalité toujours relativement instable ou tout au moins en mouvement. En effet, la
modification brusque d’un ou de plusieurs éléments du système peut conduire à une
rupture de l’équilibre écologique. Cependant, certains écosystèmes ont pu se maintenir
relativement en équilibre sur plusieurs millénaires (Tansley, 1935 : 301).
Émergence des écosystèmes d’affaires (ESA)
3 La notion d’écosystème d’entreprise est apparue quant à elle sous le terme d’écosystème
d’affaires. Constatant que les entreprises qui réussissent le mieux dans le domaine de la
nouvelle économie n’évoluent pas dans le vide, mais dans un environnement plutôt
favorable, James F. Moore a proposé en 1993 le terme d’écosystème d’affaires (ESA) pour
rendre compte des interactions et des interdépendances de même que de la coexistence
de la concurrence et de la coopération (d’où une coopétition) dans certains milieux
entrepreneuriaux. Le terme écosystème est alors pris dans un sens métaphorique, soit
avec des traits communs, mais aussi des différences significatives avec l’écosystème
biologique. Parmi les traits communs, relevons une multitude d’acteurs de nature
différente qui partagent un destin commun et dont les interdépendances et les
interactions peuvent donner lieu à une certaine coévolution. Parmi les différences,
retenons l’intentionnalité des acteurs de l’écosystème d’affaires, le leadersphip assuré par
certains d’entre eux, les participants-clés (keystones), le développement de compétences
partagées et la possibilité d’élaborer des stratégies et de procéder à la planification des
activités, sans oublier des conflits potentiellement destructeurs. Pour James F. Moore, « le
recours à la métaphore biologique permettait (…) de mieux décrire les arcanes des
processus d’innovation collective que l’on ne qualifiait pas encore d’ouverte », mais qui
faisait appel à des ressources externes et distribuées (Fréry, Gratacap et Ickya, 2012 ;
Gueguen et Torrès, 2004, paragraphe 25). En somme, l’écosystème entrepreneurial met
l’accent sur le fait que l’entrepreneuriat est facilité ou freiné par la « communauté des
autres acteurs dont il dépend » (Stam, 2015 : 3).
4 Au cœur de l’écosystème d’affaires, nous retrouvons une coalition d’entreprises
hétérogènes qui forment néanmoins une communauté d’intérêt stratégique organisée en
réseau qui peut inclure également des organisations sans but lucratif. Parmi les éléments
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du réseau, on peut identifier des grandes et petites entreprises, des parties prenantes
(investisseurs, actionnaires, syndicats et autres), des agences gouvernementales, des
organismes de réglementation, des entreprises et organisations concurrentes ayant des
caractéristiques communes, des universités, des centres de recherche, des lobbies et des
groupes d’intérêts qui influencent le système (Khedher, 2010 : 6 et 8). De plus,
l’écosystème d’affaires peut se donner des habiletés et des capacités pour développer et
mobiliser des ressources intangibles, voire invisibles ou même relationnelles, qu’on
retrouve dans le capital socioterritorial (Fontan et Klein, 2004). Le leadership que peuvent
exercer les participants clés dans un écosystème d’affaires dominant est fondé sur la
conduite des évolutions, sur la capacité d’influence et sur la diffusion de l’information et
des innovations et non pas sur le contrôle et le commandement (Gueguen et Torrès, 2004
paragraphes 24-26). On comprendra ainsi que la qualité de l’écosystème d’affaires peut
faire la différence en termes d’innovation et de succès sur le marché national et même
international.
5 Enfin, un écosystème d’affaires peut avoir une vie relativement courte. Ainsi, James F.
Moore (1996) a identifié quatre phases de cycle de vie : une première phase de
constitution à travers une vision partagée, une seconde d’expansion où le leadership est
reconnu, une troisième où le système bien établi doit relever d’importants défis quant à
son autorité, et une quatrième où il doit se renouveler ou disparaître. Comme l’écrivent
Gueguen et Torrès (2004 :11), « les buts des entreprises seront différents en fonction de
l’étape concernée et des objectifs coopératifs et concurrentiels qui évolueront
concomitamment. » En raison de leur dynamique et leurs phases de développement, les
écosystèmes relèvent moins d’une logique de positionnement stable quant à leurs projets
que d’une logique de développement (Ibid : 63).
Les écosystèmes entrepreneuriaux (ÉSE)
6 Plus récemment, c’est sous l’appellation d’écosystème entrepreneurial que cette approche
s’est répandue d’abord dans les écoles de gestion et les organisations
internationales.Ainsi, au cours des six ou sept dernières années, plusieurs chercheurs ont
contribué à l’enrichissement de cette notion, notamment en identifiant ses principales
caractéristiques. Parmi ces derniers, Daniel Isenberg, un professeur de gestion ayant une
expérience entrepreneuriale, affirme que « we know enough about how entrepreneurship
develops in the world to deliberately create the conditions so that there will be
measurably more of it, and do so in a relatively short period of time, that is, years and not
decades. » (Isenberg, 2011 : 1) La stratégie que rend possible cette notion est présentée
« comme un complément ou même un préalable pour les grappes, les systèmes
d’innovation, les économies de la connaissance ou les politiques de compétitivité
nationale » (Ibid, notre traduction). Comme pour ces dernières approches, chacun des
écosystèmes entrepreneuriaux est unique, même si l’on y retrouve des ingrédients
relativement similaires. Cela dit, l’écosystème entrepreneurial se distingue des approches
précédentes puisqu’il place au centre du système non pas l’entreprise, mais
l’entrepreneur comme leader alors que le rôle du gouvernement est limité à celui de
facilitateur.
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7 Selon Isenberg (2012), six principes basés sur l’observation peuvent être proposés pour
guider l’intervention des pouvoirs publics et des autres acteurs. En premier lieu,
l’écosystème concerne l’entrepreneuriat comme un processus tiré par la prise de risque et
l’aspiration à profiter des opportunités pour entreprendre et innover. En deuxième lieu,
l’attention porte sur la qualité des initiatives et non pas la quantité en raison des
retombées que représentent les projets les plus innovateurs. En troisième lieu, les
interventions doivent s’appuyer sur une compréhension holistique d’un écosystème qui
comprend six grands domaines, soit les politiques, les marchés, le capital et le
financement, les ressources humaines, la culture et le soutien. L’ensemble de ces
domaines peut réunir des centaines d’éléments. Dans le schéma d’Isenberg que nous
reprenons (Schéma 1), il n’y a pas de flèches entre les domaines puisque, dans la réalité,
les points de départ peuvent être très différents. En quatrième lieu, la cible des nouveaux
projets est celle des entreprises à fort potentiel de croissance (ex. les gazelles). En
cinquième lieu, l’entrepreneuriat tend à être très concentré géographiquement en raison
de la proximité des relations qui s’établissent entre les domaines identifiés. En sixième
lieu, une organisation privée et indépendante de coordination s’impose pour dynamiser
l’écosystème entrepreneurial, au moins au départ. On comprendra qu’il est plus facile
d’agir sur l’un ou l’autre des six domaines que de soutenir une gouvernance délibérée
d’un tel écosystème. Enfin, Isenberg (2012 :13) conclut que l’« Entrepreneurship is no
panacea for society’s ills, but it has enough spillovers and is causal enough that it should
be a public priority on par with education, security, welfare, energy, and health as a basic
social good) ».
8 En 2013, le Forum économique mondial (World Economic Forum, 2013 : 5-6) a présenté sa
conception de l’écosystème entrepreneurial comme reposant sur les huit piliers suivants :
1) des marchés accessibles, 2) le capital humain et la main-d’œuvre, 3) l’investissement et
la finance, 4) un système de soutien (conseil, mentorat), 5) le cadre de régulation et les
infrastructures, 6) l’éducation et la formation, 7) les grandes universités comme
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catalyseurs, 8) le soutien culturel. Ces divers piliers sont circonscrits à partir de trente-
huit éléments. Ainsi, le pilier « cadre de régulation et infrastructure » comprend l’aide au
démarrage d’entreprise, des taxes incitatives, des législations et des politiques favorables
à l’entreprise, l’accès à des infrastructures de base (ex. eau et électricité), l’accès aux
télécommunications et aux réseaux de communication, l’accès au transport. De même, le
système de soutien renvoie à l’existence (et la qualité) du mentorat et de conseillers, de
services professionnels, d’incubateurs, d’accélérateurs et de réseaux d’entrepreneurs. Les
résultats d’une recherche2 menée par le Forum Économique mondial à partir de cette
conception des écosystèmes entrepreneuriaux révèlent en premier lieu qu’il existe des
différences majeures entre les systèmes entrepreneuriaux d’une région du monde à
l’autre, notamment selon l’importance que les gouvernements leur accordent (World
Economic Forum, 2014). En deuxième lieu, parmi les piliers identifiés, les entrepreneurs
considèrent que les trois plus importants sont dans l’ordre l’accès aux marchés, le capital
humain et la main-d’œuvre ainsi que la finance et l’investissement. Enfin, les grandes
entreprises jouent souvent un rôle déterminant dans le développement de tels
écosystèmes alors que le rôle des gouvernements (politiques économiques et régulation)
aurait des impacts parfois positifs, parfois négatifs (World Economic Forum, 2014). Cette
recherche illustre le fonctionnement de certains de ces systèmes sans fournir un cadre
explicatif qui pourrait rendre compte des causes et des effets.
9 Une étude3 réalisée par deux professeurs britanniques en gestion, Colin Mason et Ross
Brown (2014), tente de montrer que l’approche en termes d’écosystème entrepreneurial
suppose une nouvelle génération de politiques. Cette conclusion s’impose principalement
parce que ces écosystèmes visent à soutenir non pas les PME comme telles, mais les
entreprises à fort potentiel de croissance (High Growth Firms, HGF). Ces dernières sont
considérées comme stratégiques pour deux raisons : d’une part, elles sont fortement
orientées vers la productivité, l’innovation et l’exportation ; d’autre part, elles ont de
fortes retombées sur l’ensemble des autres entreprises, y compris les collectivités. Un
écosystème entrepreneurial ne saurait être piloté par une coordination centralisée, mais
il a besoin d’une organisation indépendante ou tout au moins un joueur clé, soit un
« deal-maker who is involved in a fiduciary capacity in several entrepreneurial ventures »
(Mason et Brown, 2014 : 1). Les efforts pour stimuler l’entrepreneuriat à forte croissance
ne peuvent être limités à une approche top-down centrée sur les conditions du cadre, mais
doivent aussi s’inscrire dans une approche bottom-up faisant appel à des acteurs non
gouvernementaux et même gouvernementaux à cette échelle. Enfin, parmi les autres
éléments indispensables, les auteurs mentionnent la « culture, the availability of start-up
and growth capital, the presence of large firms, universities and service providers »
(ibid).
10 Dans cette perspective, Mason et Brown (2014 : 20 sq) identifient quatre dimensions de
l’écosystème entrepreneurial qui peuvent être soutenues par les pouvoirs publics à
l’échelle nationale et régionale. La première vise les acteurs entrepreneuriaux
(écosystème entrepreneurial) qui pourraient être soutenus directement durant les phases
de prédémarrage, de démarrage et le début du post-démarrage ou encore à travers
l’incubation pour le démarrage en leur fournissant des conseils, des opportunités de
réseautage et de financement. La seconde consiste à fournir des ressources
entrepreneuriales à l’intérieur de l’ÉSE, soit l’accès au financement sous diverses formes
(banques, anges financiers, capital de risque) avec des services d’accompagnement et des
ressources relationnelles, sans oublier des partenariats avec de grandes entreprises en
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vue d’accéléré le processus d’incubation au sein de l’ÉSE. La troisième porte sur le soutien
pour des connecteurs à l’intérieur de l’ÉSE en vue d’encourager les liaisons entre ses
diverses composantes et de construire des ponts entre ces dernières, à travers la
formation de communautés de pratique et de réseaux entrepreneuriaux, et l’engagement
d’agents de liaison-animation. La quatrième a pour objectif de soutenir l’orientation
entrepreneuriale à l’intérieur de l’ÉSE, soit développer une culture entrepreneuriale,
l’adoption de normes sociétales et d’attitudes positives envers l’entrepreneuriat. Cela
peut se faire à partir du système d’éducation (écoles et universités), voire même d’une
classe créative, sans oublier l’organisation d’événements visant à renforcer les liens entre
les entrepreneurs. Enfin, la mise en place d’une nouvelle organisation pour la
consolidation de l’ÉSE suppose la mobilisation d’entrepreneurs ayant les compétences et
la motivation pour assumer un mandat d’intérêt général. Une telle organisation doit être
indépendante et ne pas être possédée par une partie de la communauté, mais soumise à
une évaluation rigoureuse.
Une « critique sympathique » des ÉSE : vers une reformulation
11 L’approche en termes d’écosystème entrepreneurial soulève des réserves même de la part
de ceux qui l’utilisent. On lui reproche de se limiter à un type d’écosystème
entrepreneurial, celui de la nouvelle économie, et de s’en tenir à l’illustration et la
description, sans fournir une construction théorique qui permettrait de rendre compte
des liens existant entre certains facteurs et certains résultats (Koenig, 2012 ;Fréry,
Gratacap et Isckia, 2012). Ainsi, l’économiste Érik Stam, professeur à l’Université Utrecht
considère que les approches managériales de l’écosystème entrepreneurial sont
inspirantes, mais nettement insuffisantes. En ne fournissant qu’une liste de composantes
(Isenberg) ou de piliers (Forum mondial économique), les analyses managériales
demeurent le plus souvent en surface alors que leurs explications se révèlent
tautologiques, du genre : « les écosystèmes entrepreneuriaux sont des systèmes qui
produisent un entrepreneuriat réussi » (Stam, 2015 : 5). De plus, une liste d’ingrédients ou
de facteurs sans liaison bien identifiée ne permet pas de distinguer les causes des effets.
De même, le niveau d’analyse (ex. villes, régions, pays) est rarement précisé et la
distinction entre le nécessaire et le contingent n’est jamais clairement réalisée. En
somme, les causes fondamentales des écosystèmes entrepreneuriaux ne sont ni
identifiées ni examinées. Ainsi, le rapport de recherche du Forum économique mondial
(2014) conclut que ce qui est le plus important, du point de vue des entrepreneurs, ce sont
dans l’ordre l’accès au marché, le capital humain et la finance. On demeure donc en
surface avec des constats très généraux.
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12 Erik Stam ne minimise pas pour autant l’importance de l’écosystème entrepreneurial,
d’où d’ailleurs la « critique sympathique », selon ses propres termes, qu’il propose. En
premier lieu, il considère que cette approche marque une transition au plan économique,
« from managed economy to entrepreneurial economy » (Thurik, Stam et Audretsch,
2013), et au plan scientifique, « from equilibrium economics to complexity economics »
(Beinhocker, 2007). En deuxième lieu, cette approche lui semble reposer sur un nouvel
argumentaire pour des politiques publiques en économie. En effet, les politiques de
soutien à l’écosystème entrepreneurial sont fondées moins sur les échecs reconnus du
marché (asymétrie d’information, bien public, les abus du pouvoir du marché, les
externalités) que sur les échecs du système d’innovation. Pour réussir, ce dernier a besoin
de facteurs non marchands, notamment la qualité des interactions et les connaissances, y
compris non codifiées, sans oublier certaines formes de financement adaptées et une
offre optimale de certains facteurs marchands. Cette approche permet de faire le lien
entre les systèmes d’innovation et une approche entrepreneuriale contextualisée, soit des
processus évoluant dans le temps et l’espace. Dans cette perspective, l’entrepreneur se
révèle ainsi leader alors que les pouvoirs publics sont appelés à faciliter (feeder) l’exercice
de ce leadership. Ce cadre théorique permet non seulement de redéfinir l’écosystème
entrepreneurial, mais aussi de rendre compte de sa raison d’être et de ses limites.
13 Comme le montre le schéma précédent (schéma 2), l’écosystème entrepreneurial peut
être qualifié par deux séries d’attributs : une première qui relève des conditions
systémiques, soit les réseaux, le leadership, la finance, le talent et les ressources
humaines, les connaissances codifiées et non codifiées, et les services de soutien et
intermédiaires ; et une seconde qui précise les conditions environnantes (framework
conditions), soit les institutions formelles, la culture, les infrastructures physiques et la
demande. En somme, cette approche permet d’identifier les acteurs, les ressources (y
compris les ressources non marchandes et relationnelles) et la demande, de même que les
principaux déterminants (ex. culture, institutions formelles). Un tel écosystème
entrepreneurial entraîne des extrants qui sont non seulement les nouvelles entreprises
(start-ups) à forte croissance (ce à quoi se limitent Isenberg et l’OCDE), mais aussi les
entreprises innovantes et même l’activité entrepreneuriale des employés (on pourrait
ajouter les usagers). Les résultats et les retombées de cet écosystème dépassent les
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entreprises créées ou soutenues pour contribuer à l’ensemble de l’économie et à la société
tout entière, à travers la productivité, le revenu, l’emploi et le bien-être. En retour, cette
amélioration de l’environnement aura des impacts sur la qualité et la quantité des
extrants et des résultats. En somme, l’ultime résultat de l’écosystème entrepreneurial est
l’augmentation de la productivité, du revenu, de l’emploi et du bien-être alors que
l’activité entrepreneuriale à travers l’innovation est plutôt un extrant intermédiaire
(Stam, 2014 : 6). En somme, la valeur totale créée grâce à l’écosystème est plus élevée que
la somme des valeurs privées produites par l’entrepreneur (Stam, 2015 : 6). Il s’agit là
d’une autre différence avec les approches en termes de grappes et de système
d’innovation. Cela dit, tous reconnaissent que ces dernières approches ont permis d’aller
plus loin dans l’intégration des connaissances concernant le processus entrepreneurial
avec la notion d’écosystème entrepreneurial.
14 Le cadre théorique proposé par l’économiste hollandais laisse bien voir les échelles
possibles d’interventions de la part des pouvoirs publics et des divers promoteurs. La
plupart des éléments peuvent être initiés ou soutenus à l’échelle régionale (sous-
nationale), mais certains se retrouvent à la fois aux échelles régionales et nationales (lois
et régulation) alors que les entrepreneurs et employés entrepreneuriaux comme
connecteurs peuvent établir des liaisons avec d’autres ÉSE régional ou même à une
échelle plus globale. Enfin, la distinction entre les quatre niveaux (deux comme effets et
deux comme causes, sans oublier les rétroactions et les intangibles) permet des
interactions et des interventions à partir du bas vers le haut, mais aussi à partir du haut
vers le bas. Dans la mesure où les diverses composantes de l’ÉSE sont à la fois en
interaction et en interdépendance, une gouvernance centralisée et hiérarchique ne
semble guère souhaitable puisque chacun des éléments dispose d’une grande autonomie,
mais l’intérêt bien compris de chacun peut inciter à une certaine coopération, en dépit
d’une concurrence qui ne disparaît jamais complètement.
15 Enfin, pour Érik Stam, les écosystèmes entrepreneuriaux ne se limitent pas aux
entreprises à forte croissance comme l’avance l’OCDE, mais conviennent à toutes les
entreprises innovantes et même aux employés dits entrepreneuriaux. Cette conclusion
rejoint l’analyse des écosystèmes d’affaires réalisée par Gérard Koenig (2012), un expert-
comptable spécialisé dans le management stratégique. Pour ce dernier, les écosystèmes
entrepreneuriaux sont hétérogènes tant par leur composition et leur structure que par
leur raison d’être. Ainsi, en tenant compte entre autres du type de contrôle des
ressources, de l’indépendance des membres et de la symétrie ou non des réseaux, Gérard
Koenig (2012) distingue quatre types d’écosystèmes d’affaires :
• en premier lieu, les systèmes d’offre où l’écosystème « est contrôlé par un mandant qui
délègue à des mandataires le soin de réaliser certaines contributions complémentaires
constitutives d’une activité stratégique » ;
• en deuxième lieu, les plateformes où « l’agencement est contrôlé par un acteur qui met,
selon des règles précisées ex ante, un actif clé à disposition d’autres acteurs, afin que ceux-ci
puissent développer une activité propre » ;
• en troisième lieu, les communautés de destin qui supposent « l’existence d’un lien
indépendant de la volonté des acteurs, comme celui qui unit des naufragés ou des otages »
ou encore les entreprises d’un district industriel (les acteurs sont hétérogènes et le système
non centralisé) ;
• en quatrième lieu, les communautés de foisonnement qui correspondent « à des
agencements regroupant un très grand nombre de membres autour d’une ressource
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essentielle qui est un bien commun » (la ressource clé n’est la propriété de personne
puisqu’elle constitue un bien commun) (Koenig, 2012 : para 17 à 24).
• Commentant l’ouvrage de James F. Moore (1996), Herb Rubenstein (2012) conclut que les
écosystèmes sociaux, tels les églises et les organismes sans but lucratif, suivent les mêmes
règles que les entreprises privées et subissent des contraintes environnementales (externes)
comparables, mais avec des valeurs différentes (il faudrait ajouter également des règles
différentes). Ainsi, les entreprises d’économie sociale et solidaire de même que les
organismes sans but lucratif et les organisations hybrides à double finalité présentent au
moins deux grandes différences : d’une part, elles sont plus complexes en raison de leurs
formes organisationnelles et institutionnelles, et d’autre part, elles sont plus dépendantes de
leur environnement pour les ressources, dans la mesure où ces dernières sont plurielles
(ressources marchandes, non marchandes et non monétaires), et pour les besoins auxquels
elles répondent, surtout quand ces besoins sont coconstruits avec les premiers concernés. La
manière de réduire la dépendance à l’égard de l’environnement est de l’internaliser au sein
de l’organisation ou d’un regroupement d’organisations à partir de représentants, comme
on peut l’observer entre autres à partir de la composition des conseils d’administration
(Hafsi et Thomas, 2005).
• En conclusion, les écosystèmes entrepreneuriaux sont par définition centrés sur l’offre, de
sorte qu’ils n’accordent que très peu de place aux organisations créant ou reconfigurant la
demande, dans une moindre mesure pour les écosystèmes d’économie sociale et solidaire4.
Certains chercheurs tels ceux du groupe de recherche Tepsie5 proposent d’élargir la notion
d’écosystème d’innovation sociale pour inclure plus explicitement les organisations
orientées vers la demande (Tepsie, 2014). Ainsi, le schéma suivant positionne les
organisations relevant de l’offre et puis de la demande sans oublier les intermédiaires qui
tentent de les relier dans un ensemble où prédomine une économie plurielle. Cette
conceptualisation pourrait permettre la réalisation d’une cartographie plus complète des
acteurs qui font partie des écosystèmes de l’économie sociale et solidaire.
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11
16 Comme nous le verrons maintenant, les organisations relevant de l’économie sociale et
solidaire sont habituellement fortement reseautées entre elles, d’où une capacité d’action
qui dépasse celle de l’entreprise isolée et qui est plus favorable à leur développement.
Les écosystèmes entrepreneuriaux de l’économiesociale et solidaire
17 Les écosystèmes entrepreneuriaux, comme nous venons de le voir, peuvent comprendre
des parties prenantes qui relèvent du secteur sans but lucratif, notamment pour la
promotion, le soutien voire même la gouvernance, notamment à l’échelle régionale et
locale (Feld, 2012). De plus, si l’on considère cette notion d’un point de vue générique, elle
peut convenir avec les adaptations qui s’imposent à une grande diversité d’entreprises et
d’organisations. Par ailleurs, il faut reconnaître qu’il existe peu d’études portant sur les
écosystèmes entrepreneuriaux dans le domaine de l’économie sociale et solidaire. La
notion n’existe que depuis quelques années, mais il est possible de retrouver dans la
réalité des configurations qui s’en rapprochent. Dans cette perspective, nous allons
examiner très brièvement comment l’économie sociale historique s’est préoccupée de
s’inscrire dans un système (voire dans un écosystème entrepreneurial) qui était en
cohérence avec ses valeurs, règles et pratiques. Par la suite, nous nous demanderons
pourquoi maintenant cette notion intéresse de plus en plus la « nouvelle économie
sociale » et plus particulièrement l’entreprise sociale et même la philanthropie (Lévesque,
2014).
Historiquement, l’économie sociale a reposé sur des écosystèmescontrastés
18 L’entreprise coopérative est la composante de l’économie sociale qui a été la plus
structurée et la mieux définie historiquement quant à ses valeurs, ses principes et ses
règles. Pour cette raison et pour son ancienneté, elle constitue pour certains le modèle à
imiter pour les autres composantes de l’économie sociale que sont les mutuelles et les
associations (Vienney, 1994). Ainsi à la fin du XIXe siècle, soit en 1895, un regroupement
international de coopératives, l’Alliance coopérative internationale (ACI) a été fondée à
Londres à la suite d’un travail de réflexion et de mobilisation sur presque un demi-siècle
(Espagne, 2008). Une référence exemplaire dans le monde coopératif, la Société des
équitables pionniers de Rochdale (près de Manchester) mise sur pied en 1844 constituait
« officiellement6 » la première coopérative de consommation pour des ouvriers qui
envisageaient de contrôler par ce moyen l’ensemble de la consommation, pour s’assurer
ensuite de la maîtrise de la production industrielle puis de l’agriculture. Cette
expérimentation était inspirée par des penseurs, dont Robert Owen, des activistes et des
leaders qui étaient parties prenantes d’un réseau d’idées et d’institutions (Fairbain, 1994
cité par Diamantopoulos, 2011 : 8). De même, les premières associations ouvrières, qui
donnent naissance aux coopératives de travail en France en 1834, ont été inspirées par
Philippe Buchez. En somme, il était presque impensable de s’investir dans une entreprise
coopérative sans grande perspective quant au devenir de la société et de son économie.
En plus de la satisfaction d’un besoin donné, la capacité de mobilisation de la coopérative
reposait sur un projet plus large (une aspiration), soit une économie coopérative pour les
uns, une république coopérative pour d’autres ou encore le socialisme, d’où assez
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12
rapidement l’idée de créer des regroupements coopératifs, voire un mouvement pour y
arriver (Draperi, 2012 ; Desroche, 1976). Cette utopie a évolué dans le temps, mais
l’entreprise coopérative représente encore aujourd’hui pour plusieurs coopérateurs un
instrument pour construire quelque chose de plus grand (et cela même si, pour une
grande partie des coopérateurs, l’entreprise coopérative représente une valeur en soi).
19 Ce projet d’une plus grande ampleur se construit à partir d’en bas et de manière non
violente, soit à partir d’expérimentations et d’initiatives collectives relativement faciles à
mettre sur pied, mais qui cherchent à changer d’échelle (comme les entrepreneurs
sociaux le répètent souvent aujourd’hui). Comme on le sait, ce grand projet a permis des
réussites, mais aussi des déconvenues et des dérives (Gislain et Deblock, 1989), au point de
devenir un secteur de l’économie dans la perspective d’une biodiversité économique
(Vienney, 1980 et 1982 ; Fauquet, 1935). Mais, même en se définissant comme un secteur
de l’économie, les entreprises coopératives ont besoin d’un écosystème entrepreneurial.
Celles qui ne se donnent pas un tel écosystème sont menacées de disparition. Dans un
environnement souvent hostile, la banalisation et l’isomorphisme n’offrent pas d’autre
destination à terme que la privatisation.
20 Les regroupements coopératifs se sont faits selon deux types. En premier lieu, les
regroupements de coopératives selon le secteur d’activité, tels que l’épargne et le crédit,
l’assurance, l’agriculture, l’alimentation, etc. sont les plus fréquents et les plus spontanés
(2e niveau de coopération). Les regroupements sectoriels ont tendance à s’imposer pour
faire la différence dans un secteur d’activité qui correspond aux besoins les plus
immédiats de leurs membres. Les coopératives, qui sont des organisations autonomes
administrées par leurs membres, se fédèrent pour se donner des services en commun,
pour trouver des débouchés ou avoir un pouvoir d’achat plus élevé ou encore pour
négocier avec un ministère important pour leurs activités (ex. les coopératives agricoles
en liaison avec les ministères de l’Agriculture). En deuxième lieu, des regroupements
intersectoriels où l’on retrouve des coopératives de divers secteurs d’activités sur un
territoire donné. À l’échelle d’un pays ou d’une grande région, les diverses fédérations se
réunissent alors dans une confédération pour défendre une forme différente d’entreprise
ayant des défis spécifiques (regroupement coopératif de 3e niveau). En plus du territoire,
le regroupement intersectoriel peut être fondé sur l’appartenance politique (catholiques,
socialiste, laïque), comme on l’a vu jusqu’à tout récemment en Belgique, en Italie et
ailleurs. Le regroupement intersectoriel, surtout s’il intègre la composante territoriale,
favorise plus facilement l’émergence d’un mouvement coopératif que les regroupements
sectoriels ne le font7 (bien que nécessaires, ces derniers ont tendance à s’enfermer dans
une logique de marché).
21 La constitution d’un écosystème coopératif repose sur la création d’alliances et le soutien
de mouvements sociaux, sur une culture relativement partagée (valeurs et principes
coopératifs), sur des règles assurant les arbitrages entre finalité économique et finalité
sociale, de même que les conditions pour bénéficier des avantages coopératifs, auxquels
s’ajoutent divers outils transversaux pour leur développement comme coopérative. La
gouvernance des regroupements coopératifs est fondée sur une forme de démocratie
représentative (délégation de représentants). Selon la nature des regroupements
(sectoriels ou intersectoriels), le rapport aux pouvoirs publics peut être plus ou moins
favorable à l’autonomie coopérative. En effet, sous l’angle sectoriel, les pouvoirs
politiques essaient d’utiliser les coopératives pour la mise en œuvre de leur politique
économique ou encore de leur politique sociale à moindre coût (d’où le danger d’une
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13
certaine instrumentalisation des coopératives). Par ailleurs, sous l’angle de
l’intersectorialité, les coopératives ont plutôt tendance à interpeller les pouvoirs publics
pour obtenir des avantages coopératifs concernant l’ensemble des secteurs, comme une
loi commune et des politiques et programmes spécifiquement coopératifs pour leur
développement, ce qui n’exclut pas des rapports de force entre les grands secteurs
coopératifs et les secteurs émergents au sein d’un regroupement de 3e niveau (Lévesque,
2011 et 1990). Ces brèves considérations permettent de faire l’hypothèse de l’existence
d’écosystèmes coopératifs à dominante sectorielle ou à dominante intersectorielle. Deux
études récentes laissent entrevoir les avantages de regroupements intersectoriels,
notamment pour l’innovation institutionnelle (Pezzini, 2013 et 2012) et le développement
des coopératives sur deux territoires différents, mais soumis aux mêmes contraintes
externes (Diamantopoulos, 2011).
22 Dans une recherche sur les coopératives dans plusieurs pays européens, Enzo Pezzini a pu
constater que les coopératives se donnent des regroupements passablement différents
selon les pays. En France, les coopératives sont solidement organisées par secteurs
d’activité, ce qui a favorisé une présence forte dans plusieurs secteurs économiques.
Ainsi, les grands secteurs coopératifs (épargne et crédit, secteur agricole, coopératives de
travail) ont, dans la loi commune sur les coopératives, des sections les concernant comme
secteurs d’activité. De même, la nouvelle loi sur l’économie sociale et solidaire adoptée
par le gouvernement français en 2014 est beaucoup plus élaborée (98 articles) en raison
notamment du fait que les grands secteurs se sont donné des sections leur accordant des
avantages sectoriels ou propres à certaines composantes. À titre illustratif, la loi
espagnole adoptée en 2011 compte 9 articles et la loi québécoise adoptée en 2013, 17
articles, puisqu’il s’agit d’une loi cadre pour dégager ce qui est commun aux diverses
composantes.
23 Ainsi, pour Enzo Pezzini, « le modèle coopératif français est probablement celui qui
présente la plus forte différenciation typologique » et en même temps celui dont la quasi
totalité des « secteurs coopératifs ont atteint un stade de développement avancé au
niveau individuel et un considérable niveau d’intégration sectorielle » (Pezzini, 2013 :9).
Les 23 000 coopératives françaises regroupent 24,4 millions de membres et emploient plus
d’un million de salariés. Par rapport à l’ensemble de l’économie française, ces
coopératives représentent 60 % de l’activité de la banque de détail, 40 % de l’activité
agroalimentaire et 28 % du commerce de détail8 (Coop Fr, 2015). Par ailleurs, ce modèle
français « n’a pas réussi, au niveau de la structure organisationnelle de troisième niveau,
une intégration comme elle existe dans d’autres pays » (Pezzini, ibid). Comme le tableau
suivant le montre, l’instance de regroupement intersectoriel, Coop Fr, ne compte que 3
employés, toutes les ressources humaines et autres compétences sont concentrées dans
les grands regroupements sectoriels.
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24 9 10
25 Par rapport à l’ensemble de l’économie du Royaume-Uni, les coopératives y sont
beaucoup moins importantes qu’en France, soit près de 6 796 coopératives avec 14,9
millions de membres et un chiffre d’affaires de 37 milliards de livres (Co-operatives UK,
2015). Outre les coopératives de consommation, les deux autres secteurs coopératifs
importants en termes de chiffres d’affaires sont les coopératives de travail et les
coopératives agricoles. Selon Pezzini, le modèle britannique évolue progressivement vers
l’intersectorialité. À la suite de la formation au début des années 2000 de Co-operatives
UK, une reconnaissance des coopératives s’est amorcée avec le soutien des travaillistes de
Tony Blair. La nouvelle instance intersectorielle regroupe désormais 19 membres
coopératifs qui peuvent compter sur 27 employés, soit 9 fois plus que Coop France.
Toutefois, les coopératives de consommation y sont très dominantes. Il faut aussi savoir
qu’au Royaume-Uni, il n’y a pas de loi coopérative comme telle. Mais, en 2002, une loi a
été adoptée pour une nouvelle forme d’entreprise, Community Interest Company, ce qui a
entraîné une forte promotion de l’entreprise sociale par le gouvernement (Teasdale, Lyon
et Baldock, 2013). Il s’est ainsi développé un écosystème entrepreneurial autour des
entreprises sociales qui a permis leur multiplication grâce au soutien du gouvernement et
de certaines fondations philanthropiques britanniques, dont la Young Foundation et
certaines fondations internationales dont Ashoka.
26 En Italie, les coopératives de divers secteurs, qui étaient regroupées sous trois centrales
coopératives selon l’appartenance politique11 (catholique, social-communiste et libérale-
républicaine), se sont réunies en 2011 au sein d’une seule entité, l’Alliance des
coopératives italiennes (Pezzini, 2012). Au sein de cette Alliance, on retrouve douze
fédérations sectorielles et des fédérations régionales et provinciales. Au total, sont ainsi
réunies 45 300 coopératives comptant 12 millions de membres, 1,1 million d’employés et
un chiffre d’affaires cumulé de 127 milliards d’euros (Pezzini, 2012a : 35). Elles
représentent 7,3 % du PIB italien, 12 % des guichets bancaires, 30 % de la consommation
et de la distribution commerciale, 50 % de l’agroalimentation (ibid). En conformité avec
l’expérience des centrales coopératives, l’Alliance des coopératives italiennes constitue
un modèle fortement intégré qui réunit à la fois les regroupements sectoriels (ex.
agriculture, banques, consommateurs, travail associé, etc.) et les regroupements
territoriaux (provinciaux, régionaux, nationaux) (Pezzini, 2012a). Ainsi, elle peut compter
sur environ 300 employés, soit de nombreuses ressources et compétences pour appuyer
l’expérimentation, l’innovation et le développement de nouvelles activités (Pezzini, 2012b
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et 2013a). Ainsi, les coopératives sociales de solidarité, qui tiennent compte « des
composantes externes à la coopérative » (ce qui suppose un fort enracinement dans la
communauté » de leur part), ont non seulement été « inventées » en Italie en 1991, mais
c’est aussi dans ce pays qu’elles se sont diffusées le plus au monde, donnant lieu en 1995 à
l’ajout d’un nouveau principe pour l’ensemble des coopératives affiliées à l’ACI (Pezzini,
2012 : 573)
27 Ces trois cas constituent effectivement trois modèles de regroupement. Le modèle
français ayant privilégié les regroupements sectoriels a sans doute favorisé l’émergence
d’écosystèmes entrepreneuriaux sectoriels, mais cela ne semble pas avoir favorisé le
développement d’un écosystème proprement coopératif. À l’opposé, le modèle italien, qui
intègre à la fois les secteurs et le territoire, a été en mesure de créer un écosystème
entrepreneurial coopératif qui a favorisé plusieurs innovations importantes, dont les
coopératives de solidarité sociale. Entre ces deux modèles, on retrouve le modèle
britannique qui est fondé sur l’intersectorialité avec des ancrages très contrastés sur le
plan du territoire, comme on peut l’observer pour l’Écosse et l’Irlande du Nord. Comme
les regroupements sectoriels ont dominé dans le monde, la conclusion d’Enzo Pessini est
double. D’une part, « le mouvement coopératif a très probablement sous-estimé sa
dimension « systémique » en laissant prévaloir la dimension professionnelle-sectorielle »,
avec comme conséquence qu’il a « retardé une capacité de prise de parole collective
forte » et la formation d’un véritable mouvement coopératif (Pezzini, 2013 : 26). D’autre
part, « les analyses de cas nationaux ont montré que, dans les pays où l’on a dépassé la
logique des intérêts strictement sectoriels et professionnels, la dynamique d’innovation
et la capacité d’intercepter, de promouvoir et d’accompagner la naissance des nouveaux
secteurs coopératifs a été plus forte ainsi que la reconnaissance politique » (ibid : 27).
28 L’analyse comparative que Mich Diamantopolos (2011) propose de l’évolution des
coopératives entre 1980 et 2010 dans deux provinces canadiennes, la Saskatchewan et le
Québec, confirme en grande partie les conclusions d’Enzo Pezzini sur les modèles de
développement coopératif, notamment les différences entre un modèle sectoriel et un
modèle intégré de regroupement coopératif.12 En tenant compte de leur population
respective, ces deux provinces ont le plus haut taux de pénétration coopérative au
Canada. Cependant au cours des vingt dernières années, les coopératives ont connu en
Saskatchewan une décroissance marquée et au Québec une forte croissance, la plus élevée
au Canada. Comment expliquer deux évolutions aussi contrastées en deux décennies, les
deux subissant apparemment des contraintes externes comparables, notamment celles de
la mondialisation et de la libéralisation des marchés ?
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29 À partir du début des années 1980, la mondialisation et le néolibéralisme ont atteint les
coopératives des deux provinces, mais avec des effets contrastés et une résilience
différente (Diamantopoulos, 2011 ; Lévesque, 1990). Au Québec, les grandes coopératives
agricoles se sont renforcées et diversifiées et les coopératives d’épargne et de crédit, suite
aux difficultés rencontrées par certaines fédérations indépendantes, se sont regroupées
au sein d’une grande organisation, le Mouvement Desjardins. En Saskatchewan, plusieurs
coopératives agricoles se sont privatisées, telles les coopératives dans le domaine du
grain, du lait et de la volaille alors que les crédits unions sont demeurées fragmentées. De
même, le groupement intersectoriel des coopératives, le Saskatchewan Cooperative
Association, dépourvu de ressources, n’a pas apporté de soutien significatif aux nouvelles
initiatives de la société civile dans les villes, notamment dans le logement social, la garde
d’enfants et les cliniques communautaires. À l’inverse, le regroupement intersectoriel des
coopératives québécoises, le Conseil de la coopération du Québec (devenu en 2006 le
Conseil québécois de la coopération et de la mutualité) s’est renforcé en tenant des États
généraux au début des années 1990, en élargissant sa base avec l’intégration des
mutuelles et en relançant le mouvement coopératif, notamment le soutien aux
Coopératives de développement régional (CDR) et la création d’une nouvelle forme de
coopérative, les coopératives de solidarité qui regroupent diverses catégories de
membres, dont des représentants de la communauté.
30 Deux décennies plus tard, les coopératives en Saskatchewan ont perdu confiance en elles-
mêmes avec de nombreuses rivalités internes et leur influence politique est devenue
nulle. Les hommes politiques, tant du côté des représentants provinciaux que fédéraux,
n’ont manifesté aucun intérêt pour les coopératives. Au Québec, les coopératives ont
repris confiance en elles-mêmes, ne craignant plus de s’afficher comme telles, affirmant
explicitement « la force de la coopération ». Plusieurs projets et réalisations en
partenariat avec le gouvernement du Québec, notamment lorsque le Parti Québécois a été
au pouvoir, ont permis la mise en place de plusieurs outils de développement, notamment
dans le domaine du financement, de la formation et des services aux coopératives. Depuis
plusieurs années, des ententes sont signées entre le CQCM et le gouvernement québécois
pour le développement des coopératives (des ententes sont également signées entre le
Chantier de l’économie sociale et le gouvernement pour le développement de l’économie
sociale). Le tableau précédent laisse bien voir deux évolutions fortement contrastées
entre 1985 et 2005 : au Québec, une croissance très forte du membership, des actifs, des
revenus et des coopératives dans les services (le plus souvent de nouvelles coopératives) ;
pour la Saskatchewan, une décroissance dans tous ces domaines : membership, actifs,
revenus et secteur des services.
31 Pour expliquer cette différence, Mich Diamantopoulos met l’accent sur le rôle des
mouvements sociaux dans la construction d’un bloc coopératif qui permet le rejet du
déterminisme économique (Diamantopoulos, 2011 : 8). Dans les deux provinces, à partir
des années 1980 (et même avant dans le cas du Québec), le bloc coopératif traditionnel à
dominante agricole a été remis en question par la mondialisation, l’ouverture des
marchés, la déréglementation et la délocalisation des emplois vers les pays à bas salaire.
En Saskatchewan, les forces économiques et politiques se sont repositionnées sur la base
de « let the market decide » rejetant ainsi les gains du keynésianisme et de l’État
providence alors que le leadersphip coopératif s’est fortement amoindri à la recherche de
« solution chacun pour soi », générant des conflits internes. Pour le mouvement
coopératif de cette province, la forte érosion du bloc social à l’origine des grandes
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coopératives entraîne une perte de confiance dans les coopératives comme outil de
développement et un manque d’intérêt pour soutenir les nouvelles start-ups qui émergent
alors principalement en milieu urbain. Au Québec, deux trajectoires de repositionnement
se rejoignent pour constituer un nouveau bloc social ouvert au soutien de l’économie
sociale : des initiatives pour la création d’emploi et la mise en place de nouveaux services
où l’on retrouve les syndicats, le mouvement communautaire, des groupes de femmes,
des organisations régionales et le mouvement coopératif (ex. le forum pour l’emploi),
d’une part ; et des efforts provenant de l’intérieur du mouvement coopératif pour se
repositionner et se donner des outils de développement tels les CDR et des fonds de
financements auxquels participeront les fonds de travailleurs. Enfin, le sommet socio-
économique de 1996 mis de l’avant par Lucien Bouchard, alors premier ministre du
Québec, a été l’occasion d’une reconnaissance explicite de l’économie sociale (portée
principalement par le mouvement communautaire) que le soutien syndical et coopératif a
rendue possible (nous reviendrons plus loin sur le système québécois d’innovation
sociale).
32 En conclusion, Mich Diamantopoulos écrit que les coopératives en Saskatchewan
devraient s’inspirer du Québec pour réinventer leur mouvement dans des conditions
économiques et sociales sans doute très différentes. Pour le mouvement coopératif, il
s’agirait alors de se donner une base plus large, de se relier aux mouvements sociaux et à
l’État et d’adopter des innovations comme l’ont fait les Québécois. Plus largement encore,
il ajoute en ce qui concerne les coopératives de la Saskatchewan : » In no small measure,
their task is to re-imagine and re-build a new, broader-based historical bloc that can
drive this movement in the radically new social, economic, and political conditions of the
twenty-first century. » (Diamantopoulos, 2011 : 21) Pour notre part, nous ajouterions que
le modèle de regroupement coopératif que se sont donné les coopératives québécoises est
plus proche du modèle de regroupement intégré italien que du modèle de regroupement
intersectoriel britannique et du modèle sectoriel français. Même s’il existe de nombreuses
différences avec le modèle italien, notamment l’existence antérieure de centrales
coopératives selon l’appartenance politique, on retrouve au Québec un regroupement non
seulement intersectoriel comme au Royaume-Uni, mais également un regroupement
selon le territoire avec les Coopératives de développement régional (CDR). Toutefois, rien
n’est définitivement acquis : depuis le 1er janvier 2016, les CDR sont devenus des bureaux
régionaux sous la gouverne d’une coopérative unique, la Coopérative de développement
régional du Québec (CDRQ), à un moment où le gouvernement libéral du Québec remet en
question la représentation des régions13.
33 Autre élément qui nous semble intéressant d’ajouter, c’est la tension qui existe depuis
1996 entre le CQCM et le Chantier de l’économie sociale. Cette tension a été jusqu’ici
créatrice puisqu’elle a incité chacun de deux regroupements à se dépasser, notamment
sur le plan de l’innovation et du rayonnement international (voir les grands Sommets
internationaux de la coopération tenus à Lévis et les Sommets de l’économie sociale et
solidaire initiés par le Chantier de l’économie sociale). Avec la reconnaissance de
l’économie sociale, qui a été obtenue avec le soutien combiné de Desjardins (caisses
populaires) et du mouvement syndical en alliance avec le mouvement communautaire,
certains coopérateurs craignaient que cela se fasse au détriment des coopératives et au
profit de formes moins contraignantes sur le plan des règles, telles les associations sans
but lucratif. Cette croyance s’est révélée doublement non fondée, si l’on se fit à la
recherche de Mich Diamantopoulos. D’une part, l’absence de soutien des coopératives de
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la Saskatchewan aux nouvelles initiatives plutôt urbaines relevant de l’économie sociale
s’est accompagnée d’un déclin de l’ensemble des coopératives. D’autre part, au Québec, la
reconnaissance de la nouvelle économie sociale a coïncidé avec une revitalisation du
mouvement coopératif et une forte croissance des coopératives. En 2016, on peut se
demander si l’arrivée d’une vague de nouveaux entrepreneurs mettant de l’avant des
entreprises sociales ne pourrait pas jouer le même rôle en faveur cette fois de la nouvelle
économie sociale (coopératives comprises). Pour le moment, les avis sont partagés,
d’autant plus que certaines entreprises sociales n’offrent pas d’autre garantie que la
bonne foi de leur fondateur (leur réseautage avec l’économie sociale et solidaire étant par
ailleurs très faible, voire inexistant).
34 Enfin, ce qui n’était pas explicité dans la recherche de Mich Diamantopoulos (tel n’était
pas son objectif), c’est la construction à partir du milieu des années 1980 d’un écosystème
coopératif à l’échelle du Québec, avec des embryons d’écosystème coopératif dans
certaines régions. Son analyse fournit toutefois un éclairage sur un prérequis, soit la
formation d’une alliance large, et laisse entrevoir l’apparition de nombreux éléments
d’un écosystème. Par ailleurs, les écosystèmes entrepreneuriaux qui émergent
actuellement un peu partout dans le monde semblent s’appuyer sur des alliances très
différentes des blocs sociaux à l’origine des mouvements coopératifs. Sur ce point, les
articles réunis dans ce numéro doivent être lus attentivement de même que ceux portant
sur l’entrepreneurial social (Hugues Sybille) et l’entreprise solidaire (Jean-Louis Laville),
nouvelles formes d’écosystèmes entrepreneuriaux dans l’économie sociale et solidaire.
35 À notre avis, si la notion d’écosystème entrepreneurial tend à s’imposer plus que jamais
dans le monde de l’économie sociale et solidaire, c’est principalement pour deux raisons.
En premier lieu, de plus en plus de jeunes entrepreneurs sociaux conscients des grands
défis actuels tentent de mettre sur pied des entreprises sociales de manière souvent
spontanée, des coups de cœur sans grand lien avec les écosystèmes d’économie sociale et
solidaire existants. En deuxième lieu, de plus en plus de nouveaux acteurs, notamment
des fondations, des grandes entreprises et des instances internationales, s’engagent à
soutenir ces nouvelles entreprises à double finalité avec un grand souci de performance
économique et sociale (en liaison avec l’environnement dans le cas de l’approche de la
responsabilité sociale des entreprises). Sans proposer une analyse en profondeur de cette
situation nouvelle, nous tenterons simplement dans le cadre de cette introduction
d’identifier quelques-unes des initiatives orientées vers la mise en place d’écosystème
entrepreneurial dans le domaine de l’économie sociale et de l’entreprise sociale.
36 La référence à la notion d’écosystème dans le domaine inclusif de l’économie sociale
apparaît à des échelles très différentes, soit à l’échelle internationale, comme on peut le
constater avec la Commission Européenne et de grandes organisations internationales
telles Ashoka, soit à l’échelle plutôt locale avec les Incubateurs Technologiques de
Coopératifs Populaires (ITCP) au Brésil et avec Pôles Territoriaux de Coopération
Économique (PTCE) en France. Entre ces deux grandes catégories d’écosystèmes, à partir
d’instances internationales d’une part et d’instances locales, d’autre part, on retrouve des
écosystèmes à l’échelle d’un État comme au Québec avec un système d’innovations
sociales. Comme on l’entrevoit déjà, la notion d’écosystème recouvre des réalités
passablement contrastées, même si l’on s’en tient à l’économie sociale et à l’entreprise
sociale.
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Perspectives internationales pour des écosystèmes d’économiesociale
37 Dans le cadre de l’« Initiative pour l’entrepreneuriat social », la Commission européenne
(2011) a proposé de « construire un écosystème pour promouvoir les entreprises sociales
au cœur de l’économie et de l’innovation sociales ». La justification de cette initiative est
donnée dès le départ : « favoriser une ‘économie sociale de marché hautement
compétitive’ en plaçant l’économie sociale et l’innovation sociale au cœur de ses
préoccupations, tant en termes de cohésion territoriale que de recherche de solutions
originales pour les problèmes sociétaux, et notamment la lutte contre la pauvreté et
l’exclusion. » (Ibid : 2) En note de bas de page, il est indiqué que » les termes anglais
« Social Business » et « Social enterprise » correspondent à la notion d’entreprise sociale14
. » Comme la Commission indique que l’économie sociale emploie 6 % des salariés de
l’Union européenne et qu’une entreprise nouvellement créée sur quatre en fait partie, on
doit supposer que l’entrepreneuriat social comprend également les coopératives, les
fondations, les associations et les mutuelles (la cartographie dont il sera question plus
loin fournit des données beaucoup plus faibles alors que les coopératives et les mutuelles
sont exclues). Enfin, l’objectif de l’initiative est de permettre aux entreprises sociales de
« bénéficier, autant que les autres, des atouts du marché intérieur ».
38 Selon la Commission européenne, la construction d’un « écosystème de l’entrepreneuriat
social » suppose des actions ou des interventions dans trois directions. En premier lieu, il
est suggéré d’améliorer l’accès au financement, notamment les financements privés et la
mobilisation des fonds européens (un fonds de 90 millions d’euros représente une action
clé de même qu’« une priorité d’investissement dans les règlements FEDER et FSR »15 à
partir de 2014) (Ibid : 8). En deuxième lieu, il est proposé d’améliorer la visibilité de
l’entrepreneuriat social en développant des outils pour « mieux connaître le secteur et
rendre l’entrepreneuriat social plus visible » (diffusion des meilleures pratiques, création
de bases de données, mise en place de labels et certifications), d’une part, et en renforçant
« les capacités managériales, la professionnalisation et la mise en réseau des
entrepreneurs sociaux », d’autre part (Ibid : 8 et 9). En troisième lieu, il est conseillé
d’améliorer l’environnement juridique, soit « développer des statuts juridiques adaptés
qui pourraient être utilisés par l’entrepreneuriat social européen », d’ouvrir les marchés
publics à ces entreprises (en valorisant l’élément de la qualité) et de prévoir des aides
d’État. Pour ces suggestions en vue de créer un écosystème pour l’entrepreneuriat social,
il est rappelé que « la Commission ne prétend pas donner une définition normative qui
s’imposerait à tous et déboucherait sur un corset réglementaire » (Ibid :4). En même
temps, les statuts existants présents dans la plupart des pays ne semblent pas pertinents,
à quelques exceptions près. Ce faisant, l’écosystème à construire semble devoir se faire ex
nihilo. En plus des actions qu’elle tend à initier, la Commission appelle les pouvoirs
publics, les collectivités locales et régionales à contribuer au développement des
entreprises sociales, « notamment par le biais des structures de développement
économique et des chambres de commerce, en tenant compte de la dimension
transfrontière des partenariats et des initiatives qu’ils soutiennent. » (ibid : 13)
39 En 2014, la Commission européenne a dévoilé « Une cartographie des entreprises sociales
et de leurs écosystèmes en Europe » qui porte sur 29 pays européens (synthèse16 et
portrait de chacun des pays). Bien que les opinions et les informations qu’on retrouve
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dans ce rapport réalisé par la branche britannique de la firme américaine ICF Consulting
Group ne « reflètent pas nécessairement l’opinion officielle de la Commission, cette
dernière l’a néanmoins diffusé largement, d’autant plus qu’on y retrouvait une équipe de
contrôle de la qualité et un comité scientifique composé exclusivement d’experts et de
chercheurs européens reconnus17. Cette cartographie « des facteurs favorables, des
caractéristiques et des écosystèmes » se présente comme « une description des
caractéristiques et des tendances actuelles pour soutenir la recherche et les orientations
politiques futures (Commission européenne, 2014 :1). La définition de l’entreprise sociale
retenue est en cohérence avec celle de l’initiative de l’entrepreneuriat social (Commission
européenne, 2011) qui elle-même s’inspirait à grands traits des travaux d’EMES18. En s’en
tenant à une définition de l’entreprise sociale différente des coopératives et mutuelles, le
rapport conclut que « la cartographie suggère que le niveau d’activité des entreprises
sociales (…) est faible par rapport au nombre « ‘d’entreprises traditionnelles’,
probablement de l’ordre de moins de 1 % du nombre total national d’entreprises
nationales ». En ce qui concerne les écosystèmes de soutien de l’entreprise sociale, le
rapport indique que « les caractéristiques d’un écosystème pour l’entreprise sociale,
nécessaire pour franchir les barrières à la croissance, tendent à être encore peu matures
dans la plupart des pays, mais on constate une lente émergence, bien que le cadre formel
d’appui et les politiques de soutien demeurent rares » (Ibid : 10).
40 Comme le montre bien le schéma précédent, l’écosystème de l’entreprise sociale est défini
comme un environnement où les entreprises sociales sont vues comme des entités à
soutenir et non comme des acteurs capables de se donner collectivement des outils de
développement. Ainsi, le cadre politique est placé au centre alors que les réseaux et les
mécanismes de soutien mutuel sont des caractéristiques parmi d’autres. En principe,
cette vision de l’écosystème convient à l’ensemble des pays de l’Union européenne. Ainsi,
« parmi les 29 pays européens étudiés, 22 n’ont pas de cadre politique spécifique pour
soutenir le développement de l’entreprise sociale (bien que 7 pays soient en train d’en
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21
développer un) » (ibid : 11), ce qui semble faire l’impasse sur les statuts juridiques
existants. Par ailleurs, le rapport invite les fonds structurels européens (FEDER et FSE) à
financer ces nouvelles entreprises (ce qui a été fait depuis 2014). En somme, la vision de
l’écosystème qui se dégage de ce rapport est en cohérence avec les priorités avancées par
la Commission européenne (2011) pour un écosystème dont les priorités sont d’abord le
financement de l’entreprise sociale, l’amélioration des capacités de gestion (dont la
mesure d’impact social) et de la visibilité (marques, labels et certifications) et, enfin,
l’environnement juridique, notamment un statut juridique approprié. Ce faisant, la
notion d’écosystème laisse entrevoir la nécessité d’une pluralité d’actions et à fortiori de
mesures pour assurer le développement des entreprises sociales émergentes, mais
l’initiative semble ne concerner que les pouvoirs publics laissant de côté des
organisations telles Social Economy Europe, bien que l’importance des regroupements
nationaux et régionaux tels les incubateurs soient mentionnés.
41 Parmi les grandes organisations internationales non gouvernementales qui interviennent
auprès des entrepreneurs sociaux en utilisant la notion d’écosystème, on peut relever
plusieurs grandes fondations philanthropiques19 et certaines organisations
internationales sans but lucratif, dont Ashoka20. Cette dernière, qui a été fondée en Inde
par l’américain William (Bill) Drayton21 en 1980, est sans doute la plus influente et la plus
active pour la promotion et le soutien de l’entrepreneuriat social (elle est classée 17e
meilleure ONG au monde par le Global Journal sur la liste des 500 meilleures). Elle est aussi
la plus ancienne et plus présente à l’échelle du monde. Elle a recruté son premier fellow,
entrepreneur social, en Inde en 1982, d’autres l’ont été d’abord dans ce pays, puis en
Indonésie en 1984, au Népal en 1987, au Pakistan et au Bengladesh en 1988, au Brésil en
1986 (et ailleurs en Amérique du Sud), en Afrique à partir de 1991 et en Europe de l’Est de
1995. Il faudra attendre 2000 pour les États-Unis, 2002 pour le Canada, 2006 pour la France
et le Royaume-Uni. Aujourd’hui, cette ONG compte plus de 3 000 fellows dans 85 pays sur
six continents22. Les fellows sont des entrepreneurs qui ont d’abord été remarqués à
l’échelle locale. Ils sont sélectionnés soigneusement à partir de critères conformes à la
mission et à la vision d’Ashoka (idées nouvelles, créativité, qualités entrepreneuriales,
impact social et fibre éthique). Sous cet angle, Ashoka se présente comme « the world’s
largest association of leading social entrepreneurs23 ».
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22
42 Comme l’indique le schéma 5, Ashoka aide les fellows afin qu’ils aient le plus grand
impact social possible. En s’appuyant sur la plateforme qu’elle a créée, Ashoka les met en
relation pour qu’ils puissent s’inspirer les uns et les autres, partager leurs connaissances
et leur expérience afin que leurs idées et leurs projets se diffusent le plus largement
possible (site Ashoka : approche et fellow24). De plus, Ashoka les encourage et les soutient
pour qu’ils développement des collaborations visant à changer les domaines dans lesquels
ils évoluent, ces domaines étant l’engagement civique, le développement économique,
l’environnement, la santé, les droits humains, ainsi que l’éducation et l’apprentissage25.
Ensuite, comme le développement de l’entrepreneuriat social suppose des outils et des
systèmes appropriés pour trouver des solutions sociales soutenables, un réseau de
« changemakers » pour les soutenir est également constitué. Cela permet d’avoir accès à
du financement social et d’établir des passerelles entre les milieux d’affaires et le monde
académique afin de produire de la valeur sociale et financière dans leur domaine.
43 Dans cette perspective, Ashoka apparaît manifestement comme un réseau de réseaux
dont la pièce centrale est sans doute celle des entrepreneurs sociaux (fellows), mais qui
repose également sur plusieurs catégories d’acteurs et de partenaires. Ainsi Ashoka
Support Network (ASN), qui a été initié par Ashoka, comprend 350 membres dans 22 pays,
constituant ainsi un réseau global transversal aux divers programmes. Un membre de
ASN s’engage à donner au moins 10 000 dollars et à fournir 48 heures de travail bénévole
par année pour soutenir les entrepreneurs sociaux et leurs projets. À ce réseau, s’ajoutent
des partenaires stratégiques avec de grandes entreprises principalement pour partager
connaissances, expertises et occasions d’affaires. Dans cette perspective, il n’y a pas de
murs entre le secteur citoyen et celui des grandes entreprises puisque tous les deux
partagent la vision mise de l’avant par Ashoka, notamment l’importance de
l’entrepreneuriat social et de l’innovation comme moteur de changement. De ce point de
vue, les échanges entre les entrepreneurs sociaux et les membres d’ASN ne sont pas à
sens unique puisque les deux parties sont actives dans la cocréation de solutions qui
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répondent aux défis sociaux les plus pressants. À terme, les deux profitent de retours
sociaux, économiques et financiers.
44 Compte tenu de l’ampleur du réseau et de la mission d’Ashoka, le personnel salarié est
réduit de même que ses ressources financières propres. En 2013, les revenus pour l’année
étaient de 41,6 millions de dollars (américains) et les dépenses de 44,7 millions de dollars
(Ashoka, 2014). Il faut ajouter que Ashoka a ouvert 37 bureaux régionaux dans autant de
pays, à travers le monde (6 en Afrique, 12 en Europe, 3 en Amérique du Nord, 10 en Asie, 2
au Moyen-Orient et 4 en Amérique du Sud). Cependant, la gouvernance de ce réseau de
réseaux est assurée par 4 grands leaders qui constituent des pionniers, dont le fondateur,
Bill Drayton, et par un bureau de direction composé de sept membres dont quatre
Américains. Si l’on se fie au rapport de 2011 (Ashoka, 2011), le bureau du Canada avait des
revenus légèrement inférieurs à 800 000 de dollars et des dépenses quelque peu
inférieures à ce montant. Par ailleurs, selon ce rapport, on y comptait 37 fellows26, 18
membres et collaborateurs ASN, 44 volontaires et conseillers et 15 partenaires
(supporters27). La direction du bureau canadien était assurée par quatre administrateurs,
soit deux Américains et deux Canadiens. En somme, la gouvernance d’Ashoka repose sur
une structure légère ne comprenant apparemment que deux niveaux, en liaison avec des
réseaux et des partenaires passablement autonomes. Ce qui permet d’agir dans la même
direction provient d’une adhésion complète et avec grande conviction à la vision et à la
mission d’Ashoka, d’où l’importance de bien comprendre la vision et la mission de cette
organisation.
45 Pour Bill Drayton, il existe un très grand écart entre les performances et la productivité
des entreprises privées dans la production des biens et des services par rapport à celles
des organisations du secteur de la société civile. Pour combler cet écart, qui est devenu
selon lui insupportable, il faut introduire dans les secteurs de la société civile l’esprit
entrepreneurial et la concurrence (Drayton, 2002 : 132) qui favorisent l’innovation, d’où la
notion d’entrepreneuriat social et une « grande alliance » entre les organisations de la
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société civile et les grandes entreprises innovantes, tout en évitant la dépendance à
l’égard de l’État et des structures bureaucratiques. L’augmentation de la productivité, qui
en résultera, permettra également d’améliorer non seulement la qualité des services,
mais aussi la rémunération des travailleurs de ces secteurs. Dans cette perspective,
l’entrepreneur social devient le premier moteur du développement économique et social,
et plus largement du changement. Il importe donc d’identifier les entrepreneurs sociaux
les plus créatifs et innovateurs en les soutenant et les réseautant, sans oublier que
potentiellement « Everyone a Changemarker » (Drayton, 2012). Plus explicitement,
« Ashoka envisage un monde où chacun est acteur de changement : un monde qui répond
aux défis sociaux de manière rapide et efficace, et où chaque individu a la liberté, la
confiance et le soutien sociétal d’aborder tout problème social et de faire avancer le
changement. »28 En conformité avec cette vision, la mission d’Ashoka est de former une
société civile mondiale performante (le secteur citoyen), avec des qualités
entrepreneuriales, qui permettent aux entrepreneurs sociaux de se développer et aux
citoyens du monde de penser et d’agir en tant qu’acteur de changement » (Ibid). Quant à
Ashoka, comme acteur, elle est symbolisée par un chêne mature fortement ancré dans le
sol dont la force ne peut que s’imposer.
46 Pour réaliser pleinement sa mission et le changement d’échelle que cela suppose, Ashoka
définit l’écosystème approprié en mettant de l’avant une grande alliance entre les
entrepreneurs sociaux et les grandes entreprises innovantes qui permet un changement
d’échelle inimaginable sans de tels « partenariats stratégiques ». La liaison qu’Ashoka
facilite entre les organisations du secteur citoyen et de nombreux partenaires permet la
formation de la « hybrid value added-chain » (HVAC) (Drayton et Budinich, 2012).
Toutefois, la collaboration entre les entrepreneurs sociaux et les grandes entreprises est
présentée comme stratégique puisqu’elle repose sur une formule gagnant/gagnant
(Drayton et Budinich, 2012 : 42). D’une part, les organisations du secteur citoyen peuvent
obtenir de nouvelles sources de revenus qui augmentent leur impact social et disposer de
moyens pour bien comprendre les besoins de la communauté, mobiliser les citoyens et de
changer les comportements, élargir les réseaux sociaux et améliorer ou compléter les
services offerts. D’autre part, les partenaires d’affaires peuvent atteindre des nouveaux
marchés (notamment celui des plus pauvres qui sont exclus des marchés concernant des
biens de première nécessité), se donner les capacités organisationnelles, financières et
logistiques à cette fin et améliorer leur image de bonne entreprise. Dans cette
perspective, « we are witnessing a sea change in the way society’s problem are solved,
work is performed, and business grow. » (Drayton et Budinich, 2012 : 40) Pour le
fondateur d’Ashoka, cette collaboration harmonieuse peut entraîner des changements
dans l’accès aux marchés comparable à ceux que la révolution industrielle a permis. Le
fondateur d’Ashoka et sa collaboratrice ajoutent que cette façon de faire est « en train de
devenir une procédure standard d’opérer » (Ibid, notre traduction).
47 Comme on l’aura remarqué, le gouvernement et les hommes politiques apparaissent dans
l’écosystème de l’HVC comme acteurs facilitateurs, mais sont à peu près inexistants dans
l’approche d’Ashoka, sinon comme facteur d’inertie qu’il faut transformer. Les
composantes institutionnalisées de l’économie sociale sont également absentes. Par
rapport à l’entreprise sociale, l’attention porte principalement sur les organisations
émergentes, mais prometteuses. Même si elle se diffuse dans la plupart des pays, cette
approche a été d’abord mise au point dans les pays du sud où une grande partie de la
population est exclue des marchés qui nous semblent indispensables tel l’accès aux
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25
services bancaires. Si la forme de la gouvernance d’Ashoka fait place à une
décentralisation des activités, les bureaux régionaux ne font pas montre d’une grande
autonomie, si l’on se fie aux sites de chacun d’entre eux et aux rapports disponibles. De
plus, l’écosystème est bâti en fonction de l’offre où les entrepreneurs sociaux sont en
principe les acteurs majeurs, mais leur place semble très réduite dans les instances de
direction de cette « association mondiale des entrepreneurs sociaux ». Dans le schéma de
l’écosystème de l’HVC, la gouvernance n’est pas représentée, mais Aschoka est le premier
agent de liaison des divers acteurs, conformément à sa vision et à sa mission. Enfin, si la
capacité de transformation mise de l’avant par l’approche proposée n’est pas sans impact
social, cette organisation semble faire montre d’une conviction souvent naïve quant à
l’ampleur des changements radicaux devant résulter de l’entrepreneuriat social.
Perspectives locales et nationales
48 Dans la plupart des pays où l’économie sociale et solidaire est bien implantée, on retrouve
des écosystèmes locaux (infranationaux), ces derniers pouvant être parties prenantes
d’écosystèmes nationaux comme c’est le cas au Brésil et dans une certaine mesure au
Québec. Nous ne ferons mention ici que de deux écosystèmes locaux, le premier au Brésil
et le second en France, et d’un écosystème régional (national), l’écosystème québécois
d’innovation sociale, qui s’est construit jusqu’ici sous la forme d’un système national
d’innovation.
Les Incubateurs Technologiques de Coopératives Populaires (ITCP) brésiliens
49 Le Brésil a été l’un des premiers pays à mettre en place des écosystèmes locaux sous la
forme d’Incubateur Technologique de Coopératives Populaires (ITCP) à partir le plus
souvent des universités en liaison avec des organisations de la société civile (ONG,
syndicats et entreprises d’économie solidaire). Le premier de ces ITCP est apparu à Rio
Janario en 1995 et la formule a été favorisée par la création d’un programme fédéral en
1998, le Programme National d’Incubateurs Technologiques de Coopératives Populaires
(PRONINC) destiné à soutenir leur démarrage. Trois grandes catégories d’acteurs sont à
l’origine des ITCP : des organismes d’appui et d’accompagnement, des initiatives de la
société civile dont des coopératives populaires et, enfin, les pouvoirs publics, entre autres
pour le soutien financier. Aujourd’hui, on compte plus de 80 ITCP dans les diverses
régions du Brésil (Cunha Dubeux, 2014).
50 Ce qui a incité les promoteurs à utiliser le terme d’incubateur technologique, c’est le fait
qu’il existait déjà un programme gouvernemental soutenant des incubateurs
technologiques pour accompagner les nouvelles entreprises (start-ups) dans le domaine
des nouvelles technologies (Lalkaka et Shaffer, 2003 et 1999). En plus d’un financement de
l’État, les ITCP ont en commun avec les incubateurs technologiques d’offrir de
l’hébergement aux nouvelles entreprises et de leur fournir de l’accompagnement et du
soutien. Par ailleurs, ils se distinguent à plusieurs égards des incubateurs technologiques.
En premier lieu, leur clientèle n’est pas celle des jeunes entrepreneurs sortant des
universités, mais des personnes en situation d’exclusion sociale et provenant de milieux
défavorisés. En deuxième lieu, leur projet n’est pas celui d’entreprises privées des
nouvelles technologies avancées, mais celui d’entreprises collectives, en l’occurrence des
coopératives populaires, dans le domaine des technologies sociales définies comme
processus de production de connaissances nouvelles. Ainsi, le lien avec l’université
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s’accompagne d’une approche méthodologique qui repose sur un « va-et-vient entre les
savoirs populaires, propres à ce public, et les savoirs académiques ». Autrement dit, « la
clef pour le processus d’incubation » repose sur la « reconstruction du savoir populaire à
la lumière du savoir érudit » donnant ainsi de nouveaux savoirs non seulement pour le
projet collectif, mais également pour le projet de personnes désireuses de devenir des
citoyens actifs, ce que favorise « l’apprentissage de la pratique d’une gestion
démocratique » (Cunha Dubeux, 2004 : 151).
51 L’Incubateur Technologique de Coopératives Populaires (ITCP) émerge le plus souvent
dans le cadre universitaire, mais il « accompagne et forme des groupes populaires, dans
leur dimension collective et personnelle, qui désirent créer des entreprises d’économie
solidaire dans la perspective de la génération de travail, de revenus visant aussi la
reconstruction de leur citoyenneté » (Ibid : 150). Sous cet angle, le projet des ITCP
s’inscrit dans un projet plus large visant le dépassement de l’économie de marché en vue
d’une alternative économique qui reconnaît à la fois l’économie informelle et la nécessité
d’une inscription dans un développement durable. On y retrouve non seulement une
approche pédagogique et le développement d’une culture entrepreneuriale, mais aussi un
projet politique qui suppose un réseautage entre les ITCP et un soutien qui va au-delà de
la seule période d’incubation. Ainsi, la démarche d’incubation ouvre sur un processus de
désincubation qui favorise la mise en réseau des ITCP et des coopératives populaires dans
la perspective de l’intercoopération avec comme visée la constitution d’un mouvement
(Baud, 2008). En 2004, dans sa thèse de doctorat, Ana Cunha Dubeux écrit : « nous
assistons au Brésil à une grande concertation d’entités et d’organisations qui rassemblent
plusieurs secteurs de la société et qui forment un réseau qui travaille dans la perspective
de la construction d’un projet national d’économie solidaire » (Cunha Dubeux, 2004 :455).
Dans cette perspective, les coopératives et les groupes, qui ont été soutenus par les ITCP,
en arrivent à devenir parties prenantes de la gouvernance d’un mouvement orienté vers
une économie solidaire qui se veut alternative.
Les Pôles Territoriaux de Coopération économiques (PTCE) français
52 Bien qu’ayant émergé dans un contexte socio-économique très différent, les Pôles
Territoriaux de Coopération économique (PTCE) apparus en France à partir de 2010
présentent certaines similitudes avec les ITCP brésiliens, au moins en ce qui concerne
leur émergence, leur gouvernance et leur rapport à l’économie sociale et solidaire. Ainsi,
comme pour les ITCP, qui ont fait une référence explicite aux Incubateurs technologiques
pour justifier le bien-fondé de leur demande, les PTCE français s’appuient sur l’expérience
des Pôles de compétitivité, lancés en 2005 par le Gouvernement français, pour demander
également une reconnaissance et un soutien financier de la part des pouvoirs publics
(Matray et Poisat, 2014 :4 ; Dambron, 2008 ; Menu, 2011). Dans le cas des PTCE comme
dans celui des ITCP, il s’agit de mettre en place un écosystème visant non seulement le
développement d’entreprises d’économie sociale et solidaire, mais aussi le
développement local à partir surtout d’innovations sociales, sans exclure pour autant les
innovations technologiques.
53 Au départ, les premiers PTCE « sont la résultante d’initiatives locales d’acteurs de
l’économie sociale et solidaire engagés depuis de nombreuses années », dans certains cas
« entre entre 7 et 20 ans d’ancienneté » (Podlewski, 2014 : 9 et 16-17). Même si « ces
coopérations sont hétéroclites et très nombreuses », elles peuvent être regroupées selon
diverses logiques, soit des logiques de mutualisation (partage des compétences pour un
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projet), des logiques d’interaction (autour de réflexions et d’actions concrètes) et des
logiques d’animation (à partir d’événements conviviaux pour consolider les relations
interindividuelles et interstructures) (Ibid : 11). Le développement de cette approche a été
discuté « dès 2009, lors de la rédaction des ‘60 propositions pour une autre économie’, qui
préconisait d’expérimenter et de labelliser des pôles de coopération territoriaux »
(Bernon, Boisadan et Fraisse, 2014 : 4), puis en 2010 lors de la préparation des États
généraux de l’économie sociale et solidaire et en 2011 dans le cadre de propositions alors
mises de l’avant (Le labo d’ÉSS, 2011 : 21-22). La formalisation du concept s’est donc faite
dans le cadre d’une « démarche partenariale animée par le LABO de l’ESS avec le Réseau
des collectivités Territoriales pour l’Économie Solidaire (RTES), le Conseil National des
Chambres Régionales à l’Économie Sociale et Solidaire (CNCRES), COORACE (fédération
nationale d’entreprises de l’ESS, notamment de l’insertion par l’activité économique) et le
Mouvement pour l’Économie Solidaire (MES) » (Bernon, Boisadan et Fraisse, 2014 : 4). Un
appel à expérimentation lancé en 2011 a suscité 150 réponses et celui de 2013 a reçu 183
réponses, mais dans les deux cas seulement une vingtaine de projets ont été retenus
(Matray et Poissat, 2014 :2 ; Delga, 2014). Cependant, en 2015, on compte en France plus
d’une centaine29 de PTCE.
54 En 2014, les PTCE ont été reconnus par la « loi de l’économie sociale et solidaire30 » qui les
définit comme « constitués par le regroupement sur un même territoire d’entreprises de
l’économie sociale et solidaire, (…), qui s’associent à des entreprises, en lien avec des
collectivités territoriales et leurs groupements, des centres de recherche, des
établissements d’enseignement supérieur et de recherche, des organismes de formation
ou toute autre personne physique ou morale pour mettre en œuvre une stratégie
commune et continue de mutualisation, de coopération ou de partenariat au service de
projets économiques et sociaux innovants, socialement ou technologiquement, et
porteurs d’un développement local durable. » L’inclusion dans les PCTE d’entreprises
autres que d’économie sociale et solidaire a soulevé des critiques quant à la nature du
décloisonnement, notamment la portée de l’élargissement « du cercle de la solidarité ».
Toutefois, « les études confirment que le « noyau dur » d’un PTCE est constitué
d’entreprises d’économie sociale et solidaire » alors que les collectivités locales, les
entreprises lucratives et les organismes de formation et de recherche en deviennent
partenaires au cours de la maturation du projet et dans la perspective d’un
développement local durable (Bernon, Boisadan et Fraisse, 2014 : 9). Dans cette
perspective, les PTCE visent la constitution d’un « écosystème d’interaction » produisant
des « ressources immatérielles » qui rendent possible la mutualisation de projets à travers
l’intercoopération et la délibération (Demoustier, 2014).
55 Les PTCE sont le plus souvent multiactivités et généralistes pour un développement local
durable, offrant en conséquence le soutien, l’accompagnement et l’incubation des
activités mises de l’avant par les membres et partenaires. Toutefois, certains PTCE sont
orientés vers le développement de filières dans des domaines exigeant des compétences
relativement diversifiées et complémentaires comme c’est le cas de l’écoconstruction et
de l’habitat, de la récupération et du recyclage ou encore de l’agriculture et de
l’agroalimentaire. Dans tous les cas, trois niveaux non exclusifs de mutualisation sont
possibles, soit celui des moyens et des ressources (coopération technique), celui de
soutiens plus structurés (ex. gestion partagée d’emploi) et celui de projets communs. Pour
Danièle Demoustier (2013 : 1), le concept de « PTCE n’est pas encore stabilisé », bien que la
loi sur l’économie sociale et solidaire devrait contribuer à le faire. Quoi qu’il en soit, les
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PTCE prennent sur le terrain des formes appropriées selon les enjeux, d’où diverses
formes de mutualisation, la construction de filières, la promotion plus politique de l’ÉSS
comme agences de développement, etc.
56 Les PTCE regroupent en moyenne une quinzaine de structures, soit les pionniers
fondateurs, des regroupements plus récents et des parties prenantes plus autonomes.
Trois formes de gouvernance ont été observées : d’abord, des gouvernances spécifiques
aux associations et aux coopératives (AG, CA et exécutif), des gouvernances ad hoc plus
souples et enfin des gouvernances plus informelles où l’on retrouve parfois la délégation
à des organismes membres. Ce qui facilite la gouvernance et la délibération, c’est le
partage des valeurs, l’engagement des fondateurs, une vision stratégique du
développement local et durable et l’inscription du pôle dans un territoire d’appartenance.
De même, les ressources mobilisées sont relativement plurielles comme c’est
généralement le cas pour l’économie sociale et solidaire. Pour le fonctionnement
économique du PTCE, il faut distinguer au moins trois niveaux : le financement de la
cellule d’animation (en moyenne 150 000 euros provenant de diverses sources, dont les
pouvoirs publics, notamment pour le démarrage), les ressources et les financements
mobilisés par l’ensemble du pôle et la valeur économique des projets communs initiés et
mis en œuvre par le PTCE.
57 Même si les PTCE ont émergé souvent à partir d’expériences anciennes
d’intercoopération à l’échelle locale, leur formalisation et leur reconnaissance sont
récentes. Il est donc difficile de proposer une évaluation relativement arrêtée de la
formule, mais dès maintenant il ressort qu’il s’agit, au moins dans le contexte français où
l’intercoopération s’est faite surtout à partir des secteurs d’activité (Pezzini, 2013), d’une
innovation structurante qui mise sur la transversalité des secteurs d’activité, sans doute à
l’échelle locale, et qui a favorisé à l’échelle nationale la coproduction d’une politique
publique de développement territorial tenant compte de l’économie sociale et solidaire.
Après une longue période d’innovations sociales centrées sur la réponse aux besoins et la
multiplication de structures à dominantes sectorielles, tout se passe comme si l’économie
sociale et solidaire se préoccupait maintenant d’établir des liaisons transversales,
notamment à partir du développement local en vue d’une transition écologique. Plutôt
que de choisir la concentration pour changer d’échelle ou pour établir des partenariats
entre des acteurs de tailles très différentes, les entreprises d’économie sociale et solidaire
à travers les PTCE misent sur la coopération et l’intercoopération entre pairs à partir de
réseaux non seulement internes, mais aussi externes. Cette intercoopération fondée sur
les interactions et la délibération peut être « un vecteur d’attractivité et même de
compétitivité des territoires (…) tout en préservant l’autonomie des organisations et de
leurs membres et en apportant une certaine flexibilité dans les relations entre
entreprises » (Demoustier, 2013 :1).
58 Enfin, les Pôles Territoriaux de Coopération économique (PTCE) comme les Incubateurs
Techcnologiques de Coopératives Populaires (ITCP) s’inspirent à la fois de la logique des
systèmes productifs locaux et de celle d’une intercoopération misant sur la transversalité,
dépassant ainsi les approches exclusivement sectorielles. De plus, les similitudes entre les
écosystèmes locaux brésiliens et français laissent bien voir comment ces derniers se
distinguent des écosystèmes mis en place à partir d’en haut par des ONG internationales
comme Ashoka ou encore par certains programmes de la Commission européenne pour
soutenir l’entreprise sociale (comme nous l’avons vu précédemment). Les écosystèmes
locaux d’économie sociale et solidaire peuvent participer également à la consolidation
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d’écosystèmes nationaux d’ÉSS, mais inversement ces derniers peuvent également
favoriser l’émergence ou la consolidation d’écosystèmes locaux d’économie sociale et
solidaire, comme le suggère le système québécois d’innovation sociale.
Le système québécois d’innovation sociale
59 Le système québécois a pris forme à la suite de la reconnaissance de l’économie sociale en
1996 dans le cadre d’un sommet socio-économique du Québec qui réunissait tous les
grands acteurs de la société québécoise (patronal, syndicat, coopératives, groupes
communautaires et groupes de femmes), comme nous l’avons indiqué précédemment.
L’idée de système d’innovation avait déjà été diffusée au Québec à partir de la fin des
années 1990 par le Conseil de la science et de la technologie (CST) qui s’inspirait des
approches institutitonnalistes des innovations qui ont inspiré certaines publications de
l’OCDE en la matière. Toutefois, le CST a été innovateur en élargissant ses réflexions et ses
recommandations pour inclure les innovations sociales (Bouchard, 1999 ; CST, 2000 et
2001). En même temps, des chercheurs universitaires regroupés au sein du Centre de
recherche sur les innovations sociales (CRISES) créé en 1986 ont proposé une
programmation de recherche dont la thématique principale a été celle des innovations et
transformations sociales (Lévesque, Fontan et Klein, 2014 ; Bouchard et alii, 2015).
60 Comme le schéma précédent (schéma 7) le montre, le développement des innovations
dans les entreprises repose principalement sur quatre piliers, soit le financement, les
services aux entreprises, la formation professionnelle et la recherche sur les coopératives
et l’économie sociale. Dans le cas du Québec, on retrouve des initiatives dans chacun de
ces piliers dont l’origine a précédé la reconnaissance de l’économie sociale. Toutefois, ce
qui a rendu possible la constitution d’un tel système fut la reconnaissance de l’économie
sociale par les représentants du gouvernement québécois et les grands acteurs sociaux de
la société civile dans le cadre d’un sommet socio-économique en 1996 et, par la suite, la
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mise sur pied d’un nouveau regroupement réunissant les composantes en grande partie
émergentes de l’économie sociale, le Chantier de l’économie sociale, qui complète le
regroupement intersectoriel des coopératives et mutuelles, le Conseil québécois de la
coopération et de la mutualité du Québec (CQCM) (Lévesque, 2013 et 2011). Ces deux
regroupements d’intercoopération ont favorisé l’adoption de politiques et d’ententes
visant le développement de secteurs d’activité, mais aussi de politiques et de programmes
transversaux aux secteurs pour mettre sur pied ou soutenir des outils pour le
développement de l’ensemble des secteurs, comme c’est le cas pour le financement et la
recherche. Ce faisant diverses organisations autonomes ont été créées ou bien consolidées
avec l’aide de l’État et des divers secteurs relevant de l’économie sociale (Lévesque,
2011a). Dans cette perspective, le système québécois d’innovation sociale résulte d’une
co-construction réalisée sur plus de trois décennies à l’initiative de l’un ou de l’autre (et
parfois des deux) regroupement intersectoriels d’économie sociale et avec le soutien des
pouvoirs publics, principalement le gouvernement du Québec et, dans une moindre
mesure, le gouvernement fédéral et instances régionales et locales.
61 Ainsi, la plupart des fonds de financement dédiés à l’économie sociale et solidaire ont été
créés avec la contribution financière des pouvoirs publics, directement dans certains cas
par une dotation de départ ou indirectement à partir d’avantages fiscaux aux apporteurs
de capitaux. À l’exception d’Investissement Québec qui fait partie du secteur public, tous
les autres fonds relèvent de l’économie sociale et solidaire, certains de la finance
solidaire, d’autres de la finance responsable (capital de développement). Le portrait
réalisé en 2013 indique que le capital de développement et la finance solidaire avaient des
actifs s’élevant à 18,7 milliards de dollars et les investissements à 11,6 milliards de dollars
(Mendell, Zerdani, Bourque et Bérard, 2014 : 7). L’article de Marie J. Bouchard et de
Tessadit Zerdani, que nous retrouvons dans le présent numéro, porte justement sur la
composante financement du système d’innovation québécois.
62 Pour évaluer les besoins en main-d’œuvre et en assurer la formation professionnelle, le
Chantier de l’économie sociale a pu obtenir de la part du Ministère de l’Emploi et de la
Solidarité sociale (de l’époque) la mise sur pied d’un Comité sectoriel de la main-d’oeuvre
en économie sociale et en action communautaire (CSMO-ESAC). Cet organisme, dont le
conseil d’administration regroupe les principales parties prenantes, est spécialisé en
économie sociale et en action communautaire de sorte qu’il est transversal aux divers
secteurs d’activité de l’économie sociale. De son côté, la Fondation pour l’éducation à la
coopération et à la mutualité du CQCM a pour mission de « promouvoir, auprès des
jeunes, des façons de faire coopératives et mutualistes en vue de contribuer à la
formation des citoyens de demain.31 » De plus, pour des formations conçues en
partenariat, il faut ajouter plusieurs institutions du système public d’éducation tels les
universités, les Cégeps et certaines écoles de Commissions scolaires. Enfin, certains
regroupements sectoriels relevant de l’économie sociale et solidaire ont également des
ressources pour la formation professionnelle et l’éducation à la coopération.
63 La recherche sur l’économie sociale s’est développée considérablement depuis la fin des
années 1990, notamment à travers la recherche en partenariat mettant en relation
diverses instances de l’économie sociale avec les chercheurs universitaires, à partir de
programmes de financement relevant de la politique scientifique, notamment le
financement conjoint des partenaires de l’économie sociale et solidaire,du Conseil de
recherche en sciences humaines du Canada (CRSH) et du Fonds québécois de recherche en
culture et société (FQRSC), auxquels s’ajoutent des contributions financières des
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31
universités elles-mêmes (Lévesque et Mendell, 2007, Vaillancourt, 2005). Parmi les
principaux regroupements de la recherche en partenariat, il faut relever trois Alliances
de recherche Universités Communautés (ARUC) en économie sociale dont les activités se
sont déroulées principalement entre 2000 et 2012. Plus récemment, le Chantier de
l’économie sociale et le CRISES ont obtenu un financement public pour un Organisme de
Liaison et de Transfert en Innovation Sociale (OLTIS), Territoires Innovants en économie
sociale et solidaire (TIESS), qui fait appel à plusieurs partenaires dont le CQCM et de
nombreuses organisations relevant de l’économie sociale (voir www.tiess.ca). Enfin, dans
les Cégeps, on retrouve quelques Centres Collégiaux de Transfert de Technologie (CCTT)
portant sur les innovations sociales32. Enfin, le CIRIEC-Canada, qui a été créé en 1966, est
une association scientifique qui réunit des chercheurs provenant des divers centres et
chaires de recherche et des représentants des principaux regroupements sectoriels et
intersectoriels relevant de l’économie sociale et des entreprises du secteur public
(Lévesque, 2009).
64 Les services aux entreprises d’économie sociale et solidaire se sont renforcés depuis plus
de deux décennies, notamment à partir des plans stratégiques de développement élaborés
par les deux grands regroupements intersectoriels, le Chantier de l’économie sociale et le
CQCM, qui ont négocié avec le gouvernement du Québec des ententes de partenariat où
l’on retrouve des financements pour le soutien et l’accompagnement des entreprises.
Ainsi, les secteurs et les entreprises relevant de l’économie sociale et solidaire peuvent
compter sur des ressources professionnelles pour les soutenir tels les Groupes de
ressources techniques pour l’habitation et la Coopératives de développement régional du
Québec (CDRQ). Il existe aussi des organisations d’économie sociale qui offrent des
services aux entrepreprises de l’économie sociale comme c’est le cas de la coopérative
Orion, de MCE Conseils et de Neuvaction pour le développement durable. Enfin, les fonds
dédiés à l’économie sociale de même que les fonds de travailleurs fournissent également
des services qui vont au-delà du seul financement.
65 S’il est possible de parler d’un système québécois d’innovation sociale, c’est dans la
mesure où il existe une gouvernance pour une coordination (à dominante informelle) des
activités entre les divers piliers identifiés ainsi que les divers secteurs et regroupements.
Cette gouvernance repose à la fois sur l’existence d’organisations autonomes et
indépendantes et sur leur adhésion à l’un ou l’autre des deux grands regroupements
intersectoriels dont la légitimité repose sur la représentation des principales parties
prenantes combinée à des finalités orientées vers l’intérêt collectif et général. De plus,
sans l’intelligence collective qui s’y est développée, sans les arrangements institutionnels
et les ententes avec le gouvernement québécois, les divers piliers ne feraient pas partie
d’un système. Cela dit, le système québécois d’innovation sociale n’est pas figé. Ainsi, il
évolue avec les conjonctures et avec l’alternance de partis politiques plus ou moins
favorables au soutien à l’économie sociale. De plus, le système québécois est alimenté par
des regroupements régionaux et des pôles d’économie sociale potentiellement en tension
avec les regroupements « nationaux ». Enfin, dans une grande ville comme Montréal,
d’autres acteurs et d’autres regroupements sont en émergence, notamment pour soutenir
l’entrepreneuriat social.
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32
Les articles réunis dans ce numéro : les écosystèmesde l’économie sociale
66 Bien qu’il ne porte pas explicitement sur l’écosystème de l’économie sociale et solidaire,
l’article de Timothée Duverger n’en demeure pas moins pertinent à cet égard. En effet,
cette contribution laisse bien voir l’importance des contextes d’institutionnalisation pour
la formation et l’évolution d’un écosystème d’économie sociale sur une période d’un
demi-siècle, soit de 1968 à nos jours. Cette trajectoire de l’économie sociale et solidaire
française, qui a évolué en lien avec celle de l’Union européenne, a représenté une
inspiration forte pour plusieurs pays d’Amérique latine et également pour le Québec.
67 Timothée Duverger identifie trois cycles d’institutionnalisation de l’économie sociale et
solidaire en France. Ces cycles correspondent à un changement très significatif de la
conjoncture mondiale et française : d’abord, un cycle qui débute en mai 1968 avec des
nouveaux mouvements sociaux et un questionnement de l’État providence combiné à une
remise en cause du compromis fordiste ; ensuite, le tournant des années 1990 avec la
chute du mur de Berlin et l’adoption du marché comme principe hégémonique
d’organisation des sociétés ; enfin, la crise financière qui débute en 2008. Pour chacun de
ces cycles, on assiste à une forme d’institutionnalisation de l’économie sociale où l’on
retrouve des regroupements souvent en liaison avec des mouvements sociaux ou des
initiatives de la société civile, des appellations fondées sur des argumentaires (économie
sociale fondée sur les statuts, entreprises alternatives, économie solidaire misant sur des
orientations axiologiques et politiques, entreprises sociales valorisant l’entrepreneur et
les innovations) et des arrangements institutionnels avec leurs dimensions
administratives, législatives et financières. Le changement de cycles et la structuration au
sein d’un cycle ne se font jamais sans luttes, conflits et compromis. Ainsi, dans le cycle
actuel, l’auteur relève la lutte fratricide entre économie sociale et économie solidaire qui
culmine en 2010, mais qui sera suivie d’une réconciliation sous tension dans le cadre des
États généraux de l’économie sociale et solidaire tenus à Paris en 2011. Il mentionne
également l’adoption en 2014 d’une loi de l’économie sociale et solidaire qui accorde une
place à l’entreprise sociale, sous certaines conditions précises et relativement exigeantes.
Même s’il traite des cycles d’institutionnalisation en France, l’auteur tient compte
également de l’échelle européenne et de l’échelle infranationale. Devant la « forte
porosité entre les transformations de son environnement socio-économique et ses
propres transformations », Timothée Duverger questionne en conclusion l’économie
sociale et solidaire comme contre-mouvement au capitalisme (les tensions à l’intérieur de
ce mouvement révèlent des visions fortement contrastées).
68 Marie J. Bouchard et Tessadit Zerdani proposent une analyse institutionnaliste du
« réseau de la finance solidaire et responsable au Québec », plus explicitement la « co-
construction d’un champ institutionnel dans l’écosystème d’économie sociale et
solidaire » L’accent est mis sur le rôle des acteurs et de leurs regroupements dans la
création et la formalisation d’un réseau de la « finance solidaire et responsable » (FSR)
contribuant ainsi à renforcer l’écosystème québécois d’économie sociale et solidaire. Leur
cadre d’analyse institutionnaliste identifie trois leviers d’institutionnalisation : un levier
axiologique comprenant des croyances, convictions et valeurs (formation d’une identité) ;
un levier cognitif formé de concepts, problématisations et pistes d’action (constitution
entre autres d’une carte cognitive) ; un pilier politique où l’on retrouve des activités de
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persuasion et l’adoption de règles constitutives. La coproduction d’un champ unifié de la
FSR a reposé principalement sur les acteurs financiers qui provenaient du monde
coopératif, du monde syndical et du milieu communautaire, auxquels seront associés des
réseaux d’accompagnement (chercheurs universitaires et institutions publiques) et des
réseaux dits périphériques (ex. CIRIEC-Canada et Rencontre du Mont-Blanc). La
contribution des acteurs sera relativement différente selon la nature des leviers et selon
les diverses phases de construction de ce champ. Dans cette perspective, la construction
du champ institutionnel de la finance solidaire et responsable apparaît clairement comme
une coproduction qui s’est faite dans le cadre de relations horizontales propres à une
mise en réseau alors que la contribution des acteurs externes au champ en a été une
d’accompagnement. Les ressources pour cette construction provenaient principalement
des organisations elles-mêmes avec l’engagement bénévole de leurs membres alors que
celles pour la production d’un « Guide d’analyse de l’économie sociale » provenaient du
secteur public et celles pour l’inventaire de la FSR, du financement de la recherche en
partenariat avec les universitaires. La construction de ce nouveau champ de la FSR a
permis à ses acteurs de développer de nouvelles pratiques financières (ex. montage
financier), d’augmenter leur légitimité au sein du monde financier dominant et d’être
mieux outillés pour prendre collectivement position sur les politiques gouvernementales
en la matière.
69 Dans leur article, René Audet et Sylvain Lefèvre identifient les défis que devrait relever la
mise en marché alternative de l’alimentation (MMAA). Cette dernière vise l’accès de
proximité à une alimentation saine à travers des circuits mettant en réseau des
producteurs et des consommateurs avec des objectifs de développement social et
communautaire, dans un contexte où 96 % des ventes alimentaires au Québec sont faites
dans des commerces appartenant à de grandes chaînes. Dans la première partie de leur
article, ils proposent un cadre théorique inspiré de l’approche des sustainabilty transition.
La transition est définie comme le passage d’un régime socioéconomique à un autre dans
un domaine d’activité économique, en l’occurrence agroalimentaire. On retrouve ainsi un
régime sociotechnique central (comprenant des acteurs, des techniques et infrastructures
et des règles ancrées dans des institutions et des pratiques), un paysage sociotechnique
constituant un environnement exogène et la possibilité d’une niche d’innovation radicale
(innovations et projets expérimentaux). Cette dernière, qui comprend également des
acteurs, des règles (cognitives, normatives et de régulation) et des dispositifs
sociotechniques, peut faire pression sur le régime sociotechnique en place, forçant un
déverrouillage socio-économique,la reconfiguration et le réalignement du régime, d’où
une possible transition à travers des actions multiniveaux et non seulement horizontales.
70 Ce cadre théorique, qui pourrait être également pertinent pour l’analyse des écosystèmes
de l’économie sociale, permet de bien comprendre les deux principaux défis de la mise en
marché alternative de l’alimentation (MMAA), soit le défi interne de la fragmentation des
innovations avec les tensions en résultant (difficulté de faire système et de se donner les
arrangements organisationnels et institutionnels conséquents) et le défi externe du
« verrouillage économique où s’articule la relation aux bailleurs de fonds, la relation aux
consommateurs et la mise en question du juste prix » (le régime existant favorise les
acteurs conventionnels). Pour avoir des chances de succès, l’engagement dans une
transition doit être vertical (multiniveaux), ce qui suppose une double compréhension,
soit celle de la transformation des grands systèmes sociotechniques et celle de la
structuration de la niche d’innovation radicale. Sous cet angle, cet article nous donne une
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compréhension fine du rapport entre l’économie sociale et la transition socioécologique
du système agroalimentaire, plus précisément encore les tensions au sein de la niche
d’innovation radicale concernant les modalités d’identification et d’organisation des
marchés de quartiers (modèle communautaire et modèle entrepreneurial en tension),
d’une part, et les priorités que représentent la sécurité alimentaire et l’agriculture
écologique, d’autre part.
71 Dans leur article, Yasmine Boughzala, Hervé Defalvard et Zohra Bousnina expliquent les
difficultés que représente l’émergence d’un écosystème de l’entrepreneuriat social dans
le contexte d’une transition démocratique « initiée par la révolution du printemps de
Jasmin 2011 en Tunisie ». Dans une première partie, ils identifient les principales
composantes d’un écosystème de l’entrepreneuriat social en émergence à l’échelle
nationale. À cet effet, ils examinent les principales composantes d’un écosystème
entrepreneurial tel que défini par Daniel Isenberg. On y retrouve une composante
financement de l’entreprise sociale qui comprend des institutions financières du secteur
public, des fondations et des institutions internationales telles la Banque africaine de
développement, une composante enseignement et formation présente dans les
universités et centres de recherche, une composante soutien et accompagnement à
travers des pépinières d’entreprises sociales, une composante culture qui ne tient pas
suffisamment compte des valeurs du pays, etc. Malgré la présence de ces diverses
composantes d’un écosystème d’entreprises sociales, le nombre des entreprises créées ne
dépasse pas quelques dizaines alors qu’environ 5 000 nouvelles associations ont émergé
depuis la révolution. Pour les auteurs, l’écosystème en émergence manque d’ancrage
territorial en raison entre autres du portage qu’assurent les acteurs non territoriaux (y
compris tunisiens). En conséquence, les auteurs proposent la mise en place de pôles
régionaux développement à l’exemple des Pôles technologiques de croissance
économique (PTCE). Cette hypothèse est examinée dans la seconde partie de leur article.
Ces pôles pourraient permettre de mieux faire le lien entre l’entrepreneuriat vert et
social en misant sur une proximité géographique (de préférence négociée plutôt que
décrétée) couplée à des proximités socio-économiques où l’on retrouve les éléments mis
en lumière dans les deux articles précédents. Dans le meilleur des cas, la proximité
cognitive est inscrite dans un système auto-organisé d’acteurs ayant des fondements
organisationnels et institutionnels pour l’exercice d’une « action collective structurée
avec des interdépendances économiques ». C’est dire que les éventuels pôles tunisiens ne
pourront être un « copier-coller des initiatives » françaises. Toutefois, ces pôles
représentent une perspective d’avenir, d’autant plus que la « Révolution du Jasmin » se
retrouve présentement dans une impasse économique résultant des choix politiques faits
jusqu’ici.
72 Pour entrevoir la place et le rôle de l’économie sociale dans l’avenir, Ushanish Sengypta
propose de partir des grandes tendances déjà à l’œuvre au Canada, soit la montée des
inégalités et les changements démographiques, notamment la croissance de la population
des communautés autochtones et des nouveaux arrivants. Pour cette analyse, il s’appuie
principalement sur l’œuvre de Pierre Bourdieu, notamment les notions de champ, de
capital social et d’habitus. De ce point de vue, l’économie sociale est considérée comme un
champ à côté de ceux du politique et de l’économie, autant de champs en conflit, sans
oublier que tout champ est lui-même traversé par des conflits. Cette conceptualisation
peut effectivement être utilisée pour l’analyse de l’écosystème de l’économie sociale,
notamment pour ses dimensions politiques et culturelles. Les deux grandes tendances que
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sont les inégalités croissantes et les changements démographiques identifiés génèrent
une demande de services sociaux qui est souvent prise en charge par l’économie sociale,
principalement les OBNL et les entreprises sociales. Ces dernières connaissent une
croissance significative en raison du retrait de l’État providence et de la réduction des
dépenses sociales. Les hypothèses que tente de valider l’auteur sont données par les
critiques adressées à l’économie sociale en contexte nord-américain : 1) l’économie
sociale profite principalement aux élites qui « capturent » les ressources et les
retombées ; 2) l’économie sociale ne réduit pas l’exclusion des femmes de couleur ; et 3)
l’économie sociale sert à contrôler les communautés indigènes et d’immigration récente.
La validation de ces hypothèses est faite à partir de diverses recherches et de données
recueillies par l’auteur. Dans cette perspective, l’économie sociale participe à la
reproduction sociale à partir de la formation et d’une inculcation idéologique qui
renforce les rapports de genre, de classe et de race consolidant ainsi l’écosystème
existant. L’absence de services sociaux adaptés et, plus encore, la très faible présence de
femmes de couleur, de nouveaux arrivants et d’autochtones à la tête de ces organisations
représentent pour l’économie sociale et solidaire une interpellation qu’on ne saurait
ignorer.
73 Les deux derniers articles portent explicitement sur l’entreprise sociale, soit sous la
forme de l’entrepreneuriat social (Hugues Sibille) ou sous celle de l’entreprise solidaire
(Jean-Louis Laville et alii). Les deux auteurs sont bien connus en raison de leur
engagement sur plusieurs décennies dans l’économie sociale, non seulement en France,
mais aussi à l’échelle internationale. Il s’agit de deux contributions que nous sommes
heureux d’offrir à nos lecteurs. Les analyses et les points de vue qui y sont présentés,
fourniront un éclairage complémentaire aux articles précédents et permettront ainsi aux
lecteurs non seulement de mieux argumenter leur propre point de vue sur l’entreprise
sociale, mais aussi d’avoir une meilleure compréhension des enjeux et défis que
représentent l’entrepreneuriat social et l’entreprise solidaire.
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NOTES
1. Nous avons réalisé cette revue de « littérature » sur les écosystèmes dans le cadre d’une
recherche réalisée pour l’Institut Mallet (Québec).
2. Cette recherche du Forum économique mondial a été réalisée avec la collaboration
l’Université Stanford et des firmes Ernst & Young et Endeavor. Elle comprenait une enquête
auprès 1000 entrepreneurs dans le monde qui ont réussi rapidement à devenir des entreprises à
forte croissance et d’études de cas auprès de 43 entreprises (early-stage) dans 23 pays (World
Economic Forum, 2014).
3. Cette étude a fourni le document de travail pour un atelier organisé le 7 novembre 2013 par le
programme LEED (OCDE) et le ministère de l’Économie de la Hollande (Mason et Brown, 2014).
Revue Interventions économiques, 54 | 2016
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4. En effet, les coopératives sont souvent caractérisées par la double qualité de leurs membres
qui sont à la fois propriétaires et usagers. De même, l’économie solidaire met en lumière la
construction conjointe de l’offre des services par les usagers et les professionnels.
5. TEPSIE est l’acronyme de » The Theoretical, Empirical and Policy Foundations for Building
Social Innovation in Europe », un projet financé par le 7e programme-cadre de l’Union
européenne, qui a été réalisé entre 2012-2013 sous la direction de l’Institut technologique danois
et la Fondation Young.
6. « La coopération organisée au Royaume-Uni remonte aux premières années de 1700 et elle est
associée à la naissance d'une compagnie d'assurance mutuelle la Mutual Fire » (Pezzini, 2013).
7. Cependant, certaines formes de coopératives, telles les coopératives de travail, peuvent être
plus ouvertes à l’engagement politique et d’autres telles les coopératives de consommation
peuvent l’être moins en raison d’un membership plus hétérogène.
8. Voir également : http://www.entreprises.coop/decouvrir-les-cooperatives/chiffres-cles.htm
9. Voir : http://www.lesscic.coop/export/sites/default/fr/lesscic/_media/documents/
Les_Scic_en_chiffres_2012.pdf
10. C’est l’estimation faite par Teasdale et alii (2013 : 127) même si certaines estimations
proposaient 55 000 ou même 60 000 entreprises sociales.
11. Il s’agit dans l’ordre de la Confcooperative, de la Legacoop et de l’AGCI (Association générale
des coopératives italiennes), cette dernière plus petite que les deux premières.
12. Pour une analyse des causes internes aux coopératives et mutuelles, voir Fulton et Girard,
2015.
13. Le soutien au développement coopératif sera probablement plus performant, mais la mission
des CDR a été redéfinie et son membership n’est plus le même.
14. Ce que déplore Social Economy Europe (2015 : 9), soit l’absence de distinction entre
l’entreprise sociale et la Social Business.
15. En 2016, Avise (agence d’ingénierie et de services pour entreprendre autrement) offre des
formations aux entrepreneurs sociaux français pour avoir accès au Fonds social européen (FSE) et
Fonds européen de développement régional (FDER). Voir : http://qui-sommes-nous.avise.org/
wp-content/uploads/2016/01/Avise_OF_20160118_FF-IntroFESI-2014-2020-18Fev16_DF_V1.0.pdf
16. Les auteurs relèvent que la plupart des activités des entreprises sociales ont lieu « hors
radar » et que ces activités sont faibles par rapport aux entreprises traditionnelles (Ibid : 5). Le
concept d’entreprise sociale exclut la plupart des coopératives, des mutuelles et des associations
ayant des activités économiques, à la différence de l’inventaire couvrant 27 pays de Chaves et
Monzon (2012).
17. La plus grande partie des activités de ICF consulting group sont aux États-Unis où est situé
son siège social, soit à Fairfax (Virginia) (http://www.icfi.com/contact-us/offices# ? ). Ce rapport
a été rédigé par Charu Wilkinson, James Medhurst, Nick Henry, Mattias Wihlborg et Bates Wells
Braithwaite. L’équipe de contrôle de la qualité était formée de Carlo Borzaga, Giulia Galera,
Marieke Huysentruyt, Niels Bosma, et Rocìo Nogales. Le comité scientifique comprenait Roger
Spear, Toby Johnson et Matthias Kollatz-Ahnen.
18. EMES (voir http://emes.net/), notamment les travaux de Jacques Defourny et de ses
collègues (Defourny et Nyssens, 2010 ; Borzaga et Defourny, 2001).
19. En plus d’Ashoka, relevons Skoll Foundation (fondée en 1999) présente dans plus d’une
centaine de pays, Schwab for Social Entreprenership (fondé en 1998) en liaison avec le Forum
économique mondial de Davos, Venture Philanthropy Partners fondé en 2000 et la fondation
Young (fondée en 2005), un think tank spécialisé dans l’innovation sociale. Cette fondation
britannique intervient à l’échelle internationale, notamment à partir de Social Innovation
Exchange et de Social Innovation Europe.
20. Ashoka ou Aśoka (né en 304 avant J.-C. et mort en 232) a assuré l’unité de l’Inde. Après une
conquête meurtrière, il a adopté les principes non violents bouddhistes. À la tête d’un immense
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empire, il a exercé un pouvoir absolu à partir d’une administration décentralisée. Il est considéré
par Bill Drayton comme un véritable innovateur social.
21. Né à New York en 1943, Bill Drayton a obtenu un Baccalauréat à Harvard et une maîtrise à
Yale Law School pour ensuite travailler dix ans comme gestionnaire et consultant pour la firme
de consultant McKinsey and Company. De 1977 à 1981, sous l’administration de Carter, il a été
administrateur adjoint à l’US Environmental Protection Agency où il a proposé entre autres une
régulation de l’environnement par la création d’un marché des droits de pollution.
22. On retrouve la liste des fellows pour la période allant de 1982 à 2010 dans l’album souvenir
publié à l’occasion du 30e anniversaire de la fondation d’Ashoka (Ashoka, 2010 :46-77)
23. Voir http://canada.ashoka.org/fr/node/2711
24. Voir https://www.ashoka.org/approach et https://www.ashoka.org/fellow
25. Voir : https://www.ashoka.org/approach.
26. Parmi les fellows canadiens, relevons Manon Barbeau, Lucie Chagnon, Michel Venne, Institut
du Nouveau Monde, Jean-François Archambault, Tablée des chefs et le Dr Gilles Julien. Parmi les
élus de 2012, Frank Escoubès de People Imagination : Canada.ashoka.org/fr/deux-nouveaux-
entrepreneurs-sociaux-sont-élus-fellows-dashoka-au-Canada. Selon http://canada.ashoka.org/
history-numbers, 55 fellows au Canada ont été élus depuis 2002.
27. Parmi ces derniers, relevons KPMG, Fondaction McConnell, RBC Foundation, Telus, United
Way
28. Voir : http://canada.ashoka.org/fr/vision-mission
29. Voir la carte des PTCE : http://www.lelabo-ess.org/-Poles-territoriaux-de-
cooperation-36-.html
30. Pour le texte de la Loi relative à l’économie sociale et solidaire, voir : https://
www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000029313296&categorieLien=id
31. Voir : http://www.fcdrq.coop/index.php?id=57
32. Relevons : Centre d’étude en responsabilité sociale et écocitoyenneté – CÉRSÉ (PSN) , Centre
d’expertise et de transfert en agriculture biologique et de proximité – CETAB+ , Centre
d’initiation à la recherche et d’aide au développement durable – CIRADD (PSN), Centre d’étude en
responsabilité sociale et écocitoyenneté – CÉRSÉ (PSN)
AUTEUR
BENOÎT LÉVESQUE
Professeur émérite (UQAM) et professeur associé (ÉNAP)
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Réseau de la finance solidaire etresponsable au QuébecCo-construction d’un champinstitutionnel dans l’écosystèmed’économie sociale et solidaireTassadit Zerdani et Marie J. Bouchard
Introduction
1 La financiarisation tend à s’imposer comme un mécanisme global de régulation de
l’économie (Bourque et al., 2011) et l’activité de financement est devenue complexe dans
tous les secteurs, particulièrement dans le secteur de l’économie sociale et solidaire (ÉSS)1
. L’accès au capital constitue l’un des enjeux importants pour les entreprises de ce secteur
puisque les produits financiers traditionnels sont peu adaptés à leur structure de
propriété, qui est collective, et à leur double mission, qui est à la fois économique et
sociale (Bouchard et Rondeau, 2003).
2 L’ÉSS jouit au Québec d’une forte reconnaissance institutionnelle, tel qu’en témoigne
l’adoption, en 2013, d’une loi-cadre sur l’économie sociale. Celle-ci fait suite à un long
processus (Lévesque, 2013 a) dont l’un des points tournants fut le Sommet de l’économie
et l’emploi organisé par le gouvernement en 1996, à la suite duquel de nombreux outils
furent mis en place pour financer les entreprises d’économie sociale et solidaire (EÉSS). À
titre illustratif, nous pouvons citer le Réseau d’investissement social du Québec (RISQ) en
1997; les Centres locaux de développement en 1998; la Fiducie du Chantier de l’économie
sociale (Fiducie du Chantier) en 2007. Ces outils se sont ajoutés à d’autres qui étaient déjà
en place, notamment les deux fonds des travailleurs (Fondaction CSN et Fonds de
solidarité FTQ), la Caisse d’économie solidaire Desjardins (CÉCOSOL) et Capital régional et
coopératif Desjardins (CRCD). Sans compter de nombreuses aides gouvernementales
visant le soutien à l’ÉSS dans plusieurs secteurs d’activité (logement, petite enfance,
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insertion par le travail, aide à domicile, etc.) et au développement socioéconomique des
régions.
3 Les acteurs du secteur de la finance solidaire et responsable (ci-après Secteur FSR)
proviennent de différentes filières - coopérative, communautaire, syndicale, étatique ou
hybride - et offrent différents produits : la finance solidaire, destinée spécifiquement à
l’ÉSS, et le capital de développement, destiné non seulement à l’ÉSS mais aussi au
développement régional, au développement durable, et au maintien et à la création
d’emploi. Le Secteur FSR fait partie d’un écosystème d’ÉSS et constitue, avec les autres
composantes (recherche, formation, services aux entreprises, politiques publiques,
législation) l’un des piliers importants du « système québécois d’innovation sociale en
ÉSS » (Lévesque, 2011b).
4 Cet article a comme objectif de montrer le rôle des acteurs de la finance solidaire et
responsable (ci-après Acteurs FSR) dans l’émergence et le développement d’un
écosystème d’ÉSS au Québec à travers l’analyse des acteurs du secteur et du réseau formel
qu’ils ont créé, CAP Finance Réseau finance solidaire et responsable2 (ci-après Réseau
FSR). En mobilisant le concept de travail institutionnel et la grille de pratiques de
création institutionnelle proposés par Lawrence et Suddaby (2006), l’article identifie les
actions que développent collectivement ces acteurs pour institutionnaliser (formaliser)
leur réseau. Cette approche néoinstitutionnaliste sociologique permet d’observer que ce
processus d’institutionnalisation est le résultat de la coopération et de la coconstruction
cognitive entre les acteurs du réseau. Sans nier que ce processus relève sans doute
également de tensions voire de conflits (Thérêt, 2003), nous avons mis l’accent sur les
pratiques qui ont permis aux acteurs de se doter de normes communes en « créant » de
nouvelles institutions.
5 Le travail institutionnel est défini par Lawrence et Suddaby (2006: 215) comme « l’action
volontaire d’individus et d’organisations dont le but est de créer, maintenir ou changer
les institutions.». Ces auteurs proposent trois types de travail institutionnel : création des
institutions; leur maintien ; et désinstitutionnalisation. Notre analyse se base sur le
travail de création institutionnelle visant la mise en place de nouvelles normes et
routines et de nouveaux standards (Lawrence et Saddaby, 2006). Ces auteurs proposent
des ensembles de pratiques et les synthétisent au sein de trois principaux leviers :
politique, normatif et cognitif. Le levier politique renvoie au travail par lequel les acteurs
rétablissent les règles, les droits de propriété et les frontières entre eux; le levier normatif
regroupe les actions par lesquelles les systèmes de croyances sont reconfigurés (ex.
construction d’identités et changement de normes); et le levier cognitif regroupe les
actions visant à former les acteurs aux nouvelles institutions créées.
6 Pour appréhender les pratiques de création institutionnelle propres au Réseau FSR, nous
avons développé une grille d’analyse adaptée de celle de Lawrence et Suddaby (2006).
Cette grille propose des pratiques de travail normatif (construction d’une identité,
évolution des associations normatives et construction d’un cadre normatif), des pratiques
de travail cognitif (création d’une logique de similitude, constitution d’une carte
cognitive commune et développement des connaissances), et des pratiques de travail
politique (activités de persuasion et de mise en place de règles constitutives). Le but est
d’identifier, selon les différentes phases d’évolution du Réseau FSR, les pratiques
développées collectivement par ses membres pour créer ses institutions internes et
l’institutionnaliser. L’institutionnalisation signifie ici la croissance dans le temps
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d’éléments culturels, cognitifs, normatifs ou régulateurs, capables de donner du sens et
une certaine stabilité au comportement social (Scott, 2001).
7 Cette recherche se fonde sur une étude de cas en profondeur (Zerdani, 2015) mobilisant
trois sources de données : observation non participante, entrevues semi-directives (n=25)
et analyse documentaire. L’analyse de ces données a été effectuée en deux étapes.
D’abord, une analyse narrative a permis de présenter le secteur et construire le cas du
Réseau FSR en distinguant ses trois phases d’évolution. Ensuite, l’analyse des données
codifiées à l’aide du logiciel N’vivo a révélé des pratiques institutionnelles dominantes
pour chacune de ces trois phases.
8 Nous présentons les résultats de cette étude dans trois sections. La première montre la
structure et les principaux acteurs du Secteur FSR. La deuxième explique le mode
d’intervention de ces acteurs dans le financement des EÉSS et analyse le processus
d’institutionnalisation de leur réseau en identifiant les pratiques qu’ils ont mobilisées
collectivement afin de formaliser leur relation. La troisième montre comment les actions
de réseautage des Acteurs FSR permettent de coconstruire un nouveau champ
institutionnel dans l’écosystème de l’économie sociale et solidaire du Québec.
Structure et acteurs du Secteur FSR
9 Cette section présente la structure du Secteur FSR et ses principaux acteurs en identifiant
les objectifs et les caractéristiques de chacun d’eux. Elle illustre également les catégories
d’investissements effectués par ces acteurs.
Structure du Secteur FSR
10 Bourque et al., (2011); Mendell et al., (2003); Lévesque, (2011a) ont identifié deux grandes
catégories de fonds dans le Secteur FSR: capital de développement (appelés fonds de
développement) et finance solidaire. Le capital de développement se distingue du
capital de risque classique « par ses objectifs socioéconomiques, tels que la création
d’emplois, le développement local et régional, la protection de l’environnement et la
formation des travailleurs. » (Bourque et al., 2009: 30). Il est offert principalement par les
deux fonds des travailleurs (Fonds de solidarité FTQ et Fondaction CSN) et un fonds
coopératif (CRCD), sous forme de produits d’équité ou de quasi-équité. La finance
solidaire désigne pour sa part « le financement du développement économique
communautaire et des EÉSS. Gouvernée par les acteurs du milieu, elle prend la forme de
prêts à intérêt, avec ou sans garantie » (Bourque et al., 2009: 30). Les acteurs de la finance
solidaire se distinguent des fonds de capital de développement par leur clientèle
composée exclusivement des EÉSS et par les instruments financiers qu’ils utilisent
(Bourque et al., 2011). Les principaux acteurs de la finance solidaires sont : CÉCOSOL,
Fiducie du Chantier et RISQ.
11 Notons que les auteurs ayant proposé ces deux catégories de fonds soulignent que cette
typologie constitue un idéal type et que, dans la réalité, les frontières sont poreuses,
donnant lieu à des innovations financières hybrides dans lesquelles ces fonds collaborent
entre eux (Bourque et al., 2011). Parmi ces innovations financières, citons l’exemple de la
Fiducie du Chantier: un fonds hybride capitalisé par le gouvernement du Canada, le
gouvernement du Québec, le Fonds de solidarité FTQ et Fondaction CSN. On voit, à travers
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cet exemple, que des fonds du capital de développement offrent aussi de la finance
solidaire. De plus, ces deux groupes d’Acteurs FSR ont un principe commun, celui de la
prise en compte, dans les décisions d’investissement ou de placement, des considérations
éthiques, sociales et environnementales.
Principaux Acteurs FSR
12 Les catégories d’investissement présentées précédemment sont offertes par des acteurs
appartenant à des regroupements différents (coopératif, syndical ou communautaire) ou
par l’État.
Fonds coopératifs
13 Le mouvement de la FSR avait commencé avec la création de la première Caisse populaire
Desjardins, en 1900. Ensuite, plusieurs outils de financement coopératif ont été créés.
Nous présentons ici deux organisations dédiées au financement de l’ÉSS et au
développement régional:
14 La Caisse d’économie solidaire Desjardins (CÉCOSOL) a été créée en 1971à l’initiative
de la Confédération des syndicats nationaux du Québec (CSN)3. Elle s’appelait à l’époque la
Caisse d’économie des travailleurs réunis de Québec. Quelques années après sa création,
cette caisse avait développé une stratégie orientée vers la promotion de l'action collective
(Mendell et al., 2007). Elle est devenue aujourd’hui la principale institution financière
dédiée au financement de l’ÉSS. Elle offre des prêts et du financement aux EÉSS, aux
syndicats et aux entreprises privées socialement responsables, et elle encourage ses
membres à faire des placements responsables.
15 Capital régional et coopératif Desjardins (CRCD) a été créé en 2001 par une loi du
gouvernement du Québec4. Sa mission consiste à mobiliser du capital de développement
au moyen d'appels publics à l'épargne et par l'injection de ces fonds dans des
coopératives et des entreprises situées dans des régions dites « ressources »5. CRCD est un
fonds fiscalisé au même titre que les fonds des travailleurs; le gouvernement du Québec
offre aux actionnaires de cette société un crédit d’impôt de 45% du montant de leur achat6
. En retour des avantages fiscaux dont CRCD bénéficie, la législation lui impose
l’obligation de combiner l’objectif de rendement adéquat à des objectifs de
développement régional et de soutien aux coopératives.
16 Pour consolider son rôle dans le secteur de l’ÉSS, CRCD a créé, avec d’autres partenaires,
deux fonds destinés exclusivement au financement des coopératives: Co-investissement
Coop7, créée en 2012 avec la participation de ces partenaires : gouvernement du Québec,
Conseil québécois de la coopération et de la mutualité (CQCM), Capital Réseau SADC et
CAE8et Banque de développement du Canada; et le Fonds Essor et Coopération9, créé en
2013 avec la participation du gouvernement du Québec et du CQCM.
Fonds d’origine syndicale
17 Dans les années 1980 et 1990, suite à la crise qui avait secoué le Québec, de nouveaux
fonds d’investissement ont été créés à l’initiative des deux grandes centrales syndicales
pour soutenir le développement économique régional. En 1983, la Fédération des
travailleurs du Québec (FTQ) créait le Fonds de solidarité FTQ et, en 1995, la
Confédération des syndicats nationaux (CSN) créait Fondaction (Fonds de développement
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de la CSN pour la coopération et l’emploi). Par comparaison aux fonds de capital de risque
traditionnel, ces fonds sont dits « hybrides » car ils visent plusieurs objectifs
socioéconomiques : création d’emplois, développement économique des régions,
formation économique des travailleurs et, dans le cas de Fondaction, la coopération et le
développement durable. À cet effet, ils sont nommés les fonds de capital « de
développement » (Lévesque, 2011a). Pour encourager l’achat des actions émises par ces
fonds, les deux paliers de gouvernement (fédéral et provincial) accordent à leurs
actionnaires des crédits d’impôt sur les montants investis.
18 Ces fonds sont considérés par certains comme des EÉSS; ils satisfont pratiquement à tous
les critères de la définition de l’économie sociale adoptée en 1996 lors du Sommet de
l’économie et de l’emploi (Lévesque, 2011a). Avec la réalisation de leurs objectifs
socioéconomiques, ils contribuent à contrecarrer la financiarisation en investissant
l’épargne des travailleurs dans des secteurs et des régions négligés par les institutions
bancaires (Lévesque, 2011a). Ils participent ainsi à la démocratisation de l’économie. Ils
soutiennent également plusieurs initiatives de développement communautaire et
contribuent à la capitalisation de la Fiducie du Chantier (Lévesque, 2011a: 40).
19 Le Fonds de solidarité FTQ est une compagnie à fonds social dont l’existence juridique
est indépendante de la centrale syndicale Fédération des travailleurs du Québec (FTQ). Ce
fonds a créé des structures indépendantes d’investissement à l’échelle régionale et locale:
17 Fonds régionaux FTQ; 87 Fonds locaux de solidarité (FLS) et 43 Fonds spécialisés. Le
Fonds de solidarité FTQ a comme mission : d’investir dans des entreprises québécoises
afin de les développer et de créer et sauvegarder des emplois; de favoriser la formation
des travailleurs; et de sensibiliser les travailleurs à épargner et à participer au
développement de l'économie par la souscription des actions au fonds. Il investit dans
l’ÉSS par le biais de la Société en commandite immobilière SOLIM (Bourque et al., 2009: 74)
et par sa contribution importante à la capitalisation de la Fiducie du Chantier (Lévesque,
2011a).
20 Fondaction CSN est également une compagnie à fonds social indépendante de la
Confédération des syndicats nationaux (CSN). Ce fonds a pour mission le maintien et la
création des emplois en investissant dans des entreprises québécoises10. Il a aussi pour
mission spécifique le financement des entreprises inscrites dans un processus de gestion
participative et les EÉSS. Ce fonds se distingue comme un fonds d’investissement
socialement responsable et est reconnu également pour son implication en faveur de
l’ÉSS (ex. son investissement dans la Société de développement Angus11). Il intervient
dans le développement local à travers sa filiale Filaction, dans le développement durable
par le biais du Fonds d’investissement en développement durable, dans les coopératives à
travers le Fonds de financement coopératif, et dans la micro finance à travers, par
exemple, le Fonds d’emprunt économique communautaire du Québec. Avec ces diverses
interventions, il valorise fortement son appartenance au monde de la coopération, de
l’investissement responsable et de l’ESS (Lévesque, 2011a).
21 Filaction (le Fonds pour l’investissement local et l’approvisionnement des fonds
communautaires) a été fondé en 2000 par Fondaction afin de répondre aux besoins de
financement des petites et moyennes entreprises locales et d’approvisionner les fonds
communautaires12. Il est constitué comme organisme à but non lucratif et intervient
notamment dans le milieu culturel et auprès des EÉSS. Il a comme mission de contribuer
au maintien des emplois et apporte aux entreprises et aux fonds de microcrédit une
partie de la capitalisation nécessaire pour leur développement.
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Fonds communautaires
22 Divers fonds dédiés exclusivement à l’ÉSS ont été créés après 1996, les principaux sont :
23 Le Réseau d’investissement social du Québec (RISQ),qui est un organisme à but non
lucratif fondé par le Chantier de l’économie sociale en partenariat avec le gouvernement
du Québec et quelques investisseurs privés (Bourque et al., 2011). Ce fonds finance
exclusivement les EÉSS en leur offrant du capital de risque sous forme de prêts (avec ou
sans garantie), garanties de prêts et prises de participation. Il leur offre également de
l’accompagnement et de l’aide technique. L’un de ses objectifs est de créer et maintenir
des emplois dans le secteur de l’ÉSS.
24 La Fiducie du Chantier a été créée par le Chantier de l’économie sociale et ses
souscripteurs sont : le gouvernement du Canada, le gouvernement du Québec, le Fonds de
solidarité FTQ et Fondaction CSN. Ce fonds répond particulièrement au besoin des EÉSS en
termes de capital patient, qu’il offre sous forme d’équité et de quasi-équité (Bourque et al.,
2009). Il a comme principale mission de favoriser l'expansion des EÉSS en leur assurant
une meilleure capitalisation.
25 Le Réseau québécois du crédit communautaire (RQCC) a été créé en 2000 et compte
aujourd’hui 23 membres (12 fonds communautaires et 11 cercles d'emprunt) répartis
dans toutes les régions du Québec13. Ce réseau est une organisation à but non lucratif
ayant comme mission de développer et de promouvoir l’approche du crédit
communautaire (Mendell et al., 2003). Les fonds communautaires et les cercles d’emprunt
offrent du crédit communautaire permettant aux personnes marginalisées et aux très
petites entreprises d’avoir accès à un accompagnement adapté pour financer leurs
projets. Le crédit communautaire est un partenaire parmi d’autres dans le financement
de l’ÉSS14.
Fonds gouvernementaux
26 L’État avait participé directement à la capitalisation de certains fonds communautaires
(RISQ, Fiducie du Chantier) et coopératifs (CRCD), et indirectement à la capitalisation des
fonds des travailleurs par le biais de la fiscalité. Investissement Québec (IQ) est le seul
fonds public qui investit dans les EÉSS. Cette société d’État a créé, en 2001, la Financière
du Québec, qui gère le programme favorisant le financement de l’entrepreneuriat
collectif (Bourque et al., 2011). Par la suite, elle a mis en place une vice-présidence
(aujourd’hui devenue une « direction ») chargée du développement des EÉSS. En 2012, elle
a lancé le programme Financement IMPLIQ (IQ IMPLIQ- capital patient)15, un nouveau
produit financier en mesure de répondre aux besoins spécifiques des EÉSS.
Organisations d’accompagnement
27 Il existe plusieurs organisations d’accompagnement des EÉSS, lesquelles sont nées à
l’initiative des acteurs sectoriels, financiers ou d’une politique publique. Ces
organisations offrent des services d’aide au démarrage, au fonctionnement et au
développement des EÉSS. Les Acteurs FSR comptent ainsi sur l’appui de plusieurs réseaux
territoriaux et sectoriels (ex. fédérations sectorielles; les deux grands regroupements au
niveau national : Conseil québécois de la coopération et de la mutualité et Chantier de
l’économie sociale), et plusieurs structures d’accompagnement (Centres locaux de
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développement (CLD); Coopératives de développement régional (CDR); Corporations de
développement économique communautaire (CDÉC); Sociétés d’aide au développement
des collectivités (SADC); Centres d’aide aux entreprises (CAE)); et leurs regroupements
nationaux. Plusieurs réseaux d’EÉSS ont également développé des services
d’accompagnement adaptés à leurs secteurs16 (ex. Collectif des entreprises d’insertion du
Québec).
Acteurs et réseaux périphériques
28 Les Acteurs FSR se rencontrent dans d’autres réseaux faisant partie du secteur d’ÉSS.
Plusieurs sont, par exemple, membres du Centre interdisciplinaire de recherche et
d’information sur les entreprises collectives (CIRIEC-Canada) et du Groupe d’économie
solidaire du Québec (GESQ). Plusieurs ont participé à des alliances de recherches
partenariales avec des centres de recherche universitaires. Ils sont également actifs au
sein du centre de liaison et de transfert : Territoires innovants en économie sociale et
solidaire (TIESS), sans compter les réseaux internationaux (CIRIEC International et les
Rencontres du Mont-Blanc). À travers ces réseaux, les Acteurs FSR collaborent entre eux
et avec d’autres acteurs et chercheurs au sujet d’enjeux importants pour l’ÉSS.
29 En somme, on peut voir que le Secteur FSR est composé de trois principaux groupes
d’acteurs financiers (coopératifs, syndicaux et communautaires), auxquels on ajoute les
organisations d’accompagnement et les autres réseaux périphériques qui interviennent
dans la promotion de l’ÉSS. On observe également la présence des acteurs publics; l’État
investit dans des EÉSS d’une façon directe, par le biais d’IQ ou par la mise sur pied ou le
soutien des structures de financement et d’accompagnement, ou indirecte, par le biais des
crédits d’impôt accordés aux actionnaires des fonds des travailleurs et de CRCD. Les
Acteurs FSR sont hétérogènes; ils offrent deux catégories d’investissements (finance
solidaire et capital de développement) et des produits financiers différents. La figure ci-
après, adaptée de Mendell (2009), illustre l’architecture de ce secteur.
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Mode d’intervention et réseautage des Acteurs de laFSR: vitalité pour l’écosystème d’ÉSS
30 Cette section montre que, malgré leur différence, les Acteurs FSR forment un secteur
dédié au financement de l’entrepreneuriat collectif et contribuent au développement de
l’écosystème de l’ÉSS. L’un des facteurs qui leur permettent de réaliser leur mission
d’intérêt général est le fait qu’ils interviennent en complémentarité les uns des autres.
Complémentarité et montages financiers conjoints
31 Les Acteurs FSR interviennent d’une façon différente (épargne-crédit; capital de
développement; capital patient; etc.) dans le financement de projets d’ÉSS, mais
ensemble, ils élaborent des montages financiers qu’ils ne pourraient pas réaliser seuls.
Cette complémentarité s’explique par les facteurs suivants:
Notion de risque dans les EÉSS
32 L’un des facteurs qui facilitent le financement conjoint de projets d’ÉSS par les Acteurs
FSR est leur conception commune du risque que présentent les EÉSS. Contrairement aux
entreprises classiques, ces entreprises reconnaissent explicitement la dimension sociale
dans leurs règles, leurs valeurs et leurs pratiques d’action, ce qui implique qu’en plus de
leur viabilité économique, ces entreprises s’engagent à une bonne performance sociale.
Ceci augmente leurs problèmes de financement (Bouchard et Rondeau, 2003). Œuvrant
dans des créneaux typiquement fragiles sur le plan économique (failles de marché, failles
d’action publique, territoires dévitalisés, populations exclues, etc.), leurs modèles
d’affaires diffèrent sensiblement de ceux des entreprises traditionnelles, en tablant
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54
notamment sur des ressources marchandes (ventes, contrats), non marchandes
(subventions, dons, commandites) et non monétaires (capital social, volontariat). Les
facteurs de risque de ces entreprises – et ce qui permet de le réduire – relèvent ainsi
d’une autre grille d’analyse que celle utilisée par les financiers traditionnels pour les
projets d’entreprises traditionnelles.
Lien d’appartenance et caractère hybride des fonds FSR
33 Les Acteurs FSR sont issus de différents mouvements sociaux. Le Fonds de solidarité FTQ
et Fondaction CSN sont créés par deux centrales syndicales. Ces fonds ont à leur tour créé
leurs propres outils financiers pour répondre aux besoins financiers qu’ils ne couvraient
pas. Ainsi, le Fonds de solidarité FTQ a créé les fonds régionaux FTQ et les Solides (appelés
aujourd’hui Fonds locaux de solidarité FTQ (FLS) pour intervenir au niveau local et
financer des projets d’ÉSS. Fondaction a créé Filaction et le Fonds d’investissement
coopératif afin de répondre aux besoins des EÉSS et intervenir au niveau local. La
CÉCOSOL, CRCD et d’autres fonds coopératifs sont affiliés au Mouvement Desjardins. Les
fonds associatifs ou communautaires (ex. RISQ; Fiducie du Chantier) sont souvent
hybrides, créés à l’initiative de plusieurs partenaires (État, acteurs sociaux, fonds des
travailleurs, entreprises privées). Investissement Québec est un fonds gouvernemental,
parmi ses produits, il existe une garantie de prêts consentis par des acteurs de la finance
solidaire. Des liens existent donc entre ces fonds et leur permettent de compléter l’offre
de produits financiers dans le Secteur FSR.
Dynamiques de développement local et régional
34 Les EÉSS sont généralement portées par des organisations d’accompagnement à l’échelle
territoriale (ex. CLD, SADC et CDÉC), ou sectorielle (ex. associations et regroupements
fédératifs, Coopératives de développement régional). Celles-ci soutiennent le lancement
ou la consolidation des projets des EÉSS, notamment leur recherche de financement. Elles
orientent les projets vers les différents acteurs financiers en les sollicitant à les financer
conjointement afin de les concrétiser et de minimiser le risque qu’ils présentent pour
chacun d’eux (Bourque et al., 2011). Réciproquement, les acteurs financiers réfèrent les
entreprises qui les sollicitent à ces organisations d’accompagnement lorsque la liaison n’a
pas été faite, et des consultations se font auprès de ces organismes au moment d’évaluer
les risques posés par les projets.
Coconstruction du Réseau de la finance solidaire et responsable(Réseau FSR)
35 Malgré la compatibilité et la complémentarité des actions de l’ensemble des Acteurs FSR,
notre étude montre que ce sont certains parmi eux qui ont travaillé ensemble pour
formaliser leur réseau (Réseau FSR). Leur objectif est d’acquérir plus de légitimité,
protéger la survie de leur secteur - et la leur par le fait même, prendre des positions face
aux politiques gouvernementales et faire face aux menaces extérieures. Les points
suivants présentent les phases d’évolution du Réseau FSR et expliquent son processus
d’institutionnalisation.
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Phases d’évolution du Réseau FSR
36 Le réseau formel (Réseau FSR) a été fondé en 2009 par certains acteurs du Secteur FSR :
Fondaction, Filaction, Fonds de solidarité FTQ, CÉCOSOL, RISQ, Fiducie du Chantier,
Réseau québécois du crédit communautaire. Il a comme mission de promouvoir la finance
solidaire et le capital de développement, ainsi que développer l’expertise de ses
professionnels. Il vise à devenir une référence au Québec dans le financement des EÉSS ou
des entreprises engagées dans une démarche de développement durable, et à favoriser la
responsabilité sociale des intervenants financiers. Son but ultime est de faire reconnaître
la finance solidaire et responsable comme un lieu d’expertise, de transparence et de
responsabilité17. Ce réseau veut incarner des valeurs sociales de diversité, d’équité, de
respect, de démocratie et de transparence. Les résultats de notre étude montrent que ce
réseau n’est pas né spontanément; il est l’aboutissement de plusieurs années de
collaboration entre ses membres. Trois phases sont identifiées pour son évolution.
37 La phase d’émergence remonte au début des années 2000, alors que quelques dirigeants
du Secteur FSR étaient mobilisés autour des problématiques que soulève leur pratique.
Cette mobilisation avait commencé autour du projet du Guide d’analyse des entreprises
d’économie sociale18. Celui-ci fut réalisé après trois années de collaboration informelle entre
ces partenaires: CÉCOSOL, Fondaction, Filaction, Fonds de financement coopératif, RISQ,
Investissement Québec, Direction des coopératives du ministère du Développement
économique et MCE Conseils. Il est devenu aujourd’hui une norme de travail dans le
Secteur FSR et celui de l’ÉSS. Notons que notre étude n’a pas pu explorer la phase qui a
précédé la réalisation de ce guide, celle marquée par les travaux du groupe de recherche
PROFONDS-CRISES lancé en 1995 par des chercheurs du Centre de recherche sur les
innovations sociales (CRISES) et des représentants des fonds de travailleurs et ceux de la
finance solidaire (Lévesque, 2013). Ce groupe de recherche a produit de nombreuses
publications sur les fonds de développement au Québec. Même si les acteurs rencontrés
en entrevues ne nous ont pas révélé ceci, cette phase a vraisemblablement été à l’origine
du Guide et les travaux de ce groupe ont certainement influencé la coconstruction de ce
qui allait devenir une norme commune.
38 La phase d’élargissement débute alors que des liens se créent entre le regroupement
informel de départ, après leur expérience de collaboration positive et concluante autour
du projet du Guide, et les chercheurs reliés à l'Alliance de recherche universités-
communautés en économie sociale (ARUC-ÉS). Un chantier d’activité partenariale (CAP
finance ARUC-ÉS) s’est formé en 2004, à la demande de certains dirigeants de la finance
solidaire. La mise en place de CAP finance ARUC-ÉS avait conduit, par la suite, à
l’élargissement du cercle de coopérations entre les acteurs de la finance solidaire et ceux
du capital de développement avec l’arrivée du Fonds de solidarité en 2006 et de la Fiducie
en 2007. Cette entente de recherche avait pour objet initial d’effectuer des recherches en
partenariat sur les questions du réseautage des Acteurs FSR, les politiques publiques et le
financement des EÉSS. Cette collaboration fut un succès puisqu’elle s’est traduite par la
réalisation de nombreux projets de recherche19 et a conduit à l’organisation de plusieurs
conférences et colloques scientifiques sur les problématiques de la FSR. De plus, à partir
de 2008, les membres fondateurs du Réseau FSR formel ont ensuite travaillé en étroite
collaboration avec les chercheurs pour concevoir ses documents officiels (sa charte et ses
règlements généraux).
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56
39 La phase de consolidation s’amorce lorsque les acteurs financiers membres du CAP
finance ARUC-ÉS annoncent officiellement en décembre 2009 la formation de leur
association. Juste après, ils forment un conseil d’administration provisoire qui a comme
mandat de préparer le plan stratégique de ce réseau formel afin de définir son
positionnement, clarifier ses objectifs, ses valeurs et sa mission, choisir ses activités,
mettre en place ses structures de gouvernance (assemblée, conseil d’administration,
comités de travail, comité de suivi), déterminer ses membres potentiels et préparer son
plan de financement. Ses catégories de membres sont les membres fondateurs, les
membres investisseurs, les membres partenaires et les membres associés. Le Réseau FSR
compte ainsi regrouper éventuellement tous les acteurs du Secteur FSR, bien que tous ne
fassent pas partie des membres fondateurs.
Institutionnalisation du Réseau FSR: dynamique collective basée sur les pratiquesdes acteurs
40 Cette section explique comment s’est concrètement effectuée l’institutionnalisation du
Réseau FSR, considéré dans cette étude comme un réseau interorganisationnel (RIO). En
analysant les pratiques de création institutionnelle, trois types de pratiques ont été
identifiés.
Travail normatif et genèse du Réseau FSR
41 L’origine du Réseau FSR est liée à la formation d’un noyau d’acteurs autour de la
rédaction du Guide d’analyse des entreprises d’économie sociale. La réalisation de ce dernier
fut facilitée par des pratiques mobilisées par ses partenaires durant toutes les étapes de
ce projet (préparation, rédaction et diffusion). Nous les examinons à partir de l’approche
néoinstitutionnelle sociologique expliquée dans l’introduction.
Activation et mobilisation
42 L’activation des membres et la mobilisation des ressources sont, selon Saz-Carranza et
Ospina (2011), des processus essentiels à la création et à la gestion de RIO. Les pratiques
d’activation visent à recruter les membres alors que la mobilisation a pour but de capter
les ressources nécessaires au fonctionnement du réseau (Agranoff et McGuire, 2001 dans
Saz-Carranza et Ospina, 2011: 331). Plusieurs de ces actions ont été menées collectivement
par les membres du Réseau FSR et ce, avant et pendant la rédaction du Guide, et après sa
publication. Au tout début, l’activation a été particulièrement menée par le RISQ, sa
directrice ayant pris, d’une façon volontaire, mais informelle, l’initiative de contacter les
principaux Acteurs FSR et regroupements de l’ÉSS pour les unir autour de ce projet. Après
plusieurs contacts, un noyau d’acteurs était formé. Ceux-ci ont mis en place un comité de
travail où ils ont développé des actions de mobilisation pour enrichir le contenu du Guide
et assurer sa diffusion auprès des parties prenantes externes. Lors des premières
rencontres de ce comité, ses travaux concernaient surtout la manière de procéder pour
produire un guide riche en contenu et répondant aux attentes de toutes les parties
prenantes. Ils ont ainsi préparé minutieusement toutes les dimensions de ce projet afin de
mobiliser ces parties prenantes autour de celui-ci.
43 La mobilisation s’est poursuivie après la publication du Guide afin d’en assurer la
diffusion. Les partenaires ont organisé des rencontres et assuré des formations auprès des
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57
organisations concernées par son utilisation. Ils ont même conçu des outils pédagogiques
destinés à dispenser cette formation. Le but de cette mobilisation des parties prenantes
externes (organisations d’accompagnement et d'autres organisations et regroupements)
est d’expliquer le contenu du Guide et faciliter son utilisation pour l’ensemble des
analystes intervenant dans le financement des EÉSS. Avec ces efforts de mobilisation à
l’interne et à l’externe, le Guide est devenu aujourd’hui une norme de travail utilisée par
l’ensemble des bailleurs de fonds du Secteur FSR, et par les organisations
d’accompagnement. Il est utilisé au Québec, au Canada et ailleurs dans le monde.
Négociation
44 La négociation est particulièrement importante lors de la mise en place de RIO; leurs
membres étant hétérogènes, des tensions sont souvent ressenties entre l’unité et la
diversité (Saz-Carranza et Ospina, 2011). Le cœur du travail des partenaires du Guide
repose alors sur la négociation. Au début du projet du Guide, ils ont négocié son
organisation (qui participe à son élaboration, comment le financer, qui assurera sa
coordination); le contenu du Guide et sa forme (choix des concepts et définitions,
structure des chapitres, présentation graphique, etc.); et son utilisation (comment assurer
sa diffusion et la formation des personnes au sein des organisations qui sont appelées de
l’utiliser).
45 Lors du lancement du projet, les échanges concernaient les points suivants : définition
des concepts clés; contenus des chapitres; mise en page finale du Guide et sa diffusion. La
tâche de négociation était difficile, car les partenaires ne définissaient même pas l’EÉSS
de la même façon. Les échanges ont donc permis de clarifier ce concept. Après sa
publication, les partenaires du Guide ont négocié avec les acteurs externes qui sont
appelés de l’utiliser afin d’assurer sa diffusion et sa bonne utilisation. Suite à ces
négociations, un consortium composé des principaux réseaux et d'EÉSS fut formé pour
assurer le suivi de la démarche de formation des analystes financiers chargés des projets
d’ÉSS.
Légitimation
46 Le travail de création institutionnelle passe en premier lieu par des activités visant à
construire une légitimité vis-à-vis de l’extérieur (Lawrence et Suddaby, 2006). Les
données de notre étude de cas montrent que les partenaires du Guide ont fait plusieurs
actions pour assurer sa légitimité externe. Ils ont, par exemple, sollicité certains experts
du secteur de l’ÉSS pour lire et commenter rigoureusement les premières versions du
Guide. De plus, le Guide et les outils de formation conçus spécialement pour celui-ci ont été
traduits afin de les rendre accessibles aux communautés anglophones du Québec et des
autres provinces canadiennes. Le Guide a notamment été traduit en anglais, catalan,
coréen et espagnol.
47 En somme, on voit que durant cette phase de développement du Réseau FSR, même si les
partenaires étaient amenés à se mobiliser autour du projet du Guide, les relations entre
eux restaient informelles. Ils ont par contre mobilisé des pratiques institutionnelles
visant la conception, la diffusion et la légitimation de ce guide comme une norme
commune. Notons que la non-considération de la phase en amont, celle du groupe de
recherche PROFONDS-CRISES n’a pas permis d’identifier le travail cognitif qui a été fait
auparavant par ce regroupement et son impact sur les pratiques normatives développées
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ensuite par les acteurs financiers pour se donner cette norme commune, le Guide. Il y a
donc eu certainement un travail cognitif qui a précédé le travail normatif, et cela tombe
sous le sens puisqu’il faut codifier avant de normaliser.
Travail cognitif et élargissement du Réseau FSR
48 Nos données montrent qu’au cours de l’étape du CAP finance ARUC-ÉS, marquée par une
dynamique de recherche collaborative, les pratiques mobilisées collectivement par les
membres du Réseau sont d’ordre cognitif, ceux-ci étant placés dans une situation de
conceptualisation et de coproduction des connaissances.
Conceptualisation
49 Cette pratique vise le développement des concepts et des croyances qui soutiennent les
nouvelles institutions (Lawrence et Suddaby, 2006). La conceptualisation et la production
scientifique aident à institutionnaliser un champ organisationnel et encouragent la
production d’une carte cognitive commune. Nos données montrent le développement
d’un processus de coconstruction des connaissances au sein du CAP finance ARUC-ÉS, à
travers plusieurs activités et projets de recherche20. Mentionnons la réalisation de deux
portraits représentant la comptabilisation des actifs engagés dans le financement
solidaire et responsable au Québec21.
Développement d’un discours commun
50 Les discours sont «des entités matérielles, imaginaires ou symboliques, auxquels les
participants d’un champ attribuent des noms, des caractéristiques et des valeurs dans le
but de communiquer à propos d’eux » (Wagner et Hayes, 2005 dans Mignerat et
Audebrand, 2010 : 5). Nos données montrent que la coproduction des connaissances au
sein du CAP finance ARUC-ÉC ont mené au développement d’un discours commun entre
les acteurs de la finance solidaire et ceux du capital de développement, car les fonds des
travailleurs qui représentent le capital de développement se reconnaissent dans l’ÉSS et
dans la finance solidaire. Ces deux groupes d’acteurs se distinguent donc quant à leur
mission, mais se rejoignent par leur appartenance au secteur de l’ÉSS. Les recherches
partenariales produites, diffusées et consommées par ces acteurs ont ainsi contribué au
développement d’un système de pensée commun et une certaine logique de similitude
entre eux. Elles ont aidé à construire un socle commun de connaissances, normalisées
ensuite dans le Secteur FSR.
Médiation
51 Cette pratique est importante pour les RIO; elle a comme objectif de gérer les différences
entre leurs membres et d’assurer l’unité dans la diversité (Saz-Carranza and Ospina,
2011). Les résultats de notre étude montrent que, de 2007 à 2009, le CAP finance ARUC-ÉS
est devenu un comité de pilotage et de médiation pour mettre en place les structures
formelles du Réseau FSR, jusque-là informel. Ses membres fondateurs ont discuté, avec
l’aide des chercheurs, des questions liées à sa formalisation : pourquoi et comment
concevoir leur réseau formel? Les chercheurs ont joué le rôle de médiateurs entre les sept
membres fondateurs du Réseau FSR; ils les ont accompagnés durant le processus de
préparation de la charte et des règlements généraux. Ces documents définisent dans leurs
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grandes lignes la mission, la vision et les valeurs, et précisent les règlements internes de
ce réseau formel incorporé comme organisme à but non lucratif (ces deux documents
sont sur le site du Réseau FSR). Le travail de médiation fait par les chercheurs a favorisé
l’adoption de règles de collaboration et la définition des objectifs communs entre les sept
membres fondateurs.
52 En somme, l’analyse permet de voir que cette étape d’évolution du Réseau FSR se
distingue par la coconstruction des connaissances, le développement d’un discours
commun entre les Acteurs FSR et la médiation faite par les chercheurs pour aider ces
acteurs à fonder leur réseau formel. On voit également, qu’à cette étape, les relations sont
encore en partie informelles entre les membres du Réseau, et ce, malgré leur affiliation à
une structure de recherche universitaire formelle, l’ARUC-ÉS.
Travail politique et consolidation du Réseau FSR
53 L’analyse montre que lors du lancement du Réseau FSR formel, les pratiques de ses
membres ont été beaucoup plus politiques; celles-ci visaient la mise en place de ses
structures de gouvernance formelles et sa promotion.
Persuasion
54 Cette pratique est nécessaire pour faire connaitre l’institution et lui assurer une présence
publique (Lawrence et Suddaby (2006). Les résultats d’analyse montrent certaines actions
de persuasion mobilisées par les membres lors du lancement de leur réseau formel :
développement du site web, communiqué de presse, et organisation d’une assemblée
d’information ciblant les membres potentiels. Ces actions visent à le faire connaître,
renforcer son membership, le rendre légitime à l’externe (gouvernement, organisations
et regroupements d’ÉSS, population en général) et lui permettre de faire face aux
pressions du secteur financier traditionnel.
Mise en place de règles constitutives
55 Selon Lawrence et Suddaby (2006), la pratique de définition (defining) permet de définir le
cadre de la coopération et de construire les systèmes réglementaires qui confèrent un
statut ou une identité au RIO et à ses membres (ex. règles d’adhésion, standards et
règlements internes). Les résultats de notre analyse montrent certaines actions visant à
faire doter le Réseau FSR de ses propres règles de fonctionnement et à réguler les
relations entre ses membres (choix de son positionnement; détermination des catégories
de membres et critères du membership; choix du mode de gouvernance; choix des
activités; et formation de comités de travail pour assurer le suivi de ses activités et
soutenir les travaux de son conseil d’administration). Ces actions sont liées au processus
de planification stratégique enclenché par les membres du conseil d’administration de
transition mis en place juste après l’annonce de leur décision de fonder un réseau formel.
56 Les membres fondateurs ont mobilisé des pratiques politiques afin d’institutionnaliser
leur réseau et de légitimer l’existence de leurs relations jusque-là informelles. Le choix
d’une structure de gouvernance formelle permettant d’encadrer leurs relations devrait
faciliter le développement des comportements d’entraide qui existent entre eux et
renforcer la légitimité du Réseau FSR et, par la même, la leur.
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57 En somme, à la lumière des résultats de cette analyse, on voit que le passage du Réseau
FSR d’un mode informel au formel est le résultat de plusieurs pratiques institutionnelles
(normatives, cognitives et politiques) développées d’une façon consécutive par ses
membres. En plus des pratiques politiques visant sa structuration formelle, on peut voir
que cette formalisation a été également le résultat des pratiques normatives et cognitives
mobilisées au préalable. Le développement d’une norme (Guide d’analyse des entreprises
d’économie sociale), la coconstruction des connaissances et le développement d’un discours
commun ont aidé à consolider la coopération entre les membres fondateurs de ce réseau
et ont facilité les discussions entourant le choix et la mise en place de ses structures de
gouvernance formelle.
Coconstruction du champ FSR
58 Cette section discute les résultats de notre analyse montrant que le processus
d’institutionnalisation du Réseau FSR a été mené collectivement par ses membres dans le
respect des valeurs solidaires qu’ils partagent (diversité, équité, respect, démocratie et
transparence), en plus des objectifs économiques, politiques et institutionnels qu’ils
poursuivent. Le Réseau a mis en place une gouvernance interne, régulant les relations
entre ses membres, et vise à s’insérer dans une gouvernance externe, régulant les
relations avec son environnement. Son institutionnalisation contribue à la construction
et à la régularisation d’un nouveau champ institutionnel, le champ de la finance sociale et
responsable au Québec (ci-après Champ FSR), qu’il s’agit de distinguer du champ de la
finance classique. La construction de ce champ s’est concrétisée par la mise en place de
trois piliers institutionnels (normatif, cognitif et politique) (Scott, 2005). Ceux-ci sont
conçus collectivement par les membres du Réseau FSR, et ce, à de différents moments de
son cycle de vie.
Pilier normatif
59 Les pratiques des acteurs visant la construction d’un cadre normatif commun sont plus
mobilisées à la première phase de développement du Réseau. La construction identitaire
de ce réseau autour du Guide a facilité la mise en place d’une norme commune qui permet
à ses membres de se reconnaitre entre eux et d’harmoniser leurs pratiques. Cette identité
constitue ainsi le premier pilier de leur nouveau champ institutionnel (Champ FSR).
Soulignons qu’avec l’élaboration de ce guide, les Acteurs FSR ont voulu produire des
outils nécessaires pour le développement de leurs pratiques ainsi qu’une nouvelle
dynamique de collaboration entre eux, avec les acteurs d’accompagnement et avec leur
environnement institutionnel.
Pilier cognitif
60 En se joignant aux chercheurs universitaires, un nouveau mode de collaboration basé sur
la recherche partenariale s’est développé entre les Acteurs FSR. Ceci a généré une
nouvelle phase de développement pour le Réseau, celle du CAP finance ARUC-ÉS. En
travaillant ensemble, ces acteurs ayant des logiques différentes mais compatibles ont pu
développer un discours commun et de nouveaux concepts. Cette dynamique de
conceptualisation avait été amorcée lors de la production du Guide mais, avec l’activité de
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61
recherche, il se produit un rapprochement dans les représentations de ces différents
acteurs, menant à développer un langage commun et des références communes pour se
comprendre. Ces dimensions cognitives constituent ainsi le deuxième pilier institutionnel
du Champ FSR.
Pilier politique
61 L’aspiration de certains acteurs financiers à concevoir leur propre champ institutionnel,
distinct du champ de la finance traditionnelle, se concrétise avec la mise en place de leur
association formelle. L’institutionnalisation du Réseau FSR s’est traduite par la mise en
place de ses structures formelles de gouvernance, par le développement des pratiques de
persuasion (développement d’un site web, communiqué de presse, assemblée
d’information) pour le faire connaître et rehausser sa visibilité auprès des acteurs de l’ÉSS
et des autres parties prenantes externes. Par ceci, le Réseau vise un positionnement aux
côtés du Marché et de l’État, au sein d’une économie qu’il souhaite plurielle. Ces
structures de gouvernance visent également la régulation du pouvoir entre ses membres.
Les pratiques politiques permettent ainsi de donner une incorporation légale au réseau
formel et des moyens de le faire connaître. Ce type de pratiques qu’exige la formalisation
du Réseau FSR constitue ainsi le pilier politique du Champ FSR.
62 En somme, on voit qu’au début, la compatibilité des acteurs du Réseau FSR et la
complémentarité de leurs interventions ont conduit à construire les deux premiers piliers
institutionnels de leur nouveau champ (Champ FSR) soit les dimensions cognitive et
normative de leur action commune. Par la suite, ces acteurs ont mobilisé des pratiques
politiques requises par la formalisation de leur réseau. Ces pratiques génèrent ainsi le
pilier politique de leur nouveau champ institutionnel.
63 Le Champ FSR est donc le résultat du processus d’institutionnalisation du Réseau FSR
mené collectivement par ses membres dans le respect des valeurs qu’ils partagent, mais
aussi de leur engagement de responsabilité réciproque, les uns envers les autres, ainsi que
de leur interpellation à une responsabilité collective de régulation du Secteur FSR, où le
Réseau FSR souhaite jouer un rôle structurant. Dans le cas de la FSR, cette responsabilité
et cette dépendance concernent également la gouvernance externe. Le Réseau FSR
construit le Champ FSR au Québec et veut en assurer la régulation afin qu’il se distingue
du champ de la finance classique.
Champ de la FSR et développement d’un écosystème d’économiesociale et solidaire
64 Les Acteurs FSR se distinguent des institutions financières traditionnelles par leur projet
social, par l’identité collective qu’ils contribuent à construire et par leur opposition au
modèle de développement dominant basé sur la maximisation de profits. Par la
formalisation de leur réseau, ils visaient la coconstruction du Champ FSR pour faire face
aux pressions venant du secteur financier conventionnel, contrecarrer sa logique
dominante basée sur l’enrichissement des actionnaires à court terme, et freiner le
mouvement de la financiarisation de l’économie. La finance solidaire et responsable veut
ainsi prendre sa place dans le secteur financier pour l’influencer à devenir plus
socialement responsable.
Revue Interventions économiques, 54 | 2016
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65 Par son institutionnalisation, le Réseau FSR vise avoir un impact structurant sur le
Secteur FSR et, par conséquent, sur le développement d’un écosystème de l’ÉSS. Le but
ultime de ce réseau est de contribuer à l’instauration d’un modèle de développement qui
incarne les valeurs de solidarité, de démocratie et de partage.
66 Par son objet et sa nature, le Réseau FSR cherche à promouvoir la FSR afin de répondre
aux aspirations pour un autre modèle de développement et à des besoins non comblés en
termes de financement des EÉSS. Il est ainsi une solution novatrice apportée aux
problèmes de financement du secteur de l’ÉSS ; il produit un changement durable en
développant de nouvelles pratiques financières (capital patient, montages financiers,
distribution du risque, intervention en partenariat, etc.) et en les légitimant auprès du
secteur financier dominant. Le Réseau FSR contribue ainsi, avec la formation du Champ
FSR, à la consolidation de l’écosystème d’ÉSS au Québec. Finalement, par la
coconstruction de ce champ, il cible un changement institutionnel; il vise à faire émerger
une nouvelle pratique au sein du secteur financier au Québec, ce qui ne va pas sans
bousculer les normes de celui-ci.
Conclusion
67 L’article montre que même si des différences existent entre les Acteurs FSR, ceux-ci
interviennent en complémentarité pour réaliser leur mission d’intérêt général, soit
participer au développement économique et social du Québec, notamment par le soutien
à l’ÉSS. La création de leur réseau est d’ailleurs le fruit d’une longue collaboration de
certains d’entre eux, avec la participation d’acteurs périphériques venant des universités,
du développement local et de l’État. La formalisation de cette collaboration a en outre
mené au développement d’un nouveau champ institutionnel (Champ FSR) qui contribue à
la consolidation de l’écosystème d’ÉSS au Québec.
68 À travers cette étude du cas, l’article dévoile le rôle des acteurs et de leurs regroupements
dans l’émergence et le développement d’un écosystème de l’ÉSS; il illustre comment les
actions de réseautage et la mobilisation des pratiques de création institutionnelle
(normatives, cognitives et politiques) permettent aux Acteurs FSR d’institutionnaliser
leur réseau et de coconstruire leur nouveau champ institutionnel, différent du champ
financier traditionnel. Il explique également que, par la formalisation de leur réseau, ces
acteurs visent non seulement le développement et la pérennité de leur propre
organisation, mais aussi ceux de l’écosystème d’ÉSS du Québec, notamment par
l’influence des politiques publiques.
69 Cette étude permet finalement de voir que le processus d’institutionnalisation du Réseau
FSR et les pratiques développées dans ce contexte renforcent le système d’innovation en
ÉSS du Québec, mais contribuent aussi, ce faisant, à constituer un nouveau champ
institutionnel qui redéfinit la finance dans une perspective responsable, solidaire et
durable.
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63
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NOTES
1. Au Québec, « économie sociale » est le terme employé. Il recouvre les deux notions (économie
sociale et économie solidaire).
2. Voir: http://capfinance.ca/page_accueuil.php (consulté le 9 août 2015)
3. Voir: http://www.caissesolidaire.coop/qui-nous-sommes/histoire/index.html (consulté le 7
juillet 2014)
4. Voir: http://www.capitalregional.com/Fr/societe/loi_reglements.html (consulté 15
juillet 2013).
5. Voir ce lien: http://www.capitalregional.com/Fr/societe/mission.html(consulté le 7 juillet
2014)
6. Source: http://www.capitalregional.com/Fr/communiques/585.html (consulté le 20 août
2014)
7. Source: https://www.economie.gouv.qc.ca/fr/ministere/salle-de-presse/communiques-de-
presse/communique-de-presse/?cHash=b49494a1b8ee6f622cc1071405accd99&tx_ttnews%
5Btt_news%5D=7948&tx_ttnews%5Bcat%5D=570 (consulté le 20 août 2014)
8. Voir: http://www.sadc-cae.ca/index.php/capital-reseau-sadc-et-cae.html (consulté le 9 août
2015)
9. Source: http://www.capitalregional.com/Fr/fonds_essor_cooperation.html
10. Voir: http://www.fondaction.com/?cat=23 (consulté le 20 août 2014)
11. Voir: http://www.sda-angus.com/sda/7fbea3cc4e95/nos-origines (consulté le 27 août 2014)
12. Sources: www.fondaction.com et rapport annuel 2004-2005, p.64.
13. Rapport d’activité 2013: http://www.rqcc.qc.ca/wp-content/themes/bootstrap3-eggplant/
pdf/rapports/rqcc_rapportannuel_2012-2013.pdf (consulté le 11 juin 2013)
14. Rapport du Comité investir solidairement, 2006. http://www.chantier.qc.ca/userImgs/
documents/root/documents_gen/rapport-investir-solidairement.pdf (consulté le 15 juillet 2015)
15. Voir: http://www.investquebec.com/quebec/fr/produits-financiers/cooperatives-OBNL/
financement-IMPLIQ.html (consulté le 14 juillet 2014)
16. Source: file:///F:/Th%C3%A8se/textes%20finance%20solidaire%2001/finance%20solidaire%
20enjeux%20et%20perspectives.htm (consulté le 20 août 2014)
17. http://capfinance.ca/pdf/presentationCapFinance.pdf
18. Ce guide propose des outils permettant aux analystes financiers de reconnaître les
caractéristiques des entreprises d’économie sociale ; d’identifier les principaux facteurs de risque
et les éléments de réussite dans ce type d’entreprises. http://www.fonds-risq.qc.ca/?
module=document&uid=1014 (consulté le 15 juillet 2015)
19. Voir: http://www.aruces.uqam.ca/Portals/0/docs/pdf/RapFinalARUC2009Web.pdf (consulté
le 20 août 2014)
20. Voir: http://www.aruc-es.uqam.ca/Portals/0/docs/pdf/RapFinalARUC2009Web.pdf
(consulté le 4 août 2014)
21. Voir le « portrait de l’investissement responsable au Québec » Cahier de l’ARUC-ÉC (C-11-2008):
http://www.aruc-es.uqam.ca/Portals/0/cahiers/C-11-2008.pdf (consulté le 14 juillet 2015).
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RÉSUMÉS
Cet article montre le rôle des acteurs et de leurs regroupements dans l’émergence et le
développement d’un écosystème de l’économie sociale et solidaire à travers l’analyse du cas du
secteur de la finance solidaire et responsable au Québec et du réseau que forment certains de ses
acteurs. En se basant sur les données d’une étude longitudinale, l’article décrit les principaux
acteurs du secteur et analyse le processus d’institutionnalisation de leur réseau. Ce cas illustre
comment les actions de réseautage permettent de coconstruire et de développer un champ
institutionnel nouveau, différent du champ financier traditionnel et montre que, par la
formalisation de leur réseau, les acteurs de la finance solidaire et responsable visent non
seulement le développement et la pérennité de leurs propres organisations, mais aussi ceux de
l’écosystème d’économie sociale et solidaire du Québec, notamment par l’influence des politiques
publiques.
This article shows the role of actors and their groups in the emergence and development of a
social economy ecosystem through the analysis of the Quebec solidarity and responsible finance
sector case and of the network formed by these actors. Based on data from a longitudinal study,
the article describes the main actors in this sector and analyzes the institutionalization process
of their network. This case illustrates how the networking practices and actions allow co-
constructing and developing of a new institutional field, which is different from the traditional
financial field. It shows that, by the formalization of their network, the solidarity and responsible
finance actor’s aim, not only the development and sustainability of their own organizations, but
also that of the Québec social economy ecosystem, especially by influencing public policies.
INDEX
Keywords : ecosystem, institutional field, network, Quebec, social economy, solidarity and
responsible finance sector
Mots-clés : champ institutionnel, économie sociale, écosystème, Québec, réseau, secteur finance
solidaire et responsable
AUTEURS
TASSADIT ZERDANI
Tassadit Zerdani,Ph. D. en administration, Chargée de cours au Département d’organisation et
ressources humaines, ESG (UQAM) et professionnelle de recherche au Centre de recherche sur les
innovations sociales (CRISES) [email protected]
Revue Interventions économiques, 54 | 2016
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MARIE J. BOUCHARD
Marie J. Bouchard, D. Soc., Professeure au Département d’organisation et ressources humaines,
ESG (UQAM) et responsable de l’Axe Entreprises collectives du Centre de recherche sur les
innovations sociales (CRISES) [email protected]
Revue Interventions économiques, 54 | 2016
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The Future of Social EconomyLeadership and OrganizationalComposition in Canada: Demandfrom Demographics, and Differencethrough DiversityL’avenir de la direction et de la composition organisationnelle de l’économie
sociale au Canada : la demande démographique et la différence par la diversité
Ushnish Sengupta
Introduction
1 The purpose of this paper is to describe changes in the leadership and composition of
Social Economy organizations in Canada due to macroeconomic and demographic trends.
The paper argues that a fundamentally different support system is required in order to
enable and to support the future diverse Social Economy in Canada. Diversity of the social
economy is described along two primary parameters, socio-economic diversity and
ethno-racial diversity. Bourdieu’s framework of capital, habitus and field is used as a
theoretical framework for analysis.
2 The first trend to affect the social economy is increasing demand for social services
resulting in an increase in the number and size of social economy organizations
supplying social services. With income inequality increasing across Canada, and
simultaneously different levels of government continuing to reduce services due to fiscal
constraints, social economy organizations will inevitably be providing many social
services previously provided by government. The size of the social economy, including
the number of organizations, will grow and require additional human resources. A
critique of the social economy related to income inequality is Elite Resource Capture,
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where elites are able to accrue more benefits from the development and management of
social economy organizations compared to lower socio-economic status clients.
3 The second trend is changes in the demographic makeup of Canada, based on
immigration and Indigenous population growth. First, the majority of immigration to
Canada is now from non-European countries. Second, the Indigenous population is the
fastest growing group in Canada. With these demographic changes there will be a
corresponding growth in the demand for culturally appropriate social economy services
and organizations for immigrants and Indigenous communities. The social economy will
grow not only by expanding the cultural competencies of existing organizations but also
by the formation of new organizations, started by diverse groups of leaders with different
lived experiences and cultural capital. A second critique of the social economy and the
feminist movement comes from women of colour who argue that mainstream feminist
organizations do not challenge hegemonic cultural assumptions and therefore do not
represent their interests.
4 The Social Economy in its current form has organically grown to support existing
organizations, and is not designed to support the growth of new and different
organizations, started by a broader diversity of individuals and groups. Individuals and
groups starting new social economy organizations face multiple barriers in terms of class
and race, barriers that exist broadly in different forms of entrepreneurship. The third
critique of the social economy comes from an anti-racist and Marxist philosophy and
identifies issues at the intersection of race and class in the social economy, where specific
groups are continually disadvantaged in the social economy. In summary, if the Social
Economy as a whole is to support the development of different organizations, many of
which will not essentially emulate current organizations, a different and more diverse
approach supporting transformational social innovation from the margins of the social
economy is required.
Definition of the Social Economy
5 The social economy is known by different names in different countries, such as the
solidarity economy, third sector, nonprofit sector, voluntary sector, and civil society. The
scope of the social economy utilized here includes nonprofit, social enterprise and
cooperative organizations, as described by Quarter, Mook and Armstrong (2009), and
Mook, Whitman, Quarter & Armstrong (2015). The social economy including nonprofits,
cooperatives and other social purpose organizations, is a significant part of the economy
in Canada (Quarter, Mook and Armstrong, 2009), the United States (Mook, Whitman,
Quarter & Armstrong, 2015) and globally (Bouchard & Rousselière, 2015).
6 Quarter, Mook and Armstrong (2009) utilize a broad definition of the social economy,
where the social economy includes Non-Profit Organizations (NPOs) and Non-
Governmental organizations (NGOs), unincorporated social organizations, and
cooperatives. The social economy is very diverse in its organizational forms, as described
by Mintzberg (2015). This particular document focuses on social economy organizations
providing social services. Social economy organizations providing social services can be
developed in different forms, including non-profit organizations, social enterprises, and
cooperatives providing housing and childcare services. The common goals across
different organizational forms are presented in the normative description of the social
economy by McMurtry (2009). As many social economy organizations have common
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characteristics that are separate from organizational form, implications for the broader
social economy can be derived from an analysis of a subset of social economy
organizations.
Bourdieu’s Framework of Capital, Habitus and Field
7 Bourdieu’s theory of different types of capital (social capital, cultural capital, financial
capital, and symbolic capital), provide a useful framework for analyzing developments in
the social economy (Bourdieu, 1986). Bourdieu’s framework of capital and fields has been
applied to the social economy at the inter-sectoral level (Woolford, 2011), inter-
organizational level (Gordon, 2008; Greenspan, 2013) as well as at the intra-organizational
level (McGovern, 2014). From a Bourdieusian perspective, the social economy as a sector
is in a struggle for power with public and private sectors. Organizations within the social
economy struggle for position and resources between each other, and within
organizations there is a struggle for power and domination by individuals. The social
economy can therefore be considered to be a field, as described by Bourdieu to include
agents, logic, and rules (Woolford, 2011). The social economy field is a site of a struggle,
where different agents, whether individuals or organizations, compete to gain power and
continually redefine the field to their own benefit. An increasing market orientation of
the social economy provides advantages to agents with economic and cultural capital
(Woolford, 2011). Although the social economy is engaged in economic and social justice
issues, the opportunities for individuals, who are directly facing economic and social
issues to start and develop organizations, are becoming increasingly limited within the
social economy itself. As the social economy has become more professionalized and has
more recently favored marketization and managerialist skills, agents with existing
privilege and skills in the new environment, or habitus as described by Bourdieu, are able
to start up different social economy organizations as well as move into leadership and
management positions of existing social economy organizations. The ongoing changes in
the ability of equity seeking individuals and groups to start and develop social economy
organizations in Canada remains an under-researched area. As the social economy grows
in size and importance, we need to be conscious about who is advantaged, and who is
disadvantaged in the changing dynamics of the social economy.
8 In Bourdieu’s terms, the social economy is involved in the struggle for reproduction of
existing power structures versus change in the distribution of power and resources. If
solutions from equity seeking groups are to be implemented in the form of social
economy organizations, the class, race and gender individuality of founders and leaders
of social economy organizations become more important. Existing social economy
organizations can be considered to be incumbent, whereas new social economy
organizations are challengers to existing models. Christensen (1997) concludes that
incumbent organizations are invested in current technologies, and therefore have less
incentive to change and are unable to innovative as much as newer rivals. Westley,
Zimmerman & Patton (2006) describe the circular process as an “adaptive cycle” of
creative destruction in different sectors. In the social economy, the incumbent
organizations are invested in not supporting radical change, but a creative destruction
process of new organizations gradually replacing existing organizations is necessary.
9 Increasing the organizational plurality enables a greater diversity of individuals to make
meaningful contributions in the social economy. The corollary is also true that enabling a
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greater diversity of individuals to start and develop social economy organization results
in a greater plurality of organizations, which are required to solve the increasingly
complex and demanding social problems that remain unsolved. Page (2008) conducted
empirical research to find that the more diverse the groups of people solving complex
problems, the better the solutions. McKinsey & Company (2015) studied gender and racial
diversity across organizations, and concluded there is a significant positive relationship
between an organization’s gender and racial diversity and its financial performance. A
broader diversity in the types of organizations, individuals and groups leading
organizations in the social economy is therefore beneficial to the social economy as a
whole, developing different solutions to complex issues, and “wicked” problems where
solutions have been elusive (Rittel & Webber 1973). As described by the author and
founder of 350.org, Bill McKibben, there are no “silver bullet” solutions to complex
environmental problems; we need lots of “silver buckshot” (McKibben 2006). In other
words, there is no single organizational solution that will solve complex problems. We
need a broad range of organizational solutions simultaneously applying different
approaches to solve these problems.
The Major Economic and Social Trends Affecting theSocial Economy
10 The first trend to affect the social economy is increasing demand for social services
resulting in an increase in the size of the social economy. The second trend is changes in
the demographic makeup of Canada, based on immigration and Indigenous population
growth. These trends are described in additional detail in the following sections,
accompanied by critiques of the direction of the trend with respect to the social economy,
arguing that the social economy is a contested space.
Growth in Demand for Social Services
11 The first trend affecting the size of the social economy in Canada is continuing growth in
demand for social services. There are two macroeconomic trends in turn causing the
growth in demand for social services. First there is a long-term increase in the
unemployment rate and associated income inequality, and second, there is a decrease in
government social spending. The unemployment rate affects the social economy in a
number of different ways. The social economy is a significant employer in Canada, but
more significantly the unemployment rate affects the number and needs of clients served
by the social economy. Increases in long-term unemployment results in an increase in the
long-term demand for social service provision by social economy organizations.
Increased Demand for Social Services From Long-term Unemployment
12 A major macroeconomic trend affecting the growth of social services is the rate of
unemployment. A study completed by Statistics Canada (2015a) indicates a downward
trend in full-time employment in Canada, and an increase in precarious part-time
employment. Statistics Canada (2015a) also indicates that youth aged 17-24 experienced
the greatest long-term decline in full-time employment between the years 1976-2014;
men have experienced decreases in full-time employment across all age groups while
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women have gained full-time employment from 1976-2014. The social economy interacts
with the unemployment rate in three different ways. First, social economy organizations
are a major employer in the Canadian economy (Statistics Canada, 2007), and therefore
often hire individuals who would have otherwise been unemployed. Statistics Canada
(2007) reports that the core non-profit sector is larger than Motor Vehicle
Manufacturing, Agriculture, Accommodation and Food Services sectors, and therefore the
social economy has a significant labour “footprint” in the economy. Second, the social
economy provides services to unemployed individuals, including employment readiness
and job training services, and work in employment oriented social enterprises. Third, the
social economy develops and maintains alternative organizations that necessarily
challenge and change the existing economic paradigms, including alternative forms of
ownership and employment.
13 The longer the period of unemployment, the greater the social economy needs of
individuals experiencing unemployment. The unemployment rate in Canada is a
macroeconomic factor that interacts with the social economy at multiple levels, at the
same time it is a macroeconomic factor that is not under the control of the social
economy. A long-term trend in increasing unemployment is one of the factors that have
led to increasing income inequality in Canada (Parliament of Canada, 2013).
Income Inequality and the Social Economy
14 Income inequality, described by the World Economic Forum as the primary challenge for
the year 2015 (World Economic Forum, 2015), has become increasingly important to the
size and scope of the social economy. In an insightful study, Kim (2015) finds a strong
correlation between the level of economic inequality measured by the Gini coefficient,
and the number of non-profit organizations in a county-level study of the United States.
Kim (2015) theorizes that a greater number of people with lower incomes in a
geographical area generate demand for additional services provided by non-profit
organizations, and at the same time a number of individuals at higher incomes are
required as they have the resources to support the supply of additional non-profit
organizations and services. Kim (2015) additionally theorizes that a homogenous local
population has a lower number of non-profit organizations per capita since
homogeneously higher income areas have greater resources and therefore fewer
nonprofit service needs, while homogeneously low income areas have fewer resources
and therefore unable to form a sufficient number of organizations to meet the demand
for greater social needs. One of the primary conclusions by Kim (2015) is that economic
inequality within a county, measured by the Gini coefficient, is an enabling factor in the
formation of non-profit organizations. In other research the number of non-profit
organizations has been determined for poor or wealthy areas using average measures of
income and wealth, while Kim (2015) suggests it is the importance of the spread of wealth
or income inequality that is important for the number of nonprofits in an area.
Elite Resource Capture in the Social Economy
15 Jevtovic (2013) introduces a critique of the interaction of the social economy and income
inequality, in finding evidence of “Elite Resource Capture” related to social enterprise in
Western metropolises in Canada. Jevtovic (2013) utilizes BALTA (British Columbia and
Alberta Social Economy Research Alliance) project data on social enterprises such as the
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ability to earn income, age, number of full-time staff (Hall, Elson, Wamucii 2013; Hall,
Elson, Wamucii 2014), and measures of community wealth to point out that elites are able
to benefit more from leading, managing and operating social enterprises in Canada than
members of economically marginalized groups. Jevtovic’s thesis supports previous work
by Wolpert (1993) who indicates the decentralization of social services tends to benefit
elites and reduces services for marginalized communities. McGovern (2014) describes
elite resources capture in leadership for a social economy organization in the UK utilizing
Bordieu’s framework of capital, where the new leadership had higher “funding” capital
compared to the founders who had higher “needs” capital. McGovern (2014) also points to
Bourdieu by describing new leadership who also had the market oriented skills or habitus
which enabled them to navigate the social economy field which now apportions higher
value to these market oriented skills over understanding client needs. Nicholls (2010)
discusses the process of legitimation of social enterprise by resource rich actors. Domhoff
(2009) provides evidence of elite resources capture in the United States describing
connected networks of elite groups of people who maintain power through leadership in
political, corporate and nonprofit organizations. Analysis of elite networks in Canada
involving the social economy is an under-researched area (Reed & Selbee, 2001). As
income inequality has been increasing in Canada (Procyk, 2014) there are additional
opportunities for elite resources capture in the social economy, where a significant
proportion of the financial resources invested in the social economy as a form of income
redistribution is captured by elite actors in the system.
16 Social economy organizations have an important role in addressing social mobility and
income inequality, yet economic research indicates the non-profit sector has had little
overall effect on income redistribution (Clotfelter, 1992). Pratt and McCambridge (2015)
urge social economy organizations, including nonprofits and philanthropic organizations,
to take a more active role in addressing social mobility and income inequality. Palotta
(2008) on the other hand argues that nonprofit executive compensation should not have
any restrictions in order to attract the best talent for leadership. Bourdieu’s framework
can be used to analyze Palotta’s argument. It can be argued that Palotta supports higher
compensation for individuals who have higher economic and social capital. The argument
about making the social economy more equitable for individuals and communities who
don’t possess high levels of capital in this paper, is more congruent with Pratt and
McCambridge (2015) than Palotta (2008).
17 Whereas many social economy organizations were previously developed by the middle
class (Putnam, 2000), the opportunities for creation and management of social economy
organizations is becoming more limited to elites. Supporting the narrative of a
disappearing middle class, Walks (2013) concludes that not only is income inequality
increasing in Canada, but income polarization is also increasing across major Canadian
municipalities with growing “poor” and “rich” classes associated with a declining middle
class. The increase in income inequality is not evenly geographically distributed, creating
homogenous geographical areas of poverty and of wealth which has subsequent results of
the size of the local social economy (Kissane, 2010). A study by Murdie, Maaranen &
Logan (2014) of eight Canadian Metropolitan areas (Calgary, Halifax, Hamilton, Montreal,
Ottawa, Toronto, Vancouver, Winnipeg) found that inequality in Canada’s cities is
increasingly spatialized, with low-income areas increasing in proportion to other areas.
In agreement with the nonprofit density hypothesis presented by Kim (2015), Murdie,
Maaranen & Logan (2014) find that homogeneously low-income areas have a lower
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density of services. Research on the lack of social economy services in low-income areas
of Canadian cities includes lack of necessities such as food (Canadian Environmental
Health Atlas, 2016), and long travel distances for healthcare services (City of Toronto,
2013). The implications of elite resource capture are that the opportunity to start and
grow social economy organizations are increasingly limited for low-income communities,
and elites are able to capture more funding and related opportunities in the social
economy. The result is a reduction in the economic diversity of social economy
entrepreneurs, and a resulting loss of potential for communities to develop solutions to
their own issues.
Intergenerational Mobility and the Social Economy
18 Bourdieu utilizes the concept of life trajectory to describe the difference between an
individual selecting their own path and societal influences on the capital available to
individuals. Corak (2013) describes the negative relationship between economic
inequality and intergenerational mobility in Canada and the United States. Often
described as the “Great Gatsby curve”, intergenerational mobility decreases as income
inequality increases across different countries. The implications for the social economy is
that the opportunities for starting social economy organizations that are dependent on
financial resources, extends across multiple generations for low-income groups. An
earlier study by Corak (2010) finds that although income inequality is lower in Canada
than the US, the economic aspirations are similar, including expectations of social
mobility. Chetty (2015) analyzed the relationship between family backgrounds and
innovation (measured by the number of patents produced by individuals) by studying the
relationship between parental income, neighborhood, and education in the United States.
In a perfectly meritocratic society, parental income, for example, should have limited
effects on the level of innovation by individuals across economic class and race
differences. Chetty (2015) finds that children from a low socio-economic background are
less likely to produce patents as adults, a measure of innovation. Conversely, children of
parents with high economic status are much more likely to produce patents through
cumulative advantages of opportunity. There is a high degree of overlap between the
factors that enable innovation and entrepreneurship in the broader economy, and the
factors that enable social innovation and social entrepreneurship in the social economy.
Based on rising income inequality and corresponding lack of intergenerational social
mobility, there is multi-generational “opportunity gap” in the ability to implement social
innovation and develop social economy organizations by low-income individuals and
groups.
Government Expenditures on Social Services
19 The second macroeconomic trend affecting the size of the social economy is government
expenditures on social services. Elson (2007) describes the changing relationship between
the government and the social economy in Canada, particularly the role of government as
the primary funders of social economy organizations. With different levels of government
continuing to reduce services due to fiscal constraints, social economy organizations
inevitably fill the resulting void. According to Elson, even after downloading a number of
social services to the provinces, the federal government remains the largest social service
funder. Although federal governments have been formed by political parties of different
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ideologies, the trend since the 1990s has been a continuing reduction in the funding of
social services (Quarter, Mook and Armstrong 2009). Based on experience in the UK, a
country at the forefront of government devolution to the social economy, Unwin (2004)
classifies the government funding relationship with social economy organizations into
giving, shopping and investing categories. According to Unwin (2004), giving typically
involves transfer of funds from the government to social economy organizations through
grants, shopping typically involves loans to social economy organizations, and investment
involves government investing in equity. In Canada, the availability of grants has been
reduced in favor of performance-based loans and equity investments, which provide
financial and social returns to investors (MARS Centre for Impact Investing & Purpose
Capital, 2014). Therefore the types of funding available to social economy organizations in
Canada have changed significantly over time.
20 As funding from governments is being reduced across the social economy, social economy
organizations are finding ways to grow revenues from alternative sources. Charities, in
particular, continue to be dependent on government funding for the majority of their
revenues (Imagine Canada, 2013). In addition to changes in the type of funding being
available to social economy organizations in Canada, the level of funding has decreased
compared to other Organization for Economic Co-operation and Development (OECD)
countries. A report by the Centre for the Study of Living Standards (2012) compared
public social spending in Canada over 20 years, from 1981-2010, and found that over the
past twenty years, public social spending by Canada has fallen significantly below the
OECD average. The rate of increase of public social spending in Canada was found to be
lower than Germany, United Kingdom, and the United States. The study found that “if
Canada’s redistributive efforts were to be raised to the OECD average, nearly two-thirds of
the increase in after-tax inequality that has taken place in Canada since 1981 would be
eliminated.” (Centre for the Study of Living Standards, 2012). Government social
spending, a form of income redistribution, has direct outcomes on poverty rates, income
inequality and the social economy.
21 Government funding for social economy organizations in particular demonstrates
directional trends. Elson (2007) summarizes the current trends in government funding by
referencing a report by the Canadian Council on Social Development (2003):
22 “This parsimonious funding regime, established since the early 1990s, has embedded
itself across all levels of government and sub-sectors in the voluntary sector (Scott, 2003).
It is characterized by: 1) increased targeting of funds; 2) a shift from the core to project-
based funding; 3) increased and often unjustified demands for accountability and
reporting; 4) funding contingent on compulsory collaboration; 5) an on-going perception
that volunteers are readily available reserve labor pool; and 6) a belief that market
models will automatically lead to greater self-sufficiency (Scott, 2003).”
23 The Satellite Account of Nonprofit Institutions and Volunteering produced by Statistics
Canada (2007) reports that between 1998 and 2007, the core nonprofit sector (excluding
hospitals, universities and colleges) grew faster than GDP. At the same time as
government social spending in decreasing, the size of the social economy is growing due
to growing demand for social services, requiring additional human resources. The
support systems for starting and growing social economy organizations are piecemeal
compared to other industries and sectors, leading to a significant pipeline problem
(Canadian Task Force on Social Finance, 2010).
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Demographic Changes in Canada
24 The second trend is changes in the demographic makeup of Canada. First, the majority of
immigration to Canada is now from non-European countries including the Philippines,
China, India, Pakistan, and Iran (Citizenship and Immigration Canada, 2015). In addition
to population growth through immigration, the Indigenous population is the fastest
growing group in Canada (Statistics Canada, 2015c). There is a corresponding growth in
the demand for culturally appropriate social services for immigrants and Indigenous
communities. The need for culturally appropriate services has been expressed most
compellingly by Indigenous communities in Canada, since these communities have
experienced the deepest negative effects of cultural domination. Sinclair & Grekul (2012)
describe the value of culturally appropriate services in reducing Indigenous youth gang
activities. Fallon, Chabot, Fluke, Blackstock, MacLaurin, & Tonmyr (2013) describe the
cultural factors in decisions in placing Indigenous children to other families by child
welfare agencies. Durst, Bluechardt, Morin, & Rezansoff (2001) describe the differential
treatment by the healthcare system of Indigenous individuals who have disabilities. The
social economy will grow not only by expanding the cultural competencies of existing
organizations but also by the formation of new organizations, started by a diverse group
of leaders with different lived experiences and cultural capital.
25 The effects of government policies have had unequal socio-economic results for different
ethnic and racialized communities. Ornstein (2006) analyzed the “vertical mosaic” (p. 82)
or socio-economic profile of various ethno-racial groups in Toronto, and found that the
Indigenous community experiences the greatest level of socio-economic marginalization,
followed by African and West Asian ethno-racial groups. A similar study by Ornstein
(2007) in Montreal and Vancouver indicates that Aboriginal, Caribbean, and South Asian
(Indian, Pakistani, Bangladeshi, Sri Lankan) groups are particularly disadvantaged. The
findings by Ornstein (2006) are supported by more recent and in depth research for the
Indigenous population in Toronto, through the Toronto Aboriginal Research Project
(Toronto Aboriginal Support Services Council, 2011). The intersectionality of race, class
and gender have been experienced most acutely by Indigenous communities in Canada
through colonialism, capitalism, and patriarchy (Palmater, 2011). Although there is a
significant quantity of research on issues in Indigenous communities, there is limited
research on solutions to these issues by Indigenous organizations, particularly social
economy organizations that are a critical component of developing community asset-
based solutions.
Ethno-Racial Diversity and the Social Economy
26 Statistics Canada (2015b) indicates that Canadian communities large and small are
becoming more ethno-racially diverse primarily due to immigration. The conditions that
have led to the growth of the social economy, such as income inequality, now need to
take into account growing ethno-racial diversity. The central argument made in this
manuscript is that there are systematic changes required in the way the social economy
addresses ethno-racial diversity in Canada. Intergenerational mobility is limited not only
by class, but also by race in Canada. Corak (2008) for example, concludes that
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intergenerational mobility in Canada is limited to immigrants from particular ethnic
groups, namely Caribbean, African and Latin American immigrants.
27 If there are no structural adjustments, the result can be similar to the outcomes in the
United States where increased ethno-racial diversity in an area has been related to
decreased social capital (Putnam, 2007) and a smaller number of non-profit organizations
(Kim, 2015). The Human Resources (HR) Council for the Non-Profit Sector (2013) research
indicates 6% of employees in the non-profit sector are visible minorities, compared to
20% of the general population. The disproportionally lower percentage of visible
minorities in the social economy is not due to lack of interest in social and environmental
causes, as immigrants and visible minorities have the same level of interest in social and
environmental issues as other Canadians. Earth Day Canada (2012) surveyed interest in
environmental issues for immigrants and found a strong level of interest in
environmental issues, but the issues identified by immigrants were different from those
focused on by mainstream environmental movement. Toronto Workforce Innovation
Group (2011) found a difference in over-representation of Black individuals in worker
roles, and under representation as managers in non-profit organizations in Toronto. A
report by the Mowat Centre (2014) on the social economy in Ontario indicates there is a
demographic gap in ethno-racial diversity between leadership in the Social Economy in
Ontario and its client population. An earlier report on nonprofit sector diversity in
Toronto echoes this finding (DiverseCity, 2012). Diversity has become a significant focus
for the organization representing social entrepreneurs in the United States, the Social
Enterprise Alliance (Lynch, 2014). The HR Council for the Non-Profit Sector (2013)
indicates the benefits of diversity on non-profit boards include ability to access
community resources, ability to respond to external changes, and better decision making
identifying the full range of opportunities and risks.
28 A broader diversity in the types of organizations, individuals and groups leading
organizations in the social economy is beneficial to the social economy as a whole,
developing different solutions to complex issues and wicked problems where solutions
have been elusive. Loh (2014) provides a critique of the current composition of the “New
Economy”, a coalition of social economy organizations in North America, indicating it
should be more diverse: “For the movement to succeed, it must be led by the dispossessed
—those for whom the mainstream economy has never worked.” The term “new
economy” is a broad term positioning social economy organizations in the form of an
alternative futurity, a future where organizations are socially responsible,
environmentally sustainable, and democratic. One of the impetuses for the New Economy
has been the Occupy movement (Breau, 2014). Chetty, Hendren, Kline & Saez (2014)
conclude that where a person is born, and to which parents they are born, limits inter-
generational mobility by geography, class and race in the United States. There are strong
signals that Canada is heading in the direction of the United States in terms of higher
income inequality, lower intergenerational mobility and lower socio-economic
opportunity by geography, class and race (United Way of Greater Toronto, 2015).
29 Meinhard, Faridi, O’Connor & Randhawa (2011) describe two different ways in which
visible minorities participate in the leadership of the social economy in Canada. First,
participation as leaders, managers and volunteers in mainstream organizations. Second,
formation of ethno-specific voluntary organizations that represent their specific
interests. In Ontario a number of organizations are demonstrating promising human
resources oriented diversity practices based on recommendations of previous reports
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(McIsaac & Moody, 2014; DiverseCity, 2012). The Ontario Nonprofit Network, has
partnered with the Toronto Region Immigrant Employment Council (TRIEC) to offer
diversity training. This initiative addresses the first form of participation described by
Meinhard et al. (2011), participation as leaders, managers and volunteers in mainstream
organizations, but fails to address Meinhard et al.’s second method of participation, ability
to form new organizations. Meinhard et al. (2011), finds an inverse relationship between
the number of ethno-specific charitable organizations representing visible minority
groups, and the participation of visible minorities on the boards of mainstream charitable
organizations. The research by Meinhard et al. (2011) conducted across Toronto,
Vancouver, Calgary, Montreal indicates that when ethnic communities do create their
own institutions, individuals have a greater choice in organizations they can contribute
to, and often choose ethnic institutions that reflect their community. Conversely, when
fewer ethnic institutions exist, individuals compete for the limited number of board
positions in mainstream organizations. Intergenerational mobility in Canada is limited
across second and third generations of immigrants, even for individuals who are born in
Canada, based on Corak (2008) finding that inter-generational mobility in Canada is
limited to immigrants from particular ethnic groups.
30 The United Way of Greater Toronto’s Strong Neighborhood Strategy provides a different
place based example. Based on the ground-breaking report, Poverty by Postal Code
(United Way of Greater Toronto, 2004), the United Way of Greater Toronto has developed
a Strong Neighborhoods Strategy that invests specifically in designated Neighborhood
Improvement Areas in Toronto, including setting up hubs that support co-working spaces
for non-profit organizations. Although this strategy is geographically based, and geared
towards provision of new services in low income, racialized neighborhoods, and therefore
will alleviate some of the service deficit issues in low-income areas, outcomes for
organization level ethno-racial diversity are yet to be determined.
31 Efforts to increase economic and ethno-racial diversity in social economy organizations
through human resource practices, for example, promotion of members of equity seeking
groups to leadership positions in existing organizations have significant limitations. The
problem a social economy organization addresses and the solution direction is primarily
determined by the founders of the organization. Different groups and individuals will find
different problems to be salient, and different solutions to be appropriate. It is therefore
the founding and startup stage of social economy organizations where the effort to
increase diversity has to be focused. The barriers faced by equity seeking groups in
entrepreneurship in the broader economy, such as class, race and gender issue, apply to
starting up organizations in the social economy. Meinhard et al. (2011) find that even
though Toronto has the largest visible minority population it has the lowest number of
ethno-specific charities per thousand visible minorities among the four large Canadian
metropolitan cities studied. More broadly, the two most ethnically diverse cities in
Canada, Toronto and Vancouver, have the lowest percentage of ethnic charities. As
charities are a type of “pinnacle” organization in the social economy, trends in charities
tend to reflect trends in the broader social economy.
32 Kim (2015) makes an important finding that ethno-racial diversity is negatively
correlated with the number of non-profit organizations in an area, in line with Putnam’s
(2007) theory of “hunkering down” or that communities with higher ethno-cultural
diversity have a lower level of social capital due to lower social cohesiveness. Based on
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survey data from the US, Putnam found that in areas of greater ethno-racial diversity,
there is:
• “Less expectation that others will cooperate to solve dilemmas of collective action.
• Less likelihood of working on a community project.
• Lower likelihood of giving to charity or volunteering.” (Putnam, 2007:150)
33 Therefore Putnam (2007) provides evidence that the building blocks of social economy
organizations are weaker in more ethno-racially diverse communities, and Kim (2015)
subsequently confirms that the resultant density of nonprofit organizations is lower in
areas of greater ethno-racial diversity.
34 Garrow (2015) completed a longitudinal study on the relationship between changing
racial composition and the size of the social economy in Los Angeles County. Garrow
found that an increasing percentage of Blacks and Latinos in Los Angeles County was
associated with a greater number of disbanded (closed or abandoned) non-profit
organizations, while an increasing percentage of Whites reduced the number of
disbanded non-profit organizations. Bourdieu indicates that fields, including the field of
the social economy, is not a level playing field. White communities who have historically
had more economic and social capital are able to sustain organizations which serve local
interests, whereas Black and Latino communities having lower levels of economic and
social capital are unable to sustain all existing organizations. The inability of increasing
Black and Latino communities to start new organizations that would replace disbanded
organizations can be explained in Bourdieu’s terms, the ability to reproduce existing
power structures is more prevalent than the ability to change the distribution of power
and resources.
35 Couton (2013) studied the relationship between Canadian ethnic communities and
immigrant serving charities and employment factors and found a negative relationship
between the density of charities and employment and income, and a positive relationship
with self-employment. In other words, ethnic and immigrant serving charities were
located in low-income areas where unemployment is high, and where self-employment is
seen as a solution to lack of unemployment. A report on immigrant entrepreneurship in
Toronto by Newcomer Women’s Services Toronto, Social Planning Toronto, Toronto
Womens City Alliance (2014) supports this finding, indicating that immigrant self-
employment is strongly based on entrepreneurship of necessity rather than
entrepreneurship of opportunity. In summary, the research indicates that ethno-racial
diversity is negatively correlated with the density of social economy organizations.
Where ethnic community related charities exist, they do not have a positive effect on
unemployment, but there is a positive correlation with self-employment. Self-
employment as studied by Couton (2013) and Toronto by Newcomer Women’s Services
Toronto (2014) includes private for profit business, rather than social economy
organizations. The enablers and barriers for the formation of social economy
organizations by ethno-racial groups, remains an under-researched area.
Barriers to Social Economy Organization Formation by Ethno-RacialGroups
36 In order to direct efforts towards a desirable future where everyone from different
communities has the same opportunities to start up social economic organizations, we
must understand historical restrictions on social economy organizations. In Bourdieu’s
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framework, the social economy as a field has resisted the formation of organizations by
ethno-racially diverse groups.
37 A significant critique of the social economy and its ethno-racial diversity is provided by
the feminist movement, particularly women of colour. In the acclaimed book, The
Revolution Will Not be Funded: Beyond the Non-Profit Industrial Complex (Incite! Women of
Color Against Violence, 2007), the authors make the case that the mainstream civil sector
organizations often act against the interests of grassroots organizations, particularly
since the societal changes demanded by grassroots require genuine changes in power
structures. Incite (2007), emphasizes the efforts of racialized feminist groups and the
suppression of efforts by mainstream feminist organizations. Incite (2007) suggests that
mainstream feminist organizations essentially do not want to alter power structures. In
Bourdieu’s analysis, mainstream feminist social economy organizations have been able to
gain power though the use of different forms of capital, while women of colour do not
have the capital to gain proportional levels of power. Woolford (2012) uses Bourdieu’s
framework to analyze the social service sector in Manitoba, and concludes that
Indigenous organizations are able to reflexively identify and counter neoliberal direction,
while other mainstream social economy organizations are unable to engage in the same
level of reflexivity. Wolch (1999) provides a broader critique of the non-profit sector
indicating the sector has lost its advocacy role by becoming closer to the government and
private sectors.
Entrepreneurship Suppression and the Social Economy
38 Light and Dana (2013) describe suppression of entrepreneurship when the social capital of
a dominant group inhibits entrepreneurship of other groups. Light and Dana (2013)
indicate there are two types of entrepreneurship suppression, malevolent and
inadvertent entrepreneurship suppression. Historically, malevolent entrepreneurship
suppression was experienced by Indigenous, Black and Immigrant communities in the
United States and in Canada.
39 The Global Entrepreneurship Monitor (GEM) studies are the broadest survey based on
studies of entrepreneurship across countries (www.gemconsortium.org), including social
entrepreneurship. GEM separates entrepreneurship in different countries by factors
driven, efficiency driven, and innovation driven categories, placing Canada and the UK in
the innovation driven category. Harding (2006) completed one of the main GEM studies
specifically surveying Social Enterprise, and indicates there is a higher intention for
starting social enterprise among minorities, but a lower number of owner managers are
minorities, particularly Black Africans and Black Caribbeans. The Toronto Workforce
Innovation Group (2011) provides evidence that the non-profit sector has a higher than
population proportion of Black workers in the social economy, versus lower than
population proportion of Black leaders in the social economy. These two reports indicate
that the Black community has both intention to start organizations and employment in
the social economy, but has limited leadership and management opportunities.
40 One of the sharpest critiques of the intersection of class and race in the social economy
comes from Allen (1969) and his contemporaries (Chrisman, 2010), who describe social
economy organizations as instruments of neo-colonial policies. As described by Graefe
(2006), social economy organizations, can “flank” (work with) neoliberal economies, and
simultaneously work in opposition to neoliberal economies. In a related Marxist critique,
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Roelofs (1995) describes the social economy or the third sector as a protective layer of
capitalism, where social economy organizations are a form of pacification of more radical
racialized movements that would realign power and economic structures. Allen (1969)
describes the treatment of Black communities in the US as a form of domestic
colonialism. Allen (1969) characterizes the racialized urban areas of American cities as
part of the ghetto infrastructure and the existence of a ghetto buffer class of small Black
business owners and Black social service organization managers. Allen (1969) describes
Black capitalists as a form of social control, and educated and trained Blacks who are
managers of social economy organizations to be new managers of the ghetto. Allen
therefore implicates not only the state, but the private sector, as well as the social
economy in maintaining racial inequalities. Allen (1969) describes a class of racialized
unemployed and precariously employed people who are part of the internal colonies who
serve as repositories for a reserve supply of labour. In other words, Allen indicates there
is a strong intentionality to limit opportunities for low-income, racialized individuals to
only employees in the social economy, rather than creators and founders. Given the
findings from the social economy labor force survey (Toronto Workforce Innovation
Group, 2011) that demonstrate a higher than population proportion of Black workers in
the social economy, versus lower than population proportion of Black leaders, the
theories described by Allen warrant further examination.
The Social Economy and Indigenous Communities in Canada
41 Indigenous communities in Canada include First Nations, Métis and Inuit communities.
The Indigenous population of Canada consists of 4.3% of the total population and is the
fastest growing population group in Canada (Statistics Canada, 2011). A number of broad
provincially based social enterprise surveys by the British Columbia and Alberta Social
Economy Research Alliance project (BALTA) highlight the interactions between social
enterprise and Indigenous communities in Canada. In the BALTA surveys, Hall, Elson, &
Wamucii (2013) indicate that 37% of Alberta’s and 33% of British Columbia’s social
enterprises served Indigenous clients. Related surveys indicate the following percentages
of surveyed social enterprises which served Indigenous communities in other provinces:
29% in Manitoba (Canadian CED Network, 2012), 28% in New Brunswick (Hall, Elson, &
Wamucii, 2014), 16% in Nova Scotia (Tarr & Karaphylis, 2011), and 22% in Ontario
(Canadian CED Network, 2013). The survey results indicate a pattern of engagement
between Indigenous communities and social enterprise in Canada that is proportionally
much greater than the Indigenous population. Sengupta, Vieta & McMurtry (2015)
indicate that although Indigenous communities are overrepresented as clients of social
economy organizations, Indigenous communities led organizations are underrepresented
in the social economy. Indigenous communities led social economy organizations in
Canada are shaped by the population, geographic distribution, history of colonization,
and local and global contexts. In Bourdieu’s framework, Indigenous organizations are in a
struggle with non-Indigenous organizations in the social economy field for the legitimacy
of Indigenous knowledge. Indigenous knowledge is often suppressed by the hegemony of
Eurocentric knowledge in the Social Economy in Canada. Battiste and Henderson (2000)
argue for the benefits the Western world can gain from Indigenous knowledge.
42 Woolford (2012) uses Bourdieu’s framework to conclude that Indigenous organizations
are more reflexive than other mainstream social economy organizations, as these
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organizations are engaged in countering a long history of racism and colonialism. There
are three basic types of social economy organizations engaged with Indigenous
communities in the struggle for legitimacy of Indigenous knowledge.
1. Organizations developed by Indigenous communities, utilizing Indigenous knowledge and
philosophy, primarily serving Indigenous clients.
2. Organizations developed by non-Indigenous communities, utilizing Euro-centric knowledge,
serving Indigenous and non-Indigenous clients.
3. Organizations developed by non-Indigenous communities, utilizing both Euro-centric and
Indigenous knowledge (usually through the employment of Indigenous personnel) serving
Indigenous and non-Indigenous clients.
43 The second type of organization is the most prevalent type of social economy
organization interacting with Indigenous communities in Canada (Diamantopoulos &
Findlay, 2007). Eurocentric and non-Indigenous knowledge is utilized to address
Indigenous client needs of the majority of social economy organizations, often resulting
in additional risks rather than benefits. As the Indigenous population of Canada grows,
there will be a growing need for culturally appropriate services provided by social
economy organizations. Culturally appropriate services can be provided by social
economy organizations that genuinely implement Indigenous knowledge and values into
its mission, long-term strategy and day-to-day operations. The appropriate adoption and
utilization of Indigenous organizational principles and philosophies, such as planning for
the next seven generations, are beneficial to Canadian society as a whole, not just
Indigenous communities. Although there is a substantial volume of research on
Indigenous populations, the relationship of Indigenous communities and social enterprise
within the broader social economy is an under-researched area (Wuttunee, 2009).
Conclusion
44 This paper has described socio-economic and demographic trends precipitating changes
in the leadership of the social economy in Canada. The trends affecting the growth of the
social economy include a growing income inequality and a long-term period of fiscal
restraint by different levels of government in Canada. Another trend affecting the social
economy is the changing demographics in Canada, particularly population growth from
immigration and Indigenous communities. One of the key conclusions is that the agency
and leadership opportunities of marginalized and equity seeking groups in starting and
maintaining social economy organizations is limited by current system structures.
45 An analysis utilizing Bourdieu’s framework of capital, habitus and field indicate existing
support systems for starting and developing social economy organizations are designed
to maintain existing power structures. The important subtlety of Bourdieu’s framework
can be reiterated through comparison with Putnam’s theories of social capital. Social
capital has been described as a base upon which social economy organizations are
developed (Putnam, 2001). In more recent research, Putnam (2015) describes the decrease
of social capital in ethno-racially diverse communities, and differential social capital and
opportunity due to income inequality. Bourdieu’s framework of analysis can be
differentiated from Putnam’s analysis on two aspects. First Bourdieu stresses the
importance of conflict between agents, where the social capital gained by a dominant
group can be utilized to gain advantages over non-dominant groups. Putnam considers
an increase in social capital for a community to be good for the whole community, where
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a rising tide lifts all boats, whereas Bourdieu raises the issue of the gain of social capital
by one group, which can be at the expense or loss of capital by another group. Second,
Putnam puts greater emphasis on the role of economic class and underestimates the role
of race, particularly in the leadership and formation of organizations in the social
economy. Bourdieu’s framework has been applied here to the intersection of class and
race in the social economy, differentiating different types of capital (economic, social,
cultural), and the ability to gain advantage through the ability to play the game or
habitus in the field of the social economy. Bourdieu’s framework is used as a basis in this
manuscript to highlight three primary critiques of the social economy, including elite
resource capture, exclusion of women of colour, and control of racialized communities.
46 One potential avenue for addressing the critiques and ongoing conflict in the social
economy is addressing the support systems for the formation and leadership of social
economy organization in the form of social economy education. Social economy
education has to be diversified in two related directions. First, social economy education
has to consciously increase the diversity in types of organizations that are taught and
supported. The social economy education field is highly siloed between educators who
teach cooperatives, social enterprises, and community economic development. Current
trends in social economy education is towards institutional isomorphism, and this trend
can only be countered by including different worldviews which relate to different forms
of organizations. Second, social economy education has to be consciously inclusive of
diversity of individual backgrounds, including economic class and race, in the case
studies, philosophies, and educators themselves. These two challenges are related;
providing a greater range of organizational options will enable a greater diversity of
individuals to start and lead social economy organizations.
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ABSTRACTS
This paper describes the necessary and inevitable changes in the leadership of the Social
Economy in Canada due to socio-economic and demographic trends. The first macroeconomic
trend affecting the growing size of the social economy in Canada is growing income inequality.
The second macroeconomic trend is a long-term period of fiscal restraint by different levels of
government in Canada. Another trend is the changing demographics in Canada, which has two
components, population growth from immigration and population growth in Indigenous
communities. The trends are accompanied by critiques of the direction of the trend with respect
to the social economy, arguing that the social economy is a contested space. One of the key
conclusions is that the agency and leadership opportunities of marginalized and equity seeking
groups in starting and maintaining social economy organizations is limited by current system
structures. Bourdieu’s framework of capital, habitus and field are used as theoretical frameworks
for analysis to argue that the existing support systems for starting and developing social
economy organizations are designed to maintain existing power structures.
L’article qui suit décrit les changements nécessaires et inévitables qui devraient être introduits
dans la direction de l’économie sociale au Canada en raison des tendances démographiques et
socioéconomiques actuelles. Les deux premières tendances sont macroéconomiques. Il s’agit,
respectivement, de l’inégalité croissante des revenus et des restrictions budgétaires de longue
durée aux différents paliers de gouvernement. La modification de la réalité démographique au
Canada, en particulier la croissance de la population des communautés immigrantes et
autochtones, est l’une des tendances socioculturelles majeures. L’économie sociale est un espace
contesté et l’une des principales conclusions tirées de l’étude est que les occasions de pouvoir et
de direction offerte aux groupes marginalisés et en quête d’équité, se trouvent limitées par les
structures du système actuel. Les concepts de capital, d’habitus et de champ de Bourdieu servent
de cadres théoriques pour montrer que les systèmes d’appui actuels au démarrage et à
l’établissement d’organisations dans le champ de l’économie sociale sont conçus pour maintenir
les structures de pouvoir existantes. Des structures de soutien distinctes devraient dès lors être
établies.
INDEX
Mots-clés: autochtone, économie sociale, immigration, inégalité, sans but lucratif
Keywords: Immigration, Indigenous, Inequality, Nonprofit, Social Economy
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Les transformationsinstitutionnelles de l’économiesociale et solidaire en France desannées 1960 à nos joursTimothée Duverger
Introduction
1 Le tournant du XXe siècle marque l’apogée de l’économie sociale avec l’Exposition
universelle qui accueille en 1900 à Paris plus de 5 000 exposants au Palais de l’économie
sociale.1 Après un XIXe siècle orienté par la loi Le Chapelier, l’économie sociale bénéficie
d’une inflexion de la culture politique française vers un « jacobinisme amendé ».2 Pierre
Rosanvallon relève l’articulation entre le monopole de l’intérêt général et le pluralisme
social : « La dissociation du social et du politique est au cœur du modèle républicain
réformé tel qu’il se met en place dans les années 1880-1914. Ce modèle a pour
caractéristique de lier la fidélité politique à l’héritage de la culture politique
révolutionnaire avec […] une certaine place aux corps intermédiaires dans la régulation
économique et sociale ».3
2 Cette reconfiguration induit néanmoins une différenciation fonctionnelle des
organisations sociales dans une pluralité de statuts, pour éviter la tentation d’une
immixtion dans le champ politique et la formation de contre-pouvoirs à la définition de
l’intérêt général par l’État.4 Le morcellement de l’association générale en plusieurs sous-
ensembles – syndicats, coopératives, mutuelles et associations – a pour effet l’éclipse du
mot économie sociale. Le trait continu reliant les organisations sociales étant rompu,
l’économie sociale est désormais en « pointillés », fragmentée entre plusieurs familles
prisonnières d’un effet silo et transformées en auxiliaires de l’action publique. En tout ce
sont quatre décennies pendant lesquelles l’histoire de l’économie sociale s’arrête, même
si persiste sa tradition académique.5 Les histoires coopératives, mutualistes et
associatives continuent, mais sans liens entre elles.6 Il n’y a plus d’économie sociale pour
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soi. Il n’y a plus qu’une économie sociale en soi, inconsciente d’elle-même parce que
n’existant qu’à l’état latent.
3 La coïncidence entre l’éclatement de l’économie sociale en plusieurs statuts et la
disparition du mot désignant l’ensemble n’a rien de fortuit. C’est le concept d’émergence,
signifiant que « le tout est plus que la somme des parties »,7 qui en donne la clé de
compréhension. L’économie sociale n’est pas la simple addition de ses composantes. Une
alchimie particulière se produit : l’acte d’institution. Poser la question de l’institution
revient à poser celle du politique, entendu comme la mise en forme de la coexistence
humaine.8 Le problème 9 est donc celui de la création qui survient dans le passage de
l’économie sociale en soi vers l’économie sociale pour soi : comment l’économie sociale
et solidaire s’institue-t-elle ? Son exploration commence en France, où l’économie
sociale réapparaît dans les années 1970 à l’occasion d’une reconfiguration des rapports
entre l’État, le marché et la société civile. Elle se complexifie avec l’éclosion de formes
nouvelles d’économie sociale, comme l’économie alternative dans les années 1980,
l’économie solidaire dans les années 1990 et l’entrepreneuriat social dans les années 2010.10 Elle s’étend dès la fin des années 1980 à l’aire internationale, la mise en place du Marché
unique en Europe devenant son nouvel horizon.
4 À l’intersection de l’économique, du social et du politique, les trajectoires de l’économie
sociale se mêlent à celles du capitalisme, auquel elle s’adapte. Trois cycles se dégagent,
marqués par trois évènements structurants à l’origine de nouveaux arrangements
institutionnels. L’irruption sociale de Mai 68 constitue une première bifurcation,
conduisant à un rééquilibrage entre l’État et la société civile, qui ouvre un espace à la
résurgence de l’économie sociale. La deuxième phase s’amorce en 1989 avec
l’effondrement du bloc soviétique, qui a pour corollaire le triomphe du marché et
l’européanisation de l’économie sociale. Enfin, la crise du capitalisme financier de 2008
accélère les mutations de l’économie sociale et solidaire. Ces trois périodes
s’accompagnent de renégociations entre l’économie sociale historique et l’économie
sociale émergente, qui prend successivement la forme de l’économie alternative, de
l’économie solidaire et de l’entrepreneuriat social.
Déclin du Welfare state, résurgence de l’économiesociale et solidaire (1968-1989)
5 Le premier cycle d’institution de l’économie sociale et solidaire puise dans le phénomène
Mai 68 à un double niveau. D’abord, indirectement, Mai 68 cristallise une réarticulation
des rapports entre l’État et la société civile, au bénéfice de la seconde, qui renforce sa
capacité d’agir en effectuant un bond en avant vers sa légitimation, à travers notamment
la reconnaissance du fait associatif ou la décentralisation.11 Ces mouvements de plaques
tectoniques ouvrent une brèche où se faufile l’économie sociale, le courrier initial
appelant à son rassemblement datant du mois de décembre 1968.12 À la fois sous la
pression de la nécessité avec le déclin du Welfare state, qui se manifeste par un retrait de
l’intervention de l’État dans les circuits financiers de l’économie sociale, et à la faveur
d’une opportunité historique de réaffirmation de la société civile face au jacobinisme, elle
émerge par la réunification de ses familles constitutives, coopératives, mutualistes et
associatives.13 Ensuite, directement, Mai 68 est la source vive où puisent une série de
nouveaux mouvements sociaux « hors travail » des années 1970,14 sur la rationalité
desquels se branchent des entreprises alternatives, qui visent une transformation des
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rapports sociaux par le prisme du travail.15 À partir des années 1980, ces entreprises
s’orientent de plus en plus vers la résolution de la question sociale, à mesure que le
chômage croît.16
6 L’apparition de ces nouvelles formes économiques se traduit par des regroupements, qui
en fixent les contours en même temps qu’ils en organisent le champ et lui élaborent une
parole commune. La décennie 1980, qui s’ouvre par l’accès de la gauche au pouvoir, en est
le catalyseur. Le Comité National de Liaison des Activités Mutualistes, Coopératives et
Associatives (CNLAMCA), fondé en 1970,17 est le point nodal du champ de l’économie
sociale, autour duquel gravitent une multitude d’organisations satellitaires, dont il est
souvent à l’origine, comme le Fonds d’assurance formation Uniformation créé en 1972.
D’abord réduit pour l’essentiel à une liaison des composantes de l’économie sociale, il est
peu à peu chargé d’influer sur les pouvoirs publics pour institutionnaliser l’économie
sociale.18 L’Agence de Liaison pour le Développement des Entreprises Alternatives
(ALDEA), créée le 1er février 1981, est issue des Réseaux Espérance, 19 une nébuleuse
chrétienne qui souhaite ancrer la « mutance »20 dans les pratiques au moyen d’une
contagion par l’exemple. Surgissant simultanément à l’élection de François Mitterrand,
cette minorité nomique21 a un régime d’historicité 22 qui diffère de celui de la gauche
politique. Sur le modèle « christocentrique »23 et dans le sillage de Mai 68, ses praticiens
imaginent un agir « ici et maintenant »,24 alternatif à la méthode de conquête du pouvoir
étatique. C’est ce qui explique, en plus de son faible degré de structuration, que l’ALDEA
concentre ses interventions sur le développement des entreprises alternatives, en
concevant des outils de financement (Cigales, GARRIGUE, etc.) et une assistance technique
aux créateurs d’entreprises.25
7 Leurs missions varient en fonction de leurs stades de développement, le CNLAMCA étant
davantage un groupe d’intérêt et l’ALDEA une agence de développement. Mais les deux
partagent un même souci de coordination des acteurs, sous formes fédérales pour le
premier et réticulaires pour la seconde, qui en fait des figures de la société civile
organisée. Ils se distinguent sur leurs rapports à la centralité démocratique incarnée par
l’État. Du fait d’une structuration plus poussée, le CNLAMCA opte pour une stratégie
d’intégration à la machine étatique. Adoptant un principe de représentation nationale et
équilibrée des mouvements de l’économie sociale, il défend sa position axiale vis-à-vis
d’organisations potentiellement concurrentes, comme la Fondation de l’Économie Sociale
(FONDES) ou le Comité National des Groupements Régionaux de la Coopération et de la
Mutualité (CNGRCM), tous deux créés en 1981, pour conserver le monopole de la parole
légitime.
8 À l’inverse, l’ALDEA ne prétend jamais représenter le champ foisonnant de l’économie
alternative, dont la diversité et l’éparpillement des organisations constituent des
obstacles difficilement surmontables. Sa structure horizontale, non représentative,
n’autorise pas une action de pression sur l’État, même si l’ALDEA bénéficie de subventions
pour financer ses projets, ainsi que des innovations législatives, comme les lois sur
l’indivision à l’origine des Cigales26 ou l’émission de titres associatifs. 27 L’attitude
défensive de l’économie sociale face au risque de banalisation se manifeste par la volonté
d’instituer un secteur sécurisé, mais elle ouvre un espace à l’économie alternative, qui
profite de cette fenêtre d’opportunité pour déployer sa créativité socio-économique dans
une dialectique permanente entre le centre et les marges, facilitée par la position de
marginaux sécants qui, à l’instar de Patrice Sauvage, haut fonctionnaire et fondateur de
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l’ALDEA, se définissent comme des « mutants de l’intérieur », c’est-à-dire des acteurs du
changement intégrés aux institutions.28
9 Ces regroupements de l’économie sociale et solidaire s’accompagnent d’une production
de discours, qui visent à les justifier en les adossant à un régime de généralité. Leurs
stratégies argumentatives se nouent autour de mots-communs. D’abord désignée par la
formule négative de « secteur à but non lucratif »,29 la convergence entre les mutuelles,
les coopératives et les associations retient finalement l’appellation d’économie sociale en
1977, sous le patronage d’Henri Desroche.30 Pour l’économie sociale émergente, les
groupes de travail des Réseaux Espérance évoquent des écoentreprises, avant que la
notion d’entreprise alternative ne l’emporte en 1981, succédant à celle d’autogestion.31
10 Pour sa théorisation, l’économie sociale fait appel aux ressources intellectuelles issues de
sa filière coopérative. Ses deux principaux intellectuels organiques, Henri Desroche et
Claude Vienney, étendent leurs théories coopératives, communautaires pour l’un et
sectorielles pour l’autre, à l’ensemble de l’économie sociale.32 Quant aux praticiens, ils
adoptent en 1980 une Charte dans laquelle ils s’autodéfinissent en reprenant les termes
de la convention du CNLAMC de 1970 : liberté d’adhésion, indépendance, but non lucratif
et gestion démocratique.33 Dans ce domaine, l’économie alternative est handicapée par sa
culture orale, sa diversité – que ne peut compenser sa faiblesse structurelle – et son
pragmatisme qui a pour corollaire le refus des systèmes idéologiques. Elle renonce
d’abord à toute ambition théorique et s’en tient à se présenter comme une démarche
appuyée sur quatre principes : la viabilité, l’autonomie, l’autogestion et la solidarité,
traduites dans son Manifeste de 1984.34 Cette approche très empirique est d’abord l’œuvre
des praticiens. Elle n’est enrichie d’une dimension macro-économique, par des
intellectuels comme Guy Roustang et Ingmar Granstedt,35 qu’à partir de la seconde moitié
des années 1980, à la faveur de recherches et d’expérimentations sur la pluri-activité.
11 En parallèle de cet effort de nomination, l’organisation des intérêts de la société civile de
l’économie sociale la conduit d’une mission interne de liaison de ses mouvements vers
une mission externe de pression sur le politique. Entre 1974 et 1976, l’élargissement du
couple mutualité-coopération aux associations36 s’accompagne de ses premiers contacts
avec les rocardiens.37 Ces derniers, y trouvant un champ d’expérimentation pour
l’autogestion, consentent à co-construire un programme de développement de l’économie
sociale dans la perspective d’une alternance. Avec la victoire de François Mitterrand à
l’élection présidentielle de 1981 et la désignation comme ministre de Michel Rocard, les
conditions sont réunies pour la mise en œuvre de la première politique publique
d’économie sociale, qui se décline en trois volets : administratif (Délégation à l’Économie
Sociale),38 législatif (loi de 1983)39 et financier (Institut de Développement de l’Économie
Sociale).4041
12 Idée phare du discours de la deuxième gauche, l’économie sociale sert alors d’argument
dans la controverse socialiste sur les nationalisations, pour rééquilibrer le collectivisme
« étatique » par un collectivisme « autogestionnaire », opposant la propriété collective à
la propriété publique.42 Le paroxysme de cette phase d’institutionnalisation de l’économie
sociale est atteint en 1984 avec l’instauration d’un secrétariat dédié, confié à Jean Gatel.43
Le CNLAMCA est étroitement associé à ce processus, soit par le pouvoir exécutif via le
Comité Consultatif de l’Économie Sociale (CCES) – un organe de l’État consultatif créé à
cet effet dès 1981 –, soit par le pouvoir législatif à travers les groupes d’études
parlementaires (Sénat et Assemblée Nationale), élargis en 1980 de la coopération à la
mutualité. Ainsi reconnue comme secteur au milieu de la décennie 1980, l’économie
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sociale est stabilisée, même si elle commence à être aiguillonnée par sa branche radicale,
l’économie alternative.
Avènement du marché, expansion de l’économiesociale et solidaire (1989-2008)
13 Le second cycle d’institution de l’économie sociale et solidaire est déclenché en 1989 par
une suite d’évènements extérieurs qui marquent son entrée sur la scène internationale.
C’est d’abord la fin de la Guerre froide avec la décomposition des démocraties populaires
d’Europe centrale et de l’Est, qui annonce l’éclatement du bloc soviétique. La Pologne, la
Hongrie, la RDA, la Tchécoslovaquie, la Bulgarie et la Roumanie entrent ainsi dans une
phase de transition post-communiste.44 C’est ensuite le Bicentenaire de la Révolution
française. Comme en écho à 1789, souffle en 1989 un vent de liberté qui balaie les régimes
autoritaires et délivre les sociétés civiles. Cette dynamique conduit à l’avènement du
marché, qui devient le principe hégémonique d’organisation des sociétés modernes. Cette
rupture avec l’Ancien Monde bipolaire coïncide avec un nouveau saut de l’histoire
européenne qui se dirige vers le Marché unique,45 dont l’économie sociale entend profiter
en s’y inscrivant pleinement.
14 1989 scande ainsi le tournant européen de l’économie sociale. Après l’organisation d’un
colloque à Bruxelles en 1978,46 des rencontres bilatérales entre les mouvements nationaux
au début des années 1980 et un inventaire des organisations mutualistes, coopératives et
associatives conclu en 1986 par une Conférence européenne,47 la reconnaissance de
l’économie sociale est finalement acquise en janvier 1989 lors de l’installation de la
deuxième Commission Delors. À la demande des acteurs, le président de la Commission
européenne, héraut de la société civile et auteur dix ans plus tôt d’un rapport sur le tiers
secteur qui l’a sensibilisé à la question,48 intègre l’économie sociale aux attributions du
commissaire européen aux PME, à l’artisanat, au commerce et au tourisme, Antonio
Cardoso E Cunha.49 Sur le plan administratif, cela se traduit par la création d’une unité
« économie sociale » au sein de la DG 23, pour opérationnaliser la politique publique lui
étant destinée.50 Parallèlement à ces progrès à l’ouest dans les institutions de la
Communauté européenne, l’économie sociale française se lance à la conquête de l’est, où
elle accompagne la transition des pays post-communistes vers l’économie de marché, en y
gagnant des marchés tout en ménageant un secteur d’économie sociale, qui pâtit d’un
préjugé négatif dû à l’expérience des formes coopératives autoritaires du socialisme réel.51
15 Une fenêtre d’opportunité s’ouvre avec la présidence française des Communautés
européennes. La France accueille à cette occasion, au mois de novembre 1989, la 1re
Conférence européenne de l’économie sociale, qui réclame la création de statuts
européens de sociétés coopérative, mutuelle et associative, pendant du projet de statut de
société anonyme visant à faciliter les regroupements transnationaux d’entreprises dans le
cadre de la mise en place du Marché unique.52 La cause de l’économie sociale est mise sur
l’agenda européen, après une communication de la Commission au Conseil « Marché
intérieur » du 21 décembre sur « Les entreprises de l’économie sociale et la réalisation du
marché européen sans frontières ».53 Le Comité Économique et Social Européen (CESE) et
le Parlement européen, où l’économie sociale dispose d’importants relais, appuient le
projet, tandis que la Commission prépare des propositions de règlement du Conseil,
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présentées en 1992 après avoir été débattues avec les acteurs.54 Cependant, les disparités
entre les modèles juridico-historiques nationaux, notamment français, anglais et
allemand, enrayent leur processus d’adoption. La situation reste bloquée pendant dix ans.
Le statut de société coopérative européenne n’est finalement approuvé par le Conseil
qu’en 2003, dans le sillage de celui de la société anonyme deux ans plus tôt.55
16 Un double mouvement caractérise la décennie 1990. D’une part, l’institutionnalisation
européenne de l’économie sociale est très contrariée, malgré le soutien de la société civile
organisée et des représentants du peuple. Les projets de l’unité « économie sociale »
butent souvent sur la diversité des modèles nationaux et la domination du capitalisme.
Ainsi le programme pluriannuel d’actions communautaires qu’elle présente en 1994 pour
développer le secteur de l’économie sociale est-il retoqué par le Conseil. Si un budget est
dégagé et quelques mesures sont prises, l’action de l’Europe en faveur de l’économie
sociale au cours des années 1990 reste limitée.56 L’unité « économie sociale » disparaît
d’ailleurs de l’organigramme européen en 1999. D’autre part, un travail de regroupement
des mouvements de l’économie sociale européenne a lieu tout au long de la décennie. Le
CCES français sert d’exemple à la création du Comité Consultatif des Coopératives, des
Mutuelles, des Associations et des Fondations (CC CMAF) en 1994.57 L’économie sociale
privilégie le format du Comité consultatif à celui du Comité de liaison, pour accroître son
influence sur les politiques publiques européennes. Néanmoins, l’attitude ambivalente de
la Commission européenne freine sa structuration. Si elle l’encourage, elle ne la reconnaît
d’abord pas officiellement. Pour cela, il faut attendre quatre ans. Institutionnalisé par la
Commission en 1998, le CC CMAF s’empêtre pourtant aussitôt dans des
dysfonctionnements avant d’être supprimé deux ans plus tard et remplacé par un comité
de liaison des mouvements européens, la Conférence Européenne Permanente des
Coopératives, des Mutuelles, des Associations et des Fondations (CEP-CMAF), qui a
l’avantage d’autonomiser le regroupement de l’économie sociale pour lui éviter d’être
soumis aux aléas politiques.58
17 1989 est également une année pivot pour l’économie alternative qui participe à la genèse
du mouvement altermondialiste. À l’occasion du Bicentenaire de la Révolution, un G7 est
accueilli par la France, à Paris, dans le quartier de La Défense. L’ALDEA est alors chargée
par l’Autre Sommet Économique (« The Other Economic Summit » – TOES) de piloter la
préparation d’un contre-sommet alternatif.59 Prévu initialement sur le thème de la
démocratie économique il est élargi au problème de la dette du tiers monde – objet du G8
– par les associations de solidarité internationale. Celles-ci imaginent un « Sommet des 7
pays parmi les plus pauvres », qui opère une critique de la ploutocratie et de la
mondialisation.60 L’ALDEA se trouve ainsi à l’intersection des luttes. Avec les associations
de lutte contre le chômage, de lutte contre la pauvreté, d’éducation populaire et de
solidarité internationale, elle organise les États Généraux de la démocratie économique,
qui approfondissent les questions théoriques, et un Forum, qui propose un partage
d’expériences des pratiques alternatives. 1989 est de la sorte relié à 1789.61 Le tiers monde
apparaît comme l’héritier du tiers état, tandis que la contradiction entre les droits
abstraits et les inégalités économiques est attisée par la persistance de la crise, le passage
à un capitalisme financier et le triomphe de la démocratie occidentale.62
18 Le TOES 89 constitue l’apogée et le déclin de l’économie alternative. D’un côté, il l’ouvre
au monde et renforce ses liens avec le mouvement social. De l’autre, il endette l’ALDEA,
qui n’a plus les moyens de fonctionner. L’ALDEA et ses satellites se rapprochent alors de
Solidarité Emploi63 en publiant la revue À faire,64 puis en créant un réseau de
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correspondants locaux.65 Cela aboutit en 1992 à la constitution du Réseau de l’Économie
Alternative et Solidaire (REAS),66 tandis qu’un nouveau courant de l’économie sociale
émergente apparaît en 1989 avec la création de l’Agence pour le Développement des
Services de Proximité (ADSP), une agence qui a pour mission de conduire une
expérimentation sur les services de proximité.67 Elle forme le creuset d’une économie
solidaire, dont les bases théoriques ont été jetées dans les années 1980 par Jean-Louis
Laville et Bernard Ème à travers leurs collectifs d’intervention sociologique, rattachés à la
revue Autogestions.68 Le syntagme d’économie alternative et solidaire perdure pendant
une décennie. À l’instar de l’économie sociale, le REAS poursuit le déploiement de son
réseau international avec la structuration dès 1990 d’un éphémère Réseau Européen
d’Économie Alternative et Solidaire (REEAS)69 à l’origine d’une résolution du Parlement
européen sur l’économie alternative et solidaire en 1994.70
19 L’économie solidaire tend cependant progressivement à supplanter l’économie
alternative et solidaire. Plus lisible/visible, théorisée et laïcisée, elle profite à la fois des
divisions entre réformistes et radicaux de l’économie alternative et solidaire,71 du
Symposium international de Lima « Globalisation de la solidarité »72 et de la formation
d’un Gouvernement de gauche plurielle en 1997. Sans doute aussi la notion d’alternative
perd-t-elle de sa force à mesure que le marché s’érige comme le seul horizon. C’est ainsi
qu’est créé l’Inter-Réseaux de l’Économie Solidaire (IRES) en 1997 à la suite d’un Appel
paru dans Le Monde.73 Le tournant des années 2000 enregistre une double mutation du
champ de l’économie sociale et solidaire. On assiste à la décantation de l’économie
solidaire, cristallisée dans l’instauration d’un secrétariat d’État dédié en 2000,74 et à
l’alliance en tension entre l’économie sociale et l’économie solidaire,75 fondée sur une
dynamique territoriale marquée par la création des Chambres Régionales de l’Économie
Sociale (CRES) pour la première76 et du Réseau des Communes pour l’Économie Solidaire
(RCES) pour la seconde,77 qui profitent de la décentralisation de l’État introduite par les
lois Deferre de 1982. L’approche statutaire de l’économie sociale s’enrichit ainsi de
l’approche axiologique de l’économie solidaire.
20 Cependant, la trajectoire de l’économie sociale et solidaire est perturbée par l’alternance
gouvernementale de 2002, qui referme toute fenêtre d’opportunité. Une loi de l’économie
sociale et solidaire, en cours d’élaboration, est abandonnée.78 Perdant le soutien, en
particulier financier, de l’État, la métamorphose de l’IRES en Mouvement pour l’Économie
Solidaire (MES) ne tient pas ses promesses.79 Les institutions de l’économie sociale aussi se
transforment. D’une part, alors qu’à la fin des années 1990, l’idéologie du TINA80 et de la
mondialisation heureuse s’imposent et que la fin de l’histoire est annoncée, la pression
uniformisatrice du capitalisme menace l’identité de l’économie sociale, qui subit une
vague de banalisations.81 D’autre part, le lancement d’un nouveau projet de loi sur la
formation professionnelle82 et du débat sur la réforme du dialogue social mettent sur le
métier la structuration de la fonction employeur de l’économie sociale.83 Ces deux
facteurs sont à l’origine d’une refondation du CNLAMCA en Conseil des Entreprises et
Groupements de l’Économie Sociale (CEGES) en 2001.84 Dans les années qui suivent, le
CEGES porte l’effort sur l’adhésion de l’ensemble des syndicats d’employeurs de
l’économie sociale. La recherche d’un compromis entre ceux-ci et les mouvements
politiques s’accompagne néanmoins d’une exacerbation des tensions internes au champ
de l’économie sociale. Les bouleversements des années 1990, jalonnés par l’effondrement
du bloc soviétique et l’avènement du marché, impactent l’économie sociale et solidaire
qui, à la fois, change d’échelle et se recompose. Mais, soumise au risque de perdre ses
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spécificités face au marché elle se repositionne peu à peu comme une figure de la société
civile organisée ; ce qui la maintient dans le marché tout en affirmant sa différence.85
Crise du capitalisme, transformations de l’économiesociale et solidaire (2008-aujourd’hui)
21 Le troisième cycle d’institution de l’économie sociale et solidaire s’amorce à partir de la
crise du capitalisme de 2008, qui sert de catalyseur aux mutations du champ. Depuis ses
origines au XIXe siècle, l’économie sociale et solidaire entretient un rapport de
coopétition à l’État et au marché, dont elle forme, en tant que groupements de personnes,
un contre-pouvoir. En prenant le contrepied de l’individualisme, se manifestant aussi
bien par le mépris des corps intermédiaires que par la recherche du profit, elle contribue
au progrès de la démocratie comme forme sociale.86 La crise du capitalisme a donc pour
corollaire le renouveau de l’économie sociale et solidaire, dans les flancs de laquelle se
nichent des alternatives qui n’attendent que leur essaimage. Mais l’instabilité même de la
crise rend imprévisible le réagencement de l’État, du marché et de la société civile et la
question subséquente de la place de l’économie sociale et solidaire.
22 Après une phase d’incubation au cours des années 2000, les mutations du champ se
traduisent par un nouvel arrangement institutionnel sur les décombres de l’Ancien
Monde de l’économie sociale et solidaire. Entre 2009 et 2010, toute son armature
institutionnelle s’effondre. Un collège employeur apte à représenter l’économie sociale
pour négocier et signer des accords collectifs est construit au sein du CEGES pour achever
sa structuration. Le rapport Hadas-Lebel de 2006, qui préconise une association des
syndicats d’employeurs aux négociations des accords nationaux interprofessionnels,87
suivi du succès des listes de l’Association des Employeurs de l’Économie Sociale (AEES) qui
obtiennent 19.07 % des voix aux élections prud’homales de 2008,88 l’encouragent. Mais ce
processus conduit à l’éclatement du CEGES. Le GNC, dont plusieurs composantes
importantes participent déjà au dialogue social, soit dans le secteur agricole soit avec le
MEDEF, rejette cette construction qui menace la souveraineté des mouvements politiques
de l’économie sociale jusqu’à quitter le CEGES.89 L’économie sociale sort très affaiblie de
cette séquence. Paralysée par ses divisions internes, elle est incapable de s’opposer à la
suppression de la Délégation Interministérielle à l’Innovation, à l’Économie Sociale et à
l’Expérimentation Sociale (DIIESES) en 2010, administration de mission créée en 1981 par
l’État pour développer l’économie sociale et solidaire.90
23 L’érosion des dispositifs historiques d’institutionnalisation de l’économie sociale ouvre
une brèche aux formes concurrentes. La crise du capitalisme ne génère cependant pas
une forme de radicalisation, mais au contraire une intégration de l’économie sociale
émergente, qui s’adapte à la rationalité néolibérale. Adoptant une finalité sociale, à partir
d’une approche à la fois axiologique et réformiste, les entreprises sociales, de filiation
anglo-saxonne ou continentale, s’inscrivent dans le paradigme du marché en se
substituant aux États défaillants. Sous l’étendard de l’entrepreneuriat social, renonçant à
tout projet de transformation sociale et consentant à la supériorité du managérialisme,
elles tâchent de répondre à des besoins sociaux sans remettre en cause les rapports de
production.91
24 En Europe, la dénomination des entreprises sociales parvient dépasser les clivages
traditionnels en enveloppant la pluralité des modèles nationaux. Dès 1996, l’Union
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européenne en finance l’étude par le réseau de chercheurs « Emergence of Social Enterprises
» (EMES), qui publie en 2001 The emergence of social enterprise, avant que le Royaume-Uni
lance l’année suivante une action de promotion des entreprises sociales, conforme à la
troisième voie blairiste.92 Au tournant des années 2010, les instances européennes s’y
rangent. Dans la définition qu’elle en donne, la Commission européenne ne marginalise
néanmoins pas l’économie sociale. Elle considère au contraire que l’entreprise sociale la
recouvre, bien qu’elle élargisse les formes statutaires classiques à certaines sociétés
commerciales porteuses d’une finalité sociale.93
25 Si la question de l’entreprise sociale est soulevée en France dès 1998 par la mission Lipietz
sur l’étude d’un statut de société à vocation sociale,94 qui aboutit en 2001 à la création du
statut de société coopérative d’intérêt collectif (SCIC),95 elle n’est approfondie qu’au cours
des années suivantes par Hugues Sibille au sein de l’Agence de Valorisation des Initiatives
Socio-Économiques (AVISE), après son passage à la tête de la Délégation à l’Économie
Sociale. À partir d’un petit réseau informel d’acteurs socio-économiques gravitant autour
du groupe SOS, il crée en 2006 le Collectif pour le Développement de l’Entrepreneuriat
Social (CODES) qui lance en France le mot d’entrepreneuriat social.96 Peu à peu défini par
les praticiens, jusqu’à la parution d’un Livre blanc en 2009,97 il effectue une percée dans
l’espace public, aussitôt accentuée par sa reprise dans le rapport Vercamer de 2010, qui
propose la création d’un label visant à contourner les formes statutaires historiques en
reconnaissant l’appartenance à l’économie sociale et solidaire à partir de critères.98
L’entrepreneuriat social profite d’une double fenêtre d’opportunité. L’atonie du CEGES et
la recherche d’une réponse sociale à la crise du capitalisme par un Gouvernement de
droite lui ouvrent la voie d’un accès à la reconnaissance éclair. L’année 2010 est marquée
par une guerre fratricide de l’économie sociale et solidaire, qui se traduit non seulement
par des luttes d’influence des groupes d’intérêt auprès des pouvoirs publics, mais aussi
par une controverse théorique initiée par le rédacteur en chef de la RECMA, Jean-François
Draperi, qui dénonce, à travers l’entrepreneuriat social, une assimilation de la critique de
l’économie sociale et solidaire par le capitalisme.99 Si la mobilisation de l’économie sociale
parvient à faire abandonner le projet de label,100 l’ensemble des acteurs du champ se
retrouvent dans des États Généraux en 2011 pour une grande réconciliation,101 qui
cependant n’efface pas les tensions et ne suffit pas à imposer à l’État la loi sur l’économie
sociale et solidaire, à nouveau repoussée à la veille de l’élection présidentielle. Elle n’est
adoptée qu’en 2014 par les socialistes sous l’impulsion du ministre Benoît Hamon qui,
sans tomber dans le piège de l’hypertrophie idéologique, fait de l’économie sociale et
solidaire un levier de transformation sociale en appelant à son changement d’échelle. Il
tranche ainsi définitivement en faveur d’une définition inclusive, qui la fonde sur les
statuts traditionnels, mais l’ouvre à certaines sociétés commerciales strictement
encadrées.102
26 Cette séquence profite également à la structuration du champ de l’économie sociale, en
actant la séparation claire entre ses fonctions employeur et politique. D’une part,
François Hollande relance, dès son accession au pouvoir, le débat sur la représentativité
patronale ; ce qui conduit les organisations d’employeurs de l’économie sociale à franchir
une nouvelle étape de leur processus d’unification en 2013 avec la création de l’Union des
Employeurs de l’Économie Sociale (UDES).103 Face à la lutte pour la reconnaissance des
organisations patronales, le MEDEF notamment se montrant rétif à l’inclusion de
nouveaux acteurs, dans le sillage du rapport Combrexelle,104 la loi du 5 mars 2014 instaure
un deuxième niveau de reconnaissance multiprofessionnel, en plus du niveau
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interprofessionnel, qui permet de renforcer l’intégration de l’UDES aux institutions du
dialogue social.105 D’autre part, la loi ESS débloque la situation du CEGES. Elle réorganise
le champ de l’économie sociale en créant la Chambre française de l’ESS, qui prend la
forme d’une association reconnue d’utilité publique. Regroupant les mouvements
nationaux de l’économie sociale, elle réintègre le mouvement coopératif (Coop fr) et
s’ouvre aux entrepreneurs sociaux (Mouvement des Entrepreneurs Sociaux – MOUVES),
pour représenter l’ensemble du champ.106 Enfin, le ministère de l’économie sociale et
solidaire appuie en 2013 la création par les Rencontres du Mont Blanc (RMB) d’un Groupe
pilote international, regroupant des États, des organisations de l’ESS et de la société
civile, et des institutions internationales, pour promouvoir l’ESS à travers le monde.107
Conclusion
27 Les trajectoires de l’économie sociale et solidaire convergent avec celles du capitalisme.
On en saisit le sens en fixant l’observation sur les métamorphoses de l’économie sociale
émergente. L’économie alternative apparaît lors du déclin du Welfare state et de
l’instauration du régime néolibéral dans les années 1970-1980, l’économie solidaire avec
l’avènement de la mondialisation dans les années 1990, et l’entrepreneuriat social depuis
l’affirmation de la suprématie idéologique du marché dans les années 2000-2010.
28 Ce prisme cristallise l’ambiguïté de l’émergence de l’économie sociale et solidaire
contemporaine. S’il s’agit d’un contre-mouvement au capitalisme, elle est prise dans un
rapport dialectique avec lui. Il existe une forte porosité entre les transformations de son
environnement socio-économique et ses propres transformations.108 Ainsi la courbe
décrite par l’économie sociale émergente est-elle marquée par l’effacement progressif de
son aspiration à porter une alternative globale – suivant en cela le destin des grands
récits – jusqu’à l’assimilation de l’idéologie capitaliste par sa critique dans le cas de
l’entrepreneuriat social.109
29 Les années 1970 sont la scène d’une bifurcation radicale. La modernité organisée d’après-
guerre arrive à essoufflement avec l’entrée en crise du Welfare state et le retour du
libéralisme,110 sous une double poussée d’en bas par l’affirmation de la société civile et
d’en haut par la remise en cause du modèle keynésien.111 C’est en s’adaptant à ce nouvel
arrangement institutionnel du régime capitaliste que la ligne de force du mouvement
d’autoprotection de la société se maintient.112 L’ambiguïté originelle de l’économie sociale
et solidaire, soulevée notamment par le débat entre proudhoniens et marxistes dans la
seconde moitié du XIXe siècle, demeure entière. Après l’extinction des feux de la grande
lueur à l’Est, de nombreux acteurs bornent leur horizon à la seule intégration du marché,
abandonnant toute ambition de transformation sociale. Néanmoins, l’économie sociale et
solidaire, intrinsèquement porteuse d’une critique du principe même de la propriété
privée, du profit et des organisations hiérarchiques, recèle toujours une forte puissance
contestatrice, que seule son articulation à une perspective macro-économique peut
actualiser.113
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NOTES
1. Pénin, Marc. L’économie sociale à travers le rapport de Charles Gide sur l’Exposition
universelle de 1900, La revue de l’économie sociale, n°19, 1990, p.137-157.
2. Rosanvallon, Pierre. Le modèle politique français : la société civile contre le jacobinisme de 1789 à nos
jours, Paris, Seuil, p.243.
3. Ibid., p.355.
4. Ibid., p.279-288.
5. Desroche, Henri. Histoires d’économies sociales : d’un tiers état aux tiers secteurs, 1791-1991, Paris,
Syros alternatives/CJDES, 1991, p.216-222.
6. Guillaume, Pierre. Histoire sociale de la France au XXe siècle, Paris, Masson, 1992, p.201-204.
7. Le concept d’émergence est ainsi défini par Edgar Morin : « Le système possède quelque chose
de plus que ses composants considérés de façon isolée ou juxtaposée :
son organisation,
l’unité globale elle-même (le "tout"),
les qualités et propriétés nouvelles émergeant de l’organisation et de l’unité globale.
8. Lefort, Claude. Essais sur le politique : XIXe-XXe siècles, Paris, Seuil, 2001, p.8.
9. Furet, François. De l’histoire-récit à l’histoire-problème, dans François Furet, L’atelier de
l’histoire, Paris, Flammarion, 2007, p.73-90.
10. Alain Lipietz propose une clarification de ce qui distingue l’économie sociale historique de
l’économie sociale émergente : « L’économie sociale se définit par "Comment, sous quel statut et
quelles normes d’organisation interne on le fait ; l’économie solidaire se définit par "Au nom de
quoi on le fait" : le sens prêté à l’activité économique, sa logique, le système de valeurs de ses
acteurs et donc les critères de gestion de leurs institutions ». Lipietz, Alain. Pour le tiers secteur.
L’économie sociale et solidaire : pourquoi et comment, Paris, La découverte/La documentation
française, 2001, p.56. Claude Vienney s’est également penché sur ces organisations nouvelles :
« Leur vocation reste de prendre en charge des activités nécessaires et délaissées, mais sous de
nouvelles formes, en relation avec les institutions anciennes soucieuses d’actualiser la
conjugaison de l’économique et du social qui leur avait donné naissance. […] L’économie sociale
est donc formée d’une population d’organismes en voie de renouvellement : certains perdent leurs
caractéristiques alors que d’autres les acquièrent ». Vienney, Claude. L’économie sociale, Paris, La
découverte, 1994, p.117. Ici, par souci de clarté, lorsque nous désignerons le regroupement de ces
formes nouvelles, par rapport aux formes traditionnelles, nous évoquerons une économie sociale
émergente face à une économie sociale historique, et nous nommerons l’ensemble de ces formes
l’économie sociale et solidaire, bien que le terme soit anachronique pour la période antérieure à
2000.
11. Rosanvallon, Pierre. Le modèle politique français : la société civile contre le jacobinisme de 1789 à nos
jours, Paris, Seuil, p.421-431.
12. C’est un courrier de Raymond Lasseron, directeur de la Fédération mutualiste de Reims,
adressé à des personnalités des mouvements mutualistes et coopératifs. Archives du CEGES,
carton 1, boîte 2, « Chronologie du CNLAMCA pour son Xème anniversaire le 11/06/1980 ».
13. Duverger, Timothée. La réinvention de l’économie sociale : une histoire du CNLAMCA, RECMA
, n°334, octobre 2014, p.30-43.
14. Mathieu, Lilian. Les années 70, un âge d’or des luttes ?, Paris, Textuel, 2009, 141p.
15. Allan Michaud, Dominique. L’avenir de la société alternative : les idées 1968-1990…, Paris,
L’Harmattan, 1989, p.130-142.
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100
16. Frère, Bruno. Le nouvel esprit solidaire, Paris, Desclée de Brouwer, 2009, p.253.
17. Le CNLAMCA est composé à l’origine de la Fédération Nationale de la Mutualité Française
(FNMF), du Groupement des Sociétés d’Assurance à Caractère Mutuel (GSACM) et du Groupement
National de la Coopération (GNC).
18. Cette évolution est perceptible dans ses modifications statutaires de 1985, qui s’inscrivent
dans la dynamique du septennat de François Mitterrand. Le CNLAMCA y a désormais pour objet
de « promouvoir le développement de l’économie sociale ». Archives du CEGES, carton 2, boîte 6,
« Statuts du CNLAMCA », 9 juillet 1985.
19. Les Réseaux Espérance ont initié un projet de création d’un organisme d’aide aux
écoentreprises, c’est-à-dire de petites unités de production ou de services où se pratique
l’autogestion, dont est sortie l’ALDEA. Réseaux écoentreprises, Réseaux Espérance, n°5, juin 1980,
p.66-68.
20. La mutance est un concept développé par le philosophe René Macaire pour désigner la
transformation spirituelle et communautaire de la personne.
21. Moscovici, Serge. Psychologie des minorités actives, Paris, PUF, 1996, p.239-240.
22. Hartog, François. Régimes d’historicité : présentisme et expérience du temps, Paris, Seuil, 2012,
p.19-41.
23. Donégani, Jean-Marie. L’appartenance au catholicisme français : point de vue sociologique,
Revue française de science politique, avril 1984, p.223.
24. Frère, Bruno. Le nouvel esprit solidaire, Paris, Desclée de Brouwer, 2009, p.35.
25. Allan Michaud, Dominique. L’avenir de la société alternative : les idées 1968-1990…, Paris,
L’Harmattan, 1989, p.133-135.
26. Loi n°76-1286 du 31 décembre 1976 relative à l’organisation de l’indivision. Loi n°78-627 du
10 juin 1978 modifiant diverses dispositions du Code civil relatives à l’indivision.
27. Loi n°85-698 du 11 juillet 1985 autorisant l’émission de valeurs mobilières par certaines
associations.
28. Taconnet, François. Identité et dialogue : éditorial à trois voix, Réseaux Espérance, n°1, avril
1979, p.2-3.
29. Archives du CEGES, Carton 1, boîte 1, « Convention portant création du CNLAMC », 11 juin
1970.
30. Desroche, Henri. Rapport de synthèse ou quelques hypothèses pour une entreprise
d’économie sociale, dans CNLAMCA, 20 000 000 de sociétaires, 800 000 emplois : actes du colloque du
CNLAMCA des 20-21 janvier 1977, Paris, CIEM, 1977, p.33-59.
31. Allan Michaud, Dominique. L’avenir de la société alternative : les idées 1968-1990…, Paris,
L’Harmattan, 1989, p.29-35.
32. Desroche, Henri. Pour un traité d’économie sociale, Paris, CIEM, 1983, 254p. ; Vienney, Claude.
L’économie sociale, Paris, La découverte, 1994, 125p.
33. CNLAMCA. Charte de l’économie sociale, dans Desroche, Henri. Pour un traité de l’économie
sociale, Paris, CIEM, 1983, p.213-214.
34. ALDEA. Manifeste pour une autre économie, dans Allan Michaud, Dominique. L’avenir de la
société alternative : les idées 1968-1990…, Paris, L’Harmattan, 1989, p.137.
35. Roustang, Guy. L’emploi : un choix de société, Paris, Syros, 1987, 145p. ; Granstedt, Ingmar,
Jouffroi, Gaston, Jacovlev, Georges et Vaures, Marie-France. Partage du travail, pluriactivité et
organisation de l’environnement local, Paris, ALDEA/DATAR, 1986, 105p.
36. En 1970, le Comité de Liaison ne regroupe que les coopératives et les mutuelles. Ce n’est
qu’en 1976, après des rapprochements au sein d’Uniformation et d’un groupe de travail sur le
« statut des organismes à but non lucratif » organisé par la mission Sudreau pour la réforme de
l’entreprise, qu’il s’élargit aux associations. Le CNLAMC se transforme alors en CNLAMCA en
intégrant l’association pour le Développement des Associations de Progrès (DAP), le Comité de
Coordination des Œuvres Mutualistes et Coopératives de l’Éducation Nationale (CCOMCEN) et
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101
l’Union Nationale Interfédérale des Œuvres des Organismes Privés Sanitaires et Sociaux
(UNIOPSS).
37. Soulage, François. L’économie sociale ou l’histoire moderne d’une idée ancienne,dans
Recherche socialiste, n°27, juin 2004, p.17-22.
38. Décret n°81-1125 du 15 décembre 1981 de création d’une Délégation à l’économie sociale.
39. Loi n°83-657 du 20 juillet 1983 relative au développement de certaines activités d’économie
sociale.
40. Hipszman, Marcel. La DIES, une administration de mission : son rôle, ses réalisations.
1981-2005, http://www.esfin-ides.com/.
41. Duverger, Timothée. La reconnaissance législative de l’économie sociale et solidaire,
Fondation Jean Jaurès, Note n°224, 8 juillet 2014, p.2-5.
42. Soulage, François. L’exemple français, dans Bodinaux, François et Bertholomé, Marc (dir.).
Quelle coopération pour quel socialisme ? Colloque de Wavre, 16 avril 1983, Bruxelles, Institut Émile
Vandervelde, Note n°22, 1983, p.23-30.
43. Décret n°83-295 du 13 avril 1983 relatif aux attributions du secrétaire d’État du Premier
ministre.
44. Fetjö François et Kulesza-Mietkowski, Ewa. La fin des démocraties populaires : les chemins du
post-communisme, Paris, Seuil, 1997, p.247-342.
45. Bitsch, Marie-Thérèse. Histoire de la construction européenne de 1945 à nos jours, Bruxelles,
Complexe, 2004, p.248-252.
46. CNLAMCA et CIRIEC-France. Économie sociale ? Débat européen : place des organismes à but non
lucratif dans l’Europe de 1980, Paris, CIEM, 1979, 93p.
47. CESE. Les organisations coopératives, mutualistes et associatives dans la Communauté européenne,
Luxembourg/Bruxelles, Office des publications officielles des Communautés européennes/Delta,
1986, 1000p.
48. Delors, Jacques et Gaudin, Jocelyne. La création d’emplois dans le secteur tertiaire : le troisième
secteur en France, rapport à la CEE, 1978, 102p.
49. En bref, La Lettre de l’économie sociale, n°385, 18-24 janvier 1989.
50. On en parle, La Lettre de l’économie sociale, n°282, 3-9 décembre 1986.
51. RECMA. Dossier : Europe centrale et orientale : mutation économique et économie sociale,
RECMA, n°41, 1er trimestre 1992, p.30-110.
52. L’économie sociale à l’heure européenne, La Lettre de l’économie sociale, n°423, 15-21 novembre
1989.
53. Archives du CEGES, Carton 13, boîte 45, « Communication de la Commission au Conseil : Les
entreprises de l’économie sociale et la réalisation du marché européen sans frontières », 18
décembre 1989.
54. Proposition de la Commission européenne du 6 mars 1992 de règlement (CEE) du Conseil
portant statut de la société coopérative européenne ; Proposition de la Commission européenne
du 6 mars 1992 de règlement (CEE) du Conseil portant statut de la mutualité européenne ;
Proposition de la Commission européenne du 6 mars 1992 de règlement (CEE) du Conseil portant
statut de l’association européenne.
55. Règlement (CE) du Conseil du 22 juillet 2003 relatif au statut de la société coopérative
européenne (SEC)
56. Hipszman, Marcel. La prise en compte de l’économie sociale française dans les institutions
européennes, 19 novembre 2003, http://www.esfin-ides.com/.
57. Archives du CEGES, Carton 13, boîte 45, « AG constitutive du CC CMAF », 30 novembre 1994.
58. « Renforcement de la concertation des acteurs européens de l’économie sociale : création de
la CEP-CMAF», La Tribune FONDA, n°147, 2001, p.64-66.
59. Archives des Cigales Île-de-France. L’autre Sommet économique 1989 : États Généraux pour
la démocratie économique, 1988.
Revue Interventions économiques, 54 | 2016
102
60. TOES 89, 1er Sommet des sept peuples parmi les plus pauvres : les actes, brochure, 1989, 111p.
61. ALDEA. « TOES 89 : Vers la démocratie économique, t.1 », La revue de l’économie sociale, n°20,
1990, 230p. ; ALDEA. « TOES 89 : Forum des initiatives, t.2), La revue de l’économie sociale, n°21,
1990, 206p.
62. « Appel pour un autre Sommet économique », L’Autre, n°2, janvier 1989, p.2.
63. Solidarité-Emploi est créé en 1985 après qu’un accord de l’Unedic décide de réduire
l’indemnisation des chômeurs plutôt que d’augmenter les taux de cotisation. Il s’agit de cagnottes
dans lesquelles des militants sont invités à verser un pourcentage de leurs revenus pour aider les
chômeurs à créer leur emploi d’utilité sociale. Ros, Élodie. Petit historique des réseaux de
l’économie alternative et solidaire : ALDEA, Solidarité Emploi et REAS, dans Hersent, Madeleine et
Palma Torres, Arturo (dir.). L’économie solidaire en pratiques, Toulouse, Érès, 2014, p.182-184.
64. À faire : initiatives, emplois, solidarités, n°1, mai 1989.
65. « Réseau de l’économie alternative et solidaire : les premiers pas », À faire, n°6, 4e trimestre
1990, p.11.
66. Antoine, Emmanuel. « Le REAS : une société coopérative et politique pour une société plus
solidaire et plus dynamique », À faire, n°12, 2e trimestre 1992, p.7.
67. Da Rocha, Christine, Ème, Bernard, et Gardin, Laurent. Des services de proximité à l’entreprise
solidaire : expérimentation nationale pour le développement des services de proximité : premier bilan :
1989-1992, Paris, ADSP, 1993, 227p.
68. Marchat, Jean-François. Engagement(s) et intervention au CRIDA : recherche et espace public
démocratique, Paris, CRIDA-LSCI, 2001, 39p.
69. 3e rencontre du Réseau Européen d’Économie Alternative et Solidaire : 21-24 octobre 1993, À
faire, n°16, 3e trimestre 1993, p.33.
70. Résolution du Parlement européen du 6 mai 1994 sur « L’économie alternative et solidaire ».
71. Frère, Bruno. Le nouvel esprit solidaire, Paris, Desclée de Brouwer, 2009, p.307.
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Lima 1997 à Dakar 2004, mai 2004.
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construction théorique, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2014, p.369-386.
RÉSUMÉS
Certains affirment que « l’économie sociale et solidaire n’existe pas ». Mais c’est une réalité
sociale, dont les racines plongent dans le XIXe siècle. Si elle connaît une éclipse à partir des
années 1930, elle réapparaît en 1968 à la faveur d’une réarticulation des rapports entre l’État, le
marché et la société civile. Elle se scinde en deux branches : l’économie sociale historique et
l’économie sociale émergente, qui prend successivement la forme de l’économie alternative, de
l’économie solidaire et de l’entrepreneuriat social. À l’approche statutaire de la première, fait
pendant l’approche axiologique de la seconde. L’économie sociale et solidaire est une émergence.
Ce n’est pas la simple addition des formes d’entreprises qui la composent (coopératives,
mutuelles et associations, puis sociétés commerciales à finalité sociale). Au contraire, « le tout est
plus que la somme des parties ». Une alchimie particulière a lieu : l’acte d’institution, qui revient
à poser la question du politique. Le problème est celui de la création qui survient dans le passage
d’une économie sociale et solidaire en soi à une économie sociale et solidaire pour soi. Il convient
donc d’explorer ses trajectoires, en considérant que l’économie sociale et solidaire n’a pas
seulement une histoire, mais qu’elle est une histoire, c’est-à-dire le produit de dynamiques de
groupements, de discours et d’institutionnalisations. À partir de l’étude de ces trois axes, cette
thèse invite à s’intéresser aux métamorphoses de la société civile organisée de l’économie sociale
et solidaire, dans une perspective multiscalaire, à la fois française et européenne, scandées par
trois évènements structurants : l’irruption sociale de Mai 68, la fin de la guerre froide de 1989 et
la crise du capitalisme de 2008.
Some people pretend “there is no such thing as the Social and Solidarity Economy”. However, it
is a social reality that has its roots in the XIXth century. Although it was somehow eclipsed in the
1930s, it came back to the fore in 1968 with the reshuffling of the relationship between the State,
the market, and civil society. It then split into to branches: the historical social economy, and the
emerging social economy, which found an expression in the alternative economy, the solidarity
economy, and finally in social entrepreneurship. The statutory approach of the first found a
match in the axiological approach of the second. The social economy is a form of emergence. It is
not simply the sum of the forms of initiatives it is composed of (cooperatives, mutual fund
organizations, and trading companies with a social aim). Much to the contrary, in fact, “the
whole is greater than the sum of its parts”. A particular chemistry takes place through the act of
the institution, which consists in questioning its political dimension. The issue lies in the
creation process that occurs in the transitional phase from a social economy in itself to a social
economy for itself. This requires us to explore the different paths it took based on the
assumption that the social and solidarity economy does not only have a history, but also is a
history in the sense that it spawned from group dynamics, speeches, and institutionalizations.
Based on the study of these three key processes, this thesis seeks to offer a new insight into the
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105
metamorphosis of the organized civil society of the social and solidarity economy on both French
and European levels, articulated around three main events: the social irruption of May 1968, the
end of the Cold War, and the 2008 crisis of capitalism.
INDEX
Mots-clés : économie sociale et solidaire, institution, société civile organisée, transformations
Keywords : institutional processes, organized civil society, social and solidarity economy,
transformations
AUTEUR
TIMOTHÉE DUVERGER
Docteur en histoire contemporaine de l'Université Bordeaux Montaigne, Assistant scientifique du
programme SCOR de la Maison des sciences de l'homme d'Aquitaine.
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La difficile émergence del’entrepreneuriat social dans leprocessus démocratique de laTunisie : une solution du côté desterritoires ?Yasmine Boughzala, Hervé Defalvard et Zohra Bousnina
Introduction
1 Le 14 janvier 2011 a marqué un nouveau tournant dans la vie politique, sociale et
économique des Tunisiens. Dès lors, la Tunisie s’engage dans un processus démocratique
où les problèmes socio-économiques constituent désormais la priorité des autorités
publiques. Ce nouveau contexte a rendu lisible et visible l’entrepreneuriat social en
Tunisie. Il a fait émerger des initiatives multiples pour faire connaître le champ de
l’entrepreneuriat social (ES) au côté de l’économie sociale et solidaire (ESS), tandis que la
coopération internationale s’investit dans le domaine. Un écosystème de
l’entrepreneuriat social s’est ainsi mis en place en Tunisie (Y. Boughzala, Z. Bousnina,
2014) qui contraste avec le faible nombre de porteurs de projet d’entrepreneuriat social,
eu égard aux enjeux et aux attentes nées du contexte tunisien de transition
démocratique. Si le nombre d’associations a augmenté de façon vertigineuse passant de
9 969 associations en 2010, à 14 729 début 2013, selon le Centre d’information, de
formation, d’études et de documentations sur les associations en Tunisie (IFEDA), des
enquêtes encore partielles ne recensent en effet qu’une dizaine de créations de cette
nouvelle forme d’entrepreneuriat, social et solidaire.
2 Au regard des crises économiques, de la montée du chômage, des problèmes d’insécurité
et de protection de l’environnement, de l’exclusion sociale et géographique, l’économie
sociale et solidaire et l’entrepreneuriat social sont plus que jamais au cœur des réflexions
académiques et de la réalité empirique, et ce, quel que soit le pays concerné. Nous
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107
retiendrons la définition de B. Lévesque (2002) qui qualifie l’économie sociale comme
étant une économie qui reconnaît explicitement la dimension sociale à travers des
valeurs fortes, mais surtout des règles donnant priorité aux personnes sur les capitaux
pour les décisions comme pour les résultats. S. Thake et S. Zadek (1997) caractérisent les
entrepreneurs sociaux comme étant des individus créant de solutions innovatrices aux
problèmes qu'affronte leur communauté.
3 Dans une première partie, basée sur une modélisation de l’écosystème entrepreneurial,
nous proposerons une analyse empirique de son émergence en Tunisie. Nous observerons
alors que la caractéristique principale de cet écosystème est sa construction à l’échelle
nationale. Dans une deuxième partie, nous testerons l’hypothèse que le développement
de l’entrepreneuriat social, pour se développer, a besoin en plus d’un volet national, d’un
écosystème territorial. Après avoir considéré les analyses relatives aux écosystèmes
entrepreneuriaux locaux, nous ferons l’hypothèse que les pôles territoriaux de
coopération économique (PTCE) pourraient être un outil pour favoriser le développement
de l’entrepreneuriat social en Tunisie.
L’émergence d’un écosystème d’entrepreneuriat socialen Tunisie
4 Le 14 janvier 2011 est un jour historique pour la Tunisie. Il a été marqué par la chute du
pouvoir en place et une Révolution poussant les Tunisiens à s’inscrire dans un nouveau
processus de transition démocratique. Le pays était considéré jusqu’en 2010 comme
modèle à suivre pour les autres pays en développement par la Banque Mondiale et le FMI.
Mais la réalité vécue par les Tunisiens était tout autre. Les résultats des enquêtes de
l’Arab Barometer réalisées pendant le printemps et l’été 2011 se sont penchés sur les
causes de la Révolution. Ces enquêtes, conduites auprès de 1196 personnes en Tunisie ont
montré que les faibles opportunités économiques et les défaillances en matière de
gouvernance (36 %) ont été les principales sources de conflits du pays. La corruption (32 %
), le manque de libertés civiques et politiques (21 %) ont été également cités comme
motivations principales et un faible pourcentage (6 %) a été cité pour l’établissement d’un
régime islamique. Enfin, les échecs du passé et les leçons pour l’avenir ont conduit le pays
à adopter un nouveau modèle de développement : offrir des opportunités économiques et
sociales à tous les Tunisiens.
5 Dans la période de transition démocratique que traverse la Tunisie depuis son printemps
du Jasmin en 2011, la situation économique et sociale du pays ne s’est pas améliorée. Trois
ans après, les mêmes constats peuvent être établis concernant le chômage, les disparités
régionales et la pénurie d’emplois de qualité.1 Avec 605 000 chômeurs au premier
trimestre 2014, le taux de chômage s’élève à 15.2 % de la population active (3 923 200
individus). Il s’était largement aggravé en 2011 (hausse de 43.3 % par rapport à 2010) par
l’arrêt de la croissance (-2.1 %), le recul des investissements notamment étrangers, les
destructions d’entreprises et le retour des Tunisiens de Libye (76 000 environ). Le
chômage frappe plus durement les régions du Sud et de l’Ouest de la Tunisie. Le taux de
pauvreté moyen demeure quatre fois plus élevé à l'intérieur du pays, par rapport aux
régions côtières plus riches. Les politiques économiques et agricoles ont contribué à
maintenir ces disparités, car la plupart des investissements privés et l’investissement
public ont été réalisés le long du littoral (Banque Mondiale 2013).
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108
6 Le changement climatique représente également une menace sur les ressources
hydriques, les écosystèmes et les agrosystèmes. Dans ce contexte dégradé, le
développement de l’économie sociale et solidaire et, en particulier, de l’entrepreneuriat
social représente un enjeu crucial qui s’est traduit par l’émergence d’un écosystème
d’entrepreneuriat social. Le caractère très national de ce dernier reste néanmoins
insuffisant à faire éclore des projets soutenables d’entrepreneuriat social en grand
nombre.
7 Les disparités régionales ont largement constitué un défi majeur pour les décideurs
politiques à travers le monde, quels que soient les pays. En Tunisie, elles sont au cœur des
problématiques économiques et politiques. Près de 56% de la population et 92% de toutes
les entreprises industrielles se concentrent en Tunisie à une heure de route des trois plus
grandes villes tunisiennes : Tunis, Sfax et Sousse. Ces trois villes côtières sont au cœur de
l’activité économique représentant 85% du PIB du pays (Banque mondiale, 2014).
Paradoxalement, ces disparités régionales ont été exacerbées par les politiques
économiques. La politique industrielle à travers le Code d’Incitation aux Investissements,
la règlementation relative au marché du travail et la politique agricole ont accentué les
déséquilibres régionaux.
Un modèle de l’écosystème entrepreneurial
8 Le concept d’écosystème trouve son origine dans les sphères de la biologie. Il a émergé
dans le monde des affaires dans les années 90 par analogie au système écologique de base
constitué du milieu et des organismes qui y vivent (A.G Tansley, 1935). Cette analogie a
été reprise par J.F Moore (1993, 1996) afin d’étudier les milieux économiques et le
comportement des entreprises. Plusieurs points de comparaison sont mis en avant
comme la co-évolution qui demeure un principe fondamental. G. Gueguen et O. Torrès
(2004) qualifient cet écosystème de « communauté de destin stratégique » en faisant
référence à l’interdépendance des entreprises (ou des organisations) et de leur évolution
respective. Comme le souligne J.F Moore (1993), un écosystème suit un cycle de vie bien
déterminé : la naissance, l’expansion, la domination et le renouvellement ou l’extinction.
Ce point de vue est très intéressant pour la compréhension de l’évolution de l’écosystème
entrepreneurial de sa phase de structuration à sa consolidation. L’autre dimension
fondamentale d’un écosystème consiste à montrer que l’avenir de l’écosystème dépend de
sa capacité à attirer et à retenir les contributeurs, essentiellement des firmes, sur la base
d’un projet (F. Fréry, 2010). Comme toute collaboration, l’écosystème d’affaires est
travaillé par la dialogique de la création collective de valeur et de son appropriation
individuelle (G. Koenig, 2012).
9 Plusieurs théoriciens se sont penchés sur la question de la nature, de l’émergence ou des
difficultés relatives à la constitution d’un écosystème. N. Daidj (2011) revient sur les
différentes formes d’organisations en réseau. Elle distingue ainsi l’écosystème des réseaux
ou encore des clusters et souligne l’ambigüité du concept et des problèmes liés aux liens
entre les différents protagonistes formant l’écosystème. C. K Prahalad (2005) soulève la
question des difficultés des différentes parties prenantes à constituer un écosystème
étant donné que leurs attentes et leurs objectifs sont très souvent divergents. Cela
engendre ainsi des écosystèmes défaillants ayant un impact négatif aussi bien sur
l’entrepreneur, que l’entreprise et la société. Van de Ven (2002) quant à lui, décrit les
caractéristiques de l’infrastructure d’une industrie qui faciliterait ou contraindrait
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109
l’entrepreneuriat. Cela inclut les accords institutionnels entre les acteurs, les ressources
politiques, les mécanismes de financement, la qualification de la main d’œuvre ainsi que
la protection intellectuelle. J. Suresh et R. Ramraj (2012) proposent la théorie selon
laquelle un écosystème en faveur de l’entrepreneuriat est composé essentiellement de
différents types de supports : moral, financier, du gouvernement, de la technologie du
marché, social et environnemental.
Dans cet article, nous retiendrons le modèle d’écosystème entrepreneurial développé par
D. Isenberg (2011). Bien que son analyse ne traite pas de manière significative le volet
social relatif à l’entrepreneuriat, il reste tout de même l’un des modèles les plus aboutis
de l’écosystème entrepreneurial. C’est pourquoi, nous avons choisi ce modèle intégrateur
adapté à notre étude. D. Isenberg souligne qu’il existe des centaines de facteurs
composant un écosystème, mais il est possible de les classer en six catégories distinctes :
une culture propice, un système politique et un leadership influant, la disponibilité de
financements adéquats, un capital humain de qualité, des marchés à développer, des
appuis institutionnels et infrastructurels performants (Tableau 1). Il précise également
que chaque écosystème entrepreneurial est unique, et varie selon le pays, la région ou la
période concernée. L’originalité du modèle consiste à faire en sorte que la création d’un
écosystème a un résultat indépendant du succès des projets ou d’individus, mais se
caractérise principalement par la vision collective des parties prenantes.
10 P.A. Julien (1996), s’est penché sur les raisons pour lesquelles certaines régions d’un pays
sont plus développées que d’autres et soulève également la question du rôle du territoire
pour le développement des entreprises. Il revient entre autres sur la théorie économique
qui consiste à répondre à cette problématique en avançant les conditions de réussite
comme : la présence d’un marché dynamique, la disponibilité des ressources de qualité,
un environnement socio-politique accueillant et une infrastructure adéquate. Il relève
également l’importante du partage de l’information pouvant créer de la synergie créatrice
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110
permettant le démarrage et le développement d’un territoire favorable à
l’entrepreneuriat.
L’écosystème d’entrepreneuriat social tunisien : une émergencenationale
Les institutions politiques
11 Avant le 14 janvier 2011, le soutien politique autour de l’entrepreneuriat social était
principalement structuré autour des deux banques à majorité détenues par l’État
tunisien, à savoir la Banque Tunisienne de Solidarité (BTS, créée en 1997), spécialisée
dans le financement de petits projets par le biais du financement direct ou via les
associations de Micro-crédits (460 000 micro-projets et micro-entreprises de jeunes
promoteurs financés à ce jour) et la Banque de Financement des Petites et Moyennes
Entreprises (BFPME, créée en 2005, disposant de 20 représentations régionales sur
l’ensemble du pays). Des actions diverses ont également été entreprises vers
l’entrepreneuriat social comme la création par l’État de l’Agence Nationale pour l’Emploi
et les Travailleurs Indépendants (ANETI) créée en 1993.
12 Depuis le 14 janvier 2011, nous constatons une réelle volonté de la part des institutions
politiques de développer l’entrepreneurial social en Tunisie. En témoigne tout d’abord le
plan d’appui aux zones défavorisées comportant des mesures pour stimuler le
développement régional et la lutte contre la pauvreté. Il a été mis en place en 2011 et
s’intègre au Plan de relance Économique et au Plan d’Urgence Emploi qui favorise
l’accompagnement, la formation et l’insertion des chômeurs. L’État considère que
l’Économie Sociale et Solidaire (ESS) est un pilier du développement régional en Tunisie
et a lancé en 2013 un fond d’appui aux entreprises sociales et solidaires en établissant un
partenariat entre le MFPE (Ministère de la Formation Professionnelle et de l’Emploi),
l’ANETI (agence pour l’emploi indépendant) et la BTS. De plus, dans le contrat social
tripartite pour le dialogue social signé le 14 janvier 2013 par les trois principaux
partenaires sociaux, à savoir : le Gouvernement tunisien, l’Union générale tunisienne du
travail et l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat, il est souligné :
« La prise de conscience des dysfonctionnements structurels mis au jour par la Révolution du 14
janvier 2011 et des grands défis que le pays doit relever en matière d’inflation, d’acuité du chômage
en particulier chez les diplômés du supérieur et les femmes, de déséquilibre régional et de lenteur
du développement en particulier dans les régions intérieures du pays (…) et de la conviction de
l’édification d’une économie solidaire et intégrée qui doit favoriser la relance économique ».
Les Finances
13 Avant le processus de transition démocratique et comme signalé précédemment, il
existait essentiellement deux banques majoritairement contrôlées par l’État tunisien
orientées vers l’entrepreneuriat social : la BTS et la BFPME. Toutefois, selon différents
experts (Rapport GIZ, 2013), le processus par lequel doit passer un entrepreneur pour
obtenir un accord et ensuite avoir accès aux crédits auprès de ces deux banques est long
et difficile. De plus, elles ne couvrent pas toujours les coûts opérationnels de l’entreprise,
obligeant l’entrepreneur à consulter des banques commerciales pour couvrir les coûts.
Enfin, même si elles contribuent au développement de l’entrepreneuriat en Tunisie, elles
ne mettent pas suffisamment l’accent sur le volet social de l’entrepreneuriat. En effet, les
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111
prêts sont destinés à un public cible assez large, alors que l’entrepreneuriat social
s’intéresse à une population plus particulière comme les chômeurs, les femmes, les
handicapés ou encore les individus issus de régions défavorisées.
14 Concernant la micro-finance, celle-ci existait en Tunisie bien avant la Révolution. Enda
inter-arabe, une ONG internationale installée en Tunisie depuis 1990 a lancé le premier
programme de micro-crédits en 1995. Plus récemment, Tayssir microfinance, institution
de microcrédit, créée en 2013 a mobilisé à la fois des fonds privés et publics
d’investisseurs tunisiens et de bailleurs internationaux. D’autres organismes en faveur du
financement de l’entrepreneuriat comme la Carthage Business Angels créée en 2010 et
sont à l’origine du lancement en juillet 2011 d’un incubateur nommé Wiki Start Up, mais
aussi d’un fond d'amorçage, Capital Ease seed fund.
15 La Banque Africaine de Développement (BAD) s’inscrit également dans une démarche
d’entrepreneuriat social depuis 2013. Elle définit une stratégie à long terme de 2013-2022
basée sur une croissance inclusive. Dans ce cadre, cette banque accompagne le
développement du Social Business en Afrique, en collaboration avec les gouvernements,
les entreprises sociales, les incubateurs, les institutions publiques, le secteur privé, les
organisations locales et internationales et les agences de développement, les
universitaires et des jeunes. La BAD a lancé son nouveau programme intitulé
« Mouvement Holistique de Social Business en Afrique (MHSB) » qui constitue un
programme pilote pour le Togo, la Tunisie et l'Ouganda.
16 Enfin, la Yunus Foundation est également présente sur le marché. Elle a été créée en mars
2013, et a pour objectif de promouvoir le concept de social business en favorisant la
création d’entreprises dans un but social plutôt que lucratif, ceci en réponse novatrice au
chômage des jeunes.
Les réseaux
17 Quatre réseaux nationaux sont engagés pour la rédaction d’une convention pour
s’organiser au niveau régional et créer des réseaux régionaux. Comme le souligne l’un de
nos interviewés : « Le réseau de l’ES existe de façon informelle depuis 2007, mais s’est clairement
développé depuis 2011 (…) après le Medess2, le paysage de l’ES s’est clairement modifié ». Le
Medess a bouleversé le paysage de l’ESS, l’idée étant de créer une dynamique nouvelle
méditerranéenne. Les relations avec les autres acteurs sont positives, mais une multitude
d’associations sont sur le créneau et se cherchent.
Les corporations multinationales
18 Les opérateurs téléphoniques présentent leur appui à l’entrepreneuriat social comme le
prolongement de leur démarche RSE. Ainsi, Ooredoo consacre plus de 5 millions de dinars
par an pour venir en aide aux problèmes cruciaux de la société, dont l’entrepreneuriat,
l’exclusion sociale, et maintenir la vie sociale, culturelle et sportive. Ses principaux axes
stratégiques retenus pour l’année 2014 : la gouvernance, l’entrepreneuriat, l’innovation
accessible à tous, l’égalité des chances (santé, éducation, culture) ainsi que le
développement des régions et la réhabilitation de leurs spécificités
culturelles.Concernant l’opérateur Orange, l’entrepreneuriat social constitue une
démarche récente depuis décembre 2011 par rapport à la révolution, mais aussi au groupe
qui est pionnier en RSE. « Cela fait partie du déploiement stratégique en Tunisie, c’est une
démarche à moyen et long terme, dans la durée en comptant se démarquer par rapport aux
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concurrents directs pour le développement des territoires et le développement technologique
(fracture numérique) » (Responsable RSE Orange). L’opérateur téléphonique Tunisie
Telécom et une radio nationale lancent, en partenariat, un nouveau concept de radio-
réalité en Tunisie dédié aux porteurs de projets et s’inscrit dans le cadre du
développement de la culture entrepreneuriale.
Les réseaux spécialisés
19 Le contexte post-révolution a favorisé l’émergence du centre tunisien pour
l’entrepreneuriat social (TCSE), association tunisienne créée en février 2012 s’étant fixé
comme objectif de développer un environnement favorable à l’entrepreneuriat social. Il
s’agit de la première structure de formation, de plaidoyer et de networing dédié à
l’entrepreneuriat social en Tunisie. Les premiers fondateurs ont été confrontés de par
leur expérience personnelle à la difficulté de mettre en relation entrepreneurs et
bailleurs de fonds et incubateurs : « Pour moi c’est de la pratique (…) on a lancé une compétition
et on a eu beaucoup d’idée d’associations, mais pas de capacité de coacher de manière pérenne, de
les connecter avec les bailleurs de fonds d’où l’idée du centre » (TCSE). Il en résulte une
combinaison difficile du social avec le potentiel créatif des entrepreneurs.
20 Lancé à l’automne 2013, l’incubateur IMPACT du laboratoire de l’économie sociale et
solidaire, détecte, héberge et accompagne des entreprises sociales tunisiennes pour une
durée d’un an. À ce jour, cinq entreprises sont accompagnées L’incubateur soutient la
professionnalisation des entrepreneurs sociaux et sensibilise la société civile sur les
questions d’entrepreneuriat.
21 L’incubateur est né du partenariat entre l’ONG développement sans frontières Tunisie et
le comptoir de l’innovation, une entreprise sociale d’investissement et de conseil du
groupe français SOS dont la mission est de financer, évaluer, accompagner et promouvoir
les entreprises sociales à travers le monde.
22 L’enseignement et la formation à l’entrepreneuriat
23 Avant 2011, l’enseignement de l’Entrepreneuriat a été généralisé dans toutes les
universités tunisiennes, mais la commission nationale de pilotage de l’Éducation
entrepreneuriale dans l’enseignement supérieur a souligné ses faiblesses dont
notamment le peu d’impact sur les étudiants et un impact quasi nul sur la création
d’entreprises, malgré l’existence des concours des meilleurs business plan et d’idées de
projet. Il existe peu de statistiques, de systèmes de suivi des étudiants et peu de
connaissance des effets à long terme selon le rapport de l’OCDE sur les qualifications et les
compétences en entrepreneuriat (2012). Les programmes de Microsoft Tunisie (la
fondation EFE), Vivo Energy Tunisie en 2009 avec l’association « Injaz Tunisie » et des
associations, comme le réseau entreprendre, développent des programmes de formation
et d’accompagnement pour les entrepreneurs. Le programme ENACTUS Tunisie est
orienté vers la création d’entreprises sociales.
24 C’est seulement depuis 2012, que des initiatives soutenues par des organismes de
coopération comme GIZ (coopération allemande) se proposent de définir un modèle de
formation pour encourager l’entrepreneuriat social chez les jeunes diplômés de
l’enseignement supérieur avec des formations de formateurs à l’aspect social permettant
de faire connaître les nombreuses initiatives, les acteurs et de favoriser les synergies
(Rapport GIZ, Beyond de 2013)
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La culture
25 Les valeurs de solidarité, de justice, d’entraide et de soutien aux populations vulnérables
sont rappelées depuis 2011 dans toutes les manifestations politiques et lors des grèves
tous secteurs confondus. Elles font échos aux slogans de la Révolution « Liberté, Dignité et
Justice sociale ». Ce qui fait dire aux acteurs de l’entrepreneuriat social que « ce n’est pas
une idée de projet pour une même cible. Elle ne peut pas être vendue de la même façon en France
qu’en Tunisie. C’est lié à la culture, à la mentalité, à la manière de gérer les choses. Ça ne s’apprend
pas à l’université » (TCSE), « C’est un état d’esprit » (Lab’ess). C’est également la façon «
d’aborder l’incertitude de l’environnement » (TCSE).
26 Diverses associations comme l’Association Tunisienne Pour l’Entrepreneuriat et
l’Essaimage (ATUPEE) fondée en 2006 ont collaboré avec divers partenaires nationaux et
internationaux comme le Ministère de l’Éducation, le Ministère de l’Enseignement
Supérieur et de la Recherche Scientifique et l’Agence de Promotion de l’Industrie et de
l’Innovation (APII), la Fondation Internationale pour la Jeunesse, pour participer à la
formation des entrepreneurs sociaux et leur accompagnement. Dans le cadre de la
coopération internationale, l’assistance technique de la coopération allemande (GIZ) a
développé le Programme Appui à l’Entrepreneuriat et à l’Innovation (PAEI) en partenariat
avec le Ministère de l’Industrie, de l’Énergie et des Mines. Celui-ci a permis d’apporter un
soutien à la formation et au rapprochement des acteurs de l’entrepreneuriat vert et social
en Tunisie. La promotion de l’entrepreneuriat vert à travers une démarche de
développement territorial est notamment préconisée à travers le projet
« Entrepreneuriat Vert en Tunisie » (GIZ, 2014).
27 Par ailleurs, l’Etat a mis en place divers programmes horizontaux et verticaux dans les
années 90 permettant d’aider les entreprises à mettre à niveau, à innover et à développer
l’exportation. Les pôles sont des espaces intégrés et aménagés pour accueillir des activités
dans le domaine de la formation et la recherche scientifique et technologique, d’une part,
et dans les domaines de la production et du développement technologique d’autre part,
dans une spécialité déterminée ou un ensemble de spécialités. Leur objectif est de
promouvoir la capacité concurrentielle de l’économie et de développer ses composantes
technologiques, et ce, par l’encouragement des innovations technologiques et le soutien
de la complémentarité et l’intégration entre régions. Il existe également 30 pépinières
d’entreprises réparties sur les 24 gouvernorats. À titre d’exemple, la Technopôle de Borj-
Cédria est spécialisée dans les énergies renouvelables, l’eau et l’environnement et la
biotechnologie végétale. Elle a pour objectif de promouvoir l’entrepreneuriat vert. Les
entrepreneurs peuvent y profiter des synergies suscitées entre leur production, la
formation et la recherche scientifique. Le rapport de la Banque mondiale (2014) souligne
que la politique industrielle met trop l’accent sur les subventions alors que peu d’efforts
sont entrepris pour lutter contre les défaillances de coordination entre les différents
acteurs de l’industrie.
28 L’analyse empirique des facettes de l’écosystème émergeant d’entrepreneuriat social en
Tunisie montre que sa mise en place s’est nouée à un niveau national du fait d’un portage
par des acteurs non territoriaux : organisations gouvernementales, centres de recherche,
ONG internationales. Si toutes ces facettes sont un atout pour l’entrepreneuriat social en
Tunisie, celles-ci restent encore insuffisantes à incuber de nombreux projets. L’une des
solutions, c’est l’hypothèse de cet article, se trouve au niveau d’un relais par les
territoires de cet écosystème national. Elle s’inscrit dans le prolongement de la loi
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relative à l’ESS du 31 juillet 2014 en France qui définit l’ESS non seulement comme un
autre mode d’entreprendre, mais aussi comme un autre mode de développement
économique associé aux valeurs de solidarité et de durabilité dont les territoires
deviennent l’épicentre. Cette loi officialise les pôles territoriaux de coopération
économique (PTCE) comme le dispositif clé pour la mise en œuvre de ce développement
économique local durable et inclusif. Les PTCE offrent à l’entrepreneuriat social une
solution pour leur développement.
La coopération territoriale en soutien àl’entrepreneuriat social
29 La littérature sur l’entrepreneuriat social est abondante. Elle fait largement ressortir
deux grandes familles d’entrepreneuriat social, l’une d’obédience anglo-saxonne autour
du social business l’autre plus européenne autour de l’entreprise sociale (J. Defourny et M.
Nyssens, 2013). Si des différences entre ces deux modèles d’entrepreneuriat social
existent, nous nous appuierons ici sur leurs points communs plus nombreux qu’on ne le
pense parfois (L. Gardin, 2013), pour ne pas les distinguer dans notre analyse des
conditions qui pourraient faire du territoire un levier de leur développement en Tunisie.
30 L’hypothèse que nous avançons dans cette seconde partie est que la mise en place d’un
mode de développement coopératif sur un territoire pourrait être favorable à l’éclosion
de projets soutenables d’entrepreneuriat social, dès lors que la coopération inclut une
dimension sociale à l’image des PTCE en France. Mais tout d’abord il convient d’indiquer
que la mise en place d’un mode coopératif de développement économique local repose sur
des conditions exigeantes qui passent par un système d’actions réciproques et
interdépendantes entre les acteurs.
Les exigeantes conditions d’un écosystème local d’entrepreneuriat
31 Les études qui ont porté sur les systèmes d’acteurs locaux auto-organisés ont toutes mises
en évidence les conditions assez restrictives de leur constitution et, surtout, de leur
pérennisation. Si, d’une part, la constitution d’un écosystème local entrepreneurial
suppose la réunion sur un territoire d’un ensemble d’acteurs, cet ensemble doit, d’autre
part, satisfaire des propriétés en termes d’action collective susceptibles d’intégrer et de
réguler les activités conduites par ces différents acteurs.
32 Dans son étude sur trois districts technologiques français, Sophia Antipolis, Rennes
Atalante et le Silicon Sentier, Y. Dalla Pria (2010) montre que la première phase
d’amorçage, qui répond à la première condition de proximité géographique, peut se
dérouler selon des logiques très différentes entre le processus assez long de la proximité
négociée dans le cas de Sophia Antipolis, le processus vertical de la proximité décrétée,
par l’État en l’occurrence, pour Rennes Atalante et, enfin, un processus rapide de
proximité spontanée pour le Silicon sentier à Paris. Toutefois, cette condition de
proximité géographique, lors de laquelle le rôle des acteurs institutionnels est souvent
décisif, reste insuffisante à instituer dans le temps un écosystème local d’entrepreneuriat.
Pour que ce dernier apparaisse et se stabilise, la proximité géographique doit se doubler
d’une proximité socio-économique, qui repose à la fois sur des normes, des valeurs
communes, mais aussi et surtout sur des interdépendances entre les activités des acteurs
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dont les régulations ressortent d’une volonté d’action collective entre eux. Le
regroupement sur la seule base de valeurs ou normes partagées, que l’auteur qualifie de
proximité cognitive, ne suffit pas à créer un écosystème local. Ce dernier requiert des
interdépendances productives entre les acteurs dont la coordination est assurée par des
règles communes. L’auteur observe que ces interdépendances peuvent se mettre en place
selon deux logiques économiques distinctes, une logique de complémentarité autour
d’une division du travail entre des acteurs aux compétences différentes ou une logique de
ressources dont l’action collective des acteurs les rend communes sans que ceux-ci soient
reliés entre eux par des interactions directes.
33 À partir d’une approche théorique très différente, non plus socio-économique, mais en
termes d’équilibre de jeux coopératifs se référant à des groupes de cohésion basés sur la
confiance mutuelle entre leurs acteurs, J.M. Callois (2007) aboutit à des conclusions
similaires. Appliquée à deux territoires français, le pays des Combrailles et le pays du
Sancerrois, son analyse révèle qu’une forte identité locale, voire une cohésion sociale
d’un territoire, ne sont pas des conditions suffisantes pour que leurs acteurs économiques
y constituent un système auto-organisé d’acteurs. Après avoir mesuré par un ensemble
d’indicateurs, le degré de cohésion sociale de ces deux territoires, J.M. Callois montre que
le territoire avec la plus forte identité et la plus forte cohésion sociale, le pays des
Combrailles, à un faible score du point de vue de ses groupes économiques et de la
performance qui leur est attachée. À l’inverse, en dépit d’une identité locale plus faible, le
pays du Sancerrois grâce à un système auto-organisé d’acteurs autour de la viticulture,
noyau de leur action collective engendrant des interdépendances économiques entre les
acteurs, a une performance économique plus élevée. À l’image des résultats sur les
districts technologiques, la proximité cognitive ne saurait suffire. À l’inverse, c’est
l’exploitation collective d’une ressource, les terres viticoles du Sancerrois, qui dès lors en
fait une ressource patrimoniale commune, permettant de bénéficier d’économie
d’échelle, qui solidifie le système auto-organisé d’acteurs.
34 Enfin, faisant un tour d’horizon des travaux sur l’économie territoriale, Requier-
Desjardins (2009) conclut également que le territoire est rarement associé à un processus
économique endogène. Sur le plan empirique, cet auteur montre, que l’on considère les
districts italiens ou les systèmes productifs locaux français ou encore les clusters, qu’une
faible résilience du système local s’observe. Ceci le conduit à relativiser la portée de
« l’effet territoire » qui les définit. En mobilisant une voie de recherche qui associe les
concepts d’ancrage territorial et d’identité sociale, cet auteur retrouve la possibilité de
système auto-organisé d’acteurs par l’exploitation commune de ressources
patrimoniales : « L’ancrage territorial est associé à la production de biens et services dont
la qualité est attachée à leur identité locale, transformant le territoire en patrimoine,
reconnue et appréciée par les utilisateurs ou les consommateurs. Cet ancrage territorial
revient à la constitution d’une identité territoriale indissociable de l’action collective de
groupes localisés qui construisent la patrimonialisation de certaines ressources
exclusives » (D. Requier-Desjardins, op. cit. p. 12).
35 Dans la mesure où les pôles territoriaux de coopération économique (PTCE) attachent une
finalité sociale à leur activité économique, ils jouent le rôle d’un levier territorial pour le
développement de l’entrepreneuriat social. Pour cela, il est encore nécessaire qu’ils
aillent au-delà d’une simple proximité cognitive, pour devenir un système auto-organisé
d’acteurs.
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Le développement des PTCE en France
36 Les pôles territoriaux de coopération économique sont une réalité récente en France, tout
au moins au niveau de leur désignation puisque leur première définition date de 2010
dans le cadre des travaux du Labo de l’ESS, think tank lui-même de création récente :« Un
pôle territorial de coopération économique (PTCE) est un regroupement, sur un territoire
donné, d’initiatives, d’entreprises et de réseaux de l’économie sociale et solidaire associé
à des PME socialement responsables, des collectivités locales, des centres de recherche et
organismes de formation, qui met en œuvre une stratégie commune et continue de
coopération et de mutualisation au service de projets économiques innovants de
développement local durable. » (L. Fraisse, 2014)
37 Depuis, les PTCE ont fait l’objet d’une définition institutionnelle par la loi relative à l’ESS
du 31 juillet 2014 qui reprend très largement cette première définition tout en précisant
la nature des projets qui deviennent, dans l’article 9, des « projets économiques et sociaux
innovants, technologiquement ou socialement, et porteurs d’un développement local
durable ». Si la loi relative à l’ESS a consacré les PTCE comme un levier du changement
d’échelle de l’ESS, le soutien financier public qui leur a été consacré reste jusque-là
modeste avec un appel à projets sur la période 2013-2014 doté de 3 millions d’euros, qui a
abouti à labelliser 23 PTCE sur le territoire national. Entre les PTCE témoins du Labo ESS,
ceux labellisés et ceux non reconnus, mais jugés intéressants, on recense aujourd’hui une
petite centaine de PTCE. Si quelques-uns ont pu prendre le relai d’expériences locales plus
anciennes, ils sont pour la plupart de constitution récente. Ils sont porteurs d’une
nouvelle dynamique sur les territoires dont les premières analyses portant sur une
quinzaine d’entre eux mettent en avant plusieurs traits à considérer encore avec
prudence (L. Fraisse, 2014).
38 Ce sont les acteurs et entreprises de l’économie sociale et solidaire, qui sont à l’initiative
de la création des PTCE dont la taille médiane est d’environ 10 structures. Ces structures
sont de taille modeste et les entreprises classiques qui y sont intégrées le sont en tant que
parties prenantes plus que comme acteurs impliqués dans la gouvernance des PTCE. Les
collectivités territoriales ont à l’inverse un rôle souvent clé dans la constitution des PTCE.
Au-delà du soutien financier et matériel (en termes de bâtiments mis à disposition par
exemple) qu’elles leur apportent, elles ont également un rôle de médiateur, de
facilitateur, de catalyseur (étude RTES, 2014). Si de nombreux PTCE se structurent autour
d’une filière ou d’une activité économique, d’autres sont multi-activité en faisant porter
leur intervention sur des fonctions transversales liées au développement durable, local, à
l’ingénierie. Lorsque la structuration du pôle se fait sur une activité, la spécialisation
porte le plus souvent sur les secteurs du bâtiment, de l’alimentation et agriculture
durable, des éco-activités, de la culture.
39 Du point de vue de leur gouvernance, au-delà de leur structuration formelle ou
informelle, les études mettent en avant le rôle clé d’un groupe d’acteurs historiques ayant
accumulé de la confiance à travers la réalisation de projets sur la base de valeurs
partagées, autour ou non d’ailleurs d’une figure de leadership. Dans la plupart des cas, le
PTCE a une gouvernance associative. Du point de vue de leur fonctionnement
économique, trois types de coopération ont été repérés : la mutualisation de moyens et de
ressources, la mutualisation de projets et la coopération stratégique. Si ces types peuvent
se succéder et s’emboîter au cours du temps, ils peuvent aussi spécifier un type de PTCE.
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Les PTCE sont liés de manière importante en moyenne à des ressources publiques avec
une part d’autofinancement autour de 30 %.
40 Les études montrent enfin une évolution du positionnement des PTCE. Alors qu’ils
mettaient en avant lors de leurs premières études leur volonté de mettre en œuvre par
leurs actions et coopérations un autre mode de développement économique, ils
paraissent davantage aujourd’hui se situer dans une logique d’adaptation à l’austérité
avec une réduction opérationnelle de leurs perspectives.
41 S’il est aujourd’hui encore prématuré pour se prononcer sur la nature des PTCE en tant
que simple proximité cognitive ou en tant que système auto-organisé d’acteurs, des
exemples montrent qu’ils sont le creuset d’une action collective structurée avec des
interdépendances économiques. Ainsi le PTCE « Maison des solidarités du pays de Bray »,
qui regroupe plusieurs associations et entreprises, ayant lui-même le statut de société
coopérative d’intérêt collectif (Scic), impulse désormais de nombreuses réalisations
économiques avec des moyens mutualisés, parmi lesquelles la création d’une pépinière
d’entreprises artisanales qui se trouvent inscrites dans ce projet collectif à visée solidaire.
Ce faisant, l’incubation entrepreneuriale se fait sur un mode plus collectif.
Des PTCE tunisiens comme levier pour l’entrepreneuriat social
42 Notre hypothèse est que le développement de pôles territoriaux de coopération
économique au niveau de ses territoires, bassins de vie et bassins d’emploi, pourrait être
un levier pour le développement de l’entrepreneuriat social en Tunisie. Ce
développement de PTCE ne pourra se reproduire à l’identique. Le défi est justement
d’imaginer et de réunir les conditions de sa possibilité dans le contexte tunisien.
43 Le premier atout est le déploiement au niveau national d’un écosystème
d’entrepreneuriat social dont l’une des orientations devra être de favoriser la création de
structures locales de coopération économique entre les acteurs d’un même territoire. Le
second atout est la présence historique d’acteurs de l’ESS en Tunisie qui pour être de
faible ampleur n’en est pas pour autant négligeable. En effet, il existe en Tunisie comme
d’ailleurs dans tous les pays du Maghreb (A. Ghosn, 2013), des acteurs historiques du côté
des associations comme des coopératives. Et on a vu l’importance de la présence d’acteurs
historiques de l’économie sociale et solidaire à même de se regrouper pour initier cette
démarche collective et ouverte de coopération territoriale.
44 Toutefois, le développement de PTCE tunisiens ne pourra pas être un copier-coller des
initiatives qui en France les ont fait émerger, ne serait-ce qu’en raison du rôle important
joué dans cette émergence par les collectivités territoriales. Parce ce que ce rôle peut
aussi se révéler un handicap dans la structuration d’un écosystème territorial lorsqu’il
inhibe une dynamique endogène, il est possible d’imaginer pour la Tunisie un portage par
la norme internationale ISO 26 000 dès lors qu’elle est conçue pour être appliquée au
territoire de l’écosystème local (H. Defalvard, 2014). Sur la base des premiers
développements de cette norme en Tunisie (INNORPI : Institut de Normalisation et de
Propriété Intellectuelle), il est possible d’imaginer son développement au niveau des
territoires afin de mesurer, mais surtout d’encourager l’impact écologique et social des
acteurs économiques d’un territoire. Parce que cette norme se construit avec les parties
prenantes du territoire, elle épousera nécessairement les spécificités des territoires
tunisiens tout en les orientant dans le sens d’une transition écologique et sociale grâce au
développement de l’entrepreneuriat social.
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Conclusion
45 Le contexte socio-économique de la Tunisie s’est dégradé depuis le Printemps du Jasmin
en raison de la persistance des inégalités régionales, mais aussi en raison des instabilités
extérieures venant des pays limitrophes et internes au pays, et ce, malgré une
amélioration significative du processus démocratique. Dès lors, l’économie sociale et
solidaire ainsi que l’entrepreneuriat social ont émergé puis se sont affirmés dans le
paysage économique, se présentant aujourd’hui comme une véritable alternative aux
pouvoirs publics engagés sur tous les fronts, notamment sur les questions de sécurité du
pays et de l’inconditionnel retour de la croissance. Malgré la multiplicité des acteurs qui
en font la promotion, l’écosystème de l’entrepreneuriat social a du mal à se structurer et
à se consolider, en témoigne l’insuffisance du nombre des entrepreneurs sociaux en
comparaison aux diverses actions engagées pour l’initiative et le soutien de leur projet,
ou encore en raison du vide législatif qui freine le processus de structuration.
46 L’expérience récente des PTCE en France peut constituer une piste possible à la
structuration plus efficace de l’écosystème de l’entrepreneuriat social tunisien,
notamment par la mise en place de la norme ISO 26 000. Cette dernière a fait l’objet d’un
projet au sein de la région MENA de 2011 à 2014 et se met en place lentement vu le
nombre des parties prenantes engagées pour sa concrétisation. Comme le souligne la
représentante tunisienne du projet de la norme ISO 26 000, « La norme ISO 26 000 est une
question de culture et de pratiques. Tant que le développement durable et la responsabilité
sociétale ne sont pas au rendez-vous, nous ne pourrons pas avancer correctement ». Le modèle
des PTCE français ne pourra pas être répliqué à l’identique en Tunisie, mais ce sera aux
différents acteurs de se regrouper autour d’une forte cohésion sociale et d’une confiance
mutuelle pour réussir ce challenge. Le Printemps du Jasmin a éveillé les consciences des
Tunisiens sur la nécessité d’un renouveau et d’une nouvelle identité dont l’aspect social et
la responsabilité sociétale seront au cœur du changement.
47 Dans son rapport intitulé « la Révolution inachevée », la banque mondiale souligne les
divers freins au développement de l’économie entre autres expliqués par des choix
politiques économiques bien intentionnés, mais mal orientés. La lourdeur bureaucratique,
le manque de concurrence, ainsi que les nombreuses politiques et règlementations pour
accompagner le développement économique et de l’emploi ont aggravé les disparités
régionales et la création d’emplois dans les régions défavorisées. Cinq années après la
Révolution du Jasmin, le pays se trouve dans une impasse économique résultant des choix
politiques et d’une omniprésence de l’État asphyxiant les initiatives privées. Certes, la
politique générale des différents gouvernements de la « Révolution » ne s’est pas
clairement distinguée en matière d’économie, mais le pays a dû faire face à l’amplification
de nouveaux défis locaux et mondiaux liés au terrorisme et à l’insécurité mobilisant par
conséquent toute l’attention des politiciens, qui ont néanmoins maintenu le pays dans
une relative stabilité en comparaison à d’autres pays de la région. Enfin, l’avenir
économique et social de la Tunisie pourra compter sur sa jeunesse engagée et créative
ainsi que les différents acteurs de la société civile, en témoigne le prix Nobel remis pour le
dialogue national tunisien.
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ANNEXES
48 Devise nationale : Le dinar tunisien (TND)
49 1 USD = 2,04 TND au mois de janvier 2016
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NOTES
1. OIT 2011: Études sur la croissance et l’équité – Tunisie.
2. Conférence sur l’Économie sociale et solidaire en Méditerranée en mars 2013 en Tunisie.
RÉSUMÉS
Le processus de transition démocratique, initié par la révolution du printemps de Jasmin de 2011
en Tunisie, s’est accompagné de l’émergence d’un écosystème de l’entrepreneuriat social. Dans
une première partie, nous proposons une analyse de cet écosystème qui conclut que son
élaboration, parce qu’elle s’est surtout concentrée à l’échelle nationale, a peu favorisé la
démultiplication des projets entrepreneuriaux à dimension sociale en dépit de leurs enjeux pour
la réussite de la transition démocratique. Dans une seconde partie, nous examinons l’hypothèse
d’une extension locale de l’écosystème d’entrepreneuriat social comme l’une des pistes possibles
pour le développement de ce dernier. Une déclinaison de l’ISO 26 000 de territoire en Tunisie
pourrait en être un levier efficace, car localement situé.
The process of democratic transition that started by the Jasmin Revolution in Tunisia in 2011
came along with the emergence of the social entrepreneurship ecosystem. The first part of this
paper will offer an analysis of the ecosystem and will conclude that its elaboration did only very
little encourage the flourishing of social entrepreneurship projects despite their importance in
the success of the democratic transition. The second part will examine the hypothesis of a local
extension of the social entrepreneurship ecosystem as one of the possible solutions for its
development. One variety of the ISO 26 000 of the territory in Tunisia could be an efficient tool
because it is locally situated.
INDEX
Mots-clés : écosystème, Entrepreneuriat social, territoire, transition démocratique.
Keywords : democratic transition., ecosystem, Social entrepreneurship, territory
AUTEURS
YASMINE BOUGHZALA
Maître assistante. Institut Supérieur de Gestion de Tunis, Tunis, Tunisie.
HERVÉ DEFALVARD
Maître de conférences, Erudite, Chaire ESS-UPEM, France.
Revue Interventions économiques, 54 | 2016
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ZOHRA BOUSNINA
Maître assistante. Institut Supérieur de Gestion de Tunis, Tunis, Tunisie.
Revue Interventions économiques, 54 | 2016
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La mise en marché alternative del’alimentation à Montréal. De laniche d’innovation à une transitiondu secteur alimentaire ?Sylvain Lefèvre et René Audet
1 Le portrait du secteur de la distribution alimentaire s’est radicalement transformé au
cours du dernier siècle, et ce, à la grandeur de l’Amérique du Nord. En effet, il y eut
l’arrivée en force des supermarchés au milieu du XXe siècle et au tournant des années
2000, le développement d’une offre alimentaire chez les détaillants non spécialisés
(pharmacies et grandes surfaces de type Wal-Mart, Canadian Tire et Dollarama) ainsi que la
multiplication de magasins-entrepôts. Ces phénomènes ont fait en sorte que les chiffres
d’affaires combinés des commerces appartenant à de grandes chaines commerciales et
aux magasins affiliés représentent aujourd’hui au Québec près de 96 % des ventes
alimentaires au détail (MAPAQ, 2015). Parallèlement à cette situation, le rôle du
producteur agricole s’est restreint à produire de la nourriture sur des surfaces cultivables
de plus en plus grandes; aujourd’hui, le plus souvent, il ne s’implique plus dans la mise en
marché de ses produits. Le nombre de fermes est en forte diminution tandis que la taille
moyenne de celles-ci est en constante augmentation. Plus encore, force est de constater
que le chemin menant « de la fourche à la fourchette » s’est complexifié année après
année, multipliant les intermédiaires entre le producteur et le consommateur (Watts et
Goodman, 1997).
2 Malgré cette tendance lourde, certains modes de mise en marché alternatifs subsistent et
se développent, tels que des marchés publics, des fruiteries indépendantes, des kiosques à
la ferme, des programmes de paniers biologiques, pour ne nommer que ceux-ci. Le point
commun de toutes ces initiatives émergentes est de favoriser l’accès de proximité à une
saine alimentation, parfois dans des quartiers mal desservis sur le plan de l’offre
alimentaire, via la mise en réseau des producteurs et des consommateurs au sein de
circuits courts. Ils poursuivent donc des objectifs de développement social et
communautaire, de convivialité et de sécurité alimentaire dans les quartiers, et, au-delà
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de ces finalités, leur modèle organisationnel les relie également souvent à la famille de
l’économie sociale et solidaire. Même si leur poids reste marginal, en termes de volume,
comparativement au reste du système agroalimentaire, ils déploient néanmoins une
activité économique importante. Ainsi, au sein des ventes d’aliments et de boissons
biologiques, les achats directement au producteur (marchés de producteurs, agriculture
soutenue par la communauté, kiosques à la ferme) sont un canal de distribution qui
représente, en 2012, 10% du marché, soit 40 millions de dollars (MAPAQ, 2015, p. 40).
3 Or, un enjeu sous-jacent de ces initiatives est de passer d’une démarche d’innovation à
une démarche de transition, c’est-à-dire de transformer les structures sociales et
économiques au-delà des impacts locaux que chacune peut engendrer individuellement.
Elles oscillent donc aujourd’hui entre d’un côté l’ambition de préfigurer et de faire
advenir une transition vers un autre modèle économique, et, de l’autre côté, une forme
d’accommodement, voire de compromis, avec un modèle de résolution des problèmes
sociaux et environnementaux où prime toujours la régulation marchande.
4 Notre article propose une analyse des deux importants défis de la transition du système
agroalimentaire montréalais à partir de ces initiatives de mise en marché alternative de
l’alimentation (MMAA). L’énigme de départ est assez simple : pourquoi, alors que ces
initiatives reçoivent un accueil a priori bienveillant de la part des élus locaux, des
administrations municipales, du grand public, et même d’acteurs économiques centraux,
éprouvent-elles une telle difficulté à se pérenniser, à s’institutionnaliser et à transformer
structurellement les formes conventionnelles de mise en marché alimentaire?
5 Pour y répondre, nous analysons dans une première partie, plus théorique, le système
agroalimentaire comme un régime sociotechnique. Ce faisant, nous ancrons notre
réflexion dans le champ des sustainability transitions, en discutant notamment les concepts
de « régime », de « niche » et de « verrouillage». Puis, nous abordons, dans deux parties
plus empiriques, deux défis auxquels font face les initiatives de MMAA à Montréal. Le
premier défi tient à la fragmentation de ces innovations, comme nous allons l’explorer à
partir d’une forme particulière de MMAA : les marchés de quartier. Le second défi tient à
un verrouillage économique, où s’articulent la relation aux bailleurs de fonds, la relation
aux consommateurs et la mise en question du « juste prix » des denrées alimentaires.
6 Cet article se base sur deux recherches partenariales, encadrées par le Service aux
collectivités de l’UQAM, et menées depuis 2012 avec des acteurs de la mise en marché
alternative de l'alimentaire à Montréal (Audet et al., 2014 et 2015). Un comité
d’encadrement constitué de trois chercheurs et de représentants de trois marchés de
quartier a dirigé l’ensemble du processus de recherche. La collecte de données a consisté
en une série de quinze entrevues semi-directives avec des acteurs de MMAA ou leurs
interlocuteurs (pouvoirs publics, bailleurs de fonds) et de l’organisation de huit groupes
focus, regroupant en tout une cinquantaine de personnes1.
Le système alimentaire comme régime sociotechnique
7 De manière générique, le terme « transition » renvoie au passage d’un état vers un autre.
Aujourd’hui, les usages génériques de la transition pour décrire des transformations
impliquant « l’économie » (verte, sobre en carbone, circulaire) ou l’usage de l’énergie
(transition énergétique) se répandent très rapidement dans le discours public. Les
discours de la transition, s’ils suggèrent des stratégies assez bien identifiées pour
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provoquer le passage vers un nouvel état d’un « système » souvent mal circonscrit, ne
posent pas fondamentalement la question de la nature des processus de transformation
socioéconomique et technique, se rabattant largement sur les incitatifs publics à
l’investissement vert, sur l’innovation technique et sur les mécanismes de marché comme
les bourses du carbone (Audet, 2014). Or, « contribuer à une transition du système
agroalimentaire », comme le propose le programme de recherche institué avec nos
partenaires de la mise en marché alternative de l’alimentation, suppose avant tout une
certaine compréhension théorique de la transformation des grands systèmes
sociotechniques. Dans ce projet de recherche, nous avons développé cette compréhension
à partir de la perspective multi-niveaux des sustainability transitions.
8 Apparu en Europe au cours de la dernière décennie, le champ des sustainability transitions
regroupe trois principaux courants d’analyse portant sur les transformations
socioéconomiques et technologiques dans les sociétés contemporaines : la perspective
multi-niveaux, la gestion de la transition et la gouvernance réflexive (Grin et al., 2010).
Ces trois courants partagent une conception des transitions comme processus de
transformations multiples et simultanées se produisant à différents niveaux structurels
(des initiatives locales d’innovation aux grands systèmes sociotechniques), s’influençant
mutuellement et aboutissant à un basculement du système vers un nouvel état
potentiellement plus soutenable (Ibid). Dans cet article, nous nous attarderons
exclusivement au courant connu sous le nom de « perspective multi-niveaux » (multi-level
perspective) et laisserons les deux autres (la gouvernance réflexive et la gestion de la
transition) de côté, bien que nous ayons adapté certaines de leurs propositions dans la
méthodologie de recherche-action mise en œuvre dans le projet (Lefèvre et al., 2016).
9 La perspective multi-niveaux conceptualise le changement à partir des thèses de
l’économie évolutionniste et de la théorie de la structuration. Cette approche ne porte pas
sur les mécanismes d’interaction « horizontaux » entre les acteurs ou entre les
institutions. Il conviendrait plutôt de dire qu’elle prend pour acquis l’existence de
configurations d’acteurs, de technologies et de règles qui orientent les activités humaines
et se reproduisent à travers elles. L’objet de la perspective multi-niveaux est de découvrir
les principes généraux d’interaction plus « verticale » entre des degrés de structuration
de ces configurations d’acteurs, de technologies et de règles (Geels et Schot, 2010, p.
18-19). Ceci implique qu’il existe des niveaux très structurés évoluant sur le long terme et
d’autres, moins structurés, répondant à des temporalités plus conjoncturelles, voire
même ponctuelles. La perspective multi-niveaux pose l’existence de trois de ces niveaux,
dont le niveau central – le régime sociotechnique – constitue l’objet même des
transitions : ce sont les régimes sociotechniques qui, sous la pression des « niches
radicales » et du « paysage sociotechnique », peuvent opérer des transitions. Nous
développons donc ici les dynamiques entre les trois niveaux tout en les appliquant au
secteur de l’agroalimentaire.
10 La perspective multi-niveaux procède d’abord d’un découpage entre les grands secteurs
d’activité socio-économiques. C’est pourquoi on peut parler de « régime sociotechnique
du transport », de « régime sociotechnique de la génération et de la distribution
énergétique », ou encore du « régime sociotechnique de l’agroalimentaire ». Les régimes
sociotechniques sont constitués d’acteurs en réseaux, de technologies et
d’infrastructures, fonctionnant sur la base de règles ancrées dans des institutions et des
pratiques. Il faut insister sur trois éléments de cette définition : les acteurs, les
technologies et les règles.
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11 Les régimes sociotechniques regroupent des acteurs en réseaux évoluant au sein de
milieux diversifiés, mais interdépendants, comme les instances gouvernementales, les
centres de recherche et de développement technologique, les entreprises et leurs
associations industrielles, les réseaux commerciaux allant de la production à la
consommation, etc. Le régime québécois de l’agroalimentaire inclut donc des institutions
comme le MAPAQ, les producteurs agricoles et leurs associations (principalement l’UPA et
ses associations sectorielles), les entreprises de distribution, de transport, de
transformation, les grands détaillants, les HRI (hôtels, restaurants et institutions). Ces
acteurs constituent des réseaux sur différentes bases : ils interagissent parfois dans des
cadres formels comme les Tables de concertation agroalimentaire, que l’on trouve dans
plusieurs régions du Québec, et ils forment des réseaux plus spontanés à travers des
relations d’affaires, des transactions et des partenariats.
12 Les régimes sociotechniques sont aussi constitués de technologies et d’infrastructures
matérielles qui tendent à engendrer une certaine stabilité. Dans le domaine de
l’agroalimentaire, ces technologies et infrastructures ne manquent pas. Des systèmes
mécanisés du travail de la terre ou de manipulation des animaux aux intrants de
synthèses et aux produits pharmaceutiques, les « producteurs » agricoles du régime
agroalimentaire dominant doivent pouvoir manipuler de nombreuses technologies qui,
par ailleurs, évoluent rapidement. Le transport par camion faisant usage du réseau
autoroutier ou le Marché central qui, à Montréal, représente la plaque tournante du
commerce des produits alimentaires, sont des exemples d’infrastructures du régime
québécois de l’agroalimentaire, de même que les réseaux de détaillants à grande surface
qui structurent à la fois les pratiques de distribution et de consommation.
13 Ces acteurs et technologies sont, dans la réalité des activités du domaine de
l’agroalimentaire, imbriqués les uns aux autres dans une dynamique récursive où les
acteurs, utilisant et exploitant les technologies et les infrastructures, réalisent en quelque
sorte leur propre conditionnement par les technologies. De plus, acteurs et technologies,
dans un régime sociotechnique, génèrent un ensemble de règles de divers types. Les
théoriciens de la perspective multi-niveaux identifient trois types de règles (Geels, 2004) :
(1) les règles cognitives qui renvoient aux systèmes de croyance et aux grandes
orientations idéologiques et programmatiques d’un régime, comme « le droit de
produire » que défendent les organisations agricoles et territoriales (Le Bulletin des
agriculteurs, 2001) ou « la souveraineté alimentaire » qui a orienté récemment la
politique agricole québécoise (Québec, 2013); (2) les règles « de régulation » qui renvoient
aux lois et aux normes de production, d’emballage, de transport, de commerce – comme
le système québécois de gestion de l’offre dans les filières du lait, du poulet et des œufs; et
(3) les règles normatives qui renvoient aux « bonnes pratiques » et aux valeurs, comme
les définitions socialement construites de la qualité des aliments.
14 Les théoriciens de la perspective multi-niveaux affirment que « les règles des régimes
sociotechniques expliquent la stabilité et le verrouillage des systèmes sociotechniques »
(Geels et Schot, 2010, p. 20). C’est dire que les réseaux d’interdépendance entre les
acteurs, les technologies et les infrastructures, encadrés par les règles du régime, ont
tendance à atteindre une certaine « stabilité dynamique » : ces réseaux sont largement
verrouillés et peu sujets à des transformations rapides et profondes, bien que des
innovations incrémentales puissent engendrer des changements cumulatifs sans
réellement modifier la structure du régime. Ainsi, l’amélioration des rendements de
certains cultivars, la gestion rationnelle des intrants ou l’apparition de postes de
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paiement libres-services dans les supermarchés ne modifient pas fondamentalement le
régime agroalimentaire québécois. Une « transition vers la soutenabilité », comme
l’appellent les auteurs, nécessite des interventions externes au régime sociotechnique
(Geels et Schot, 2010; Lutz et Schachinger, 2013).
15 La perspective multi-niveaux, comme nous l’avons souligné, porte davantage sur les
interactions entre des niveaux structuraux que sur les interactions entre des acteurs ou
des secteurs. Les liens qui existent entre producteurs, distributeurs, grandes surfaces,
système des quotas, programmes de subvention, réglementations et autres éléments du
régime sont posés théoriquement, mais l’objet de la perspective multi-niveaux consiste
avant tout à comprendre comment ces configurations d’acteurs, de technologies et de
règles peuvent se transformer plus subitement sous l’influence de forces provenant de
deux autres niveaux obéissant à des logiques et des temporalités différentes : le paysage
sociotechnique et les niches d’innovation radicales.
16 Le paysage sociotechnique est conçu comme l’environnement exogène des régimes
sociotechniques. La métaphore du paysage, disent les auteurs, est pertinente parce qu’elle
renvoie aux aspects matériels et solides de l’organisation de la société, comme
l’aménagement des villes et du territoire, le biotope où sont installées ces sociétés, etc.
(Geels et Schot, 2010; Geels, 2011). Mais la notion de paysage inclut aussi des
transformations lentes comme la mondialisation ou l’industrialisation, et des chocs
externes comme des guerres, des catastrophes, l’augmentation du prix du pétrole, etc. On
peut aussi concevoir que certains systèmes comme celui des transports ou celui de la
production énergétique puissent constituer une donnée externe du point de vue d’un
autre régime sociotechnique comme celui de l’agroalimentaire. Par exemple, un
changement brusque dans le prix de l’énergie aura pour conséquence de produire des
tensions entre les producteurs et distributeurs, dont les dépenses augmentent, et entre
les détaillants et les consommateurs qui en vivront les contrecoups. En théorie, ce type de
pression sur les régimes sociotechniques peut ouvrir des « fenêtres d’opportunité » pour
des solutions et innovations constituées en dehors d’un régime et auparavant considérées
trop radicales (Ibid).
17 Ces solutions et innovations – qui ne sont pas générées par les acteurs du régime, mais
par des acteurs porteurs de normativités et de manières de faire que l’on peut qualifier
« d’alternatives » – évoluent à un autre niveau structurel, plus local, et sujet à une
temporalité à plus court terme. Ces niches dites « radicales » proviennent de projets
expérimentaux et d’innovations technologiques ou sociales qui se réalisent à la marge des
régimes sociotechniques. Elles sont elles aussi constituées d’acteurs, de technologies et de
règles, mais dont les configurations varient largement en termes de stabilité et de
solidité. Dans leur perspective évolutionniste, les théoriciens de la perspective multi-
niveaux tendent à mettre en lumière les effets de « sélection » qui s’appliquent à ces
niches: certaines échouent par manque d’espace et d’appui, d’autres réussissent à se
consolider parce que des acteurs choisissent d’y investir des ressources et de les
« protéger » des pressions du régime (Geels et Schot, 2010, p. 22). À certaines occasions,
lorsque la conjoncture s’y prête (peut-être grâce à un choc exogène provenant du paysage
sociotechnique) et qu’elle atteint un certain degré de structuration, une innovation peut à
son tour exercer une pression sur le régime sociotechnique et réussir à s’y imposer.
L’arrivée d’une telle innovation dans un régime – que l’intégration se fasse
harmonieusement ou non – force le déverrouillage, la reconfiguration et le réalignement
du régime. C’est ce que l’on appelle une transition.
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18 La clé du succès d’une niche d’innovation passe donc par sa structuration dans le sens que
lui donne Giddens (1987), c’est-à-dire sa capacité à créer et intégrer des réseaux d’acteurs
et d’innovation qui se renforcent mutuellement en créant et reproduisant des règles à
travers leurs actions, expérimentations, projets et pratiques. Il s’agit en fait d’appliquer le
concept de « dualité du structurel » aux niches d’innovation. Pour Giddens (1987, p. 68) :
« les règles et les ressources utilisées par des acteurs dans la production et la
reproduction de leurs actions sont en même temps les moyens de la reproduction du
système social concerné ». Stratégiquement, les niches devront donc viser à établir des
règles cognitives, de régulation et normatives alternatives à celles du régime, et s’efforcer
de les consolider en multipliant les projets qui utilisent et reproduisent ces règles. Par
exemple, Lutz and Shachinger (2013, p. 4783) décrivent cette dynamique en considérant
les réseaux alimentaires locaux :
Local food network initially form and develop in local niches within a given foodregime. They induce socio-ecological changes on the local level and as they becomemore clustered and abundant they have the potential to foster widertransformations of the dominant food regime […] Nonetheless, niche-innovationsdo not develop and evolve isolated from and untouched by the regime’s andlandscape’s dominant practices, technologies, rules, and structures. Rather, socio-technical regimes, landscapes and niche-innovations can be seen as co-evolving andpotentially competing or even colliding into one another.
19 Ces auteurs insistent beaucoup sur les « points d’intersection » qui existent entre la niche
des réseaux alimentaires locaux et le régime de l’agroalimentaire. La raison est que selon
la perspective multi-niveaux, c’est de ces interactions que l’on doit attendre les futures
transitions vers la soutenabilité.
20 À la lumière de la perspective multi-niveaux, les deux défis énoncés en introduction
peuvent être reformulés théoriquement. Le premier défi de la fragmentation est plus
endogène à la « niche » de la mise en marché alternative de l’alimentation. Il consiste à
trouver les arrangements organisationnels et normatifs qui favoriseront la structuration
de cette mise en marché alternative. Dans la prochaine section, nous examinons ce défi à
partir du cas des marchés de quartier montréalais. Le deuxième défi est de nature plus
exogène et concerne les points d’intersection entre la niche de la MMAA et certains
aspects « verrouillés » du régime agroalimentaire dominant. Dans cet article, nous avons
choisi d’insister sur la relation des initiatives de MMAA avec les consommateurs et la
mise en question du « juste prix » des denrées alimentaires.
Le défi de la fragmentation de la MMAA : l’exempledes marchés de quartier
21 Par le terme de « fragmentation » des marchés de quartier, nous désignons deux
phénomènes concomitants : le manque de lien de coordination entre les marchés, une
difficulté à faire système (fragmentation inter-marchés), mais aussi un certain nombre de
lignes de tension qui parcourent les marchés de quartier, rendant fragile leur cohérence
organisationnelle (fragmentation intra-marchés) et le développement de réseaux
capables de produire et reproduire des règles alternatives. Ce double état de
fragmentation peut être compris à la lumière de deux éléments : d’une part la genèse des
marchés de quartier à Montréal et d’autre part les tensions structurantes de leur
démarche d’innovation. Nous aborderons successivement ces dimensions.
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La genèse des marchés de quartier à Montréal
22 Afin d’éclairer la genèse des marchés de quartiers tels qu’ils sont aujourd’hui observables
à Montréal2, il faut prendre en compte l’engagement d’un premier acteur : la Direction de
la Santé Publique (DSP). En effet, elle a contribué à mettre en lumière les enjeux de la
sécurité alimentaire dans des zones dites de « désert alimentaire3 », par la publication de
cartes géomatiques en 2006 et une communication sur ce thème dans les médias (DSP,
2006). La DSP fut la première bailleuse de fonds des marchés de quartier, par le
financement de multiples initiatives, visant principalement la mobilisation des
communautés sur les enjeux de sécurité alimentaire dans les quartiers défavorisés. De
2008 à 2012, elle finance donc seize initiatives, dont des marchés de quartier, avec un
objectif clair : améliorer l’accès en fruits et légumes frais dans des milieux souvent
défavorisés.
23 Un second acteur va contribuer à appuyer l’émergence des marchés de quartier : la
Conférence Régionale des Élus (CRÉ). C’est à la fois un acteur politique, mais aussi un
producteur d’expertise et un bailleur de fonds, dans le cadre du projet Nourrir Montréal,
qui a pour but de contribuer à « un système alimentaire durable et équitable de la
collectivité montréalaise4 ». La CRÉ a mené de 2006 à 2009 un projet pilote pour évaluer le
potentiel d’implantation de marchés saisonniers, c’est-à-dire des marchés sur la place
publique, avec présence de producteurs locaux, selon la saison des récoltes. Rapidement,
une réflexion fut menée sur la mutualisation des moyens, sur l’achat collectif de fruits et
légumes, afin de bâtir un système collectif cohérent et stable, par-delà l’éparpillement des
initiatives locales.
24 À travers l’engagement de la DSP et de la CRÉ, on voit donc rapidement se croiser
plusieurs objectifs : l’accès à des aliments santé, le développement d’environnements
favorables, la promotion des circuits courts, des fruits et légumes locaux et la
mobilisation des communautés. Au niveau de la stratégie de développement, le discours
de la CRÉ sur une organisation collective des marchés contraste avec la perspective
d’essaimage de la DSP pour des initiatives diverses, partant d’abord des besoins locaux
des communautés.
25 Au confluent de ces différentes problématiques va s’arrimer l’initiative du Fonds pour la
promotion des saines habitudes de vie. Celui-ci est le fruit d’un rapprochement entre le
gouvernement du Québec, qui avait mis en place en 2006 « le Plan d’action
gouvernemental pour les saines habitudes de vie et la lutte à l’obésité », et la Fondation
Lucie et André Chagnon. Québec en forme, l’organisme issu de ce partenariat public-
philanthropique, appuie les projets favorisant « une saine alimentation et un mode de vie
physiquement actif ». Des financements sont octroyés à la fois à des projets locaux, dont
certains marchés de quartier, mais aussi à des coordinations territoriales comme La Table
régionale des saines habitudes de vie. À Montréal, cette Table regroupe différents partenaires
sur cette thématique, dont la DSP, le MAPAQ, la ville, les commissions scolaires, plusieurs
directions régionales. Cet acteur finança un éphémère projet régional de mutualisation
des marchés de quartiers, dont le comité de suivi regroupait la DSP, Québec en forme et la
CRÉ de Montréal. Malheureusement, les difficultés financières de certains marchés de
quartier, partenaires du projet, et le retrait du bailleur de fonds principal mirent
rapidement fin à ce projet de mutualisation.
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26 On perçoit donc sans mal dans la genèse des marchés de quartier montréalais deux
tendances partiellement contradictoires : d’une part la nécessité et l’objectif affiché de
mutualiser les moyens et de faire système, de l’autre des financements touchant des
dimensions différentes (sécurité alimentaire, circuit court, saines habitudes alimentaires)
et privilégiant l’enracinement local des initiatives. Un fil rouge parcourt également cette
genèse : la fragilité de ces initiatives. Tout ceci se reflète dans les défis auxquels font face
les gestionnaires des marchés de quartier, en tentant de concilier, voire de surmonter, les
« tensions structurantes » de la démarche d’innovation de ces organismes.
27 On désigne par ce terme un ensemble de difficultés qui ont été mentionnées, à propos des
dynamiques internes des marchés, lors des entretiens, des groupes focus et échanges avec
les acteurs concernés. Ces tensions naissent de la difficulté à remplir simultanément des
missions dont la conciliation ne va pas de soi, comme nous allons le démontrer. Elles
génèrent à la fois des dilemmes pratiques, mais aussi parfois des clivages idéologiques.
Elles sont donc indéniablement problématiques dans le fonctionnement quotidien des
marchés. Mais, en même temps, ces tensions sont « structurantes » à deux niveaux.
28 Premièrement, elles ne peuvent être écartées facilement et, au contraire, structurent
l’identité des marchés de quartier dans la mesure où les objectifs mentionnés, dont la
conciliation est ardue, sont au cœur de leur raison d’être. Tous les marchés enquêtés
doivent composer au quotidien avec ces défis et ils y font face de manière différenciée,
selon leurs orientations stratégiques, leurs valeurs, leurs ressources ou encore leurs lieux
d’implantation. Mais au-delà de ces différences dans les modalités de réponse adoptées,
ces tensions structurantes sont bien en quelque sorte la marque de fabrique commune
des marchés de quartier, leur caractère distinctif. Deuxièmement, ces tensions sont
structurantes dans la mesure où les surmonter oblige les marchés de quartier à faire
preuve d’inventivité pour bousculer un certain nombre de conventions, au niveau des
routines organisationnelles, de la répartition des rôles entre acteurs sociaux et
économiques, ou encore des échelles de résolution des problèmes. En clair, ces tensions
structurantes contraignent les marchés de quartier à générer en permanence des
innovations sociales.
29 Dans cet article, deux tensions structurantes nous intéressent particulièrement5, car elles
permettent de penser plus précisément le rapport entre l’économie sociale et la
transition socio-écologique du système agroalimentaire. La première lie deux modalités
d’identification et d’organisation des marchés de quartier : entre modèle communautaire
et modèle entrepreneurial. La seconde tension structurante oppose deux priorités : la
sécurité alimentaire et l’agriculture écologique6.
La tension structurante communautaire-entrepreneuriat
30 Au sein des marchés de quartier, certains s’identifient d’abord comme des organismes
communautaires, tandis que d’autres se présentent comme des entrepreneurs.
Statutairement, certains relèvent d’organismes reconnus par l’Agence du Revenu du
Canada comme organismes de bienfaisance enregistrés, dotés d’un numéro de charité.
D’autres émanent de CDEC (Corporations de développement économique et
communautaire), et sont donc d’abord structurés comme un projet d’entrepreneuriat
collectif. À l’image d’autres organismes de la mise en marché alimentaire à Montréal,
plusieurs sont inscrits au répertoire du Comité d'économie sociale de l'île de Montréal
(CÉSÎM). Mais, au-delà de ces affiliations plurielles, les marchés de quartier étudiés sont,
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dans la pratique, à la fois du côté de l’action communautaire et du côté de
l’entrepreneuriat.
31 Ainsi, les marchés de quartier remplissent des missions propres au monde
communautaire, que ce soit l’accès à une alimentation saine pour les populations
défavorisées et vulnérables, l’animation du milieu de vie, des places publiques et des
quartiers, la sensibilisation et l’éducation à l’alimentation jusque dans les écoles
primaires, ou enfin l’organisation d’activités sociales comme les cuisines collectives. Mais
la dimension communautaire est aussi présente dans les modalités d’organisation des
marchés de quartier, que ce soit par le recours au bénévolat, la mobilisation de
communautés ou encore par l’intégration dans des réseaux d’entraide avec d’autres
acteurs. Les coordinateurs des marchés de quartier sont d’ailleurs eux-mêmes pris dans
un maillage communautaire par l’occupation de positions sur différentes tables de
concertation et conseils d’administration.
32 Cependant, le choix même de la forme « marché » comme modalité d’intervention place
également ses promoteurs du côté de l’entrepreneuriat, à travers différentes dimensions.
Première dimension, c’est l’activité marchande qui structure leur fonctionnement et le
quotidien de leurs tâches, avec des impératifs de minimisation des coûts et, sinon, de
maximisation des profits, du moins l’ambition d’assurer une profitabilité de l’activité
pour les producteurs et de pérennité économique pour le marché. Deuxième dimension
entrepreneuriale, on constate des processus de salarisation et de professionnalisation
dans les marchés de quartier, au sein desquels le bénévolat occupe une place très
variable. Troisièmement, la logique entrepreneuriale exige également de réfléchir en
termes de concurrence, vis-à-vis d’autres acteurs du système agroalimentaire, mais aussi
potentiellement des autres marchés publics ou de quartier. Corollaire de ce principe : la
nécessité de prendre en considération des contingences liées au système marchand
conventionnel, par exemple la fixation du prix de telle ou telle denrée. En effet, le prix
affiché sur l’étal du marché de quartier, par comparaison, apparait plus ou moins
attrayant ou repoussant pour le consommateur. Enfin, la quatrième dimension
entrepreneuriale renvoie à la volonté des marchés de quartier d’accéder à une forme de
pérennité, en tant qu’organisation, ce qui exige à la fois une autonomie financière et une
prévisibilité des activités.
33 Certains acteurs des marchés de quartiers affirment être à la recherche d’un modèle
« hybride » entre les principes du milieu communautaire et ceux de l’entrepreneuriat
classique ; ils s’identifient d’ailleurs fréquemment comme acteurs de l’entrepreneuriat
social7. Ce modèle serait en quelque sorte un idéal d’équilibre entre les valeurs sociales,
l’engagement politique et un volet économique impliquant l’efficacité, la productivité et
la rentabilité. Si ce modèle hybride est actuellement en construction, les répondants
admettent qu’il génère un certain nombre de tensions entre une logique des valeurs
communautaires et une logique de la viabilité économique. Ces tensions proviennent de
préjugés ou oppositions que certains acteurs du secteur communautaire peuvent
entretenir à l’encontre de l’entrepreneuriat social ou d’autres stratégies reposant sur des
moyens marchands. Mais elles tiennent également à la dimension pour partie choisie et
pour partie subie de leur positionnement. En effet, certains marchés décident a priori de
se positionner plus près d’un pôle ou de l’autre. Certains privilégient la forme marchande
et les profits issus de la vente afin de gagner en autonomie financière et de ne pas
dépendre de subventions. D’autres peuvent au contraire miser sur une dimension
participative forte, en cherchant à mobiliser un bénévolat local. Mais les premiers, devant
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la faible solvabilité de la demande dans certains quartiers, peuvent être contraints de
chercher des revenus complémentaires à ceux issus de leur activité économique
(subvention, entente de service), tandis que les seconds, devant la difficulté à mobiliser
l’action collective, peuvent se rallier à une forme de professionnalisation et de
salarisation des acteurs du marché. Malgré l’inconfort de la position mitoyenne occupée
par les marchés de quartier, ceux-ci insistent sur l’importance de l’hybridation des
logiques propres aux deux secteurs afin de créer un « nouveau modèle » plus approprié à
leur réalité. Ceci implique également une articulation idoine à une seconde tension
structurante, entre la sécurité alimentaire et l’agriculture écologique.
La tension structurante sécurité alimentaire-agriculture écologique
34 Nous avons déjà évoqué, à propos de la genèse des marchés de quartier, la multiplicité des
enjeux auxquels ils sont censés apporter une solution : les habitudes de consommation et
leurs impacts sur la santé, les questions d’accessibilité géographique et économique à une
alimentation saine, les impacts environnementaux et sociaux du système
agroalimentaire. Les marchés de quartier représentent en quelque sorte un intermédiaire
entre les producteurs et les consommateurs : d’une part ils doivent répondre aux besoins
des consommateurs en matière d’offre et de prix et, d’autre part, ils tentent de relever le
défi d’assurer un volume d’achat suffisamment important pour être en mesure de
soutenir financièrement les producteurs. Or, leurs missions liées à la sécurité alimentaire
et à l’agriculture écologique se trouvent, elles aussi, en tension.
35 La mission de sécurité alimentaire des marchés de quartier est principalement soutenue
par la DSP à travers son Programme de soutien au développement de la sécurité alimentaire à
Montréal. Le programme vise l’amélioration de l’accès en aliments santé dans les quartiers
désignés par le terme de « déserts alimentaires ». Pour faire face à cette situation, la DSP
finance donc des initiatives diverses, dont des cuisines collectives et des banques
alimentaires, mais également des projets d’agriculture urbaine, le développement de
jardins communautaires et les marchés de quartier. Le partenariat avec d’autres
initiatives en sécurité alimentaire (organismes communautaires, jardins
communautaires, cuisines collectives, etc.) encourage donc plutôt la création d’un réseau
alternatif qui vise à répondre aux besoins d’une population défavorisée.
36 Dans cette configuration, la provenance locale des fruits et légumes est recherchée, mais
la question écologique (qui pourrait notamment se traduire par des produits biologiques)
est secondaire puisqu’il est d’abord nécessaire de réduire le coût des produits. Ce qui
n’empêche toutefois pas les marchés de quartier de démontrer une forte préoccupation
pour les enjeux d’agriculture écologique. Ce terme englobe de nombreuses tendances du
monde de l’agriculture : on pense bien sûr à l’agriculture biologique, mais aussi à
l’approvisionnement alimentaire en circuits courts, à l’agriculture urbaine, à l’agriculture
soutenue par la communauté, etc. Ils privilégient toutefois certains éléments de
l’agriculture écologique en fonction des autres missions qu’ils assument, et notamment la
sécurité alimentaire. C’est pourquoi la question de l’agriculture biologique – bien que
celle-ci constitue en quelque sorte un idéal éventuel pour l’ensemble du système
agroalimentaire – demeure relativement lointaine aux préoccupations immédiates des
marchés. Le défi opérationnel de l’approvisionnement des marchés en fruits et légumes
locaux s’inscrit en outre dans une volonté de développement régional qui permettrait à la
fois de mieux servir les consommateurs à la recherche de produits locaux et de soutenir
les producteurs locaux, notamment ceux dont le volume de production n’est pas de taille
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pour les grossistes et les supermarchés. L’engagement écologiste des marchés de quartier
se traduit donc surtout par l’idée du circuit court.
37 Les études sur l’agroalimentaire (agro-food studies) distinguent les circuits alimentaires
longs – caractéristiques de la logistique d’approvisionnement conventionnelle – des
circuits alimentaires courts, ou « de proximité » (Higgins et al., 2008 ; Chiffoleau et
Prévost, 2012). L’approvisionnement en circuits courts tend à réduire le nombre (et
parfois la taille) des intermédiaires jusqu’à l’horizon idéalisé où l’échange entre le
producteur et le consommateur est direct. Au Québec, les marchés de quartiers, les
kiosques à la ferme et l’agriculture soutenue par la communauté sont des modèles
alternatifs dont peuvent bénéficier les producteurs pour mettre en marché leur
production en circuits de proximité. Ces circuits font l’objet d’un intérêt accru de la part
des consommateurs, des producteurs agricoles et des collectivités territoriales parce
qu’on leur attribue notamment la capacité de limiter les externalités environnementales,
c’est-à-dire les coûts environnementaux non pris en compte dans la valeur d’échange
d’un produit ou service (Seyfang, 2006). De plus, la provenance locale des fruits et
légumes frais, ainsi que la rencontre entre le producteur maraîcher et le consommateur,
constituent une motivation significative pour ce dernier. Les circuits de proximité
peuvent également répondre à une volonté de certains producteurs de garder le contrôle
de leur récolte, lorsque ces derniers ne souhaitent pas négocier avec les réseaux de la
grande distribution ou avec des intermédiaires, ou lorsque leur volume de production ne
cadre pas avec les règles de la logistique conventionnelle. En contrepartie, ces modes de
commercialisation demandent une plus grande implication de la part du producteur qui
doit également prendre en charge des fonctions reliées à la mise en marché et à la
promotion de son produit. Ils constituent néanmoins une forme d’horizon idéalisé de la
MMAA.
38 Ces conditions de réalisation exigeantes rendent néanmoins difficiles à mettre en œuvre
ces circuits courts, notamment pour des consommateurs et des producteurs dotés de
faibles moyens8. Le spectre d’un double circuit apparait alors : pour les consommateurs
mieux nantis, des producteurs sont présents, car ils peuvent vendre directement leurs
produits biologiques, tandis que pour les consommateurs plus démunis, qui constituent
une demande insolvable, le marché de quartier joue un rôle d’intermédiaire pour fournir
des fruits et légumes au plus bas prix, avec un rôle parfois proche de celui des banques
alimentaires. Les acteurs des marchés de quartier sont conscients de ce risque et l’un
d’eux met en garde, sur un mode provocateur, sur le risque de contrevenir aux principes
élémentaires de la justice alimentaire : « d’un côté, pour les riches, une bouffe de riche, et
pour les pauvres, une bouffe de pauvre ».
39 Ce spectre du double-circuit nous invite à souligner, en conclusion de cette partie, à quel
point les deux types de tensions structurantes présentées révèlent et accroissent le degré
de fragmentation des initiatives de MMAA, tels que les marchés de quartier. Ces
initiatives sont encore faiblement coordonnées et très hétérogènes. Elles témoignent de
difficultés internes à la niche de la MMAA, lorsque les priorités doivent être mises en
ordre et qu’apparaissent donc des dissensus ou des impasses logistiques. Mais elles sont
également liées à des influences externes, notamment de la part des bailleurs de fonds,
dont les exigences ne sont pas toujours aisées à satisfaire de manière concomitante et
cohérente. Or, ces tensions sont aussi structurantes au sens où elles donnent lieu à de
nouveaux modèles d’action et en évacuent d’autres – elles donnent lentement naissance à
des pratiques et des règles cognitives et normatives de plus en plus partagées. Pour
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surmonter ces tensions structurantes, des réseaux d’échanges, plus ou moins formels, se
mettent en place entre ces différentes initiatives, à la fois pour trouver des formes de
complémentarité logistique, notamment face au défi de l’approvisionnement en fruits et
légumes frais, mais également parce qu’ils font tous face à un défi commun : le
verrouillage économique.
Les initiatives de la MMAA face au verrouillageéconomique
40 Un des principaux défis de la MMAA demeure d’atteindre la pérennité économique et la
rentabilité. Or, les acteurs de la MMAA sont face à un système agroalimentaire intégré
dans le marché mondial, mais régi par des politiques publiques interventionnistes
(subventions, quotas, etc.). Les règles cognitives, de régulation et normatives du régime
sociotechnique de l’agroalimentaire avantagent les acteurs les plus puissants
financièrement et compétitifs au niveau du prix. Ces règles offrent donc peu de
ressources ou d’opportunités aux initiatives de MMAA. C’est pourquoi leurs promoteurs
sont contraints de mobiliser des réseaux d’acteurs, des règles et des dispositifs
économiques capables de contribuer au développement et à la protection de la « niche »
de la mise en marché alternative. Deux voies principales s’ouvrent à eux. Premièrement,
ils peuvent rechercher le support financier d’acteurs qui évoluent à la marge du système
agroalimentaire, mais avec lesquels ils entretiennent des relations stratégiques. On pense
ici aux programmes de subvention des pouvoirs publics et fondations, afin de transformer
les pratiques alimentaires. Deuxièmement, ils peuvent travailler à reconceptualiser un
dispositif économique comme le prix de vente des produits afin d’en faire un outil de
développement. Or, ces deux voies de financement sont problématiques, comme nous
allons le voir. L’examen de ces modalités de financement nous permet d’identifier plus
finement les composantes du verrouillage économique à l’œuvre, ainsi que les points
d’intersection entre la niche de la MMAA et les acteurs qui peuvent lui offrir une certaine
protection.
Les revenus non marchands : subventions et dons
41 Questionnés à propos d’un scénario idéal de financement, les acteurs de la MMAA
souhaitent que la mission de cette mise en marché soit soutenue de manière pérenne par
des bailleurs de fonds, afin d’offrir une alimentation saine, locale, solidaire et en saison
autant que possible. Mais au-delà de la finalité du financement, c’est aujourd’hui sa forme
qui pose problème, à l’image de ce que vivent la plupart des organismes communautaires
au Québec : difficulté d’accès à un financement de la mission de base, temps passé à faire
des demandes de financement et des évaluations pour satisfaire les bailleurs de fonds, et
difficulté à préserver une autonomie face à des demandes de reddition de compte
intrusives (Depelteau et al., 2013).
42 De plus, les acteurs de la MMAA sont conscients qu’un financement exclusivement basé
sur l’accès à des subventions publiques est aujourd’hui problématique. Par définition, ces
organismes ne sont pas perçus comme des intervenants de première ligne, du type
dépannage alimentaire pour des publics en très grande précarité, mais plutôt en seconde
ligne. De plus, leurs missions ne sont pas aujourd’hui des priorités de l’action publique,
surtout dans un contexte d’austérité budgétaire, qui rend très peu probable la possibilité
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d’obtenir des subventions publiques conséquentes. Mises à part les subventions d’Emploi
Québec, peu d’entre eux bénéficient d’ailleurs de subventions publiques, et lorsque c’est
le cas, ce sont pour des projets ponctuels et non du financement pour soutenir
durablement la mission.
43 Qu’ils le veuillent ou non, c’est donc la majorité des initiatives de MMAA qui, outre le
financement public, se tourne également vers le financement de bailleurs de fonds privés,
comme les fondations ou parfois des donateurs individuels. D’ailleurs, il faut souligner le
développement progressif de programmes de financement, outre ceux déjà évoqués à
propos de la genèse des marchés de quartier (MAPAQ, CRÉ, DSP, Fondation Lucie et André
Chagnon), qui offrent un soutien à la MMAA. On pense ici, par exemple, à l’initiative
« Systèmes alimentaires durables », lancée en 2010 par la Fondation McConnell, avec
notamment ses programmes « Chaines de valeur régionales9 » et « Alimentation
institutionnelle10 », qui visent explicitement à transformer les composantes (acteurs,
règles, technologies) du système alimentaire, en articulant davantage les initiatives de
niche et le système conventionnel. En adoptant une telle stratégie, les initiatives de
MMAA répondent à un besoin que la perspective multi-niveaux envisage explicitement, à
travers la notion de « protection contre les pressions sélectives » du régime
sociotechnique :
The managing of selective pressures is not only an issue of specific measures, suchas subsidies, but also one of niche expansion and the emergence of a new set ofstable rules and routines […] Othewise the journey will not even begin becausemarket demand does not pull and firms and other technology actors are notpushing for market introduction […] (Geels et Schot, 2010, p. 85).
44 Si cette idée est ici appliquée aux innovations techniques, on conçoit aisément que la
logique s’applique aussi bien aux innovations sociales de la MMAA. C’est à la fois une
protection et un renforcement des règles alternatives que ces initiatives vont chercher
chez les bailleurs de fonds et les fondations.
45 Cependant, les financements des fondations ne vont pas sans poser problème.
Mentionnons d’abord leur limite en termes de moyens, par rapport à l’ampleur du
changement à accompagner. Deuxièmement, il est très difficile pour les organismes
récemment créés, notamment ceux qui épousent les formes de l’économie sociale, voire
ceux qui voudraient politiser la question de l’alimentation, d’être aujourd’hui reconnus
comme « organisme charitable » par l’Agence du revenu du Canada. Ils ne bénéficient
donc pas des privilèges fiscaux à faire valoir auprès des donateurs intéressés et ne se
qualifient pas comme donataire enregistré pour les fondations qui voudraient les
soutenir. Ceci conduit plusieurs organismes à trouver des formes d’alliances et
d’architectures institutionnelles leur permettant de bénéficier du numéro de charité
d’autres organismes. Sans surprise, ce type d’acrobatie institutionnelle n’aide pas à une
structuration plus cohérente du secteur.
46 De plus, quand ils s’adressent à une multiplicité de bailleurs de fonds, publics et privés,
les acteurs de la MMAA doivent mettre en cohérence des injonctions et des orientations
parfois divergentes. Ils sont confrontés à la difficulté de concilier les exigences
respectives de ces soutiens et la volonté de faire valoir leur propre point de vue. À l’image
d’autres organismes communautaires (Cloutier, 2012), entre complaisance et résistance,
ils trouvent des formes d’accommodation, et parfois de ruse, afin de mettre à plusieurs «
sauces » un même projet, selon les attentes des différents bailleurs de fonds. Ce processus
ne contribue pas non plus à une structuration cohérente du secteur, mais c’est le prix à
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payer afin d’éviter la fragmentation et l’écartèlement des missions des initiatives de
MMAA, illustrés par le cas des marchés de quartier, par exemple entre sécurité
alimentaire et agriculture écologique. Toutes ces difficultés rendent encore plus
stratégique le recours au financement autonome, généré par la vente des produits.
Pourtant, cette modalité de financement constitue également un défi de taille,
notamment par la dépendance aux consommateurs qu’elle induit.
Les revenus marchands : à quel prix ?
47 Un financement exclusivement basé sur la vente des fruits et légumes frais se heurte à la
concurrence du système conventionnel, qui lie production agro-industrielle et grande
distribution. À côté de ce système, l’offre des MMAA semble trop onéreuse, relativement à
ce que sont prêts à payer la plupart des consommateurs. Insistons sur le fait qu’il s’agit
parfois de perceptions erronées des consommateurs, car les fruits et légumes frais des
MMAA ne sont pas nécessairement plus chers que ceux de la grande distribution11.
48 Mais le recours à l’offre des MMAA peut également apparaitre comme peu pratique pour
des consommateurs, notamment les ménages les plus pauvres. Ainsi, une étude empirique
menée à Toronto s’est intéressée à la très faible participation de ménages de quartiers
pauvres à des initiatives de MMAA : paniers d’aliments sains, cuisines collectives, jardins
communautaires (Loopstra, Tarasuk, 2013). Parmi les raisons données par ces ménages
pauvres pour expliquer leur non-participation, la raison financière est faiblement
invoquée. Ce qui prévaut est plutôt le manque d’accessibilité (méconnaissance des
initiatives ou situées trop loin de chez eux) et le fait que ces programmes sont perçus
comme étant mal adaptés à ces familles, car ils ne tiennent pas compte de leurs
contraintes horaires, de leurs intérêts ou de leurs besoins. Par exemple, à propos des
jardins communautaires, plusieurs enquêtés rapportent leur peu d’envie de partager un
espace commun pour jardiner ou cuisiner, d’être aux côtés de gens qu’ils ne connaissent
pas ou n’apprécient pas. Pour le programme de boites d’aliments sains, des enquêtés
témoignent du fait qu’ils n’aiment pas ne pas pouvoir choisir eux-mêmes les aliments
qu’ils vont consommer. Enfin, un enquêté, à propos des boites d’aliments sains, déclare :
« Nous n’avons pas besoin de programmes et de conseils, nous avons besoin d’argent. Nous
achetons nous-mêmes ce que nous considérons nécessaire. » (traduction libre) (idem).
49 Cette étude empirique illustre donc les travaux actuels sur les pratiques alimentaires,
notamment le courant de « la théorie des pratiques » (Dubuisson-Quellier, Plessz, 2013),
qui tendent à mettre en lumière que le prix n’est qu’une variable parmi d’autres, non
nécessairement déterminante. Les pratiques de consommation sont aussi structurées par
des temporalités, des routines et une naturalisation de certains principes : la
consommation comme choix entre plusieurs items, l’abondance de l’offre, une offre
semblable toute l’année. En prenant en considération ces éléments, on saisit mieux à quel
point la MMAA remet en cause structurellement ces pratiques des consommateurs, par
une offre aux caractéristiques différentes : saisonnalité et non-uniformité des produits,
imprévisibilité relative des volumes produits, et même abandon d’une partie du choix des
produits, dans le cas des abonnements aux paniers de l’agriculture soutenue par la
communauté (ASC).
50 Nous venons de souligner que le prix n’est pas la seule variable qui permette de
comprendre l’adoption ou non de nouvelles pratiques alimentaires. Mais l’intérêt porté
par les initiatives de MMAA au prix des denrées alimentaires va bien au-delà de la seule
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valeur monétaire. Ce prix est aussi un enjeu politique, comme l’indiquent les discussions
menées durant un groupe focus. À ce titre, à propos du juste prix, s’il est aisé de prendre
comme repoussoir le prix tel qu’il est défini par le système conventionnel, sa fixation
dans une mise en marché alternative n’est pas sans difficulté. Doit-on fixer un prix qui
répercute les externalités négatives ou positives dans le cycle de production, de transport
et de commercialisation du produit ? Ou un prix qui permet une accessibilité pour les
consommateurs pauvres ? Ou un prix qui assure un revenu décent au producteur ?
51 L’évocation de ces priorités différentes permet d’ouvrir la boite noire du prix des denrées
alimentaires, afin d’en faire un outil de traçabilité. Ainsi, dans un de nos groupes focus, a
été évoquée l’idée d’un étiquetage du prix, à la manière de l’étiquetage de la provenance,
qui restitue la part des différents intermédiaires. C’est une piste intéressante afin de
restituer le sens du prix fixé, qui a déjà été explorée par le passé dans le cadre du
commerce équitable, afin d’éclairer la division (internationale) du travail et de sa
rémunération (Gendron et al., 2009), ou qui est actuellement expérimentée pour informer
le consommateur du type de circuit (court, avec intermédiaire, long) qu’emprunte un
produit12. Ici, le prix pourrait à la fois être un élément d’analyse de la répartition de la
part revenant à chaque maillon de la chaîne (entre le producteur, le transformateur et le
distributeur) et de sa composition « sociale », et donc potentiellement un élément de
comparaison et de choix pour le consommateur.
52 Une autre piste évoquée lors d’entrevues et de groupe-focus est l’adaptation de prix
différenciés des fruits et légumes frais, selon les niveaux de revenu. Certaines initiatives
fixent ainsi un « surcout » de solidarité pour les consommateurs qui en ont les moyens,
afin de vendre à prix réduit des paniers à des consommateurs moins fortunés. Dans les
cas observés, cette délimitation des populations ne suit pas de procédure formalisée ;
nulle preuve de revenu n’est exigée et le mécanisme repose plutôt sur une démarche
volontaire de la part des populations mieux nanties, qui acceptent ce surcout à dessein.
L’enjeu de fixation du prix est alors d’intégrer de manière explicite et visible une part de
don, subvertissant ainsi le processus classique de régulation marchand. Mais cette
stratégie de segmentation des populations rencontre deux écueils. Le premier est que,
dans certains quartiers plus pauvres, il n’y a pas assez de consommateurs mieux nantis
pour rendre viable le système. Le second est parfois de renforcer ce sentiment déjà
évoqué à propos des marchés de quartier : n’être encore qu’un marché de niche, dédié par
définition à une population privilégiée.
53 Les initiateurs de MMAA rencontrés souhaitent surtout pouvoir reconstruire un prix des
fruits et légumes frais plus cohérent, plus solidaire et plus légitime. Pour certains, ceci
implique que les consommateurs acceptent de payer éventuellement un cout plus
important pour ces produits de meilleure qualité, afin d’approcher d’un prix juste. Quels
seraient les critères de ce juste prix ? En premier lieu, il s’agit du juste prix de ce que
produisent et distribuent les MMAA. Le système conventionnel de l’agroalimentaire a
réussi à imposer une définition du prix qui ne prend pas en compte un certain nombre
d’externalités négatives. On peut penser ici aux externalités environnementales
(production de gaz à effet de serre), sanitaires (crises récurrentes de type ESB ou
listériose) ou sociales (division internationale du travail reproduisant des injustices
économiques, précarisation d’une partie importante des agriculteurs au Québec et
ailleurs). La prise en compte du cout associé à ces externalités affleure par intermittence,
que ce soit par la médiatisation de certaines crises, notamment sanitaires, ou la
politisation d’enjeux, notamment environnementaux. L’un des défis des initiatives de
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MMAA est justement de rendre compte de la manière dont le prix de ce qu’ils produisent
et distribuent réfute ce modèle d’externalisation des couts et se fonde au contraire sur la
prise en charge de ces enjeux.
54 En second lieu, il faut souligner que les prix pratiqués par le secteur conventionnel
intègrent une panoplie de subventions qui sont invisibles, mais structurantes dans le
fonctionnement de certaines filières. Pourtant, lorsque la perspective d’un financement
public des initiatives de MMAA est balayée, tout se passe comme si l’agriculture
conventionnelle était pensée, à l’inverse, comme autonome financièrement, évoluant
dans un marché pur et parfait. Or, l’agriculture conventionnelle est très largement
subventionnée au Québec, comme dans le reste de l’Amérique du Nord ou en Europe, avec
des financements qui orientent également le type d’agriculture et de mise en marché
promues13. On perçoit donc sans mal à quel point le déverrouillage économique passe
pour la MMAA à la fois par leur propre développement, mais aussi par la remise en
question de règles tacites, telles que la définition du juste prix ou encore l’usage des
subventions publiques, sur lesquelles s’appuient actuellement la domination du système
agroalimentaire conventionnel. Cette remise en question implique aussi de conclure par
l’évocation des types de relations concrètes que les initiatives de MMAA peuvent
entretenir avec le régime de l’agroalimentaire conventionnel.
Conclusion : à l’intersection de la niche radicale et dusystème conventionnel
55 Jusqu’ici, d’après les témoignages des acteurs rencontrés, tout se passe comme si la
MMAA devait parfois une partie de son pouvoir d’attraction auprès des décideurs
politiques, du grand public, voire d’une partie des producteurs agroalimentaires
conventionnels, à son caractère limité et marginal. Tant qu’elle reste une activité
d’appoint, inoffensive économiquement et redonnant symboliquement un souffle et un
sens à l’agroalimentaire, la MMAA génère la sympathie et trouve des soutiens diffus.
Mais, à mesure que ses initiatives se structureront, conquerront des parts de marché,
redéfiniront radicalement des routines alimentaires, des mécanismes comme l’allocation
des subventions, l’accès à des espaces publics pour la vente ou la fixation du juste prix, elle
risque nécessairement de générer des oppositions et des résistances toujours plus fortes.
Nous l’avons indiqué précédemment : ces oppositions et résistances ne sont pas
nécessairement conscientes et explicites. De plus, elles émanent autant du côté de la
production que de la consommation. La dynamique alternative des initiatives de MMAA
se heurte ainsi à l’inertie de pratiques alimentaires fortement enracinées: habitudes liées
au lieu d’achat, à la définition du juste prix, à la variété du choix des produits tout au long
de l’année, etc.
56 Comme nous l’avons souligné dans cet article, il est crucial de mieux analyser la manière
dont cette niche de la MMAA, qui représente au Québec 4% du secteur de l’alimentation,
s’articule au régime agroalimentaire conventionnel, ce 96% quasi-hégémonique.
Comment faire, donc, pour passer de l’innovation à la transition du régime de
l’agroalimentaire?
57 Plusieurs scénarios, qui impliquent des stratégies différentes, sont envisageables. Le
premier est de faire croitre cette demande alimentaire alternative. Ceci se fait à travers
des campagnes d’éducation (par exemple dans les écoles), de sensibilisation des
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consommateurs, d’incitation, par exemple en accroissant l’accessibilité et l’attractivité
des produits de ces circuits alternatifs. Les efforts déployés depuis plusieurs années au
Québec autour des saines habitudes alimentaires, dans une approche préventive des
problèmes de santé et de pauvreté, illustrent bien cette stratégie. Du point de vue de la
perspective multi-niveaux, cela consiste à consolider la niche de la MMAA par un
renforcement de règles cognitives et normatives portant sur la nourriture locale,
équitable ou écologique. L’hypothèse sous-jacente est que l’offre alternative se
développera, en réponse à la demande croissante du segment des consommateurs
adhérant à ces valeurs.
58 Le second scénario implique au contraire d’augmenter d’abord cette offre alternative,
d’en améliorer l’efficacité, la taille critique, le degré de complémentarité et
d’organisation. Ceci peut passer par la mise en place de pôles logistiques alimentaires (
Food Hub), comme dans d’autres régions en Amérique du Nord (Blay-Palmer et al., 2013),
afin de mutualiser et d’organiser les processus d’approvisionnement et de distribution
des petits producteurs, pouvant alimenter ensuite les initiatives de MMAA. Il s’agit alors
d’une stratégie d’alignement et de consolidation permettant d’améliorer la dimension
régulatoire du système de règles de la MMAA, c’est-à-dire son fonctionnement concret,
opérationnel.
59 Enfin, le troisième scénario consiste à transformer directement l’offre conventionnelle,
en prenant appui sur certains de ses acteurs, règles et technologies. Cette stratégie
procède d’une logique d’alliance afin d’assurer la « protection contre les pressions
sélectives du régime ». Il faudrait ajouter qu’elle peut alors mener les initiatives de MMAA
à participer à une transformation plus incrémentale du régime de l’agroalimentaire. À ce
titre, les initiatives de la Fondation McConnell autour de la mise sur pied de systèmes
alimentaires durables, par les chaines de valeur régionales ou l’accompagnement des
institutions vers un approvisionnement alimentaire durable, sont à mi-chemin entre ce
scénario et le précédent puisqu’ils enrôlent des acteurs du système conventionnel, tout
en prenant en compte leurs contraintes et ressources. Soulignons aussi une des pistes
actuellement explorées afin de lutter contre les déserts alimentaires à Montréal, qui
consiste à nouer des alliances avec certains acteurs du secteur conventionnel, pour
profiter de structures existantes, plutôt que de les produire ex nihilo. Des formes de
collaboration avec les dépanneurs ont ainsi été envisagées depuis quelques années, pour
développer une offre en fruits et légumes frais, fournie par des acteurs de la MMAA.
Récemment, cette idée a été concrétisée par le projet Une pomme avec ça. Projet Dépanneurs
Santé, appuyé par la Direction de santé publique de Montréal. Il est intéressant de
souligner que cette initiative a connu un écho notable lors du forum Je vois Montréal,
organisé par la communauté d’affaires de Montréal sous l’impulsion de la Chambre de
commerce du Montréal métropolitain et de BMO Groupe financier. On retrouve donc ici
des acteurs centraux du système conventionnel qui semblent donner crédit à une
initiative pensée à la base par des réseaux alternatifs de l’alimentaire.
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Watts (sous la direction de), Globalising food. Agrarian questions and global restructuring, NewYork/
Londres, Routledge, pp. 1-32.
NOTES
1. Une première séquence de recherche sur les marchés de quartier à Montréal a été constituée
de : (1) dix entrevues (cinq avec des gestionnaires de marchés de quartier et cinq avec leurs
partenaires de la Direction de la Santé Publique, du Ministère de l'Agriculture, des Pêcheries et
de l'Alimentation du Québec, de la Conférence Régionale des Élus de Montréal, d’une corporation
de développement économique communautaire et enfin d’une fondation), (2) deux groupes focus
regroupant les acteurs rencontrés en entrevue et trois groupes focus au sein des marchés de
quartier participant à la recherche partenariale, faisant dialoguer gestionnaires, bénévoles,
administrateurs, clients et producteurs.
Une seconde séquence de recherche a porté plus largement sur les initiatives de mise en marché
alternative de l’alimentaire à Montréal. Cette séquence a été nourrie par (1) cinq entrevues avec
Revue Interventions économiques, 54 | 2016
142
des acteurs de différentes initiatives (programme d’agriculture soutenue par la communauté,
épicerie solidaire et dépannage alimentaire, coopérative alimentaire, producteur en agriculture
urbaine) et (2) par trois groupes focus, regroupant à chaque fois entre huit à dix participants,
acteurs des marchés de quartier ou d’autres initiatives de mise en marché alternative de
l’alimentaire. Ces groupes focus ont porté successivement sur trois difficultés identifiées lors de
la première séquence de recherche : la question du modèle économique, celle de la dynamique
d’approvisionnement et enfin celle du recours à la politisation de l’enjeu alimentaire.
Pour un retour réflexif sur ce processus de recherche-action, cf. Lefèvre et al., 2016.
2. Nous ne nous intéressons donc ici qu’à une série de marchés de quartier créés récemment.
D’autres organismes, regroupés sous l’égide de la Corporation des marchés publics de Montréal,
existent depuis des décennies, à l’image du Marché Jean Talon (créé en 1933) ou du Marché de
quartier Mont-Royal (1983).
3. On désigne ici des zones où les habitants n’ont pas accès à un commerce vendant des fruits et
légumes frais à moins de 500 mètres. Ceux-ci ne sont pas nécessairement des quartiers
défavorisés ; au contraire, on trouve à Montréal des quartiers défavorisés parfois très bien
pourvus en petits vendeurs de fruits et légumes frais et à l’inverse des quartiers avec une
population à fort pouvoir d’achat, mais mal desservie. Par contre, quand un quartier possède les
caractéristiques du « désert alimentaire » et des attributs socio-économiques défavorables, ses
habitants cumulent les difficultés. Ainsi, à Montréal, 135 000 personnes vivant sous le seuil de
faible revenu résident dans des déserts alimentaires. (Bertrand et al., 2013, p.3)
4. CRÉ de Montréal, Nourrir Montréal. En ligne : http://credemontreal.qc.ca/a-propos-de-la-cre/
comites/nourrir-montreal/ (page consultée le 5 septembre 2013).
5. Pour une analyse des autres tensions structurantes des marchés de quartier, cf. Audet et al.,
2014.
6. Ce terme est convenu entre les participants à la recherche pour désigner les modes de
production plus respectueux de l’environnement, comme l’agriculture biologique, mais ne se
limitant pas à celle-ci. De manière générale, elle renvoie à la production agricole limitant les
intrants de synthèse et la consommation énergétique, promouvant la biodiversité, la santé et le
bien-être animal.
7. Le lexique de l’entrepreneuriat social est fréquemment mobilisé dans les entrevues, davantage
qu’ « entreprenariat collectif » ou « économie sociale et solidaire », qui auraient pu être mobilisés
tout aussi légitimement, au vu du fonctionnement de ces organismes. On ne peut que formuler
des hypothèses sur cette modalité d’identification. Peut-être est-ce par mimétisme avec le
vocable utilisé par la plupart des bailleurs de fonds, notamment les fondations, qui constituent
les interlocuteurs de ces groupes ? Peut-être est-ce par commodité, puisque l’emphase mise sur la
finalité, en utilisant « entreprenariat social », est moins exigeante que celle mise sur la
formalisation d’une gouvernance collective, qu’implique l’usage des deux autres dénominations.
8. Pour les très petites exploitations agricoles, la journée passée sur le marché est une journée de
travail perdue au champ ; cette présence est donc rapidement vécue comme une perte d’argent si
elle n’est pas compensée par un volume de ventes substantiel.
9. Le programme vise à « structurer les marchés d’alimentation régionaux autour des valeurs de
durabilité, d’inclusion et de santé (…). Nous définissons les chaînes de valeur régionales durables
comme l’ensemble des rapports entre producteurs, transformateurs, distributeurs, fournisseurs
de services alimentaires, détaillants et autres acteurs requis pour offrir à vaste échelle sur les
marchés régionaux des aliments sains produits de façon durable. La création de ces chaînes de
valeur ne va pas de soi : il faut verser aux producteurs une juste compensation; produire,
transformer et transporter les aliments selon des méthodes durables; et offrir un produit final
qui soit abordable et accessible au grand nombre. » (http://www.mcconnellfoundation.ca/fr/
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143
programs/sustainable-food-systems/regional-value-chain-program, page consultée le 12 mai
2015).
10. Ce programme vise à accompagner l’adoption de pratiques d’approvisionnement alimentaire
durable par des institutions, telles que des hôpitaux, des CSSS, des écoles ou des universités.
11. Équiterre, Université Laval, Option Consommateur, 2013. Mangez frais, mangez près: Regards
croisés sur les circuits courts et les saines habitudes de vie au Québec. En ligne : http://equiterre.org/
publication/mangez-frais-mangez-pres
12. Cette initiative est menée en France par une équipe de l’INRA (Institut national de recherche
agronomique) sur des marchés locaux. Un système d'étiquetage en couleurs sur les étals
distingue la provenance des produits : en vente directe (étiquette verte), en circuit court avec
intermédiaire (orange), et ceux issus des circuits longs (violet). Le but de l’opération est
pédagogique, afin de sensibiliser les consommateurs au rôle des agriculteurs locaux, mais
également à la saisonnalité des produits et au processus de formation des prix.
13. On pense au Québec au programme d'assurance stabilisation des revenus agricoles (ASRA),
notamment dans le secteur de l’industrie de production porcine.
RÉSUMÉS
La mise en marché alternative de l’alimentation (MMAA) vise à favoriser l’accès de proximité à
une saine alimentation via la mise en réseau des producteurs et des consommateurs au sein de
circuits courts, tout en poursuivant des objectifs de développement social et communautaire, de
convivialité et de sécurité alimentaire dans les quartiers. Cet article, issu d’un processus de
recherche action mené avec des initiatives de MMAA, s’interroge sur les stratégies que ces
initiatives peuvent privilégier afin de contribuer à une transition du système agroalimentaire
vers un état plus soutenable. L’approche des sustainability transitions est mobilisée afin
d’appréhender les défis auxquels fait face la MMAA à cet égard. Deux défis sont analysés en
détail : celui de la fragmentation de la « niche » de la MMAA, et celui du verrouillage économique
du « régime sociotechnique de l’agroalimentaire ». L’article conclu en définissant trois stratégies
possibles pour permettre aux initiatives de MMAA de faire face à ces défis.
The alternative marketing of food (MMAA) aims at promoting proximity access to sane
alimentation via the networking of producers and consumers in short food chains, and at
strengthening social and community development, conviviality and food security in
neighborhoods. This paper, based on an action-research process led with MMAA initiatives,
questions the strategies fostered by these initiatives to contribute to the sustainability transition
of the agrifood system. The sustainability transitions approach is used to look at the challenges
faced by MMAA initiative in this respect. Two challenges are analyzed: the problem of
fragmentation of the MMAA “niche”, and the problem of the economic lock-in of the
“sociotechnical agrifood regime”. The paper concludes by drawing three possible strategies to
help MMAA initiatives facing these challenges.
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INDEX
Keywords : economic lock-in, food security, Montreal, pocket market, transition
Mots-clés : marché de quartier, Montréal, sécurité alimentaire, transition, verrouillage
économique
AUTEURS
SYLVAIN LEFÈVRE
Professeur au département de stratégie, responsabilité sociale et environnementale. École des
sciences de la gestion, Université du Québec à Montréal [email protected]
RENÉ AUDET
Professeur au département de stratégie, responsabilité sociale et environnementale. École des
sciences de la gestion, Université du Québec à Montréal [email protected]
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Analyses et débatsAnalysis and Debate
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Théorie de l’entreprise sociale etpluralisme : L’entreprise sociale detype solidaireJean Louis Laville, Isabelle Hillenkamp, Philippe Eynaud, Jose LuisCoraggio, Adriane Ferrarini, Genauto Carvalho de França Filho, LuisInácio Gaiger, Kenichi Kitajima, Andrea Lemaître, Youssef Sadik, MariliaVeronese et Fernanda Wanderley
Introduction
1 À partir de recherches menées dans les années 1990, le réseau de recherche européenne
EMES1 a défini un idéal-type d’entreprise sociale 2 qui se positionne par rapport aux
courants de pensée nord-américains sur l’entreprise sociale. Il identifie neuf dimensions
caractéristiques des entreprises sociales, dans les domaines de l’économie, du social et de
la gouvernance.
2 Il apparait que cet idéal-type d’EMES, construit à partir de données européennes datant
de la fin du XXe siècle peut être questionné à partir de l’élargissement des formes
d’entreprise sociale en Europe en ce début de XXIe siècle marqué par la crise ; et aussi à
partir de modèles d’entreprises sociales présents dans d’autres parties du monde et
intégrant la solidarité comme logique et valeur fondamentale dans des actions collectives
à dimension non seulement socioéconomique, mais aussi sociopolitique. C’est pourquoi il
s’avère important d’élaborer un idéal-type d’entreprise sociale dans une perspective
d’économie solidaire (ou entreprise solidaire).
3 Ce texte propose à la discussion une élaboration préliminaire de cet idéal-type à partir
d’un ensemble, non exhaustif, de recherches identifiées dans le champ de l’économie
solidaire. Après avoir précisé l’apport et les limites des approches existantes de
l’entreprise sociale, il situe un certain nombre d’expériences d’entreprise solidaire puis
propose neuf indicateurs de cet idéal-type, en référence à l’idéal-type d’EMES. Il aboutit à
préciser certains indicateurs (dimensions économiques et sociales) et à en proposer de
nouveaux (dimension politique). Le résultat est un idéal-type de l’entreprise solidaire en
Revue Interventions économiques, 54 | 2016
147
dialogue avec celui de l’entreprise sociale, pouvant jouer un rôle complémentaire
permettant de préciser les contours de ce dernier, ce qui est sans doute indispensable
comme point de départ pour identifier la pluralité de modèles d’entreprise sociale
existant au niveau international.
Les approches de l’entreprise sociale
4 Les approches de l’entreprise sociale ont ceci d’important par rapport aux approches
dominantes en économie de l’entreprise et sciences de gestion qu’elles ont permis
d’interroger les finalités de l’entreprise et d’une partie de l’action économique. Quels que
soient les sensibilités et courants de pensée au sein de ces approches, elles s’accordent à
mettre en avant une finalité sociale de l’entreprise, qu’il s’agisse de réinsérer des
chômeurs dans le marché du travail, de proposer de nouveaux services de proximité, de
revitaliser des territoires à partir de l’entraide entre leurs habitants, ou encore de
promouvoir des démarches de développement local durable. Ces approches constituent
donc une avancée par rapport à celles qui se focalisent sur la maximisation du profit au
travers de l’objectif de création de valeur pour l’actionnaire.
5 Au sein de ces approches existent des courants qui se caractérisent par certaines
spécificités et qui correspondent à des contributions respectivement nord-américaines et
européennes.
Des contributions nord-américaines et européennes
6 Les courants nord-américains se positionnent plutôt par rapport au marché et à
l’innovation sociale. Un premier courant, représenté notamment par James Austin et ses
collègues (2006) de la Harvard Business School, met l’accent sur le recours à des
ressources marchandes comme moyen pour des associations à but non lucratif de réaliser
leur mission sociale. Le second, inspiré par la figure de l’entrepreneur innovant
susceptible de répondre à des besoins sociaux, envisage d’emblée que différents types
d’entreprises puissent contribuer à un objectif social, qu’elles soient à but lucratif ou non
(Dees 1998 ; Salamon et Young, 2002). On peut penser que sous l’effet du rapprochement
entre ces deux courants, l’entreprise sociale outre-Atlantique est aujourd’hui abordée au
travers de sa mission sociale pour la réalisation de laquelle l’augmentation des ressources
marchandes est préconisée, sans nécessaire rapport avec le type d’activité économique ni
avec la structure de gouvernance. Le critère de non-distribution des profits qui était
central pour le tiers secteur a, en particulier, été progressivement relativisé, voire
abandonné pour l’entreprise sociale. Quant aux dynamiques d’innovation sociale, elles
sont appréhendées surtout à travers la valorisation des figures individuelles
d’entrepreneurs sociaux et sont considérées comme un moyen de créer une « valeur
sociale ». De ce point de vue, les entreprises, la société civile et le secteur public sont
considérés comme complémentaires et la distinction, entre entreprises sociales sur le
marché et celles créant des équilibres économiques en mobilisant aussi des ressources
non marchandes, n’est pas essentielle (Ferrarini 2013).
7 En comparaison, la contribution européenne émanant du réseau des chercheurs d’EMES a
pour originalité de combiner la finalité sociale de l’entreprise avec sa structure de
gouvernance interne. La trajectoire historique des entreprises sociales européennes, qui
les lie aux organisations de l’économie sociale, explique ainsi l’importance des critères de
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148
participation, de modalités de décision non liées à la détention du capital et de limites à la
distribution des profits.
8 Il existe donc des points communs à l’ensemble de ces courants portant sur la finalité
sociale, l’autonomie et la prise de risque économique. Mais, de la conception différente du
lien entre mission sociale et structure de gouvernance interne découlent deux différences
de taille entre courants nord-américains et européens. Premièrement, dans la
contribution européenne, l’importance octroyée à des modes de gestion plus
démocratiques crée une distance par rapport aux modes de gestion du secteur privé à but
lucratif. Deuxièmement, l’attention portée à des critères de démocratie économique
interne dans l’approche européenne permet d’envisager les entreprises sociales comme
des partenaires légitimes des politiques publiques, possédant un certain degré
d’interaction avec leur environnement institutionnel, ce qui constitue un canal de
diffusion pour les innovations sociales qu’elles recèlent. Par contraste, aux États-Unis, la
diffusion de l’innovation sociale est considérée comme étant le fruit de l’expansion ou de
la multiplication des entreprises sociales, grâce à l’utilisation des ressources marchandes,
au soutien de fondations et au dynamisme des entrepreneurs (Defourny et Nyssens 2013).
Les limites des approches existantes de l’entreprise sociale
9 Ces approches considèrent dans l’ensemble l’entreprise sociale comme une organisation
privée. Pourtant, l’entreprise sociale se situe bien entre sphères privée et publique, au
sens où elle peut contribuer à la définition de problèmes publics qui deviennent des
objets de débat. Cette dimension publique, au sens de Hannah Arendt (1983) ou de Jürgen
Habermas (1988), doit être prise en compte. Pour cela, il convient de suivre ces auteurs
dans leur définition du public, tout en se démarquant par ailleurs de la séparation trop
stricte qu’ils opèrent entre sphères politique et économique.
10 Dans cette perspective, il apparait clairement que les activités économiques de
l’entreprise solidaire sont indissociables de la dimension institutionnelle, entendue
comme confrontation à la question du sens et de la légitimité. Cette dimension concerne
deux registres : d’abord celui des logiques instituantes à travers lesquelles les acteurs
créent et consolident l’action menée par l’émission de règles, manifestant ainsi leur
capacité à générer des communs (Ostrom, 2005) et à exprimer leur volonté
transformatrice ; ensuite celui du cadre institutionnel, ensemble de normes déjà établies à
différentes échelles et dans différents registres, inscrits dans la loi ou non, qui influent
sur leur action et sur lequel les entreprises sociales peuvent avoir une certaine influence.
L’approche d’EMES a déjà rendu compte des cadres institutionnels dans lesquels évoluent
les entreprises sociales et de la manière dont elles peuvent elles-mêmes les influencer.
Cependant, le cadre institutionnel y est souvent traité comme un « environnement »,
séparément du sens et des règles que se donnent les entreprises sociales de manière
interne, lesquelles, implicitement, sont considérées comme des organisations privées. Il
s’agit ici de contribuer à une analyse institutionnelle plus intégrale et plus critique des
entreprises sociales qui tienne compte de leur position à la frontière entre sphères privée
et publique.
11 À travers les logiques instituantes, il s’agit notamment de problématiser la question de la
mission des entreprises sociales. En se centrant sur les catégories d’« entreprise »
(définie par rapport à l’activité « économique ») et de « social », ainsi que sur les rapports
entre les deux catégories, les approches de l’entreprise sociale risquent d’éviter une
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149
réflexion critique sur leur mission et sur les processus de création de valeur sociale. La
possibilité d’une interaction positive entre sphère économique et sphère sociale est
généralement affirmée sans être interrogée. Le « social » est défini comme une catégorie
par défaut au travers de « besoins » non satisfaits par l’Etat et le marché. Le choix d’une
mission au sein de ce vaste ensemble peut être effectué par un entrepreneur social ou
d’autres décideurs de l’entreprise. La réflexion n’est pas centrée sur la nature et la
légitimité des acteurs, sur leur projet politique ni sur les rapports sociaux dans lesquels
ils s’inscrivent. Les entreprises sociales prétendent contribuer à une mission sociale en
créant une valeur sociale, mais le rapport entre ces entreprises et le débat public est
éludé. Certes la définition européenne inclut le fait que l’initiative vienne d’un groupe de
citoyens, mais en limitant le fonctionnement démocratique à une égalité formelle entre
les membres garantie dans les statuts et sans expliciter les modalités à travers lesquelles
se concrétisent des rapports égalitaires.
12 En négligeant la dimension instituante interne des organisations, cette approche risque
entre autres de réduire les différentes formes d’institutionnalisation des entreprises
sociales aux formes légales existantes – les coopératives, associations, mutuelles
auxquelles s’ajoutent de nouvelles formes spécifiques d’entreprises sociales reconnues
dans les législations de certains pays. Dans ce cadre, les entreprises sociales informelles,
qui ne s’inscrivent dans aucune législation, sont négligées. Elles tendent à être vues
comme une simple « variation » des modalités de référence (Fonteneau et al., 2011 : 2 cité
dans Gaiger 2013 : 10), alors que dans de nombreux contextes, elles représentent l’un des
cas les plus importants numériquement (Gaiger 2013). De plus, on peut penser que les
entreprises sociales n’ont pas nécessairement vocation à se formaliser car elles possèdent
des logiques instituantes propres à travers leurs règles internes de gestion (ibid.) se
manifestant dans leur capacité d’auto-organisation (Veronese, communication
personnelle). En complétant ainsi l’analyse organisationnelle par une approche
institutionnelle qui ne se limite pas aux cadres légaux existants, il est possible de
restituer le sens et les logiques d’ensemble qui se cristallisent dans des formes
organisationnelles particulières, légalement reconnues ou non. Si l’on ne considère pas
les logiques instituantes qui peuvent se situer dans l’économie informelle ou formelle,
alors l’analyse des entreprises sociales court le risque de se convertir en une composante
de l’approche néo-modernisatrice, en supposant implicitement une tendance à la
formalisation des entreprises sociales informelles.
13 Enfin, l’approche n’est pas centrée sur les rapports entre sphères économique et
politique. Elle développe une vision différente de l’entreprise, mais ne met pas
radicalement en cause le cadre institutionnel dans lequel l’activité de l’entreprise « se
déroule ». Elle admet une capacité « d’agency » des entreprises sociales, mais elle suppose
une partition entre trois sphères d’activité – l’économique, le social et le politique – dont
les frontières et les interactions ne sont que partiellement interrogées. Questionner les
catégories de l’entreprise et du social depuis la perspective de la place de l’économie dans
la société, du débat public et de la démocratie apparait donc comme un axe de recherche
complémentaire pour l’entreprise sociale.
Les entreprises sociales de type solidaire
14 Cette préoccupation théorique entre en résonnance avec des constats empiriques : il
existe dans différents continents des initiatives qui peuvent être considérées comme des
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150
entreprises sociales et qui ont été créées dans une volonté de transformation des sphères
économique et politique. Elles émanent d’une réaction contre l’ordre économique
dominant et d’une conscience de la part des acteurs qu’« entre capitalisme et démocratie
il y a un rapport de tension insurmontable » (Habermas, 1998, p. 379). En Europe, après la
période des Trente Glorieuses (1945-1975) pendant laquelle la perception de cette tension
était atténuée, son acuité s’est à nouveau révélée avec l’apparition de nouveaux
mouvements sociaux, creusets d’idées alternatives, et dès les années 1970 de pratiques
solidaires. Ces expériences voulant par exemple lutter en faveur de l’environnement ou
contre le patriarcat ont exigé de « déborder le champ habituel de la démocratie, c’est-à-
dire le politique, pour investir le domaine économique » (Sousa Santos, Rodriguez, 2013,
p. 141). Puis dans les années 1980, elles ont été bousculées par la vague de dérégulations
et de flexibilisations préconisée par le consensus de Washington, qui a induit des actions
plus défensives de reprises d’entreprises par leurs travailleurs (Paton, 1989) ou
d’insertion par l’économique (Gardin, Laville, Nyssens, 2012). En Amérique latine, ces
expériences naissent de l’incapacité ou du refus de s’adapter aux conditions du
capitalisme périphérique et aux formes de sociabilité qu’il entraine (Gaiger, 2013). Elles se
déroulent généralement dans un contexte de précarité sociale et elles visent d’abord à
créer des revenus indispensables pour subsister. Mais en même temps, elles réactivent
des liens de solidarité, fondés sur des communautés ou associations anciennes ou
nouvelles dans les milieux populaires. Les entreprises solidaires opèrent ainsi une
inflexion vers des mobilisations plus fortes de la solidarité et de la coopération avec le
passage de tactiques de survie à des stratégies (De Certeau, 1980) d’entreprises solidaires.
Luis Razeto (1993, p. 40) va jusqu’à avancer que la coopération et la collaboration, qu’il
nomme le facteur C, permettent « des économies d’échelle, des économies d’association et
des externalités collectives dans le cours de l’action collective » ce qui conduit à redéfinir
les notions d’efficacité et d’efficience. De nombreux exemples peuvent être cités.
15 - En Europe différents types d’initiatives pouvant être rapportées aux entreprises sociales
affirment leur dimension politique. En Italie du Sud, des coopératives, et en France, les
régies de quartier, ont impulsé des dynamiques participatives en liaison avec des
autorités publiques locales ; au Portugal, le réseau de développement local Animar
encourage la démocratisation de l’économie grâce à des expériences territorialisées. En
Amérique latine, les entreprises sociales inspirées des approches nord-américaines (par
exemple le Social Enterprise Knowledge Network, lié à la Harvard Business School)
n’occupent qu’une place mineure dans le débat public et politique. Par contre, les réseaux
d’entreprises populaires solidaires, qui lient organisation démocratique des pratiques
économiques et positionnement dans l’espace public (França Filho, 2006), jouent un rôle
dans le changement institutionnel et la transformation sociale. En particulier au Brésil,
en Bolivie, en Équateur et au Nicaragua, ces entreprises ont suscité de nouvelles
politiques publiques ou de nouveaux cadres normatifs ou législatifs qui tentent de
redéfinir le sens de la modernité à travers une vision plurielle de l’économie (Wanderley,
2009), laquelle n’est bien sûr pas exempte de contradictions ni de dérives. En Afrique du
Sud, un nouveau mouvement dit « d’économie solidaire » regroupant différents types de
coopératives s’est conformé pour impulser des politiques transformatrices
(transformative policies), jugeant insuffisants l’économie sociale traditionnelle et la
politique actuelle du Black Economic Empowerment (COPAC, 2011).
16 Afin de ne pas introduire de biais méthodologique en référant la réalité des entreprises
sociales uniquement à certains cadres d’analyse proposés au Nord, l’objet de ce texte est
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151
de s’appuyer tant sur les exigences conceptuelles ci-dessus que sur des pratiques comme
celles qui viennent d’être mentionnées.
Critères de définition de l’entreprise solidaire
17 Dans cette seconde partie, l’idéal-type est construit selon une méthodologie comparable à
celle adoptée pour la définition d’EMES, en étant axé sur l’identification de critères. Ils
représentent des indicateurs de différentes dimensions constitutives de l’idéal-type de
l’entreprise solidaire comme construction abstraite, et non des propriétés que chaque
entreprise solidaire singulière devrait posséder. Par ailleurs, ces critères sont classés
selon qu’ils se rapportent à la dimension économique, sociale ou politique des
entreprises. Il convient de signaler que ces différentes dimensions s’articulent et se
recoupent en pratique. Cette distinction est donc seulement analytique. Les indicateurs
économiques visent à caractériser l’organisation de la production et des échanges et les
relations de travail dans l’entreprise solidaire idéale typique. Les indicateurs sociaux
portent sur le sens de l’action et sur le type de relations sociales, tant internes
qu’externes à l’entreprise. Les indicateurs politiques rendent compte de la dynamique
instituante des entreprises solidaires et de leur participation à la sphère publique. Cette
troisième dimension va donc au-delà des critères de gouvernance dans l’idéal-type
d’EMES, qui sont axés sur le mode d’organisation interne des entreprises. L’idéal-type
d’entreprise sociale dans une perspective d’économie solidaire dialogue donc avec la
définition d’EMES, tout en suggérant de préciser certains critères en référence à des
réalités diversifiées.
Indicateurs économiques
Hybridation des principes économiques et logique de solidarité
18 Afin de distinguer les entreprises sociales d’organisations à but non lucratif visant
uniquement la défense d’intérêts ou l’attribution de ressources (comme les fondations),
l’idéal-type d’EMES de l’entreprise sociale définit comme indicateur la production
continue de biens ou de services. Par contre, cet indicateur ne distingue pas les
entreprises dont l’activité de production de biens ou de services obéit à une logique
uniquement marchande, de celles faisant intervenir d’autres principes. Ce choix, qui
permet d’inclure les entreprises sociales fondées sur le modèle nord-américain de
mobilisation des ressources marchandes, tend à occulter une originalité essentielle des
entreprises solidaires qui est la pluralité des principes économiques et l’existence d’une
logique de solidarité.
19 Les investigations menées sur l’économie convergent en effet pour réfuter une rationalité
économique qui se réduirait à l’intérêt matériel individuel et dont la coordination
résulterait uniquement des mécanismes marchands. En accord avec Fernand Braudel
(1985, p. 45), qui suggère de ne pas être obnubilé par l’économie de marché « alors qu’elle
n’est qu’un fragment d’un vaste ensemble », il importe de reconnaitre avec Karl Polanyi
(2011) la pluralité des ressources marchandes, mais aussi non marchandes et non
monétaires. Aux ressources tirées du marché s’ajoutent celles venues de la redistribution
(prélèvement par une autorité centrale et affectation à partir des règles édictées par
celle-ci), de la réciprocité (groupements symétriques dont les membres pratiquent une
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152
forme de mutualisme) et du partage domestique (production pour l’usage au sein de
l’unité domestique selon des règles équitables ou non). Ces principes d’intégration
économique peuvent d’ailleurs ne pas être assimilés à de simples ressources et être
compris comme des types d’interdépendance, constituant l’élément fondamental de
l’analyse de l’économie comme processus institué au sens de Polanyi. La réciprocité ne se
réfère alors pas seulement à des ressources mises à disposition, mais à des
interdépendances traduisant une complémentarité instituée. La redistribution
correspond à des interdépendances établies à travers des systèmes centralisés. Le partage
domestiquedécrit les interdépendances changeantes au sein d’unités de type domestique
fondées sur l’autosuffisance (Hillenkamp, 2013 ; Servet 2013). Le marché, enfin,
correspond aux interdépendances qui naissent automatiquement entre acheteurs et
vendeurs au travers de la fluctuation des prix.
20 Cette interprétation replace les principes de Polanyi dans une vision d’économie
politique. Elle engage à interroger les cadres institutionnels et politiques dans lesquels
s’inscrivent les entreprises sociales lorsqu’elles mobilisent des ressources de différente
nature. Chacun des principes est en effet ambigu. Le principe de réciprocité, en
particulier, n’est pas une catégorie automatiquement positive du point de vue de la
démocratisation. Comme le partage domestique dans la famille patriarcale, il peut être
mobilisé de manière coercitive, par exemple dans des structures de type communautaire.
Ce n’est que lorsque la réciprocité est volontairement instituée, dans des structures que
les acteurs peuvent d’ailleurs considérer comme modernes ou comme traditionnelles,
qu’elle peut prendre un caractère égalitaire et constituer la base de processus de
démocratie participative ou délibérative. De même, la redistribution au travers du
prélèvement et de la réaffectation des ressources peut être administrée de manière
autoritaire, comme elle peut être associée à des modalités de démocratie représentative,
y compris à un niveau local.
21 Dans cette logique, l’entreprise solidaire tend à substituer au principe d’autosuffisance
dominant dans l’économie populaire une réciprocité volontairement instituée sur une
base d’égalité. Ce type d’entreprise sociale réalise une hybridation entre principes
économiques destinée à fournir des moyens pertinents au service de son projet sous
l’égide de la réciprocité égalitaire (Gardin, 2006) comme une « hybridation entre accords
formels et informels » (Nyssens, 1996).
Cohérence de l’engagement économique, social et environnemental
22 Afin de distinguer les entreprises sociales des administrations publiques, l’un des
indicateurs de l’entreprise sociale d’EMES porte sur le niveau de prise de risque des
créateurs de cette entreprise. Ce critère, qui mesure l’engagement économique des
créateurs de l’entreprise, peut être étendu en incluant l’engagement social et
environnemental.
23 Le consensus minimal sur l’agenda du développement durable, depuis le rapport
Brundtland (1987) jusqu’aux Sommets de la terre de 1992, 2002 et 2012, s’est fait sur la
reconnaissance de l’urgence d’intégrer les dimensions économiques, sociales et
environnementales des activités humaines. Il semble dès lors difficile d’envisager que les
entreprises sociales puissent, à la limite, s’engager dans des activités éventuellement
risquées économiquement et nuisibles d’un point de vue social ou environnemental pour
ensuite réinvestir le profit dégagé dans leur mission sociale.
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153
24 Les fondateurs des entreprises solidaires, et, plus largement sans doute, de nombreux
créateurs d‘entreprises sociales, visent avant tout une cohérence de leur action dans les
différents domaines y compris dans des entreprises solidaires informelles. La réflexion
sur l’impact social et écologique de l’activité trouve sa place et génère des réponses
concrètes. Par exemple une préférence est accordée aux intrants naturels ou à
l’agroécologie, quand bien même cela augmente dans un premier temps les coûts de
production (dans un second temps, ils sont valorisés sur des marchés spécifiques). En
soumettant ces choix à des espaces internes de discussion démocratique, ces entreprises
peuvent d’ailleurs développer des modes de priorisation des objectifs économiques,
sociaux et environnementaux au niveau local. Ils offrent alors, par la constitution
d’espaces publics de proximité (Eme, Laville, 2006) ou de micro-espaces publics
autonomes, une réponse pratique à une préoccupation centrale d’écologistes critiques qui
est l’insuffisance du paradigme de l’intégration des différents domaines lorsqu’il ne
s’accompagne pas de modalités d’arbitrage concrètes (van Griethuysen, 2010).
Valorisation du travail
25 L’idéal-type d’EMES identifie un niveau « minimum » d’emploi rémunéré comme dernier
critère économique des entreprises sociales. Ici aussi, l’expérience des entreprises
solidaires, notamment celles issues de l’économie populaire, engage à aller plus loin en
posant la valorisation du travail comme principe commun.
26 L’économie populaire a été définie comme « l’ensemble des activités économiques et
pratiques sociales développées par les groupes populaires en vue de garantir par
l’utilisation de leur propre force de travail et des ressources disponibles, la satisfaction
des besoins de base, matériels autant qu’immatériels » (Sarria Icaza, Tiriba 2006, p. 259).
Cette approche a le mérite de redécouvrir ces formes d’organisation populaire ayant une
composante économique encastrée dans des relations sociales et culturelles invalidées
depuis le XIXe siècle en étant présentées comme archaïques, dépassées et condamnées à
disparaître avec la modernisation. Cette économie populaire ne peut être conceptualisée
dans une simple dépendance à l’économie formelle, complément obligé d’un capitalisme
sauvage ou expression volontaire d’un capitalisme « aux pieds nus » (De Soto, 1997). Pour
José Luis Coraggio (2002, 2006), l’économie populaire est une économie du travail, en
opposition à l’économie du capital parce qu’elle est mise en œuvre à partir de la logique
du travail et de la reproduction de la vie au sein de l’unité domestique.
27 L’entreprise solidaire, ancrée dans cette économie populaire du travail, se positionne à
l’encontre de la division sociale entre capital et travail. Elle privilégie les relations de
travail entre associés et limite le recours à des travailleurs salariés qui ne sont pas
membres de l’organisation. Elle tend à gérer l’organisation du travail et à déterminer sa
rémunération selon des modes de décision démocratiques, indépendamment de la
détention du capital, comme l’illustrent notamment les références à l’autogestion et à la
coopérative.
Indicateurs sociaux
Finalité de transformation et réparation
28 La mission sociale des entreprises sociales, référée dans l’idéal type d’EMES à un service à
la communauté ou à un groupe de bénéficiaires, peut être spécifiée et problématisée dans
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le cas des entreprises solidaires à travers une double finalité de transformation et de
réparation. Portées par la volonté d’aller vers un autre monde plus égalitaire et de
résoudre des urgences, les entreprises solidaires sont à la fois transformatrices et
réparatrices. La « logique contestataire (contester les règles et les valeurs en vigueur) »
en leur sein ne peut être isolée d’« une logique palliative (améliorer l’existant) » (Blanc,
Fare, 2012, p. 76). Cette ambivalence tient à l’importance pour leurs promoteurs de
démocratiser l’économie par des engagements citoyens, partant du constat que la place
excessive prise par un capitalisme patrimonial et financiarisé est aujourd'hui une cause
essentielle du chômage, de la précarité et de la pauvreté.
29 Ce souhait de transformation à long terme articulé à un pragmatisme de court terme
débouche sur une conception du changement social qui ne se revendique pas « d’une
nouvelle totalité, en rupture avec les déterminations actuelles », mais qui est soucieuse
d’apporter « une amélioration des conditions de vie » (Gaiger, 2006, p. 350-353). Cette
attention aux conséquences humaines du changement évoque l’altermondialisme pour
qui l’autre monde à inventer est déjà présent dans celui-ci. Son mot d’ordre « résister et
construire » transposé sur le plan économique suppose de ne pas se prévaloir d’un autre
système global, mais plutôt d’ancrer la perspective d’une autre économie dans les
pratiques populaires et « d’inventer des alternatives (au pluriel) » (Sousa Santos et
Rodriguez, 2013, 129). Cette perspective est congruente avec celle de l’innovation sociale
et de la création de valeur sociale, à condition de tenir compte du type de processus
(participatif ou non) et de finalité (transformatrice ou non) de l’innovation (Ferrarini,
2013).
Solidarité démocratique au sein de l’entreprise solidaire
30 Dans cette perspective, la vision de transformation et de réparation dans les entreprises
solidaires ne peut pas être prise en compte uniquement par des mécanismes de limitation
de la distribution des bénéfices. De manière plus large, c’est la volonté de démocratisation
exprimée en pratique par des solidarités construites depuis la base qui entretient et
légitime la finalité de ces entreprises :
• Pour ce qui est des formes adoptées, la solidarité n’est pas une solidarité traditionnelle dans
laquelle les appartenances héritées peuvent conforter les hiérarchies fondées sur l’âge ou le
sexe. Elle se démarque aussi d’une solidarité philanthropique renvoyant à la vision d’une
société éthique où les citoyens motivés par l’altruisme remplissent leurs devoirs à l’égard
des plus défavorisés sur une base volontaire.
• Pour ce qui est des personnes concernées, c’est une solidarité à la fois horizontale, qui vise le
rééquilibrage des rapports entre les groupes sociaux actuellement vivants, et verticale, qui
inclut les générations à venir. Il y a donc une volonté de lutte contre les inégalités et pour la
justice sociale intégrant les aspects environnementaux.
31 L’entreprise solidaire s’appuie ainsi sur une solidarité que l’on peut qualifier de
démocratique au sens où elle part du postulat d’égalité affirmé dans l’ordre politique
pour le transposer dans la vie sociale et économique. Corollaire, la lutte contre la
pauvreté n’est pas privilégiée contrairement à ce qui est le cas dans d’autres
configurations de l’entreprise sociale. Il ne s’agit pas de faire preuve de compassion et de
bienveillance pour des bénéficiaires, comme dans les « charities ». Il s’agit que les
personnes affectées par un problème puissent prendre en charge sa résolution, comme
dans les « friendly societies », le « self-help » ou le « community development ». Le critère
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est celui de la participation active des bénéficiaires à la définition et la mise en œuvre de
la mission de l’entreprise.
32 Ainsi, la protection obtenue par l’action collective vaut parce qu’elle est vectrice
d’émancipation, c’est-à-dire de réalisation de soi. L’analyse de Nancy Fraser (2013) permet
de bien expliciter cette articulation singulière. Partant de Polanyi qui a insisté sur les
effets dévastateurs du « tout marché » et a montré comment la société se protégeait face
à ce danger, Fraser note avec pertinence que la protection peut favoriser la domination
ou au contraire l’émancipation. Elle complexifie le double mouvement (marchandisation-
protection) de Polanyi pour le convertir en un triple mouvement (marchandisation-
protection-émancipation). Dans ce cadre théorique, toute entreprise sociale aménage des
formes de protection. L’entreprise solidaire, quant à elle, cherche à concilier protection et
émancipation. La perspective solidaire insiste sur l’importance de l’émancipation et sur la
mise œuvre d‘actions qui articulent protection et émancipation, plutôt que de choisir
entre l’une ou l’autre.
Autonomie
33 Finalement, le principe de structuration retenu est celui de l’auto-organisation à travers
des logiques instituantes qui mixent dynamiques d’entraide et de transformation sociale.
L’autogestion revendiquée dans le fonctionnement interne est indissociable de
l’autonomie dans la prise de décision et dans l’accès aux connaissances stratégiques. Si les
entreprises solidaires entretiennent des relations avec d’autres organisations et reçoivent
des ressources pour l’accès aux marchés, à des financements ou à des connaissances
techniques ou de gestion, cette aide ne doit pas entrainer la perte de contrôle de
l’organisation. Les entreprises solidaires ne doivent pas non plus devenir de simples
exécutants de programmes publics ou de projets sociaux de fondations privées. Comme le
soulignent Jacques Defourny et Marthe Nyssens, les entreprises sociales sont « créées par
un groupe de personnes sur base d’un projet propre et elles sont contrôlées par ces
personnes (…). Elles ont le droit tant de faire entendre leur voix (voice) que de mettre un
terme à leurs activités (exit) » (Defourny et Nyssens, 2013, p. 7).
Indicateurs politiques
34 En cohérence avec ce qui vient d’être énoncé, l’un des traits marquants de l’entreprise
solidaire est de ne pas se considérer comme une organisation privée, mais de mener une
action relevant du domaine public. Des critères d’ordre politique apparaissent donc
indispensables pour caractériser les entreprises solidaires au-delà des indicateurs de
structures de gouvernance de l’idéal-type d’EMES.
Dimension publique
35 L’entreprise solidaire n’a pas qu’un rôle économique. Elle participe de la formulation de
problèmes publics selon une approche du politique qui reconnait la place d’espaces
publics dans lesquels peuvent être abordées les questions relevant du commun à partir de
l’expression des citoyens. Les besoins sociaux ne sont pas repérés à partir de démarches
marketing comme celles prônées pour le « bas de la pyramide » (Prahalad, 2004) ; comme
mentionné plus haut, ils sont appréhendés grâce à des micro-espaces publics autonomes
dans lesquels la délibération permet la redéfinition des intérêts et valeurs des
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participants (Hillenkamp, Bessis, 2012, p. 93). Cette élaboration itérative par contacts
directs et échanges argumentaires est particulièrement pertinente dans les situations où
les informations détenues par les protagonistes sont radicalement incomplètes et où c’est
la structuration sociale de la situation qui autorise l’élaboration d’activités validées
collectivement (Nyssens, 2006, p. 626). De tels espaces publics autonomes, constitués sur
la base de la proximité, caractérisent la dynamique participative des entreprises
solidaires, laquelle dépasse l’égalité juridique entre les membres. Son maintien dans la
durée exige une vigilance particulière face à la menace d’isomorphisme institutionnel
qu’engendrent les pressions de l’activité économique, comme en atteste l’abandon dans le
passé de l’horizon d’autogestion (Singer, 2006, p. 294).
Espaces publics intermédiaires
36 La pérennité des micro-espaces publics autonomes existant au niveau des expériences
singulières est envisageable seulement si des changements dans le cadre institutionnel
permettent de s’attaquer aux discriminations négatives dont elles sont l’objet. Des
regroupements territoriaux et sectoriels, la constitution de forums et d’arènes plus
larges, s’avèrent donc indispensables pour impulser de telles évolutions à travers des
espaces publics de niveau intermédiaire. Les institutions de médiation avec les pouvoirs
publics, de représentation et de soutien sont d’autant plus utiles pour les entreprises
solidaires qu’elles génèrent des apprentissages et donnent des résultats matériels et des
gains extraéconomiques (França Filho et Laville, Gaiger 2006, p. 345).
37 La dynamisation de micro-espaces publics autonomes et d’espaces publics intermédiaires
est essentielle pour des stratégies économiques non capitalistes, prises en charge par les
acteurs de la société civile face aux dérives de l’économie dominante. Ces espaces publics
sont décisifs pour une relance de l’implication citoyenne qu’ils induisent et que la
démocratie représentative ne suffit pas à obtenir.
Entrepreneuriat institutionnel et encastrement politique
38 Ils le sont aussi parce qu’il serait naïf de croire que les entreprises solidaires s’imposent
par leurs performances économiques. Elles pâtissent constamment de discriminations
négatives inscrites dans le cadre institutionnel au sens large. Un changement à ce niveau
est indispensable, principalement dans les cadres légaux et dans les politiques publiques,
qui sont à déconstruire (en délégitimant les pouvoirs et hiérarchies institués) et à
construire (en reconnaissant des activités auparavant ignorées). Cette activité en faveur
d’un changement institutionnel a été désignée comme « entrepreneuriat institutionnel »
(Lawrence, Suddaby 2006) et son importance a été soulignée par l’UNESCO stipulant dans
sa déclaration universelle sur la diversité culturelle de 2001 que « face à la concentration
oligopolistique les États doivent associer étroitement les différents secteurs de la société
civile ». Alors que la littérature sur l’entrepreneuriat institutionnel s’est intéressée aux
organisations dans leur ensemble, des cas étudiés dans le secteur médical (Lévy et Scully,
2007) et environnemental (Quéinnec, 2007) soulignent le rôle des associations (Rival et al.
2008). Dans cette lignée les entreprises solidaires constituent certainement l’un des
domaines à approfondir.
39 Il devient ainsi crucial d’analyser l’encastrement politique, c’est-à-dire les interactions
entre initiatives de la société civile se référant à un bien commun et les législations et
politiques publiques. Les entreprises solidaires, comme d’autres initiatives, peuvent
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influer sur les modes d’action publique en même temps qu’elles sont normalisées par les
pouvoirs publics, par le biais de processus d’institutionnalisation qui ne sont ni pure
reproduction ni pure innovation.
Conclusion
40 Les indicateurs de l’entreprise solidaire synthétisent des comportements stylisés. En tant
qu’idéal-type, « le concept d’entreprise solidaire est un instrument heuristique, utile dans
la recherche des connexions causales, non accidentelles, qui sont à l’œuvre au sein des
expériences d’économie solidaire et les constituent en tant que catégorie spécifique
d’initiatives économiques » (Gaiger, 2006, p. 355).
41 Sa mise en perspective avec les autres approches de l’entreprise sociale permet de plus un
retour réflexif sur celles-ci. Les critères dégagés montrent en effet la dimension à la fois
sociale, économique et politique des entreprises solidaires, liées entre elles par un noyau
normatif explicite. Par contraste, la normativité implicite dans les courants américains des
ressources marchandes et de l’innovation sociale apparait clairement.
42 En effet, le courant des ressources marchandes avalise sur le plan théorique ce que
Polanyi (2007) nomme un « sophisme économiste », soit une confusion lancinante entre
économie et marché. L’augmentation des ressources marchandes y est appréciée
positivement, sans questionner les effets induits, selon une approche formelle de
l’économie qui, contrairement à l’approche substantive, ne reconnait pas la pluralité des
principes économiques. Pourtant, sur le plan empirique, le formalisme et cette
focalisation sur les ressources marchandes ont déjà produit des effets pervers : le
microcrédit illustre comment la recherche d’un autofinancement par le marché a
entrainé un écrémage des populations touchées et un risque de surendettement (Guérin,
Morvant-Roux et Villareal 2013). Cette propension à faire d’un simple outil un objet de
croyance, symptomatique dans le microcrédit, devrait inciter à la perplexité devant
l’héroïsation des personnalités d’entrepreneurs sociaux qui auraient « la capacité à
transformer le monde » (Bornstein, 2004) en propageant un « social business »
fonctionnant, selon Mohammad Yunus (2008), « conformément aux principes de gestion
qui ont cours dans une entreprise classique » et ayant vocation à « couvrir complètement
ses coûts ». Une telle littérature sur l’entreprise sociale imbrique dimensions analytique
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et promotionnelle, ce qui peut conduire à un isomorphisme marchand en psychologisant
l’entrepreneuriat social ou en recommandant l’importation des méthodes managériales
privées.
43 Dans ce contexte, l’idéal-type d’entreprise solidaire, par son registre plus institutionnel et
politique, élargit la gamme des déclinaisons possibles de l’entreprise sociale, enrichissant
les débats qui gagneraient à inclure des perspectives critiques extérieures au monde
anglophone comme par exemple celles de Michel Foucault (2004) dénonçant le
mouvement qui fait de l’entreprise la seule forme d’action collective légitime ou de
Christian Laval (2007, p. 333) étudiant comment l’entreprise est actuellement présentée
« comme une forme universelle d’action ».
44 Par la pluridimensionnalité de ses critères, par l’attention portée à la gouvernance
interne (Eynaud, 2015), l’entreprise solidaire se rapproche indéniablement de l’idéal-type
identifié par le réseau européen EMES, avec toutefois des traits comme la finalité de
transformation et de réparation, la pluralité des principes économiques et la dimension
publique qui témoignent de réalités observables notamment dans d’autres contextes. Il
n’est pas concevable d’ignorer celles-ci dans la théorisation en devenir de l’entreprise
sociale et l’idéal-type présenté dans cette contribution entend intégrer la réflexion sur
ces pratiques dans une dimension ouverte et pluriculturelle. Il a pour objet de constituer
un idéal-type qui puisse être mobilisé en dialogue et en complément avec celui déjà établi
dans les travaux du réseau EMES.
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D'où vient, où va l'entrepreneuriatsocial en France ? Pour un dialogueFrance-Québec surl'entrepreneuriat socialHugues Sibille
Ce n'est pas parce que les choses sont difficiles que
nous n'osons pas.
C'est parce que nous n'osons pas qu'elles sont
difficiles.
Sénèque
1 Ce papier ne prétend pas tout dire. Il vise à éclairer mes amis québécois sur l'histoire
récente de l'entrepreneuriat social en France. Le moment est bien choisi un an après le
vote d'une Loi Cadre (juillet 2014) qui précise comment se situe l'entrepreneuriat social
dans le périmètre de l'économie sociale et solidaire (ESS). Ce papier n'est pas académique,
mais subjectif : il est écrit par un acteur qui joue un rôle dans l'histoire et possède
quelques convictions sur le sujet. Il n'est pas non plus conclusif : il invite à ouvrir et
poursuivre un dialogue France Québec sur l'entrepreneuriat social comme ce fut le cas
sur l'Économie sociale au début des années 2000 lorsque les deux premiers ministres
Bouchart et Jospin décidèrent d'un chantier de coopération dirigé par Gérald Larose et
moi-même.
2 Nos deux pays ont des convergences sur l'économie sociale. Ils ont aussi des cultures, des
histoires et des institutions différentes, qu'il faut garder à l'esprit pour aborder
l'entrepreneuriat social. Ainsi l'État Providence, figure majeure en France, en crise
budgétaire et de confiance de l'opinion publique, perd son monopole sur l'intérêt général
et ouvre des espaces aux acteurs de la société civile, dont les entrepreneurs sociaux. De
même la France se situe-t-elle dans l'Union européenne où la Commission a joué sur
l'entrepreneuriat social un rôle non négligeable. Considérons aussi que la prégnance d'un
chômage de masse et de longue durée nettement plus lourd de ce côté-ci de l'Atlantique
explique bien des stratégies d'entrepreneuriat social récentes.
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3 Bref, pour bien voir la France depuis le Québec, il faut mettre en perspective un
écosystème d'entrepreneuriat social qui diffère sensiblement du système québécois. J'ai
choisi de le faire apparaître dans un ordre chronologique.
Années 1980 : l'économie sociale fait un retour « paren haut »
4 L'entrepreneuriat social débarque en France au milieu des années 2000, dans un paysage
qui a beaucoup évolué au cours des deux décennies précédentes : relance de « l'économie
sociale »au début des années 80, puis émergence d'une « économie solidaire »dans les
années 90 et enfin rapprochement progressif de ces deux « amies-ennemies »après de
nombreuses tensions. L'Entrepreneuriat social surgit donc comme un « troisième
larron »dans un univers complexe et un paysage encombré. Il est dès l'origine un agent de
perturbation, et va souvent se revendiquer comme tel.
5 La première phase date de la fin des années 70. Un petit groupe d'hommes décide de
relancer l'idée d'économie sociale, promue par Charles Gide au siècle précédent (1886),
mais oubliée depuis, chaque famille (associative, coopérative, mutualiste) défendant ses
propres statuts. En 1980 une Charte de l'économie sociale est lancée, suivi en en 1982,
(après la victoire de F. Mitterrand,) par la mention de l'économie sociale dans les
attributions du ministre du Plan : Michel Rocard. Celui-ci crée une Délégation
interministérielle chargée d'animer la politique gouvernementale (DIES) et un Institut de
développement de l'économie sociale chargé d'apporter des fonds propres au secteur
(IDES). Pour la première fois, le terme d'économie sociale apparaît dans une Loi. Elle est
« décrétée d'en haut ».
6 Marchande, elle se définit d'abord par le regroupement des statuts de sociétés de
personnes agissant sur le marché (principalement coopératives et mutuelles ; associations
seulement si elles ont une activité économique significative) qui met en avant la propriété
sociale (résultant de l'impartageabilité des réserves) et la gestion démocratique (une
personne, une voix).
7 Il n'est pas encore question de réparation sociale, d'insertion ou d'inclusion : nous
sommes dans une culture « d'ascenseur social »portée par la croissance et le plein emploi
des Trente Glorieuses.
8 L'économie sociale est pour Michel Rocard et quelques dirigeants autour de lui, une
alternative aux nationalisations, une troisième voie entre économie publique et économie
capitaliste. Cette économie sociale est portée par des courants socialistes de ce qu’on
appelle à l’époque « la deuxième gauche »
9 Mais elle résulte davantage d'un « octroi politique « que d'une « conquête sociale ». Elle
n'est pas l'aboutissement d'une revendication du mouvement social ou du mouvement
syndical. En ce sens, la différence est forte avec le Québec où la CSN inscrit l'Économie
sociale à l'agenda de la négociation avec le gouvernement et le patronat. Ce n'est pas non
plus une construction de la base, mais plutôt une construction politique et
institutionnelle d'en haut.
10 Le regroupement des structures de l'économie sociale nait donc de manière très
« instituée »et peu axée sur une logique entrepreneuriale. On parle de « structure »plus
que d'entreprise. Malgré son poids économique important (10 % du PNB) dans les secteurs
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de la banque (coopératives bancaires : plus de 50 % des dépôts) de l'assurance, de
l'agriculture (60 % de la transformation agro alimentaire), de la mutualité santé, des
services sociaux...les caractéristiques de sa naissance ne reposant ni sur un projet partagé
ni sur une identité forgée sur le terrain la laisseront fragile.
Années 1990 : l'économie solidaire fait son entrée« par en bas »
11 Les Trente Glorieuses sont bien finies et l'on en prend conscience douloureusement. Le
combat contre « l'exclusion »sociale succède à celui contre « l'exploitation »qui avait
caractérisé la période de croissance et de plein emploi. L'État connaît des difficultés à
traiter les nouveaux besoins sociaux depuis Paris par une politique de redistribution
« passive »d'État Providence. Dans le même temps, la décentralisation a accru
considérablement les responsabilités économiques et sociales des collectivités
territoriales et leurs moyens d'agir. Désormais les choses se jouent largement sur les
territoires. De nouveaux enjeux d'une solidarité active et de proximité se font jour. Des
expériences de terrain, des réseaux, des concepts se fédèrent sous le terme d'économie
solidaire. Ces tenants d'une redéfinition concrète de la solidarité (dont le penseur est Jean
Louis Laville), mettent en avant trois solidarités actives :
12 1/ Solidarité avec les exclus du travail, du logement, de la santé...les « hors-
économie ».
13 Dans cette fin des 30 glorieuses, sous la pression de mouvements alternatifs, surgissent
des entreprises d'insertion, des régies de quartier, des épiceries solidaires, des clubs
d'investisseurs solidaires, des institutions de micro finance, etc. L'économie solidaire
naissante reproche à l'économie sociale ancienne de ne faire jouer la solidarité qu'entre
des « inclus », les membres de ses groupements, mais pas vers les exclus qui restent en
dehors. Rebelle et résistante, elle estime que l'économie sociale est trop instituée et a
perdu ses racines.
14 2/ Solidarité avec le Sud : l'économie solidaire met l'accent sur les populations qui
restent à l'écart du progrès économique dans les pays sous-développés. Elle encourage le
commerce équitable, la solidarité internationale, et de nouvelles formes d'épargne (par
exemple le Comité contre la faim et pour le développement, CFFD) pour mieux partager
les fruits du développement.
15 3/ Solidarité avec les générations à venir : l'économie solidaire met l'accent sur
l'environnement, se développe dans le recyclage, l'économie circulaire, les énergies
renouvelables. L'économie sociale instituée reste assez peu sensible aux préoccupations
écologiques montantes.
16 Autrement dit, l'économie solidaire met moins l'accent sur les statuts que sur la finalité
d'utilité sociale : une partie des entreprises d'insertion utilisent la forme d'entreprise
commerciale classique. Elle est plus sensible à une solidarité territoriale qu'à une
démocratie économique d'entreprise. De forme essentiellement associative, elle repose
largement sur une mixité de ressources marchandes et de subventions publiques, qui la
mettent parfois (selon les défenseurs de l'économie sociale), en situation de dépendance
ou d'instrumentalisation par les pouvoirs publics. Bref, pour eux, l'économie solidaire
n'est pas une vraie économie, mais un auxiliaire de la puissance publique.
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17 L'économie sociale des années 70/80 était portée par des courants socialistes et
démocrates-chrétiens, l'économie solidaire des années 80/90 est promue par des courants
écologistes et alternatifs.
Fin des années 90 : tectonique des plaques et débutde rapprochement des continents « social » et« solidaire ».
18 L'économie sociale prend conscience de la gravité de la crise. L'économie solidaire
cherche de son côté des partenaires pour se développer. Peu à peu, un dialogue s'instaure
entre ces deux économies, qui se veulent l'une et l'autre alternatives à l'économie
dominante. Mais l'une (économie sociale) remet surtout en cause la forme d'entreprise de
capital et l'autre (économie solidaire) re questionne l'économie marchande elle-même.
19 Des passerelles s'organisent : le Centre des jeunes dirigeants de l'économie sociale (CJDES)
est de ceux qui cherchent à rapprocher les éléphants (économie sociale) et les souris
(économie solidaire). Certaines grandes entreprises de l'économie sociale contribuent au
rapprochement : la Macif, la Maif, Chèque Déjeuner, le Crédit coopératif... En 1999 sont
organisées par la Délégation interministérielle à l'économie sociale, des premières
Consultations régionales. Comment les appeler ? Quel périmètre leur donner ? Finalement
on choisit de les appeler consultations régionales de « l'économie sociale et solidaire ».
C'est la première fois que ce concept unificateur est utilisé.
20 Le terme ESS est lancé et des rapprochements se mettent en marche. Les thématiques de
la finance solidaire et de l'insertion par l'activité économique contribuent
particulièrement au nouveau dialogue. Des produits d'épargne solidaire sont imaginés et
gérés par des banques et mutuelles de l'économie sociale qui financent les entreprises
solidaires. France Active, organisme de financement de l'économie solidaire, en est
l'illustration : elle est elle-même refinancée par des banques coopératives et des
mutuelles d'assurance.
21 Dans ce rapprochement « l'entrepreneuriat » n'est guère mis en avant. L'économie sociale
raisonne en termes de statuts et d'institutions. L'économie solidaire raisonne en termes
de citoyenneté et de subventions.
22 Cependant, pendant cette même période, la gauche de gouvernement de Mitterrand
réhabilite l'entreprise. Les jeunes commencent à être attirés conjointement par la liberté
entrepreneuriale ET par un désir de transformation sociale. Là où la génération de 68
contestait ou refusait l'entreprise, ses enfants l'investissent sans complexe. Par ailleurs, à
l'idée d'un modèle économique unique (capitalisme) auquel on substituerait un modèle
alternatif unique (économie nationalisée ou économie sociale) succède l'idée d'une
économie plurielle, d'une biodiversité de formes, de finalités, de statuts.
23 C'est dans ce contexte qu'arrive l'entrepreneuriat social
Années 2000 : une double origine internationale del'entrepreneuriat social français
24 Dans ce contexte d'unification difficile de l'ESS, peu tournée vers l'entrepreneuriat, arrive
un nouveau concept : l'entrepreneuriat social. Il a deux filiations internationales alors
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que l'économie sociale était un concept d'origine française (Gide, Desroche, Moreau,
Draperi).
25 La première filiation vient des États unis, avec un mouvement lancé dès 1993 par la
Harvard Business School puis l'université de Stanford puis d'autres grandes universités. Il
est relayé en France par une grande école de commerce, l'ESSEC, qui crée en 2004, grâce à
la Caisse des Dépôts, une chaire universitaire d'entrepreneuriat social, défini comme
« entrepreneuriat privé d'intérêt collectif ». À peu près au même moment (2005)
l'organisation internationale Ashoka, créée par l'ancien collaborateur du Président Jimmy
Carter, Bill Drayton, s'implante en France pour développer et accompagner
l'entrepreneuriat social, en sélectionnant les entrepreneurs à plus fort potentiel. L'ESS ne
mesure pas tout de suite les conséquences et l'impact de ce nouveau concept, peu tournée
qu'elle est vers les milieux entrepreneuriaux. Très vite Ashoka, les grandes écoles de
commerce, les cabinets de consultants occupent le terrain. En 2006 le Boston Consulting
Group et la Fondation Schwab créent un prix de l'entrepreneuriat social qui se révèle un
succès.
26 La seconde filiation de l'entrepreneuriat social est européenne et davantage liée à la
tradition d'économie sociale. En 1991 l'Italie crée un statut spécifique de coopérative de
solidarités sociales qui est la première référence européenne explicite à l'entrepreneuriat
social. Les coopératives sociales italiennes se développent rapidement afin de répondre à
des besoins non ou mal satisfait par les services publics, dans un contexte de récession
économique et de chômage. On compte 7300 coopératives sociales en 2013. La France a
regardé de près cette émergence des coopératives sociales. De son côté la Belgique fait
voter en 1995 une Loi créant le statut de Société à finalité sociale (SFS).
27 Ce statut vise à limiter certains abus dans l'usage des associations sans but lucratif (ASBL)
et à offrir un nouveau cadre pour traiter des problèmes sociaux et au tout premier chef le
chômage. Les SFS sont des sociétés commerciales classiques, mais qui doivent préciser
dans leurs statuts trois points en particulier : le non-enrichissement des associés, un objet
à finalité sociale précis, un rapport annuel qui rende compte des résultats sociaux
obtenus.
28 Mais ce sont surtout des travaux universitaires qui vont donner corps à une vision
européenne de l'entrepreneuriat social, avec la création d'un réseau d'universitaires
emmené par Jacques Defourny sur « l'Émergence d'Entreprises Sociales en Europe
(EMES) » qui va travailler ce sujet avec un programme ambitieux de recherche de 1996 à
2000. EMES théorise l'entrepreneuriat social en proposant une méthode de faisceau
d'indices pour caractériser les entreprises sociales.
29 Les universitaires retiennent :
• 4 indicateurs économiques : une activité continue de production ; un degré élevé
d'autonomie ; une prise de risques économiques ; au moins un emploi salarié.
• Et 5 indicateurs sociaux : un objectif explicite de service à la communauté ; une
initiative émanant d'un groupe de citoyens ; un processus de décision non basé sur la
propriété du capital ; une dynamique participative de différentes parties prenantes à
l'activité ; une distribution limitée des bénéfices.
30 Cette approche d'EMES sera déterminante pour plusieurs raisons.
31 Elle ne fait plus reposer l'entreprise sociale uniquement sur l'utilisation de statuts, mais
sur un faisceau d'indices. Elle opère un équilibre entre solidarité sociale et enjeu de
gouvernance participative. Elle introduit une notion de parties prenantes plus large que
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celle du sociétaire, y compris les citoyens. En un sens la méthode proposée par EMES
contribue à créer, via cette nouvelle approche de l'entreprise sociale, une synthèse entre
économie sociale et économie solidaire. Cette approche aura une influence tout à fait
sensible en France, jusqu'à la Loi ESS de 2014.
Années 2000 : Démarrage officiel du conceptd'entrepreneuriat social en France
32 Le premier acte significatif de ce démarrage est la remise en 2000 d'un rapport officiel au
gouvernement du premier ministre Lionel Jospin sur « l'entreprise à but social », rédigé
par l'élu écologiste et économiste de renom, Alain Lipietz. Ce rapport avait été diligenté
par la ministre de l'Emploi Martine Aubry pour étudier la nécessité (ou non),
d'accompagner deux grandes lois, l'une sur les Nouveaux services / Nouveaux emplois et
l'autre sur la lutte contre les exclusions, par la création d'un nouveau statut d'entreprise
à but social. Lipietz confirme le potentiel de création d'emplois d'utilité sociale d'un tiers
secteur bénéficiant d'un soutien de la puissance publique et suggère de créer un « label
entreprise à but social »pour les structures respectant un certain nombre de principes.
33 Résultant de cet ensemble de circonstances (deux lois sur l'emploi, un rapport sur
l'entreprise sociale, des Consultations Régionales de l'ESS, le contexte italien des
coopératives sociales...) la France vote en juillet 2001, un siècle exactement après la
grande loi associative de 1901, une nouvelle loi créant le statut de Société coopérative
d'intérêt collectif (SCIC). Il s'agit de la première grande réponse juridique des pouvoirs
publics français à cette émergence d'initiatives socio-économiques (telles que les
entreprises d'insertion, les entreprises adaptées, les crèches parentales, les entreprises de
recyclage, les régies de quartier, les associations intermédiaires...)
34 Avec la SCIC, d'une certaine façon, l'entreprise sociale obtient son statut.
35 À la différence de l'Association 1901 la SCIC est une entreprise commerciale inscrite au
registre du commerce. Elle correspond assez largement aux indicateurs économiques du
réseau EMES que nous avons évoqués : activité de production, autonomie, risque
économique, emploi. À la différence des coopératives classiques organisées autour d'un
sociétariat unique (les salariés ou les consommateurs ou les agriculteurs, etc.), la SCIC est
une coopérative de multi sociétaires qui peut réunir sur un projet d'entreprise, les
salariés, les usagers, des citoyens, des associations et les collectivités locales jusqu'à 20 %
du capital. Ces sociétaires diverses peuvent se regrouper en collèges au sein de la
coopérative. Pour la première fois est créé un statut organisant la gouvernance de parties
prenantes (stakeholders) diverses. L'intérêt collectif de l'entreprise est apprécié par les
Préfets qui autorisent ou non, l'utilisation du statut de SCIC, reprenant l'idée du Label
d'Alain Lipietz.
36 Cette loi est en un sens une révolution juridique du droit de l'entreprise. Elle crée une
entreprise de marché, mais d'intérêt collectif. Elle est coopérative, mais permet une
gouvernance de plusieurs catégories. Elle est de droit privé, mais autorise la participation
des collectivités publiques.
37 Les Français ont toujours cru que la réalité pouvait résulter ou s'enfermer dans une loi et
qu'au fond la société pouvait se changer par décret. La vérité est autre. Le changement
résulte d'une rencontre entre des initiatives de la société civile, des mouvements sociaux
ou citoyens et des traductions législatives ou de politique publique. L'entrepreneuriat
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social ne se laissa donc pas enfermer dans une Loi sur les SCIC dont le démarrage fut
laborieux. D'une certaine façon les associations et les coopératives se méfiaient chacune
de leur côté de ce nouveau statut ressemblant en quelque sorte à un enfant illégitime
qu'elles auraient eu ensemble ! ! Il faudra attendre plus de 10 ans pour que le Statut SCIC
décolle véritablement, nous y reviendrons. En 2016 il connaît un grand succès.
Création du Mouvement des entrepreneurs sociaux(MOUVES)
38 Nous voici donc au milieu des années 2000, voyons comment s'organise le paysage. Trois
courants se concurrencent, cohabitent et coopèrent parfois :
39 1. Le courant de l'entreprise sociale mettant en avant, l'individu entrepreneur,
l'innovation sociale, les partenariats avec les entreprises classiques, se développe, parfois
baptisé péjorativement « courant anglo-saxon ». Il rencontre un fort intérêt de la
jeunesse, en particulier de la jeunesse diplômée des grandes écoles, qui le considère
comme comme une possible conciliation entre le goût de l'aventure entrepreneuriale et
la recherche d'utilité sociale. Souvent ces jeunes ne connaissent pas l'ESS : on ne leur en a
jamais parlé dans leur cursus de formation ! Changer le monde en entreprenant est une
utopie qui les attire. La Chaire Entrepreneuriat sociale de l'école de management ESSEC
est d'emblée un succès. D'autres grandes écoles y viendront, comme HEC qui crée en 2008
la chaire « Entreprise et pauvreté »autour du professeur et prix Nobel Muhamad Yunus.
Celui-ci développe à partir de son expérience de micro finance de la Grameen Bank au
Bangladesh le concept de social business. Il passe un accord qui fait grand bruit avec
Danone pour créer Grameen Danone.
40 2/ De leur côté de nombreuses initiatives entrepreneuriales de terrain comme les
entreprises d'insertion, les entreprises adaptées, les coopératives d'activité, les
associations intermédiaires, les régies de quartier...sont des entreprises sociales au sens
du faisceau d'indices de Emes. Mais elles ne se revendiquent pas encore comme
entreprises sociales. Elles conjuguent une finalité d'utilité sociale et un modèle
économique pérenne. Elles sont fédérées selon leur type d'activité : Fédération des
entreprises d'insertion, Fédération coopérer pour entreprendre, Union des entreprises
adaptées, Comité de liaison des régies de quartier...Mais elles ne sont pas rassemblées
sous un même étendard d'entreprises sociales.
41 3/ Les courants institués de l'ESS ainsi qu'une partie des courants académiques prennent
peu à peu conscience de la montée de l'entrepreneuriat social et s'en inquiètent. Ils
estiment que l'articulation avec l'économie sociale et solidaire reste floue. Ces courants
adoptent donc une posture défensive ou carrément hostile. Jean-François Draperie est un
brillant porte-parole académique de cette résistance à l'entrepreneuriat social. Cette
hostilité est compréhensible. Elle repose sur une double crainte. Crainte d'une dérive
idéologique libérale, à l'issue de laquelle les valeurs de l'ESS, se dissoudraient dans un
modèle d'entreprise sociale ne reposant plus sur les principes de non-enrichissement
personnel et de gouvernance démocratique. L'économie sociale ferait alors l'objet d'une
forme de « social washing »par l'entrepreneuriat social.
42 Mais crainte aussi des Fédérations associatives et coopératives d'être concurrencées,
voire « ringardisées »par cette nouvelle forme d'entreprises, et ce d'autant plus que l'ESS
a peu occupé au cours des deux décennies précédentes les terrains de l'entrepreneuriat.
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43 Sur cette toile de fond est créé au printemps 2006 le Collectif pour le Développement de
l'Entrepreneuriat Social (CODES). Il rassemble une vingtaine de personnalités issues tant
des courants de l'ESS (dirigeants de SCOP, de SCIC, d'associations, d'entreprises
d'insertion, du Crédit Coopératif, de la Macif...) que des nouveaux courants (Ashoka,
ESSEC...) avec l'idée de promouvoir un entrepreneuriat social qui évite une guerre de
tranchées entre les « anciens et les modernes », mais recherche une fertilisation croisée.
44 Le CODES tient des séminaires, produit des notes et publie fin 2008 un Livre blanc de
l'entrepreneuriat social. Sur la première page, on lit : « Les entreprises sociales partagent une
même ambition : mettre leur projet entrepreneurial au service de l'homme. Elles combinent ainsi,
leur projet économique avec une finalité sociale et/ou une gouvernance participative. Pour elles la
réalisation de bénéfices ne constitue pas une fin en soi, mais un moyen au service de leur projet
sociétal. » Le CODES reconnaît ainsi une diversité de statuts, de secteurs, d'approches de
l'entrepreneuriat social. Il se situe dans la lignée de l'EMES. En clair il s'agit d'un côté de
« rajeunirl'ESS en y attirant les jeunes talents, de l'orienter davantage vers
l'entrepreneuriat et l'innovation, de l'autre côté de faire mieux reconnaître les mérites de
l'ESS au courant de l'innovation sociale. Le Livre Blanc qui appelle à « Oser maintenant »
est signé par 100 entrepreneurs sociaux et remis au ministre lors du salon des
entrepreneurs de Paris de 2009.
45 Ces travaux et la mobilisation du CODES débouchent en 2010 sur la création du
Mouvement des Entrepreneurs Sociaux (MOUVES). C'est un pavé dans la mare de l'ESS
instituée que la constitution d'un mouvement de plaidoyer en faveur de l'entrepreneuriat
social. Dans les années qui suivent le MOUVES va se développer, rassembler plus de 500
entrepreneurs sociaux, et être associé à la préparation de la Loi de 2014 sur l'ESS.
Prise en compte de l'entrepreneuriat social par laCommission européenne et influence sur la France.
46 L'intérêt de l'approche chronologique est de permettre de repérer les enchaînements et
de rendre compte comment s'est constitué l'écosystème français actuel. Un an après la
création du MOUVES, alors que des réticences restent fortes, c'est la Commission
européenne qui rentre en jeu en publiant une communication au Parlement européen, au
Conseil, au Comité économique et social intitulé « Initiative pour l'entrepreneuriat
social ». Depuis que Jacques Delors n'est plus Président de la Commission européenne,
l'économie sociale a disparu des radars européens. Et voici que lorsqu'elle fait un retour
c'est sous le vocable d'entreprise sociale ! Cela suscite des réactions. Ce texte, qui
s'accompagne de la mise en place d'un Groupe d'experts sur l'entrepreneuriat social
auprès de la Commission, est l'œuvre du Commissaire français, Michel Barnier.
47 La Commission vise comme entreprises sociales les entreprises :
• « pour lesquelles l'objectif social ou sociétal d'intérêt commun est la raison d'être de
l'action commerciale qui se traduit souvent par un haut d'innovation sociale.
• dont les bénéfices sont principalement réinvestis dans la réalisation de cet objet
social.
• et dont le mode d'organisation ou le système de propriété reflète la mission
s'appuyant sur des principes démocratiques ou participatifs ou visant à la justice
sociale. »
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48 La Commission vise notamment les entreprises qui fournissent des services sociaux aux
publics vulnérables, mais aussi des entreprises dont l'activité peut couvrir des biens ou
services autres que sociaux.
49 L'Europe met donc ensemble l'économie sociale statutaire ET le social business de sociétés
privées à vocation sociale. Elle insiste sur l'innovation sociale.
50 Certes, il s'agit d'une communication et non d'une directive. Elle n'a donc pas force de loi
et n'engage pas les États membres. Mais elle donne une orientation politique forte et
propose un Plan en 11 actions clefs pour améliorer la visibilité de l'entrepreneuriat social,
son accès aux financements en particulier européens, son environnement juridique. Le
sous-titre de cette communication définit bien l'orientation générale :
51 « construire un écosystème pour promouvoir les entreprises sociales au cœur de l'économie et de
l'innovation sociales. »
52 Entre 2011 et 2014 la Commission est active sur le terrain de l'entrepreneuriat social et
met en œuvre son plan d'action qui débouche sur un vaste rassemblement de deux mille
entrepreneurs sociaux à Strasbourg en janvier 2014 avec l'adoption d'une Déclaration qui
affirme qu’« en ces temps de crise économique et face aux défis du vieillissement de la population,
de l'emploi des jeunes, du changement climatique et des inégalités croissantes, l'Europe a besoin
d'un plus grand nombre d'entreprises sociales. »
53 La Déclaration appelle à 10 axes pour libérer le potentiel des entreprises sociales, certains
relevant des institutions européennes, mais d'autres des États membres et des
collectivités territoriales.
54 Ces textes européens auront une influence sur la position française. Benoît Hamon le
ministre français en charge de l'économie sociale est présent à Strasbourg. Il mesure la
dynamique de renouvellement de l'entrepreneuriat social et la volonté de la plupart des
pays d'Europe d'avoir une vision « inclusive « entre économie sociale et entrepreneuriat
social. La loi qu'il prépare en portera la marque.
Aboutissement : une Loi-cadre sur l'économie socialeet solidaire (ESS) qui englobe l'entrepreneuriat social(31 juillet 2014)
55 Cette loi marque une étape importante.
56 D'abord parce qu'elle définit l'ESS comme un « mode d'entreprendre »applicable à toutes
les activités humaines.
57 Le mot « entreprendre »figure dès l'article 1.
58 Ensuite elle donne un cadre législatif aux grands principes de l'économie sociale qui n'en
avaient pas depuis la Charte de 1980. Pour être dans l'ESS, il faut respecter trois principes
fondateurs : un but poursuivi autre que le seul partage des bénéfices ; une gouvernance
démocratique non liée à l'apport en capital ; une lucrativité limitée par des bénéfices
majoritairement consacrés à l'activité et des réserves obligatoires et impartageables.
59 Les coopératives, mutuelles, unions, fondations, et associations appartiennent de droit à
l'ESS.
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60 Mais la loi est inclusive dans le sens où des entreprises sociales qui utilisent les statuts du
droit des sociétés classique peuvent appartenir à l'ESS si elles respectent les 3 grands
principes supra et poursuivent une utilité sociale définie par :
• le soutien à des personnes en situation de fragilité,
• la lutte contre les exclusions,
• le concours au développement durable.
61 Les entreprises commerciales pour appartenir à l'ESS et bénéficier de financements
dédiés doivent inscrire l'ensemble de ces conditions dans leurs statuts déposés au
Registre du Commerce et des Sociétés.
62 La loi comporte également à travers ses 98 articles tout un ensemble de dispositions qui
concernent directement ou indirectement l'entrepreneuriat social : elle actualise le statut
des Sociétés coopératives d'intérêt collectif et des Coopératives d'activité, elle reconnaît
et définit l'innovation sociale, facilite l'accès aux marchés publics, précise les cahiers des
charges des éco-organismes, définit et encourage le commerce équitable.
63 Cette loi, dont la finalité générale est de permettre un changement d'échelle de l'ESS, est
un aboutissement et un nouveau départ.
64 Elle est un aboutissement, car elle fait une synthèse des 3 courants : économie sociale/
économie solidaire/ entrepreneuriat social.
65 Elle reconnaît les grands principes historiques de l'économie sociale sur la lucrativité
limitée et la gestion démocratique. Elle fait entrer de plain-pied l'économie solidaire dans
l'ESS en définissant l'utilité sociale et en mettant en avant des dynamiques territoriales
de solidarité comme les Pôles territoriaux de coopération économique.
66 Dans le même temps elle reconnait que « statutn'est pas vertu en soi » et que d'autres
entreprises qui n'utilisent pas les statuts juridiques de l'ESS peuvent en faire partie si
leurs pratiques sont conformes.
67 Elle peut être un nouveau départ si ce caractère englobant crée une nouvelle dynamique
et évite les pièges de l'auberge espagnole sans projet fédérateur. La question posée
maintenant à l'ESS elle-même, le Législateur ayant fait son oeuvre, est de savoir si elle est
capable de faire de sa diversité une force, de se rassembler. L'économie sociale peut
apporter dans la nouvelle corbeille sa puissance économique et la force de ses statuts.
L'économie solidaire peut apporter un engagement citoyen sur la solidarité, une
ouverture plus forte vers les thèmes écologiques, un ancrage territorial.
L'entrepreneuriat social peut apporter un rajeunissement, une reconquête de l'acte
d'entreprendre, une ouverture vers l'innovation et les nouvelles technologies.
68 Ceci ne se décrète pas.
L'Entrepreneuriat social, un révélateur decontradictions
69 L'avenir se jouera dans des dynamiques partagées, ou pas, dans le mouvement
coconstruit, ou pas. On entre ici dans l'inconnu. Ce que l'on sent c'est que l'essentiel de
ces dynamiques coconstruites se tiendra sur les territoires. De ce point de vue on constate
aujourd'hui des rapprochements. Par exemple à travers la dynamique des Pôles
territoriaux de coopération économique (PTCE). Dans ces pôles les acteurs de l'ESS, les
entrepreneurs sociaux plus récents, les petites entreprises locales, les centres de
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formation, les collectivités locales se mettent autour de la table pour coconstruire des
réponses au chômage, à la désindustrialisation, au redéploiement économique, social ou
culturel. Par exemple à Romans dans la Drôme, un PTCE réunit une pluralité d'acteurs
pour recréer des activités économiques et en particulier relancer autrement une
industrie de la chaussure en faillite ou délocalisée. La résistance à la mondialisation, à une
financiarisation excessive créée de nouveaux liens et des rapprochements dans une
nouvelle économie de proximité. On constate également que dans de nombreux endroits
le Mouvement des entrepreneurs sociaux fait maintenant partie des Chambres régionales
de l'économie sociale et solidaire.
70 Mais certains clivages à propos de l'entrepreneuriat social demeurent. La loi Hamon,
inclusive, n'est pas vue d'un bon œil par tous.
71 Les divergences portent sur des questions de fond, mais aussi sur des enjeux de
« chapelle »et de « posture », ce qui rend l'interprétation délicate.
72 Les questions de fond portent sur le rapport à la propriété et à la gouvernance des
entreprises. Pour les uns, les statuts de société de personnes demeurent essentiels pour
conserver les valeurs ESS. Pour les autres ils ne le sont pas, la priorité allant à la finalité
sociale et aux pratiques réelles. Ces derniers s'appuient sur quelques scandales ou des
pratiques douteuses, qui éclaboussent régulièrement telle grande entreprise à statut
d'économie sociale. Et derrière les statuts, ce qui fait clivage touche au degré de propriété
individuelle ou collective et l'enrichissement qu'il permet, ainsi qu'au caractère plus ou
moins démocratique des gouvernances.
73 Ces débats sont sérieux, au moment où la montée d'une économie collaborative
capitaliste (AirBandB, Uber,) vient brouiller les pistes. Une forme de capitalisme sauvage
et dérégulateur s'empare des nouvelles solutions collaboratives qu'apporte la révolution
numérique.
74 Mais les clivages ESS / entrepreneuriat social sont aussi affaires de postures et de
concurrence interne. Le système fédératif, les modalités d'adhésion et de cotisation,
l'accès aux financements génèrent des positions qui reposent moins sur des divergences
de fonds que sur des batailles concurrentielles.
75 Pourtant jamais le contexte n'a été aussi favorable à l'ESS et à l'entrepreneuriat social.
Les enquêtes et sondages le démontrent jour après jour. Un jeune diplômé de grande
école sur deux déclare souhaiter travailler dans l'ESS. Pour 82 % des Français, les
collectivités locales devraient investir dans le développement de l'ESS.
76 La responsabilité de cette nouvelle ESS sans rivage est grande pour être à la hauteur des
attentes d'une nécessaire transition socio-économique et écologique. Ceci implique une
capacité à rendre compte de ses spécificités et des effets bénéfiques qu'elle produit sur la
société, d'autant plus importante que dans le même temps se sont développés des outils
et méthodes de reddition de compte sur la responsabilité sociale des entreprises (RSE).
77 Si la nouvelle ESS est en capacité de gagner la bataille de la communication qu'elle avait
longtemps perdue, elle n'a pourtant pas encore gagné la bataille des idées. Dans un
exercice de prospective gouvernemental sur la France en 2025 on ne trouve pas un mot
sur l'ESS. Dans un autre registre, une enquête auprès d'économistes français montre que,
soit ils ne savent pas définir l'ESS soit ils la considèrent comme une économie de la
marge, une économie de la réparation.
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78 Cette faiblesse dans la conquête des idées fait courir le risque que l'ESS soit une mode et
l'entrepreneuriat social un social washing permettant d'en revenir au « business as
usual ».
79 Rien n'est écrit.
80 Les femmes et les hommes de l'ESS française feront ou ne feront pas l'histoire.
Les défis de l'avenir de l'entrepreneuriat social : laquestion du changement d'échelle
81 Une partie essentielle de l'entrepreneuriat social français se revendique clairement du
secteur de l'ESS, une autre partie préfère rester en dehors.
82 Qu'il se revendique ou non dans l'ESS, que la loi l'inclue ou non, le grand sujet actuel
porté par tous est la question du « changement d'échelle ». Cette question est-elle même
soumise à quelques questions préjudicielles.
83 Laissons de côté la question, pourtant importante, des statistiques et de la mesure. La
statistique française est aujourd'hui capable de compter l'ESS par ses statuts (nombre
d'associations, de coopératives...) ou par les agréments qu'elle obtient de l'État (nombre
d'entreprises d'insertion...) Elle n'est pas encore capable de dire combien il y a
« d'entreprises sociales » au sens large en France. La Loi de 2014 permettra sans doute d'y
remédier.
84 Plus sérieusement, le changement d'échelle pose la question d'un risque
d'instrumentalisation par les pouvoirs publics. Aujourd'hui les pouvoirs publics, y
compris européens, somment l'entrepreneuriat social, de changer d'échelle pour
combattre le chômage et traiter des problèmes sociaux qu'eux-mêmes ne parviennent
plus à traiter. C'est aussi vrai pour les Régions qui incluent l'entrepreneuriat social dans
leurs schémas régionaux de développement. Moins qu'une vision politique de
transformation socio-économique, il s'agit souvent d'urgence à agir pour l'emploi et
contre les exclusions, dans une optique réparatrice. L'État Providence démuni, sans
doctrine, avec des moyens budgétaires affaiblis, la commission européenne, les
collectivités locales peuvent avoir tendance à l'avenir à sous-traiter à moindre coût une
partie de leurs obligations sociales vers l'entrepreneuriat social, tout en maintenant
inchangé un système économique inégalitaire, excluant et destructeur de
l'environnement.
85 Par ailleurs, changer d'échelle, développer des stratégies de croissance, n'est-ce pas
prendre le risque d'une banalisation, une perte de sens, un ajustement à la concurrence
dans le cadre de l'économie actuelle ?
86 En vérité le changement d'échelle, s'il est indispensable, est un chemin de crête, avec des
pentes dangereuses des deux côtés. Pour marcher sur ce chemin, il faut une bonne
boussole, des pieds sûrs, une forte vigilance.
87 Si l'on abandonne un moment ces questions préjudicielles importantes et qu'on considère
le sujet fortement partagé du changement d'échelle, on peut, pour terminer, pointer 4
thématiques communément mises en avant aujourd'hui:
88 1L'importance d'écosystèmes territoriaux favorables à l'entrepreneuriat social et
respectant ses spécificités. Comment faire pour que l'écosystème, c'est-à-dire les
ressources matérielles et immatérielles, l'expertise, les réseaux, l'organisation des parties
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prenantes, soit favorable à l'émergence, puis aux développements et à la duplication
d'expériences réussies ? La France est très active sur le sujet. Les incubateurs, pépinières,
fabriques à initiatives, accélérateurs d'entreprises sociales se multiplient ainsi que les
systèmes d'accompagnement des entrepreneurs. L'enjeu délicat est de parvenir à en faire
un système lisible, accessible et cohérent pour les entrepreneurs sociaux. Les Régions
sont particulièrement actives et travaillent sur des écosystèmes qui lient innovation
sociale et entrepreneuriat social. La région Languedoc Roussillon est souvent donnée en
exemple avec une chaîne cohérente qui va de la formation des entrepreneurs dans une
école dédiée, jusqu'a l'incubation des projets et le soutien à la commercialisation.
89 2 L'importance des stratégies de filière permettant le développement d'activités,
l'émergence de métiers et de professionnalisation, la duplication des expériences
réussies. Le sujet est moins avancé. Au cours des dernières années, l'entrepreneuriat
social a fait des percées de filière dans certains domaines comme le recyclage et
l'économie circulaire. Il est aujourd'hui hui très challengé par le secteur privé
traditionnel sur de nouvelles filières comme l'économie du vieillissement (parfois
baptisée silver économie) ou l'économie collaborative. Certaines filières, où
l'entrepreneuriat social est fort(handicap, loisirs, tourisme...), sont en complet
redéploiement. À l'intérieur de cette question des filières, l'accès aux marchés est de plus
en plus mis en avant : clauses sociales dans les marchés publics ou achats socialement
responsables dans les marchés privés. Il y a là un important levier de changement
d'échelle.
90 3 L’accès aux financements.
91 Contrairement à ce qu'elle croit souvent, la France de l'entrepreneuriat social, n'est pas si
mal placées en la matière avec un écosystème de financement qui comporte deux
spécificités importantes: des financements publics, en termes de crédits et de fonds
propres, non négligeables avec des établissements financiers actifs sur le sujet: la Caisse
des Dépôts et la Banque Publique d'investissement (BPIFrance). De nouveaux fonds ont
été mis en place ou sont en train de l'être : programme d'investissement d'avenir (PIA)
100 millions d'euros, Impact coopératif, 74 millions d'euros, Fonds pour l'innovation
sociale, 20 Millions d'euros, etc.
92 Une autre particularité tient à l'existence d'un système de finance solidaire reposant sur
la collecte d'épargne solidaire des particuliers, en direct ou par le biais de plans d'épargne
entreprise des salariés. La Finance solidaire organisée autour du label Finansol est en
croissance constante et représente maintenant un encours de 6,8 milliards d'euros en
2014 générant 1,15 milliard d'investissements sociaux. Des investisseurs secondaires
spécialisés dans l'entrepreneuriat social ont un haut niveau de professionnalisme comme
France Active, Ides, Comptoir de l'innovation, PhiTrust. Les points qui restent faibles dans
les plans de financement de l'entrepreneuriat social français sont au nombre de deux :
d'un côté, le financement de la recherche-développement social et de l'amorçage des
projets, là où le risque est le plus conséquent. De l'autre côté, le financement des
entreprises sociales qui ont un potentiel de développement pour changer de taille et ont
besoin de fonds propres importants.
93 À signaler encore sur cette question de l'écosystème financier la montée en puissance des
Fondations qui s'intéressent de plus en plus à l'entrepreneuriat social et à l'innovation
sociale.
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94 Enfin un débat s'ouvre maintenant sur la mise en place de Titres à impact social inspirés
des social impact bonds britanniques, visant à attirer des financeurs privés sur des projets
à fort impact social en liant une partie de leurs rémunérations à l'impact social obtenu.
95 4 La mesure de l'impact social
96 Pour la partie de l'entrepreneuriat social, qui a dans son objet même le traitement de
besoins sociaux, la question de la mesure quantitative et qualitative de son impact
devient cruciale. Elle l'est d'autant plus que les financements publics sont sous
contraintes et que les financeurs philanthropiques ou privés demandent des comptes sur
les résultats obtenus.
97 Ce sujet est sensible aujourd'hui. Une partie du monde associatif craint qu'à travers cette
montée de la mesure d'impact social, elle perde son autonomie au profit des financeurs,
et que soit privilégiée une approche quantitativiste et courte termiste des résultats
obtenus. Comment mesure-t-on le fait qu'un chômeur de longue durée ait retrouvé
confiance en lui ?
98 Ce débat est lancé. Il ne s'arrêtera sans doute pas de si tôt, malgré les réticences en cours.
Conclusion : plafond de verre, montée du pouvoircitoyen et agent de confiance
99 Au terme de ce parcours à travers l'évolution de l'entrepreneuriat social en France, ou
l'on a essayé de planter quelques repères sur l'écosystème français, il apparaît à
l'évidence qu'on n'est pas à la fin de l'Histoire. Des pages essentielles sont à écrire dans
un contexte de crise économique et sociale européenne forte et de crise
environnementale planétaire. Qu'on l'appelle ESS ou entrepreneuriat social, ce peut être,
ce doit être un acteur majeur de transition vers un monde plus durable et plus équitable.
100 La France, qui doute d'elle même, ressent un pessimisme sans commune mesure avec la
réalité de son potentiel, n'a plus confiance dans ses dirigeants, cette France est très
active, entreprenante, innovante sur le terrain, notamment à travers tout ce champ de
l'entrepreneuriat qui entend réconcilier l'économie et le sociétal. Le terrain foisonne
d'initiatives. Mais elles se heurtent encore à un plafond de verre qui les empêche de
remonter jusqu’aux décideurs nationaux qui privilégient des politiques descendantes.
101 L'un des enjeux de l'ESS et de l'entrepreneuriat social, c'est de briser ce plafond de verre
pour que la « France d'en bas »et la « France d'en haut »coconstruisent les solutions aux
nombreux problèmes à traiter comme l'insertion professionnelle des jeunes, le
vieillissement de la population, la préservation de l'environnement, l'accès de tous au
logement, à l'alimentation saine, à la mobilité, à des services de santé de qualité.
102 On sent partout monter en France un pouvoir citoyen qui entend résister et agir pour
prendre en main ses propres affaires. Les circuits courts, les monnaies locales, l'habitat
participatif, le covoiturage, le Crowdfunding, sont l'expression de ce pouvoir citoyen qui se
cherche au plan entrepreneurial sans déboucher encore au plan politique. Mais qui joue
souvent un premier rôle d'agent de confiance en l'avenir.
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BIBLIOGRAPHIE
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À la lumière de l'expérience d'une vingtaine d'intrapreneurs sociaux, analyse des facteurs de
succès et des obstacles à surmonter pour construire un projet d'intrapreneuriat social.
Barthelemy A., Keller S., Slitine R., Stratégie et financement des entreprises sociales et solidaires, Paris,
Éditions Rue de l'échiquier 2014
Cet ouvrage est destiné aux dirigeants et administrateurs des organisations de l'ESS pour leur
permettre de conduire une réflexion stratégique et financière.
AVISE, Kit de sensibilisation à l’entrepreneuriat social, 2014.
Guide de l'animateur pour mener une conférence ou un atelier de sensibilisation à
l'entrepreneuriat social.
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L'entrepreneuriat social trouve un écho particulier au moment où la crise suscite des remises en
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Bottollier-Depois F., Hazard N., Borello J.-M., L'entreprise du 21ème siècle sera sociale (ou ne sera pas),
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Le MOUVES, L'efficacité économique au service de l'intérêt général : le livre blanc des entrepreneurs
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Ce manifeste du MOUVES met en lumière les objectifs, les bonnes pratiques et les propositions
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Maalaoui A., Rossi M., Castellano S., Safraou I., Labelle F., Saint Jean E., Dutot V., Brouard F.,
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Sept articles sur l'entrepreneuriat social : - modèles et facteurs de succès - déterminants de
l'entrepreneuriat durable - profil des entrepreneurs sociaux créateurs - chronique de la faillite
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social chez les seniors.
Defourny J., Nyssens M. Ghezali T., Sibille H., Allier H., Alphandéry C., Richez-Battesti N., Sibieude
T., Viveret P., Legaut G., Delpech B., « L'entrepreneuriat social : la nouvelle vague », Conseil
national de l'insertion par l'activité économique, Juris associations, n° 436, 2011, pp. 18-35
Entreprise sociale, entrepreneuriat social... clarification des concepts.
Defourny J. et Nyssens M., « Approches européennes et américaines de l'entreprise sociale : une
perspective comparative », Revue internationale de l’économie sociale - RECMA, n° 319, 2011,
pp. 18-35
Les notions d'entreprise sociale et d'entrepreneuriat social sont en train d'opérer une étonnante
percée sur presque tous les continents. C'est en Europe et aux États-Unis que les travaux de
recherche en la matière sont les plus avancés, mais pendant près de dix ans ils se sont développés
de manière parallèle, avec peu d'interactions entre les deux régions : l'émergence de ces
concepts des deux côtés de l'Atlantique, l'approche EMES, les différentes écoles de pensée.
Slitine R. et Barthelemy A., Entrepreneuriat social : innover au service de l'intérêt général. Panorama,
enjeux, outils, Paris, Vuibert, 2011.
Synthèse des réflexions et actions menées depuis une quinzaine d'années sur l'entrepreneuriat
social en détaillant les enjeux stratégiques et en fournissant des conseils opérationnels.
Yunus M., Pour une économie plus humaine - construire le social business, Paris, J.-C. Lattes, 2011.
Muhammad Yunus expose les principes du social business en s'appuyant sur les exemples des
expérimentations menées en collaboration avec Danone, Veolia et Adidas dans le contexte de
crise financière et d'augmentation du prix des matières premières.
Commission européenne, Construire un écosystème pour promouvoir les entreprises sociales au cœur de
l'économie et de l'innovation sociales, 2011
Communication de la Commission au Parlement européen : initiative pour l'entrepreneuriat
social.
ADDES, L'entrepreneuriat social, 31 mai 2011
Séminaire de réflexion et d'échanges autour de la notion d'entrepreneuriat social et de son
rapport à l'économie sociale.
Draperi J.-F., L'entrepreneuriat social, un mouvement de pensée inscrit dans le capitalisme, 2010
Analyse des concepts d'entrepreneuriat social et d'économie sociale.
Sibille H., La voie de l’innovation sociale, Paris, Éditions Rue de l'échiquier, 2011
Trajectoire d’une personnalité de l’économie sociale et de l’entrepreneuriat social français
AUTEUR
HUGUES SIBILLE
Président du Think Tank Le labo de l'ESS. Il a été Vice-Président du Crédit Coopératif et Délégué
interministériel à l’économie sociale.
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Hors thèmeVaria
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S’appuyer sur les théories etconcepts du capital social pourinterpréter une politique locale dedéveloppement économique : le casdu Grand Halifax, CanadaClément Marinos
Introduction
1 Plusieurs travaux mettent en évidence le rôle du capital social dans le développement
économique des territoires (Woolcock, 1998, Woolcock et al., 2000, Putnam, 1995,
Coleman, 1988). Ainsi dès les années 1990, Putnam (1995) interprète l’essoufflement du
développement économique américain au regard du délitement des liens sociaux entre et
à l’intérieur des communautés. Pour Coleman, le capital social, tout comme le capital
matériel, contribue à la croissance économique dans la mesure où il facilite la
coordination entre les acteurs et produit des externalités positives agissant sur la société.
Les travaux comme ceux réalisés dans le cadre de la Social Capital Initiative de la Banque
Mondiale (Bebbington, 1999), ont tenté de répondre empiriquement à la question du lien
entre développement économique et capital social dans le contexte des pays émergents.
2 Si le lien entre développement et capital social semble établi, on peut en revanche
s’interroger sur les modalités de mise en œuvre des actions publiques en faveur du capital
social. Que font les acteurs du développement pour activer ce capital ? Nous faisons
l’hypothèse que, loin d’être délaissé par les parties prenantes du développement local, le
capital social, comme concept et sous ses différentes formes, influence les stratégies de
territoire.
3 Notre étude de cas propose une analyse de la stratégie de développement d’un territoire
périphérique de taille moyenne : le Grand Halifax au Canada. L’objet de notre travail
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180
relève d’une interprétation de l’action publique comme objet de recherche, dans un cadre
territorial donné. Il souligne la façon dont une organisation comme le Greater Halifax
Partnership (GHP), ayant en charge la stratégie de développement économique du
territoire, conduit ses programmes d’actions en mobilisant les différentes facettes du
capital social.
4 Dans une première section, nous exposons le cadre géographique de notre recherche. Une
deuxième section s’intéresse à son ancrage théorique. Notre troisième section présente
l’opérateur local en charge du développement économique du territoire, ses missions et
quelques-uns de ses programmes. Une quatrième section propose les principaux résultats
dont l’armature repose sur les principes clés portés par la stratégie de développement
d’Halifax (les partenariats, l’attraction des talents, la diffusion de la culture de
l’innovation, le soutien aux relations sociales et les perspectives économiques offertes par
un cadre de vie de qualité). Ces résultats précisent, pour chacun de ces principes d’action,
le lien entre la notion de capital social et la façon dont il est mobilisé par les acteurs
locaux. Ce travail montre que le concept de capital social est intégré dans la stratégie de
développement économique du territoire. Les critiques adressées à ce type de politique et
les limites et perspectives de notre recherche sont présentées en conclusion.
Halifax, un territoire périphérique
5 Capitale de la Nouvelle-Écosse, province maritime de l’Est canadien, Halifax est une ville
de taille moyenne à l’échelle du continent américain (14e au rang des régions
métropolitaines canadiennes). Avec 390 000 habitants en 2011, elle rassemble 40 % de la
population provinciale. Comme les autres régions périphériques du Pays, la Nouvelle-
Écosse a connu un déclin économique depuis les années 70 avec la redistribution spatiale
des activités liées à l’accélération de la mondialisation et l’intensification de la
concurrence internationale (Polèse et Shearmur, 2003).
6 Halifax subit en outre des difficultés d’accessibilité vis-à-vis du reste du territoire
national. Sa position périphérique constitue a priori un handicap : il faut en effet plus de
12 heures par la route ou le train pour rejoindre Montréal, centre économique de l’est du
pays et 10 heures pour gagner Boston aux portes de la mégalopole nord-américaine. Cette
situation d’isolement est renforcée par l’absence de grand pôle urbain à proximité : le
Grand Moncton, qui ne compte que 140 000 habitants en 2011, est situé à 2h30 de voiture.
7 Historiquement, la ville était la porte d’entrée principale du commerce maritime avec
l’Europe, mais le territoire souffre depuis les années 90 du développement des échanges
avec l’Asie et de l’aménagement des voies navigables du fleuve Saint-Laurent, reliant
l’Océan Atlantique à la région de Montréal. De surcroît, la Nouvelle-Écosse ne dispose pas
d’atouts économiques comme l’abondance de pétrole ou de gaz, comparativement à la
Colombie-Britannique ou à l’Alberta. De son passé, Halifax conserve la dimension
maritime de son économie. Elle reste l’un des ports de pêche les plus importants du
Canada et héberge plusieurs chantiers navals majeurs de la Marine royale canadienne. Les
plus grands employeurs sont, en 2015, le Ministère de la défense, les autorités portuaires
et le secteur de la santé, autre spécialisation locale.
8 Depuis les années 2000, le principal défi du territoire réside dans la recherche de
nouveaux relais de croissance pour palier les difficultés des secteurs industriels
déclinants en termes de demande de main-d’œuvre. Comme en témoignent les récentes
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fermetures de centres d’appels1, Halifax souffre de la concurrence des pays à bas coûts et
connaît des difficultés à suivre la dynamique de croissance économique du pays. Le
territoire mise sur les secteurs à fort potentiel d’innovation comme le numérique ou les
biotechnologies pour générer de la valeur ajoutée. Un second défi a trait à l’ancrage local
du capital humain. La ville dispose d’une forte spécialisation universitaire. On y
dénombre 55 000 étudiants, soit un huitième de sa population. Cependant, elle éprouve
des difficultés à retenir cette catégorie de population qui, une fois diplômée, a tendance à
rejoindre les plus grandes villes du pays.
9 En termes d’enjeux locaux, certains travaux antérieurs se sont intéressés à la ville
d’Halifax. On peut notamment citer ceux de Jill Grant (Grant et al., 2008, Grant et al., 2010)
mettant en exergue le renouveau d’Halifax rendu possible par une gouvernance créative
basée sur les réseaux sociaux locaux. L’auteur s’est aussi penché sur les dynamiques
sociales en montrant qu’elles constituaient des facteurs d’attraction et de rétention de la
« main-d’œuvre talentueuse ». On relèvera par ailleurs la récente étude de Dye et al.
(2015) qui insiste sur le lien entre l’écologie entrepreneuriale et les interactions des
différents niveaux de gouvernement d’Halifax. Néanmoins, la question des politiques de
développement sous l’angle du capital social n’apparaît pas comme un élément central de
ces travaux.
Un ancrage théorique fondé sur le lien entre capital social etdéveloppement économique
10 Au niveau théorique, considérer l’articulation entre politiques de développement et
capital social implique de définir le capital social2 et ses principales caractéristiques.
Ainsi, nous le définissons comme « la somme des ressources actuelles et futures issues des
réseaux de relations d’un individu ou d’un groupe social » (Nahapiet et al., 1998).
Confronter le capital social en tant que concept de sciences sociales aux enjeux de
politiques publiques locales (Geindre, 2013) nécessite de revenir brièvement sur les
éléments issus des recherches antérieures traitant du lien entre développement
territorial et capital social.
11 Parmi les sociologues ayant cherché à appréhender le rôle du capital social, Putnam
(1995) nous apprend que la capacité à créer du lien au sein d'un territoire produit des
conséquences sur son développement économique et social. En outre, son étude portant
sur les provinces italiennes (Putnam, 1993a) montre comment, toutes choses égales par
ailleurs, celles qui atteignent un haut degré de développement correspondent à celles où
les acteurs s'investissent le plus dans la vie de la cité. Pour Coleman (1990), un capital
social élevé dans une société va de pair avec une meilleure qualité de circulation
d’information. Il est, par ailleurs, corrélé à de la bienveillance de la part des membres de
la communauté, le degré de confiance jouant un rôle central dans la performance de
l’économie. Fukuyama (2001) en fait même une condition sine qua non de la stabilité des
démocraties modernes au sens où il est un composant important de l’efficacité des
économies de type libéral. Pour définir le capital social, l’auteur insiste sur l’existence de
normes informelles qui joueraient en faveur des comportements coopératifs entre
individus. Ces normes produisent des externalités sur la société qui peuvent être
négatives (comme dans le cas de la Mafia ou du Ku Klux Klan) ou positives (certaines
valeurs religieuses).
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12 La question est alors de savoir dans quelle mesure les pouvoirs publics ont la capacité
d’influencer ces normes. Woolcock et Narayan (2000) estiment que les effets du capital
social peuvent varier en fonction des institutions, car le capital social constitue une
variable dépendante des facteurs politiques et réglementaires. En ce sens, sa « quantité »
évolue en fonction des choix opérés par les acteurs. C’est sur ce point qu’Evans (1996)
oriente ses travaux en étudiant les synergies possibles entre l’action des gouvernements,
le développement et le capital social. Pour l’auteur, l’efficacité de l’action publique peut
être renforcée par des synergies entre institutions publiques et communautés locales, y
compris les entrepreneurs. Il souligne, en s’appuyant sur de nombreuses études de cas,
l’intérêt réciproque d’une coopération entre les deux parties, tout en précisant leurs
prérogatives respectives. Celle réalisée par Tendler et al. (1994) montre, par exemple,
comment l’insertion des agents publics dans les réseaux sociaux locaux et la construction
de liens de confiance avec les bénéficiaires peuvent constituer des éléments clés du succès
de certaines politiques publiques.
13 Au niveau des mécanismes entrepreneuriaux, l'augmentation de cette forme de capital
est identifiée par la littérature comme favorisant le développement des entreprises. Selon
Fukuyama (ibid), la fonction économique du capital social est principalement de réduire
les coûts de transactions (négociation, suivi, risque de litige…) inhérents aux situations de
coopération. Certaines recherches récentes ont comme objet d’étudier d’autres effets du
capital social dans le domaine économique. Mueller (2006), en s’appuyant sur une étude
de jeunes entreprises allemandes, conclut que capital social prend une place importante
dans la réussite entrepreneuriale. Cette recherche suggère que les expériences
professionnelles passées et l’environnement local du chef d’entreprise ont davantage
d’importance que son niveau de diplôme. En outre, un capital social élevé stimulerait la
création d'entreprises. Bosma et al. (2007) montrent quant à eux que la taille du réseau et
le niveau de confiance, éléments constitutifs du capital social, jouent positivement sur les
dynamiques des entreprises. Pour Samuelsson et al., (2008), le capital social revêt un rôle
primordial pour la réussite des entreprises à fort contenu technologique. Woolcock (1998)
reconnait, quant à lui, l’ambiguïté de la notion, estimant qu’il est impossible de savoir s’il
s’agit d’une cause ou d’une conséquence du développement.
14 Ainsi, à la lumière des travaux précités, on saisit les motivations susceptibles de conduire
les parties prenantes du développement territorial à s’emparer de la problématique du
capital social pour en faire un objectif de politique publique. Inciter les acteurs d'un
même territoire à se réunir autour de projets et à davantage coopérer pourrait ainsi
fournir des résultats en termes de performance économique à l’échelle locale (Callois,
2004).
15 L’identification formelle des modalités de mise en œuvre de telles politiques constitue
l’originalité principale de notre recherche.
Une méthodologie centrée sur l’analyse de la stratégiede développement économique
16 En termes de données primaires, nos analyses reposent principalement sur l’examen des
principaux documents stratégiques du développement économique local, dont ceux du
Greater Halifax Partnership pour la période 2011 – 2016 comme le Plan de développement
Stratégique3. Cette source, remarquablement complète et structurée, a permis de
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s’approprier la vision du développement économique sur laquelle nous revenons en
section 4. Précisons que ce matériau a été complété par les informations disponibles sur
le site internet du GHP : description des programmes d’actions, indicateurs de suivi,
principaux partenaires.
17 Nous avons aussi cherché à confronter la vision issue d’un organisme officiel à celle des
acteurs locaux. En ce sens, un matériau de terrain a été collecté lors d’un séjour de
recherche réalisé en 2013 à l’Université Dalhousie à Halifax. Huit entretiens semi-directifs
d’une heure en moyenne ont été réalisés, dont cinq avec des dirigeants d’entreprises et
trois avec des chercheurs dont les travaux ont trait à la province de Nouvelle-Écosse et
son développement4. Deux critères principaux ont été retenus pour constituer
l’échantillon d’entrepreneurs : l’appartenance à des réseaux économiques, soit en tant
que membre, soit en tant que dirigeant, et l’appartenance de leur société au secteur
productif (agence de communication, industrie automobile, nouvelles technologies,
incubateur privé). Au-delà des échanges portant sur l’économie locale, ses enjeux et ses
perspectives de développement, l’objectif de ces entretiens a été d’appréhender le rôle
des relations sociales dans le succès entrepreneurial à Halifax. Ces entretiens ont fait
l’objet d’un enregistrement audio puis d’une retranscription pour analyse du discours.
Signalons que le matériau issu de ces entretiens a été mobilisé à titre illustratif.
Un acteur majeur du développement économiquelocal : le GHP
18 À l’échelle de la région métropolitaine, c’est le Greater Halifax Partnership (GHP) qui, depuis
1996, est en charge de la stratégie de développement économique du territoire. La
création de cette instance a été parallèle à celle de la municipalité régionale d’Halifax,
décidée par les autorités provinciales à la suite de désaccords entre la ville d’Halifax et
celle de Dartmouth située à proximité, concernant diverses politiques urbaines comme la
gestion des déchets (Millward, 1996).
19 Le GHP, qui rassemble des acteurs publics et privés, décide d’un plan pluriannuel de
développement se déclinant en plusieurs programmes d’actions. Quatre piliers fondent sa
stratégie : i) croissance du secteur privé, ii) attraction de nouveaux investisseurs, iii)
sentiment d’appartenance à la communauté locale et iv) réussite professionnelle et
personnelle des habitants. En termes de gouvernance, le GHP fait une large place aux
acteurs économiques privés avec un conseil d’administration principalement composé de
chefs d’entreprise, les acteurs publics ayant le statut d’observateur. Cet élément est à
mettre en regard des financements de l’agence qui sont, pour les trois quarts, issus de
dotations des collectivités (municipalité et province), le reste provenant de la vente de
prestations auprès des entreprises et de leurs représentants. Ce mode de gouvernance
présente des avantages : si les entreprises sont bénéficiaires des politiques de soutien à
leur égard, elles alimentent, en retour, grâce à leur connaissance du terrain, la stratégie
économique. À ce titre, l’agence s’inspire du concept de gouvernance tel qu’il est défini
par les théoriciens de la régulation. Elle « apparaît comme une structure politique (…)
intervenant localement dans la réalisation du développement local » (Bertrand et
Moquay, 2004) et correspond donc bien à cette façon de réguler le développement en
intégrant les intérêts privés au système de décisions publiques.
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20 Les programmes mis en place par l’agence découlent abondamment de l’architecture de la
stratégie : chaque objectif est décliné en sous-objectifs eux-mêmes assortis d’actions de
court terme. Ces dernières sont ensuite détaillées selon leurs modalités de réalisation, la
responsabilité de leur mise en œuvre et le niveau d’engagement requis. L’un des champs
principaux d’intervention de l’agence a trait à la mise en réseau des acteurs. Au-delà
même du système de gouvernance inclusif, l’agence déploie une série de programmes
visant à renforcer les proximités organisationnelles (Rallet et Torre, 2005) entre acteurs
du territoire. En parallèle d’interventions « classiques » comme le soutien financier aux
entreprises ou l’organisation d’évènements, le GHP administre une série d’actions ayant
comme modalité la création de liens entre acteurs économiques. Nous en retiendrons
trois qui illustrent particulièrement ce mode opératoire :
• Smart Business rassemble un groupe de 30 personnalités reconnues et expérimentées, issues
des secteurs public et privé, qui soutiennent les entreprises en phase de structuration. Ce
programme s’appuie sur les solidarités locales pour faciliter le transfert d’expériences et de
connaissances.
• Halifax Connector Program cible particulièrement les immigrés et les jeunes diplômés en les
aidant à construire leur propre réseau professionnel à Halifax. Les connecteurs mettent à
disposition leurs relations en s’engageant à ce que chaque bénéficiaire profite d’un entretien
avec deux des membres de leur réseau.
• Le Business Leader’s round table réunitdes dirigeants d’entreprises confirmés pour faciliter
leur mise en relation en poursuivant l’objectif de développement de compétences et
d’amélioration des performances des entreprises membres.
21 Ces différentes actions méritent d’être mentionnées car elles sont conduites, non pas
exclusivement par des acteurs privés comme des clubs d’entreprises ou des associations,
mais directement par les autorités en charge du développement économique du
territoire.
Principaux résultats
22 La présentation des résultats de notre recherche est guidée par les cinq grands axes de
développement sur lesquels se fonde la stratégie du GHP. Ces axes s’appuient sur un
raisonnement qui fait intervenir la notion de capital social (Tableau 1). En lien avec notre
hypothèse de recherche, nos résultats montrent que la stratégie mise en place par le GHP
peut être interprétée au regard des propriétés du capital social proposées par différents
auteurs.
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La démarche partenariale au cœur de la stratégie
23 Un des piliers de la stratégie de développement économique d’Halifax consiste à conduire
une démarche de planification stratégique de façon partenariale, par l’intermédiaire du
GHP. Depuis sa création, tous les niveaux de gouvernement présents sur le territoire sont
impliqués dans sa gouvernance, y compris le niveau fédéral, ainsi que les entreprises
locales et leurs réseaux, l’enseignement secondaire et supérieur et les associations
d’intérêt général. Le partenariat en tant que tel, qui a pour but de construire un projet de
territoire partagé, représente le premier facteur clé de succès économique, car chaque
acteur y est considéré comme un responsable potentiel de la mise en œuvre de la
stratégie. En outre, contrairement à de nouveaux programmes d’aides ou de subventions,
les partenariats ne génèrent pas de dépenses supplémentaires. Plus qu’une condition
nécessaire, la démarche partenariale est un objectif en soi, et non pas un moyen
d’atteindre l’objectif. Comme l’explique Veltz (1994), cette volonté des acteurs locaux de
développer une « forte densité de collaborations » constitue l’avantage comparatif d’un
territoire relativement modeste en termes de population.
24 Pour mener à bien cette démarche, une des premières étapes consiste à définir, avec
l’ensemble des parties prenantes, des valeurs et une vision commune. Il s’agit d’une mise
en œuvre des principes de proximité organisée qui apparaît ici « comme un effet des
politiques publiques » (Rallet, 2002). Le GHP admet qu’une organisation seule ne dispose
ni des ressources ni du talent nécessaire pour conduire une telle stratégie. Ainsi, plus de 3
000 heures de consultation et de discussion avec l’ensemble des partenaires ont été
nécessaires pour aboutir au document stratégique quinquennal intégrant un plan
d’action et son calendrier, ainsi que la répartition des responsabilités entre acteurs.
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25 Par ailleurs, les parties prenantes du développement local d’Halifax affirment leur
capacité, a minima leur volonté, à s’associer dans différents secteurs et projets,
notamment :
• Au niveau de la gouvernance politique du territoire, le Maire de la ville réunit un comité
consultatif économique5 composé de représentants de l’Agence de développement des
provinces maritimes, des universités, des grandes entreprises et des petites et moyennes,
d’organisations parapubliques, de l’Agence locale de développement, de banques, de
consultants, de politiques, d’administratifs, soit au total 23 personnes issues d’horizons très
variés. Outre une information plus riche nécessaire à la préparation et la prise de décisions,
cette diversité apporte de nouvelles connexions permettant au chef de l’exécutif local
d’accéder à des ressources informationnelles indispensables à la bonne marche de sa
stratégie.
• Dans le secteur des transports, la logique territoriale l’emporte sur une gestion cloisonnée
des principales organisations. Le Halifax Gateway6 est un partenariat qui réunit les
entreprises publiques et privées de transport de la ville (Halifax Gateway Movement) : port,
aéroport, gare, routes. Il dispose d’un plan pluriannuel stratégique cosigné par l’ensemble
des partenaires. Le territoire constitue donc ici le pivot de la coordination des politiques de
transports.
• L’innovation n’est pas en reste. Innovacorp7, société créée en 1995, héberge dans un lieu
commun (13 000 m2) des réseaux d’entreprises et associations, les établissements
d’enseignement supérieur (dont les services dédiés aux relations avec les entreprises), les
services économiques des collectivités et des agences publiques de développement. Cet
organisme de capital-risque à stade précoce propose également d’accompagner à toutes les
étapes de développement les entreprises à fort potentiel, mais aussi de les héberger via un
incubateur de quelques dizaines de places, l’objectif étant de « faire communauté ».
Soulignons que son fonctionnement est financé aux trois quarts par les collectivités
publiques, ce qui démontre l’engagement des décideurs vis-à-vis de ce type de démarche. La
proximité géographique immédiate permet une coordination des acteurs propice à
l’établissement d’autres formes de proximité (cognitives, relationnelles) (Boschma, 2004,
Bouba-Olga et al., 2008) contribuant à l’émergence de coopérations. Cette dimension,
largement intégrée au projet de territoire, est considérée comme un de ses facteurs clés de
succès.
• Au niveau externe au territoire, Halifax participe à une alliance, intitulée Canada en Tête,
réunissant dix agglomérations canadiennes dans le but de travailler de concert pour
déterminer les meilleures stratégies d’attractivité à destination des investisseurs
internationaux. On remarque ici que l’échelle extraterritoriale n’est pas en reste pour la
conception de politiques amont. Deux originalités caractérisent cette forme de « diplomatie
économique », souvent considérées comme le domaine réservé des autorités nationales :
d’une part elle se traduit par une coopération horizontale entre collectivités d’une même
nation, mais géographiquement éloignée et d’autre part elle montre qu’il est possible, pour
une collectivité territoriale, de mener des actions structurées en dehors de son périmètre
légitime d’intervention et en dehors d’une coordination étatique. Il s’agit en quelque sorte
de compenser l’absence de proximité géographique du territoire, relative à sa périphéricité,
par une proximité organisationnelle, relative à la défense d’intérêts communs.
26 En définitive, quel que soit le domaine concerné, la volonté d’association des acteurs
constitue, non pas un gage de succès, mais une condition nécessaire au montage de
projets. Au-delà des jeux de pouvoir et de la concurrence, la recherche du consensus
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permet, grâce à la construction d’une vision commune de l’avenir du territoire, la
création de structures et de projets impliquant l’ensemble des parties concernées.
27 Ce principe de partenariat appliqué à différents champs de politiques publiques suppose
une mobilisation et un engagement de ces multiples acteurs dans la vie économique. En
s'impliquant dans le développement, ils coconstruisent des espaces de partage de valeurs.
Cette démarche se concrétise par l’adoption d’une vision commune de la stratégie
quinquennale pour leur territoire: « En tant que moteur économique de la région, Halifax
est une ville internationale où les gens étudient, travaillent, développent facilement leurs
entreprises, capitalisent sur leurs idées et vivent dans une communauté diversifiée,
vibrante et soutenable », est-il indiqué sur le plan. La construction de cette communauté
de vision est rendue possible par l’adhésion à des valeurs communes et par le partage
d’un même système de représentations, caractéristiques de la proximité organisée (Torre
et Rallet, 2005). On distingue bien la conception du capital social telle que définie par
Fukuyama (ibid).
28 Outre cette capacité à se rassembler autour d’une stratégie commune, l’agence de
développement estime aussi que le capital humain contribue à la performance
territoriale. Dans ce cadre, elle cherche à rendre cohérentes ses actions en faveur du
capital humain et celles soutenant le capital social.
Les talents, l’enseignement supérieur et les nouveaux arrivants
29 En plus d’assurer des missions habituelles de formation des étudiants, l’enseignement
supérieur est considéré comme le moteur principal permettant au territoire d’entrer dans
l’économie de la connaissance. Première source des richesses futures, les jeunes diplômés
nourrissent le capital humain local. Au-delà des déclarations de principes, le GHP et les
autres acteurs économiques se mobilisent pour retenir les jeunes à la sortie de leurs
études et éviter leur départ vers des métropoles jugées plus attractives, surtout lorsqu’ils
sont hautement qualifiés. L’insertion dans les réseaux locaux, perçue comme le levier
principal, contribue largement à atteindre cet objectif. Concrètement, plusieurs
programmes sont mis en place par les partenaires du développement économique,
comme Hire young qui assure la promotion des jeunes auprès des entreprises.
30 La forte tendance des jeunes à quitter le territoire une fois diplômés, appelée « Go West »,
menace la pérennité du développement du territoire, les ressources humaines étant vues
comme le principal avantage compétitif de la ville. Ce constat, renforcé par celui d’un
vieillissement de la population, amène les pouvoirs publics locaux et les entreprises à
créer des outils communs pour aider employeurs et futurs employés à se rencontrer, et in
fine à rapprocher l’offre et la demande de travail. L’activité « traditionnelle » des agences
publiques pour l’emploi se trouve complétée par les mises en relation opérées par le GHP
et ses partenaires, pour qui l’ancrage du capital humain représente un enjeu fort du
développement local. L’opérateur agit, à ce titre, sur les proximités entre agents évoluant
dans des sphères sociales distinctes.
31 En plus des jeunes diplômés, ce type de programme inclut les nouveaux arrivants sur le
territoire, clairement identifiés comme créateurs potentiels d’entreprises, et donc
d’emplois locaux. Ces actions publiques dédiées ont pour but de favoriser
l’entrepreneuriat de ces populations, et de lutter contre leur migration vers des
territoires métropolitains tels Montréal ou Toronto, qu’ils jugent plus à même de leur
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offrir un emploi en relation avec leurs compétences, étant donnée la différence de taille
du marché du travail.
« Halifax est un formidable endroit pour monter une société, mais un pointimportant est que nous avons besoin de talents. Nous n’avons pas assez de gens quiont parcouru un « cercle complet », qui sont allés ailleurs, ont acquis descompétences et sont revenus avec leur expérience ». Morgan R, dirigeant d’uneentreprise industrielle.
32 Selon Putnam (ibid), il existe une relation positive entre le degré d'investissement des
citoyens dans les associations et leur niveau de formation. Si l'on retient l'hypothèse que
cet investissement contribue à la performance des territoires, on comprend
naturellement que soutenir l'enseignement supérieur participe, au moins de manière
indirecte, au développement local.
33 Par ailleurs, il est proposé aux personnes qui disposent d'un capital humain élevé (par
exemple les diplômés de l'université) de renforcer leur tissu de relations, élément qui leur
fait souvent défaut. Les jeunes gens et les immigrés ont généralement moins tendance à
connaître et être intégrés à des réseaux qui leur sont cependant essentiels dans la
recherche de travail (Granovetter, 1995) ou dans leur démarche de création d'entreprises
(Davidsson et al., 2003). Le soutien au capital humain d’une part et le soutien au capital
social d’autre part apparaissent coordonnés localement pour être plus efficaces (Mosey et
al., 2007).
L’esprit entrepreneurial et la culture de l’innovation
34 Le GHP ne définit pas précisément une stratégie d’innovation par filière avec des objectifs
et des moyens spécifiques, il se concentre sur des actions plus en amont, visant tant à
favoriser la culture de l’innovation qu’à limiter les obstacles s’y opposant. Les
interventions publiques mettent à disposition du secteur privé les services publics
nécessaires à l’innovation, en insistant sur ceux liés à la connectivité sociale. L’enjeu
consiste à dépasser les frontières administratives et les barrières culturelles entre secteur
public et privé pour mieux se coordonner autour des projets d’innovation. À ce titre, les
partenariats sont considérés comme des leviers puissants de l’innovation sociale et
technologique.
35 Comme nous le rappelle Landry (2002), l’innovation « est de nos jours considérée comme
le résultat d’un processus dont le succès dépend des interactions et échanges de
connaissances impliquant une large diversité d’acteurs ». Son étude de plus de 400
entreprises de la région montréalaise montre que les firmes les plus ouvertes sur les
acteurs externes (agences de développement à différentes échelles géographiques,
chercheurs, clients et fournisseurs) sont aussi celles qui innovent le plus. En organisant
cette proximité, le GHP cible, en l’intégrant à sa stratégie territoriale, le développement
de l’innovation. Tout se passe comme s’il accordait la proximité organisée à la proximité
géographique.
36 Largement promu, le soutien à l’esprit entrepreneurial se traduit par un niveau élevé
d’information en direction des jeunes pour la création et la reprise de sociétés, en
s’appuyant particulièrement sur les établissements d’enseignement supérieur locaux,
l’objectif étant la mise en œuvre de programmes encourageant l’initiative privée par les
jeunes. Pour cette raison, les universités d’Halifax s’engagent d’une part à renforcer les
formations en lien avec les industries locales et d’autre part celles axées sur la vente et la
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commercialisation des produits et services, perçues comme un axe fort de la réussite
entrepreneuriale. Le risque d’échec élevé et la difficulté d’accès au capital financier sont
en outre vus comme les principaux obstacles à l’entrepreneuriat. Pour y remédier, la
collectivité soutient, notamment financièrement, les incubateurs et les accélérateurs
d’entreprises (cf. 5.1).
37 Le climat local des affaires8 est par ailleurs considéré comme un enjeu fort de la réussite
économique du territoire. Cet indicateur offre aux entrepreneurs une information au
niveau local et non régional ou national comme le calculent par exemple
traditionnellement les organismes nationaux de statistiques. C’est aussi un indice du
degré de confiance envers l’économie locale et par extension entre les entrepreneurs
locaux et les instances gouvernementales. En conséquence, dans le cadre de son plan
stratégique, le Grand Halifax mène, chaque année, des réflexions et des actions pour
l’améliorer.
38 Dakhli (2004) souligne, en exploitant les données du World Development Report, la
corrélation positive entre le niveau de capital humain et la capacité d'innovation à
l'échelle des pays. Selon l'auteur, il en est de même avec le capital social quand il prend
les formes suivantes : niveau de confiance (mesuré par exemple par le climat des affaires)
et engagement associatif. Au niveau microéconomique, on sait depuis Krauss (2011) que
l’isolement des jeunes entrepreneurs constitue une cause majeure d’échec, surtout dans
le cas de projets à caractère innovant. Ainsi, les réseaux de dirigeants surtout en phase de
démarrage de projet entrepreneurial font office de remparts contre la faillite. Estimant
que ces réseaux soutiennent l’innovation, le GHP cherche à jouer un rôle moteur dans
leur fonctionnement.
39 Pour atteindre ses objectifs, l’opérateur se positionne activement comme partie prenante
de la mise en connexion des acteurs économiques locaux.
L’enjeu des connexions entre acteurs
40 Au-delà de l’engagement des acteurs du développement économique, le territoire fait le
constat que les grandes communautés disposent d’un grand capital social. Dès lors,
l’entretien et développement de ce capital constituent une des missions principales du
GHP en tant que porteur du projet de territoire.
41 Le défaut de relations sociales, admis comme un facteur aggravant le chômage des jeunes
localement et favorisant leur départ vers d’autres territoires, pénalise le territoire dans
son ensemble. Pour mieux anticiper les besoins futurs de main-d’œuvre et informer les
étudiants sur le marché du travail local, il est nécessaire de favoriser le dialogue entre
collectivités (à tous niveaux de gouvernement), organismes de recherche, écoles et
universités. Ce type de partenariat, comme mode de développement, facilite notamment
les connexions entre les « talents » (ou compétences rares) et les entreprises. Il se traduit
par la mise en place de programmes publics tels des tutorats d’étudiants par des
dirigeants d’entreprises, des subventions pour les stages en entreprises, etc. Les chefs
d’entreprise matures sont également incités à participer à des événements de type réseau
(par exemple le business learders roundtable program), le but étant de renforcer la cohésion
entre acteurs d’un même territoire. Le GHP dispose pour y parvenir de programmes dont
le but est de faire se rencontrer des jeunes PME et des grandes entreprises ayant une forte
influence au niveau local.
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42 Cette politique d’incitation a pour finalité d’améliorer les conditions de la réussite
économique et sociale du territoire. Une fois encore, l’objectif recherché est la création de
liens entre des groupes évoluant dans des réseaux sociaux différents. Ce type de mises en
relation correspond bien à la définition du bridging capital (littéralement le capital qui
relie) de Paxton (1999) : « Bridging social capital occurs when members of one group
connect with members of other groups to seek access or support or to gain information »
nous dit l’auteur. En complément, les entrepreneurs évoluant dans les mêmes cercles sont
également concernés par les programmes du GHP qui agit de la sorte sur le bonding capital
(le capital qui unit) en soutenant l’établissement de liens de confiance.
43 Soulignons que chaque dispositif fait l’objet d’une animation par l’intermédiaire d’un
manager financé par le GHP. Un système de suivi-évaluation vient mesurer leur
effectivité et leur efficacité.
44 En définitive, le fait de considérer les connexions comme un enjeu fort du développement
constitue une traduction opérationnelle de l’idée que le capital social, au même titre que
le capital matériel, est un investissement dont les retours contribuent à la production
économique (Coleman, 1988). Qui plus est, susciter l’engagement d’acteurs locaux,
appartenant à des groupes sociaux distincts ou non, pour favoriser leur association
représente un levier de développement ne nécessitant pas de moyens financiers et
humains élevés.
45 Au-delà de cette reconnaissance du rôle des réseaux sociaux dans la bonne santé
économique du territoire, les représentants locaux cherchent aussi à ancrer le capital
humain en valorisant le cadre de vie.
La qualité de vie comme moteur du développementéconomique
46 À Halifax, on estime que la qualité de vie retient et attire les talents. Pour la valoriser, le
GHP dispose d’une panoplie d’indicateurs variés, pour la plupart mesurée annuellement,
comme le taux de criminalité, le nombre d’accidents de la route, le sentiment de sécurité,
le délai moyen d’intervention pour les urgences, le prix de l’immobilier, la fiscalité locale,
le niveau des salaires, l’intensité de la vie culturelle, la satisfaction générale des habitants
vis-à-vis de leur condition de vie (mesurée par enquête), la satisfaction en termes de
transports publics, de qualité de l’eau et de traitement des déchets, le niveau de dons aux
associations, le taux de participation aux élections. Ces indicateurs, qui ne sont pas
segmentés dans une catégorie particulière d’action publique, font partie intégrante des
informations à destination des milieux économiques. Ils s’apparentent pour la plupart à
ceux proposés par le PNUD pour définir les critères de développement humain (PNUD,
1990), à la différence près que ces indicateurs sont mesurés à l’échelle locale
(infrarégionale) et pas seulement régionale ou nationale.
47 Selon le GHP, leur niveau correspond aux capacités du territoire à générer du
développement économique et social. Un cadre de vie de qualité incite à la fois les
habitants à ne pas quitter leur territoire et les personnes extérieures à venir s’y installer.
Mais pour atteindre ces deux objectifs, il est nécessaire de communiquer sur ses résultats,
notamment en se confrontant à d’autres territoires. Des classements nationaux, souvent
issus de la presse, sont régulièrement proposés et Halifax se compare à un panel de villes
similaires (St. John’s, Québec, Londres, Régina, Victoria) dans les publications du GHP.
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48 Ici, la qualité de vie ne se résume pas à l’environnement naturel et aux loisirs proposés
localement. Il est établi que les arts et la culture, dont le poids est mesuré notamment par
le nombre d’emplois et son évolution dans le secteur, ou encore par le nombre
d’organisations culturelles, occupent une place importante dans la stratégie de
développement économique locale.
49 Même si les pouvoirs publics n’ont que peu de prise sur les aménités naturelles régionales
comme le climat, il est admis que d’autres facteurs hédoniques (Polèse et al., 2014) se
cultivent. Certaines villes font à ce titre de lourds investissements, notamment culturels,
pour les améliorer tels Bilbao et son fameux « effet Guggenheim ». Loin d’être un acquis,
l’image relative de la ville fait l’objet d’une planification stratégique, notamment à
travers une démarche de marketing territorial. Bien que les effets directs de ce type
d’actions publiques en termes de développement économique pur (nous pensons ici à la
création d’entreprises et d’emplois) demeurent discutables, elles participent
certainement au renforcement de la notoriété du territoire qui est aussi un objectif en soi9 pour Halifax.
50 On note ici l’influence de la théorie de Florida (2006) qui vise à démontrer le lien entre
qualité de vie et développement économique, l’hypothèse sous-jacente étant que la classe
créative et les « talents », porteurs de capital humain élevé, s’avèrent particulièrement
sensibles à un cadre de vie agréable. Ces populations, par le biais des rapports sociaux,
jouent, d’après l’auteur, un rôle majeur dans la capacité du territoire à innover. C’est sans
aucun doute un des effets recherchés par le GHP lorsqu’il promeut la qualité de vie.
Conclusion
51 Notre contribution visait à montrer l’importance du capital social dans la stratégie de
développement d’un territoire. Ainsi, notre étude de cas a mis en avant l’intérêt pour les
acteurs locaux de se saisir des leviers à l’échelle de leur territoire afin de concevoir des
programmes et actions les plus à même de fournir des résultats. Comme en témoigne la
stratégie de développement d’Halifax, le soutien au capital social constitue une voie
choisie pour libérer les potentialités locales. À travers ces actions, il s’agit de construire
les proximités entre agents en soutenant la circulation des idées, des informations et des
connaissances, comme les collectivités favorisent plus ordinairement la circulation
physique des hommes et des marchandises en créant et en entretenant les infrastructures
de communication.
52 Néanmoins, il ne faut pas masquer les limites attribuées à ce type de politiques publiques.
Ponthieux (2004) en dénonce les effets pervers en affirmant qu’il s’agit d’une façon de
conduire des actions publiques à moindre coût et au détriment d’autres financements,
jugés plus indispensables (santé, routes, éducation, etc.). Knack et Keefer (1997)
argumentent, quant à eux, sur le fait que d’autres variables entrent en jeu (dispersion des
revenus, stabilité des institutions, degré d’urbanisation, etc.) dans la performance
économique et sociale et peuvent disqualifier la pertinence du soutien au capital social
dans une optique de développement local. Polèse (2011) prévient les autorités locales que,
s’il n’existe pas de modèle universel de développement pour les villes, on peut voir
émerger des stratégies « à la mode » (technopôles, spécialisation industrielle, soutien à
certains groupes sociaux, etc.) qui montrent rapidement leur fragilité.
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192
53 Deux points viennent conclure notre contribution. Premièrement, si, pris séparément, les
principes de développement du GHP peuvent sembler relativement peu novateurs, c’est
leur intégration à une stratégie territorialisée et particulièrement inclusive qui révèle
l’originalité de la démarche. Deuxièmement, au-delà de toutes considérations sur les
meilleures façons de soutenir le capital social et en réponse aux critiques présentées ci-
dessus, il apparait nécessaire d’améliorer les modalités d’évaluation de ce type de
programmes afin de mieux appréhender leurs effets. Il en va de leur légitimité auprès des
citoyens et des milieux d’affaires dont l’adhésion au projet constitue un élément clé de sa
réussite.
54 Enfin, la principale limite que l’on pourrait attribuer à nos travaux concerne la méthode
employée. Il serait en effet pertinent de consolider ces résultats en enquêtant plus
directement auprès des décideurs locaux et des responsables de la mise en œuvre des
programmes pour apprécier leur niveau de connaissance du rôle du capital social dans
leur propre stratégie. Leur démarche est-elle simplement pragmatique ou fondée sur une
analyse plus fine des diverses expériences et recherche à la matière ? En termes de
perspective, il semblerait judicieux de prolonger l’analyse en étudiant d’autres cas de
gouvernements locaux ayant mobilisé des leviers de développement basés sur le capital
social.
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NOTES
1. Selon le Journal « The Coast Halifax », la moitié des 13 000 employés du secteur a été licenciée
entre 2009 et 2014, source : http://www.thecoast.ca/halifax/the-depressing-world-of-call-
centre-employment/Content?oid=4517294
2. Pierre Bourdieu (1980) définit le capital social comme « l’ensemble des ressources actuelles ou
potentielles qui sont liées à la possession d’un réseau durable de relations plus ou moins
institutionnalisées d’interconnaissance et d’interreconnaissance ».
3. http://www.greaterhalifax.com/site-ghp2/media/greaterhalifax/
AGREATERHalifax_Halifax_Economic_Strategy_2011-16.pdf
4. Jill Grant, Franck Palermo et Angelo Dossou-Yovo, Professeurs à Dalhousie University
5. http://www.greaterhalifax.com/en/home/aboutus/Projectsinitiatives/
economicstrategyrenewal/governance/advisory_committee.aspx
6. http://www.halifaxgateway.com/
7. http://innovacorp.ca/
8. Indice composite prenant en compte les opinions des entreprises quant à leurs perspectives
économiques passées, présentes et futures.
9. L’un des objectifs du Plan stratégique du GHP est de faire d’Halifax une « marque » reconnue
internationalement.
Revue Interventions économiques, 54 | 2016
195
RÉSUMÉS
Une organisation ayant pour mission le développement économique, rassemblant des acteurs
publics et privés d’un territoire, peut-elle conduire sa stratégie en s’appuyant sur le capital
social, ses principes et ses théories ? Comme réponse à cette question de recherche, notre
contribution a l’ambition de montrer que l’engagement des acteurs locaux joue un rôle
déterminant dans le soutien au capital social, à la condition première que la stratégie de
développement soit partagée. L’originalité de nos travaux réside dans l’analyse des rapports
entre action publique locale et capital social. Le fait que le capital social puisse être considéré
comme une ressource liée au territoire nous sert de fil conducteur. En termes de résultats, nous
confirmons l’hypothèse que les parties prenantes du développement (collectivités, agences,
universités, entreprises) mobilisent, de manière plus ou moins volontaire, les différentes
dimensions du capital social pour élaborer et mettre en œuvre une stratégie territoriale activant
les proximités.
Can a public-private economic development agency implement a strategy based on social capital?
This paper proposes to look at some of the key answers. Our contribution, informed by fieldwork,
shows that such a development strategy is founded on local actors accumulating social capital.
The originality of our work lies in analyses of relations between local public action and social
capital. A main theme is that social capital is a resource linked to territory. Our results confirm
the hypothesis that stakeholders use, consciously or without knowing it, different features of
social capital to develop and implement a local strategy based on proximity.
INDEX
Keywords : local development, partnerships, public programs, social capital
Mots-clés : capital social, développement local, partenariats, politiques publiques
AUTEUR
CLÉMENT MARINOS
Docteur en aménagement à l’Université Rennes 2, UMR 6590 CNRS ESO
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Culture de sécurité et gestion durisque dans une entreprise deproduction de lait uruguayenneFrancisco Pucci et Soledad Nion
1 Ce travail a été développé dans le cadre d’un contrat entre le Département de Sociologie
de la Faculté de Sciences Sociales de l’Université de la République, l’« Asociación Nacional
de Productores de Leche » (en représentation des producteurs de lait) et l’« Asociación de
Obreros y Empleados de CONAPROLE » (syndicat de l’entreprise CONAPROLE). L’objectif
du projet a pour but la réalisation d’un diagnostic de l’organisation et des relations de
travail au sein de l’entreprise CONAPROLE pour construire des instruments qui
permettent une amélioration des relations entre les différents acteurs et membres de
l’organisation.
2 Dans le cadre du projet, une étude du système de sécurité du travail de l’entreprise a été
mise en place. Les objectifs de l’étude étaient de décrire les risques les plus importants
perçus par les différents acteurs de l’organisation et d’analyser leurs stratégies
d’affrontement. La recherche a utilisé une méthodologie qualitative, visant la
compréhension des expériences des individus à partir de leurs perspectives. La
conception de la recherche a été ouverte et exploratoire, admettant la possibilité
d’introduire des informations non prévues dans le design original. Les données ont été
recueillies à travers des entretiens pris dans un échantillon de différents secteurs de
l’entreprise et les réponses des acteurs ont été guidées par des questions autour des axes
d’analyse préalablement définis, tout en conservant la liberté d’approfondissement par
des thématiques émergentes considérées importantes pour la recherche.
3 Ce travail présente les premiers résultats de cette étude, qui s’est déroulée pendant les
mois de juin et juillet 2012. L’article se compose de trois parties : a) une discussion
théorique des principaux modèles de sécurité, leurs points forts et leurs faiblesses b) une
définition et une discussion du concept de culture de sécurité c) l’application de ces
discussions dans le cas de l’entreprise CONAPROLE
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197
Du modèle de Reason à la perspectivesystémique de la sécurité.
4 L’archétype des modèles de sécurité est le célèbre modèle de plaques ou modèle de
fromage suisse (Swiss Cheese Model) développé par Reason (1990). Ce modèle a montré
l’importance de l’introduction des facteurs latents, à tous les niveaux de l’entreprise, dans
la représentation d’un système socio - technique complexe. Les recherches sur les
désastres de Chernobyl, Challenger, Bhopal et Three Miles Island, ont montré que
l’axiome implicite qui consiste à définir la sécurité comme la somme d’un bon génie,
d’une technologie fiable et de procédures performantes, est très dangereux puisqu’ il ne
tient pas compte des composantes humaines dans la gestion des machines. Cet axiome est
aussi dangereux de par le manque de recherche sur les conditions dans lesquelles les
actions des opérateurs sont accomplies (Marchitto, 2011).
5 Le modèle de « fromage suisse » de Reason s’appuie sur trois supposés :
• L’organisation ne peut supprimer les erreurs des opérateurs qui sont en contact avec le
travail
• L’organisation a besoin de profondes défenses pour éviter la propagation des erreurs
• L’organisation doit se méfier des erreurs de gestion, qui, sans être la cause directe de
l’accident, mettent en danger l’efficacité des défenses des opérateurs directs.
6 Le modèle de sécurité de Reason est, de nos jours, dépassé face à la complexité des
systèmes actuels. Pour Amalberti (2013), ce modèle suppose une décomposition du travail
qui ignore les effets de la totalité. Le modèle propose une vision très simpliste de
l’accident, qui prend en compte seulement les effets de propagation du risque basé sur un
concept de sécurité unique pour toutes les entreprises. La perspective systémique, par
contre, déclare que la gestion du risque dans une entreprise n’est pas limitée à la
réduction ou à l’élimination des accidents ; la gestion comprend aussi tout ce qui peut
être un danger pour la survie de l’entreprise, tel que des facteurs économiques,
politiques, sociaux ou de crédibilité. La réduction des risques dans un système
socioprofessionnel est un concept complexe, qui peut admettre différentes définitions :
réduction d’accidents, réduction de risques de travail (chômage, parcours professionnels)
et réduction de risques économiques. Tous ces risques sont légitimes, bien qu’il existe
souvent des antagonismes entre eux ; souvent, la réduction des accidents industriels est
indépendante, ou bien montre une relation négative avec la réduction des accidents de
travail.
7 Le problème le plus compliqué, pour Amalberti, est celui de la migration progressive du
système et l’augmentation mécanique des violations dans la mesure où la sécurité est
améliorée. La migration des pratiques est une tendance inhérente à tous les systèmes ;
aucun modèle de sécurité ne peut contempler toutes les transformations économiques et
politiques opérées dans le temps. Les pratiques ont besoin de s’adapter aux nouveaux
contextes, et, par conséquent, cette adaptation entraîne un relâchement des obligations
et des préventions au lieu de les renforcer. La dégradation permanente des conditions
techniques et des conditions de travail génère un standard légal - non légal en relation au
respect des règles de sécurité. Si l’exigence est grande, mais la demande de production
augmente, la quantité de violations aux règles de sécurité augmente aussi de façon
mécanique. La migration des pratiques ouvre les portes pour la tolérance sociale aux
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198
violations des procédures de sécurité. La seule façon de contrôler ces violations passe par
l’autorité du groupe et par la surveillance collective, de commun accord entre les
membres du groupe et avec la complicité des chefs et des contrôleurs.
La théorie de la résilience
8 Une deuxième critique à la théorie traditionnelle de Reason provient de la théorie de la
résilience utilisée dans le champ du génie. Ce modèle définit les systèmes techniques
comme des systèmes socio - techniques, pour lesquels la performance est basée sur
l’interaction entre les facteurs sociaux et les facteurs techniques. À la différence des
approches traditionnelles relatives au risque, qui partent de descriptions très
minutieuses des composantes du système exprimé dans une carte de risques, le génie de
la résilience se propose la création de processus résistants et flexibles pour améliorer la
capacité de l’organisation. (Hollnagel, E ; 2011). Dans la mesure où les systèmes socio -
techniques sont toujours peu spécifiques, les organisations et les individus doivent ajuster
leurs conduites aux conditions présentes. Ces ajustements sont toujours approximatifs, ce
qui fait que la théorie de la résilience voit les accidents non pas comme un mauvais
fonctionnement des fonctions normales du système, mais comme un problème
d’adaptation du système aux complexités de l’environnement (Hollnagel, E ; 2011).
L’inflexibilité de la plupart des systèmes socio – techniques a pour conséquence que les
conditions de travail ne coïncident pas exactement avec les prescriptions du travail ; les
travailleurs et les organisations adaptent leur activité aux conditions réelles, mais, dans
la mesure où les ressources sont toujours limitées, cette adaptation est approximative.
Ces ajustements permettent au système de fonctionner, mais aussi de faillir. (Hollnagel,
E ; 2011)
9 Pour les théories traditionnelles concernant le risque, les accidents sont provoqués par
un mauvais fonctionnement des composantes du système ; par contre, la théorie de la
résilience analyse les accidents comme des combinaisons inattendues du système. Tandis
que la théorie traditionnelle pense que les erreurs et les bons résultats sont de nature
différente, le génie de la résilience reconnait que les choses vont bien ou mal de la même
façon. Le fait que les résultats soient différents ne signifie pas que les processus qui les
provoquent soient différents ; la variabilité des multiples fonctions peut se combiner de
façon inattendue, ce qui peut, à la fois, provoquer des conséquences non linéaires et sans
proportion avec les processus antécédents. Les accidents constituent des phénomènes
émergents, qui ne sont pas prévisibles à partir des caractéristiques des composantes du
système. (Hollnagel, E ; 2011) Il existe une autre différence entre la théorie traditionnelle
et la théorie de la résilience, du fait que la première sépare les problèmes de sécurité des
problèmes de productivité et d’efficacité des systèmes, tandis que l’approche basée sur la
résilience montre qu’on ne peut pas séparer la thématique de la sécurité du processus
productif ; la sécurité doit améliorer tout le système sans établir de restrictions dans son
fonctionnement (Hollnagel, E ; 2011)
10 Ces perspectives ancrées dans le génie et les sciences dures ont des points en commun
avec des approches plus sociologiques. Le travail classique de Perrow (1984) a montré que
la structure de certains systèmes conduit inévitablement à la présence de risques
systémiques dans les organisations. Dans chaque système social, la présence de risques
systémiques est un indicateur de la culture de risque de ce système.
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199
11 Une approche organisationnelle alternative passe par l’étude des processus utilisés par
les organisations à haute fiabilité pour réduire les probabilités d’accidents dans leurs
fonctionnements. Ces organisations fonctionnent sur la base de construction de relations
de confiance établie entre les membres et avec l’environnement. La Porte (2001) précise
les caractéristiques des organisations H .R.O. (High Reliability Organizations) : a) une
utilisation flexible du pouvoir b) une structure organisationnelle spécifique pour les
situations de crise c) la reconnaissance active, dans tous les niveaux, des compétences des
travailleurs d) des efforts permanents de formation du personnel e) un système de
récompenses en cas de détection d’erreurs, qui valorise la mise en commun des
informations sur ce point.
12 Dans l’analyse de Perrow, on ne peut pas intégrer des phénomènes connus dans les
organisations, telles que la normalisation de la déviance ou les violations nécessaires des
procédures, ni comprendre l’influence de l’organisation dans les comportements qui
causent des accidents. Cette vision s’oppose à celle du groupe de la H.R.O., qui voit la
redondance comme une forme de réponse du système socio - technique à la variabilité
des demandes sans descendre ces hauts niveaux de fiabilité. (Bourrier, 2001).
13 Dans l’approche du HRO, les stratégies des acteurs et les conflits de pouvoir restent sur un
second plan, comme les conditions effectives, sur le terrain, qui permettent aux acteurs
d’accepter les exigences de l’organisation. L’existence des HRO suppose, pour ces
théoriciens, que ces conflits soient régulés d’une forme quelconque. La haute fiabilité est
obtenue par l’accouplement réussi de l’organisation, de ses membres et de
l’environnement. La sécurité et la fiabilité se construisent dans le cadre d’une négociation
quotidienne entre les exigences réglementaires, les obligations du travail et les
opportunités stratégiques des acteurs. Ces arbitrages sont encadrés dans des
représentations sociales, à travers des visions du monde, des relations symboliques et des
rituels de socialisation qui contribuent à former un équilibre plus ou moins performant
pour la sécurité (Bourrier, M. 2001).
14 Amalberti (2013) propose une synthèse de la discussion antérieure en définissant la
sécurité dans les systèmes complexes comme le résultat de la somme de deux entités : la
sécurité qui provient des règles et des procédures (sécurité régulée) et la sécurité qui
provient de l’intelligence adaptative des opérateurs et des professionnels du système
(sécurité gérée). Les systèmes artisanaux ont une faible régulation : leur sécurité est
modeste et dépend des qualités et des compétences des opérateurs, ce qui leur donne une
forte variabilité. Par contre, leur capacité d’adaptation à des conditions incertaines est
remarquable au quotidien. Un exemple classique de ce type de système est l’hôpital, où la
sécurité des malades dépend, en grande mesure, des capacités professionnelles des
médecins.
15 Par contre, les systèmes régulés comptent avec de nombreuses procédures et
prohibitions ; leur niveau de sécurité est élevé, mais la capacité d’adaptation de leurs
opérateurs est réduite, dans la mesure où ils ne s’exposent pas à des situations de risque,
car ils n’ont pas l’entraînement nécessaire pour travailler hors des procédures établies.
Un exemple de ce type de systèmes est celui de l’aviation, dans lequel les pilotes doivent
s’astreindre strictement aux procédures et aux règles sans avoir une marge
d’expérimentation en cas de situation de risque.
16 Dans le modèle résilient, l’exposition au risque constitue l’essentiel ; la sécurité est
associée à gagner, à survivre ; seuls les vainqueurs peuvent transmettre leurs
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200
connaissances relatives à la sécurité aux autres. Dans le modèle de HRO, le système doit
gérer les risques tous les jours, mais l’objectif est de les contrôler sans s’exposer. La
sécurité dépend du groupe, de l’organisation, des rôles et des compétences des membres
de l’organisation. Le modèle fait l’analyse de ces échecs et cherche à comprendre leurs
causes. Finalement le modèle régulé, a besoin d’opérateurs équivalents et
interchangeables. La sécurité repose sur des qualités de supervision, qui vont éviter
l’exposition des opérateurs aux risques, ou bien vont la limiter à un nombre fini de
risques et de difficultés.
17 Ces trois modèles de sécurité sont radicalement différents ; ils répondent à conditions
économiques différentes et ils ont leur propre logique d’optimisation, leurs systèmes de
formation, leurs avantages et leurs limites. Ainsi, ces modèles ne sont pas miscibles, donc,
les entreprises doivent nécessairement choisir l’un des trois. En plus, le passage d’un
modèle à un autre dans une même organisation n’est pas simple : les interventions
peuvent améliorer ou changer quelques traits spécifiques du modèle, mais pas sa logique
profonde.
3. La culture de sécurité
18 Les modèles de sécurité exposés précédemment montrent différentes cultures de
sécurité. Ce dernier concept comprend : a) les valeurs, croyances et principes qui sont à la
base du système de gestion de la sécurité et b) les conduites et pratiques qu’illustrent et
renforcent ces principes (Simard, 2012). Les croyances et pratiques constituent des
significations construites par les membres de l’organisation en relation aux risques
professionnels, les accidents et la sécurité au travail. Ces significations sont partagées par
les opérateurs et par les chefs dans le travail, et sont aussi la source de la motivation des
acteurs dans le champ de la sécurité.
19 La culture de sécurité forme partie de la culture de l’organisation, ce qui permet de
parler, suivant la théorie de Schein (1992) de trois niveaux d’analyse :
1. Les appareils sont les structures et procédures organisationnelles visibles par les acteurs.
Ces phénomènes, bien que faciles à observer, sont difficiles à comprendre. Ils nous donnent
les points clés pour étudier la culture présente dans une entreprise.
2. Les valeurs acceptées et déclarées sont les stratégies, objectifs et justifications validés par le
processus social de l’organisation. Les valeurs acceptées et déclarées prédisent une bonne
partie du comportement des acteurs, dans la mesure où elles se traduisent par des règles.
Mais les valeurs peuvent être contradictoires entre elles ou avec le comportement observé,
ce qui laisse une grande partie des conduites de l’organisation sans explications.
20 Les présupposés de base sont les valeurs utilisées pour l’adaptation externe ou
l’intégration interne de l’organisation, qui sont assumées par ses membres de façon
automatique jusqu'à leur transformation en croyances, perceptions et sentiments. Les
présupposés de base sont intériorisés par les acteurs comme des vérités non
questionnables, source profonde des valeurs déclarées et acceptées.
21 Les présupposés de base d’une organisation ne sont pas, généralement, objet de débat ou
de discussion, et ils sont difficiles à changer ; pourtant, ils sont des facteurs de stabilité et
de permanence de la culture organisationnelle. Plus encore, les présupposés de base
constituent des mécanismes de défense psychologique et cognitive qui permettent à
l’organisation de poursuivre son fonctionnement dans le temps. Les supposés de base sont
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201
en relation avec des aspects fondamentaux de la vie de l’organisation : la nature du temps
et de l’espace, la nature des activités humaines, la découverte de la vérité, l’importance de
la famille, du travail et du développement personnel, entre autres. En somme, pour
Schein, la culture organisationnelle est formée par un ensemble de présupposés de base
sous-jacents et inconscients, dont les manifestations sont les appareils et les valeurs.
Quand la conduite des groupes ou des membres de l’organisation ne trouve pas
d’explications selon les valeurs, on doit découvrir les présupposés de base de la culture
organisationnelle pour les comprendre. Si les membres d’une organisation partagent
fermement un présupposé de base, les conduites qui s’éloignent de celui-ci seront
considérées comme non acceptables. Pour Schein, l’analyse de la culture est souvent
limitée au champ des appareils et des valeurs, c'est-à-dire, à leurs manifestations
superficielles et observables, sans saisir les éléments de base non observables qui
constituent leur source.
22 Dans le domaine de la sécurité, par exemple, la sélection des risques et les contradictions
dans les attitudes en matière de sécurité peuvent être analysées comme des
comportements orientés à protéger les présupposés de base et les formes
institutionnelles acceptés par l’organisation et le collectif de travail (Douglas, M. ;
Wildavsky, A. 1983). La culture de sécurité est encadrée dans une culture
organisationnelle où il existe des relations de pouvoir, des définitions d’objectifs
productifs et des rapports avec l’environnement, constituant le contexte et la condition
de son développement.
23 De façon plus spécifique, Simard (2012) a développé quatre grands types de culture de
sécurité en fonction des niveaux de participation des deux acteurs centraux d’une
organisation : les opérateurs et les cadres. Ces quatre types sont : a) la culture fataliste, qui
suppose que les accidents sont le produit de la providence ou de la fatalité ; dans ce cas,
aucun acteur ne s’occupe de la sécurité b) la culture de métier, caractérisée par une faible
participation des cadres dans la gestion de la sécurité et par une régulation autonome des
travailleurs. Dans cette culture, les groupes de travail construisent les règles pour gérer
les risques, en fonction de leur connaissance du métier c) la culture normative, qui repose
sur le respect des règles et des procédures définies par la direction et les experts en
sécurité. Dans ce type de culture, la direction a un rôle prépondérant dans l’élaboration et
le développement des mesures de sécurité d) la culture intégrée, dans laquelle la direction
de l’entreprise prend la place de leadership en matière de sécurité, tout en favorisant
l’implication des travailleurs dans la gestion et dans l’application des mesures et des
règles de sécurité.
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202
24 Ces différents types de culture peuvent être associés aux modèles de sécurité analysés
(Tableau 1), hormis le premier, qui correspond à l’absence de politiques de sécurité et
d’actions générales ou locales pour améliorer la sécurité du système. La culture de métier
s’articule sur les modèles artisanaux faiblement régulés, dans lesquels les travailleurs
sont fortement exposés aux risques et doivent adapter leurs conduites en fonction de
leurs connaissances et leurs capacités. La logique de ce type de culture se rapproche de la
vision de la théorie de la résilience, selon laquelle l’exposition aux risques est le levier de
la construction des capacités du système pour les dépasser. La culture normative peut
être associée aux modèles régulés, dont la sécurité du système repose sur de nombreuses
procédures et interdictions, mais pour lesquels la capacité d’adaptation des travailleurs
est limitée. Enfin, la culture intégrée est proche du modèle des HRO, caractérisé par une
bonne interaction et communication entre les différents groupes de l’organisation dans la
gestion permanente des risques.
25 Les différents types de culture supposent le développement de valeurs, croyances et
principes qui constituent le fondement du système de gestion de la sécurité, et un
ensemble de pratiques et de règles qui renforcent ces principes de base. Dans le cas des
règles, Reynaud (1989) en distingue deux types. Les règles explicites qui sont celles qui
fixent les responsabilités et les fautes, les arbitrages des différends et inspirent les
décisions des cadres et des responsables. Les règles implicites, par contre, sont celles qui
guident les procédures effectives de travail, de collaboration et les décisions dans le
travail quotidien ; elles assurent le fonctionnement quotidien de l’organisation. Dans une
entreprise on peut établir, suivant Reynaud, deux grandes dimensions : la première,
formelle, officielle, explicite, écrite, soutenue par une logique technique et une logique
d’efficacité, et la deuxième, informelle, officieuse, non reconnue, liée a une logique de
sentiments. La logique du coût et de l'efficacité est généralement plus importante pour
l'encadrement que pour les exécutants, et inversement, la logique des sentiments est plus
importante pour les ouvriers.
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203
26 Ces deux logiques ne sont pas nécessairement opposées ni constituent les deux extrêmes
de la dichotomie rationnel-affectif si utilisée dans les sciences sociales. La logique
technique est une logique de contrôle qui cherche à résoudre les contraintes externes de
l’organisation : production, délais, qualité du produit, etc. La logique des sentiments, par
contre, cherche à résoudre les conflits avec les valeurs internes de l’organisation : elle
constitue une forme de régulation qui s’oppose aux régulations formelles et affirme
l’autonomie des travailleurs face aux efforts de contrôle des cadres et de la direction.
27 De cette façon, selon Reynaud, dans une organisation on trouve toujours deux sources de
régulation : la régulation de contrôle et la régulation autonome. La régulation de contrôle
est formelle et explicite, guidée par des critères techniques et rationnels. La régulation
autonome, bien qu’informelle, n’est ni spontanée ni arbitraire. Elle constitue une
régulation très élaborée, partagée par les membres du groupe, enseignée aux nouveaux
membres et imposée aux membres qui ne l’acceptent pas. Cette forme de régulation est
aussi rationnelle : les travailleurs peuvent accepter la rationalité de production ou
d'efficacité, c'est-à-dire servir des fins qui sont celles de l'organisation elle-même. Les
valeurs affectives incarnées par les travailleurs ne s’expliquent pas par l’opposition
rationnel-affectif, mais par les luttes de pouvoir liées à la rencontre de ces deux formes de
régulation.
28 Reynaud souligne aussi que ces différentes formes de régulation s’intéressent à une
relation de pouvoir spécifique quis'établit entre un groupe et ceux qui veulent la régler de
l'extérieur.Elle est donc tout particulièrement reconnaissable dans les
relationshiérarchiques : entre des subordonnés et des supérieurs. Cependant, la relation
hiérarchique n'est pas la seule relation de contrôle ; une dépendance fonctionnelle peut
aussi créer des relations du même type. Réciproquement, la suppression ou l'allégement
des relations hiérarchiques ne suffirait pas à supprimer la confrontation entre les deux
typesde régulation. L'activité de régulation peut avoir beaucoup d'objets : méthodes de
travail, qualité, sécurité. Ces différents domaines de régulation peuvent être étroitement
interdépendants, mais le total ne forme pas un ensemble totalement cohérent. Elles sont
plutôt le résultat accumulé, l'empilement ou la combinaison mal jointe de pratiques et de
règles qui sont de nature, d'époque, d'inspirations différentes, voire opposées. Les
régulations « réelles » sont des compromis (souvent assez instables) entre autonomie et
contrôle. Mais la variété de ces compromis est très grande, aussi grande que celle des
procédures par lesquelles ils sont atteints, et ils n’appartiennent pas à une simple
dimension. Il n'est donc nullement contradictoire de voir dans la culture d'entreprise à la
fois un capital commun, un ensemble de valeurs au moins potentiellement communes et
un lieu de contestations ou de conflits multiples. La différenciation des intérêts et
l'autonomie croissante des groupes ne sont pas contradictoires avec un résultat commun.
Les modèles de sécurité à l’entreprise CONAPROLE
29 La “Cooperativa Nacional de Productores de Leche” (CONAPROLE) a été fondée en 1936,
pour assurer les ventes des producteurs de lait de l’Uruguay et la consommation de ce
produit par toute la population du pays. Avec le temps, l’entreprise s’est modernisée,
diversifiant la production en différents produits dérivés du lait comme le fromage, les
yogourts et les glaces. Avec la modernisation productive, les ventes de CONAPROLE ont
dépassé le marché local et l’entreprise a commencé à exporter sa production aux marchés
régionaux et internationaux. À l’heure actuelle, CONAPROLE, bien que n’ayant pas le
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monopole de la production de lait en Uruguay, est sans nul doute l’entreprise
hégémonique dans cette branche d’activité.
30 L’organisation de CONAPROLE n’est pas typique ; les propriétaires de CONAPROLE sont
des producteurs de lait organisés en coopérative, mais la gestion de l’entreprise est prise
en charge par un groupe de cadres formés en administration, avec un parcours
professionnel et un niveau de vie très éloigné de l’expérience de vie des producteurs.
Cette situation explique le caractère très politisé de la gestion de CONAPROLE. Bien que
les cadres aient été formés dans le cadre de conceptions plus modernes de gestion
administrative, leurs décisions demandent l’appui des producteurs, qui n’ont pas la même
formation et possèdent une conception très traditionnelle de la gestion. À ce contexte
complexe ont doit ajouter également l’action menée par le syndicat de CONAPROLE, qui
jouit d’une organisation forte et qui joue avec les contradictions et les tensions créées par
cette gestion partagée et politisée entre producteurs et cadres administratifs.
31 Entre 1990 et 2005, l’entreprise est passée par un processus de transformation interne,
débouchant sur la concentration du secteur de production de lait frais et sur son transfert
à Montevideo, capitale du pays. Cette transformation, bien que négociée avec le syndicat,
est associée dans la mémoire des ouvriers de CONAPROLE, au chômage. En effet, à
l’époque, 40 % des effectifs avaient été mis à la porte et remplacés par des travailleurs
embauchés pour un temps limité, dans les secteurs de production les plus importants : le
lait et le fromage.
32 Les politiques de sécurité et de gestion du risque n’échappent pas à cette complexité.
L’entreprise compte avec un département de sécurité doté de professionnels formés à la
prévention des risques, toutefois leurs politiques sont soumises au consensus des
producteurs et du syndicat. Les politiques de gestion du risque menées par la direction de
CONAPROLE se rapprochent, dans leur conception d’origine, aux modèles régulés analysés
plus haut. Les règles de sécurité appliquées par l’entreprise proviennent de différentes
sources nationales et internationales, auxquelles s’ajoutent de nombreuses procédures de
contrôle, de supervision et de construction de cartes de risque. Ce modèle de sécurité est
accompagné du développement d’une forte culture normative au niveau des cadres et des
techniciens. La conception du modèle consiste en une surveillance permanente de
l’accomplissement des règles et des procédures, par le biais de rapports effectués par les
chefs et les cadres de section. Le système de contrôle s’applique autant pour les règles de
sécurité que pour les règles liées à la qualité du produit. Malgré cette conception, les
rapports sur la sécurité sont peu nombreux et ils suscitent un faible intérêt de la part des
chefs et des contrôleurs, tandis que les rapports relatifs à la qualité de la production
revêtent davantage d’importance.
33 Cette différence est une dimension cruciale pour comprendre les politiques de sécurité de
l’entreprise : l’amélioration de la qualité a été le levier le plus important d’adaptation
externe de l’organisation, et, pourtant, elle a été fortement intériorisée par ses membres
en tant que source de supposés de base de l’organisation (Schein, 1992). La préoccupation
pour la sécurité est une valeur déclarée par l’organisation, mais, dans la dynamique
quotidienne, les règles de sécurité restent sur un deuxième plan face aux exigences et aux
règles développées autour de la qualité, bien qu’il n’y ait pas nécessairement de
contradictions entre ces deux dimensions. Même si la sécurité est une valeur explicite
dans le discours de CONAPROLE, les supposés de base s’articule autour de la productivité
et des exigences de qualité de la production. Ce décalage entre valeurs explicites et
supposées de base s’exprime, par exemple, dans l’investissement qui fait l’entreprise pour
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acheter des éléments de protection personnelle et des dispositifs technologiques de
sécurité, investissement qui n’est pas accompagné d’une préoccupation pour développer
des dispositifs qui obligent les travailleurs à utiliser ces équipements. Un autre exemple
de ce décalage est la difficulté rencontrée quant à l’application de sanctions aux
travailleurs qui transgressent les règles de sécurité, alors que la transgression des règles
de qualité est durement sanctionnée, du point de vue formel et informel.
34 La culture de sécurité de CONAPROLE doit être envisagée dans le cadre de la culture
générale de l’organisation. Le processus de travail de l’entreprise est traversé par de
multiples tensions, dont la plus importante est la forte pression exercée pour obtenir de
hauts niveaux de productivité. Cette pression productiviste, soulignée par Supervielle et
Robertt (2012) est la cause majeure de la permanente normalisation de la déviance des
pratiques de sécurité dans le travail (Bourrier, 2001). Ce phénomène se présente quand la
transgression des règles de sécurité est connue et acceptée par le groupe et par les
superviseurs. La forte tension qui existe entre les pressions économiques et les exigences
de sécurité débouche sur la déviance quotidienne de certaines règles de sécurité qui
peuvent être considérées comme négatives lorsqu’il s’agit d’atteindre des objectifs
productifs. (Boissières, 2012)
35 Une deuxième source de normalisation de la déviance se produit quand les règles et les
procédures formelles de sécurité sont imposées sans discussion préalable avec les
opérateurs. Le cas échéant, la transgression des règles est considérée normale pour
atteindre les buts du travail (Boissières, 2012). Dans le cas de CONAPROLE, cette source de
déviance peut être analysée dans le cadre des relations entre la direction et le syndicat.
Supervielle et Robertt (2012) ont montré la forte opposition entre la direction et le
syndicat de CONAPROLE, qui dépasse la lutte classique entre syndicats et employeurs dans
les sociétés modernes. Dans le cas de CONAPROLE, l’opposition est accentuée par une
forte méfiance de part et d’autre lors des discussions concernant des problèmes relatifs à
la production. En outre, à la différence de la plupart des syndicats uruguayens, qui
limitent leur intervention à des revendications salariales ou des revendications
concernant les conditions de travail, le syndicat de CONAPROLE est impliqué dans la prise
de décision de plusieurs thèmes : la production, la qualité, le recrutement et le parcours
professionnel dans l’entreprise. Ce cadre de méfiance au sein des relations de travail
constitue un obstacle très net au développement de politiques communes de gestion du
risque dans l’entreprise.
36 En ce qui concerne la thématique de la sécurité, le syndicat revendique le renouvellement
permanent des équipements de sécurité personnels et l’introduction de technologie plus
sûre dans la production. Par contre, l’organisation syndicale n’accompagne pas cet effort
d’une attitude de contrôle pour que les travailleurs utilisent les équipements et la
technologie fournie par l’entreprise. Cette préoccupation, bien que présente dans l’esprit
de quelques dirigeants, ne fait pas l’unanimité dans tout le syndicat. En quelque sorte, le
syndicat de CONAPROLE fait de la sécurité une valeur explicite, mais il a également
intériorisé, dans le sens de Schein, l’importance de la qualité et celle de la productivité en
tant que supposés de base commune à toute l’entreprise. Ce décalage entre valeurs et
supposés de base explique l’ambivalence observée dans l’attitude du syndicat concernant
le problème de la sécurité.
37 Un climat social tendu est aussi une source de normalisation de la déviance. Dans ce
contexte, les contrôleurs et les chefs n’insistent pas beaucoup sur l’application des règles
de sécurité afin d’éviter un accroissement des tensions et pour conserver un minimum de
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coopération nécessaire pour atteindre les objectifs de production (Boissières, 2012). Dans
le cas de CONAPROLE, Supervielle y Robertt (2012) ont observé une forte opposition entre
chefs et travailleurs ; en effet, les chefs sont perçus principalement par les travailleurs
comme des véhicules de l’autorité et de l’arbitraire, dans un contexte de changement
profond des relations de pouvoir au sein de l’entreprise. L’évolution des politiques
concernant les ressources humaines dans l’entreprise CONAPROLE a opéré un glissement
du paternalisme des premiers temps vers une relation plus utilitaire, dans laquelle la
préoccupation pour la productivité a déplacé les relations de confiance et de proximité
familiale vers des relations d’exigence et de contrôle très marquées. Ces tensions
accentuent l’autorité des chefs, dans un monde social dominé par l’arbitraire du pouvoir.
38 Malgré toutes ces difficultés, les relations sociales dans l’entreprise se déroulent dans le
cadre de multiples accords tacites qui comblent l’absence de règles formelles de
l’organisation. Ces accords tacites, dans le domaine de la sécurité, s’expriment par la
construction de règles informelles pour affronter les risques quotidiens au travail. La
source de ces règles informelles provient de l’identité des travailleurs avec les valeurs du
métier. Ces valeurs impliquent un engagement dans la production d’un produit, le lait,
essentiel à la consommation de la population. (Supervielle ; Robertt 2012). Dans ce sens, la
culture de métier est le mécanisme de régulation le plus important de l’agir des
travailleurs de CONAPROLE. Les règles de protection et de sécurité au travail sont une
prolongation des règles informelles du métier ; elles ne sont pas imposées par la
direction, elles sont construites dans l’interaction quotidienne des travailleurs en
fonction de leur expérience, de leurs connaissances et de leurs capacités.
39 On peut observer une dissociation, sur ce plan également, entre valeurs et supposés de
base dans la culture de sécurité de l’entreprise. La direction a des valeurs explicites et
déclarées, orientées vers le développement d’une culture normative soutenue à la fois par
des contrôles et des procédures établies et par le respect des règles de protection et de
sécurité. Malgré ces valeurs, le présupposé de base qui structure les politiques de sécurité
réside dans la capacité d’auto - régulation des travailleurs en fonction de leurs
connaissances techniques et leur capacité à maîtriser le travail (Reynaud, 1989). Ce
présupposé de base est aussi intériorisé par les travailleurs, qui, bien qu’ils réclament des
équipements de protection et des technologies plus appropriées, font confiance aux
règles informelles du groupe pour faire face aux situations de risque au travail.
Conclusions
40 L’analyse des politiques de sécurité de CONAPROLE fait apparaître une tension
permanente entre deux modèles de sécurité. La direction de l’entreprise développe une
politique de gestion du risque qui possède de fortes composantes du modèle régulé, dans
lequel la sécurité est le résultat de l’obéissance aux règles et aux protocoles de sécurité
imposés par la direction. Mais ces règles ont une légitimité diffuse, ce qui entraîne des
difficultés dans leur application. L’obéissance aux règles n’est pas assurée par les
superviseurs, étant donné les difficultés d’interaction avec les travailleurs et l’utilisation
arbitraire du pouvoir. D’autre part, le syndicat participe activement aux espaces formels
de discussion sur la sécurité, mais ses actions sont orientées vers l’obtention de
revendications ponctuelles plutôt que vers une demande fondée sur la construction d’une
politique de sécurité à long terme en accord avec l’entreprise.
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41 L’arbitraire des chefs est une source de tensions permanente dans les relations
hiérarchiques, ce qui entraîne un climat de méfiance dans les relations de travail de
l’entreprise. La méfiance empêche le développement d’un modèle proche du HRO,
construit sur une utilisation flexible du pouvoir, une communication performante entre
les différentes parties de l’organisation ainsi que sur une reconnaissance active des
travailleurs dans la gestion du risque. Les ouvriers, dans ce contexte de méfiance et de
tension, développent des procédures de régulation autonome des risques qui répondent à
leur logique de métier et non pas aux règles de sécurité de l’organisation. C’est une forme
de régulation qui ne s’oppose pas à la logique économique de l’entreprise (Reynaud, 1989)
dans la mesure où la production est assurée, mais qui s’instaure par la voie des règles
construites par les opérateurs en fonction de leur connaissance technique, ce que
constitue une normalisation de la déviance des règles imposées par le modèle réglé de
l’organisation.
42 L’échec du modèle réglé imposé par la direction et les procédures de régulation autonome
rapproche le cas de CONAPROLE des modèles artisanaux définis par Amalberti,
caractérisés par une faible régulation de la sécurité, qui repose sur les compétences des
opérateurs. Les pratiques de sécurité rentrent dans un espace dans lequel la séparation,
entre ce qui est légal ou non légal, est diffuse, ouvrant la possibilité pour la tolérance à la
déviance des règles et des procédures de sécurité. La standardisation de cet espace diffus
entre l’acceptable et le non acceptable nécessite, suivant l’approche de la théorie de la
résilience, un processus permanent d’adaptation et d’ajustement des conduites des
individus et de l’organisation aux situations de risque.
43 Alors que les valeurs de sécurité sont acceptées et déclarées par l’organisation,
l’adaptation de l’entreprise aux contraintes extérieures a été construite sur des mesures
orientées à améliorer la qualité et l’efficience de la production. Ces mesures ont été
internalisées par les membres de l’entreprise et transformées en supposés de base de la
culture de l’organisation, déplaçant les valeurs construites autour de la sécurité. Cette
situation englobe la direction de l’entreprise et le syndicat, qui, bien qu’en conflit
permanent, partagent une culture organisationnelle commune.
44 La culture de métier développée par les travailleurs de CONAPROLE en relation avec la
sécurité est le résultat de l’articulation entre les modèles artisanaux de sécurité,
nécessitant une adaptation permanente des travailleurs aux situations de risque, et d’une
culture organisationnelle dont les présupposés de base sont ancrés autour de la
production. Bien que l’organisation ait construit un modèle régulé avec de nombreuses
normes et procédures de sécurité, la normalisation de la déviance en tant que forme
d’action quotidienne de l’organisation déplace la sécurité vers la capacité d’adaptation
des travailleurs, liée à la maitrise qu’ils possèdent de leur métier. Les règles de sécurité
existent en tant que construction autonome des travailleurs et à travers la solidarité des
groupes de travail ; l’absence d’un cadre commun de référence empêche leur
transformation en règle générale pour toute l’organisation.
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RÉSUMÉS
Le travail analyse les politiques de gestion du risque dans l’entreprise de production de lait plus
importante de l’Uruguay. Le modèle de sécurité de l’entreprise repose autour de normes et
dispositifs élaborés par les experts en sécurité, mais la normalisation de la déviance est une
pratique permanente de l’entreprise, ce qui reste efficacité aux politiques de gestion du risque
instrumentées par la direction. Si bien la sécurité est une valeur explicite dans le discours de
l’organisation, les supposés de base de la culture organisationnelle s’articule autour de la
productivité et des exigences de qualité de la production. Ce décalage entre valeurs explicites et
supposées de base s’exprime dans l’inversion qui fait l’entreprise pour acheter des éléments de
protection personnelle et en équipements technologiques de sécurité, inversion qui n’est pas
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accompagnée de la préoccupation pour développer des dispositifs pour exiger aux travailleurs
d’utiliser ces équipements.
This paper analyzes the risk management policies in the production largest dairy company of
Uruguay. The security model of the company rests on rules and devices developed by security
experts, but the normalization of deviation is a constant practice in the company, which
undermines the effectiveness of the risk management policies implemented by management.
While safety is an explicit value in the discourse of the organization, the underlying assumptions
of organizational culture revolve around productivity and quality demands of production. This
mismatch between explicit values and basic assumptions is expressed in the fact that the
investment made by the company to buy personal protective equipment and Safety technological
equipment is not accompanied by the concern to develop devices to force workers to use these
facilities.
INDEX
Mots-clés : culture, gestion, organisation, risque, sécurité
Keywords : culture, management, organization, risk, security
AUTEURS
FRANCISCO PUCCI
Professeur des universités, Departamento de Sociología, Universidad de la República,
Montevideo, Uruguay [email protected]
SOLEDAD NION
Maître de conférence, Departamento de Sociología, Universidad de la República, Montevideo,
Uruguay [email protected]
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La conciliation emploi-famille/viepersonnelle chez les infirmières enFrance et au Québec : une entrée parle groupe professionnelNadia Lazzari Dodeler et Diane-Gabrielle Tremblay
Introduction
1 Un bon nombre de recherches, notamment dans le monde francophone (Fusulier, Laloy,
Sanchez, 2009 ; Tremblay, 2012a) ont permis de constater que l’articulation emploi-
famille se présente de manières différentes selon le genre, le secteur et la taille de
l’entreprise (Tremblay, 2012a, b, 2005 ; Lazzari, 2012), mais aussi selon les sociétés et leur
régulation publiques (politiques publiques, institutions, mentalités et cultures ; cf. Barrère
et Tremblay, 2009).
2 Par ailleurs, des travaux récents ont conduit à prendre une nouvelle porte d’entrée pour
analyser cette question, soit l’entrée par les groupes professionnels ou la profession.
Selon cette approche (Fusulier, Laloy, Sanchez, 2009 ; Fusulier, Tremblay, Di Loreto, 2008),
le concept de profession renvoie au rapport à l’ordre professionnel, aux processus de
socialisation, aux normes, à la vision de l’éthique, mais aussi sur le plan sociologique plus
particulièrement, aux dimensions symboliques et aux modes de régulation.
3 Dans cette recherche, au-delà des spécificités nationales, nous proposons une
comparaison des conditions de travail des infirmières québécoises et françaises, l’entrée
analytique par le groupe professionnel permettant de saisir la problématique de la
conciliation emploi-famille/vie-personnelle (aspect vocationnel, horaires de travail, etc.).
Nous nous centrons sur la profession d’infirmière, en proposant une comparaison des
difficultés et des modes d’articulation emploi-famille/vie personnelle comparés entre le
Québec et la France.
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4 Pour ce faire, après avoir explicité succinctement ce que signifie l’entrée analytique par la
profession, dans un premier temps, nous dressons un portrait de la profession
d’infirmière dans les deux zones (rôle, études, situation démographique et trajectoires
professionnelles). Dans un second temps, à partir des entrevues menées dans chacune des
deux zones, nous présentons une analyse des résultats, ainsi qu’une réflexion sur l’apport
de l’entrée par la profession dans ce cas précis, en nous intéressant aux mesures qui
permettraient d’attirer et de retenir cette main-d’œuvre fort recherchée, tenant compte
de la diversité de genre et d’âge sur le plan de la conciliation.
L’entrée par les professions
5 Tel qu’indiqué par Fusulier et Tremblay (2013, p. 81), l’entrée par la profession permet de
mettre en avant le rôle de la profession « comme entité médiatrice des rapports des
personnes à la combinaison travail/famille », mais aussi des rapports à l’égard des
diverses mesures (normes légales, politiques, pratiques d’entreprises, etc.) qui encadrent
les liens entre les responsabilités professionnelles et les responsabilités parentales-
familiales-personnelles. Ainsi, une entrée par la profession permet de souligner les effets
des caractéristiques de l’appartenance professionnelle sur la façon dont les individus vont
vivre cette relation entre l’emploi et la famille, ainsi que l’ensemble des tensions
associées à leur rôle professionnel, en lien à la fois avec leur éthos professionnel (normes
et règles du milieu, implicites ou explicites), les exigences concrètes de ce milieu
professionnel à un moment précis, ainsi que les exigences de leur vie familiale ou
personnelle.
Portrait de la profession d’infirmières
Les effectifs infirmiers au Québec et en France
6 Selon l’Ordre des Infirmiers et des Infirmières du Québec (OIIQ) (2014, p. 9), en 2013-2014,
les effectifs infirmiers inscrits au tableau de l’OOIQ sont en progression de 1,1 % par
rapport à 2012-2013 soit 73 145 infirmières. Les infirmières forment l’un des groupes
professionnels à la fois les plus féminisés et les plus exposés aux horaires de travail
atypiques (Bouffartigue et Bouteiller, 2003 ; Lazzari, 2012). Toutefois, il faut noter qu’au
Québec la proportion des hommes dans cette profession est plus importante qu’ailleurs
au Canada, avec 10,6 % de l’effectif en 2013-2014 (OIIQ, 2014, p. 23).
7 Tout comme au Québec, en France la profession d’infirmière est majoritairement
féminine comptant 88 % de ses effectifs (Barlet et Cavillon, 2011, p. 1). Les effectifs
infirmiers sont également en croissance : le nombre d’infirmières actives étant passé de
567 564 à 595 594, soit 4,9 % par rapport à 3,5 % entre 2011 et 2012 (Sicart, 2014, p. 7).
8 À présent, voyons quelles sont les études nécessaires, dans les deux zones, pour exercer la
profession d’infirmière.
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Les études en lien avec la profession d’infirmière au Québec et enFrance
9 Au Québec, plusieurs programmes sont disponibles pour accéder à la formation
d’infirmière.
• Trois ans au CEGEP, Collège d’Enseignement Général et Professionnel, obtention du diplôme
d’infirmière technicienne.
• Trois ans à l’université pour obtenir un BAC (Licence en France) en sciences infirmières,
obtention du diplôme d’infirmière clinicienne.
• Ou encore, avoir obtenu un DEC (BAC en France) en soins infirmiers et avoir poursuivi trois
années à l’université pour obtenir un Baccalauréat (Licence en France), obtention du
diplôme d’infirmière clinicienne.
• Une maitrise en pratique avancée, conduira au titre d’infirmière praticienne ou praticienne
de première ligne
• Pour terminer un doctorat en sciences infirmières est proposé.
10 Pour exercer, les infirmières québécoises ayant passé leur examen professionnel ECOS
(Examen Clinique Objectif Structuré) devront avoir obtenu auprès de l’OOIQ leur permis
d’exercer.
11 Pour exercer le métier d’infirmière, en France, il faut être titulaire du Diplôme d’État
(DE). Il s’agit d’une formation de trois ans après le BAC (DEC au Québec). L’accès à cette
formation se fait sur concours. La formation comprend de nombreux stages (rémunérés)
en milieu hospitalier et extrahospitalier. Après avoir été diplômée d’État et avoir obtenu
deux années d’expérience, l’infirmière peut se présenter à différents concours :
puéricultrice, infirmière de bloc opératoire ou autre. Elle pourra aussi après cinq années
d’activité se présenter au concours de cadre de santé puis après 3 ans à celui de cadre de
santé supérieur. À compter de dix années d’expérience en tant qu’infirmière DE et cinq à
un poste d’encadrement cette dernière pourra présenter le concours de directeur du
service des soins infirmiers, si elle le souhaite.
12 Ainsi, nous pouvons constater que le parcours des études d’infirmières est différent dans
les deux pays. En effet, du côté français le parcours débute par un concours d’entrée et les
personnes sont formées dans des écoles de santé. De plus l’évolution de carrière ne peut
se faire que par le passage d’un nouveau concours à compter d’un certain nombre
d’années d’activité. Au Québec, le cursus en trois ans au cégep qui mène au titre
d’infirmier technicien n’existe pas en France. De plus les études après le DEC peuvent
aller jusqu’au doctorat à l’université. Les infirmières françaises n’ont pas besoin de
permis d’exercer.
13 Passons maintenant à quelques éléments liés au rôle des infirmières de chaque zone.
Le rôle des infirmières dans les deux zones
14 En France, l’Ordre des infirmiers (2010, p, 2) définit le rôle des infirmiers et des
infirmières comme suit : « L’exercice de la profession d’infirmier ou d’infirmière
comporte l’analyse, l’organisation, la réalisation des soins infirmiers et leur évaluation et
la contribution au recueil de données cliniques et épidémiologiques et la participation à
des actions de prévention, de dépistage, de formation et d’éducation à la santé ».
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15 Au Québec, selon l’OIIQ (2010, p. 24), « L’exercice infirmier consiste à évaluer l’état de
santé d’une personne, à déterminer et à assurer la réalisation du plan de soins et de
traitements infirmiers, à prodiguer les soins et les traitements infirmiers et médicaux
dans le but de maintenir la santé, de la rétablir et de prévenir la maladie ainsi qu’à
fournir les soins palliatifs », selon la Loi sur les infirmières et les infirmiers (article 36).
16 Les tâches en lien avec l’exercice de la profession d’infirmière dans les deux pays
semblent similaires, du moins sur papier.
Les horaires atypiques
17 La profession d’infirmière implique des horaires s’étalant sur 24 heures pour répondre
aux besoins de la population, ce qui peut rendre difficile l’exercice de la profession. En
effet, au Québec, que ce soit par choix ou de manière involontaire, les infirmières
bénéficient d’horaires de travail qui peuvent prendre la forme d’un temps plein (59.6 % en
2013-2014), d’un temps partiel (31,8 % en 2013-2014) ou encore de contrats occasionnels
(8.6 % en 2013-2014) (OIIQ, 2014, p, 10). Elles peuvent également travailler, sur appel,
avoir des quarts de travail de jour, de soir, de nuit et de fin de semaine et devoir « faire
des doubles1 ». De plus, le nombre total d’heures effectuées par les infirmières a
augmenté : en 2005-2006 il se situait autour de 65 millions pour atteindre 67,2 millions en
2011-2012 (InfoStats, 2014, p. 2). Quant aux heures supplémentaires, en 2011-2012, elles
représentaient 5,5 % des heures totales comparativement à 3,9 % il y a dix ans (InfoStats,
2014, p. 2).
18 En ce qui concerne le temps de travail, l’enquête emploi de 2008, citée dans Barlet et
Cavillon (2011, p. 4), souligne qu’une infirmière française sur quatre travaille à temps
partiel, plus précisément ce sont 27 % des infirmières de plus de 40 ans qui travaillent à
temps partiel contre 18 % des infirmières âgées de moins de 40 ans, et une infirmière sur
trois travaille de nuit. D’ailleurs, 62 % des infirmières salariées disent avoir fait le choix
de travailler à temps partiel pour s’occuper des enfants. Ainsi, « le recours au temps
partiel reste la modalité la plus universelle d’adaptation du travail aux contraintes
familiales » (Michaux et Molière, 2014, p. 31).
19 Comme le soulignent (Michaux et Molière, 2014, p. 31) « l’entrée dans le métier à l’hôpital
se fait en se pliant à la norme professionnelle des horaires atypiques », ainsi tout comme
leurs homologues québécoises, les infirmières françaises sont amenées à travailler sur des
quarts de jour, de soir, de nuit et de fin de semaine et parfois sur une plage horaire de
douze heures (Michaux et Molière, 2014). Cette possibilité de travailler douze heures est
relativement prisée tant auprès des infirmières québécoises (Lazzari, 2012) que françaises
car elle permet de bénéficier de jours de repos supplémentaires cependant elle peut aussi
comporter des risques dus à la fatigue en fin de poste (Michaux et Molière, 2014).
20 Ce sont autant d’éléments qui caractérisent les contraintes du travail infirmier du point
de vue des horaires. Bien sûr, l’ensemble du marché du travail est caractérisé par une
diversification des formes d’emploi (Tremblay, 2008a,b), mais le secteur infirmier semble
plus particulièrement touché à la fois parce que le travail se fait 24 heures par jour et
parce que malgré la croissance des effectifs infirmiers d’année en année, celle-ci ne se
produit pas dans les domaines où les besoins sont les plus criants, par exemple celui en
soins de longue durée (OIIQ, 2014), où se sont principalement les infirmières plus en fin de
parcours professionnels qui y travaillent, ce qui peut poser un réel problème avec le
vieillissement de la population.
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Situation démographique et trajectoires professionnelles desinfirmières
21 Outre le vieillissement de la population et la répartition des effectifs infirmiers très
inégale sur le territoire des deux zones, la pénurie d’infirmières semble perdurer et
plusieurs d’entre elles envisagent de partir à la retraite de manière anticipée.
22 Au Québec, en 2013-2014 : 13 356 infirmières sont âgées de 55 ans ou plus et une
infirmière sur cinq est toujours potentiellement admissible à la retraite pour cette même
période (OIIQ, 2014, p. 9) ce qui représente un réel défi auquel les services de santé auront
à faire face. S’ajoute à cela l’entrée en vigueur au 1er avril 2015 de la Loi 10 qui semble
attiser la volonté de départs non planifiés à la retraite de nombreuses infirmières. En
effet, selon un sondage réalisé pour la Fédération interprofessionnelle de la santé (FIQ),
environ 7500 infirmières semblent vouloir prendre leur retraite dans les trois ans, en
raison du passage de l’âge de la retraite de 60 ans à 62 ans et des modifications du calcul
de la rente2. Ce nombre de départs est supérieur comparativement à celui des départs à la
retraite de 1997 où 6000 infirmières avaient pris leur retraite (Sioui, 2015). La réforme du
système de santé prévoit également l’abolition de 1300 postes de cadres de la santé, selon
Pelchat (2015) environ 900 cadres de la santé seraient déjà partis en préretraite ou à la
retraite pour éviter de subir la réforme.
23 Selon la Fédération Interprofessionnelle de la santé du Québec (FIQ), citée dans Sioui
(2015), depuis 1997, le recours aux heures supplémentaires s’est pratiquement
systématisé et faire appel à de la main-d’œuvre d’agences privées est devenu beaucoup
plus fréquent. Ces éléments semblent montrer que la charge de travail des infirmières
s’est intensifiée et que les conditions de travail se sont détériorées ce qui peut entrainer
de l’épuisement, de l’absentéisme, et parfois aussi une perte du sens au travail (Berry et
Curry, 2012). En outre, ces détériorations peuvent aussi inciter les infirmières à changer
de secteur, d’emploi voire de profession (Lazzari, 2012).
24 En juxtaposition, le système public doit faire face à l’exode des infirmières au privé,
motivé par la flexibilité des horaires. En effet, au Québec 7472 infirmières exercent leur
profession dans le secteur privé ce qui représente 10,8 % de l’effectif infirmier (OIIQ, 2014,
p. 10). Les infirmières qui travaillent pour une agence le font en raison du choix des
horaires (81 %), de la conciliation travail-famille (68 %), des conditions de travail (66 %) et
du taux horaire plus élevé (57 %) (Samson, 2008). Par ailleurs, si certaines infirmières
choisissent de travailler en agence privée pour concilier le travail et la famille, pour les
infirmières plus âgées, le fait de travailler pour une agence privée représente une sorte de
préretraite qui leur permet de réduire leur temps de travail (Cloutier et al, 2006).
25 Barlet et Cavillon (2011) ont mené une étude de la situation démographique et des
trajectoires professionnelles des infirmières françaises. Ainsi, dans le secteur public
(infirmières hospitalières) les infirmières se retirent du marché du travail massivement à
55 ans, cependant se sont 17 % des hommes et 20 % des femmes qui partent à la retraite
avant cet âge (Barlet et Cavillon, 2011, p. 7). Ces départs peuvent s’expliquer par le fait
que ces fonctionnaires peuvent partir à la retraite au bout de 15 ans de service s’ils ont
élevé trois enfants, et par la suite, ils ont la possibilité de cumuler leur retraite avec un
emploi dans le secteur privé ou d’exercer en libéral. En comparant les trois secteurs
(public, privé et libéral), la moyenne d’âge de départ à la retraite des infirmières œuvrant
dans le secteur public est de 56 ans, dans le secteur privé cette moyenne s’élève à 59 ans
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et chez les infirmières libérales elle se situe à 61 ans (Barlet et Cavillon, 2011, p. 1). On
pourrait penser que les conditions de travail sont meilleures dans le secteur privé et
libéral qu’elles ne le sont dans le secteur public.
26 Par ailleurs, si l’on assiste en France à quelques migrations interrégionales d’infirmières
(Barlet et Cavillon, 2011), d’autres infirmières souhaitent immigrer grâce à l’Arrangement
de Reconnaissance Mutuelle (ARM) des qualifications professionnelles (Entente France-
Québec). Ainsi, en 2013-2014, plus de 250 infirmières françaises ont obtenu un permis
d’exercer au Québec, avant cette entente, environ 70 infirmières françaises obtenaient un
permis d’exercer par an (OIIQ, 2014, p. 24).
27 Ainsi, que ce soit en France ou au Québec, l’entrée analytique par la profession met en
évidence des particularités, reliées à la profession, qui sont partagées par le groupe
professionnel. Elle met en exergue la volonté d’un grand nombre d’infirmières, se situant
en fin de parcours professionnel, de se retirer du marché du travail de manière
prématurée, alors que certaines infirmières plus jeunes quittent leur emploi au profit des
agences privées et que d’autres (françaises) émigrent en région ou immigrent au Québec.
Dans ce contexte, il semble que les conditions de travail des infirmières en emploi
risquent de se détériorer.
Méthodologie
28 Dans le cadre de cette recherche, nous avons mené des entretiens individuels non
directifs, d’une heure environ, auprès de huit infirmières québécoises (six femmes et deux
hommes) et huit infirmières françaises (six femmes et deux hommes), âgées de 26 à 59
ans. En France, nous avons rencontré troisinfirmières et un infirmier travaillant aux
urgences psychiatriques, un cadre de santé des urgences psychiatriques, et trois
infirmières en ORL ophtalmo. Au Québec, nous avons interviewé une infirmière en
gérontologie-psychiatrie, un infirmier et une infirmière travaillant aux urgences du
département de médecine, un infirmier en retraite et travaillant à temps partiel
(précédemment a travaillé aux urgences) sur appel pour des transferts de patients, une
infirmière chef d’unité à l’urgence volet ambulatoire et gestion des séjours, deux
infirmières en radiologie et une autre en obstétrique.
29 Les entrevues ont eu lieu en face à face, sur le lieu de travail. Pour la France, l’échantillon
est issu d’un centre hospitalier régional, alors que pour le Québec, nous avons dû recourir
à plusieurs Centres de santé et de services sociaux (CSSS).
30 Les entrevues ont été enregistrées, retranscrites intégralement, puis analysées par
résumé, entretien par entretien, pour chacun des thèmes de notre guide d’entretien. Puis
nous avons relevé les thèmes récurrents dans chaque entretien par le procédé de
l’analyse thématique des données, selon nos thèmes et sous-thèmes (Gavard-Perret et al,
2008).
31 Passons maintenant à la présentation des résultats.
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Résultats
Pourquoi la profession d’infirmière ?
32 Lorsqu’on interroge les infirmières sur les raisons du choix de leur profession, le terme de
vocation est souvent employé. De manière générale, malgré les contraintes qu’elles vivent
elles ne changeraient pas de profession, c’est la seule profession qu’elles veulent exercer,
comme il est aussi noté dans Tremblay (2014) pour le Québec. Nous allons donc traiter
d’abord de la vocation professionnelle des infirmières pour voir comment cela peut
s’articuler avec les exigences du contexte actuel de travail.
33 L’idée de vocation professionnelle est évoquée par Weber (1918), pour parler de ferveur
au travail. Selon l’auteur la vocation ne tient pas qu’aux conditions extérieures du travail,
mais aussi aux dispositions intérieures de l’individu. Fusulier et al (2009) précisent que les
métiers dits de « vocation » sont souvent ceux dont les dimensions d’aide à autrui et de
dévouement à une cause, sont très présentes, ce que l’on retrouve aussi chez les
travailleuses sociales (Tremblay, Di Loreto, Fusulier, 2009). Voyons les perceptions de nos
répondants sur le sujet.
« C’est une vocation, dans mon enfance j’ai eu la responsabilité de ma grand-mèrequi était bien hypothéquée » Québec, infirmière en médecine, en couple, 26 ans, sansenfants « C’est une vocation…. tout à fait… je ne me voyais pas faire autre chose… en 3e jecherchais un job d’été et j’ai fait une colonie de vacances avec des enfantshandicapés moteurs et mentaux, j’ai tout de suite été dans mon élément » France,infirmière psychiatrique, mariée, 52 ans, deux enfants« Oui c’est une vocation, c’est un terme qui revient très souvent dans ce milieu, onse demande pourquoi on a choisi ça… on nait avec je crois…, moi quand j’étais jeunej’étais toujours attiré par les points de santé, j’ai fait des cours de sauvetage, de lapatrouille en ski, j’ai toujours été très proche pour ça » Québec, infirmier, 32 ans,marié, un enfant« Je réserve la vocation au registre des religieuses, mais ça se rapproche. J’ai tout desuite compris que cette voie était la mienne, j’ai une sensibilité plus exacerbée… jesuis plus attentif aux autres, je suis à l’aise dans ce milieu » France, cadre de santé(homme), en couple, 45 ans, sans enfants.
34 Les six autres répondants québécois (cinq femmes et un homme) disent que leur
profession est une vocation à l’exception d’un infirmier qui souhaitait dans son
adolescence être policier. L’infirmière-chef d’unité aux urgences précise qu’effectivement
son métier d’infirmière est une vocation, mais celui de gestionnaire inhérent à sa
fonction relève plus de la passion.
35 Quatre autres répondantes françaises parlent également de vocation et deux répondants
(une femme et un homme) disent soit pour l’une, avoir saisi une opportunité de jeunesse
et pour l’autre avoir changé de métier. Ainsi, 87,5 % des infirmières québécoises sont
entrées dans la profession par vocation et 75 % en ce qui concerne les Françaises. Elles
justifient leur propos en décrivant les caractéristiques de leur personnalité comme
l’intérêt pour l’autre, une sensibilité exacerbée, etc.
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Les conditions d’emploi, en contradiction avec la vocation
36 Que ce soit en France ou au Québec toutes les infirmières soulignent la surcharge de
travail en lien avec une augmentation du ratio patients/infirmier, de l’amplification de la
« paperasse » à remplir qui ne permet plus d’être auprès des patients. Cette surcharge de
travail peut avoir un effet sur les soins donnés au patient, mais aussi sur la capacité
d’écoute de l’infirmière.
« Les choses ont beaucoup évolué en douze ans, il y a un bond phénoménal dans lamanière dont on est traité et dans la manière de faire nos soins. Au début, il y avaitun minimum d’effectif assuré pour les prises en charge, plus ça va… les infirmiersont été remplacés par des aides-soignants, deux aides-soignants et un infirmier, ettrois lits de plus. On a aussi une surcharge administrative, vingt pages de dossier àcompléter par patient c’est du temps qu’on ne passe plus avec le patient, il y a aussiles restrictions budgétaires, même pour l’alimentation des patients, la portion a étédivisée par deux, plus de goûter. Par contre, ils n’ont jamais été autant dedirecteurs adjoints, on ne sait pas ce qu’ils font et la qualité relationnelle n’est pasmeilleure, il y en a certain qu’on ne connaît même pas » France, infirmière enpsychiatrie, mariée, 34 ans, trois enfants« C’est beaucoup la surcharge de travail, plus ça va… je suis parti à temps, moi… ilsnous écoutent plus… ils vont mettre des personnes responsables qui ne connaissentpas le département. La fille responsable de notre étage n’était pas infirmière, elleétait physio, c’était illogique » Québec, infirmier, transfert de patients, marié, 58ans, deux enfants.
37 Certains patients comprennent la situation dans laquelle se trouvent les infirmières,
d’autres non, ce qui rend difficile l’exercice de la profession. Les effets des restrictions
budgétaires ont eu un impact sur la réduction du temps d’hospitalisation (parfois sortie
prématurée), mais aussi sur la diminution du temps passé avec les patients, temps réduit
à peau de chagrin qui peut avoir un impact sur la qualité des soins. Ainsi, les restrictions
budgétaires et la surcharge de travail qui en émane entrent en conflit avec l’éthos
professionnel des infirmières.
L’usage des politiques familiales
38 En l’absence de programme explicite de conciliation travail-famille qui puisse aider les
infirmières à assumer leurs responsabilités, ces dernières sont amenées à faire une
utilisation soutenue des politiques existantes, comme la RTT (réduction du temps de
travail) et les congés de maternité, pour pouvoir s’occuper de leur famille.
39 Toutes les infirmières québécoises et françaises ayant eu des enfants disent avoir pris le
congé de maternité, un infirmier français a pris le congé parental sous forme de temps
partiel, pendant trois ans, pour profiter de ses enfants. De plus, la législation française
prévoit que la femme enceinte peut travailler une heure de moins par jour. Au Québec, les
infirmières bénéficient du retrait préventif, ce qui leur permet en fonction des besoins de
l’employeur soit de travailler dans un service administratif ou de rester chez elles, dès le
début de la grossesse.
« J’ai pris un temps partiel par rapport à un congé parental de 39 ans à 42 ans, jetravaillais à 80 % jusqu’à l’âge de 3 ans de ma fille. J’ai pu aménager parce quec’était un droit et j’étais comblé par le bonheur d’être à la maison, d’être avec mafamille, avec ma fille. C’était un juste équilibre, c’est bien de travailler aussi, j’étaisplus heureux » France, infirmier psychiatrique, 48 ans, marié, deux enfants
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« En ce qui concerne l’organisation à part le congé de maternité, y a pas biend’autres choses. Moi j’ai utilisé le congé de maternité quand j’en ai eu besoin, letemps partagé, le temps partiel et la retraite progressive » Québec, infirmière engérontologie-psychiatrique, 59 ans, mariée, un enfant« J’ai toujours été à temps complet. Je suis passé à 4 jours semaine pour respirer unpeu ; souvent ils me demandaient quand même, et j’allais pour les transferts »Québec, infirmier, transfert de patients, 56 ans, marié, deux enfants« Mon travail ne passe pas avant tout. On peut aussi bénéficier d’un aménagementdu temps de travail lorsqu’on est enceinte, soit une heure de réduction par jour àpartir du 3e mois… bon, mais ici c’est au bon vouloir du cadre, du fonctionnementdu service, pour une collègue enceinte, la cadre lui mettait des nuits alors que leCode du travail dit qu’ à partir d’un certain moment elles n’ont plus à faire denuits » France, infirmière en psychiatrie, 34 ans, mariée ,trois enfants« L’organisation prévoit l’ouverture d’une garderie en septembre prochain, onprévoit aussi de faire un gym pour l’exercice physique, notre organisation est assezouverte, ils sont assez actifs. » Québec, infirmière-chef d’unité des urgences,mariée, 58 ans, 4 enfants » Québec, infirmière-chef d’unité des urgences, mariée, 58ans, quatre enfants
40 Dans le but d’améliorer les conditions de travail des infirmières de son service, cette
infirmière-chef a mis en place une mesure qui permet aux infirmières de travailler sur
des plages horaires de douze heures et de ne travailler plus qu’une fin de semaine sur
trois au lieu de deux.
« Juste un exemple, j’ai mis en place un projet d’une fin de semaine sur trois avecdes 12 heures pour les infirmières. Il y a plus de 50 % de l’équipe qui le fait, ce sontdes horaires adaptés à nos besoins et aux besoins du personnel. Québec, infirmière-chef d’unité des urgences, mariée, 58 ans, 4 enfants
41 L’absence de garderie dans le milieu de travail en France et l’insuffisance de places, au
Québec, sont vécues comme un problème. En effet, les infirmières françaises
souhaiteraient avoir une crèche dans le milieu professionnel ou même assez près de leur
lieu de travail. Un stationnement à proximité et non payant serait également le bienvenu.
Au Québec, bien que certains hôpitaux possèdent un service de garde dans le milieu de
travail ou à proximité, les mères que nous avons rencontrées disent ne pas avoir de place
pour leurs enfants.
« Il faudrait une crèche pour le personnel, cela les rendrait plus disponibles et lesfidéliserait. Un stationnement aussi serait bien, car ils galèrent, tous lesstationnements sont payants, je trouve cela paradoxal, car le maire de la ville estaussi notre président du Conseil d’Administration… c’est très paradoxale » France,cadre de santé aux urgences, homme, marié, sans enfants« Être du soir ou de nuit ne pose pas de problème quand on est sans enfants… aprèsle premier c’était difficile de trouver une nourrice à cinq heures du matin et lesdeux grands scolarisés, c’est tiré par les cheveux. Avec l’âge aussi on a plus de mal àfaire des nuits je ne les encaisse plus comme avant, maintenant au bout de deuxnuits je ne récupère plus ». France, infirmière psychiatrique, mariée, 34 ans, troisenfants.
42 Ci-dessus, nous avons présenté les perceptions des infirmières françaises et québécoises
quant aux mesures d’aménagement du temps de travail qu’elles utilisent et qui leur
permettent de concilier l’emploi et la famille tout en soutenant leur parcours
professionnel. À présent, nous présentons quelques stratégies de contournement mises en
œuvre par les infirmières pour satisfaire leurs besoins et leurs attentes.
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Des stratégies de contournement pour concilier la vieprofessionnelle et familiale/personnelle
43 Tant au Québec qu’en France, les infirmières mettent en place des stratégies de
contournement afin de pouvoir concilier la sphère professionnelle et la sphère privée. En
effet, plusieurs infirmières françaises sont mariées ou en couple avec des infirmiers,
auquel cas ils travaillent à contre temps ; ainsi, un homme infirmier travaille de nuit, sa
femme travaillant de jour dans un bureau, ce qui leur permet de pouvoir se relayer
auprès des enfants. Le père est parfois ainsi appelé à s’investir plus activement, surtout
que nombre d’entre eux évoquent leur souci de participer plus activement aux
responsabilités parentales au Québec (Tremblay et Lazzari Dodeler, 2015). Une jeune
infirmière prévoit de changer de secteur afin de ne plus avoir à travailler de nuit ou les
fins de semaine lorsqu’elle aura des enfants. Pour d’autres répondants, la possibilité de
concilier le travail et la famille repose sur l’aide des parents.
« Plus tard je veux des enfants, une famille, c’est sûr que je ne vais plus travailler desoir et les fins de semaine, peut-être travailler de jour et plutôt faire du soutien àdomicile…là on est de jour, ça fait une grande différence » France, femme, infirmièreen radiologie, en couple, 26 ans, sans enfants« J’ai une fille de presque 2 ans. C’est facile de concilier parce que j’ai mes parentsproches de chez nous, ils sont à la retraite et c’est la première petite fille, ils sontcontents de la garder. En plus, ma blonde est de soir, moi de jour, on se partage leschoses. » Québec, homme, infirmier, urgence département de médecine, marié, 32 ans, unenfant.
44 Comme nous venons de le voir, que ce soit au Québec ou en France, le besoin des
infirmières de concilier le travail et la famille/vie personnelle est bien présent. Outre les
politiques familiales de congé de maternité, paternité et de parentalité ainsi que la
mesure de travail à temps partiel dont tous les répondants bénéficient, au Québec des
mesures de temps partagé, et de retraite progressive sont également utilisées. En France,
le besoin de garderie en milieu de travail se fait pressant alors qu’au Québec c’est la
difficulté d’y avoir une place qui semble problématique. Ainsi, pour pallier au nombre
insuffisant de mesures offertes pour concilier le travail et la famille/vie personnelle, les
répondants mettent en œuvre des stratégies de contournement comme le travail à
contretemps avec le conjoint, des grands-parents qui prennent en charge les enfants
pendant que les parents travaillent.
Les mesures d’aménagement ou de réduction dutemps de travail (ARTT)
45 Avant de passer aux mesures d’ARTT, soulignons que nous nous sommes également
intéressées aux avantages sociaux offerts par les organisations. Le tableau 4 (en annexe,
p. 19) donne les informations pour les deux zones.
46 Nous avons interrogé les infirmières sur les pratiques d’aménagement et de réduction du
temps de travail qui existent dans leur organisation, puisque ces pratiques sont
généralement les plus recherchées par les parents pour arriver à concilier (Tremblay,
2012a). Les tableaux qui suivent fournissent l’information sur les mesures offertes.
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47 En ce qui a trait aux pratiques d’aménagement ou de réduction du temps de travail, on
constate que les mesures d’horaires flexibles, généralement les plus recherchées pour
concilier, sont rarement offertes, quoiqu’elles existent dans quelques cas. Les pratiques
les plus connues des infirmières québécoises sont celles de la retraite progressive (8), et
de la retraite et emploi à temps partiel (7). Chez les infirmières françaises, le temps
partiel volontaire (8) existe dans l’organisation alors que la retraite progressive n’existe
pas pour cinq personnes (5).
48 Le télétravail à domicile temps plein (8) et (8) et le télétravail quelques jours/semaines (8)
et (6) sont vus comme inexistants. Tant pour les infirmières québécoises que pour les
Françaises, le télétravail ne s’applique pas à la profession.
49 Dans le tableau ci-dessous, nous avons interrogé les répondants sur les mesures de ARTT
qui les intéresseraient le plus du point de vue de la conciliation travail-famille et avons
mis en exergue les choix les plus intéressants et les moins intéressants.
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50 En ce qui a trait aux pratiques d’aménagement en lien avec la conciliation travail famille,
les infirmières françaises disent être très intéressées par la retraite progressive, le temps
partiel volontaire et les vacances annuelles plus longues (8). Les infirmières québécoises
sont très intéressées par les horaires flexibles, les jours supplémentaires de congé, les
vacances annuelles plus longues et la retraite et emploi à temps partiel (8).
51 Le télétravail domicile temps plein (6) et le télétravail quelques jours/semaine (6) et les
journées de travail plus courtes (5) ne sont pas du tout jugés intéressants pour les
infirmières françaises. De même, pour les infirmières québécoises, qui pensent que le
télétravail domicile temps plein (3) et le télétravail quelques jours/semaine (3) ne sont
pas intéressants ou peu praticables.
52 De manière générale les mesures (en lien avec la CTF) de retraite progressive, d’emploi à
temps partiel et de vacances plus longues sont très intéressantes pour les infirmières
françaises. Les infirmières québécoises marquent un fort intérêt pour la flexibilité des
horaires, et sont également très intéressées par les vacances annuelles plus longues, les
jours supplémentaires de congé et la retraite et emploi à temps partiel. La majorité des
infirmières françaises n’est pas intéressée par les deux formes de télétravail, alors que les
infirmières québécoises sont plus modérées en ce qui concerne l’intérêt du télétravail,
bien que celui-ci semble difficilement envisageable dans leur profession.
53 Tous ces choix de mesures montrent bien un fort intérêt des infirmières québécoises et
françaises pour la flexibilité des horaires dans un but d’articulation de la sphère
professionnelle et personnelle.
54 Dans le tableau qui suit, nous présentons les réponses sur les pratiques RTT qui
pourraient inciter à rester en emploi plus longtemps, ce qui aiderait les organisations à
faire face aux départs et réduirait la rotation.
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55 Voyons ici les choix de nos répondants en ce qui concerne la réduction du temps de
travail du point de vue de l’incitation à demeurer en emploi plus longtemps :
56 Les infirmières françaises : La retraite progressive, le temps partiel volontaire et les
horaires flexibles (8), ainsi que la retraite et emploi à temps partiel et les jours
supplémentaires de congé (7) sont des pratiques très intéressantes en ce qui concerne
l’incitation à demeurer plus longtemps en emploi. Le télétravail à domicile temps plein (6)
et le télétravail quelques jours/semaine (6) ne le sont pas du tout.
57 Les infirmières québécoises : La retraite progressive et la retraite et emploi à temps
partiel (8), les horaires flexibles, le temps partiel volontaire, le travail partagé, les jours
supplémentaires de congés, et les vacances annuelles plus longues (7) sont des pratiques
très intéressantes en ce qui concerne l’incitation à rester plus longtemps en emploi. Les
mesures de télétravail domicile temps plein (3) et de télétravail quelques jours/semaine
(3) ne le sont pas du tout intéressantes.
58 En somme, nous pouvons observer que les infirmières françaises pensent que la retraite
progressive, le temps partiel volontaire et les horaires flexibles sont des mesures qui
pourraient les inciter à demeurer en emploi. Les Québécoises, à l’unanimité, portent
d’abord leur choix sur les mesures de retraite progressive et de retraite à temps partiel.
Selon ces répondantes, ces pratiques sont très intéressantes en ce qui concerne
l’incitation à rester plus longtemps en emploi, mais il faut bien sûr que les conditions de
travail ne se détériorent pas par ailleurs. La majorité des infirmières françaises ne sont
pas intéressées par le télétravail sous quelque forme que ce soit, alors que les infirmières
québécoises sont plus modérées. Il est certain que le télétravail ne peut être pratiqué de
manière continue par les infirmières, puisqu’elles doivent rendre les services aux
patients, mais certaines tâches pourraient être faites à domicile (rapports, etc.), bien que
ce ne soit pas une solution très adaptée à ce type de travail.
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59 Au vu des mesures que les infirmières aimeraient se voir offrir, on peut penser qu’elles
cherchent à couvrir le cycle complet des âges avec des mesures qui permettraient de
concilier les responsabilités professionnelles, familiales et personnelles aux différentes
étapes ou âges de la vie.
Conclusion
60 L’entrée par la profession nous a permis de montrer comment la profession d’infirmière
se caractérise par un certain nombre de caractéristiques communes et par un très fort
éthos et engagement professionnel. La recherche a aussi fait émerger des caractéristiques
liées à l’appartenance à la profession d’infirmière, au-delà des frontières nationales. Cela
permet de confirmer l’existence d’un éthos professionnel, puisque justement il dépasse
les frontières. Cette entrée par la profession semble donc bien utile pour étudier la
thématique de la conciliation travail-famille. Grâce à nos entretiens, nous avons pu
mettre en relief les tensions associées au rôle professionnel des infirmières en lien avec
leur éthos professionnel, les normes et les exigences du milieu professionnel et celles de
leur vie familiale et personnelle.
61 Plusieurs infirmières vivent une tension très forte entre le soin et l’attention qu’elles
souhaitent apporter aux patients et la dimension technique ou médicale des soins, entre
le travail qu’elles souhaitent faire ou la manière dont elles souhaitent le faire et le travail
prescrit (notamment les temps prescrits par tâche). Les tâches administratives et
techniques entrent souvent en conflit avec le temps qu’elles souhaitent consacrer aux
patients, et du coup, ces derniers sont souvent peu reconnaissants de leur travail,
puisqu’elles doivent se limiter dans le temps qu’elles y accordent et la dimension plus
personnelle ou relationnelle est souvent mise entre parenthèses.
62 Alors que les infirmières sont pour la plupart très engagées dans leur travail, ou l’étaient
tout au moins à leur entrée dans la profession, elles voient cet engagement remis en
question par les pressions temporelles et administratives, ainsi que par la pénurie de
personnel vécue dans plusieurs services. Elles sont donc en quelque sorte prises entre
l’éthos de leur profession (engagement, soins, attention au patient) et les tâches
administratives et techniques qui doivent être faites, réduisant le temps consacré à la
dimension personnelle et relationnelle. La reconnaissance de leur travail n’est plus la
même, puisque tant les directions d’établissements que les patients ne semblent pas
reconnaître la tension dans laquelle elles sont tenues, entre l’engagement personnel dans
le travail de soins et l’obligation de rendement et de rapidité à laquelle elles sont tenues
dans le travail concret.
63 Nos entrevues ont permis d’examiner les perceptions et les vécus des infirmières du
secteur public. Que ce soit au Québec ou en France, les infirmières semblent fragilisées
par de nombreuses incertitudes quant à leur place et leur rôle dans la profession. Toutes
estiment que leur situation professionnelle s’est dégradée. Le nombre croissant de
patients, le manque de main-d’œuvre infirmière, l’amplification de fiches, rapports, etc. à
compléter, les restrictions budgétaires, le manque de compréhension et de soutien des
supérieurs quant à une possible articulation de la vie professionnelle et personnelle les
amènent toutes à prendre des congés auxquels elles ont droit (même si ce n’est pas
toujours bien vu) pour tenter de prendre de la distance et de s’occuper de leur famille.
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224
64 Comme la profession d’infirmière est une des principales professions des femmes, au
Québec comme en France, les enjeux sont ici très importants, d’une part pour la
conciliation entre vie personnelle, familiale et professionnelle, mais aussi pour leur
identité professionnelle, que les transformations du milieu semblent interroger
profondément dans l’exercice de leur métier, au point de remettre en question la fin du
parcours professionnel. Ce sont là des enjeux importants que des travaux futurs
pourraient continuer de développer, en tentant de mesurer l’ampleur de ces phénomènes
et donc en complétant l’approche qualitative utilisée ici par une démarche quantitative
qui pourrait donner un portrait permettant de dégager des conclusions encore plus
claires pour les politiques publiques. Pour le moment, il est clair toutefois que des
mesures d’aménagement et de flexibilisation du temps de travail seraient plus
appropriées que des mesures financières pour inciter les infirmières à rester en emploi,
dans un contexte où le milieu affirme déjà être en pénurie de main-d’œuvre.
ANNEXE 1
65 Les deux pays proposent des avantages sociaux aux infirmières relativement similaires.
Cependant selon les répondants français, la mutuelle qui était depuis longtemps prise en
charge par l’hôpital ne devrait bientôt plus l‘être et l’Amicale serait également dans le
collimateur du Directeur tout ceci pour cause de restriction budgétaire. De plus, le
personnel infirmier peut en cas de souci de santé consulter et passer des examens
gratuitement à l’hôpital.
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225
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Revue Interventions économiques, 54 | 2016
227
NOTES
1. Obligation de faire un autre quart de travail ou une partie de quart de travail à la suite de son
horaire habituel afin de combler le manque d’effectif.
2. Augmentation de la pénalité pour une retraite anticipée de 4 à 7,2% par an et calcul de la rente
sur le salaire moyen des huit dernières années comparativement aux cinq années comme c’est le
cas actuellement.
RÉSUMÉS
Au-delà des spécificités nationales, dans cette recherche nous proposons une comparaison des
perceptions et des vécus des infirmières québécoises et françaises, du secteur public. Nous avons
mobilisé l’entrée analytique par la profession afin de saisir la problématique de la conciliation
travail-famille/vie personnelle ainsi que les mesures pouvant avoir une incidence sur l’attraction
et la rétention de cette main-d’œuvre.
Beyond national specificities, in this research we propose a comparison of perceptions and
experiences of nurses, in the public sector, in Québec and in France. We mobilized an analysis
based on the profession as a mode of entry to understand the problem of balancing work and
family / personal life as well as the measures that could have an impact on the attraction and
retention of this workforce.
INDEX
Keywords : attraction, balancing work-family /personal life, nurse, retention, working
conditions
Mots-clés : attraction, conciliation emploi-famille/vie personnelle, conditions de travail,
infirmière, rétention
AUTEURS
NADIA LAZZARI DODELER
Professeure, PhD, UQAR
DIANE-GABRIELLE TREMBLAY
Professeure, PhD, TELUQ
Revue Interventions économiques, 54 | 2016
228
VariaVaria
Revue Interventions économiques, 54 | 2016
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Un bilan de la politiquecommerciale du gouvernementHarperAndré Donneur
1 Dans une critique sévère de la politique étrangère canadienne du gouvernement Harper,
PaulHeinbecker qui a étél’ambassadeur du Canada aux Nations Unies et un conseiller
écouté du premier ministre Brian Mulroney, dessine dix voies pour rétablir les dommages
causés à la politique étrangère canadienne1. S’il ne dénie pas les succès remportés par le
gouvernement Harper pendant que John Baird était ministre des Affaires étrangères (la
négociation de l’accord économique et de commerce avec l’Union européenne, l’accord
commercial avec la Corée, l’initiative pour la santé et les mères et la défense par M. Baird
des droits des homosexuels et des lesbiennes et contre les mariages forcés), il considère
que la politique du gouvernement Harper a « endommagé » la réputation du Canada et
« ses intérêts vitaux ». Les dix voies préconisées par Heinbecker sont les suivantes :
1. Réparer les relations médiocresentretenues avec les États-Unis (exemple : deux visites
seulement par Obama) ;
2. Donner au Mexique « l’attention et le respect » qu’il mérite (c’est le troisième partenaire
commercial de L’ALENA et imposer un visa à ses nombreux visiteurs a entrainé l’annulation
de la visite de son président) ;
3. Mettre à jour l’ALENA (en yincorporant les éléments négociés dans l’accord de libre-échange
avec l’Union européenne) ;
4. Mettre au point une stratégie complète et « agressive » vis-à-vis de l’Asie, en commençant
par la Chine (accord de libre-échange avec la Chine, le Japon, l’Inde et l’Indonésie pour paver
la voie à l’accord de partenariat transpacifique) ;
5. Rétablir une « posture » à l’égard d’Israël et de la Palestine dans la ligne traditionnelle
modérée (reconnaître par exemple que les implantationsd’Israël dans les territoiresoccupés
sont illégales et rendent impossible ce que le Canada veut, c’est-à-dire deux États) ;
6. Sur l’Ukraine, « réaligner la rhétorique avec la réalité (contribuer aux efforts de l’OTAN,
mais sans faire des déclarations « hyperboliques ») ;
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230
7. Modérer « l’estime de soi » (le Canada n’est pas une superpuissance, en matière d’énergie, ni
« un dragon moral ») ;
8. Reconnaître que la mondialisation rend « la coopération avec les autres indispensables » (le
Canadadoit coopérer à nouveausérieusement avec les NationsUnies, conjointement avec ses
alliés, enadhérant par exemple au traité sur la désertification et en ratifiant le traité sur les
petites armes) ;
9. « Restaurer les instruments de la puissance et de l’influence canadiennes (e pourcentage
consacré à la défense est le plus bas depuis les années 1930 et le gouvernement « déprécie »
l’expertise des diplomates) ; et
10. « Laisser les ministres des Affaires étrangères » jour un rôle dans la politique extérieure
(même si le bureau du premier ministre continuera à prendre les décisions essentielles).
2 Ces recommandations, sommairement résumées et sur lesquelles nous reviendrons,
méritent réflexion : elles seront le point de départ de nos propos sur les partenariats
économiques du Canada2.
Les relations avec les États-Unis
3 Ce n’est pas d’aujourd’hui que le Canada a cherché à diversifier ses relations
économiques : dès le début, les relations avec le Royaume-Uni ne suffisaient pas. Les
relations avec les États-Unis, en particulier, étaient importantes, et même quand celles-ci
furent considérées comme trop importantes, il n’en restait pas moins que le souci de
continuer à conserver des relations de confiance, d’alliance, voire d’influence ne s’est
jamais démentie : diversifier les relations économiques n’a jamais impliqué se couper des
États-Unis, ce qui d’ailleurs aurait été absurde.
4 Certes, les relations avec les États-Unis sont loin d’avoir toujours été idylliques. Il y a eu
des frictions importantes sous les gouvernements Pearson (Vietnam) et Trudeau
(économiques et Vietnam), mais ces frictions se sont dissipées par la négociation. Sous
Trudeau les relations furent difficiles avec Nixon quand celui-ci imposa les mesures
commerciales restrictives et que Jean-Luc Pépin, alors ministre de l’Industrie et du
Commerce, se fit dire par John Connolly, secrétaire américain au commerce que le Canada
n’en serait pas exempté. Même sous le gouvernement Diefenbaker, les relations
exécrables avec les États-Unis de Kennedy ne durèrent pas, puisque ce gouvernement fut
renversé assez rapidement après l’arrivée au pouvoir de Kennedy, suite aux cafouillages
au moment de la crise des missiles et sur la question nucléaire. S’il y avait des tensions,
elles se résorbaient par des négociations souvent difficiles. On a pu ainsi qualifier le
Canada d’allié ambivalent3. Les différends et même des conflits limités avec les États-Unis
sont inévitables, mais sont à régler avec diplomatie.
5 L’important est de diversifier et cette diversification commence par une relation qui
tienne compte que les États-Unis d’Obama ne sont pas ceux de George W. Bush. Trente ans
après le Sommet (irlandais) de Québec entre Brian Mulroney et Ronald Reagan, on doit
constater que les relations du premier ministre Harper avec le président Obama sont bien
différentes. Mulroney avait inauguré le 17 mars 1995 des visites annuelles du président
des États-Unis. Il en a reçu huit en neuf ans, qui ont développé la coopération et facilité la
conclusion de l’Accord de libre-échange avec les États-Unis, puis de l’ALENA. Jean
Chrétien a reçu sept visites présidentielles; même Paul Martin, qui avait loin d’avoir le
contact facile avec Bush fils a eu plus de rencontres que Stephen Harper : les relations du
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231
Canada avec les États-Unis sous la présidence d’Obama se sont raréfiées au sommet et
sont devenues routinières ; Harper a continué à mener ses relations comme si Bush junior
était toujours au pouvoir.
Les relations avec le Mexique et l’ALENA
6 Les relations avec le Mexique sont restées limitées. À lire ce qu’en pense le gouvernement
canadien, tout va pour le mieux. Le commerce bilatéral entre le Canada et le Mexique
s’élevait à 34,3 milliards de $ en 2014 (plus de 650 % depuis le début de l’ALENA), les
investissements directs canadiens au Mexique à 12,3 milliards et les investissements
mexicains à 12,3 millions, 2 millions de touristes canadiens au Mexique par an.4 Tout cela
est fort bien, mais l’ALENA a déjà vingt ans et les progrès des relations pourraient être
plus substantiels. Surtout, le Mexique et son président pourraient être traités avec plus
d’égards. Ici comme dans d’autres circonstances, le premier ministre n’a pas affirmé
suffisamment sa présence ; il s’agit d’un manque de diplomatie.
7 Qui plus est, avec les transformations de l’économie mondiale, l’ALENA a atteint des
limites. Mais lui appliquer les normes qui ont été négociées dans l’accord de partenariat
du Canada avec l’Union européenne implique des négociations complexes et il est loin
d’être sûr que les États-Unis et le Mexique y soient totalement intéressés. De toute façon,
là encore la diplomatie se doit d’être beaucoup plus active.
Les relations avec l’Union européenne
8 L’Accord économique et commercial global (AECG)5 entre le Canada et l’Union
européenne est l’aboutissement d’un vieux rêve. Au début des années 70, déjà dans le
volet Europe du Livre blanc sur la politique étrangère canadienne (1970), puis plus
nettement, dans le cadre de la politique de troisième option de diversification du
commerce, des investissements et de la technologie, un accord avait été recherché avec la
Communauté européenne. Un accord-cadre de coopération économique avait été conclu
en 1975. Malgré quelques activités technologiques communes comme la participation de
l’Agence spatiale canadienne à certains programmes de l’Agence spatiale européenne,
l’accord-cadre n’a pas donné les résultats escomptés : notamment, la part de la
Communauté dans le commerce canadien a décliné. Pour relancer la coopération, en
novembre 1990, une Déclaration transatlantique prévoyait des réunions régulières entre
le premier ministre canadien et les présidents du Conseil européen et de la Commission.
En 1995, on parle déjà d’une zone de libre-échange transatlantique. Ces réunions au
Sommet loin d’être inutiles permettront à long terme une coopération plus poussée. Il
faudra attendre 2009 pour que s’ouvrent les pourparlers en vue d’un accord commercial
entre le Canada et l’Union européenne soient engagés. Il sera conclu en septembre 2013 et
« signé » en octobre 20146. Il est en procédure de ratification. C’est un accord vraiment
global qui comprend aussi bien le commerce y compris celui des services, les
investissements, les politiques de soumission d’offres. Il avait été précédé d’un accord
avec L’AELE (Suisse, Norvège, Islande, Liechtenstein), entré en vigueur le 1er janvier 2015,
qui a ouvert la voie.
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Les relations avec l’Asie-Pacifique et en particulier lePartenariat transpacifique
9 Les Canadiens sont peu favorables au libre-échange avec les pays asiatiques dans les
mesures d’attitude de l’opinion publique. Ils ne désirent pas qu’Ottawa adapte ses
politiques comme l’a montré Nathan W. Allen qui a analysé ces mesures d’attitudes7. Là
encore, le manque d’explication du gouvernement auprès des Canadiens se pose. Bien
souvent, une méconnaissance de la situation interne des pays concernés ainsi que des
avantages réciproques est patente. C’est le cas de la Corée du Sud, qui est mal perçue sans
que la population canadienne dans sa majorité ne connaisse le fonctionnement de ses
institutions. Pourtant un accord de libre-échange a finalement été conclu avec ce pays
(entré en vigueur le 1er janvier 2015). En effet, de nombreuses entreprises canadiennes
ont besoin des marchés ainsi que des investissements asiatiques, aussi bien dans
l’Atlantique (produits de la mer par exemple), au Québec (producteurs de porc par
exemple), en Ontario que dans l’Ouest.
10 Une position gouvernementale peu portée sur le multilatéralisme a beaucoup de peine à
faire comprendre à la population les avantages, pourtant si bien négociés, d’un
partenariat transpacifique. Ce partenariat transpacifique comprend douze États, dont le
Japon, mais non le deuxième partenaire commercial du Canada, la Chine, sur lequel nous
reviendrons. Le partenariat transpacifique pose des problèmes d’ajustement par rapport
à L’ALENA. Dans le domaine de l’automobile, selon l’ALENA, une auto peut être vendue
dans les trois pays sans droit de douane 62,5 % du contenu de ses pièces proviennent des
trois pays. Le Japon a obtenu provisoirement des États-Unis un contenu de 45 % pour
chaque pays et l’importation de pièces sans doit de douane avec un contenu intérieur de
30 %. Le Canada serait prêt à réduire le contenu à 50 % à la fois pour les autos que pour les
pièces8. Le Mexique est évidemment lui aussi opposé à la position américaine. Finalement,
l’accord prévoit 45 % pour les pièces principales (core products) et 40 % pour les pièces
secondaires9. La question de la gestion des quotas de produits laitiers et de volailles fait
aussi litige. On a obtenu finalement 3,25 % en libre-échange pour le lait et 2,1 % pour la
volaille10. Des crédits d’adaptation sont prévus. C’est « un accord historique »11, dû
essentiellement à la volonté du président Obama de le conclure en faisant certaines
concessions. Le fait que le premier ministre Harper ait négligé le contact étroit avec les
présidents des États-Unis et du Mexique a certainement affaibli la position canadienne
dans la négociation. Le Canada a joint la négociation tardivement de crainte d’être mis
devant le fait accompli.
11 Même si on évalue à 40 % de la production mondiale cette zone transpacifique, il n’en
reste pas moins que le deuxième partenaire commercial du Canada est la Chine. Si elle
n’est pas prenante au partenaire transpacifique, c’est que l’APEC, comme l’a noté très
justement Christian Deblock est restée une « coquille vide »12. Mais l’ASEAN est bien
vivante et la Chine négocie avec elle et d’autres partenaires asiatiques. Il est regrettable,
toutefois, que le débat entre les chefs de partis du Canada sur la politique étrangère ait
complètement négligé la Chine. Aucune question ne leur a été posée sur les relations avec
la Chine13.
12 Le commerce avec la Chine mérite d’êtreexaminé avec attention : il est beaucoup plus fort
du côté des importations que des exportations, à peine 4,3 % des exportations totales
alors qu’elles représentent 11,1 % des importations. Qui plus est, les importations
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consistent surtout en produits électroniques, en machines, en meubles et en jouets, alors
que les exportations se composent surtout de produits de base (dans l’ordre: minerais,
pâtes de bois, oléagineux, bois). Le Canada a également relativement peu investi en Chine14. Il est significatif que pas plus tard que le 21 septembre 2015, la Caisse du dépôt du
Québec indiquait qu’elle investissait prudemment en Chine15. On retrouve toujours le
même problème, sur lequel le Conseil des sciences du Canada (un organisme que le
gouvernement Mulroney a aboli) avait attiré l’attention à la fin des années 70 : le faible
niveau de la recherche et développement, de l’innovation et du tissu industriel16.
Christian Deblock souligne avec justesse que la Commission Macdonald qui a donné lieu
en 1985 à l’ouverture des pourparlers de libre-échange avec les États-Unis a « peut-être
clos le débat sur les politiques industrielles, mais pas celui sur la productivité »17 . Nous
serions portés à dire que c’est là le point essentiel : le libre-échange n’est pas la panacée
qui pouvait tout régler. Citant les chiffres du Centre d’études des niveaux de vie, Christian
Deblock note que « la croissance de la productivité fut de 4 % en moyenne par année au
Canada entre 1947 et 1973, comparativement à 3,2 % aux États-Unis. Par la suite, elle est
de 1,6 % entre 1975 et 2000 au Canada, comparativement à 1,7 % aux États-Unis et de 1 %
entre 2000 et 2007 au Canada contre 2,6 % aux États-Unis. »18 On ne peut se passer d’une
politique industrielle et d’innovation et cela implique une forte intervention des leviers
étatiques pour favoriser les entreprises de pointe et, quand c’est nécessaire s’y substituer.
Et cela n’a pas été accompli dans les techniques de l’information et de la communication19
.
13 Avec l’Inde, le commerce et les investissements restent relativement faibles. Les
entreprises canadiennes ont peu investi dans ce pays. Le grand effort du gouvernement
Chrétiendes années 90 n’a pas été poursuivi avec conséquence, ce qui est fâcheux, car sa
croissance économique est solide et devient même plus forte que celle de la Chine20.
Considérations générales
14 D’une manière générale, le Canada de Harper a « oublié » que le commerceet la « grande
politique »étrangère, sans parler du développement ne peuvent être séparés. C’est un
paradoxe, puisqu’ils sont réunisau Canada dans un même ministère. La politique rigide et
inconditionnelle de soutien à un Israël, gouvernée actuellement par des politiciens
expansionnistes, au lieu d’une politique mesurée, est contraire à la tradition canadienne.
Si l’on veut deux États, il faut traiter avec les deux partieset refuser les implantations
dans les territoires occupés. Le Canada a été malheureusement le premier État à refuser
de traiter avec l’ensemble des deux parties21. Sur l’Ukraine, il n’était absolument pas
nécessaire de faire des déclarations péremptoires, mais œuvrer réellement en fonction de
ses moyens, particulièrement sur le plan économique, même s’ils restent limités.
15 Sur le plan du développement, le programme de coopération avec l’Afrique, inauguré par
le gouvernement Chrétien, qui méritait d’être étendu, a au contraire été restreint
considérablement.
16 Autre point : pour avoir de l’influence, un « soft power », il faut être actif dans les
institutions internationales et ne pas les bouder. Le fait que le gouvernement Harper a
négligé délibérément la diplomatie multilatérale de l’ONU – combien de fois le premier
ministre n’a-t-il pas été absent à la session ordinaire d’automne ? Les diplomates eux-
mêmes ont été mis peu à contribution pour rechercher des solutions négociées aux
problèmes débattus ou tout simplement pour garder un contact étroit non seulement
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avec les pays amis, mais aussi un large éventail de diplomates, y compris sur le plan
économique. L’avantage que confère le Commonwealth auquel s’ajoute l’Organisation
internationale de la francophonie, l’Organisation des États américains, le G20 et le G7,
donnait la possibilité au Canada de contribuer à la solution de conflits. Une diplomatie
intelligente et souple aurait sans aucun doute permis l’élection du Canada au Conseil de
sécurité où il aurait été en mesure d’exercer son influence pour trouver des solutions. Se
poser « en dragon moral », comme le dit Paul Heinbecker, n’est vraiment pas la solution.
D’autant plus, que dans cette perspective l’abandon du protocole de Kyoto, le refus
d’adhérer au traité sur la désertification et de ratifier celui sur les petites armes cadre
mal avec ce moralisme.
17 Mais cette présence active et non antagoniste est aussi un facteur important pour
développer le commerce et les investissements, ainsi que l’économie en général. C’est en
multipliant les contacts qu’on peut faire se faire connaître et préparer le terrain. En
diminuant la représentation diplomatique et même en fermant certaines ambassades, le
gouvernement canadien a affaibli la capacité d’influence du Canada.
Conclusion : continuité et changement
18 La victoire surprise et ample du tertius gaudens, Justin Trudeau et le Parti libéral, aux
élections du 19 octobre 2015, signifie-t-il un changement majeur dans la politique
extérieure ? Le ministère est rebaptisé « Affaires mondiales ». Le premier ministre et ses
ministres multiplient leur présence dans les conférences internationales. Le
multilatéralisme ou en tout cas la présence active dans les instances multilatérales est de
retour. Mais il y a une certaine continuité quant aux questions internationales,
particulièrement en ce qui a trait aux accords commerciaux régionaux. Il n’est pas
question par exemple de déchirer l’entente de partenariat transpacifique. Bien sûr, il y
aura des consultations, peut-être des mesures compensatoires plus importantes dans les
limites permises. L’AECG entre l’Union européenne et le Canada va poursuivre son lent
processus de ratification dans des institutions européennes complexes22. Les provinces
associées à la négociation, tout spécialement le Québec, qui a joué un rôle majeur dans le
lancement et le déroulement de celle-ci, ne poseront pas de problèmes sérieux à ce
chapitre, à condition que le gouvernement fédéral accorde les compensations promises.
19 Sur le chapitre, que nous avons jugé crucial, de la productivité, le gouvernement annonce
qu’il va augmenter la dotation à la recherche, plus précisément aux divers conseils de
recherche. Un premier pas est ainsi fait dans la bonne direction dans la recherche et le
développement. Il faudra voir à ce que cet effort soit sérieux et de longue portée. Il
impliquera aussi une coordination avec les provinces pour qu’elles aient les moyens de
remplir leur rôle en éducation, recherche et développement. Ce ne sera pas une tâche
facile. Au chapitre des investissements publics innovateurs, l’énergie verte est à
l’honneur, mais il en faudra dans d’autres secteurs de pointe déjà mentionnés.
Mentionnons aussi la concertation avec les partenaires sociaux.
20 La capacité de communiquer et d’expliquer du premier ministre sera un atout important.
Il a repris le dialogue direct avec le président des États-Unis, mais celui-ci est en fin de
mandat. Il maintient une position ferme sur l’Ukraine sans tonitruance. Le Moyen-Orient
est surtout vu sous l’angle spectaculaire et humanitaire des réfugiés (suscité par le drame
du petit Adam Kurdi, ce bambin syrien d’origine kurde), quoique naturellement à un
rythme plus réaliste que prévu. La suppression des frappes aériennes est confirmée, mais
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sa date n’est pas précisée, donc elles continuent. Les conseillers militaires restent engagés
sur le terrain auprès des combattants kurdes du gouvernement irakien. Le Canada reste
partie de la coalition contre le soi-disant État islamique. Sans influence majeure, il veut et
peut essayer de contribuer modestement à modérer ses partenaires locaux (notamment
l’Arabie saoudite dont le ministre des Affaires étrangères a été reçu à Ottawa le 17
décembre) et rétablir avec l’Iran la relation diplomatique dès que la sécurité des
diplomates sera assurée.
21 Pour le reste, un vaste chantier reste ouvert. On devra voir si l’ouverture vers le Mexique
se concrétise vraiment, si une présence active à l’OEA reviendra, si la structure du
commerce avec la Chine sera peu à peu modifiée et des investissements accomplis dans ce
pays (missions d’affaires annoncées), ou si une attention plus soutenue sera accordée au
développement en Afrique.
22 En définitif, ce qu’il faut retenir, dans les premiers pas du nouveau gouvernement est le
retour au multilatéralisme (présence effective dans les organisations internationales) et à
une diplomatie active ainsi qu’une continuité dans la mise en œuvre des partenariats
régionaux.
NOTES
1. Heinbecker, Paul, « Ten ways the new foreign minister can undo Bairs’s damage », Globe and
Mail, 9 février 2015.
2. Notons avec Kenneth E Boulding que la notion de partenariat est très ancienne enéconomie.
(Boulding, Kenneth E., « The world as an economic system », dans The World as a System, Londres,
Sage, 1985, p. 101).
3. Thompson, J.H. et Randall, S, Canada, Ambivalent Allied, Montréal, McGill-Queen’s University
Press, 1994.
4. 4 Les relations entre le Canada et le Mexique, Un partenariat stratégique.
www.canadainternational.gvtcanada.mexico/mexique.,15 mars 2015,
5. En anglais CETA = Comprehensive Economic and Trade Agreement
6. www.international.gc.ca/trade agreements-accords commerciaux/agracc/
ceta.aecg.
7. Allen, Nathan W. « Keeping rising Asia at a distance : Canadian attitudes toward trade
agreements with Asian countries », International Journal, 70.2, juin 2015, p. 286-308.
8. Globe and Mail, 16septembre 2015.
9. Globe and Mail, 5 octobre 2015, New York Times, 5 octobre 2015.
10. IIbid.,
11. Le Temps, 5 octobre 2015.
12. Deblock, Christian, « Le Canada, l’ALÉNA et le souffle de la Chine », dans J.M .Lacroix et
Gordon Mace, Politique étrangère comparée : Canada-États-Unis, Bruxelles, Peter Lang, 2010, p. 180.
13. Marlow, Iain, « federal candidates neglect China at their own peril ». Globe and mail, 30 sept.
2015.
14. MAECI, Le commerce international du Canada : le point sur le commerce et l’investissement, 2014,
15. Le Devoir, 21 septembre 2015.
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16. Britton, John et James Gilmour, Le maillon le plus faible, Ottawa, Conseil des sciences du
Canada, 1980. Deblock, C., op.cit., p. 171. Donneur, André P., Politique étrangère canadienne,
Montréal, Guérin universitaire, 1994, p.18.
17. Deblock, C., op.cit., p.171.
18. Ibid., p. 172.
19. Ibid.,p. 175.
20. FMI, 6 octobre 2015.
21. Donneur, André, « La politique étrangère de Stephen Harper », Annuaire du Québec 2008, p.
386.
22. Pour voir en détail les points forts et les aléas de la ratification et de la mise en œuvre de
l’AEG, cf. Deblock, C., J. Lebullenger et S. Paquin (dir), Un nouveau pont sur l’Atlantique : L’Accord
économique et commercial global entre l’Union européenne et le Canada, Québec, Presses de l’Université
du Québec, 2015,351 p.
RÉSUMÉS
Ce texte dresse un bilan critique de la politique commerciale du gouvernement Harper, en
passant en revue successivement ses relations avec les États-Unis, le Mexique, l’ALENA, l’Union
européenne, l’Asie-Pacifique, notamment la Chine. Il s’interroge brièvement sur la continuité et
le changement de politique du gouvernement Trudeau.
This text is a critical view of the Harper government’s trade policy. It successively studies its
relations with the United States, Mexico, NAFTA, European Union, Asia-Pacific, notably China. He
briefly questions continuity and change of the Trudeau government’s policy.
INDEX
Mots-clés : ALENA, Asie-Pacifique, China, États-Unis, Harper, Mexique, politique commerciale,
Trudeau, Union européenne
Keywords : Asia-Pacific, China, European Union, Harper, Mexico, NAFTA, Trade policy, Trudeau,
United States
AUTEUR
ANDRÉ DONNEUR
Professeur associé au Département de science politique et chercheur senior au Centre d’études
sur l’intégration et la mondialisation (CEIM), Université du Québec à Montréal (UQAM).
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Compte-rendusReports
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Jérôme Pruneau, Il est temps de direles choses, 2015, Québec, ÉditionsDialogue Nord-Sud.Ana Dalia Huesca Ph. D.
1 L’essai traite de la situation vécue par plusieurs artistes issus de l’immigration et de leurs
difficultés d’insertion en emploi. En effet, les barrières d’adaptation linguistique et
culturelle dans la manière de produire l’art selon ce que la culture locale privilège, leur
manque de visibilité dans les médias sont autant d’éléments qui rendent leurs carrières
plus vulnérables et précaires.
2 Les longs processus pour se faire reconnaitre auprès des instances publiques qui gèrent
les subventions et les bourses pour les artistes, le manque de réseaux informels au sein de
leur métier, la méconnaissance ou l’absence des programmes de mentorat entre les
artistes locaux et étrangers, ce sont là aussi des obstacles qui continuent à distinguer
l'autre de nous, l’étranger de la personne née en sol québécois. Cette réalité renforce un
stéréotype qui empêche d’inclure l’autre à part entière et lui propose de jouer un rôle
dans une pièce de théâtre locale ou d’innover avec une danse produite de son propre
parcours migratoire, en considérant son expression artistique de manière inhérente à
l’expression artistique montréalaise et non comme un évènement à part comme le
festival du monde arabe ou les week-ends du monde.
3 L’ouvrage repose sur des statistiques issues de plusieurs organismes publics et
parapublics, de témoignages, et de nombreuses rencontres que l’auteur, à titre de
Directeur de Diversité artistique Montréal (DAM), a faites auprès des artistes. Il décrit des
exemples illustrant bien les émotions vécues par les interviewés et des faits qui décrivent
comment ils ont fini par percer le marché de l’emploi.
4 Dans la deuxième partie de l’essai, l’auteur propose quelques pistes de solution
pertinentes à adopter ; autant pour les organismes ouvrant dans les arts (secteur créatif),
les institutions gouvernementales, les industries et les démarches individuelles entamées
par les artistes issus de l’immigration (première ou deuxième génération, terminologie
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critiquée par l’auteur et qui devra d’être réévaluée pour réduire ainsi la discrimination
qui parfois peut se faire de manière consciente ou inconsciente).
5 La culture de la diversité1 (p. 95), plutôt que la gestion de la diversité, constitue un
concept important à retenir dans le cadre d’une société pluriethnique ; cette terminologie
amène le lecteur à prendre conscience de l’importance d’instaurer une culture
d’ouverture à la diversité et à l’inclusion. Ce terme peut se transposer au milieu de travail,
au sein des organisations, pour augmenter ainsi les chances d’embauche des personnes
d’origine immigrante, car la culture de la diversité peut imprégner les cultures
organisationnelles.
6 Les histoires des artistes sont parfois douloureuses, avec des échecs. Mais il y a aussi
d’autres histoires de réussite, pleines d’espoir et de reconnaissance. L’ensemble permet
aux lecteurs de nourrir leurs points de vue sur la réalité vécue par ces artistes prêts à
contribuer au métissage culturel et économique de notre société.
7 L’essai est divisé en deux parties : « La diversité, c’est l’Autre » et « La diversité, c’est
Nous-Autres »
8 La première partie contient trois chapitres, respectivement appelés : « Attention, t’as une
étiquette sur le front ! », « Miroir, mon beau miroir » et « Est-ce que j’ai une gueule
d’artiste ? ».
9 La deuxième partie contient trois chapitres, respectivement titrés : « Le train est en
marche, embarquez ! », « Success stories » et « Alors, qu’est-ce qu’on fait maintenant ».
Première partie
10 Le premier chapitre : « Attention, t’as une étiquette sur le front ! », invite à réfléchir sur
les préjugés et les stéréotypes de différentes cultures, ce qui amène à la méconnaissance
de l’autre en le réduisant à l’expression» les artistes dits de la diversité »2.
11 Le deuxième chapitre : « Miroir, mon beau miroir », amène à observer comment les
immigrants ou les personnes des minorités visibles3, peuvent être mise à l’écart, puisque
les émissions artistiques et culturelles ne contiennent pas de voix ni de visages de
personnes d’origines diverses. Cela ne se produit que lorsque les producteurs ont besoin
de présenter un étranger dans l’émission ou veulent personnifier un chauffeur, par
exemple, noir ou arabe, pour renforcer le stéréotype dans ce type d’emploi : « il y a
encore des immigrants qualifiés qui sont des chauffeurs de taxi ou qui travaillent dans les
centres d’appel, ce qui représente un gaspillage de talents »4 (Reitz, 2009 : 1). Cependant,
les témoignages des artistes qui acceptent ou qui n’acceptent pas ce type de rôles peuvent
avoir des répercussions dans leurs carrières artistiques et dans le risque financier à
assumer que ce type de carrière possède en soi (Tremblay et Huesca, 2015)5
12 Le troisième chapitre : « Est-ce que j’ai une gueule d’artiste », propose d’une part, un
aperçu sur la notoriété, la reconnaissance et le rôle des comités évaluateurs qui confèrent
les subventions et les bourses.
13 La manière d’évaluer les artistes venus d’ailleurs par les Comités de certains organismes
constitue une barrière à leur réussite en intégration professionnelle, car certains comités
sont constitués majoritairement par des personnes d’origine locale, ce qui empêche déjà
une culture de la diversité au sein des équipes impliquées dans la prise de décision
budgétaire et de soutien auprès des artistes.
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14 D’une autre part, l’auteur souligne l’existence de subventions attribuées par le
gouvernement local, le rôle actif des organismes intermédiaires, tels que DAM, la Tohu,
l’association professionnelle du Regroupement Québécois de la danse (RQD) entre autres
organismes, qui ont la mission d’inclure l’autre dans de projet de vivre ensemble pour
contribuer ainsi au développement économique de la ville créative. « Le contexte de
l’économie du savoir a en effet obligé les villes qui veulent demeurer compétitives à
repenser leurs façons de faire, en allant vers les hautes technologies F05B…F05D, mais aussi de
plus en plus vers les secteurs créatifs » (Pilati et Tremblay, 2007, p. 381)6.
Deuxième partie
15 Le premier chapitre, « Le train est en marche, embarquez ! », démontre l’évolution dans
le temps de la vision, des politiques, des programmes et des actions concrètes faites par
différents organismes qui travaillent dans la mise en place de l’accueil et l’intégration des
immigrants artistes dans le milieu de travail québécois.
16 Le deuxième chapitre, « Success stories », contient des histoires de succès commercial des
artistes, mais le succès financier est remis en question étant donné le risque financier
dans les métiers artistiques.
17 Le troisième chapitre, « Alors, qu’est-ce qu’on fait maintenant », dresse une liste de
propositions et de pistes de solution à adopter au sein de politiques gouvernementales,
des structures organisationnelles dans les organismes, des institutions éducatives (au
niveau d’accorder des crédits qui peuvent les amener plus facilement à devenir membres
des ordres professionnels), des entreprises (pour créer des mécanismes à l’embauche et à
la rétention du potentiel artistique venu d’ailleurs) et des médias ; on suggère notamment
donner de la visibilité aux artistes dans des émissions télé et du cinéma, afin de mieux
refléter ainsi la composition démographique.
18 L’auteur fait référence au milieu d’affaires télévisuel et théâtral québécois dans lequel il y
a une manière de jouer typiquement locale. Il propose une formation culturelle qui
permettrait de combler le processus de compréhension et d’apprentissage de manières de
s’exprimer dans les médias ; la problématique des accents pourrait aussi être abordée et
les stéréotypes culturels chez les néoquébécois. Ces efforts sont une invitation claire pour
attaquer la problématique d’insertion en emploi des artistes à partir de la source.
19 La création de mécanismes, qui amènent au changement de mentalité face à l’accueil de
l’autre, paraît ainsi une démarche essentielle pour bâtir la culture de la diversité et parler
dans le quotidien de nous autres. L’auteur propose d’enlever le terme « québécois pure
laine » pour réussir à faire avancer la société vers l’acceptation de l’autre,
puisqu’historiquement le Québec est composé par les autochtones, des immigrants
français, des Juifs établis ici depuis plusieurs générations et d’autres personnes venues
d’ailleurs.
20 Finalement, la conclusion propose des recommandations au niveau stratégique et
pratique, pour travailler ensemble en incluant l’autre. Par exemple :
• Mener des études sur la représentation des personnes immigrantes et des minorités
ethnoculturelles dans le secteur des arts et de la culture.
• Instaurer des politiques et des engagements clairs ainsi que des mesures d’équité en ce qui
concerne la présence des artistes dans ce secteur.
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• Promouvoir les systèmes décisionnels (comités d’évaluation, de sélection, de
programmation, etc.) qui incluent des personnes issues de la diversité, ainsi qu’une vaste
gamme d’expertises professionnelles, entre autres démarches.
21 Vivre ensemble implique respecter, accepter, positionner les produits et les services des
artistes immigrants dans notre société. Dans ce sens, l’approche humaniste de cet essai
lance une appelle à dire les choses, à exprimer la situation de cette main d’ouvre riche en
talents et avec une soif inépuisable de se créer sa place.
NOTES
1. Cette expression a été amenée par Ricardo Zapata-Barrero, en 2009, de l’Université Pompeu
Fabra de Barcelone, Espagne.
2. Pruneau, Jérôme. (2015). Il est temps de dire les choses. Éditions Dialogues Nord-Sud.
3. Il s'agit de personnes, autres que les Autochtones, qui ne sont pas de race blanche ou qui n'ont
pas la peau blanche. Il s'agit de Chinois, de Sud-Asiatiques, de Noirs, de Philippins, de Latino-
Américains, d'Asiatiques du Sud-Est, d'Arabes, d'Asiatiques occidentaux, de Japonais, de Coréens
et d'autres minorités visibles et de minorités visibles multiples : http://www.statcan.gc.ca/
4. Reitz Jeffrey G. (2009). Taxi Driver Syndrome; behind the scenes immigration changes are
creating new problems on top of old ones. Literary Review of Canada : http://reviewcanada.ca/
magazine/2011/03/taxi-driver-syndrome/
5. Voir ces notes de recherche : Tremblay, Diane-Gabrielle, et Ana Dalia Huesca (2015). Being a
Creative and an Immigrant: what Support for the Development of a Creative Career? Note de
recherche de l’ARUC sur la gestion des âges et des temps sociaux ; Tremblay, Diane-Gabrielle et
Ana Dalia Huesca Dehesa (2015). « Creative City and immigrant creatives: Can the art world and
entrepreneurship be brought together? » Soumis à International Journal of Business and Social
Sciences.
6. Pilati Thomas, Tremblay Diane-Gabrielle, « Cité créative et District culturel ; une analyse des
thèses en présence », Géographie, économie, société 4/2007 (Vol. 9), p. 381-401. http://
www.cairn.info/revue-geographie-economie-societe-2007-4-page-381.htm
AUTEUR
ANA DALIA HUESCA PH. D.
Conseillère en formation et services aux entreprises, IRIPI (Institut de recherche sur l’intégration
professionnelle des immigrants), Collège de Maisonneuve
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Michèle Rioux, Christian Deblock etLaurent Viau (dir.), L’ALENA conjuguéau passé, au présent et au futur :l’intégration régionale 3.0 et les défis del’interconnexionÉric Boulanger
1 Michèle Rioux, Christian Deblock et Laurent Viau (dir.), L’ALENA conjugué au passé, au
présent et au futur : l’intégration régionale 3.0 et les défis de l’interconnexion, Québec, Presses de
l’Université du Québec, 2015, 283p.
2 Dans la préface de cet ouvrage, Stephen Clarkson de l’Université de Toronto note que « la
validité de ce qui a été étudié il y a deux ans […] ne tiendra probablement pas très
longtemps » compte tenu de « l’augmentation de la vitesse et de l’imprévisibilité [des]
changements » en politique internationale. Une telle affirmation pèse lourd : elle souligne
en effet que les chercheurs en sciences sociales ne possèdent pas les instruments
analytiques nécessaires pour saisir ce changement sur le long terme, d’où une certaine
« méfiance » à l’égard de l’analyse scientifique. Il n’a pas tort, mais il s’empresse
cependant d’ajouter, à notre grand soulagement, que l’analyse scientifique est « tributaire
des théories avancées, des concepts développés et des conclusions tirées des œuvres
antérieures. » C’est bel et bien dans cette perspective qu’on doit aborder et comprendre
cet ouvrage collectif qui est en fait un recueil de la fine fleur des textes publiés par les
chercheurs du Centre d’études sur l’intégration et la mondialisation (CEIM) depuis la
seconde moitié des années 1980 sur le thème de l’Accord de libre-échange nord-américain
(ALENA) et de l’intégration régionale et hémisphérique et des débats sociaux qui ont
suivie en cadence.
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243
La structure de l’ouvrage
3 L’ouvrage est composé de 21 chapitres (sans compter l’introduction et la conclusion) qui
sont en fait des extraits de textes publiés entre 1988 et 20111 regroupés sous quatre
rubriques : 1) « le régionalisme d’un point de vue théorique » ; 2) « l’intégration dans les
Amériques » ; 3) « les débats sociaux de l’intégration régionale » et, enfin, 4) « des études
de cas sur l’intégration régionale », plus spécifiquement sur les effets de l’ALENA sur les
gouvernements infra-étatiques, les télécommunications canadiennes et l’industrie de la
défense.
4 Onze auteurs ont contribué à cet ouvrage, mais il faut cependant souligner que les textes
proviennent en grande majorité de Christian Deblock, directeur du CEIM de sa fondation
jusqu’en 2013 (il est l’auteur ou le coauteur de 12 textes), de Michèle Rioux (auteure et
coauteure de 6 textes dont l’introduction et la conclusion, ces deux derniers textes étant
originaux), de Dorval Brunelle (auteur ou coauteur de 4 textes) et de Gilbert Gagné et
Yves Bélanger (chacun auteur ou coauteur de trois textes). Les autres auteurs contribuant
à un ou deux textes2. Ces extraits proviennent d’un noyau de chercheurs tous rattachés au
CEIM et à ses unités, comme le Groupe de recherche sur l’intégration continentale (GRIC)
ou le défunt Groupe de recherche sur l’économie et la sécurité (GRES) et qui ont, au cours
des années, contribué au développement d’un cadre théorique, d’un discours et d’une
analyse critique pour comprendre l’ALENA et les processus plus étendus de l’intégration
et de l’interconnexion régionales et hémisphériques et des nombreux enjeux qui leur sont
associés comme leurs effets sur le travail, la culture, l’identité et l’environnement.
5 Les publications du CEIM et de ses chercheurs représentent une somme considérable de
recherche – comme en fait foi l’abondance des textes disponibles sur le site Internet du
CEIM et des nombreuses publications (livres, articles scientifiques, etc.) de ses chercheurs
– et à cet égard, la sélection des textes a dû être difficile –, mais en général le choix
éditorial a été bien fait, pour les quatre raisons suivantes.
6 En premier lieu, cet ouvrage possède le mérite de nous offrir une vue d’ensemble de la
diversité des travaux qui ont été faits par les chercheurs du CEIM, et ce depuis les années
1980, donc plusieurs années avant sa création. Celui-ci est devenu un point de
rassemblement stratégique des spécialistes francophones de l’économie politique
internationale, et pas seulement de l’ALENA, un thème de recherche qui a tout de même
reçu une attention particulière comme en fait foi cet ouvrage. En deuxième lieu, le choix
éditorial de la reproduction d’extraits et non pas des textes en entier facilite l’accès à ce
lot d’analyses, rapidement, mais sans diminuer pour autant leur valeur scientifique. Le
lecteur se retrouve promptement au cœur de l’analyse, voire de l’action, dans le cas des
textes portant sur la contestation sociale de l’ALENA et de la Zone de libre-échange des
Amériques (ZLEA).
7 En troisième lieu, aucun de ces textes n’apparaît désuet aux niveaux scientifique et
critique, sinon qu’ils nous permettent de retracer l’évolution des débats et des enjeux
socioéconomiques et politiques liés à l’Accord de libre-échange entre le Canada et les
États-Unis (ALECEU) et de l’ALENA en vigueur depuis 1992. Il ne fait aucun doute que les
historiens de la contestation sociale y retrouveront par endroit une articulation à chaud
des débats entourant ces deux accords, notamment dans le chapitre d’Afef Benessaieh
intitulé « Le débat sur les effets sociaux du libre-échange » dans lequel les mouvements
de contestation soulignent la rupture du « contrat keynésien » société, État, marché.
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Rétrospectivement, les critiques soulevées par ces mouvements en lien avec deux
domaines vulnérables aux dispositions libre-échangistes, soit le travail et
l’environnement, forcent à reconnaître qu’ils n’avaient pas tort. Si les effets négatifs de
l’ALENA sur le travail et l’environnement n’ont jamais atteint les proportions anticipées
(voir le texte de Benessaieh), il n’en demeure pas moins que le « rehaussement de l’État
providence » comme mécanisme en mesure de contrer les effets négatifs de l’ALENA tel
que suggéré par ces mouvements, n’a jamais eu lieu, son démantèlement s’est poursuivi
et se poursuit toujours dans le cadre d’un néolibéralisme exacerbé par la crise financière
mondiale de 2008-2009. Benessaieh a bien raison de souligner que les accords parallèles
sur le travail et l’environnement indiquent, jusqu’à une certaine mesure, que l’avenir
radieux du libre-échange amenait son lot d’inquiétude, même chez les négociateurs,
sinon pourquoi inclure ces mécanismes de protection ? Il est difficile de ne pas faire de
lien avec les inquiétudes soulevées par le Partenariat transpacifique (PTP), non seulement
au Canada, mais aussi ailleurs dans le monde, sur les risques que courent les préférences
collectives nationales ou régionales et la volonté des gouvernements participants
d’établir toute une série de mesures compensatoires, comme par exemple au Japon, pour
« réduire l’anxiété » des populations rurales et de la petite entreprise3.
8 En quatrième lieu, le format de cet ouvrage axé sur les extraits les plus pertinents à la
compréhension générale de l’ALENA amène le lecteur au cœur de l’analyse théorique. Il
faut noter alors les chapitres écrits par les professeurs Deblock, Brunelle, Rioux et Gagné
(individuellement ou en collaboration) qui ont jeté avec acuité les bases d’une
méthodologie structuraliste, nous permettant de comprendre les projets d’intégration
régionaux, non seulement dans les Amériques, mais également ailleurs dans le monde. De
plus, si nous replaçons cet ouvrage dans l’actualité commerciale internationale, on peut
en tirer un constat certainement positif : les chercheurs du CEIM ont su mettre en place
une méthodologie et un cadre d’analyse qui demeurent encore aujourd’hui pertinents
pour comprendre, mais également analyser le contenu, les objectifs et les conséquences
d’accords commerciaux récents, notamment l’Accord économique et commercial global
(AECG) entre le Canada et l’Union européenne et le PTP, deux accords qui se dégagent
dans une certaine mesure des sillons tracés par l’ALENA, mais qui n’en demeurent pas
moins tributaires de l’expérience historique de celui-ci. Ce dégagement est bien sûr lié
aux insuffisances de l’ALENA (nous y reviendrons), mais également à l’émergence d’une
double réalité, soit, d’une part, la mondialisation qui s’est installée comme système
déterminant des rapports économiques entre les pays et, d’autre part, le recentrage de
l’économie mondiale sur la Chine et l’Asie. Cette double réalité n’a pas remis en question
le cadre analyse et ses différentes variantes que l’on retrouve dans l’ouvrage, notamment
en raison d’un postulat fondamental – qui s’est d’ailleurs transformé en un vecteur des
analyses les plus récentes – selon lequel la compétitivité et les rivalités commerciales sont
toujours porteuses d’une volonté d’institutionnaliser avec des règles visant à niveler le
terrain de la concurrence, les rapports économiques, autrefois à une échelle régionale,
aujourd’hui à une échelle transrégionale, en l’absence de progrès au niveau global.
Compétitivité et rivalité : le dilemme du libre-échange
9 Ce vecteur est essentiel pour comprendre les analyses que l’on retrouve dans cet ouvrage.
Il est difficile d’insérer les réalités de l’intégration et du régionalisme dans un paradigme
dominant – qu’il soit réaliste ou libéral – , d’autant que les acteurs sont loin d’être
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uniquement les États-nations, mais en retour, et malgré l’importance des firmes privées,
de la société civile et de la diversité des institutions représentatives, la sécurité ne peut
être oblitérée des analyses. Peut-être le résultat de la réflexion qui se faisait au sein du
GRES sur les liens entre la sécurité et l’économie, cette notion de compétitivité à laquelle
aucun État ne peut échapper, n’en demeure pas moins traversées des rationalités réalistes
et libérales. Si la première bloque la réflexion au niveau de l’État régalien, la seconde
envisage trop souvent la compétitivité gambadant innocemment dans les verts pâturages
du laisser-faire, laissez-passer. Plusieurs des auteurs dans cet ouvrage, notamment
Christian Deblock, Michèle Rioux, Mathieu Arès et Henri Regnault, s’inspirant, entre
autres, des travaux de Susan Strange, conçoivent la compétitivité, non pas sous la forme
néo-mercantiliste du commerce géré (managed trade), mais par le truchement de
l’ouverture institutionnelle et régulée des rapports commerciaux fondée sur des valeurs
communes, des règles et des standards universels et, de plus en plus, sur l’État de droit et
la coopération. Dans la perspective où l’intégration sous toutes ses formes devient
incontournable, voire impossible à arrêter, les enjeux de sécurité y mettent un frein :
contre notamment les effets de dislocation de l’ALENA, comme l’accroissement des
inégalités socioéconomiques ou sur le travail, l’environnement et les préférences
collectives, etc. Il n’y a donc plus rien après l’ALENA en ce qui a trait à la poursuite de
l’intégration. Le caractère contractuel de l’ALENA a eu comme effet de figer dans le temps
cet accord (malgré une réflexion continuelle sur son évolution et son renforcement
institutionnels – voir à ce sujet le chapitre de Deblock et Rioux « Le Canada et l’Union
européenne ») et de faire dominer l’autonomie des volontés et des intérêts nationaux au
détriment de la poursuite de l’intégration, dont probablement personne ne voulait.
10 Que l’ALENA soit figé dans le temps, peut-être. Mais cela n’a pas empêché pour autant les
gouvernements de signer d’autres accords ! Reconnaissant par le fait même les bénéfices
d’une intégration toujours plus profonde et complexe, les trois parties à l’ALENA ont
poursuivi à leur façon, selon leurs intérêts économiques propres, une « stratégie de
désenclavement ». La nature de cette intégration pose cependant toujours problème. Ce
sont à la fois le rejet du néomercantilisme (et par le fait même de la stratégie de conquête
de parts de marché et d’une politique industrielle qui lui est naturellement associée) et la
reconnaissance des attributs sécuritaires du compétitivisme qui laissent « perplexes » : le
« libre-échange par défaut » est une expression de Brunelle et Deblock qui cible avec
finesse ce libéralisme compétitif dans lequel l’État doit, avec grande difficulté, devenir
garant de la prospérité nationale sans se draper dans les habits du néomercantilisme tout
en prenant conscience, comme le notent Gilbert Gagné et Laurent Viau pour le Québec,
des effets sur « l’emploi manufacturier et la perte de choix en matière de politiques
sociales et environnementales ». Libéralisation et facilitation du commerce apparaissent
comme l’option optimale, influencée certes par la longue tradition libérale de la politique
américaine comme le souligne Deblock, mais cette option a été adaptée, semble-t-il, à
trois modèles d’accords commerciaux régionaux : les modèles communautaire (celui de
l’Union européenne), contractuel (celui de l’ALENA) et collaboratif (celui de l’APEC). Le
PTP n’est-il pas aujourd’hui un modèle contractuel dopé par un légalisme qui domine de
plus en plus les rapports commerciaux et la « diplomatie juridique » de l’OMC, mais
complété à la fois par « un corps d’idées [et] de valeurs » chères à la philosophie libérale
américaine et par la légèreté du modèle collaboratif, chère à l’Asie ? L’échec de la ZLEA
devient d’autant plus frustrant dans la mesure où la méfiance réciproque, elle-même
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ancrée dans la difficile histoire commune des États-Unis et de l’Amérique latine, a fait
dérailler une évolution potentiellement positive de l’intégration hémisphérique.
11 Bref, « les États-Unis, comme l’indiquent Deblock et Rioux, n’ont eu de cesse de chercher
à instituer une communauté transatlantique ancrée dans le libre-échange et les valeurs
partagées ». Ils sont en voie de le réussir en Asie-Pacifique avec le PTP, mais l’échec de la
ZLEA souligne, d’une part, que les visions divergentes en matière d’intégration ne sont
pas toujours réconciliables et, d’autre part, qu’il y a toujours des limites sécuritaires que
les États n’osent franchir dans les Amériques, mais également ailleurs dans le monde,
notamment en Asie orientale.
La grande absente de cet ouvrage : une valeur ajoutéeannoncée, mais introuvable
12 Nous pouvons replacer cet ouvrage dans le contexte des vingt ans de l’ALENA qui a donné
lieu dans le monde académique à une série de colloques et d’ouvrages sur cet accord de
libre-échange qui a modifié profondément le paysage commercial de l’Amérique du Nord
en associant toujours plus étroitement le destin socioéconomique du Mexique et du
Canada à celui de la première puissance économique de la planète4. La pertinence de cet
ouvrage est appropriée, mais il faut noter une première faiblesse. Si dans leur
introduction, Michèle Rioux et Laurent Viau soulignent clairement le précédent qu’est
l’ALENA – et de ce fait, la justesse de cet ouvrage – dont nombreuses dispositions ont été
reprises ou ont influencé durablement les négociations multilatérales dans d’autres
domaines comme les services, l’investissement et la propriété intellectuelle, il est
cependant un peu étrange de tenter par la suite de valider à deux autres reprises
l’ouvrage à la négative en affirmant, d’une part, que cet accord n’a pas su créer une
solidarité entre les trois pays (ce que semblent réfuter certains chapitres, du moins sous
sa forme plus atténuée de dépendance réciproque) et, d’autre part, que ce « modèle 2.0 »
ne semble plus intéressant aujourd’hui. Dénigrer l’accord pour justifier l’ouvrage pourrait
bien amener les lecteurs à s’en détourner.
13 Cela nous amène à la deuxième faiblesse de cet ouvrage : contrairement au sous-titre de
l’ouvrage (« L’intégration régionale 3.0 et les défis de l’interconnexion ») qui indique une
réflexion qui va au-delà du moment ALENA, cet ouvrage n’offre aucune valeur ajoutée : il
est avant tout un recueil d’extraits de textes. Il aurait fallu insérer dans cet ouvrage une
ligne de pensée selon laquelle l’ALENA n’est pas seulement une impasse, mais un levier ou
du moins une étape cruciale voire incontournable de l’évolution historique du système
commercial global et de sa régulation dans une perspective où les « interconnexions »
globales et l’intégration régionale, interrégionale et transrégionale font de l’ALENA, peut-
être pas sa pierre angulaire, mais du moins une charpente centrale de la politique
commerciale mondiale. Les trois pays de l’ALENA ne l’ont jamais rejeté ; au contraire, en
raison de ses limites intrinsèques et de cette double réalité que nous avons soulignées ci-
dessus, les trois gouvernements ont fait évoluer leur politique commerciale, non pas en
rejetant l’ALENA, mais en en faisant la base institutionnelle et régulatrice de leurs
intérêts commerciaux. Aucun accord commercial signé par ces trois pays ne peut omettre
la présence de l’ALENA, que ce soit pour le renforcer, ou en contourner les limites
intrinsèques face à une rivalité commerciale exacerbée par la mondialisation et « l’usine
Asie ».
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14 Les dispositions de l’ALENA ou en d’autres mots ces sillons tracés profondément dans le
terrain de la concurrence et de la compétitivité, visaient à contrecarrer une hypothèse de
l’après-guerre froide qui ne s’est jamais matérialisée : la division de l’économie mondiale
en blocs économiques discriminatoires. Au contraire, l’« interconnexion » grandissante
induite par les forces de la mondialisation et aujourd’hui canalisées par la puissance
ascendante de la Chine, a affaibli les expériences régionales autocentrées et validées le
régionalisme ouvert de l’ALENA et de l’Asie de l’Est induisant une reformulation du
régionalisme dans le transrégionalisme ou, en d’autres mots, une interconnexion des
trois grandes régions commerciales de la planète. Dans cette perspective, la plus-value de
cet ouvrage résidait dans une introduction qui devait aller au-delà d’une présentation des
chapitres sur le mode extrait ou résumé – sinon l’introduction apparaît comme un
exercice futile – possiblement en examinant les grands débats de l’époque sous un regard
critique attisée par l’actualité commerciale internationale. La conclusion, pour sa part,
aurait dû ouvrir des pistes sur les accords de troisième génération, ceux-là mêmes que les
chercheurs du CEIM analysent présentement. Malgré ces faiblesses, le lecteur averti
pourra tout de même prendre connaissance de ce moment historique qu’a été la création
de l’ALENA, un accord qui a à tout jamais modifié les rapports économiques en Amérique
du Nord et ailleurs dans le monde.
NOTES
1. Le chapitre 21, le dernier, n’est pas daté et pour un autre, le chapitre 7, l’extrait ne correspond
pas à la référence indiquée en exergue.
2. Compte tenu du très grand nombre de chapitres et pour éviter d’alourdir le texte inutilement,
nous omettons le plus souvent possible de faire des références spécifiques aux chapitres, avec
titre et auteur (e) (s). Si la lecture et la compréhension des grands enjeux de ce livre en seront
facilitées, nous reconnaissons que les divergences entre les auteurs seront évacuées, non pas
pour éviter les débats, mais pour garder en tête l’idée d’une vue d’ensemble.
3. Éric Boulanger, « Les échos japonais du PTP : des réactions modérées et prudentes en dépit de
la colère des agriculteurs », Chronique commerciale américaine, CEIM, vol. 8, n° 9, novembre
2015, pp. 2-9.
4. Voir, entre autres : Dorval Brunelle (dir.), L’ALENA à 20 ans : un accord en sursis, un modèle en
essor, Montréal, Les Éditions de l’Institut d’études internationales de Montréal, 2014.
AUTEUR
ÉRIC BOULANGER
Co-directeur de l’Observatoire de l’Asie de l’Est : Chine, Japon, Corée.
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