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Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

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Page 1: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes
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Revue Interventions économiquesPapers in Political Economy 

54 | 2016Économie sociale et solidaire : ses écosystèmesSocial and Solidarity Economy : Its Ecosystems

Benoît Lévesque et Marguerite Mendell (dir.)

Édition électroniqueURL : https://journals.openedition.org/interventionseconomiques/2679DOI : 10.4000/interventionseconomiques.2679ISBN : 1710-7377ISSN : 1710-7377

ÉditeurAssociation d’Économie Politique

Référence électroniqueBenoît Lévesque et Marguerite Mendell (dir.), Revue Interventions économiques, 54 | 2016, « Économiesociale et solidaire : ses écosystèmes » [En ligne], mis en ligne le 01 mars 2016, consulté le 21septembre 2021. URL : https://journals.openedition.org/interventionseconomiques/2679 ; DOI :https://doi.org/10.4000/interventionseconomiques.2679

Crédits de couvertureTous droits réservés

Les contenus de la revue Interventions économiques sont mis à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution 4.0 International.

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Revue Interventions économiquesPapers in Political Economy

54 | 2016

Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

Benoît Lévesque et Marguerite Mendell (dir.)

Édition électroniqueURL : http://journals.openedition.org/interventionseconomiques/2679ISSN : 1710-7377

ÉditeurAssociation d’Économie Politique

Référence électroniqueBenoît Lévesque et Marguerite Mendell (dir.), Revue Interventions économiques, 54 | 2016, « Économiesociale et solidaire : ses écosystèmes » [En ligne], mis en ligne le 01 mars 2016, consulté le 15 janvier2018. URL : http://journals.openedition.org/interventionseconomiques/2679

Ce document a été généré automatiquement le 15 janvier 2018.

Les contenus de la revue Interventions économiques sont mis à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution 4.0 International.

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SOMMAIRE

Économie sociale et solidaire et entrepreneur social : vers quels nouveaux écosystèmes ?Benoît Lévesque

Réseau de la finance solidaire et responsable au QuébecCo-construction d’un champinstitutionnel dans l’écosystème d’économie sociale et solidaireTassadit Zerdani et Marie J. Bouchard

The Future of Social Economy Leadership and Organizational Composition in Canada:Demand from Demographics, and Difference through DiversityUshnish Sengupta

Les transformations institutionnelles de l’économie sociale et solidaire en France des années1960 à nos joursTimothée Duverger

La difficile émergence de l’entrepreneuriat social dans le processus démocratique de laTunisie : une solution du côté des territoires ?Yasmine Boughzala, Hervé Defalvard et Zohra Bousnina

La mise en marché alternative de l’alimentation à Montréal. De la niche d’innovation à unetransition du secteur alimentaire ?Sylvain Lefèvre et René Audet

Analyses et débats

Théorie de l’entreprise sociale et pluralisme : L’entreprise sociale de type solidaireJean Louis Laville, Isabelle Hillenkamp, Philippe Eynaud, Jose Luis Coraggio, Adriane Ferrarini, Genauto Carvalho de FrançaFilho, Luis Inácio Gaiger, Kenichi Kitajima, Andrea Lemaître, Youssef Sadik, Marilia Veronese et Fernanda Wanderley

D'où vient, où va l'entrepreneuriat social en France ? Pour un dialogue France-Québec surl'entrepreneuriat socialHugues Sibille

Hors thème

S’appuyer sur les théories et concepts du capital social pour interpréter une politique localede développement économique : le cas du Grand Halifax, CanadaClément Marinos

Culture de sécurité et gestion du risque dans une entreprise de production de laituruguayenneFrancisco Pucci et Soledad Nion

La conciliation emploi-famille/vie personnelle chez les infirmières en France et au Québec :une entrée par le groupe professionnelNadia Lazzari Dodeler et Diane-Gabrielle Tremblay

Revue Interventions économiques, 54 | 2016

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Varia

Un bilan de la politique commerciale du gouvernement HarperAndré Donneur

Compte-rendus

Jérôme Pruneau, Il est temps de dire les choses, 2015, Québec, Éditions Dialogue Nord-Sud.Ana Dalia Huesca Ph. D.

Michèle Rioux, Christian Deblock et Laurent Viau (dir.), L’ALENA conjugué au passé, auprésent et au futur : l’intégration régionale 3.0 et les défis de l’interconnexionÉric Boulanger

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Économie sociale et solidaire etentrepreneur social : vers quelsnouveaux écosystèmes ?Benoît Lévesque

Introduction

1 Ce numéro d’Interventions économiques dont nous avons assuré la direction avec

Marguerite Mendell soulève la question d’un nouvel écosystème pour les entreprises

relevant de l’économie sociale et solidaire. La diversité de ces écosystèmes apparaît assez

clairement à travers les transformations qu’a connues l’économie sociale en France au

cours des cinq dernières décennies (Timothée Duverger). Un secteur comme celui de la

finance sociale et solidaire (Marie J. Bouchard et Tessadit Zerdani) ou encore celui d’un

marché alternatif de l’alimentation (Audet et Lefèvre) laissent bien voir comment se

construisent des écosystèmes sectoriels d’activités reliées étroitement à l’économie

sociale et solidaire. De même, à l’échelle d’une région donnée, il est possible d’observer

l’émergence de tels écosystèmes, comme on peut l’observer en Tunisie dans un contexte

difficile (Y. Boughzala, H. Defalvard et Z. Bousnina). La montée des inégalités et les

changements démographiques, comme on peut l’observer au Canada, nous invitent à

questionner le rôle de l’économie sociale dans ses tentatives de répondre aux demandes

de services sociaux suscités par ce nouvel environnement (Ushanish Sengypta). Enfin,

l’émergence d’entreprises sociales sous la forme de l’entrepreneuriat social (Hugues

Sibille) ou de l’entreprise solidaire (Jean-Louis Laville et alii) permet de voir comment la

construction d’un écosystème soutenant ces entreprises peut prêter à débats quant aux

finalités, aux alliances et aux façons de faire. Pour mieux apprécier ces contributions, il

nous est apparu utile de voir, dans un premier temps, comment la notion d’écosystème

entrepreneurial s’est élaborée et, dans un deuxième temps, comment elle a été utilisée

par l’économie sociale et solidaire. Ainsi, notre présentation comprend trois parties : une

première portant sur les écosystèmes entrepreneuriaux dans les entreprises privées, une

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seconde sur les écosystèmes d’économie sociale et solidaire, et une troisième où nous

faisons une brève présentation des articles réunis dans ce numéro.

Les écosystèmes entrepreneuriaux dans le secteurprivé1

2 Le terme écosystème a été forgé en 1935 par le botaniste anglais George Tansley, à partir

de Oikos (maison) et de systema (réunion dans un corps plusieurs parties formant un tout)

pour désigner un ensemble dynamique comprenant un milieu naturel ou biotope (eau,

sol, climat et autres éléments inorganiques) et les êtres vivants ou biocénose (animaux,

plantes, microorganismes) qui s’y retrouvent. La terre peut être considérée comme un

écosystème de même que l’est une forêt ou un milieu humide, à une plus petite échelle.

De ce point de vue, un écosystème représente un type particulier de système dont le

niveau de complexité est très élevé puisqu’il repose sur des relations d’interdépendance

entre le vivant et son milieu à travers des échanges de matière et d’énergie (y compris le

non-vivant). On comprendra que, si un écosystème peut apparaître en équilibre, il est en

réalité toujours relativement instable ou tout au moins en mouvement. En effet, la

modification brusque d’un ou de plusieurs éléments du système peut conduire à une

rupture de l’équilibre écologique. Cependant, certains écosystèmes ont pu se maintenir

relativement en équilibre sur plusieurs millénaires (Tansley, 1935 : 301).

Émergence des écosystèmes d’affaires (ESA)

3 La notion d’écosystème d’entreprise est apparue quant à elle sous le terme d’écosystème

d’affaires. Constatant que les entreprises qui réussissent le mieux dans le domaine de la

nouvelle économie n’évoluent pas dans le vide, mais dans un environnement plutôt

favorable, James F. Moore a proposé en 1993 le terme d’écosystème d’affaires (ESA) pour

rendre compte des interactions et des interdépendances de même que de la coexistence

de la concurrence et de la coopération (d’où une coopétition) dans certains milieux

entrepreneuriaux. Le terme écosystème est alors pris dans un sens métaphorique, soit

avec des traits communs, mais aussi des différences significatives avec l’écosystème

biologique. Parmi les traits communs, relevons une multitude d’acteurs de nature

différente qui partagent un destin commun et dont les interdépendances et les

interactions peuvent donner lieu à une certaine coévolution. Parmi les différences,

retenons l’intentionnalité des acteurs de l’écosystème d’affaires, le leadersphip assuré par

certains d’entre eux, les participants-clés (keystones), le développement de compétences

partagées et la possibilité d’élaborer des stratégies et de procéder à la planification des

activités, sans oublier des conflits potentiellement destructeurs. Pour James F. Moore, « le

recours à la métaphore biologique permettait (…) de mieux décrire les arcanes des

processus d’innovation collective que l’on ne qualifiait pas encore d’ouverte », mais qui

faisait appel à des ressources externes et distribuées (Fréry, Gratacap et Ickya, 2012 ;

Gueguen et Torrès, 2004, paragraphe 25). En somme, l’écosystème entrepreneurial met

l’accent sur le fait que l’entrepreneuriat est facilité ou freiné par la « communauté des

autres acteurs dont il dépend » (Stam, 2015 : 3).

4 Au cœur de l’écosystème d’affaires, nous retrouvons une coalition d’entreprises

hétérogènes qui forment néanmoins une communauté d’intérêt stratégique organisée en

réseau qui peut inclure également des organisations sans but lucratif. Parmi les éléments

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du réseau, on peut identifier des grandes et petites entreprises, des parties prenantes

(investisseurs, actionnaires, syndicats et autres), des agences gouvernementales, des

organismes de réglementation, des entreprises et organisations concurrentes ayant des

caractéristiques communes, des universités, des centres de recherche, des lobbies et des

groupes d’intérêts qui influencent le système (Khedher, 2010 : 6 et 8). De plus,

l’écosystème d’affaires peut se donner des habiletés et des capacités pour développer et

mobiliser des ressources intangibles, voire invisibles ou même relationnelles, qu’on

retrouve dans le capital socioterritorial (Fontan et Klein, 2004). Le leadership que peuvent

exercer les participants clés dans un écosystème d’affaires dominant est fondé sur la

conduite des évolutions, sur la capacité d’influence et sur la diffusion de l’information et

des innovations et non pas sur le contrôle et le commandement (Gueguen et Torrès, 2004

paragraphes 24-26). On comprendra ainsi que la qualité de l’écosystème d’affaires peut

faire la différence en termes d’innovation et de succès sur le marché national et même

international.

5 Enfin, un écosystème d’affaires peut avoir une vie relativement courte. Ainsi, James F.

Moore (1996) a identifié quatre phases de cycle de vie : une première phase de

constitution à travers une vision partagée, une seconde d’expansion où le leadership est

reconnu, une troisième où le système bien établi doit relever d’importants défis quant à

son autorité, et une quatrième où il doit se renouveler ou disparaître. Comme l’écrivent

Gueguen et Torrès (2004 :11), « les buts des entreprises seront différents en fonction de

l’étape concernée et des objectifs coopératifs et concurrentiels qui évolueront

concomitamment. » En raison de leur dynamique et leurs phases de développement, les

écosystèmes relèvent moins d’une logique de positionnement stable quant à leurs projets

que d’une logique de développement (Ibid : 63).

Les écosystèmes entrepreneuriaux (ÉSE)

6 Plus récemment, c’est sous l’appellation d’écosystème entrepreneurial que cette approche

s’est répandue d’abord dans les écoles de gestion et les organisations

internationales.Ainsi, au cours des six ou sept dernières années, plusieurs chercheurs ont

contribué à l’enrichissement de cette notion, notamment en identifiant ses principales

caractéristiques. Parmi ces derniers, Daniel Isenberg, un professeur de gestion ayant une

expérience entrepreneuriale, affirme que « we know enough about how entrepreneurship

develops in the world to deliberately create the conditions so that there will be

measurably more of it, and do so in a relatively short period of time, that is, years and not

decades. » (Isenberg, 2011 : 1) La stratégie que rend possible cette notion est présentée

« comme un complément ou même un préalable pour les grappes, les systèmes

d’innovation, les économies de la connaissance ou les politiques de compétitivité

nationale » (Ibid, notre traduction). Comme pour ces dernières approches, chacun des

écosystèmes entrepreneuriaux est unique, même si l’on y retrouve des ingrédients

relativement similaires. Cela dit, l’écosystème entrepreneurial se distingue des approches

précédentes puisqu’il place au centre du système non pas l’entreprise, mais

l’entrepreneur comme leader alors que le rôle du gouvernement est limité à celui de

facilitateur.

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7 Selon Isenberg (2012), six principes basés sur l’observation peuvent être proposés pour

guider l’intervention des pouvoirs publics et des autres acteurs. En premier lieu,

l’écosystème concerne l’entrepreneuriat comme un processus tiré par la prise de risque et

l’aspiration à profiter des opportunités pour entreprendre et innover. En deuxième lieu,

l’attention porte sur la qualité des initiatives et non pas la quantité en raison des

retombées que représentent les projets les plus innovateurs. En troisième lieu, les

interventions doivent s’appuyer sur une compréhension holistique d’un écosystème qui

comprend six grands domaines, soit les politiques, les marchés, le capital et le

financement, les ressources humaines, la culture et le soutien. L’ensemble de ces

domaines peut réunir des centaines d’éléments. Dans le schéma d’Isenberg que nous

reprenons (Schéma 1), il n’y a pas de flèches entre les domaines puisque, dans la réalité,

les points de départ peuvent être très différents. En quatrième lieu, la cible des nouveaux

projets est celle des entreprises à fort potentiel de croissance (ex. les gazelles). En

cinquième lieu, l’entrepreneuriat tend à être très concentré géographiquement en raison

de la proximité des relations qui s’établissent entre les domaines identifiés. En sixième

lieu, une organisation privée et indépendante de coordination s’impose pour dynamiser

l’écosystème entrepreneurial, au moins au départ. On comprendra qu’il est plus facile

d’agir sur l’un ou l’autre des six domaines que de soutenir une gouvernance délibérée

d’un tel écosystème. Enfin, Isenberg (2012 :13) conclut que l’« Entrepreneurship is no

panacea for society’s ills, but it has enough spillovers and is causal enough that it should

be a public priority on par with education, security, welfare, energy, and health as a basic

social good) ».

8 En 2013, le Forum économique mondial (World Economic Forum, 2013 : 5-6) a présenté sa

conception de l’écosystème entrepreneurial comme reposant sur les huit piliers suivants :

1) des marchés accessibles, 2) le capital humain et la main-d’œuvre, 3) l’investissement et

la finance, 4) un système de soutien (conseil, mentorat), 5) le cadre de régulation et les

infrastructures, 6) l’éducation et la formation, 7) les grandes universités comme

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catalyseurs, 8) le soutien culturel. Ces divers piliers sont circonscrits à partir de trente-

huit éléments. Ainsi, le pilier « cadre de régulation et infrastructure » comprend l’aide au

démarrage d’entreprise, des taxes incitatives, des législations et des politiques favorables

à l’entreprise, l’accès à des infrastructures de base (ex. eau et électricité), l’accès aux

télécommunications et aux réseaux de communication, l’accès au transport. De même, le

système de soutien renvoie à l’existence (et la qualité) du mentorat et de conseillers, de

services professionnels, d’incubateurs, d’accélérateurs et de réseaux d’entrepreneurs. Les

résultats d’une recherche2 menée par le Forum Économique mondial à partir de cette

conception des écosystèmes entrepreneuriaux révèlent en premier lieu qu’il existe des

différences majeures entre les systèmes entrepreneuriaux d’une région du monde à

l’autre, notamment selon l’importance que les gouvernements leur accordent (World

Economic Forum, 2014). En deuxième lieu, parmi les piliers identifiés, les entrepreneurs

considèrent que les trois plus importants sont dans l’ordre l’accès aux marchés, le capital

humain et la main-d’œuvre ainsi que la finance et l’investissement. Enfin, les grandes

entreprises jouent souvent un rôle déterminant dans le développement de tels

écosystèmes alors que le rôle des gouvernements (politiques économiques et régulation)

aurait des impacts parfois positifs, parfois négatifs (World Economic Forum, 2014). Cette

recherche illustre le fonctionnement de certains de ces systèmes sans fournir un cadre

explicatif qui pourrait rendre compte des causes et des effets.

9 Une étude3 réalisée par deux professeurs britanniques en gestion, Colin Mason et Ross

Brown (2014), tente de montrer que l’approche en termes d’écosystème entrepreneurial

suppose une nouvelle génération de politiques. Cette conclusion s’impose principalement

parce que ces écosystèmes visent à soutenir non pas les PME comme telles, mais les

entreprises à fort potentiel de croissance (High Growth Firms, HGF). Ces dernières sont

considérées comme stratégiques pour deux raisons : d’une part, elles sont fortement

orientées vers la productivité, l’innovation et l’exportation ; d’autre part, elles ont de

fortes retombées sur l’ensemble des autres entreprises, y compris les collectivités. Un

écosystème entrepreneurial ne saurait être piloté par une coordination centralisée, mais

il a besoin d’une organisation indépendante ou tout au moins un joueur clé, soit un

« deal-maker who is involved in a fiduciary capacity in several entrepreneurial ventures »

(Mason et Brown, 2014 : 1). Les efforts pour stimuler l’entrepreneuriat à forte croissance

ne peuvent être limités à une approche top-down centrée sur les conditions du cadre, mais

doivent aussi s’inscrire dans une approche bottom-up faisant appel à des acteurs non

gouvernementaux et même gouvernementaux à cette échelle. Enfin, parmi les autres

éléments indispensables, les auteurs mentionnent la « culture, the availability of start-up

and growth capital, the presence of large firms, universities and service providers »

(ibid).

10 Dans cette perspective, Mason et Brown (2014 : 20 sq) identifient quatre dimensions de

l’écosystème entrepreneurial qui peuvent être soutenues par les pouvoirs publics à

l’échelle nationale et régionale. La première vise les acteurs entrepreneuriaux

(écosystème entrepreneurial) qui pourraient être soutenus directement durant les phases

de prédémarrage, de démarrage et le début du post-démarrage ou encore à travers

l’incubation pour le démarrage en leur fournissant des conseils, des opportunités de

réseautage et de financement. La seconde consiste à fournir des ressources

entrepreneuriales à l’intérieur de l’ÉSE, soit l’accès au financement sous diverses formes

(banques, anges financiers, capital de risque) avec des services d’accompagnement et des

ressources relationnelles, sans oublier des partenariats avec de grandes entreprises en

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vue d’accéléré le processus d’incubation au sein de l’ÉSE. La troisième porte sur le soutien

pour des connecteurs à l’intérieur de l’ÉSE en vue d’encourager les liaisons entre ses

diverses composantes et de construire des ponts entre ces dernières, à travers la

formation de communautés de pratique et de réseaux entrepreneuriaux, et l’engagement

d’agents de liaison-animation. La quatrième a pour objectif de soutenir l’orientation

entrepreneuriale à l’intérieur de l’ÉSE, soit développer une culture entrepreneuriale,

l’adoption de normes sociétales et d’attitudes positives envers l’entrepreneuriat. Cela

peut se faire à partir du système d’éducation (écoles et universités), voire même d’une

classe créative, sans oublier l’organisation d’événements visant à renforcer les liens entre

les entrepreneurs. Enfin, la mise en place d’une nouvelle organisation pour la

consolidation de l’ÉSE suppose la mobilisation d’entrepreneurs ayant les compétences et

la motivation pour assumer un mandat d’intérêt général. Une telle organisation doit être

indépendante et ne pas être possédée par une partie de la communauté, mais soumise à

une évaluation rigoureuse.

Une « critique sympathique » des ÉSE : vers une reformulation

11 L’approche en termes d’écosystème entrepreneurial soulève des réserves même de la part

de ceux qui l’utilisent. On lui reproche de se limiter à un type d’écosystème

entrepreneurial, celui de la nouvelle économie, et de s’en tenir à l’illustration et la

description, sans fournir une construction théorique qui permettrait de rendre compte

des liens existant entre certains facteurs et certains résultats (Koenig, 2012 ;Fréry,

Gratacap et Isckia, 2012). Ainsi, l’économiste Érik Stam, professeur à l’Université Utrecht

considère que les approches managériales de l’écosystème entrepreneurial sont

inspirantes, mais nettement insuffisantes. En ne fournissant qu’une liste de composantes

(Isenberg) ou de piliers (Forum mondial économique), les analyses managériales

demeurent le plus souvent en surface alors que leurs explications se révèlent

tautologiques, du genre : « les écosystèmes entrepreneuriaux sont des systèmes qui

produisent un entrepreneuriat réussi » (Stam, 2015 : 5). De plus, une liste d’ingrédients ou

de facteurs sans liaison bien identifiée ne permet pas de distinguer les causes des effets.

De même, le niveau d’analyse (ex. villes, régions, pays) est rarement précisé et la

distinction entre le nécessaire et le contingent n’est jamais clairement réalisée. En

somme, les causes fondamentales des écosystèmes entrepreneuriaux ne sont ni

identifiées ni examinées. Ainsi, le rapport de recherche du Forum économique mondial

(2014) conclut que ce qui est le plus important, du point de vue des entrepreneurs, ce sont

dans l’ordre l’accès au marché, le capital humain et la finance. On demeure donc en

surface avec des constats très généraux.

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Page 13: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

12 Erik Stam ne minimise pas pour autant l’importance de l’écosystème entrepreneurial,

d’où d’ailleurs la « critique sympathique », selon ses propres termes, qu’il propose. En

premier lieu, il considère que cette approche marque une transition au plan économique,

« from managed economy to entrepreneurial economy » (Thurik, Stam et Audretsch,

2013), et au plan scientifique, « from equilibrium economics to complexity economics »

(Beinhocker, 2007). En deuxième lieu, cette approche lui semble reposer sur un nouvel

argumentaire pour des politiques publiques en économie. En effet, les politiques de

soutien à l’écosystème entrepreneurial sont fondées moins sur les échecs reconnus du

marché (asymétrie d’information, bien public, les abus du pouvoir du marché, les

externalités) que sur les échecs du système d’innovation. Pour réussir, ce dernier a besoin

de facteurs non marchands, notamment la qualité des interactions et les connaissances, y

compris non codifiées, sans oublier certaines formes de financement adaptées et une

offre optimale de certains facteurs marchands. Cette approche permet de faire le lien

entre les systèmes d’innovation et une approche entrepreneuriale contextualisée, soit des

processus évoluant dans le temps et l’espace. Dans cette perspective, l’entrepreneur se

révèle ainsi leader alors que les pouvoirs publics sont appelés à faciliter (feeder) l’exercice

de ce leadership. Ce cadre théorique permet non seulement de redéfinir l’écosystème

entrepreneurial, mais aussi de rendre compte de sa raison d’être et de ses limites.

13 Comme le montre le schéma précédent (schéma 2), l’écosystème entrepreneurial peut

être qualifié par deux séries d’attributs : une première qui relève des conditions

systémiques, soit les réseaux, le leadership, la finance, le talent et les ressources

humaines, les connaissances codifiées et non codifiées, et les services de soutien et

intermédiaires ; et une seconde qui précise les conditions environnantes (framework

conditions), soit les institutions formelles, la culture, les infrastructures physiques et la

demande. En somme, cette approche permet d’identifier les acteurs, les ressources (y

compris les ressources non marchandes et relationnelles) et la demande, de même que les

principaux déterminants (ex. culture, institutions formelles). Un tel écosystème

entrepreneurial entraîne des extrants qui sont non seulement les nouvelles entreprises

(start-ups) à forte croissance (ce à quoi se limitent Isenberg et l’OCDE), mais aussi les

entreprises innovantes et même l’activité entrepreneuriale des employés (on pourrait

ajouter les usagers). Les résultats et les retombées de cet écosystème dépassent les

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entreprises créées ou soutenues pour contribuer à l’ensemble de l’économie et à la société

tout entière, à travers la productivité, le revenu, l’emploi et le bien-être. En retour, cette

amélioration de l’environnement aura des impacts sur la qualité et la quantité des

extrants et des résultats. En somme, l’ultime résultat de l’écosystème entrepreneurial est

l’augmentation de la productivité, du revenu, de l’emploi et du bien-être alors que

l’activité entrepreneuriale à travers l’innovation est plutôt un extrant intermédiaire

(Stam, 2014 : 6). En somme, la valeur totale créée grâce à l’écosystème est plus élevée que

la somme des valeurs privées produites par l’entrepreneur (Stam, 2015 : 6). Il s’agit là

d’une autre différence avec les approches en termes de grappes et de système

d’innovation. Cela dit, tous reconnaissent que ces dernières approches ont permis d’aller

plus loin dans l’intégration des connaissances concernant le processus entrepreneurial

avec la notion d’écosystème entrepreneurial.

14 Le cadre théorique proposé par l’économiste hollandais laisse bien voir les échelles

possibles d’interventions de la part des pouvoirs publics et des divers promoteurs. La

plupart des éléments peuvent être initiés ou soutenus à l’échelle régionale (sous-

nationale), mais certains se retrouvent à la fois aux échelles régionales et nationales (lois

et régulation) alors que les entrepreneurs et employés entrepreneuriaux comme

connecteurs peuvent établir des liaisons avec d’autres ÉSE régional ou même à une

échelle plus globale. Enfin, la distinction entre les quatre niveaux (deux comme effets et

deux comme causes, sans oublier les rétroactions et les intangibles) permet des

interactions et des interventions à partir du bas vers le haut, mais aussi à partir du haut

vers le bas. Dans la mesure où les diverses composantes de l’ÉSE sont à la fois en

interaction et en interdépendance, une gouvernance centralisée et hiérarchique ne

semble guère souhaitable puisque chacun des éléments dispose d’une grande autonomie,

mais l’intérêt bien compris de chacun peut inciter à une certaine coopération, en dépit

d’une concurrence qui ne disparaît jamais complètement.

15 Enfin, pour Érik Stam, les écosystèmes entrepreneuriaux ne se limitent pas aux

entreprises à forte croissance comme l’avance l’OCDE, mais conviennent à toutes les

entreprises innovantes et même aux employés dits entrepreneuriaux. Cette conclusion

rejoint l’analyse des écosystèmes d’affaires réalisée par Gérard Koenig (2012), un expert-

comptable spécialisé dans le management stratégique. Pour ce dernier, les écosystèmes

entrepreneuriaux sont hétérogènes tant par leur composition et leur structure que par

leur raison d’être. Ainsi, en tenant compte entre autres du type de contrôle des

ressources, de l’indépendance des membres et de la symétrie ou non des réseaux, Gérard

Koenig (2012) distingue quatre types d’écosystèmes d’affaires :

• en premier lieu, les systèmes d’offre où l’écosystème « est contrôlé par un mandant qui

délègue à des mandataires le soin de réaliser certaines contributions complémentaires

constitutives d’une activité stratégique » ;

• en deuxième lieu, les plateformes où « l’agencement est contrôlé par un acteur qui met,

selon des règles précisées ex ante, un actif clé à disposition d’autres acteurs, afin que ceux-ci

puissent développer une activité propre » ;

• en troisième lieu, les communautés de destin qui supposent « l’existence d’un lien

indépendant de la volonté des acteurs, comme celui qui unit des naufragés ou des otages »

ou encore les entreprises d’un district industriel (les acteurs sont hétérogènes et le système

non centralisé) ;

• en quatrième lieu, les communautés de foisonnement qui correspondent « à des

agencements regroupant un très grand nombre de membres autour d’une ressource

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essentielle qui est un bien commun » (la ressource clé n’est la propriété de personne

puisqu’elle constitue un bien commun) (Koenig, 2012 : para 17 à 24).

• Commentant l’ouvrage de James F. Moore (1996), Herb Rubenstein (2012) conclut que les

écosystèmes sociaux, tels les églises et les organismes sans but lucratif, suivent les mêmes

règles que les entreprises privées et subissent des contraintes environnementales (externes)

comparables, mais avec des valeurs différentes (il faudrait ajouter également des règles

différentes). Ainsi, les entreprises d’économie sociale et solidaire de même que les

organismes sans but lucratif et les organisations hybrides à double finalité présentent au

moins deux grandes différences : d’une part, elles sont plus complexes en raison de leurs

formes organisationnelles et institutionnelles, et d’autre part, elles sont plus dépendantes de

leur environnement pour les ressources, dans la mesure où ces dernières sont plurielles

(ressources marchandes, non marchandes et non monétaires), et pour les besoins auxquels

elles répondent, surtout quand ces besoins sont coconstruits avec les premiers concernés. La

manière de réduire la dépendance à l’égard de l’environnement est de l’internaliser au sein

de l’organisation ou d’un regroupement d’organisations à partir de représentants, comme

on peut l’observer entre autres à partir de la composition des conseils d’administration

(Hafsi et Thomas, 2005).

• En conclusion, les écosystèmes entrepreneuriaux sont par définition centrés sur l’offre, de

sorte qu’ils n’accordent que très peu de place aux organisations créant ou reconfigurant la

demande, dans une moindre mesure pour les écosystèmes d’économie sociale et solidaire4.

Certains chercheurs tels ceux du groupe de recherche Tepsie5 proposent d’élargir la notion

d’écosystème d’innovation sociale pour inclure plus explicitement les organisations

orientées vers la demande (Tepsie, 2014). Ainsi, le schéma suivant positionne les

organisations relevant de l’offre et puis de la demande sans oublier les intermédiaires qui

tentent de les relier dans un ensemble où prédomine une économie plurielle. Cette

conceptualisation pourrait permettre la réalisation d’une cartographie plus complète des

acteurs qui font partie des écosystèmes de l’économie sociale et solidaire.

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11

Page 16: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

16 Comme nous le verrons maintenant, les organisations relevant de l’économie sociale et

solidaire sont habituellement fortement reseautées entre elles, d’où une capacité d’action

qui dépasse celle de l’entreprise isolée et qui est plus favorable à leur développement.

Les écosystèmes entrepreneuriaux de l’économiesociale et solidaire

17 Les écosystèmes entrepreneuriaux, comme nous venons de le voir, peuvent comprendre

des parties prenantes qui relèvent du secteur sans but lucratif, notamment pour la

promotion, le soutien voire même la gouvernance, notamment à l’échelle régionale et

locale (Feld, 2012). De plus, si l’on considère cette notion d’un point de vue générique, elle

peut convenir avec les adaptations qui s’imposent à une grande diversité d’entreprises et

d’organisations. Par ailleurs, il faut reconnaître qu’il existe peu d’études portant sur les

écosystèmes entrepreneuriaux dans le domaine de l’économie sociale et solidaire. La

notion n’existe que depuis quelques années, mais il est possible de retrouver dans la

réalité des configurations qui s’en rapprochent. Dans cette perspective, nous allons

examiner très brièvement comment l’économie sociale historique s’est préoccupée de

s’inscrire dans un système (voire dans un écosystème entrepreneurial) qui était en

cohérence avec ses valeurs, règles et pratiques. Par la suite, nous nous demanderons

pourquoi maintenant cette notion intéresse de plus en plus la « nouvelle économie

sociale » et plus particulièrement l’entreprise sociale et même la philanthropie (Lévesque,

2014).

Historiquement, l’économie sociale a reposé sur des écosystèmescontrastés

18 L’entreprise coopérative est la composante de l’économie sociale qui a été la plus

structurée et la mieux définie historiquement quant à ses valeurs, ses principes et ses

règles. Pour cette raison et pour son ancienneté, elle constitue pour certains le modèle à

imiter pour les autres composantes de l’économie sociale que sont les mutuelles et les

associations (Vienney, 1994). Ainsi à la fin du XIXe siècle, soit en 1895, un regroupement

international de coopératives, l’Alliance coopérative internationale (ACI) a été fondée à

Londres à la suite d’un travail de réflexion et de mobilisation sur presque un demi-siècle

(Espagne, 2008). Une référence exemplaire dans le monde coopératif, la Société des

équitables pionniers de Rochdale (près de Manchester) mise sur pied en 1844 constituait

« officiellement6 » la première coopérative de consommation pour des ouvriers qui

envisageaient de contrôler par ce moyen l’ensemble de la consommation, pour s’assurer

ensuite de la maîtrise de la production industrielle puis de l’agriculture. Cette

expérimentation était inspirée par des penseurs, dont Robert Owen, des activistes et des

leaders qui étaient parties prenantes d’un réseau d’idées et d’institutions (Fairbain, 1994

cité par Diamantopoulos, 2011 : 8). De même, les premières associations ouvrières, qui

donnent naissance aux coopératives de travail en France en 1834, ont été inspirées par

Philippe Buchez. En somme, il était presque impensable de s’investir dans une entreprise

coopérative sans grande perspective quant au devenir de la société et de son économie.

En plus de la satisfaction d’un besoin donné, la capacité de mobilisation de la coopérative

reposait sur un projet plus large (une aspiration), soit une économie coopérative pour les

uns, une république coopérative pour d’autres ou encore le socialisme, d’où assez

Revue Interventions économiques, 54 | 2016

12

Page 17: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

rapidement l’idée de créer des regroupements coopératifs, voire un mouvement pour y

arriver (Draperi, 2012 ; Desroche, 1976). Cette utopie a évolué dans le temps, mais

l’entreprise coopérative représente encore aujourd’hui pour plusieurs coopérateurs un

instrument pour construire quelque chose de plus grand (et cela même si, pour une

grande partie des coopérateurs, l’entreprise coopérative représente une valeur en soi).

19 Ce projet d’une plus grande ampleur se construit à partir d’en bas et de manière non

violente, soit à partir d’expérimentations et d’initiatives collectives relativement faciles à

mettre sur pied, mais qui cherchent à changer d’échelle (comme les entrepreneurs

sociaux le répètent souvent aujourd’hui). Comme on le sait, ce grand projet a permis des

réussites, mais aussi des déconvenues et des dérives (Gislain et Deblock, 1989), au point de

devenir un secteur de l’économie dans la perspective d’une biodiversité économique

(Vienney, 1980 et 1982 ; Fauquet, 1935). Mais, même en se définissant comme un secteur

de l’économie, les entreprises coopératives ont besoin d’un écosystème entrepreneurial.

Celles qui ne se donnent pas un tel écosystème sont menacées de disparition. Dans un

environnement souvent hostile, la banalisation et l’isomorphisme n’offrent pas d’autre

destination à terme que la privatisation.

20 Les regroupements coopératifs se sont faits selon deux types. En premier lieu, les

regroupements de coopératives selon le secteur d’activité, tels que l’épargne et le crédit,

l’assurance, l’agriculture, l’alimentation, etc. sont les plus fréquents et les plus spontanés

(2e niveau de coopération). Les regroupements sectoriels ont tendance à s’imposer pour

faire la différence dans un secteur d’activité qui correspond aux besoins les plus

immédiats de leurs membres. Les coopératives, qui sont des organisations autonomes

administrées par leurs membres, se fédèrent pour se donner des services en commun,

pour trouver des débouchés ou avoir un pouvoir d’achat plus élevé ou encore pour

négocier avec un ministère important pour leurs activités (ex. les coopératives agricoles

en liaison avec les ministères de l’Agriculture). En deuxième lieu, des regroupements

intersectoriels où l’on retrouve des coopératives de divers secteurs d’activités sur un

territoire donné. À l’échelle d’un pays ou d’une grande région, les diverses fédérations se

réunissent alors dans une confédération pour défendre une forme différente d’entreprise

ayant des défis spécifiques (regroupement coopératif de 3e niveau). En plus du territoire,

le regroupement intersectoriel peut être fondé sur l’appartenance politique (catholiques,

socialiste, laïque), comme on l’a vu jusqu’à tout récemment en Belgique, en Italie et

ailleurs. Le regroupement intersectoriel, surtout s’il intègre la composante territoriale,

favorise plus facilement l’émergence d’un mouvement coopératif que les regroupements

sectoriels ne le font7 (bien que nécessaires, ces derniers ont tendance à s’enfermer dans

une logique de marché).

21 La constitution d’un écosystème coopératif repose sur la création d’alliances et le soutien

de mouvements sociaux, sur une culture relativement partagée (valeurs et principes

coopératifs), sur des règles assurant les arbitrages entre finalité économique et finalité

sociale, de même que les conditions pour bénéficier des avantages coopératifs, auxquels

s’ajoutent divers outils transversaux pour leur développement comme coopérative. La

gouvernance des regroupements coopératifs est fondée sur une forme de démocratie

représentative (délégation de représentants). Selon la nature des regroupements

(sectoriels ou intersectoriels), le rapport aux pouvoirs publics peut être plus ou moins

favorable à l’autonomie coopérative. En effet, sous l’angle sectoriel, les pouvoirs

politiques essaient d’utiliser les coopératives pour la mise en œuvre de leur politique

économique ou encore de leur politique sociale à moindre coût (d’où le danger d’une

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13

Page 18: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

certaine instrumentalisation des coopératives). Par ailleurs, sous l’angle de

l’intersectorialité, les coopératives ont plutôt tendance à interpeller les pouvoirs publics

pour obtenir des avantages coopératifs concernant l’ensemble des secteurs, comme une

loi commune et des politiques et programmes spécifiquement coopératifs pour leur

développement, ce qui n’exclut pas des rapports de force entre les grands secteurs

coopératifs et les secteurs émergents au sein d’un regroupement de 3e niveau (Lévesque,

2011 et 1990). Ces brèves considérations permettent de faire l’hypothèse de l’existence

d’écosystèmes coopératifs à dominante sectorielle ou à dominante intersectorielle. Deux

études récentes laissent entrevoir les avantages de regroupements intersectoriels,

notamment pour l’innovation institutionnelle (Pezzini, 2013 et 2012) et le développement

des coopératives sur deux territoires différents, mais soumis aux mêmes contraintes

externes (Diamantopoulos, 2011).

22 Dans une recherche sur les coopératives dans plusieurs pays européens, Enzo Pezzini a pu

constater que les coopératives se donnent des regroupements passablement différents

selon les pays. En France, les coopératives sont solidement organisées par secteurs

d’activité, ce qui a favorisé une présence forte dans plusieurs secteurs économiques.

Ainsi, les grands secteurs coopératifs (épargne et crédit, secteur agricole, coopératives de

travail) ont, dans la loi commune sur les coopératives, des sections les concernant comme

secteurs d’activité. De même, la nouvelle loi sur l’économie sociale et solidaire adoptée

par le gouvernement français en 2014 est beaucoup plus élaborée (98 articles) en raison

notamment du fait que les grands secteurs se sont donné des sections leur accordant des

avantages sectoriels ou propres à certaines composantes. À titre illustratif, la loi

espagnole adoptée en 2011 compte 9 articles et la loi québécoise adoptée en 2013, 17

articles, puisqu’il s’agit d’une loi cadre pour dégager ce qui est commun aux diverses

composantes.

23 Ainsi, pour Enzo Pezzini, « le modèle coopératif français est probablement celui qui

présente la plus forte différenciation typologique » et en même temps celui dont la quasi

totalité des « secteurs coopératifs ont atteint un stade de développement avancé au

niveau individuel et un considérable niveau d’intégration sectorielle » (Pezzini, 2013 :9).

Les 23 000 coopératives françaises regroupent 24,4 millions de membres et emploient plus

d’un million de salariés. Par rapport à l’ensemble de l’économie française, ces

coopératives représentent 60 % de l’activité de la banque de détail, 40 % de l’activité

agroalimentaire et 28 % du commerce de détail8 (Coop Fr, 2015). Par ailleurs, ce modèle

français « n’a pas réussi, au niveau de la structure organisationnelle de troisième niveau,

une intégration comme elle existe dans d’autres pays » (Pezzini, ibid). Comme le tableau

suivant le montre, l’instance de regroupement intersectoriel, Coop Fr, ne compte que 3

employés, toutes les ressources humaines et autres compétences sont concentrées dans

les grands regroupements sectoriels.

Revue Interventions économiques, 54 | 2016

14

Page 19: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

24 9 10

25 Par rapport à l’ensemble de l’économie du Royaume-Uni, les coopératives y sont

beaucoup moins importantes qu’en France, soit près de 6 796 coopératives avec 14,9

millions de membres et un chiffre d’affaires de 37 milliards de livres (Co-operatives UK,

2015). Outre les coopératives de consommation, les deux autres secteurs coopératifs

importants en termes de chiffres d’affaires sont les coopératives de travail et les

coopératives agricoles. Selon Pezzini, le modèle britannique évolue progressivement vers

l’intersectorialité. À la suite de la formation au début des années 2000 de Co-operatives

UK, une reconnaissance des coopératives s’est amorcée avec le soutien des travaillistes de

Tony Blair. La nouvelle instance intersectorielle regroupe désormais 19 membres

coopératifs qui peuvent compter sur 27 employés, soit 9 fois plus que Coop France.

Toutefois, les coopératives de consommation y sont très dominantes. Il faut aussi savoir

qu’au Royaume-Uni, il n’y a pas de loi coopérative comme telle. Mais, en 2002, une loi a

été adoptée pour une nouvelle forme d’entreprise, Community Interest Company, ce qui a

entraîné une forte promotion de l’entreprise sociale par le gouvernement (Teasdale, Lyon

et Baldock, 2013). Il s’est ainsi développé un écosystème entrepreneurial autour des

entreprises sociales qui a permis leur multiplication grâce au soutien du gouvernement et

de certaines fondations philanthropiques britanniques, dont la Young Foundation et

certaines fondations internationales dont Ashoka.

26 En Italie, les coopératives de divers secteurs, qui étaient regroupées sous trois centrales

coopératives selon l’appartenance politique11 (catholique, social-communiste et libérale-

républicaine), se sont réunies en 2011 au sein d’une seule entité, l’Alliance des

coopératives italiennes (Pezzini, 2012). Au sein de cette Alliance, on retrouve douze

fédérations sectorielles et des fédérations régionales et provinciales. Au total, sont ainsi

réunies 45 300 coopératives comptant 12 millions de membres, 1,1 million d’employés et

un chiffre d’affaires cumulé de 127 milliards d’euros (Pezzini, 2012a : 35). Elles

représentent 7,3 % du PIB italien, 12 % des guichets bancaires, 30 % de la consommation

et de la distribution commerciale, 50 % de l’agroalimentation (ibid). En conformité avec

l’expérience des centrales coopératives, l’Alliance des coopératives italiennes constitue

un modèle fortement intégré qui réunit à la fois les regroupements sectoriels (ex.

agriculture, banques, consommateurs, travail associé, etc.) et les regroupements

territoriaux (provinciaux, régionaux, nationaux) (Pezzini, 2012a). Ainsi, elle peut compter

sur environ 300 employés, soit de nombreuses ressources et compétences pour appuyer

l’expérimentation, l’innovation et le développement de nouvelles activités (Pezzini, 2012b

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Page 20: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

et 2013a). Ainsi, les coopératives sociales de solidarité, qui tiennent compte « des

composantes externes à la coopérative » (ce qui suppose un fort enracinement dans la

communauté » de leur part), ont non seulement été « inventées » en Italie en 1991, mais

c’est aussi dans ce pays qu’elles se sont diffusées le plus au monde, donnant lieu en 1995 à

l’ajout d’un nouveau principe pour l’ensemble des coopératives affiliées à l’ACI (Pezzini,

2012 : 573)

27 Ces trois cas constituent effectivement trois modèles de regroupement. Le modèle

français ayant privilégié les regroupements sectoriels a sans doute favorisé l’émergence

d’écosystèmes entrepreneuriaux sectoriels, mais cela ne semble pas avoir favorisé le

développement d’un écosystème proprement coopératif. À l’opposé, le modèle italien, qui

intègre à la fois les secteurs et le territoire, a été en mesure de créer un écosystème

entrepreneurial coopératif qui a favorisé plusieurs innovations importantes, dont les

coopératives de solidarité sociale. Entre ces deux modèles, on retrouve le modèle

britannique qui est fondé sur l’intersectorialité avec des ancrages très contrastés sur le

plan du territoire, comme on peut l’observer pour l’Écosse et l’Irlande du Nord. Comme

les regroupements sectoriels ont dominé dans le monde, la conclusion d’Enzo Pessini est

double. D’une part, « le mouvement coopératif a très probablement sous-estimé sa

dimension « systémique » en laissant prévaloir la dimension professionnelle-sectorielle »,

avec comme conséquence qu’il a « retardé une capacité de prise de parole collective

forte » et la formation d’un véritable mouvement coopératif (Pezzini, 2013 : 26). D’autre

part, « les analyses de cas nationaux ont montré que, dans les pays où l’on a dépassé la

logique des intérêts strictement sectoriels et professionnels, la dynamique d’innovation

et la capacité d’intercepter, de promouvoir et d’accompagner la naissance des nouveaux

secteurs coopératifs a été plus forte ainsi que la reconnaissance politique » (ibid : 27).

28 L’analyse comparative que Mich Diamantopolos (2011) propose de l’évolution des

coopératives entre 1980 et 2010 dans deux provinces canadiennes, la Saskatchewan et le

Québec, confirme en grande partie les conclusions d’Enzo Pezzini sur les modèles de

développement coopératif, notamment les différences entre un modèle sectoriel et un

modèle intégré de regroupement coopératif.12 En tenant compte de leur population

respective, ces deux provinces ont le plus haut taux de pénétration coopérative au

Canada. Cependant au cours des vingt dernières années, les coopératives ont connu en

Saskatchewan une décroissance marquée et au Québec une forte croissance, la plus élevée

au Canada. Comment expliquer deux évolutions aussi contrastées en deux décennies, les

deux subissant apparemment des contraintes externes comparables, notamment celles de

la mondialisation et de la libéralisation des marchés ?

Revue Interventions économiques, 54 | 2016

16

Page 21: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

29 À partir du début des années 1980, la mondialisation et le néolibéralisme ont atteint les

coopératives des deux provinces, mais avec des effets contrastés et une résilience

différente (Diamantopoulos, 2011 ; Lévesque, 1990). Au Québec, les grandes coopératives

agricoles se sont renforcées et diversifiées et les coopératives d’épargne et de crédit, suite

aux difficultés rencontrées par certaines fédérations indépendantes, se sont regroupées

au sein d’une grande organisation, le Mouvement Desjardins. En Saskatchewan, plusieurs

coopératives agricoles se sont privatisées, telles les coopératives dans le domaine du

grain, du lait et de la volaille alors que les crédits unions sont demeurées fragmentées. De

même, le groupement intersectoriel des coopératives, le Saskatchewan Cooperative

Association, dépourvu de ressources, n’a pas apporté de soutien significatif aux nouvelles

initiatives de la société civile dans les villes, notamment dans le logement social, la garde

d’enfants et les cliniques communautaires. À l’inverse, le regroupement intersectoriel des

coopératives québécoises, le Conseil de la coopération du Québec (devenu en 2006 le

Conseil québécois de la coopération et de la mutualité) s’est renforcé en tenant des États

généraux au début des années 1990, en élargissant sa base avec l’intégration des

mutuelles et en relançant le mouvement coopératif, notamment le soutien aux

Coopératives de développement régional (CDR) et la création d’une nouvelle forme de

coopérative, les coopératives de solidarité qui regroupent diverses catégories de

membres, dont des représentants de la communauté.

30 Deux décennies plus tard, les coopératives en Saskatchewan ont perdu confiance en elles-

mêmes avec de nombreuses rivalités internes et leur influence politique est devenue

nulle. Les hommes politiques, tant du côté des représentants provinciaux que fédéraux,

n’ont manifesté aucun intérêt pour les coopératives. Au Québec, les coopératives ont

repris confiance en elles-mêmes, ne craignant plus de s’afficher comme telles, affirmant

explicitement « la force de la coopération ». Plusieurs projets et réalisations en

partenariat avec le gouvernement du Québec, notamment lorsque le Parti Québécois a été

au pouvoir, ont permis la mise en place de plusieurs outils de développement, notamment

dans le domaine du financement, de la formation et des services aux coopératives. Depuis

plusieurs années, des ententes sont signées entre le CQCM et le gouvernement québécois

pour le développement des coopératives (des ententes sont également signées entre le

Chantier de l’économie sociale et le gouvernement pour le développement de l’économie

sociale). Le tableau précédent laisse bien voir deux évolutions fortement contrastées

entre 1985 et 2005 : au Québec, une croissance très forte du membership, des actifs, des

revenus et des coopératives dans les services (le plus souvent de nouvelles coopératives) ;

pour la Saskatchewan, une décroissance dans tous ces domaines : membership, actifs,

revenus et secteur des services.

31 Pour expliquer cette différence, Mich Diamantopoulos met l’accent sur le rôle des

mouvements sociaux dans la construction d’un bloc coopératif qui permet le rejet du

déterminisme économique (Diamantopoulos, 2011 : 8). Dans les deux provinces, à partir

des années 1980 (et même avant dans le cas du Québec), le bloc coopératif traditionnel à

dominante agricole a été remis en question par la mondialisation, l’ouverture des

marchés, la déréglementation et la délocalisation des emplois vers les pays à bas salaire.

En Saskatchewan, les forces économiques et politiques se sont repositionnées sur la base

de « let the market decide » rejetant ainsi les gains du keynésianisme et de l’État

providence alors que le leadersphip coopératif s’est fortement amoindri à la recherche de

« solution chacun pour soi », générant des conflits internes. Pour le mouvement

coopératif de cette province, la forte érosion du bloc social à l’origine des grandes

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Page 22: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

coopératives entraîne une perte de confiance dans les coopératives comme outil de

développement et un manque d’intérêt pour soutenir les nouvelles start-ups qui émergent

alors principalement en milieu urbain. Au Québec, deux trajectoires de repositionnement

se rejoignent pour constituer un nouveau bloc social ouvert au soutien de l’économie

sociale : des initiatives pour la création d’emploi et la mise en place de nouveaux services

où l’on retrouve les syndicats, le mouvement communautaire, des groupes de femmes,

des organisations régionales et le mouvement coopératif (ex. le forum pour l’emploi),

d’une part ; et des efforts provenant de l’intérieur du mouvement coopératif pour se

repositionner et se donner des outils de développement tels les CDR et des fonds de

financements auxquels participeront les fonds de travailleurs. Enfin, le sommet socio-

économique de 1996 mis de l’avant par Lucien Bouchard, alors premier ministre du

Québec, a été l’occasion d’une reconnaissance explicite de l’économie sociale (portée

principalement par le mouvement communautaire) que le soutien syndical et coopératif a

rendue possible (nous reviendrons plus loin sur le système québécois d’innovation

sociale).

32 En conclusion, Mich Diamantopoulos écrit que les coopératives en Saskatchewan

devraient s’inspirer du Québec pour réinventer leur mouvement dans des conditions

économiques et sociales sans doute très différentes. Pour le mouvement coopératif, il

s’agirait alors de se donner une base plus large, de se relier aux mouvements sociaux et à

l’État et d’adopter des innovations comme l’ont fait les Québécois. Plus largement encore,

il ajoute en ce qui concerne les coopératives de la Saskatchewan : » In no small measure,

their task is to re-imagine and re-build a new, broader-based historical bloc that can

drive this movement in the radically new social, economic, and political conditions of the

twenty-first century. » (Diamantopoulos, 2011 : 21) Pour notre part, nous ajouterions que

le modèle de regroupement coopératif que se sont donné les coopératives québécoises est

plus proche du modèle de regroupement intégré italien que du modèle de regroupement

intersectoriel britannique et du modèle sectoriel français. Même s’il existe de nombreuses

différences avec le modèle italien, notamment l’existence antérieure de centrales

coopératives selon l’appartenance politique, on retrouve au Québec un regroupement non

seulement intersectoriel comme au Royaume-Uni, mais également un regroupement

selon le territoire avec les Coopératives de développement régional (CDR). Toutefois, rien

n’est définitivement acquis : depuis le 1er janvier 2016, les CDR sont devenus des bureaux

régionaux sous la gouverne d’une coopérative unique, la Coopérative de développement

régional du Québec (CDRQ), à un moment où le gouvernement libéral du Québec remet en

question la représentation des régions13.

33 Autre élément qui nous semble intéressant d’ajouter, c’est la tension qui existe depuis

1996 entre le CQCM et le Chantier de l’économie sociale. Cette tension a été jusqu’ici

créatrice puisqu’elle a incité chacun de deux regroupements à se dépasser, notamment

sur le plan de l’innovation et du rayonnement international (voir les grands Sommets

internationaux de la coopération tenus à Lévis et les Sommets de l’économie sociale et

solidaire initiés par le Chantier de l’économie sociale). Avec la reconnaissance de

l’économie sociale, qui a été obtenue avec le soutien combiné de Desjardins (caisses

populaires) et du mouvement syndical en alliance avec le mouvement communautaire,

certains coopérateurs craignaient que cela se fasse au détriment des coopératives et au

profit de formes moins contraignantes sur le plan des règles, telles les associations sans

but lucratif. Cette croyance s’est révélée doublement non fondée, si l’on se fit à la

recherche de Mich Diamantopoulos. D’une part, l’absence de soutien des coopératives de

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Page 23: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

la Saskatchewan aux nouvelles initiatives plutôt urbaines relevant de l’économie sociale

s’est accompagnée d’un déclin de l’ensemble des coopératives. D’autre part, au Québec, la

reconnaissance de la nouvelle économie sociale a coïncidé avec une revitalisation du

mouvement coopératif et une forte croissance des coopératives. En 2016, on peut se

demander si l’arrivée d’une vague de nouveaux entrepreneurs mettant de l’avant des

entreprises sociales ne pourrait pas jouer le même rôle en faveur cette fois de la nouvelle

économie sociale (coopératives comprises). Pour le moment, les avis sont partagés,

d’autant plus que certaines entreprises sociales n’offrent pas d’autre garantie que la

bonne foi de leur fondateur (leur réseautage avec l’économie sociale et solidaire étant par

ailleurs très faible, voire inexistant).

34 Enfin, ce qui n’était pas explicité dans la recherche de Mich Diamantopoulos (tel n’était

pas son objectif), c’est la construction à partir du milieu des années 1980 d’un écosystème

coopératif à l’échelle du Québec, avec des embryons d’écosystème coopératif dans

certaines régions. Son analyse fournit toutefois un éclairage sur un prérequis, soit la

formation d’une alliance large, et laisse entrevoir l’apparition de nombreux éléments

d’un écosystème. Par ailleurs, les écosystèmes entrepreneuriaux qui émergent

actuellement un peu partout dans le monde semblent s’appuyer sur des alliances très

différentes des blocs sociaux à l’origine des mouvements coopératifs. Sur ce point, les

articles réunis dans ce numéro doivent être lus attentivement de même que ceux portant

sur l’entrepreneurial social (Hugues Sybille) et l’entreprise solidaire (Jean-Louis Laville),

nouvelles formes d’écosystèmes entrepreneuriaux dans l’économie sociale et solidaire.

35 À notre avis, si la notion d’écosystème entrepreneurial tend à s’imposer plus que jamais

dans le monde de l’économie sociale et solidaire, c’est principalement pour deux raisons.

En premier lieu, de plus en plus de jeunes entrepreneurs sociaux conscients des grands

défis actuels tentent de mettre sur pied des entreprises sociales de manière souvent

spontanée, des coups de cœur sans grand lien avec les écosystèmes d’économie sociale et

solidaire existants. En deuxième lieu, de plus en plus de nouveaux acteurs, notamment

des fondations, des grandes entreprises et des instances internationales, s’engagent à

soutenir ces nouvelles entreprises à double finalité avec un grand souci de performance

économique et sociale (en liaison avec l’environnement dans le cas de l’approche de la

responsabilité sociale des entreprises). Sans proposer une analyse en profondeur de cette

situation nouvelle, nous tenterons simplement dans le cadre de cette introduction

d’identifier quelques-unes des initiatives orientées vers la mise en place d’écosystème

entrepreneurial dans le domaine de l’économie sociale et de l’entreprise sociale.

36 La référence à la notion d’écosystème dans le domaine inclusif de l’économie sociale

apparaît à des échelles très différentes, soit à l’échelle internationale, comme on peut le

constater avec la Commission Européenne et de grandes organisations internationales

telles Ashoka, soit à l’échelle plutôt locale avec les Incubateurs Technologiques de

Coopératifs Populaires (ITCP) au Brésil et avec Pôles Territoriaux de Coopération

Économique (PTCE) en France. Entre ces deux grandes catégories d’écosystèmes, à partir

d’instances internationales d’une part et d’instances locales, d’autre part, on retrouve des

écosystèmes à l’échelle d’un État comme au Québec avec un système d’innovations

sociales. Comme on l’entrevoit déjà, la notion d’écosystème recouvre des réalités

passablement contrastées, même si l’on s’en tient à l’économie sociale et à l’entreprise

sociale.

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Page 24: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

Perspectives internationales pour des écosystèmes d’économiesociale

37 Dans le cadre de l’« Initiative pour l’entrepreneuriat social », la Commission européenne

(2011) a proposé de « construire un écosystème pour promouvoir les entreprises sociales

au cœur de l’économie et de l’innovation sociales ». La justification de cette initiative est

donnée dès le départ : « favoriser une ‘économie sociale de marché hautement

compétitive’ en plaçant l’économie sociale et l’innovation sociale au cœur de ses

préoccupations, tant en termes de cohésion territoriale que de recherche de solutions

originales pour les problèmes sociétaux, et notamment la lutte contre la pauvreté et

l’exclusion. » (Ibid : 2) En note de bas de page, il est indiqué que » les termes anglais

« Social Business » et « Social enterprise » correspondent à la notion d’entreprise sociale14

. » Comme la Commission indique que l’économie sociale emploie 6 % des salariés de

l’Union européenne et qu’une entreprise nouvellement créée sur quatre en fait partie, on

doit supposer que l’entrepreneuriat social comprend également les coopératives, les

fondations, les associations et les mutuelles (la cartographie dont il sera question plus

loin fournit des données beaucoup plus faibles alors que les coopératives et les mutuelles

sont exclues). Enfin, l’objectif de l’initiative est de permettre aux entreprises sociales de

« bénéficier, autant que les autres, des atouts du marché intérieur ».

38 Selon la Commission européenne, la construction d’un « écosystème de l’entrepreneuriat

social » suppose des actions ou des interventions dans trois directions. En premier lieu, il

est suggéré d’améliorer l’accès au financement, notamment les financements privés et la

mobilisation des fonds européens (un fonds de 90 millions d’euros représente une action

clé de même qu’« une priorité d’investissement dans les règlements FEDER et FSR »15 à

partir de 2014) (Ibid : 8). En deuxième lieu, il est proposé d’améliorer la visibilité de

l’entrepreneuriat social en développant des outils pour « mieux connaître le secteur et

rendre l’entrepreneuriat social plus visible » (diffusion des meilleures pratiques, création

de bases de données, mise en place de labels et certifications), d’une part, et en renforçant

« les capacités managériales, la professionnalisation et la mise en réseau des

entrepreneurs sociaux », d’autre part (Ibid : 8 et 9). En troisième lieu, il est conseillé

d’améliorer l’environnement juridique, soit « développer des statuts juridiques adaptés

qui pourraient être utilisés par l’entrepreneuriat social européen », d’ouvrir les marchés

publics à ces entreprises (en valorisant l’élément de la qualité) et de prévoir des aides

d’État. Pour ces suggestions en vue de créer un écosystème pour l’entrepreneuriat social,

il est rappelé que « la Commission ne prétend pas donner une définition normative qui

s’imposerait à tous et déboucherait sur un corset réglementaire » (Ibid :4). En même

temps, les statuts existants présents dans la plupart des pays ne semblent pas pertinents,

à quelques exceptions près. Ce faisant, l’écosystème à construire semble devoir se faire ex

nihilo. En plus des actions qu’elle tend à initier, la Commission appelle les pouvoirs

publics, les collectivités locales et régionales à contribuer au développement des

entreprises sociales, « notamment par le biais des structures de développement

économique et des chambres de commerce, en tenant compte de la dimension

transfrontière des partenariats et des initiatives qu’ils soutiennent. » (ibid : 13)

39 En 2014, la Commission européenne a dévoilé « Une cartographie des entreprises sociales

et de leurs écosystèmes en Europe » qui porte sur 29 pays européens (synthèse16 et

portrait de chacun des pays). Bien que les opinions et les informations qu’on retrouve

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20

Page 25: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

dans ce rapport réalisé par la branche britannique de la firme américaine ICF Consulting

Group ne « reflètent pas nécessairement l’opinion officielle de la Commission, cette

dernière l’a néanmoins diffusé largement, d’autant plus qu’on y retrouvait une équipe de

contrôle de la qualité et un comité scientifique composé exclusivement d’experts et de

chercheurs européens reconnus17. Cette cartographie « des facteurs favorables, des

caractéristiques et des écosystèmes » se présente comme « une description des

caractéristiques et des tendances actuelles pour soutenir la recherche et les orientations

politiques futures (Commission européenne, 2014 :1). La définition de l’entreprise sociale

retenue est en cohérence avec celle de l’initiative de l’entrepreneuriat social (Commission

européenne, 2011) qui elle-même s’inspirait à grands traits des travaux d’EMES18. En s’en

tenant à une définition de l’entreprise sociale différente des coopératives et mutuelles, le

rapport conclut que « la cartographie suggère que le niveau d’activité des entreprises

sociales (…) est faible par rapport au nombre « ‘d’entreprises traditionnelles’,

probablement de l’ordre de moins de 1 % du nombre total national d’entreprises

nationales ». En ce qui concerne les écosystèmes de soutien de l’entreprise sociale, le

rapport indique que « les caractéristiques d’un écosystème pour l’entreprise sociale,

nécessaire pour franchir les barrières à la croissance, tendent à être encore peu matures

dans la plupart des pays, mais on constate une lente émergence, bien que le cadre formel

d’appui et les politiques de soutien demeurent rares » (Ibid : 10).

40 Comme le montre bien le schéma précédent, l’écosystème de l’entreprise sociale est défini

comme un environnement où les entreprises sociales sont vues comme des entités à

soutenir et non comme des acteurs capables de se donner collectivement des outils de

développement. Ainsi, le cadre politique est placé au centre alors que les réseaux et les

mécanismes de soutien mutuel sont des caractéristiques parmi d’autres. En principe,

cette vision de l’écosystème convient à l’ensemble des pays de l’Union européenne. Ainsi,

« parmi les 29 pays européens étudiés, 22 n’ont pas de cadre politique spécifique pour

soutenir le développement de l’entreprise sociale (bien que 7 pays soient en train d’en

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21

Page 26: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

développer un) » (ibid : 11), ce qui semble faire l’impasse sur les statuts juridiques

existants. Par ailleurs, le rapport invite les fonds structurels européens (FEDER et FSE) à

financer ces nouvelles entreprises (ce qui a été fait depuis 2014). En somme, la vision de

l’écosystème qui se dégage de ce rapport est en cohérence avec les priorités avancées par

la Commission européenne (2011) pour un écosystème dont les priorités sont d’abord le

financement de l’entreprise sociale, l’amélioration des capacités de gestion (dont la

mesure d’impact social) et de la visibilité (marques, labels et certifications) et, enfin,

l’environnement juridique, notamment un statut juridique approprié. Ce faisant, la

notion d’écosystème laisse entrevoir la nécessité d’une pluralité d’actions et à fortiori de

mesures pour assurer le développement des entreprises sociales émergentes, mais

l’initiative semble ne concerner que les pouvoirs publics laissant de côté des

organisations telles Social Economy Europe, bien que l’importance des regroupements

nationaux et régionaux tels les incubateurs soient mentionnés.

41 Parmi les grandes organisations internationales non gouvernementales qui interviennent

auprès des entrepreneurs sociaux en utilisant la notion d’écosystème, on peut relever

plusieurs grandes fondations philanthropiques19 et certaines organisations

internationales sans but lucratif, dont Ashoka20. Cette dernière, qui a été fondée en Inde

par l’américain William (Bill) Drayton21 en 1980, est sans doute la plus influente et la plus

active pour la promotion et le soutien de l’entrepreneuriat social (elle est classée 17e

meilleure ONG au monde par le Global Journal sur la liste des 500 meilleures). Elle est aussi

la plus ancienne et plus présente à l’échelle du monde. Elle a recruté son premier fellow,

entrepreneur social, en Inde en 1982, d’autres l’ont été d’abord dans ce pays, puis en

Indonésie en 1984, au Népal en 1987, au Pakistan et au Bengladesh en 1988, au Brésil en

1986 (et ailleurs en Amérique du Sud), en Afrique à partir de 1991 et en Europe de l’Est de

1995. Il faudra attendre 2000 pour les États-Unis, 2002 pour le Canada, 2006 pour la France

et le Royaume-Uni. Aujourd’hui, cette ONG compte plus de 3 000 fellows dans 85 pays sur

six continents22. Les fellows sont des entrepreneurs qui ont d’abord été remarqués à

l’échelle locale. Ils sont sélectionnés soigneusement à partir de critères conformes à la

mission et à la vision d’Ashoka (idées nouvelles, créativité, qualités entrepreneuriales,

impact social et fibre éthique). Sous cet angle, Ashoka se présente comme « the world’s

largest association of leading social entrepreneurs23 ».

Revue Interventions économiques, 54 | 2016

22

Page 27: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

42 Comme l’indique le schéma 5, Ashoka aide les fellows afin qu’ils aient le plus grand

impact social possible. En s’appuyant sur la plateforme qu’elle a créée, Ashoka les met en

relation pour qu’ils puissent s’inspirer les uns et les autres, partager leurs connaissances

et leur expérience afin que leurs idées et leurs projets se diffusent le plus largement

possible (site Ashoka : approche et fellow24). De plus, Ashoka les encourage et les soutient

pour qu’ils développement des collaborations visant à changer les domaines dans lesquels

ils évoluent, ces domaines étant l’engagement civique, le développement économique,

l’environnement, la santé, les droits humains, ainsi que l’éducation et l’apprentissage25.

Ensuite, comme le développement de l’entrepreneuriat social suppose des outils et des

systèmes appropriés pour trouver des solutions sociales soutenables, un réseau de

« changemakers » pour les soutenir est également constitué. Cela permet d’avoir accès à

du financement social et d’établir des passerelles entre les milieux d’affaires et le monde

académique afin de produire de la valeur sociale et financière dans leur domaine.

43 Dans cette perspective, Ashoka apparaît manifestement comme un réseau de réseaux

dont la pièce centrale est sans doute celle des entrepreneurs sociaux (fellows), mais qui

repose également sur plusieurs catégories d’acteurs et de partenaires. Ainsi Ashoka

Support Network (ASN), qui a été initié par Ashoka, comprend 350 membres dans 22 pays,

constituant ainsi un réseau global transversal aux divers programmes. Un membre de

ASN s’engage à donner au moins 10 000 dollars et à fournir 48 heures de travail bénévole

par année pour soutenir les entrepreneurs sociaux et leurs projets. À ce réseau, s’ajoutent

des partenaires stratégiques avec de grandes entreprises principalement pour partager

connaissances, expertises et occasions d’affaires. Dans cette perspective, il n’y a pas de

murs entre le secteur citoyen et celui des grandes entreprises puisque tous les deux

partagent la vision mise de l’avant par Ashoka, notamment l’importance de

l’entrepreneuriat social et de l’innovation comme moteur de changement. De ce point de

vue, les échanges entre les entrepreneurs sociaux et les membres d’ASN ne sont pas à

sens unique puisque les deux parties sont actives dans la cocréation de solutions qui

Revue Interventions économiques, 54 | 2016

23

Page 28: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

répondent aux défis sociaux les plus pressants. À terme, les deux profitent de retours

sociaux, économiques et financiers.

44 Compte tenu de l’ampleur du réseau et de la mission d’Ashoka, le personnel salarié est

réduit de même que ses ressources financières propres. En 2013, les revenus pour l’année

étaient de 41,6 millions de dollars (américains) et les dépenses de 44,7 millions de dollars

(Ashoka, 2014). Il faut ajouter que Ashoka a ouvert 37 bureaux régionaux dans autant de

pays, à travers le monde (6 en Afrique, 12 en Europe, 3 en Amérique du Nord, 10 en Asie, 2

au Moyen-Orient et 4 en Amérique du Sud). Cependant, la gouvernance de ce réseau de

réseaux est assurée par 4 grands leaders qui constituent des pionniers, dont le fondateur,

Bill Drayton, et par un bureau de direction composé de sept membres dont quatre

Américains. Si l’on se fie au rapport de 2011 (Ashoka, 2011), le bureau du Canada avait des

revenus légèrement inférieurs à 800 000 de dollars et des dépenses quelque peu

inférieures à ce montant. Par ailleurs, selon ce rapport, on y comptait 37 fellows26, 18

membres et collaborateurs ASN, 44 volontaires et conseillers et 15 partenaires

(supporters27). La direction du bureau canadien était assurée par quatre administrateurs,

soit deux Américains et deux Canadiens. En somme, la gouvernance d’Ashoka repose sur

une structure légère ne comprenant apparemment que deux niveaux, en liaison avec des

réseaux et des partenaires passablement autonomes. Ce qui permet d’agir dans la même

direction provient d’une adhésion complète et avec grande conviction à la vision et à la

mission d’Ashoka, d’où l’importance de bien comprendre la vision et la mission de cette

organisation.

45 Pour Bill Drayton, il existe un très grand écart entre les performances et la productivité

des entreprises privées dans la production des biens et des services par rapport à celles

des organisations du secteur de la société civile. Pour combler cet écart, qui est devenu

selon lui insupportable, il faut introduire dans les secteurs de la société civile l’esprit

entrepreneurial et la concurrence (Drayton, 2002 : 132) qui favorisent l’innovation, d’où la

notion d’entrepreneuriat social et une « grande alliance » entre les organisations de la

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24

Page 29: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

société civile et les grandes entreprises innovantes, tout en évitant la dépendance à

l’égard de l’État et des structures bureaucratiques. L’augmentation de la productivité, qui

en résultera, permettra également d’améliorer non seulement la qualité des services,

mais aussi la rémunération des travailleurs de ces secteurs. Dans cette perspective,

l’entrepreneur social devient le premier moteur du développement économique et social,

et plus largement du changement. Il importe donc d’identifier les entrepreneurs sociaux

les plus créatifs et innovateurs en les soutenant et les réseautant, sans oublier que

potentiellement « Everyone a Changemarker » (Drayton, 2012). Plus explicitement,

« Ashoka envisage un monde où chacun est acteur de changement : un monde qui répond

aux défis sociaux de manière rapide et efficace, et où chaque individu a la liberté, la

confiance et le soutien sociétal d’aborder tout problème social et de faire avancer le

changement. »28 En conformité avec cette vision, la mission d’Ashoka est de former une

société civile mondiale performante (le secteur citoyen), avec des qualités

entrepreneuriales, qui permettent aux entrepreneurs sociaux de se développer et aux

citoyens du monde de penser et d’agir en tant qu’acteur de changement » (Ibid). Quant à

Ashoka, comme acteur, elle est symbolisée par un chêne mature fortement ancré dans le

sol dont la force ne peut que s’imposer.

46 Pour réaliser pleinement sa mission et le changement d’échelle que cela suppose, Ashoka

définit l’écosystème approprié en mettant de l’avant une grande alliance entre les

entrepreneurs sociaux et les grandes entreprises innovantes qui permet un changement

d’échelle inimaginable sans de tels « partenariats stratégiques ». La liaison qu’Ashoka

facilite entre les organisations du secteur citoyen et de nombreux partenaires permet la

formation de la « hybrid value added-chain » (HVAC) (Drayton et Budinich, 2012).

Toutefois, la collaboration entre les entrepreneurs sociaux et les grandes entreprises est

présentée comme stratégique puisqu’elle repose sur une formule gagnant/gagnant

(Drayton et Budinich, 2012 : 42). D’une part, les organisations du secteur citoyen peuvent

obtenir de nouvelles sources de revenus qui augmentent leur impact social et disposer de

moyens pour bien comprendre les besoins de la communauté, mobiliser les citoyens et de

changer les comportements, élargir les réseaux sociaux et améliorer ou compléter les

services offerts. D’autre part, les partenaires d’affaires peuvent atteindre des nouveaux

marchés (notamment celui des plus pauvres qui sont exclus des marchés concernant des

biens de première nécessité), se donner les capacités organisationnelles, financières et

logistiques à cette fin et améliorer leur image de bonne entreprise. Dans cette

perspective, « we are witnessing a sea change in the way society’s problem are solved,

work is performed, and business grow. » (Drayton et Budinich, 2012 : 40) Pour le

fondateur d’Ashoka, cette collaboration harmonieuse peut entraîner des changements

dans l’accès aux marchés comparable à ceux que la révolution industrielle a permis. Le

fondateur d’Ashoka et sa collaboratrice ajoutent que cette façon de faire est « en train de

devenir une procédure standard d’opérer » (Ibid, notre traduction).

47 Comme on l’aura remarqué, le gouvernement et les hommes politiques apparaissent dans

l’écosystème de l’HVC comme acteurs facilitateurs, mais sont à peu près inexistants dans

l’approche d’Ashoka, sinon comme facteur d’inertie qu’il faut transformer. Les

composantes institutionnalisées de l’économie sociale sont également absentes. Par

rapport à l’entreprise sociale, l’attention porte principalement sur les organisations

émergentes, mais prometteuses. Même si elle se diffuse dans la plupart des pays, cette

approche a été d’abord mise au point dans les pays du sud où une grande partie de la

population est exclue des marchés qui nous semblent indispensables tel l’accès aux

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25

Page 30: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

services bancaires. Si la forme de la gouvernance d’Ashoka fait place à une

décentralisation des activités, les bureaux régionaux ne font pas montre d’une grande

autonomie, si l’on se fie aux sites de chacun d’entre eux et aux rapports disponibles. De

plus, l’écosystème est bâti en fonction de l’offre où les entrepreneurs sociaux sont en

principe les acteurs majeurs, mais leur place semble très réduite dans les instances de

direction de cette « association mondiale des entrepreneurs sociaux ». Dans le schéma de

l’écosystème de l’HVC, la gouvernance n’est pas représentée, mais Aschoka est le premier

agent de liaison des divers acteurs, conformément à sa vision et à sa mission. Enfin, si la

capacité de transformation mise de l’avant par l’approche proposée n’est pas sans impact

social, cette organisation semble faire montre d’une conviction souvent naïve quant à

l’ampleur des changements radicaux devant résulter de l’entrepreneuriat social.

Perspectives locales et nationales

48 Dans la plupart des pays où l’économie sociale et solidaire est bien implantée, on retrouve

des écosystèmes locaux (infranationaux), ces derniers pouvant être parties prenantes

d’écosystèmes nationaux comme c’est le cas au Brésil et dans une certaine mesure au

Québec. Nous ne ferons mention ici que de deux écosystèmes locaux, le premier au Brésil

et le second en France, et d’un écosystème régional (national), l’écosystème québécois

d’innovation sociale, qui s’est construit jusqu’ici sous la forme d’un système national

d’innovation.

Les Incubateurs Technologiques de Coopératives Populaires (ITCP) brésiliens

49 Le Brésil a été l’un des premiers pays à mettre en place des écosystèmes locaux sous la

forme d’Incubateur Technologique de Coopératives Populaires (ITCP) à partir le plus

souvent des universités en liaison avec des organisations de la société civile (ONG,

syndicats et entreprises d’économie solidaire). Le premier de ces ITCP est apparu à Rio

Janario en 1995 et la formule a été favorisée par la création d’un programme fédéral en

1998, le Programme National d’Incubateurs Technologiques de Coopératives Populaires

(PRONINC) destiné à soutenir leur démarrage. Trois grandes catégories d’acteurs sont à

l’origine des ITCP : des organismes d’appui et d’accompagnement, des initiatives de la

société civile dont des coopératives populaires et, enfin, les pouvoirs publics, entre autres

pour le soutien financier. Aujourd’hui, on compte plus de 80 ITCP dans les diverses

régions du Brésil (Cunha Dubeux, 2014).

50 Ce qui a incité les promoteurs à utiliser le terme d’incubateur technologique, c’est le fait

qu’il existait déjà un programme gouvernemental soutenant des incubateurs

technologiques pour accompagner les nouvelles entreprises (start-ups) dans le domaine

des nouvelles technologies (Lalkaka et Shaffer, 2003 et 1999). En plus d’un financement de

l’État, les ITCP ont en commun avec les incubateurs technologiques d’offrir de

l’hébergement aux nouvelles entreprises et de leur fournir de l’accompagnement et du

soutien. Par ailleurs, ils se distinguent à plusieurs égards des incubateurs technologiques.

En premier lieu, leur clientèle n’est pas celle des jeunes entrepreneurs sortant des

universités, mais des personnes en situation d’exclusion sociale et provenant de milieux

défavorisés. En deuxième lieu, leur projet n’est pas celui d’entreprises privées des

nouvelles technologies avancées, mais celui d’entreprises collectives, en l’occurrence des

coopératives populaires, dans le domaine des technologies sociales définies comme

processus de production de connaissances nouvelles. Ainsi, le lien avec l’université

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26

Page 31: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

s’accompagne d’une approche méthodologique qui repose sur un « va-et-vient entre les

savoirs populaires, propres à ce public, et les savoirs académiques ». Autrement dit, « la

clef pour le processus d’incubation » repose sur la « reconstruction du savoir populaire à

la lumière du savoir érudit » donnant ainsi de nouveaux savoirs non seulement pour le

projet collectif, mais également pour le projet de personnes désireuses de devenir des

citoyens actifs, ce que favorise « l’apprentissage de la pratique d’une gestion

démocratique » (Cunha Dubeux, 2004 : 151).

51 L’Incubateur Technologique de Coopératives Populaires (ITCP) émerge le plus souvent

dans le cadre universitaire, mais il « accompagne et forme des groupes populaires, dans

leur dimension collective et personnelle, qui désirent créer des entreprises d’économie

solidaire dans la perspective de la génération de travail, de revenus visant aussi la

reconstruction de leur citoyenneté » (Ibid : 150). Sous cet angle, le projet des ITCP

s’inscrit dans un projet plus large visant le dépassement de l’économie de marché en vue

d’une alternative économique qui reconnaît à la fois l’économie informelle et la nécessité

d’une inscription dans un développement durable. On y retrouve non seulement une

approche pédagogique et le développement d’une culture entrepreneuriale, mais aussi un

projet politique qui suppose un réseautage entre les ITCP et un soutien qui va au-delà de

la seule période d’incubation. Ainsi, la démarche d’incubation ouvre sur un processus de

désincubation qui favorise la mise en réseau des ITCP et des coopératives populaires dans

la perspective de l’intercoopération avec comme visée la constitution d’un mouvement

(Baud, 2008). En 2004, dans sa thèse de doctorat, Ana Cunha Dubeux écrit : « nous

assistons au Brésil à une grande concertation d’entités et d’organisations qui rassemblent

plusieurs secteurs de la société et qui forment un réseau qui travaille dans la perspective

de la construction d’un projet national d’économie solidaire » (Cunha Dubeux, 2004 :455).

Dans cette perspective, les coopératives et les groupes, qui ont été soutenus par les ITCP,

en arrivent à devenir parties prenantes de la gouvernance d’un mouvement orienté vers

une économie solidaire qui se veut alternative.

Les Pôles Territoriaux de Coopération économiques (PTCE) français

52 Bien qu’ayant émergé dans un contexte socio-économique très différent, les Pôles

Territoriaux de Coopération économique (PTCE) apparus en France à partir de 2010

présentent certaines similitudes avec les ITCP brésiliens, au moins en ce qui concerne

leur émergence, leur gouvernance et leur rapport à l’économie sociale et solidaire. Ainsi,

comme pour les ITCP, qui ont fait une référence explicite aux Incubateurs technologiques

pour justifier le bien-fondé de leur demande, les PTCE français s’appuient sur l’expérience

des Pôles de compétitivité, lancés en 2005 par le Gouvernement français, pour demander

également une reconnaissance et un soutien financier de la part des pouvoirs publics

(Matray et Poisat, 2014 :4 ; Dambron, 2008 ; Menu, 2011). Dans le cas des PTCE comme

dans celui des ITCP, il s’agit de mettre en place un écosystème visant non seulement le

développement d’entreprises d’économie sociale et solidaire, mais aussi le

développement local à partir surtout d’innovations sociales, sans exclure pour autant les

innovations technologiques.

53 Au départ, les premiers PTCE « sont la résultante d’initiatives locales d’acteurs de

l’économie sociale et solidaire engagés depuis de nombreuses années », dans certains cas

« entre entre 7 et 20 ans d’ancienneté » (Podlewski, 2014 : 9 et 16-17). Même si « ces

coopérations sont hétéroclites et très nombreuses », elles peuvent être regroupées selon

diverses logiques, soit des logiques de mutualisation (partage des compétences pour un

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Page 32: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

projet), des logiques d’interaction (autour de réflexions et d’actions concrètes) et des

logiques d’animation (à partir d’événements conviviaux pour consolider les relations

interindividuelles et interstructures) (Ibid : 11). Le développement de cette approche a été

discuté « dès 2009, lors de la rédaction des ‘60 propositions pour une autre économie’, qui

préconisait d’expérimenter et de labelliser des pôles de coopération territoriaux »

(Bernon, Boisadan et Fraisse, 2014 : 4), puis en 2010 lors de la préparation des États

généraux de l’économie sociale et solidaire et en 2011 dans le cadre de propositions alors

mises de l’avant (Le labo d’ÉSS, 2011 : 21-22). La formalisation du concept s’est donc faite

dans le cadre d’une « démarche partenariale animée par le LABO de l’ESS avec le Réseau

des collectivités Territoriales pour l’Économie Solidaire (RTES), le Conseil National des

Chambres Régionales à l’Économie Sociale et Solidaire (CNCRES), COORACE (fédération

nationale d’entreprises de l’ESS, notamment de l’insertion par l’activité économique) et le

Mouvement pour l’Économie Solidaire (MES) » (Bernon, Boisadan et Fraisse, 2014 : 4). Un

appel à expérimentation lancé en 2011 a suscité 150 réponses et celui de 2013 a reçu 183

réponses, mais dans les deux cas seulement une vingtaine de projets ont été retenus

(Matray et Poissat, 2014 :2 ; Delga, 2014). Cependant, en 2015, on compte en France plus

d’une centaine29 de PTCE.

54 En 2014, les PTCE ont été reconnus par la « loi de l’économie sociale et solidaire30 » qui les

définit comme « constitués par le regroupement sur un même territoire d’entreprises de

l’économie sociale et solidaire, (…), qui s’associent à des entreprises, en lien avec des

collectivités territoriales et leurs groupements, des centres de recherche, des

établissements d’enseignement supérieur et de recherche, des organismes de formation

ou toute autre personne physique ou morale pour mettre en œuvre une stratégie

commune et continue de mutualisation, de coopération ou de partenariat au service de

projets économiques et sociaux innovants, socialement ou technologiquement, et

porteurs d’un développement local durable. » L’inclusion dans les PCTE d’entreprises

autres que d’économie sociale et solidaire a soulevé des critiques quant à la nature du

décloisonnement, notamment la portée de l’élargissement « du cercle de la solidarité ».

Toutefois, « les études confirment que le « noyau dur » d’un PTCE est constitué

d’entreprises d’économie sociale et solidaire » alors que les collectivités locales, les

entreprises lucratives et les organismes de formation et de recherche en deviennent

partenaires au cours de la maturation du projet et dans la perspective d’un

développement local durable (Bernon, Boisadan et Fraisse, 2014 : 9). Dans cette

perspective, les PTCE visent la constitution d’un « écosystème d’interaction » produisant

des « ressources immatérielles » qui rendent possible la mutualisation de projets à travers

l’intercoopération et la délibération (Demoustier, 2014).

55 Les PTCE sont le plus souvent multiactivités et généralistes pour un développement local

durable, offrant en conséquence le soutien, l’accompagnement et l’incubation des

activités mises de l’avant par les membres et partenaires. Toutefois, certains PTCE sont

orientés vers le développement de filières dans des domaines exigeant des compétences

relativement diversifiées et complémentaires comme c’est le cas de l’écoconstruction et

de l’habitat, de la récupération et du recyclage ou encore de l’agriculture et de

l’agroalimentaire. Dans tous les cas, trois niveaux non exclusifs de mutualisation sont

possibles, soit celui des moyens et des ressources (coopération technique), celui de

soutiens plus structurés (ex. gestion partagée d’emploi) et celui de projets communs. Pour

Danièle Demoustier (2013 : 1), le concept de « PTCE n’est pas encore stabilisé », bien que la

loi sur l’économie sociale et solidaire devrait contribuer à le faire. Quoi qu’il en soit, les

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Page 33: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

PTCE prennent sur le terrain des formes appropriées selon les enjeux, d’où diverses

formes de mutualisation, la construction de filières, la promotion plus politique de l’ÉSS

comme agences de développement, etc.

56 Les PTCE regroupent en moyenne une quinzaine de structures, soit les pionniers

fondateurs, des regroupements plus récents et des parties prenantes plus autonomes.

Trois formes de gouvernance ont été observées : d’abord, des gouvernances spécifiques

aux associations et aux coopératives (AG, CA et exécutif), des gouvernances ad hoc plus

souples et enfin des gouvernances plus informelles où l’on retrouve parfois la délégation

à des organismes membres. Ce qui facilite la gouvernance et la délibération, c’est le

partage des valeurs, l’engagement des fondateurs, une vision stratégique du

développement local et durable et l’inscription du pôle dans un territoire d’appartenance.

De même, les ressources mobilisées sont relativement plurielles comme c’est

généralement le cas pour l’économie sociale et solidaire. Pour le fonctionnement

économique du PTCE, il faut distinguer au moins trois niveaux : le financement de la

cellule d’animation (en moyenne 150 000 euros provenant de diverses sources, dont les

pouvoirs publics, notamment pour le démarrage), les ressources et les financements

mobilisés par l’ensemble du pôle et la valeur économique des projets communs initiés et

mis en œuvre par le PTCE.

57 Même si les PTCE ont émergé souvent à partir d’expériences anciennes

d’intercoopération à l’échelle locale, leur formalisation et leur reconnaissance sont

récentes. Il est donc difficile de proposer une évaluation relativement arrêtée de la

formule, mais dès maintenant il ressort qu’il s’agit, au moins dans le contexte français où

l’intercoopération s’est faite surtout à partir des secteurs d’activité (Pezzini, 2013), d’une

innovation structurante qui mise sur la transversalité des secteurs d’activité, sans doute à

l’échelle locale, et qui a favorisé à l’échelle nationale la coproduction d’une politique

publique de développement territorial tenant compte de l’économie sociale et solidaire.

Après une longue période d’innovations sociales centrées sur la réponse aux besoins et la

multiplication de structures à dominantes sectorielles, tout se passe comme si l’économie

sociale et solidaire se préoccupait maintenant d’établir des liaisons transversales,

notamment à partir du développement local en vue d’une transition écologique. Plutôt

que de choisir la concentration pour changer d’échelle ou pour établir des partenariats

entre des acteurs de tailles très différentes, les entreprises d’économie sociale et solidaire

à travers les PTCE misent sur la coopération et l’intercoopération entre pairs à partir de

réseaux non seulement internes, mais aussi externes. Cette intercoopération fondée sur

les interactions et la délibération peut être « un vecteur d’attractivité et même de

compétitivité des territoires (…) tout en préservant l’autonomie des organisations et de

leurs membres et en apportant une certaine flexibilité dans les relations entre

entreprises » (Demoustier, 2013 :1).

58 Enfin, les Pôles Territoriaux de Coopération économique (PTCE) comme les Incubateurs

Techcnologiques de Coopératives Populaires (ITCP) s’inspirent à la fois de la logique des

systèmes productifs locaux et de celle d’une intercoopération misant sur la transversalité,

dépassant ainsi les approches exclusivement sectorielles. De plus, les similitudes entre les

écosystèmes locaux brésiliens et français laissent bien voir comment ces derniers se

distinguent des écosystèmes mis en place à partir d’en haut par des ONG internationales

comme Ashoka ou encore par certains programmes de la Commission européenne pour

soutenir l’entreprise sociale (comme nous l’avons vu précédemment). Les écosystèmes

locaux d’économie sociale et solidaire peuvent participer également à la consolidation

Revue Interventions économiques, 54 | 2016

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Page 34: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

d’écosystèmes nationaux d’ÉSS, mais inversement ces derniers peuvent également

favoriser l’émergence ou la consolidation d’écosystèmes locaux d’économie sociale et

solidaire, comme le suggère le système québécois d’innovation sociale.

Le système québécois d’innovation sociale

59 Le système québécois a pris forme à la suite de la reconnaissance de l’économie sociale en

1996 dans le cadre d’un sommet socio-économique du Québec qui réunissait tous les

grands acteurs de la société québécoise (patronal, syndicat, coopératives, groupes

communautaires et groupes de femmes), comme nous l’avons indiqué précédemment.

L’idée de système d’innovation avait déjà été diffusée au Québec à partir de la fin des

années 1990 par le Conseil de la science et de la technologie (CST) qui s’inspirait des

approches institutitonnalistes des innovations qui ont inspiré certaines publications de

l’OCDE en la matière. Toutefois, le CST a été innovateur en élargissant ses réflexions et ses

recommandations pour inclure les innovations sociales (Bouchard, 1999 ; CST, 2000 et

2001). En même temps, des chercheurs universitaires regroupés au sein du Centre de

recherche sur les innovations sociales (CRISES) créé en 1986 ont proposé une

programmation de recherche dont la thématique principale a été celle des innovations et

transformations sociales (Lévesque, Fontan et Klein, 2014 ; Bouchard et alii, 2015).

60 Comme le schéma précédent (schéma 7) le montre, le développement des innovations

dans les entreprises repose principalement sur quatre piliers, soit le financement, les

services aux entreprises, la formation professionnelle et la recherche sur les coopératives

et l’économie sociale. Dans le cas du Québec, on retrouve des initiatives dans chacun de

ces piliers dont l’origine a précédé la reconnaissance de l’économie sociale. Toutefois, ce

qui a rendu possible la constitution d’un tel système fut la reconnaissance de l’économie

sociale par les représentants du gouvernement québécois et les grands acteurs sociaux de

la société civile dans le cadre d’un sommet socio-économique en 1996 et, par la suite, la

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30

Page 35: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

mise sur pied d’un nouveau regroupement réunissant les composantes en grande partie

émergentes de l’économie sociale, le Chantier de l’économie sociale, qui complète le

regroupement intersectoriel des coopératives et mutuelles, le Conseil québécois de la

coopération et de la mutualité du Québec (CQCM) (Lévesque, 2013 et 2011). Ces deux

regroupements d’intercoopération ont favorisé l’adoption de politiques et d’ententes

visant le développement de secteurs d’activité, mais aussi de politiques et de programmes

transversaux aux secteurs pour mettre sur pied ou soutenir des outils pour le

développement de l’ensemble des secteurs, comme c’est le cas pour le financement et la

recherche. Ce faisant diverses organisations autonomes ont été créées ou bien consolidées

avec l’aide de l’État et des divers secteurs relevant de l’économie sociale (Lévesque,

2011a). Dans cette perspective, le système québécois d’innovation sociale résulte d’une

co-construction réalisée sur plus de trois décennies à l’initiative de l’un ou de l’autre (et

parfois des deux) regroupement intersectoriels d’économie sociale et avec le soutien des

pouvoirs publics, principalement le gouvernement du Québec et, dans une moindre

mesure, le gouvernement fédéral et instances régionales et locales.

61 Ainsi, la plupart des fonds de financement dédiés à l’économie sociale et solidaire ont été

créés avec la contribution financière des pouvoirs publics, directement dans certains cas

par une dotation de départ ou indirectement à partir d’avantages fiscaux aux apporteurs

de capitaux. À l’exception d’Investissement Québec qui fait partie du secteur public, tous

les autres fonds relèvent de l’économie sociale et solidaire, certains de la finance

solidaire, d’autres de la finance responsable (capital de développement). Le portrait

réalisé en 2013 indique que le capital de développement et la finance solidaire avaient des

actifs s’élevant à 18,7 milliards de dollars et les investissements à 11,6 milliards de dollars

(Mendell, Zerdani, Bourque et Bérard, 2014 : 7). L’article de Marie J. Bouchard et de

Tessadit Zerdani, que nous retrouvons dans le présent numéro, porte justement sur la

composante financement du système d’innovation québécois.

62 Pour évaluer les besoins en main-d’œuvre et en assurer la formation professionnelle, le

Chantier de l’économie sociale a pu obtenir de la part du Ministère de l’Emploi et de la

Solidarité sociale (de l’époque) la mise sur pied d’un Comité sectoriel de la main-d’oeuvre

en économie sociale et en action communautaire (CSMO-ESAC). Cet organisme, dont le

conseil d’administration regroupe les principales parties prenantes, est spécialisé en

économie sociale et en action communautaire de sorte qu’il est transversal aux divers

secteurs d’activité de l’économie sociale. De son côté, la Fondation pour l’éducation à la

coopération et à la mutualité du CQCM a pour mission de « promouvoir, auprès des

jeunes, des façons de faire coopératives et mutualistes en vue de contribuer à la

formation des citoyens de demain.31 » De plus, pour des formations conçues en

partenariat, il faut ajouter plusieurs institutions du système public d’éducation tels les

universités, les Cégeps et certaines écoles de Commissions scolaires. Enfin, certains

regroupements sectoriels relevant de l’économie sociale et solidaire ont également des

ressources pour la formation professionnelle et l’éducation à la coopération.

63 La recherche sur l’économie sociale s’est développée considérablement depuis la fin des

années 1990, notamment à travers la recherche en partenariat mettant en relation

diverses instances de l’économie sociale avec les chercheurs universitaires, à partir de

programmes de financement relevant de la politique scientifique, notamment le

financement conjoint des partenaires de l’économie sociale et solidaire,du Conseil de

recherche en sciences humaines du Canada (CRSH) et du Fonds québécois de recherche en

culture et société (FQRSC), auxquels s’ajoutent des contributions financières des

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Page 36: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

universités elles-mêmes (Lévesque et Mendell, 2007, Vaillancourt, 2005). Parmi les

principaux regroupements de la recherche en partenariat, il faut relever trois Alliances

de recherche Universités Communautés (ARUC) en économie sociale dont les activités se

sont déroulées principalement entre 2000 et 2012. Plus récemment, le Chantier de

l’économie sociale et le CRISES ont obtenu un financement public pour un Organisme de

Liaison et de Transfert en Innovation Sociale (OLTIS), Territoires Innovants en économie

sociale et solidaire (TIESS), qui fait appel à plusieurs partenaires dont le CQCM et de

nombreuses organisations relevant de l’économie sociale (voir www.tiess.ca). Enfin, dans

les Cégeps, on retrouve quelques Centres Collégiaux de Transfert de Technologie (CCTT)

portant sur les innovations sociales32. Enfin, le CIRIEC-Canada, qui a été créé en 1966, est

une association scientifique qui réunit des chercheurs provenant des divers centres et

chaires de recherche et des représentants des principaux regroupements sectoriels et

intersectoriels relevant de l’économie sociale et des entreprises du secteur public

(Lévesque, 2009).

64 Les services aux entreprises d’économie sociale et solidaire se sont renforcés depuis plus

de deux décennies, notamment à partir des plans stratégiques de développement élaborés

par les deux grands regroupements intersectoriels, le Chantier de l’économie sociale et le

CQCM, qui ont négocié avec le gouvernement du Québec des ententes de partenariat où

l’on retrouve des financements pour le soutien et l’accompagnement des entreprises.

Ainsi, les secteurs et les entreprises relevant de l’économie sociale et solidaire peuvent

compter sur des ressources professionnelles pour les soutenir tels les Groupes de

ressources techniques pour l’habitation et la Coopératives de développement régional du

Québec (CDRQ). Il existe aussi des organisations d’économie sociale qui offrent des

services aux entrepreprises de l’économie sociale comme c’est le cas de la coopérative

Orion, de MCE Conseils et de Neuvaction pour le développement durable. Enfin, les fonds

dédiés à l’économie sociale de même que les fonds de travailleurs fournissent également

des services qui vont au-delà du seul financement.

65 S’il est possible de parler d’un système québécois d’innovation sociale, c’est dans la

mesure où il existe une gouvernance pour une coordination (à dominante informelle) des

activités entre les divers piliers identifiés ainsi que les divers secteurs et regroupements.

Cette gouvernance repose à la fois sur l’existence d’organisations autonomes et

indépendantes et sur leur adhésion à l’un ou l’autre des deux grands regroupements

intersectoriels dont la légitimité repose sur la représentation des principales parties

prenantes combinée à des finalités orientées vers l’intérêt collectif et général. De plus,

sans l’intelligence collective qui s’y est développée, sans les arrangements institutionnels

et les ententes avec le gouvernement québécois, les divers piliers ne feraient pas partie

d’un système. Cela dit, le système québécois d’innovation sociale n’est pas figé. Ainsi, il

évolue avec les conjonctures et avec l’alternance de partis politiques plus ou moins

favorables au soutien à l’économie sociale. De plus, le système québécois est alimenté par

des regroupements régionaux et des pôles d’économie sociale potentiellement en tension

avec les regroupements « nationaux ». Enfin, dans une grande ville comme Montréal,

d’autres acteurs et d’autres regroupements sont en émergence, notamment pour soutenir

l’entrepreneuriat social.

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32

Page 37: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

Les articles réunis dans ce numéro : les écosystèmesde l’économie sociale

66 Bien qu’il ne porte pas explicitement sur l’écosystème de l’économie sociale et solidaire,

l’article de Timothée Duverger n’en demeure pas moins pertinent à cet égard. En effet,

cette contribution laisse bien voir l’importance des contextes d’institutionnalisation pour

la formation et l’évolution d’un écosystème d’économie sociale sur une période d’un

demi-siècle, soit de 1968 à nos jours. Cette trajectoire de l’économie sociale et solidaire

française, qui a évolué en lien avec celle de l’Union européenne, a représenté une

inspiration forte pour plusieurs pays d’Amérique latine et également pour le Québec.

67 Timothée Duverger identifie trois cycles d’institutionnalisation de l’économie sociale et

solidaire en France. Ces cycles correspondent à un changement très significatif de la

conjoncture mondiale et française : d’abord, un cycle qui débute en mai 1968 avec des

nouveaux mouvements sociaux et un questionnement de l’État providence combiné à une

remise en cause du compromis fordiste ; ensuite, le tournant des années 1990 avec la

chute du mur de Berlin et l’adoption du marché comme principe hégémonique

d’organisation des sociétés ; enfin, la crise financière qui débute en 2008. Pour chacun de

ces cycles, on assiste à une forme d’institutionnalisation de l’économie sociale où l’on

retrouve des regroupements souvent en liaison avec des mouvements sociaux ou des

initiatives de la société civile, des appellations fondées sur des argumentaires (économie

sociale fondée sur les statuts, entreprises alternatives, économie solidaire misant sur des

orientations axiologiques et politiques, entreprises sociales valorisant l’entrepreneur et

les innovations) et des arrangements institutionnels avec leurs dimensions

administratives, législatives et financières. Le changement de cycles et la structuration au

sein d’un cycle ne se font jamais sans luttes, conflits et compromis. Ainsi, dans le cycle

actuel, l’auteur relève la lutte fratricide entre économie sociale et économie solidaire qui

culmine en 2010, mais qui sera suivie d’une réconciliation sous tension dans le cadre des

États généraux de l’économie sociale et solidaire tenus à Paris en 2011. Il mentionne

également l’adoption en 2014 d’une loi de l’économie sociale et solidaire qui accorde une

place à l’entreprise sociale, sous certaines conditions précises et relativement exigeantes.

Même s’il traite des cycles d’institutionnalisation en France, l’auteur tient compte

également de l’échelle européenne et de l’échelle infranationale. Devant la « forte

porosité entre les transformations de son environnement socio-économique et ses

propres transformations », Timothée Duverger questionne en conclusion l’économie

sociale et solidaire comme contre-mouvement au capitalisme (les tensions à l’intérieur de

ce mouvement révèlent des visions fortement contrastées).

68 Marie J. Bouchard et Tessadit Zerdani proposent une analyse institutionnaliste du

« réseau de la finance solidaire et responsable au Québec », plus explicitement la « co-

construction d’un champ institutionnel dans l’écosystème d’économie sociale et

solidaire » L’accent est mis sur le rôle des acteurs et de leurs regroupements dans la

création et la formalisation d’un réseau de la « finance solidaire et responsable » (FSR)

contribuant ainsi à renforcer l’écosystème québécois d’économie sociale et solidaire. Leur

cadre d’analyse institutionnaliste identifie trois leviers d’institutionnalisation : un levier

axiologique comprenant des croyances, convictions et valeurs (formation d’une identité) ;

un levier cognitif formé de concepts, problématisations et pistes d’action (constitution

entre autres d’une carte cognitive) ; un pilier politique où l’on retrouve des activités de

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33

Page 38: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

persuasion et l’adoption de règles constitutives. La coproduction d’un champ unifié de la

FSR a reposé principalement sur les acteurs financiers qui provenaient du monde

coopératif, du monde syndical et du milieu communautaire, auxquels seront associés des

réseaux d’accompagnement (chercheurs universitaires et institutions publiques) et des

réseaux dits périphériques (ex. CIRIEC-Canada et Rencontre du Mont-Blanc). La

contribution des acteurs sera relativement différente selon la nature des leviers et selon

les diverses phases de construction de ce champ. Dans cette perspective, la construction

du champ institutionnel de la finance solidaire et responsable apparaît clairement comme

une coproduction qui s’est faite dans le cadre de relations horizontales propres à une

mise en réseau alors que la contribution des acteurs externes au champ en a été une

d’accompagnement. Les ressources pour cette construction provenaient principalement

des organisations elles-mêmes avec l’engagement bénévole de leurs membres alors que

celles pour la production d’un « Guide d’analyse de l’économie sociale » provenaient du

secteur public et celles pour l’inventaire de la FSR, du financement de la recherche en

partenariat avec les universitaires. La construction de ce nouveau champ de la FSR a

permis à ses acteurs de développer de nouvelles pratiques financières (ex. montage

financier), d’augmenter leur légitimité au sein du monde financier dominant et d’être

mieux outillés pour prendre collectivement position sur les politiques gouvernementales

en la matière.

69 Dans leur article, René Audet et Sylvain Lefèvre identifient les défis que devrait relever la

mise en marché alternative de l’alimentation (MMAA). Cette dernière vise l’accès de

proximité à une alimentation saine à travers des circuits mettant en réseau des

producteurs et des consommateurs avec des objectifs de développement social et

communautaire, dans un contexte où 96 % des ventes alimentaires au Québec sont faites

dans des commerces appartenant à de grandes chaînes. Dans la première partie de leur

article, ils proposent un cadre théorique inspiré de l’approche des sustainabilty transition.

La transition est définie comme le passage d’un régime socioéconomique à un autre dans

un domaine d’activité économique, en l’occurrence agroalimentaire. On retrouve ainsi un

régime sociotechnique central (comprenant des acteurs, des techniques et infrastructures

et des règles ancrées dans des institutions et des pratiques), un paysage sociotechnique

constituant un environnement exogène et la possibilité d’une niche d’innovation radicale

(innovations et projets expérimentaux). Cette dernière, qui comprend également des

acteurs, des règles (cognitives, normatives et de régulation) et des dispositifs

sociotechniques, peut faire pression sur le régime sociotechnique en place, forçant un

déverrouillage socio-économique,la reconfiguration et le réalignement du régime, d’où

une possible transition à travers des actions multiniveaux et non seulement horizontales.

70 Ce cadre théorique, qui pourrait être également pertinent pour l’analyse des écosystèmes

de l’économie sociale, permet de bien comprendre les deux principaux défis de la mise en

marché alternative de l’alimentation (MMAA), soit le défi interne de la fragmentation des

innovations avec les tensions en résultant (difficulté de faire système et de se donner les

arrangements organisationnels et institutionnels conséquents) et le défi externe du

« verrouillage économique où s’articule la relation aux bailleurs de fonds, la relation aux

consommateurs et la mise en question du juste prix » (le régime existant favorise les

acteurs conventionnels). Pour avoir des chances de succès, l’engagement dans une

transition doit être vertical (multiniveaux), ce qui suppose une double compréhension,

soit celle de la transformation des grands systèmes sociotechniques et celle de la

structuration de la niche d’innovation radicale. Sous cet angle, cet article nous donne une

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34

Page 39: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

compréhension fine du rapport entre l’économie sociale et la transition socioécologique

du système agroalimentaire, plus précisément encore les tensions au sein de la niche

d’innovation radicale concernant les modalités d’identification et d’organisation des

marchés de quartiers (modèle communautaire et modèle entrepreneurial en tension),

d’une part, et les priorités que représentent la sécurité alimentaire et l’agriculture

écologique, d’autre part.

71 Dans leur article, Yasmine Boughzala, Hervé Defalvard et Zohra Bousnina expliquent les

difficultés que représente l’émergence d’un écosystème de l’entrepreneuriat social dans

le contexte d’une transition démocratique « initiée par la révolution du printemps de

Jasmin 2011 en Tunisie ». Dans une première partie, ils identifient les principales

composantes d’un écosystème de l’entrepreneuriat social en émergence à l’échelle

nationale. À cet effet, ils examinent les principales composantes d’un écosystème

entrepreneurial tel que défini par Daniel Isenberg. On y retrouve une composante

financement de l’entreprise sociale qui comprend des institutions financières du secteur

public, des fondations et des institutions internationales telles la Banque africaine de

développement, une composante enseignement et formation présente dans les

universités et centres de recherche, une composante soutien et accompagnement à

travers des pépinières d’entreprises sociales, une composante culture qui ne tient pas

suffisamment compte des valeurs du pays, etc. Malgré la présence de ces diverses

composantes d’un écosystème d’entreprises sociales, le nombre des entreprises créées ne

dépasse pas quelques dizaines alors qu’environ 5 000 nouvelles associations ont émergé

depuis la révolution. Pour les auteurs, l’écosystème en émergence manque d’ancrage

territorial en raison entre autres du portage qu’assurent les acteurs non territoriaux (y

compris tunisiens). En conséquence, les auteurs proposent la mise en place de pôles

régionaux développement à l’exemple des Pôles technologiques de croissance

économique (PTCE). Cette hypothèse est examinée dans la seconde partie de leur article.

Ces pôles pourraient permettre de mieux faire le lien entre l’entrepreneuriat vert et

social en misant sur une proximité géographique (de préférence négociée plutôt que

décrétée) couplée à des proximités socio-économiques où l’on retrouve les éléments mis

en lumière dans les deux articles précédents. Dans le meilleur des cas, la proximité

cognitive est inscrite dans un système auto-organisé d’acteurs ayant des fondements

organisationnels et institutionnels pour l’exercice d’une « action collective structurée

avec des interdépendances économiques ». C’est dire que les éventuels pôles tunisiens ne

pourront être un « copier-coller des initiatives » françaises. Toutefois, ces pôles

représentent une perspective d’avenir, d’autant plus que la « Révolution du Jasmin » se

retrouve présentement dans une impasse économique résultant des choix politiques faits

jusqu’ici.

72 Pour entrevoir la place et le rôle de l’économie sociale dans l’avenir, Ushanish Sengypta

propose de partir des grandes tendances déjà à l’œuvre au Canada, soit la montée des

inégalités et les changements démographiques, notamment la croissance de la population

des communautés autochtones et des nouveaux arrivants. Pour cette analyse, il s’appuie

principalement sur l’œuvre de Pierre Bourdieu, notamment les notions de champ, de

capital social et d’habitus. De ce point de vue, l’économie sociale est considérée comme un

champ à côté de ceux du politique et de l’économie, autant de champs en conflit, sans

oublier que tout champ est lui-même traversé par des conflits. Cette conceptualisation

peut effectivement être utilisée pour l’analyse de l’écosystème de l’économie sociale,

notamment pour ses dimensions politiques et culturelles. Les deux grandes tendances que

Revue Interventions économiques, 54 | 2016

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Page 40: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

sont les inégalités croissantes et les changements démographiques identifiés génèrent

une demande de services sociaux qui est souvent prise en charge par l’économie sociale,

principalement les OBNL et les entreprises sociales. Ces dernières connaissent une

croissance significative en raison du retrait de l’État providence et de la réduction des

dépenses sociales. Les hypothèses que tente de valider l’auteur sont données par les

critiques adressées à l’économie sociale en contexte nord-américain : 1) l’économie

sociale profite principalement aux élites qui « capturent » les ressources et les

retombées ; 2) l’économie sociale ne réduit pas l’exclusion des femmes de couleur ; et 3)

l’économie sociale sert à contrôler les communautés indigènes et d’immigration récente.

La validation de ces hypothèses est faite à partir de diverses recherches et de données

recueillies par l’auteur. Dans cette perspective, l’économie sociale participe à la

reproduction sociale à partir de la formation et d’une inculcation idéologique qui

renforce les rapports de genre, de classe et de race consolidant ainsi l’écosystème

existant. L’absence de services sociaux adaptés et, plus encore, la très faible présence de

femmes de couleur, de nouveaux arrivants et d’autochtones à la tête de ces organisations

représentent pour l’économie sociale et solidaire une interpellation qu’on ne saurait

ignorer.

73 Les deux derniers articles portent explicitement sur l’entreprise sociale, soit sous la

forme de l’entrepreneuriat social (Hugues Sibille) ou sous celle de l’entreprise solidaire

(Jean-Louis Laville et alii). Les deux auteurs sont bien connus en raison de leur

engagement sur plusieurs décennies dans l’économie sociale, non seulement en France,

mais aussi à l’échelle internationale. Il s’agit de deux contributions que nous sommes

heureux d’offrir à nos lecteurs. Les analyses et les points de vue qui y sont présentés,

fourniront un éclairage complémentaire aux articles précédents et permettront ainsi aux

lecteurs non seulement de mieux argumenter leur propre point de vue sur l’entreprise

sociale, mais aussi d’avoir une meilleure compréhension des enjeux et défis que

représentent l’entrepreneuriat social et l’entreprise solidaire.

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NOTES

1. Nous avons réalisé cette revue de « littérature » sur les écosystèmes dans le cadre d’une

recherche réalisée pour l’Institut Mallet (Québec).

2. Cette recherche du Forum économique mondial a été réalisée avec la collaboration

l’Université Stanford et des firmes Ernst & Young et Endeavor. Elle comprenait une enquête

auprès 1000 entrepreneurs dans le monde qui ont réussi rapidement à devenir des entreprises à

forte croissance et d’études de cas auprès de 43 entreprises (early-stage) dans 23 pays (World

Economic Forum, 2014).

3. Cette étude a fourni le document de travail pour un atelier organisé le 7 novembre 2013 par le

programme LEED (OCDE) et le ministère de l’Économie de la Hollande (Mason et Brown, 2014).

Revue Interventions économiques, 54 | 2016

44

Page 49: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

4. En effet, les coopératives sont souvent caractérisées par la double qualité de leurs membres

qui sont à la fois propriétaires et usagers. De même, l’économie solidaire met en lumière la

construction conjointe de l’offre des services par les usagers et les professionnels.

5. TEPSIE est l’acronyme de » The Theoretical, Empirical and Policy Foundations for Building

Social Innovation in Europe », un projet financé par le 7e programme-cadre de l’Union

européenne, qui a été réalisé entre 2012-2013 sous la direction de l’Institut technologique danois

et la Fondation Young.

6. « La coopération organisée au Royaume-Uni remonte aux premières années de 1700 et elle est

associée à la naissance d'une compagnie d'assurance mutuelle la Mutual Fire » (Pezzini, 2013).

7. Cependant, certaines formes de coopératives, telles les coopératives de travail, peuvent être

plus ouvertes à l’engagement politique et d’autres telles les coopératives de consommation

peuvent l’être moins en raison d’un membership plus hétérogène.

8. Voir également : http://www.entreprises.coop/decouvrir-les-cooperatives/chiffres-cles.htm

9. Voir : http://www.lesscic.coop/export/sites/default/fr/lesscic/_media/documents/

Les_Scic_en_chiffres_2012.pdf

10. C’est l’estimation faite par Teasdale et alii (2013 : 127) même si certaines estimations

proposaient 55 000 ou même 60 000 entreprises sociales.

11. Il s’agit dans l’ordre de la Confcooperative, de la Legacoop et de l’AGCI (Association générale

des coopératives italiennes), cette dernière plus petite que les deux premières.

12. Pour une analyse des causes internes aux coopératives et mutuelles, voir Fulton et Girard,

2015.

13. Le soutien au développement coopératif sera probablement plus performant, mais la mission

des CDR a été redéfinie et son membership n’est plus le même.

14. Ce que déplore Social Economy Europe (2015 : 9), soit l’absence de distinction entre

l’entreprise sociale et la Social Business.

15. En 2016, Avise (agence d’ingénierie et de services pour entreprendre autrement) offre des

formations aux entrepreneurs sociaux français pour avoir accès au Fonds social européen (FSE) et

Fonds européen de développement régional (FDER). Voir : http://qui-sommes-nous.avise.org/

wp-content/uploads/2016/01/Avise_OF_20160118_FF-IntroFESI-2014-2020-18Fev16_DF_V1.0.pdf

16. Les auteurs relèvent que la plupart des activités des entreprises sociales ont lieu « hors

radar » et que ces activités sont faibles par rapport aux entreprises traditionnelles (Ibid : 5). Le

concept d’entreprise sociale exclut la plupart des coopératives, des mutuelles et des associations

ayant des activités économiques, à la différence de l’inventaire couvrant 27 pays de Chaves et

Monzon (2012).

17. La plus grande partie des activités de ICF consulting group sont aux États-Unis où est situé

son siège social, soit à Fairfax (Virginia) (http://www.icfi.com/contact-us/offices# ? ). Ce rapport

a été rédigé par Charu Wilkinson, James Medhurst, Nick Henry, Mattias Wihlborg et Bates Wells

Braithwaite. L’équipe de contrôle de la qualité était formée de Carlo Borzaga, Giulia Galera,

Marieke Huysentruyt, Niels Bosma, et Rocìo Nogales. Le comité scientifique comprenait Roger

Spear, Toby Johnson et Matthias Kollatz-Ahnen.

18. EMES (voir http://emes.net/), notamment les travaux de Jacques Defourny et de ses

collègues (Defourny et Nyssens, 2010 ; Borzaga et Defourny, 2001).

19. En plus d’Ashoka, relevons Skoll Foundation (fondée en 1999) présente dans plus d’une

centaine de pays, Schwab for Social Entreprenership (fondé en 1998) en liaison avec le Forum

économique mondial de Davos, Venture Philanthropy Partners fondé en 2000 et la fondation

Young (fondée en 2005), un think tank spécialisé dans l’innovation sociale. Cette fondation

britannique intervient à l’échelle internationale, notamment à partir de Social Innovation

Exchange et de Social Innovation Europe.

20. Ashoka ou Aśoka (né en 304 avant J.-C. et mort en 232) a assuré l’unité de l’Inde. Après une

conquête meurtrière, il a adopté les principes non violents bouddhistes. À la tête d’un immense

Revue Interventions économiques, 54 | 2016

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Page 50: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

empire, il a exercé un pouvoir absolu à partir d’une administration décentralisée. Il est considéré

par Bill Drayton comme un véritable innovateur social.

21. Né à New York en 1943, Bill Drayton a obtenu un Baccalauréat à Harvard et une maîtrise à

Yale Law School pour ensuite travailler dix ans comme gestionnaire et consultant pour la firme

de consultant McKinsey and Company. De 1977 à 1981, sous l’administration de Carter, il a été

administrateur adjoint à l’US Environmental Protection Agency où il a proposé entre autres une

régulation de l’environnement par la création d’un marché des droits de pollution.

22. On retrouve la liste des fellows pour la période allant de 1982 à 2010 dans l’album souvenir

publié à l’occasion du 30e anniversaire de la fondation d’Ashoka (Ashoka, 2010 :46-77)

23. Voir http://canada.ashoka.org/fr/node/2711

24. Voir https://www.ashoka.org/approach et https://www.ashoka.org/fellow

25. Voir : https://www.ashoka.org/approach.

26. Parmi les fellows canadiens, relevons Manon Barbeau, Lucie Chagnon, Michel Venne, Institut

du Nouveau Monde, Jean-François Archambault, Tablée des chefs et le Dr Gilles Julien. Parmi les

élus de 2012, Frank Escoubès de People Imagination : Canada.ashoka.org/fr/deux-nouveaux-

entrepreneurs-sociaux-sont-élus-fellows-dashoka-au-Canada. Selon http://canada.ashoka.org/

history-numbers, 55 fellows au Canada ont été élus depuis 2002.

27. Parmi ces derniers, relevons KPMG, Fondaction McConnell, RBC Foundation, Telus, United

Way

28. Voir : http://canada.ashoka.org/fr/vision-mission

29. Voir la carte des PTCE : http://www.lelabo-ess.org/-Poles-territoriaux-de-

cooperation-36-.html

30. Pour le texte de la Loi relative à l’économie sociale et solidaire, voir : https://

www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000029313296&categorieLien=id

31. Voir : http://www.fcdrq.coop/index.php?id=57

32. Relevons : Centre d’étude en responsabilité sociale et écocitoyenneté – CÉRSÉ (PSN) , Centre

d’expertise et de transfert en agriculture biologique et de proximité – CETAB+ , Centre

d’initiation à la recherche et d’aide au développement durable – CIRADD (PSN), Centre d’étude en

responsabilité sociale et écocitoyenneté – CÉRSÉ (PSN)

AUTEUR

BENOÎT LÉVESQUE

Professeur émérite (UQAM) et professeur associé (ÉNAP)

Revue Interventions économiques, 54 | 2016

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Page 51: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

Réseau de la finance solidaire etresponsable au QuébecCo-construction d’un champinstitutionnel dans l’écosystèmed’économie sociale et solidaireTassadit Zerdani et Marie J. Bouchard

Introduction

1 La financiarisation tend à s’imposer comme un mécanisme global de régulation de

l’économie (Bourque et al., 2011) et l’activité de financement est devenue complexe dans

tous les secteurs, particulièrement dans le secteur de l’économie sociale et solidaire (ÉSS)1

. L’accès au capital constitue l’un des enjeux importants pour les entreprises de ce secteur

puisque les produits financiers traditionnels sont peu adaptés à leur structure de

propriété, qui est collective, et à leur double mission, qui est à la fois économique et

sociale (Bouchard et Rondeau, 2003).

2 L’ÉSS jouit au Québec d’une forte reconnaissance institutionnelle, tel qu’en témoigne

l’adoption, en 2013, d’une loi-cadre sur l’économie sociale. Celle-ci fait suite à un long

processus (Lévesque, 2013 a) dont l’un des points tournants fut le Sommet de l’économie

et l’emploi organisé par le gouvernement en 1996, à la suite duquel de nombreux outils

furent mis en place pour financer les entreprises d’économie sociale et solidaire (EÉSS). À

titre illustratif, nous pouvons citer le Réseau d’investissement social du Québec (RISQ) en

1997; les Centres locaux de développement en 1998; la Fiducie du Chantier de l’économie

sociale (Fiducie du Chantier) en 2007. Ces outils se sont ajoutés à d’autres qui étaient déjà

en place, notamment les deux fonds des travailleurs (Fondaction CSN et Fonds de

solidarité FTQ), la Caisse d’économie solidaire Desjardins (CÉCOSOL) et Capital régional et

coopératif Desjardins (CRCD). Sans compter de nombreuses aides gouvernementales

visant le soutien à l’ÉSS dans plusieurs secteurs d’activité (logement, petite enfance,

Revue Interventions économiques, 54 | 2016

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Page 52: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

insertion par le travail, aide à domicile, etc.) et au développement socioéconomique des

régions.

3 Les acteurs du secteur de la finance solidaire et responsable (ci-après Secteur FSR)

proviennent de différentes filières - coopérative, communautaire, syndicale, étatique ou

hybride - et offrent différents produits : la finance solidaire, destinée spécifiquement à

l’ÉSS, et le capital de développement, destiné non seulement à l’ÉSS mais aussi au

développement régional, au développement durable, et au maintien et à la création

d’emploi. Le Secteur FSR fait partie d’un écosystème d’ÉSS et constitue, avec les autres

composantes (recherche, formation, services aux entreprises, politiques publiques,

législation) l’un des piliers importants du « système québécois d’innovation sociale en

ÉSS » (Lévesque, 2011b).

4 Cet article a comme objectif de montrer le rôle des acteurs de la finance solidaire et

responsable (ci-après Acteurs FSR) dans l’émergence et le développement d’un

écosystème d’ÉSS au Québec à travers l’analyse des acteurs du secteur et du réseau formel

qu’ils ont créé, CAP Finance Réseau finance solidaire et responsable2 (ci-après Réseau

FSR). En mobilisant le concept de travail institutionnel et la grille de pratiques de

création institutionnelle proposés par Lawrence et Suddaby (2006), l’article identifie les

actions que développent collectivement ces acteurs pour institutionnaliser (formaliser)

leur réseau. Cette approche néoinstitutionnaliste sociologique permet d’observer que ce

processus d’institutionnalisation est le résultat de la coopération et de la coconstruction

cognitive entre les acteurs du réseau. Sans nier que ce processus relève sans doute

également de tensions voire de conflits (Thérêt, 2003), nous avons mis l’accent sur les

pratiques qui ont permis aux acteurs de se doter de normes communes en « créant » de

nouvelles institutions.

5 Le travail institutionnel est défini par Lawrence et Suddaby (2006: 215) comme « l’action

volontaire d’individus et d’organisations dont le but est de créer, maintenir ou changer

les institutions.». Ces auteurs proposent trois types de travail institutionnel : création des

institutions; leur maintien ; et désinstitutionnalisation. Notre analyse se base sur le

travail de création institutionnelle visant la mise en place de nouvelles normes et

routines et de nouveaux standards (Lawrence et Saddaby, 2006). Ces auteurs proposent

des ensembles de pratiques et les synthétisent au sein de trois principaux leviers :

politique, normatif et cognitif. Le levier politique renvoie au travail par lequel les acteurs

rétablissent les règles, les droits de propriété et les frontières entre eux; le levier normatif

regroupe les actions par lesquelles les systèmes de croyances sont reconfigurés (ex.

construction d’identités et changement de normes); et le levier cognitif regroupe les

actions visant à former les acteurs aux nouvelles institutions créées.

6 Pour appréhender les pratiques de création institutionnelle propres au Réseau FSR, nous

avons développé une grille d’analyse adaptée de celle de Lawrence et Suddaby (2006).

Cette grille propose des pratiques de travail normatif (construction d’une identité,

évolution des associations normatives et construction d’un cadre normatif), des pratiques

de travail cognitif (création d’une logique de similitude, constitution d’une carte

cognitive commune et développement des connaissances), et des pratiques de travail

politique (activités de persuasion et de mise en place de règles constitutives). Le but est

d’identifier, selon les différentes phases d’évolution du Réseau FSR, les pratiques

développées collectivement par ses membres pour créer ses institutions internes et

l’institutionnaliser. L’institutionnalisation signifie ici la croissance dans le temps

Revue Interventions économiques, 54 | 2016

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Page 53: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

d’éléments culturels, cognitifs, normatifs ou régulateurs, capables de donner du sens et

une certaine stabilité au comportement social (Scott, 2001).

7 Cette recherche se fonde sur une étude de cas en profondeur (Zerdani, 2015) mobilisant

trois sources de données : observation non participante, entrevues semi-directives (n=25)

et analyse documentaire. L’analyse de ces données a été effectuée en deux étapes.

D’abord, une analyse narrative a permis de présenter le secteur et construire le cas du

Réseau FSR en distinguant ses trois phases d’évolution. Ensuite, l’analyse des données

codifiées à l’aide du logiciel N’vivo a révélé des pratiques institutionnelles dominantes

pour chacune de ces trois phases.

8 Nous présentons les résultats de cette étude dans trois sections. La première montre la

structure et les principaux acteurs du Secteur FSR. La deuxième explique le mode

d’intervention de ces acteurs dans le financement des EÉSS et analyse le processus

d’institutionnalisation de leur réseau en identifiant les pratiques qu’ils ont mobilisées

collectivement afin de formaliser leur relation. La troisième montre comment les actions

de réseautage des Acteurs FSR permettent de coconstruire un nouveau champ

institutionnel dans l’écosystème de l’économie sociale et solidaire du Québec.

Structure et acteurs du Secteur FSR

9 Cette section présente la structure du Secteur FSR et ses principaux acteurs en identifiant

les objectifs et les caractéristiques de chacun d’eux. Elle illustre également les catégories

d’investissements effectués par ces acteurs.

Structure du Secteur FSR

10 Bourque et al., (2011); Mendell et al., (2003); Lévesque, (2011a) ont identifié deux grandes

catégories de fonds dans le Secteur FSR: capital de développement (appelés fonds de

développement) et finance solidaire. Le capital de développement se distingue du

capital de risque classique « par ses objectifs socioéconomiques, tels que la création

d’emplois, le développement local et régional, la protection de l’environnement et la

formation des travailleurs. » (Bourque et al., 2009: 30). Il est offert principalement par les

deux fonds des travailleurs (Fonds de solidarité FTQ et Fondaction CSN) et un fonds

coopératif (CRCD), sous forme de produits d’équité ou de quasi-équité. La finance

solidaire désigne pour sa part « le financement du développement économique

communautaire et des EÉSS. Gouvernée par les acteurs du milieu, elle prend la forme de

prêts à intérêt, avec ou sans garantie » (Bourque et al., 2009: 30). Les acteurs de la finance

solidaire se distinguent des fonds de capital de développement par leur clientèle

composée exclusivement des EÉSS et par les instruments financiers qu’ils utilisent

(Bourque et al., 2011). Les principaux acteurs de la finance solidaires sont : CÉCOSOL,

Fiducie du Chantier et RISQ.

11 Notons que les auteurs ayant proposé ces deux catégories de fonds soulignent que cette

typologie constitue un idéal type et que, dans la réalité, les frontières sont poreuses,

donnant lieu à des innovations financières hybrides dans lesquelles ces fonds collaborent

entre eux (Bourque et al., 2011). Parmi ces innovations financières, citons l’exemple de la

Fiducie du Chantier: un fonds hybride capitalisé par le gouvernement du Canada, le

gouvernement du Québec, le Fonds de solidarité FTQ et Fondaction CSN. On voit, à travers

Revue Interventions économiques, 54 | 2016

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Page 54: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

cet exemple, que des fonds du capital de développement offrent aussi de la finance

solidaire. De plus, ces deux groupes d’Acteurs FSR ont un principe commun, celui de la

prise en compte, dans les décisions d’investissement ou de placement, des considérations

éthiques, sociales et environnementales.

Principaux Acteurs FSR

12 Les catégories d’investissement présentées précédemment sont offertes par des acteurs

appartenant à des regroupements différents (coopératif, syndical ou communautaire) ou

par l’État.

Fonds coopératifs

13 Le mouvement de la FSR avait commencé avec la création de la première Caisse populaire

Desjardins, en 1900. Ensuite, plusieurs outils de financement coopératif ont été créés.

Nous présentons ici deux organisations dédiées au financement de l’ÉSS et au

développement régional:

14 La Caisse d’économie solidaire Desjardins (CÉCOSOL) a été créée en 1971à l’initiative

de la Confédération des syndicats nationaux du Québec (CSN)3. Elle s’appelait à l’époque la

Caisse d’économie des travailleurs réunis de Québec. Quelques années après sa création,

cette caisse avait développé une stratégie orientée vers la promotion de l'action collective

(Mendell et al., 2007). Elle est devenue aujourd’hui la principale institution financière

dédiée au financement de l’ÉSS. Elle offre des prêts et du financement aux EÉSS, aux

syndicats et aux entreprises privées socialement responsables, et elle encourage ses

membres à faire des placements responsables.

15 Capital régional et coopératif Desjardins (CRCD) a été créé en 2001 par une loi du

gouvernement du Québec4. Sa mission consiste à mobiliser du capital de développement

au moyen d'appels publics à l'épargne et par l'injection de ces fonds dans des

coopératives et des entreprises situées dans des régions dites « ressources »5. CRCD est un

fonds fiscalisé au même titre que les fonds des travailleurs; le gouvernement du Québec

offre aux actionnaires de cette société un crédit d’impôt de 45% du montant de leur achat6

. En retour des avantages fiscaux dont CRCD bénéficie, la législation lui impose

l’obligation de combiner l’objectif de rendement adéquat à des objectifs de

développement régional et de soutien aux coopératives.

16 Pour consolider son rôle dans le secteur de l’ÉSS, CRCD a créé, avec d’autres partenaires,

deux fonds destinés exclusivement au financement des coopératives: Co-investissement

Coop7, créée en 2012 avec la participation de ces partenaires : gouvernement du Québec,

Conseil québécois de la coopération et de la mutualité (CQCM), Capital Réseau SADC et

CAE8et Banque de développement du Canada; et le Fonds Essor et Coopération9, créé en

2013 avec la participation du gouvernement du Québec et du CQCM.

Fonds d’origine syndicale

17 Dans les années 1980 et 1990, suite à la crise qui avait secoué le Québec, de nouveaux

fonds d’investissement ont été créés à l’initiative des deux grandes centrales syndicales

pour soutenir le développement économique régional. En 1983, la Fédération des

travailleurs du Québec (FTQ) créait le Fonds de solidarité FTQ et, en 1995, la

Confédération des syndicats nationaux (CSN) créait Fondaction (Fonds de développement

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Page 55: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

de la CSN pour la coopération et l’emploi). Par comparaison aux fonds de capital de risque

traditionnel, ces fonds sont dits « hybrides » car ils visent plusieurs objectifs

socioéconomiques : création d’emplois, développement économique des régions,

formation économique des travailleurs et, dans le cas de Fondaction, la coopération et le

développement durable. À cet effet, ils sont nommés les fonds de capital « de

développement » (Lévesque, 2011a). Pour encourager l’achat des actions émises par ces

fonds, les deux paliers de gouvernement (fédéral et provincial) accordent à leurs

actionnaires des crédits d’impôt sur les montants investis.

18 Ces fonds sont considérés par certains comme des EÉSS; ils satisfont pratiquement à tous

les critères de la définition de l’économie sociale adoptée en 1996 lors du Sommet de

l’économie et de l’emploi (Lévesque, 2011a). Avec la réalisation de leurs objectifs

socioéconomiques, ils contribuent à contrecarrer la financiarisation en investissant

l’épargne des travailleurs dans des secteurs et des régions négligés par les institutions

bancaires (Lévesque, 2011a). Ils participent ainsi à la démocratisation de l’économie. Ils

soutiennent également plusieurs initiatives de développement communautaire et

contribuent à la capitalisation de la Fiducie du Chantier (Lévesque, 2011a: 40).

19 Le Fonds de solidarité FTQ est une compagnie à fonds social dont l’existence juridique

est indépendante de la centrale syndicale Fédération des travailleurs du Québec (FTQ). Ce

fonds a créé des structures indépendantes d’investissement à l’échelle régionale et locale:

17 Fonds régionaux FTQ; 87 Fonds locaux de solidarité (FLS) et 43 Fonds spécialisés. Le

Fonds de solidarité FTQ a comme mission : d’investir dans des entreprises québécoises

afin de les développer et de créer et sauvegarder des emplois; de favoriser la formation

des travailleurs; et de sensibiliser les travailleurs à épargner et à participer au

développement de l'économie par la souscription des actions au fonds. Il investit dans

l’ÉSS par le biais de la Société en commandite immobilière SOLIM (Bourque et al., 2009: 74)

et par sa contribution importante à la capitalisation de la Fiducie du Chantier (Lévesque,

2011a).

20 Fondaction CSN est également une compagnie à fonds social indépendante de la

Confédération des syndicats nationaux (CSN). Ce fonds a pour mission le maintien et la

création des emplois en investissant dans des entreprises québécoises10. Il a aussi pour

mission spécifique le financement des entreprises inscrites dans un processus de gestion

participative et les EÉSS. Ce fonds se distingue comme un fonds d’investissement

socialement responsable et est reconnu également pour son implication en faveur de

l’ÉSS (ex. son investissement dans la Société de développement Angus11). Il intervient

dans le développement local à travers sa filiale Filaction, dans le développement durable

par le biais du Fonds d’investissement en développement durable, dans les coopératives à

travers le Fonds de financement coopératif, et dans la micro finance à travers, par

exemple, le Fonds d’emprunt économique communautaire du Québec. Avec ces diverses

interventions, il valorise fortement son appartenance au monde de la coopération, de

l’investissement responsable et de l’ESS (Lévesque, 2011a).

21 Filaction (le Fonds pour l’investissement local et l’approvisionnement des fonds

communautaires) a été fondé en 2000 par Fondaction afin de répondre aux besoins de

financement des petites et moyennes entreprises locales et d’approvisionner les fonds

communautaires12. Il est constitué comme organisme à but non lucratif et intervient

notamment dans le milieu culturel et auprès des EÉSS. Il a comme mission de contribuer

au maintien des emplois et apporte aux entreprises et aux fonds de microcrédit une

partie de la capitalisation nécessaire pour leur développement.

Revue Interventions économiques, 54 | 2016

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Page 56: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

Fonds communautaires

22 Divers fonds dédiés exclusivement à l’ÉSS ont été créés après 1996, les principaux sont :

23 Le Réseau d’investissement social du Québec (RISQ),qui est un organisme à but non

lucratif fondé par le Chantier de l’économie sociale en partenariat avec le gouvernement

du Québec et quelques investisseurs privés (Bourque et al., 2011). Ce fonds finance

exclusivement les EÉSS en leur offrant du capital de risque sous forme de prêts (avec ou

sans garantie), garanties de prêts et prises de participation. Il leur offre également de

l’accompagnement et de l’aide technique. L’un de ses objectifs est de créer et maintenir

des emplois dans le secteur de l’ÉSS.

24 La Fiducie du Chantier a été créée par le Chantier de l’économie sociale et ses

souscripteurs sont : le gouvernement du Canada, le gouvernement du Québec, le Fonds de

solidarité FTQ et Fondaction CSN. Ce fonds répond particulièrement au besoin des EÉSS en

termes de capital patient, qu’il offre sous forme d’équité et de quasi-équité (Bourque et al.,

2009). Il a comme principale mission de favoriser l'expansion des EÉSS en leur assurant

une meilleure capitalisation.

25 Le Réseau québécois du crédit communautaire (RQCC) a été créé en 2000 et compte

aujourd’hui 23 membres (12 fonds communautaires et 11 cercles d'emprunt) répartis

dans toutes les régions du Québec13. Ce réseau est une organisation à but non lucratif

ayant comme mission de développer et de promouvoir l’approche du crédit

communautaire (Mendell et al., 2003). Les fonds communautaires et les cercles d’emprunt

offrent du crédit communautaire permettant aux personnes marginalisées et aux très

petites entreprises d’avoir accès à un accompagnement adapté pour financer leurs

projets. Le crédit communautaire est un partenaire parmi d’autres dans le financement

de l’ÉSS14.

Fonds gouvernementaux

26 L’État avait participé directement à la capitalisation de certains fonds communautaires

(RISQ, Fiducie du Chantier) et coopératifs (CRCD), et indirectement à la capitalisation des

fonds des travailleurs par le biais de la fiscalité. Investissement Québec (IQ) est le seul

fonds public qui investit dans les EÉSS. Cette société d’État a créé, en 2001, la Financière

du Québec, qui gère le programme favorisant le financement de l’entrepreneuriat

collectif (Bourque et al., 2011). Par la suite, elle a mis en place une vice-présidence

(aujourd’hui devenue une « direction ») chargée du développement des EÉSS. En 2012, elle

a lancé le programme Financement IMPLIQ (IQ IMPLIQ- capital patient)15, un nouveau

produit financier en mesure de répondre aux besoins spécifiques des EÉSS.

Organisations d’accompagnement

27 Il existe plusieurs organisations d’accompagnement des EÉSS, lesquelles sont nées à

l’initiative des acteurs sectoriels, financiers ou d’une politique publique. Ces

organisations offrent des services d’aide au démarrage, au fonctionnement et au

développement des EÉSS. Les Acteurs FSR comptent ainsi sur l’appui de plusieurs réseaux

territoriaux et sectoriels (ex. fédérations sectorielles; les deux grands regroupements au

niveau national : Conseil québécois de la coopération et de la mutualité et Chantier de

l’économie sociale), et plusieurs structures d’accompagnement (Centres locaux de

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Page 57: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

développement (CLD); Coopératives de développement régional (CDR); Corporations de

développement économique communautaire (CDÉC); Sociétés d’aide au développement

des collectivités (SADC); Centres d’aide aux entreprises (CAE)); et leurs regroupements

nationaux. Plusieurs réseaux d’EÉSS ont également développé des services

d’accompagnement adaptés à leurs secteurs16 (ex. Collectif des entreprises d’insertion du

Québec).

Acteurs et réseaux périphériques

28 Les Acteurs FSR se rencontrent dans d’autres réseaux faisant partie du secteur d’ÉSS.

Plusieurs sont, par exemple, membres du Centre interdisciplinaire de recherche et

d’information sur les entreprises collectives (CIRIEC-Canada) et du Groupe d’économie

solidaire du Québec (GESQ). Plusieurs ont participé à des alliances de recherches

partenariales avec des centres de recherche universitaires. Ils sont également actifs au

sein du centre de liaison et de transfert : Territoires innovants en économie sociale et

solidaire (TIESS), sans compter les réseaux internationaux (CIRIEC International et les

Rencontres du Mont-Blanc). À travers ces réseaux, les Acteurs FSR collaborent entre eux

et avec d’autres acteurs et chercheurs au sujet d’enjeux importants pour l’ÉSS.

29 En somme, on peut voir que le Secteur FSR est composé de trois principaux groupes

d’acteurs financiers (coopératifs, syndicaux et communautaires), auxquels on ajoute les

organisations d’accompagnement et les autres réseaux périphériques qui interviennent

dans la promotion de l’ÉSS. On observe également la présence des acteurs publics; l’État

investit dans des EÉSS d’une façon directe, par le biais d’IQ ou par la mise sur pied ou le

soutien des structures de financement et d’accompagnement, ou indirecte, par le biais des

crédits d’impôt accordés aux actionnaires des fonds des travailleurs et de CRCD. Les

Acteurs FSR sont hétérogènes; ils offrent deux catégories d’investissements (finance

solidaire et capital de développement) et des produits financiers différents. La figure ci-

après, adaptée de Mendell (2009), illustre l’architecture de ce secteur.

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Page 58: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

Mode d’intervention et réseautage des Acteurs de laFSR: vitalité pour l’écosystème d’ÉSS

30 Cette section montre que, malgré leur différence, les Acteurs FSR forment un secteur

dédié au financement de l’entrepreneuriat collectif et contribuent au développement de

l’écosystème de l’ÉSS. L’un des facteurs qui leur permettent de réaliser leur mission

d’intérêt général est le fait qu’ils interviennent en complémentarité les uns des autres.

Complémentarité et montages financiers conjoints

31 Les Acteurs FSR interviennent d’une façon différente (épargne-crédit; capital de

développement; capital patient; etc.) dans le financement de projets d’ÉSS, mais

ensemble, ils élaborent des montages financiers qu’ils ne pourraient pas réaliser seuls.

Cette complémentarité s’explique par les facteurs suivants:

Notion de risque dans les EÉSS

32 L’un des facteurs qui facilitent le financement conjoint de projets d’ÉSS par les Acteurs

FSR est leur conception commune du risque que présentent les EÉSS. Contrairement aux

entreprises classiques, ces entreprises reconnaissent explicitement la dimension sociale

dans leurs règles, leurs valeurs et leurs pratiques d’action, ce qui implique qu’en plus de

leur viabilité économique, ces entreprises s’engagent à une bonne performance sociale.

Ceci augmente leurs problèmes de financement (Bouchard et Rondeau, 2003). Œuvrant

dans des créneaux typiquement fragiles sur le plan économique (failles de marché, failles

d’action publique, territoires dévitalisés, populations exclues, etc.), leurs modèles

d’affaires diffèrent sensiblement de ceux des entreprises traditionnelles, en tablant

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Page 59: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

notamment sur des ressources marchandes (ventes, contrats), non marchandes

(subventions, dons, commandites) et non monétaires (capital social, volontariat). Les

facteurs de risque de ces entreprises – et ce qui permet de le réduire – relèvent ainsi

d’une autre grille d’analyse que celle utilisée par les financiers traditionnels pour les

projets d’entreprises traditionnelles.

Lien d’appartenance et caractère hybride des fonds FSR

33 Les Acteurs FSR sont issus de différents mouvements sociaux. Le Fonds de solidarité FTQ

et Fondaction CSN sont créés par deux centrales syndicales. Ces fonds ont à leur tour créé

leurs propres outils financiers pour répondre aux besoins financiers qu’ils ne couvraient

pas. Ainsi, le Fonds de solidarité FTQ a créé les fonds régionaux FTQ et les Solides (appelés

aujourd’hui Fonds locaux de solidarité FTQ (FLS) pour intervenir au niveau local et

financer des projets d’ÉSS. Fondaction a créé Filaction et le Fonds d’investissement

coopératif afin de répondre aux besoins des EÉSS et intervenir au niveau local. La

CÉCOSOL, CRCD et d’autres fonds coopératifs sont affiliés au Mouvement Desjardins. Les

fonds associatifs ou communautaires (ex. RISQ; Fiducie du Chantier) sont souvent

hybrides, créés à l’initiative de plusieurs partenaires (État, acteurs sociaux, fonds des

travailleurs, entreprises privées). Investissement Québec est un fonds gouvernemental,

parmi ses produits, il existe une garantie de prêts consentis par des acteurs de la finance

solidaire. Des liens existent donc entre ces fonds et leur permettent de compléter l’offre

de produits financiers dans le Secteur FSR.

Dynamiques de développement local et régional

34 Les EÉSS sont généralement portées par des organisations d’accompagnement à l’échelle

territoriale (ex. CLD, SADC et CDÉC), ou sectorielle (ex. associations et regroupements

fédératifs, Coopératives de développement régional). Celles-ci soutiennent le lancement

ou la consolidation des projets des EÉSS, notamment leur recherche de financement. Elles

orientent les projets vers les différents acteurs financiers en les sollicitant à les financer

conjointement afin de les concrétiser et de minimiser le risque qu’ils présentent pour

chacun d’eux (Bourque et al., 2011). Réciproquement, les acteurs financiers réfèrent les

entreprises qui les sollicitent à ces organisations d’accompagnement lorsque la liaison n’a

pas été faite, et des consultations se font auprès de ces organismes au moment d’évaluer

les risques posés par les projets.

Coconstruction du Réseau de la finance solidaire et responsable(Réseau FSR)

35 Malgré la compatibilité et la complémentarité des actions de l’ensemble des Acteurs FSR,

notre étude montre que ce sont certains parmi eux qui ont travaillé ensemble pour

formaliser leur réseau (Réseau FSR). Leur objectif est d’acquérir plus de légitimité,

protéger la survie de leur secteur - et la leur par le fait même, prendre des positions face

aux politiques gouvernementales et faire face aux menaces extérieures. Les points

suivants présentent les phases d’évolution du Réseau FSR et expliquent son processus

d’institutionnalisation.

Revue Interventions économiques, 54 | 2016

55

Page 60: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

Phases d’évolution du Réseau FSR

36 Le réseau formel (Réseau FSR) a été fondé en 2009 par certains acteurs du Secteur FSR :

Fondaction, Filaction, Fonds de solidarité FTQ, CÉCOSOL, RISQ, Fiducie du Chantier,

Réseau québécois du crédit communautaire. Il a comme mission de promouvoir la finance

solidaire et le capital de développement, ainsi que développer l’expertise de ses

professionnels. Il vise à devenir une référence au Québec dans le financement des EÉSS ou

des entreprises engagées dans une démarche de développement durable, et à favoriser la

responsabilité sociale des intervenants financiers. Son but ultime est de faire reconnaître

la finance solidaire et responsable comme un lieu d’expertise, de transparence et de

responsabilité17. Ce réseau veut incarner des valeurs sociales de diversité, d’équité, de

respect, de démocratie et de transparence. Les résultats de notre étude montrent que ce

réseau n’est pas né spontanément; il est l’aboutissement de plusieurs années de

collaboration entre ses membres. Trois phases sont identifiées pour son évolution.

37 La phase d’émergence remonte au début des années 2000, alors que quelques dirigeants

du Secteur FSR étaient mobilisés autour des problématiques que soulève leur pratique.

Cette mobilisation avait commencé autour du projet du Guide d’analyse des entreprises

d’économie sociale18. Celui-ci fut réalisé après trois années de collaboration informelle entre

ces partenaires: CÉCOSOL, Fondaction, Filaction, Fonds de financement coopératif, RISQ,

Investissement Québec, Direction des coopératives du ministère du Développement

économique et MCE Conseils. Il est devenu aujourd’hui une norme de travail dans le

Secteur FSR et celui de l’ÉSS. Notons que notre étude n’a pas pu explorer la phase qui a

précédé la réalisation de ce guide, celle marquée par les travaux du groupe de recherche

PROFONDS-CRISES lancé en 1995 par des chercheurs du Centre de recherche sur les

innovations sociales (CRISES) et des représentants des fonds de travailleurs et ceux de la

finance solidaire (Lévesque, 2013). Ce groupe de recherche a produit de nombreuses

publications sur les fonds de développement au Québec. Même si les acteurs rencontrés

en entrevues ne nous ont pas révélé ceci, cette phase a vraisemblablement été à l’origine

du Guide et les travaux de ce groupe ont certainement influencé la coconstruction de ce

qui allait devenir une norme commune.

38 La phase d’élargissement débute alors que des liens se créent entre le regroupement

informel de départ, après leur expérience de collaboration positive et concluante autour

du projet du Guide, et les chercheurs reliés à l'Alliance de recherche universités-

communautés en économie sociale (ARUC-ÉS). Un chantier d’activité partenariale (CAP

finance ARUC-ÉS) s’est formé en 2004, à la demande de certains dirigeants de la finance

solidaire. La mise en place de CAP finance ARUC-ÉS avait conduit, par la suite, à

l’élargissement du cercle de coopérations entre les acteurs de la finance solidaire et ceux

du capital de développement avec l’arrivée du Fonds de solidarité en 2006 et de la Fiducie

en 2007. Cette entente de recherche avait pour objet initial d’effectuer des recherches en

partenariat sur les questions du réseautage des Acteurs FSR, les politiques publiques et le

financement des EÉSS. Cette collaboration fut un succès puisqu’elle s’est traduite par la

réalisation de nombreux projets de recherche19 et a conduit à l’organisation de plusieurs

conférences et colloques scientifiques sur les problématiques de la FSR. De plus, à partir

de 2008, les membres fondateurs du Réseau FSR formel ont ensuite travaillé en étroite

collaboration avec les chercheurs pour concevoir ses documents officiels (sa charte et ses

règlements généraux).

Revue Interventions économiques, 54 | 2016

56

Page 61: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

39 La phase de consolidation s’amorce lorsque les acteurs financiers membres du CAP

finance ARUC-ÉS annoncent officiellement en décembre 2009 la formation de leur

association. Juste après, ils forment un conseil d’administration provisoire qui a comme

mandat de préparer le plan stratégique de ce réseau formel afin de définir son

positionnement, clarifier ses objectifs, ses valeurs et sa mission, choisir ses activités,

mettre en place ses structures de gouvernance (assemblée, conseil d’administration,

comités de travail, comité de suivi), déterminer ses membres potentiels et préparer son

plan de financement. Ses catégories de membres sont les membres fondateurs, les

membres investisseurs, les membres partenaires et les membres associés. Le Réseau FSR

compte ainsi regrouper éventuellement tous les acteurs du Secteur FSR, bien que tous ne

fassent pas partie des membres fondateurs.

Institutionnalisation du Réseau FSR: dynamique collective basée sur les pratiquesdes acteurs

40 Cette section explique comment s’est concrètement effectuée l’institutionnalisation du

Réseau FSR, considéré dans cette étude comme un réseau interorganisationnel (RIO). En

analysant les pratiques de création institutionnelle, trois types de pratiques ont été

identifiés.

Travail normatif et genèse du Réseau FSR

41 L’origine du Réseau FSR est liée à la formation d’un noyau d’acteurs autour de la

rédaction du Guide d’analyse des entreprises d’économie sociale. La réalisation de ce dernier

fut facilitée par des pratiques mobilisées par ses partenaires durant toutes les étapes de

ce projet (préparation, rédaction et diffusion). Nous les examinons à partir de l’approche

néoinstitutionnelle sociologique expliquée dans l’introduction.

Activation et mobilisation

42 L’activation des membres et la mobilisation des ressources sont, selon Saz-Carranza et

Ospina (2011), des processus essentiels à la création et à la gestion de RIO. Les pratiques

d’activation visent à recruter les membres alors que la mobilisation a pour but de capter

les ressources nécessaires au fonctionnement du réseau (Agranoff et McGuire, 2001 dans

Saz-Carranza et Ospina, 2011: 331). Plusieurs de ces actions ont été menées collectivement

par les membres du Réseau FSR et ce, avant et pendant la rédaction du Guide, et après sa

publication. Au tout début, l’activation a été particulièrement menée par le RISQ, sa

directrice ayant pris, d’une façon volontaire, mais informelle, l’initiative de contacter les

principaux Acteurs FSR et regroupements de l’ÉSS pour les unir autour de ce projet. Après

plusieurs contacts, un noyau d’acteurs était formé. Ceux-ci ont mis en place un comité de

travail où ils ont développé des actions de mobilisation pour enrichir le contenu du Guide

et assurer sa diffusion auprès des parties prenantes externes. Lors des premières

rencontres de ce comité, ses travaux concernaient surtout la manière de procéder pour

produire un guide riche en contenu et répondant aux attentes de toutes les parties

prenantes. Ils ont ainsi préparé minutieusement toutes les dimensions de ce projet afin de

mobiliser ces parties prenantes autour de celui-ci.

43 La mobilisation s’est poursuivie après la publication du Guide afin d’en assurer la

diffusion. Les partenaires ont organisé des rencontres et assuré des formations auprès des

Revue Interventions économiques, 54 | 2016

57

Page 62: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

organisations concernées par son utilisation. Ils ont même conçu des outils pédagogiques

destinés à dispenser cette formation. Le but de cette mobilisation des parties prenantes

externes (organisations d’accompagnement et d'autres organisations et regroupements)

est d’expliquer le contenu du Guide et faciliter son utilisation pour l’ensemble des

analystes intervenant dans le financement des EÉSS. Avec ces efforts de mobilisation à

l’interne et à l’externe, le Guide est devenu aujourd’hui une norme de travail utilisée par

l’ensemble des bailleurs de fonds du Secteur FSR, et par les organisations

d’accompagnement. Il est utilisé au Québec, au Canada et ailleurs dans le monde.

Négociation

44 La négociation est particulièrement importante lors de la mise en place de RIO; leurs

membres étant hétérogènes, des tensions sont souvent ressenties entre l’unité et la

diversité (Saz-Carranza et Ospina, 2011). Le cœur du travail des partenaires du Guide

repose alors sur la négociation. Au début du projet du Guide, ils ont négocié son

organisation (qui participe à son élaboration, comment le financer, qui assurera sa

coordination); le contenu du Guide et sa forme (choix des concepts et définitions,

structure des chapitres, présentation graphique, etc.); et son utilisation (comment assurer

sa diffusion et la formation des personnes au sein des organisations qui sont appelées de

l’utiliser).

45 Lors du lancement du projet, les échanges concernaient les points suivants : définition

des concepts clés; contenus des chapitres; mise en page finale du Guide et sa diffusion. La

tâche de négociation était difficile, car les partenaires ne définissaient même pas l’EÉSS

de la même façon. Les échanges ont donc permis de clarifier ce concept. Après sa

publication, les partenaires du Guide ont négocié avec les acteurs externes qui sont

appelés de l’utiliser afin d’assurer sa diffusion et sa bonne utilisation. Suite à ces

négociations, un consortium composé des principaux réseaux et d'EÉSS fut formé pour

assurer le suivi de la démarche de formation des analystes financiers chargés des projets

d’ÉSS.

Légitimation

46 Le travail de création institutionnelle passe en premier lieu par des activités visant à

construire une légitimité vis-à-vis de l’extérieur (Lawrence et Suddaby, 2006). Les

données de notre étude de cas montrent que les partenaires du Guide ont fait plusieurs

actions pour assurer sa légitimité externe. Ils ont, par exemple, sollicité certains experts

du secteur de l’ÉSS pour lire et commenter rigoureusement les premières versions du

Guide. De plus, le Guide et les outils de formation conçus spécialement pour celui-ci ont été

traduits afin de les rendre accessibles aux communautés anglophones du Québec et des

autres provinces canadiennes. Le Guide a notamment été traduit en anglais, catalan,

coréen et espagnol.

47 En somme, on voit que durant cette phase de développement du Réseau FSR, même si les

partenaires étaient amenés à se mobiliser autour du projet du Guide, les relations entre

eux restaient informelles. Ils ont par contre mobilisé des pratiques institutionnelles

visant la conception, la diffusion et la légitimation de ce guide comme une norme

commune. Notons que la non-considération de la phase en amont, celle du groupe de

recherche PROFONDS-CRISES n’a pas permis d’identifier le travail cognitif qui a été fait

auparavant par ce regroupement et son impact sur les pratiques normatives développées

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Page 63: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

ensuite par les acteurs financiers pour se donner cette norme commune, le Guide. Il y a

donc eu certainement un travail cognitif qui a précédé le travail normatif, et cela tombe

sous le sens puisqu’il faut codifier avant de normaliser.

Travail cognitif et élargissement du Réseau FSR

48 Nos données montrent qu’au cours de l’étape du CAP finance ARUC-ÉS, marquée par une

dynamique de recherche collaborative, les pratiques mobilisées collectivement par les

membres du Réseau sont d’ordre cognitif, ceux-ci étant placés dans une situation de

conceptualisation et de coproduction des connaissances.

Conceptualisation

49 Cette pratique vise le développement des concepts et des croyances qui soutiennent les

nouvelles institutions (Lawrence et Suddaby, 2006). La conceptualisation et la production

scientifique aident à institutionnaliser un champ organisationnel et encouragent la

production d’une carte cognitive commune. Nos données montrent le développement

d’un processus de coconstruction des connaissances au sein du CAP finance ARUC-ÉS, à

travers plusieurs activités et projets de recherche20. Mentionnons la réalisation de deux

portraits représentant la comptabilisation des actifs engagés dans le financement

solidaire et responsable au Québec21.

Développement d’un discours commun

50 Les discours sont «des entités matérielles, imaginaires ou symboliques, auxquels les

participants d’un champ attribuent des noms, des caractéristiques et des valeurs dans le

but de communiquer à propos d’eux » (Wagner et Hayes, 2005 dans Mignerat et

Audebrand, 2010 : 5). Nos données montrent que la coproduction des connaissances au

sein du CAP finance ARUC-ÉC ont mené au développement d’un discours commun entre

les acteurs de la finance solidaire et ceux du capital de développement, car les fonds des

travailleurs qui représentent le capital de développement se reconnaissent dans l’ÉSS et

dans la finance solidaire. Ces deux groupes d’acteurs se distinguent donc quant à leur

mission, mais se rejoignent par leur appartenance au secteur de l’ÉSS. Les recherches

partenariales produites, diffusées et consommées par ces acteurs ont ainsi contribué au

développement d’un système de pensée commun et une certaine logique de similitude

entre eux. Elles ont aidé à construire un socle commun de connaissances, normalisées

ensuite dans le Secteur FSR.

Médiation

51 Cette pratique est importante pour les RIO; elle a comme objectif de gérer les différences

entre leurs membres et d’assurer l’unité dans la diversité (Saz-Carranza and Ospina,

2011). Les résultats de notre étude montrent que, de 2007 à 2009, le CAP finance ARUC-ÉS

est devenu un comité de pilotage et de médiation pour mettre en place les structures

formelles du Réseau FSR, jusque-là informel. Ses membres fondateurs ont discuté, avec

l’aide des chercheurs, des questions liées à sa formalisation : pourquoi et comment

concevoir leur réseau formel? Les chercheurs ont joué le rôle de médiateurs entre les sept

membres fondateurs du Réseau FSR; ils les ont accompagnés durant le processus de

préparation de la charte et des règlements généraux. Ces documents définisent dans leurs

Revue Interventions économiques, 54 | 2016

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Page 64: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

grandes lignes la mission, la vision et les valeurs, et précisent les règlements internes de

ce réseau formel incorporé comme organisme à but non lucratif (ces deux documents

sont sur le site du Réseau FSR). Le travail de médiation fait par les chercheurs a favorisé

l’adoption de règles de collaboration et la définition des objectifs communs entre les sept

membres fondateurs.

52 En somme, l’analyse permet de voir que cette étape d’évolution du Réseau FSR se

distingue par la coconstruction des connaissances, le développement d’un discours

commun entre les Acteurs FSR et la médiation faite par les chercheurs pour aider ces

acteurs à fonder leur réseau formel. On voit également, qu’à cette étape, les relations sont

encore en partie informelles entre les membres du Réseau, et ce, malgré leur affiliation à

une structure de recherche universitaire formelle, l’ARUC-ÉS.

Travail politique et consolidation du Réseau FSR

53 L’analyse montre que lors du lancement du Réseau FSR formel, les pratiques de ses

membres ont été beaucoup plus politiques; celles-ci visaient la mise en place de ses

structures de gouvernance formelles et sa promotion.

Persuasion

54 Cette pratique est nécessaire pour faire connaitre l’institution et lui assurer une présence

publique (Lawrence et Suddaby (2006). Les résultats d’analyse montrent certaines actions

de persuasion mobilisées par les membres lors du lancement de leur réseau formel :

développement du site web, communiqué de presse, et organisation d’une assemblée

d’information ciblant les membres potentiels. Ces actions visent à le faire connaître,

renforcer son membership, le rendre légitime à l’externe (gouvernement, organisations

et regroupements d’ÉSS, population en général) et lui permettre de faire face aux

pressions du secteur financier traditionnel.

Mise en place de règles constitutives

55 Selon Lawrence et Suddaby (2006), la pratique de définition (defining) permet de définir le

cadre de la coopération et de construire les systèmes réglementaires qui confèrent un

statut ou une identité au RIO et à ses membres (ex. règles d’adhésion, standards et

règlements internes). Les résultats de notre analyse montrent certaines actions visant à

faire doter le Réseau FSR de ses propres règles de fonctionnement et à réguler les

relations entre ses membres (choix de son positionnement; détermination des catégories

de membres et critères du membership; choix du mode de gouvernance; choix des

activités; et formation de comités de travail pour assurer le suivi de ses activités et

soutenir les travaux de son conseil d’administration). Ces actions sont liées au processus

de planification stratégique enclenché par les membres du conseil d’administration de

transition mis en place juste après l’annonce de leur décision de fonder un réseau formel.

56 Les membres fondateurs ont mobilisé des pratiques politiques afin d’institutionnaliser

leur réseau et de légitimer l’existence de leurs relations jusque-là informelles. Le choix

d’une structure de gouvernance formelle permettant d’encadrer leurs relations devrait

faciliter le développement des comportements d’entraide qui existent entre eux et

renforcer la légitimité du Réseau FSR et, par la même, la leur.

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Page 65: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

57 En somme, à la lumière des résultats de cette analyse, on voit que le passage du Réseau

FSR d’un mode informel au formel est le résultat de plusieurs pratiques institutionnelles

(normatives, cognitives et politiques) développées d’une façon consécutive par ses

membres. En plus des pratiques politiques visant sa structuration formelle, on peut voir

que cette formalisation a été également le résultat des pratiques normatives et cognitives

mobilisées au préalable. Le développement d’une norme (Guide d’analyse des entreprises

d’économie sociale), la coconstruction des connaissances et le développement d’un discours

commun ont aidé à consolider la coopération entre les membres fondateurs de ce réseau

et ont facilité les discussions entourant le choix et la mise en place de ses structures de

gouvernance formelle.

Coconstruction du champ FSR

58 Cette section discute les résultats de notre analyse montrant que le processus

d’institutionnalisation du Réseau FSR a été mené collectivement par ses membres dans le

respect des valeurs solidaires qu’ils partagent (diversité, équité, respect, démocratie et

transparence), en plus des objectifs économiques, politiques et institutionnels qu’ils

poursuivent. Le Réseau a mis en place une gouvernance interne, régulant les relations

entre ses membres, et vise à s’insérer dans une gouvernance externe, régulant les

relations avec son environnement. Son institutionnalisation contribue à la construction

et à la régularisation d’un nouveau champ institutionnel, le champ de la finance sociale et

responsable au Québec (ci-après Champ FSR), qu’il s’agit de distinguer du champ de la

finance classique. La construction de ce champ s’est concrétisée par la mise en place de

trois piliers institutionnels (normatif, cognitif et politique) (Scott, 2005). Ceux-ci sont

conçus collectivement par les membres du Réseau FSR, et ce, à de différents moments de

son cycle de vie.

Pilier normatif

59 Les pratiques des acteurs visant la construction d’un cadre normatif commun sont plus

mobilisées à la première phase de développement du Réseau. La construction identitaire

de ce réseau autour du Guide a facilité la mise en place d’une norme commune qui permet

à ses membres de se reconnaitre entre eux et d’harmoniser leurs pratiques. Cette identité

constitue ainsi le premier pilier de leur nouveau champ institutionnel (Champ FSR).

Soulignons qu’avec l’élaboration de ce guide, les Acteurs FSR ont voulu produire des

outils nécessaires pour le développement de leurs pratiques ainsi qu’une nouvelle

dynamique de collaboration entre eux, avec les acteurs d’accompagnement et avec leur

environnement institutionnel.

Pilier cognitif

60 En se joignant aux chercheurs universitaires, un nouveau mode de collaboration basé sur

la recherche partenariale s’est développé entre les Acteurs FSR. Ceci a généré une

nouvelle phase de développement pour le Réseau, celle du CAP finance ARUC-ÉS. En

travaillant ensemble, ces acteurs ayant des logiques différentes mais compatibles ont pu

développer un discours commun et de nouveaux concepts. Cette dynamique de

conceptualisation avait été amorcée lors de la production du Guide mais, avec l’activité de

Revue Interventions économiques, 54 | 2016

61

Page 66: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

recherche, il se produit un rapprochement dans les représentations de ces différents

acteurs, menant à développer un langage commun et des références communes pour se

comprendre. Ces dimensions cognitives constituent ainsi le deuxième pilier institutionnel

du Champ FSR.

Pilier politique

61 L’aspiration de certains acteurs financiers à concevoir leur propre champ institutionnel,

distinct du champ de la finance traditionnelle, se concrétise avec la mise en place de leur

association formelle. L’institutionnalisation du Réseau FSR s’est traduite par la mise en

place de ses structures formelles de gouvernance, par le développement des pratiques de

persuasion (développement d’un site web, communiqué de presse, assemblée

d’information) pour le faire connaître et rehausser sa visibilité auprès des acteurs de l’ÉSS

et des autres parties prenantes externes. Par ceci, le Réseau vise un positionnement aux

côtés du Marché et de l’État, au sein d’une économie qu’il souhaite plurielle. Ces

structures de gouvernance visent également la régulation du pouvoir entre ses membres.

Les pratiques politiques permettent ainsi de donner une incorporation légale au réseau

formel et des moyens de le faire connaître. Ce type de pratiques qu’exige la formalisation

du Réseau FSR constitue ainsi le pilier politique du Champ FSR.

62 En somme, on voit qu’au début, la compatibilité des acteurs du Réseau FSR et la

complémentarité de leurs interventions ont conduit à construire les deux premiers piliers

institutionnels de leur nouveau champ (Champ FSR) soit les dimensions cognitive et

normative de leur action commune. Par la suite, ces acteurs ont mobilisé des pratiques

politiques requises par la formalisation de leur réseau. Ces pratiques génèrent ainsi le

pilier politique de leur nouveau champ institutionnel.

63 Le Champ FSR est donc le résultat du processus d’institutionnalisation du Réseau FSR

mené collectivement par ses membres dans le respect des valeurs qu’ils partagent, mais

aussi de leur engagement de responsabilité réciproque, les uns envers les autres, ainsi que

de leur interpellation à une responsabilité collective de régulation du Secteur FSR, où le

Réseau FSR souhaite jouer un rôle structurant. Dans le cas de la FSR, cette responsabilité

et cette dépendance concernent également la gouvernance externe. Le Réseau FSR

construit le Champ FSR au Québec et veut en assurer la régulation afin qu’il se distingue

du champ de la finance classique.

Champ de la FSR et développement d’un écosystème d’économiesociale et solidaire

64 Les Acteurs FSR se distinguent des institutions financières traditionnelles par leur projet

social, par l’identité collective qu’ils contribuent à construire et par leur opposition au

modèle de développement dominant basé sur la maximisation de profits. Par la

formalisation de leur réseau, ils visaient la coconstruction du Champ FSR pour faire face

aux pressions venant du secteur financier conventionnel, contrecarrer sa logique

dominante basée sur l’enrichissement des actionnaires à court terme, et freiner le

mouvement de la financiarisation de l’économie. La finance solidaire et responsable veut

ainsi prendre sa place dans le secteur financier pour l’influencer à devenir plus

socialement responsable.

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Page 67: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

65 Par son institutionnalisation, le Réseau FSR vise avoir un impact structurant sur le

Secteur FSR et, par conséquent, sur le développement d’un écosystème de l’ÉSS. Le but

ultime de ce réseau est de contribuer à l’instauration d’un modèle de développement qui

incarne les valeurs de solidarité, de démocratie et de partage.

66 Par son objet et sa nature, le Réseau FSR cherche à promouvoir la FSR afin de répondre

aux aspirations pour un autre modèle de développement et à des besoins non comblés en

termes de financement des EÉSS. Il est ainsi une solution novatrice apportée aux

problèmes de financement du secteur de l’ÉSS ; il produit un changement durable en

développant de nouvelles pratiques financières (capital patient, montages financiers,

distribution du risque, intervention en partenariat, etc.) et en les légitimant auprès du

secteur financier dominant. Le Réseau FSR contribue ainsi, avec la formation du Champ

FSR, à la consolidation de l’écosystème d’ÉSS au Québec. Finalement, par la

coconstruction de ce champ, il cible un changement institutionnel; il vise à faire émerger

une nouvelle pratique au sein du secteur financier au Québec, ce qui ne va pas sans

bousculer les normes de celui-ci.

Conclusion

67 L’article montre que même si des différences existent entre les Acteurs FSR, ceux-ci

interviennent en complémentarité pour réaliser leur mission d’intérêt général, soit

participer au développement économique et social du Québec, notamment par le soutien

à l’ÉSS. La création de leur réseau est d’ailleurs le fruit d’une longue collaboration de

certains d’entre eux, avec la participation d’acteurs périphériques venant des universités,

du développement local et de l’État. La formalisation de cette collaboration a en outre

mené au développement d’un nouveau champ institutionnel (Champ FSR) qui contribue à

la consolidation de l’écosystème d’ÉSS au Québec.

68 À travers cette étude du cas, l’article dévoile le rôle des acteurs et de leurs regroupements

dans l’émergence et le développement d’un écosystème de l’ÉSS; il illustre comment les

actions de réseautage et la mobilisation des pratiques de création institutionnelle

(normatives, cognitives et politiques) permettent aux Acteurs FSR d’institutionnaliser

leur réseau et de coconstruire leur nouveau champ institutionnel, différent du champ

financier traditionnel. Il explique également que, par la formalisation de leur réseau, ces

acteurs visent non seulement le développement et la pérennité de leur propre

organisation, mais aussi ceux de l’écosystème d’ÉSS du Québec, notamment par

l’influence des politiques publiques.

69 Cette étude permet finalement de voir que le processus d’institutionnalisation du Réseau

FSR et les pratiques développées dans ce contexte renforcent le système d’innovation en

ÉSS du Québec, mais contribuent aussi, ce faisant, à constituer un nouveau champ

institutionnel qui redéfinit la finance dans une perspective responsable, solidaire et

durable.

Revue Interventions économiques, 54 | 2016

63

Page 68: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

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NOTES

1. Au Québec, « économie sociale » est le terme employé. Il recouvre les deux notions (économie

sociale et économie solidaire).

2. Voir: http://capfinance.ca/page_accueuil.php (consulté le 9 août 2015)

3. Voir: http://www.caissesolidaire.coop/qui-nous-sommes/histoire/index.html (consulté le 7

juillet 2014)

4. Voir: http://www.capitalregional.com/Fr/societe/loi_reglements.html (consulté 15

juillet 2013).

5. Voir ce lien: http://www.capitalregional.com/Fr/societe/mission.html(consulté le 7 juillet

2014)

6. Source: http://www.capitalregional.com/Fr/communiques/585.html (consulté le 20 août

2014)

7. Source: https://www.economie.gouv.qc.ca/fr/ministere/salle-de-presse/communiques-de-

presse/communique-de-presse/?cHash=b49494a1b8ee6f622cc1071405accd99&tx_ttnews%

5Btt_news%5D=7948&tx_ttnews%5Bcat%5D=570 (consulté le 20 août 2014)

8. Voir: http://www.sadc-cae.ca/index.php/capital-reseau-sadc-et-cae.html (consulté le 9 août

2015)

9. Source: http://www.capitalregional.com/Fr/fonds_essor_cooperation.html

10. Voir: http://www.fondaction.com/?cat=23 (consulté le 20 août 2014)

11. Voir: http://www.sda-angus.com/sda/7fbea3cc4e95/nos-origines (consulté le 27 août 2014)

12. Sources: www.fondaction.com et rapport annuel 2004-2005, p.64.

13. Rapport d’activité 2013: http://www.rqcc.qc.ca/wp-content/themes/bootstrap3-eggplant/

pdf/rapports/rqcc_rapportannuel_2012-2013.pdf (consulté le 11 juin 2013)

14. Rapport du Comité investir solidairement, 2006. http://www.chantier.qc.ca/userImgs/

documents/root/documents_gen/rapport-investir-solidairement.pdf (consulté le 15 juillet 2015)

15. Voir: http://www.investquebec.com/quebec/fr/produits-financiers/cooperatives-OBNL/

financement-IMPLIQ.html (consulté le 14 juillet 2014)

16. Source: file:///F:/Th%C3%A8se/textes%20finance%20solidaire%2001/finance%20solidaire%

20enjeux%20et%20perspectives.htm (consulté le 20 août 2014)

17. http://capfinance.ca/pdf/presentationCapFinance.pdf

18. Ce guide propose des outils permettant aux analystes financiers de reconnaître les

caractéristiques des entreprises d’économie sociale ; d’identifier les principaux facteurs de risque

et les éléments de réussite dans ce type d’entreprises. http://www.fonds-risq.qc.ca/?

module=document&uid=1014 (consulté le 15 juillet 2015)

19. Voir: http://www.aruces.uqam.ca/Portals/0/docs/pdf/RapFinalARUC2009Web.pdf (consulté

le 20 août 2014)

20. Voir: http://www.aruc-es.uqam.ca/Portals/0/docs/pdf/RapFinalARUC2009Web.pdf

(consulté le 4 août 2014)

21. Voir le « portrait de l’investissement responsable au Québec » Cahier de l’ARUC-ÉC (C-11-2008):

http://www.aruc-es.uqam.ca/Portals/0/cahiers/C-11-2008.pdf (consulté le 14 juillet 2015).

Revue Interventions économiques, 54 | 2016

65

Page 70: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

RÉSUMÉS

Cet article montre le rôle des acteurs et de leurs regroupements dans l’émergence et le

développement d’un écosystème de l’économie sociale et solidaire à travers l’analyse du cas du

secteur de la finance solidaire et responsable au Québec et du réseau que forment certains de ses

acteurs. En se basant sur les données d’une étude longitudinale, l’article décrit les principaux

acteurs du secteur et analyse le processus d’institutionnalisation de leur réseau. Ce cas illustre

comment les actions de réseautage permettent de coconstruire et de développer un champ

institutionnel nouveau, différent du champ financier traditionnel et montre que, par la

formalisation de leur réseau, les acteurs de la finance solidaire et responsable visent non

seulement le développement et la pérennité de leurs propres organisations, mais aussi ceux de

l’écosystème d’économie sociale et solidaire du Québec, notamment par l’influence des politiques

publiques.

This article shows the role of actors and their groups in the emergence and development of a

social economy ecosystem through the analysis of the Quebec solidarity and responsible finance

sector case and of the network formed by these actors. Based on data from a longitudinal study,

the article describes the main actors in this sector and analyzes the institutionalization process

of their network. This case illustrates how the networking practices and actions allow co-

constructing and developing of a new institutional field, which is different from the traditional

financial field. It shows that, by the formalization of their network, the solidarity and responsible

finance actor’s aim, not only the development and sustainability of their own organizations, but

also that of the Québec social economy ecosystem, especially by influencing public policies.

INDEX

Keywords : ecosystem, institutional field, network, Quebec, social economy, solidarity and

responsible finance sector

Mots-clés : champ institutionnel, économie sociale, écosystème, Québec, réseau, secteur finance

solidaire et responsable

AUTEURS

TASSADIT ZERDANI

Tassadit Zerdani,Ph. D. en administration, Chargée de cours au Département d’organisation et

ressources humaines, ESG (UQAM) et professionnelle de recherche au Centre de recherche sur les

innovations sociales (CRISES) [email protected]

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Page 71: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

MARIE J. BOUCHARD

Marie J. Bouchard, D. Soc., Professeure au Département d’organisation et ressources humaines,

ESG (UQAM) et responsable de l’Axe Entreprises collectives du Centre de recherche sur les

innovations sociales (CRISES) [email protected]

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Page 72: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

The Future of Social EconomyLeadership and OrganizationalComposition in Canada: Demandfrom Demographics, and Differencethrough DiversityL’avenir de la direction et de la composition organisationnelle de l’économie

sociale au Canada : la demande démographique et la différence par la diversité

Ushnish Sengupta

Introduction

1 The purpose of this paper is to describe changes in the leadership and composition of

Social Economy organizations in Canada due to macroeconomic and demographic trends.

The paper argues that a fundamentally different support system is required in order to

enable and to support the future diverse Social Economy in Canada. Diversity of the social

economy is described along two primary parameters, socio-economic diversity and

ethno-racial diversity. Bourdieu’s framework of capital, habitus and field is used as a

theoretical framework for analysis.

2 The first trend to affect the social economy is increasing demand for social services

resulting in an increase in the number and size of social economy organizations

supplying social services. With income inequality increasing across Canada, and

simultaneously different levels of government continuing to reduce services due to fiscal

constraints, social economy organizations will inevitably be providing many social

services previously provided by government. The size of the social economy, including

the number of organizations, will grow and require additional human resources. A

critique of the social economy related to income inequality is Elite Resource Capture,

Revue Interventions économiques, 54 | 2016

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Page 73: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

where elites are able to accrue more benefits from the development and management of

social economy organizations compared to lower socio-economic status clients.

3 The second trend is changes in the demographic makeup of Canada, based on

immigration and Indigenous population growth. First, the majority of immigration to

Canada is now from non-European countries. Second, the Indigenous population is the

fastest growing group in Canada. With these demographic changes there will be a

corresponding growth in the demand for culturally appropriate social economy services

and organizations for immigrants and Indigenous communities. The social economy will

grow not only by expanding the cultural competencies of existing organizations but also

by the formation of new organizations, started by diverse groups of leaders with different

lived experiences and cultural capital. A second critique of the social economy and the

feminist movement comes from women of colour who argue that mainstream feminist

organizations do not challenge hegemonic cultural assumptions and therefore do not

represent their interests.

4 The Social Economy in its current form has organically grown to support existing

organizations, and is not designed to support the growth of new and different

organizations, started by a broader diversity of individuals and groups. Individuals and

groups starting new social economy organizations face multiple barriers in terms of class

and race, barriers that exist broadly in different forms of entrepreneurship. The third

critique of the social economy comes from an anti-racist and Marxist philosophy and

identifies issues at the intersection of race and class in the social economy, where specific

groups are continually disadvantaged in the social economy. In summary, if the Social

Economy as a whole is to support the development of different organizations, many of

which will not essentially emulate current organizations, a different and more diverse

approach supporting transformational social innovation from the margins of the social

economy is required.

Definition of the Social Economy

5 The social economy is known by different names in different countries, such as the

solidarity economy, third sector, nonprofit sector, voluntary sector, and civil society. The

scope of the social economy utilized here includes nonprofit, social enterprise and

cooperative organizations, as described by Quarter, Mook and Armstrong (2009), and

Mook, Whitman, Quarter & Armstrong (2015). The social economy including nonprofits,

cooperatives and other social purpose organizations, is a significant part of the economy

in Canada (Quarter, Mook and Armstrong, 2009), the United States (Mook, Whitman,

Quarter & Armstrong, 2015) and globally (Bouchard & Rousselière, 2015).

6 Quarter, Mook and Armstrong (2009) utilize a broad definition of the social economy,

where the social economy includes Non-Profit Organizations (NPOs) and Non-

Governmental organizations (NGOs), unincorporated social organizations, and

cooperatives. The social economy is very diverse in its organizational forms, as described

by Mintzberg (2015). This particular document focuses on social economy organizations

providing social services. Social economy organizations providing social services can be

developed in different forms, including non-profit organizations, social enterprises, and

cooperatives providing housing and childcare services. The common goals across

different organizational forms are presented in the normative description of the social

economy by McMurtry (2009). As many social economy organizations have common

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Page 74: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

characteristics that are separate from organizational form, implications for the broader

social economy can be derived from an analysis of a subset of social economy

organizations.

Bourdieu’s Framework of Capital, Habitus and Field

7 Bourdieu’s theory of different types of capital (social capital, cultural capital, financial

capital, and symbolic capital), provide a useful framework for analyzing developments in

the social economy (Bourdieu, 1986). Bourdieu’s framework of capital and fields has been

applied to the social economy at the inter-sectoral level (Woolford, 2011), inter-

organizational level (Gordon, 2008; Greenspan, 2013) as well as at the intra-organizational

level (McGovern, 2014). From a Bourdieusian perspective, the social economy as a sector

is in a struggle for power with public and private sectors. Organizations within the social

economy struggle for position and resources between each other, and within

organizations there is a struggle for power and domination by individuals. The social

economy can therefore be considered to be a field, as described by Bourdieu to include

agents, logic, and rules (Woolford, 2011). The social economy field is a site of a struggle,

where different agents, whether individuals or organizations, compete to gain power and

continually redefine the field to their own benefit. An increasing market orientation of

the social economy provides advantages to agents with economic and cultural capital

(Woolford, 2011). Although the social economy is engaged in economic and social justice

issues, the opportunities for individuals, who are directly facing economic and social

issues to start and develop organizations, are becoming increasingly limited within the

social economy itself. As the social economy has become more professionalized and has

more recently favored marketization and managerialist skills, agents with existing

privilege and skills in the new environment, or habitus as described by Bourdieu, are able

to start up different social economy organizations as well as move into leadership and

management positions of existing social economy organizations. The ongoing changes in

the ability of equity seeking individuals and groups to start and develop social economy

organizations in Canada remains an under-researched area. As the social economy grows

in size and importance, we need to be conscious about who is advantaged, and who is

disadvantaged in the changing dynamics of the social economy.

8 In Bourdieu’s terms, the social economy is involved in the struggle for reproduction of

existing power structures versus change in the distribution of power and resources. If

solutions from equity seeking groups are to be implemented in the form of social

economy organizations, the class, race and gender individuality of founders and leaders

of social economy organizations become more important. Existing social economy

organizations can be considered to be incumbent, whereas new social economy

organizations are challengers to existing models. Christensen (1997) concludes that

incumbent organizations are invested in current technologies, and therefore have less

incentive to change and are unable to innovative as much as newer rivals. Westley,

Zimmerman & Patton (2006) describe the circular process as an “adaptive cycle” of

creative destruction in different sectors. In the social economy, the incumbent

organizations are invested in not supporting radical change, but a creative destruction

process of new organizations gradually replacing existing organizations is necessary.

9 Increasing the organizational plurality enables a greater diversity of individuals to make

meaningful contributions in the social economy. The corollary is also true that enabling a

Revue Interventions économiques, 54 | 2016

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Page 75: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

greater diversity of individuals to start and develop social economy organization results

in a greater plurality of organizations, which are required to solve the increasingly

complex and demanding social problems that remain unsolved. Page (2008) conducted

empirical research to find that the more diverse the groups of people solving complex

problems, the better the solutions. McKinsey & Company (2015) studied gender and racial

diversity across organizations, and concluded there is a significant positive relationship

between an organization’s gender and racial diversity and its financial performance. A

broader diversity in the types of organizations, individuals and groups leading

organizations in the social economy is therefore beneficial to the social economy as a

whole, developing different solutions to complex issues, and “wicked” problems where

solutions have been elusive (Rittel & Webber 1973). As described by the author and

founder of 350.org, Bill McKibben, there are no “silver bullet” solutions to complex

environmental problems; we need lots of “silver buckshot” (McKibben 2006). In other

words, there is no single organizational solution that will solve complex problems. We

need a broad range of organizational solutions simultaneously applying different

approaches to solve these problems.

The Major Economic and Social Trends Affecting theSocial Economy

10 The first trend to affect the social economy is increasing demand for social services

resulting in an increase in the size of the social economy. The second trend is changes in

the demographic makeup of Canada, based on immigration and Indigenous population

growth. These trends are described in additional detail in the following sections,

accompanied by critiques of the direction of the trend with respect to the social economy,

arguing that the social economy is a contested space.

Growth in Demand for Social Services

11 The first trend affecting the size of the social economy in Canada is continuing growth in

demand for social services. There are two macroeconomic trends in turn causing the

growth in demand for social services. First there is a long-term increase in the

unemployment rate and associated income inequality, and second, there is a decrease in

government social spending. The unemployment rate affects the social economy in a

number of different ways. The social economy is a significant employer in Canada, but

more significantly the unemployment rate affects the number and needs of clients served

by the social economy. Increases in long-term unemployment results in an increase in the

long-term demand for social service provision by social economy organizations.

Increased Demand for Social Services From Long-term Unemployment

12 A major macroeconomic trend affecting the growth of social services is the rate of

unemployment. A study completed by Statistics Canada (2015a) indicates a downward

trend in full-time employment in Canada, and an increase in precarious part-time

employment. Statistics Canada (2015a) also indicates that youth aged 17-24 experienced

the greatest long-term decline in full-time employment between the years 1976-2014;

men have experienced decreases in full-time employment across all age groups while

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Page 76: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

women have gained full-time employment from 1976-2014. The social economy interacts

with the unemployment rate in three different ways. First, social economy organizations

are a major employer in the Canadian economy (Statistics Canada, 2007), and therefore

often hire individuals who would have otherwise been unemployed. Statistics Canada

(2007) reports that the core non-profit sector is larger than Motor Vehicle

Manufacturing, Agriculture, Accommodation and Food Services sectors, and therefore the

social economy has a significant labour “footprint” in the economy. Second, the social

economy provides services to unemployed individuals, including employment readiness

and job training services, and work in employment oriented social enterprises. Third, the

social economy develops and maintains alternative organizations that necessarily

challenge and change the existing economic paradigms, including alternative forms of

ownership and employment.

13 The longer the period of unemployment, the greater the social economy needs of

individuals experiencing unemployment. The unemployment rate in Canada is a

macroeconomic factor that interacts with the social economy at multiple levels, at the

same time it is a macroeconomic factor that is not under the control of the social

economy. A long-term trend in increasing unemployment is one of the factors that have

led to increasing income inequality in Canada (Parliament of Canada, 2013).

Income Inequality and the Social Economy

14 Income inequality, described by the World Economic Forum as the primary challenge for

the year 2015 (World Economic Forum, 2015), has become increasingly important to the

size and scope of the social economy. In an insightful study, Kim (2015) finds a strong

correlation between the level of economic inequality measured by the Gini coefficient,

and the number of non-profit organizations in a county-level study of the United States.

Kim (2015) theorizes that a greater number of people with lower incomes in a

geographical area generate demand for additional services provided by non-profit

organizations, and at the same time a number of individuals at higher incomes are

required as they have the resources to support the supply of additional non-profit

organizations and services. Kim (2015) additionally theorizes that a homogenous local

population has a lower number of non-profit organizations per capita since

homogeneously higher income areas have greater resources and therefore fewer

nonprofit service needs, while homogeneously low income areas have fewer resources

and therefore unable to form a sufficient number of organizations to meet the demand

for greater social needs. One of the primary conclusions by Kim (2015) is that economic

inequality within a county, measured by the Gini coefficient, is an enabling factor in the

formation of non-profit organizations. In other research the number of non-profit

organizations has been determined for poor or wealthy areas using average measures of

income and wealth, while Kim (2015) suggests it is the importance of the spread of wealth

or income inequality that is important for the number of nonprofits in an area.

Elite Resource Capture in the Social Economy

15 Jevtovic (2013) introduces a critique of the interaction of the social economy and income

inequality, in finding evidence of “Elite Resource Capture” related to social enterprise in

Western metropolises in Canada. Jevtovic (2013) utilizes BALTA (British Columbia and

Alberta Social Economy Research Alliance) project data on social enterprises such as the

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Page 77: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

ability to earn income, age, number of full-time staff (Hall, Elson, Wamucii 2013; Hall,

Elson, Wamucii 2014), and measures of community wealth to point out that elites are able

to benefit more from leading, managing and operating social enterprises in Canada than

members of economically marginalized groups. Jevtovic’s thesis supports previous work

by Wolpert (1993) who indicates the decentralization of social services tends to benefit

elites and reduces services for marginalized communities. McGovern (2014) describes

elite resources capture in leadership for a social economy organization in the UK utilizing

Bordieu’s framework of capital, where the new leadership had higher “funding” capital

compared to the founders who had higher “needs” capital. McGovern (2014) also points to

Bourdieu by describing new leadership who also had the market oriented skills or habitus

which enabled them to navigate the social economy field which now apportions higher

value to these market oriented skills over understanding client needs. Nicholls (2010)

discusses the process of legitimation of social enterprise by resource rich actors. Domhoff

(2009) provides evidence of elite resources capture in the United States describing

connected networks of elite groups of people who maintain power through leadership in

political, corporate and nonprofit organizations. Analysis of elite networks in Canada

involving the social economy is an under-researched area (Reed & Selbee, 2001). As

income inequality has been increasing in Canada (Procyk, 2014) there are additional

opportunities for elite resources capture in the social economy, where a significant

proportion of the financial resources invested in the social economy as a form of income

redistribution is captured by elite actors in the system.

16 Social economy organizations have an important role in addressing social mobility and

income inequality, yet economic research indicates the non-profit sector has had little

overall effect on income redistribution (Clotfelter, 1992). Pratt and McCambridge (2015)

urge social economy organizations, including nonprofits and philanthropic organizations,

to take a more active role in addressing social mobility and income inequality. Palotta

(2008) on the other hand argues that nonprofit executive compensation should not have

any restrictions in order to attract the best talent for leadership. Bourdieu’s framework

can be used to analyze Palotta’s argument. It can be argued that Palotta supports higher

compensation for individuals who have higher economic and social capital. The argument

about making the social economy more equitable for individuals and communities who

don’t possess high levels of capital in this paper, is more congruent with Pratt and

McCambridge (2015) than Palotta (2008).

17 Whereas many social economy organizations were previously developed by the middle

class (Putnam, 2000), the opportunities for creation and management of social economy

organizations is becoming more limited to elites. Supporting the narrative of a

disappearing middle class, Walks (2013) concludes that not only is income inequality

increasing in Canada, but income polarization is also increasing across major Canadian

municipalities with growing “poor” and “rich” classes associated with a declining middle

class. The increase in income inequality is not evenly geographically distributed, creating

homogenous geographical areas of poverty and of wealth which has subsequent results of

the size of the local social economy (Kissane, 2010). A study by Murdie, Maaranen &

Logan (2014) of eight Canadian Metropolitan areas (Calgary, Halifax, Hamilton, Montreal,

Ottawa, Toronto, Vancouver, Winnipeg) found that inequality in Canada’s cities is

increasingly spatialized, with low-income areas increasing in proportion to other areas.

In agreement with the nonprofit density hypothesis presented by Kim (2015), Murdie,

Maaranen & Logan (2014) find that homogeneously low-income areas have a lower

Revue Interventions économiques, 54 | 2016

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Page 78: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

density of services. Research on the lack of social economy services in low-income areas

of Canadian cities includes lack of necessities such as food (Canadian Environmental

Health Atlas, 2016), and long travel distances for healthcare services (City of Toronto,

2013). The implications of elite resource capture are that the opportunity to start and

grow social economy organizations are increasingly limited for low-income communities,

and elites are able to capture more funding and related opportunities in the social

economy. The result is a reduction in the economic diversity of social economy

entrepreneurs, and a resulting loss of potential for communities to develop solutions to

their own issues.

Intergenerational Mobility and the Social Economy

18 Bourdieu utilizes the concept of life trajectory to describe the difference between an

individual selecting their own path and societal influences on the capital available to

individuals. Corak (2013) describes the negative relationship between economic

inequality and intergenerational mobility in Canada and the United States. Often

described as the “Great Gatsby curve”, intergenerational mobility decreases as income

inequality increases across different countries. The implications for the social economy is

that the opportunities for starting social economy organizations that are dependent on

financial resources, extends across multiple generations for low-income groups. An

earlier study by Corak (2010) finds that although income inequality is lower in Canada

than the US, the economic aspirations are similar, including expectations of social

mobility. Chetty (2015) analyzed the relationship between family backgrounds and

innovation (measured by the number of patents produced by individuals) by studying the

relationship between parental income, neighborhood, and education in the United States.

In a perfectly meritocratic society, parental income, for example, should have limited

effects on the level of innovation by individuals across economic class and race

differences. Chetty (2015) finds that children from a low socio-economic background are

less likely to produce patents as adults, a measure of innovation. Conversely, children of

parents with high economic status are much more likely to produce patents through

cumulative advantages of opportunity. There is a high degree of overlap between the

factors that enable innovation and entrepreneurship in the broader economy, and the

factors that enable social innovation and social entrepreneurship in the social economy.

Based on rising income inequality and corresponding lack of intergenerational social

mobility, there is multi-generational “opportunity gap” in the ability to implement social

innovation and develop social economy organizations by low-income individuals and

groups.

Government Expenditures on Social Services

19 The second macroeconomic trend affecting the size of the social economy is government

expenditures on social services. Elson (2007) describes the changing relationship between

the government and the social economy in Canada, particularly the role of government as

the primary funders of social economy organizations. With different levels of government

continuing to reduce services due to fiscal constraints, social economy organizations

inevitably fill the resulting void. According to Elson, even after downloading a number of

social services to the provinces, the federal government remains the largest social service

funder. Although federal governments have been formed by political parties of different

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Page 79: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

ideologies, the trend since the 1990s has been a continuing reduction in the funding of

social services (Quarter, Mook and Armstrong 2009). Based on experience in the UK, a

country at the forefront of government devolution to the social economy, Unwin (2004)

classifies the government funding relationship with social economy organizations into

giving, shopping and investing categories. According to Unwin (2004), giving typically

involves transfer of funds from the government to social economy organizations through

grants, shopping typically involves loans to social economy organizations, and investment

involves government investing in equity. In Canada, the availability of grants has been

reduced in favor of performance-based loans and equity investments, which provide

financial and social returns to investors (MARS Centre for Impact Investing & Purpose

Capital, 2014). Therefore the types of funding available to social economy organizations in

Canada have changed significantly over time.

20 As funding from governments is being reduced across the social economy, social economy

organizations are finding ways to grow revenues from alternative sources. Charities, in

particular, continue to be dependent on government funding for the majority of their

revenues (Imagine Canada, 2013). In addition to changes in the type of funding being

available to social economy organizations in Canada, the level of funding has decreased

compared to other Organization for Economic Co-operation and Development (OECD)

countries. A report by the Centre for the Study of Living Standards (2012) compared

public social spending in Canada over 20 years, from 1981-2010, and found that over the

past twenty years, public social spending by Canada has fallen significantly below the

OECD average. The rate of increase of public social spending in Canada was found to be

lower than Germany, United Kingdom, and the United States. The study found that “if

Canada’s redistributive efforts were to be raised to the OECD average, nearly two-thirds of

the increase in after-tax inequality that has taken place in Canada since 1981 would be

eliminated.” (Centre for the Study of Living Standards, 2012). Government social

spending, a form of income redistribution, has direct outcomes on poverty rates, income

inequality and the social economy.

21 Government funding for social economy organizations in particular demonstrates

directional trends. Elson (2007) summarizes the current trends in government funding by

referencing a report by the Canadian Council on Social Development (2003):

22 “This parsimonious funding regime, established since the early 1990s, has embedded

itself across all levels of government and sub-sectors in the voluntary sector (Scott, 2003).

It is characterized by: 1) increased targeting of funds; 2) a shift from the core to project-

based funding; 3) increased and often unjustified demands for accountability and

reporting; 4) funding contingent on compulsory collaboration; 5) an on-going perception

that volunteers are readily available reserve labor pool; and 6) a belief that market

models will automatically lead to greater self-sufficiency (Scott, 2003).”

23 The Satellite Account of Nonprofit Institutions and Volunteering produced by Statistics

Canada (2007) reports that between 1998 and 2007, the core nonprofit sector (excluding

hospitals, universities and colleges) grew faster than GDP. At the same time as

government social spending in decreasing, the size of the social economy is growing due

to growing demand for social services, requiring additional human resources. The

support systems for starting and growing social economy organizations are piecemeal

compared to other industries and sectors, leading to a significant pipeline problem

(Canadian Task Force on Social Finance, 2010).

Revue Interventions économiques, 54 | 2016

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Page 80: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

Demographic Changes in Canada

24 The second trend is changes in the demographic makeup of Canada. First, the majority of

immigration to Canada is now from non-European countries including the Philippines,

China, India, Pakistan, and Iran (Citizenship and Immigration Canada, 2015). In addition

to population growth through immigration, the Indigenous population is the fastest

growing group in Canada (Statistics Canada, 2015c). There is a corresponding growth in

the demand for culturally appropriate social services for immigrants and Indigenous

communities. The need for culturally appropriate services has been expressed most

compellingly by Indigenous communities in Canada, since these communities have

experienced the deepest negative effects of cultural domination. Sinclair & Grekul (2012)

describe the value of culturally appropriate services in reducing Indigenous youth gang

activities. Fallon, Chabot, Fluke, Blackstock, MacLaurin, & Tonmyr (2013) describe the

cultural factors in decisions in placing Indigenous children to other families by child

welfare agencies. Durst, Bluechardt, Morin, & Rezansoff (2001) describe the differential

treatment by the healthcare system of Indigenous individuals who have disabilities. The

social economy will grow not only by expanding the cultural competencies of existing

organizations but also by the formation of new organizations, started by a diverse group

of leaders with different lived experiences and cultural capital.

25 The effects of government policies have had unequal socio-economic results for different

ethnic and racialized communities. Ornstein (2006) analyzed the “vertical mosaic” (p. 82)

or socio-economic profile of various ethno-racial groups in Toronto, and found that the

Indigenous community experiences the greatest level of socio-economic marginalization,

followed by African and West Asian ethno-racial groups. A similar study by Ornstein

(2007) in Montreal and Vancouver indicates that Aboriginal, Caribbean, and South Asian

(Indian, Pakistani, Bangladeshi, Sri Lankan) groups are particularly disadvantaged. The

findings by Ornstein (2006) are supported by more recent and in depth research for the

Indigenous population in Toronto, through the Toronto Aboriginal Research Project

(Toronto Aboriginal Support Services Council, 2011). The intersectionality of race, class

and gender have been experienced most acutely by Indigenous communities in Canada

through colonialism, capitalism, and patriarchy (Palmater, 2011). Although there is a

significant quantity of research on issues in Indigenous communities, there is limited

research on solutions to these issues by Indigenous organizations, particularly social

economy organizations that are a critical component of developing community asset-

based solutions.

Ethno-Racial Diversity and the Social Economy

26 Statistics Canada (2015b) indicates that Canadian communities large and small are

becoming more ethno-racially diverse primarily due to immigration. The conditions that

have led to the growth of the social economy, such as income inequality, now need to

take into account growing ethno-racial diversity. The central argument made in this

manuscript is that there are systematic changes required in the way the social economy

addresses ethno-racial diversity in Canada. Intergenerational mobility is limited not only

by class, but also by race in Canada. Corak (2008) for example, concludes that

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Page 81: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

intergenerational mobility in Canada is limited to immigrants from particular ethnic

groups, namely Caribbean, African and Latin American immigrants.

27 If there are no structural adjustments, the result can be similar to the outcomes in the

United States where increased ethno-racial diversity in an area has been related to

decreased social capital (Putnam, 2007) and a smaller number of non-profit organizations

(Kim, 2015). The Human Resources (HR) Council for the Non-Profit Sector (2013) research

indicates 6% of employees in the non-profit sector are visible minorities, compared to

20% of the general population. The disproportionally lower percentage of visible

minorities in the social economy is not due to lack of interest in social and environmental

causes, as immigrants and visible minorities have the same level of interest in social and

environmental issues as other Canadians. Earth Day Canada (2012) surveyed interest in

environmental issues for immigrants and found a strong level of interest in

environmental issues, but the issues identified by immigrants were different from those

focused on by mainstream environmental movement. Toronto Workforce Innovation

Group (2011) found a difference in over-representation of Black individuals in worker

roles, and under representation as managers in non-profit organizations in Toronto. A

report by the Mowat Centre (2014) on the social economy in Ontario indicates there is a

demographic gap in ethno-racial diversity between leadership in the Social Economy in

Ontario and its client population. An earlier report on nonprofit sector diversity in

Toronto echoes this finding (DiverseCity, 2012). Diversity has become a significant focus

for the organization representing social entrepreneurs in the United States, the Social

Enterprise Alliance (Lynch, 2014). The HR Council for the Non-Profit Sector (2013)

indicates the benefits of diversity on non-profit boards include ability to access

community resources, ability to respond to external changes, and better decision making

identifying the full range of opportunities and risks.

28 A broader diversity in the types of organizations, individuals and groups leading

organizations in the social economy is beneficial to the social economy as a whole,

developing different solutions to complex issues and wicked problems where solutions

have been elusive. Loh (2014) provides a critique of the current composition of the “New

Economy”, a coalition of social economy organizations in North America, indicating it

should be more diverse: “For the movement to succeed, it must be led by the dispossessed

—those for whom the mainstream economy has never worked.” The term “new

economy” is a broad term positioning social economy organizations in the form of an

alternative futurity, a future where organizations are socially responsible,

environmentally sustainable, and democratic. One of the impetuses for the New Economy

has been the Occupy movement (Breau, 2014). Chetty, Hendren, Kline & Saez (2014)

conclude that where a person is born, and to which parents they are born, limits inter-

generational mobility by geography, class and race in the United States. There are strong

signals that Canada is heading in the direction of the United States in terms of higher

income inequality, lower intergenerational mobility and lower socio-economic

opportunity by geography, class and race (United Way of Greater Toronto, 2015).

29 Meinhard, Faridi, O’Connor & Randhawa (2011) describe two different ways in which

visible minorities participate in the leadership of the social economy in Canada. First,

participation as leaders, managers and volunteers in mainstream organizations. Second,

formation of ethno-specific voluntary organizations that represent their specific

interests. In Ontario a number of organizations are demonstrating promising human

resources oriented diversity practices based on recommendations of previous reports

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Page 82: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

(McIsaac & Moody, 2014; DiverseCity, 2012). The Ontario Nonprofit Network, has

partnered with the Toronto Region Immigrant Employment Council (TRIEC) to offer

diversity training. This initiative addresses the first form of participation described by

Meinhard et al. (2011), participation as leaders, managers and volunteers in mainstream

organizations, but fails to address Meinhard et al.’s second method of participation, ability

to form new organizations. Meinhard et al. (2011), finds an inverse relationship between

the number of ethno-specific charitable organizations representing visible minority

groups, and the participation of visible minorities on the boards of mainstream charitable

organizations. The research by Meinhard et al. (2011) conducted across Toronto,

Vancouver, Calgary, Montreal indicates that when ethnic communities do create their

own institutions, individuals have a greater choice in organizations they can contribute

to, and often choose ethnic institutions that reflect their community. Conversely, when

fewer ethnic institutions exist, individuals compete for the limited number of board

positions in mainstream organizations. Intergenerational mobility in Canada is limited

across second and third generations of immigrants, even for individuals who are born in

Canada, based on Corak (2008) finding that inter-generational mobility in Canada is

limited to immigrants from particular ethnic groups.

30 The United Way of Greater Toronto’s Strong Neighborhood Strategy provides a different

place based example. Based on the ground-breaking report, Poverty by Postal Code

(United Way of Greater Toronto, 2004), the United Way of Greater Toronto has developed

a Strong Neighborhoods Strategy that invests specifically in designated Neighborhood

Improvement Areas in Toronto, including setting up hubs that support co-working spaces

for non-profit organizations. Although this strategy is geographically based, and geared

towards provision of new services in low income, racialized neighborhoods, and therefore

will alleviate some of the service deficit issues in low-income areas, outcomes for

organization level ethno-racial diversity are yet to be determined.

31 Efforts to increase economic and ethno-racial diversity in social economy organizations

through human resource practices, for example, promotion of members of equity seeking

groups to leadership positions in existing organizations have significant limitations. The

problem a social economy organization addresses and the solution direction is primarily

determined by the founders of the organization. Different groups and individuals will find

different problems to be salient, and different solutions to be appropriate. It is therefore

the founding and startup stage of social economy organizations where the effort to

increase diversity has to be focused. The barriers faced by equity seeking groups in

entrepreneurship in the broader economy, such as class, race and gender issue, apply to

starting up organizations in the social economy. Meinhard et al. (2011) find that even

though Toronto has the largest visible minority population it has the lowest number of

ethno-specific charities per thousand visible minorities among the four large Canadian

metropolitan cities studied. More broadly, the two most ethnically diverse cities in

Canada, Toronto and Vancouver, have the lowest percentage of ethnic charities. As

charities are a type of “pinnacle” organization in the social economy, trends in charities

tend to reflect trends in the broader social economy.

32 Kim (2015) makes an important finding that ethno-racial diversity is negatively

correlated with the number of non-profit organizations in an area, in line with Putnam’s

(2007) theory of “hunkering down” or that communities with higher ethno-cultural

diversity have a lower level of social capital due to lower social cohesiveness. Based on

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Page 83: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

survey data from the US, Putnam found that in areas of greater ethno-racial diversity,

there is:

• “Less expectation that others will cooperate to solve dilemmas of collective action.

• Less likelihood of working on a community project.

• Lower likelihood of giving to charity or volunteering.” (Putnam, 2007:150)

33 Therefore Putnam (2007) provides evidence that the building blocks of social economy

organizations are weaker in more ethno-racially diverse communities, and Kim (2015)

subsequently confirms that the resultant density of nonprofit organizations is lower in

areas of greater ethno-racial diversity.

34 Garrow (2015) completed a longitudinal study on the relationship between changing

racial composition and the size of the social economy in Los Angeles County. Garrow

found that an increasing percentage of Blacks and Latinos in Los Angeles County was

associated with a greater number of disbanded (closed or abandoned) non-profit

organizations, while an increasing percentage of Whites reduced the number of

disbanded non-profit organizations. Bourdieu indicates that fields, including the field of

the social economy, is not a level playing field. White communities who have historically

had more economic and social capital are able to sustain organizations which serve local

interests, whereas Black and Latino communities having lower levels of economic and

social capital are unable to sustain all existing organizations. The inability of increasing

Black and Latino communities to start new organizations that would replace disbanded

organizations can be explained in Bourdieu’s terms, the ability to reproduce existing

power structures is more prevalent than the ability to change the distribution of power

and resources.

35 Couton (2013) studied the relationship between Canadian ethnic communities and

immigrant serving charities and employment factors and found a negative relationship

between the density of charities and employment and income, and a positive relationship

with self-employment. In other words, ethnic and immigrant serving charities were

located in low-income areas where unemployment is high, and where self-employment is

seen as a solution to lack of unemployment. A report on immigrant entrepreneurship in

Toronto by Newcomer Women’s Services Toronto, Social Planning Toronto, Toronto

Womens City Alliance (2014) supports this finding, indicating that immigrant self-

employment is strongly based on entrepreneurship of necessity rather than

entrepreneurship of opportunity. In summary, the research indicates that ethno-racial

diversity is negatively correlated with the density of social economy organizations.

Where ethnic community related charities exist, they do not have a positive effect on

unemployment, but there is a positive correlation with self-employment. Self-

employment as studied by Couton (2013) and Toronto by Newcomer Women’s Services

Toronto (2014) includes private for profit business, rather than social economy

organizations. The enablers and barriers for the formation of social economy

organizations by ethno-racial groups, remains an under-researched area.

Barriers to Social Economy Organization Formation by Ethno-RacialGroups

36 In order to direct efforts towards a desirable future where everyone from different

communities has the same opportunities to start up social economic organizations, we

must understand historical restrictions on social economy organizations. In Bourdieu’s

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Page 84: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

framework, the social economy as a field has resisted the formation of organizations by

ethno-racially diverse groups.

37 A significant critique of the social economy and its ethno-racial diversity is provided by

the feminist movement, particularly women of colour. In the acclaimed book, The

Revolution Will Not be Funded: Beyond the Non-Profit Industrial Complex (Incite! Women of

Color Against Violence, 2007), the authors make the case that the mainstream civil sector

organizations often act against the interests of grassroots organizations, particularly

since the societal changes demanded by grassroots require genuine changes in power

structures. Incite (2007), emphasizes the efforts of racialized feminist groups and the

suppression of efforts by mainstream feminist organizations. Incite (2007) suggests that

mainstream feminist organizations essentially do not want to alter power structures. In

Bourdieu’s analysis, mainstream feminist social economy organizations have been able to

gain power though the use of different forms of capital, while women of colour do not

have the capital to gain proportional levels of power. Woolford (2012) uses Bourdieu’s

framework to analyze the social service sector in Manitoba, and concludes that

Indigenous organizations are able to reflexively identify and counter neoliberal direction,

while other mainstream social economy organizations are unable to engage in the same

level of reflexivity. Wolch (1999) provides a broader critique of the non-profit sector

indicating the sector has lost its advocacy role by becoming closer to the government and

private sectors.

Entrepreneurship Suppression and the Social Economy

38 Light and Dana (2013) describe suppression of entrepreneurship when the social capital of

a dominant group inhibits entrepreneurship of other groups. Light and Dana (2013)

indicate there are two types of entrepreneurship suppression, malevolent and

inadvertent entrepreneurship suppression. Historically, malevolent entrepreneurship

suppression was experienced by Indigenous, Black and Immigrant communities in the

United States and in Canada.

39 The Global Entrepreneurship Monitor (GEM) studies are the broadest survey based on

studies of entrepreneurship across countries (www.gemconsortium.org), including social

entrepreneurship. GEM separates entrepreneurship in different countries by factors

driven, efficiency driven, and innovation driven categories, placing Canada and the UK in

the innovation driven category. Harding (2006) completed one of the main GEM studies

specifically surveying Social Enterprise, and indicates there is a higher intention for

starting social enterprise among minorities, but a lower number of owner managers are

minorities, particularly Black Africans and Black Caribbeans. The Toronto Workforce

Innovation Group (2011) provides evidence that the non-profit sector has a higher than

population proportion of Black workers in the social economy, versus lower than

population proportion of Black leaders in the social economy. These two reports indicate

that the Black community has both intention to start organizations and employment in

the social economy, but has limited leadership and management opportunities.

40 One of the sharpest critiques of the intersection of class and race in the social economy

comes from Allen (1969) and his contemporaries (Chrisman, 2010), who describe social

economy organizations as instruments of neo-colonial policies. As described by Graefe

(2006), social economy organizations, can “flank” (work with) neoliberal economies, and

simultaneously work in opposition to neoliberal economies. In a related Marxist critique,

Revue Interventions économiques, 54 | 2016

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Page 85: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

Roelofs (1995) describes the social economy or the third sector as a protective layer of

capitalism, where social economy organizations are a form of pacification of more radical

racialized movements that would realign power and economic structures. Allen (1969)

describes the treatment of Black communities in the US as a form of domestic

colonialism. Allen (1969) characterizes the racialized urban areas of American cities as

part of the ghetto infrastructure and the existence of a ghetto buffer class of small Black

business owners and Black social service organization managers. Allen (1969) describes

Black capitalists as a form of social control, and educated and trained Blacks who are

managers of social economy organizations to be new managers of the ghetto. Allen

therefore implicates not only the state, but the private sector, as well as the social

economy in maintaining racial inequalities. Allen (1969) describes a class of racialized

unemployed and precariously employed people who are part of the internal colonies who

serve as repositories for a reserve supply of labour. In other words, Allen indicates there

is a strong intentionality to limit opportunities for low-income, racialized individuals to

only employees in the social economy, rather than creators and founders. Given the

findings from the social economy labor force survey (Toronto Workforce Innovation

Group, 2011) that demonstrate a higher than population proportion of Black workers in

the social economy, versus lower than population proportion of Black leaders, the

theories described by Allen warrant further examination.

The Social Economy and Indigenous Communities in Canada

41 Indigenous communities in Canada include First Nations, Métis and Inuit communities.

The Indigenous population of Canada consists of 4.3% of the total population and is the

fastest growing population group in Canada (Statistics Canada, 2011). A number of broad

provincially based social enterprise surveys by the British Columbia and Alberta Social

Economy Research Alliance project (BALTA) highlight the interactions between social

enterprise and Indigenous communities in Canada. In the BALTA surveys, Hall, Elson, &

Wamucii (2013) indicate that 37% of Alberta’s and 33% of British Columbia’s social

enterprises served Indigenous clients. Related surveys indicate the following percentages

of surveyed social enterprises which served Indigenous communities in other provinces:

29% in Manitoba (Canadian CED Network, 2012), 28% in New Brunswick (Hall, Elson, &

Wamucii, 2014), 16% in Nova Scotia (Tarr & Karaphylis, 2011), and 22% in Ontario

(Canadian CED Network, 2013). The survey results indicate a pattern of engagement

between Indigenous communities and social enterprise in Canada that is proportionally

much greater than the Indigenous population. Sengupta, Vieta & McMurtry (2015)

indicate that although Indigenous communities are overrepresented as clients of social

economy organizations, Indigenous communities led organizations are underrepresented

in the social economy. Indigenous communities led social economy organizations in

Canada are shaped by the population, geographic distribution, history of colonization,

and local and global contexts. In Bourdieu’s framework, Indigenous organizations are in a

struggle with non-Indigenous organizations in the social economy field for the legitimacy

of Indigenous knowledge. Indigenous knowledge is often suppressed by the hegemony of

Eurocentric knowledge in the Social Economy in Canada. Battiste and Henderson (2000)

argue for the benefits the Western world can gain from Indigenous knowledge.

42 Woolford (2012) uses Bourdieu’s framework to conclude that Indigenous organizations

are more reflexive than other mainstream social economy organizations, as these

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Page 86: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

organizations are engaged in countering a long history of racism and colonialism. There

are three basic types of social economy organizations engaged with Indigenous

communities in the struggle for legitimacy of Indigenous knowledge.

1. Organizations developed by Indigenous communities, utilizing Indigenous knowledge and

philosophy, primarily serving Indigenous clients.

2. Organizations developed by non-Indigenous communities, utilizing Euro-centric knowledge,

serving Indigenous and non-Indigenous clients.

3. Organizations developed by non-Indigenous communities, utilizing both Euro-centric and

Indigenous knowledge (usually through the employment of Indigenous personnel) serving

Indigenous and non-Indigenous clients.

43 The second type of organization is the most prevalent type of social economy

organization interacting with Indigenous communities in Canada (Diamantopoulos &

Findlay, 2007). Eurocentric and non-Indigenous knowledge is utilized to address

Indigenous client needs of the majority of social economy organizations, often resulting

in additional risks rather than benefits. As the Indigenous population of Canada grows,

there will be a growing need for culturally appropriate services provided by social

economy organizations. Culturally appropriate services can be provided by social

economy organizations that genuinely implement Indigenous knowledge and values into

its mission, long-term strategy and day-to-day operations. The appropriate adoption and

utilization of Indigenous organizational principles and philosophies, such as planning for

the next seven generations, are beneficial to Canadian society as a whole, not just

Indigenous communities. Although there is a substantial volume of research on

Indigenous populations, the relationship of Indigenous communities and social enterprise

within the broader social economy is an under-researched area (Wuttunee, 2009).

Conclusion

44 This paper has described socio-economic and demographic trends precipitating changes

in the leadership of the social economy in Canada. The trends affecting the growth of the

social economy include a growing income inequality and a long-term period of fiscal

restraint by different levels of government in Canada. Another trend affecting the social

economy is the changing demographics in Canada, particularly population growth from

immigration and Indigenous communities. One of the key conclusions is that the agency

and leadership opportunities of marginalized and equity seeking groups in starting and

maintaining social economy organizations is limited by current system structures.

45 An analysis utilizing Bourdieu’s framework of capital, habitus and field indicate existing

support systems for starting and developing social economy organizations are designed

to maintain existing power structures. The important subtlety of Bourdieu’s framework

can be reiterated through comparison with Putnam’s theories of social capital. Social

capital has been described as a base upon which social economy organizations are

developed (Putnam, 2001). In more recent research, Putnam (2015) describes the decrease

of social capital in ethno-racially diverse communities, and differential social capital and

opportunity due to income inequality. Bourdieu’s framework of analysis can be

differentiated from Putnam’s analysis on two aspects. First Bourdieu stresses the

importance of conflict between agents, where the social capital gained by a dominant

group can be utilized to gain advantages over non-dominant groups. Putnam considers

an increase in social capital for a community to be good for the whole community, where

Revue Interventions économiques, 54 | 2016

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Page 87: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

a rising tide lifts all boats, whereas Bourdieu raises the issue of the gain of social capital

by one group, which can be at the expense or loss of capital by another group. Second,

Putnam puts greater emphasis on the role of economic class and underestimates the role

of race, particularly in the leadership and formation of organizations in the social

economy. Bourdieu’s framework has been applied here to the intersection of class and

race in the social economy, differentiating different types of capital (economic, social,

cultural), and the ability to gain advantage through the ability to play the game or

habitus in the field of the social economy. Bourdieu’s framework is used as a basis in this

manuscript to highlight three primary critiques of the social economy, including elite

resource capture, exclusion of women of colour, and control of racialized communities.

46 One potential avenue for addressing the critiques and ongoing conflict in the social

economy is addressing the support systems for the formation and leadership of social

economy organization in the form of social economy education. Social economy

education has to be diversified in two related directions. First, social economy education

has to consciously increase the diversity in types of organizations that are taught and

supported. The social economy education field is highly siloed between educators who

teach cooperatives, social enterprises, and community economic development. Current

trends in social economy education is towards institutional isomorphism, and this trend

can only be countered by including different worldviews which relate to different forms

of organizations. Second, social economy education has to be consciously inclusive of

diversity of individual backgrounds, including economic class and race, in the case

studies, philosophies, and educators themselves. These two challenges are related;

providing a greater range of organizational options will enable a greater diversity of

individuals to start and lead social economy organizations.

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ABSTRACTS

This paper describes the necessary and inevitable changes in the leadership of the Social

Economy in Canada due to socio-economic and demographic trends. The first macroeconomic

trend affecting the growing size of the social economy in Canada is growing income inequality.

The second macroeconomic trend is a long-term period of fiscal restraint by different levels of

government in Canada. Another trend is the changing demographics in Canada, which has two

components, population growth from immigration and population growth in Indigenous

communities. The trends are accompanied by critiques of the direction of the trend with respect

to the social economy, arguing that the social economy is a contested space. One of the key

conclusions is that the agency and leadership opportunities of marginalized and equity seeking

groups in starting and maintaining social economy organizations is limited by current system

structures. Bourdieu’s framework of capital, habitus and field are used as theoretical frameworks

for analysis to argue that the existing support systems for starting and developing social

economy organizations are designed to maintain existing power structures.

L’article qui suit décrit les changements nécessaires et inévitables qui devraient être introduits

dans la direction de l’économie sociale au Canada en raison des tendances démographiques et

socioéconomiques actuelles. Les deux premières tendances sont macroéconomiques. Il s’agit,

respectivement, de l’inégalité croissante des revenus et des restrictions budgétaires de longue

durée aux différents paliers de gouvernement. La modification de la réalité démographique au

Canada, en particulier la croissance de la population des communautés immigrantes et

autochtones, est l’une des tendances socioculturelles majeures. L’économie sociale est un espace

contesté et l’une des principales conclusions tirées de l’étude est que les occasions de pouvoir et

de direction offerte aux groupes marginalisés et en quête d’équité, se trouvent limitées par les

structures du système actuel. Les concepts de capital, d’habitus et de champ de Bourdieu servent

de cadres théoriques pour montrer que les systèmes d’appui actuels au démarrage et à

l’établissement d’organisations dans le champ de l’économie sociale sont conçus pour maintenir

les structures de pouvoir existantes. Des structures de soutien distinctes devraient dès lors être

établies.

INDEX

Mots-clés: autochtone, économie sociale, immigration, inégalité, sans but lucratif

Keywords: Immigration, Indigenous, Inequality, Nonprofit, Social Economy

Revue Interventions économiques, 54 | 2016

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Page 94: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

Les transformationsinstitutionnelles de l’économiesociale et solidaire en France desannées 1960 à nos joursTimothée Duverger

Introduction

1 Le tournant du XXe siècle marque l’apogée de l’économie sociale avec l’Exposition

universelle qui accueille en 1900 à Paris plus de 5 000 exposants au Palais de l’économie

sociale.1 Après un XIXe siècle orienté par la loi Le Chapelier, l’économie sociale bénéficie

d’une inflexion de la culture politique française vers un « jacobinisme amendé ».2 Pierre

Rosanvallon relève l’articulation entre le monopole de l’intérêt général et le pluralisme

social : « La dissociation du social et du politique est au cœur du modèle républicain

réformé tel qu’il se met en place dans les années 1880-1914. Ce modèle a pour

caractéristique de lier la fidélité politique à l’héritage de la culture politique

révolutionnaire avec […] une certaine place aux corps intermédiaires dans la régulation

économique et sociale ».3

2 Cette reconfiguration induit néanmoins une différenciation fonctionnelle des

organisations sociales dans une pluralité de statuts, pour éviter la tentation d’une

immixtion dans le champ politique et la formation de contre-pouvoirs à la définition de

l’intérêt général par l’État.4 Le morcellement de l’association générale en plusieurs sous-

ensembles – syndicats, coopératives, mutuelles et associations – a pour effet l’éclipse du

mot économie sociale. Le trait continu reliant les organisations sociales étant rompu,

l’économie sociale est désormais en « pointillés », fragmentée entre plusieurs familles

prisonnières d’un effet silo et transformées en auxiliaires de l’action publique. En tout ce

sont quatre décennies pendant lesquelles l’histoire de l’économie sociale s’arrête, même

si persiste sa tradition académique.5 Les histoires coopératives, mutualistes et

associatives continuent, mais sans liens entre elles.6 Il n’y a plus d’économie sociale pour

Revue Interventions économiques, 54 | 2016

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Page 95: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

soi. Il n’y a plus qu’une économie sociale en soi, inconsciente d’elle-même parce que

n’existant qu’à l’état latent.

3 La coïncidence entre l’éclatement de l’économie sociale en plusieurs statuts et la

disparition du mot désignant l’ensemble n’a rien de fortuit. C’est le concept d’émergence,

signifiant que « le tout est plus que la somme des parties »,7 qui en donne la clé de

compréhension. L’économie sociale n’est pas la simple addition de ses composantes. Une

alchimie particulière se produit : l’acte d’institution. Poser la question de l’institution

revient à poser celle du politique, entendu comme la mise en forme de la coexistence

humaine.8 Le problème 9 est donc celui de la création qui survient dans le passage de

l’économie sociale en soi vers l’économie sociale pour soi : comment l’économie sociale

et solidaire s’institue-t-elle ? Son exploration commence en France, où l’économie

sociale réapparaît dans les années 1970 à l’occasion d’une reconfiguration des rapports

entre l’État, le marché et la société civile. Elle se complexifie avec l’éclosion de formes

nouvelles d’économie sociale, comme l’économie alternative dans les années 1980,

l’économie solidaire dans les années 1990 et l’entrepreneuriat social dans les années 2010.10 Elle s’étend dès la fin des années 1980 à l’aire internationale, la mise en place du Marché

unique en Europe devenant son nouvel horizon.

4 À l’intersection de l’économique, du social et du politique, les trajectoires de l’économie

sociale se mêlent à celles du capitalisme, auquel elle s’adapte. Trois cycles se dégagent,

marqués par trois évènements structurants à l’origine de nouveaux arrangements

institutionnels. L’irruption sociale de Mai 68 constitue une première bifurcation,

conduisant à un rééquilibrage entre l’État et la société civile, qui ouvre un espace à la

résurgence de l’économie sociale. La deuxième phase s’amorce en 1989 avec

l’effondrement du bloc soviétique, qui a pour corollaire le triomphe du marché et

l’européanisation de l’économie sociale. Enfin, la crise du capitalisme financier de 2008

accélère les mutations de l’économie sociale et solidaire. Ces trois périodes

s’accompagnent de renégociations entre l’économie sociale historique et l’économie

sociale émergente, qui prend successivement la forme de l’économie alternative, de

l’économie solidaire et de l’entrepreneuriat social.

Déclin du Welfare state, résurgence de l’économiesociale et solidaire (1968-1989)

5 Le premier cycle d’institution de l’économie sociale et solidaire puise dans le phénomène

Mai 68 à un double niveau. D’abord, indirectement, Mai 68 cristallise une réarticulation

des rapports entre l’État et la société civile, au bénéfice de la seconde, qui renforce sa

capacité d’agir en effectuant un bond en avant vers sa légitimation, à travers notamment

la reconnaissance du fait associatif ou la décentralisation.11 Ces mouvements de plaques

tectoniques ouvrent une brèche où se faufile l’économie sociale, le courrier initial

appelant à son rassemblement datant du mois de décembre 1968.12 À la fois sous la

pression de la nécessité avec le déclin du Welfare state, qui se manifeste par un retrait de

l’intervention de l’État dans les circuits financiers de l’économie sociale, et à la faveur

d’une opportunité historique de réaffirmation de la société civile face au jacobinisme, elle

émerge par la réunification de ses familles constitutives, coopératives, mutualistes et

associatives.13 Ensuite, directement, Mai 68 est la source vive où puisent une série de

nouveaux mouvements sociaux « hors travail » des années 1970,14 sur la rationalité

desquels se branchent des entreprises alternatives, qui visent une transformation des

Revue Interventions économiques, 54 | 2016

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Page 96: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

rapports sociaux par le prisme du travail.15 À partir des années 1980, ces entreprises

s’orientent de plus en plus vers la résolution de la question sociale, à mesure que le

chômage croît.16

6 L’apparition de ces nouvelles formes économiques se traduit par des regroupements, qui

en fixent les contours en même temps qu’ils en organisent le champ et lui élaborent une

parole commune. La décennie 1980, qui s’ouvre par l’accès de la gauche au pouvoir, en est

le catalyseur. Le Comité National de Liaison des Activités Mutualistes, Coopératives et

Associatives (CNLAMCA), fondé en 1970,17 est le point nodal du champ de l’économie

sociale, autour duquel gravitent une multitude d’organisations satellitaires, dont il est

souvent à l’origine, comme le Fonds d’assurance formation Uniformation créé en 1972.

D’abord réduit pour l’essentiel à une liaison des composantes de l’économie sociale, il est

peu à peu chargé d’influer sur les pouvoirs publics pour institutionnaliser l’économie

sociale.18 L’Agence de Liaison pour le Développement des Entreprises Alternatives

(ALDEA), créée le 1er février 1981, est issue des Réseaux Espérance, 19 une nébuleuse

chrétienne qui souhaite ancrer la « mutance »20 dans les pratiques au moyen d’une

contagion par l’exemple. Surgissant simultanément à l’élection de François Mitterrand,

cette minorité nomique21 a un régime d’historicité 22 qui diffère de celui de la gauche

politique. Sur le modèle « christocentrique »23 et dans le sillage de Mai 68, ses praticiens

imaginent un agir « ici et maintenant »,24 alternatif à la méthode de conquête du pouvoir

étatique. C’est ce qui explique, en plus de son faible degré de structuration, que l’ALDEA

concentre ses interventions sur le développement des entreprises alternatives, en

concevant des outils de financement (Cigales, GARRIGUE, etc.) et une assistance technique

aux créateurs d’entreprises.25

7 Leurs missions varient en fonction de leurs stades de développement, le CNLAMCA étant

davantage un groupe d’intérêt et l’ALDEA une agence de développement. Mais les deux

partagent un même souci de coordination des acteurs, sous formes fédérales pour le

premier et réticulaires pour la seconde, qui en fait des figures de la société civile

organisée. Ils se distinguent sur leurs rapports à la centralité démocratique incarnée par

l’État. Du fait d’une structuration plus poussée, le CNLAMCA opte pour une stratégie

d’intégration à la machine étatique. Adoptant un principe de représentation nationale et

équilibrée des mouvements de l’économie sociale, il défend sa position axiale vis-à-vis

d’organisations potentiellement concurrentes, comme la Fondation de l’Économie Sociale

(FONDES) ou le Comité National des Groupements Régionaux de la Coopération et de la

Mutualité (CNGRCM), tous deux créés en 1981, pour conserver le monopole de la parole

légitime.

8 À l’inverse, l’ALDEA ne prétend jamais représenter le champ foisonnant de l’économie

alternative, dont la diversité et l’éparpillement des organisations constituent des

obstacles difficilement surmontables. Sa structure horizontale, non représentative,

n’autorise pas une action de pression sur l’État, même si l’ALDEA bénéficie de subventions

pour financer ses projets, ainsi que des innovations législatives, comme les lois sur

l’indivision à l’origine des Cigales26 ou l’émission de titres associatifs. 27 L’attitude

défensive de l’économie sociale face au risque de banalisation se manifeste par la volonté

d’instituer un secteur sécurisé, mais elle ouvre un espace à l’économie alternative, qui

profite de cette fenêtre d’opportunité pour déployer sa créativité socio-économique dans

une dialectique permanente entre le centre et les marges, facilitée par la position de

marginaux sécants qui, à l’instar de Patrice Sauvage, haut fonctionnaire et fondateur de

Revue Interventions économiques, 54 | 2016

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Page 97: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

l’ALDEA, se définissent comme des « mutants de l’intérieur », c’est-à-dire des acteurs du

changement intégrés aux institutions.28

9 Ces regroupements de l’économie sociale et solidaire s’accompagnent d’une production

de discours, qui visent à les justifier en les adossant à un régime de généralité. Leurs

stratégies argumentatives se nouent autour de mots-communs. D’abord désignée par la

formule négative de « secteur à but non lucratif »,29 la convergence entre les mutuelles,

les coopératives et les associations retient finalement l’appellation d’économie sociale en

1977, sous le patronage d’Henri Desroche.30 Pour l’économie sociale émergente, les

groupes de travail des Réseaux Espérance évoquent des écoentreprises, avant que la

notion d’entreprise alternative ne l’emporte en 1981, succédant à celle d’autogestion.31

10 Pour sa théorisation, l’économie sociale fait appel aux ressources intellectuelles issues de

sa filière coopérative. Ses deux principaux intellectuels organiques, Henri Desroche et

Claude Vienney, étendent leurs théories coopératives, communautaires pour l’un et

sectorielles pour l’autre, à l’ensemble de l’économie sociale.32 Quant aux praticiens, ils

adoptent en 1980 une Charte dans laquelle ils s’autodéfinissent en reprenant les termes

de la convention du CNLAMC de 1970 : liberté d’adhésion, indépendance, but non lucratif

et gestion démocratique.33 Dans ce domaine, l’économie alternative est handicapée par sa

culture orale, sa diversité – que ne peut compenser sa faiblesse structurelle – et son

pragmatisme qui a pour corollaire le refus des systèmes idéologiques. Elle renonce

d’abord à toute ambition théorique et s’en tient à se présenter comme une démarche

appuyée sur quatre principes : la viabilité, l’autonomie, l’autogestion et la solidarité,

traduites dans son Manifeste de 1984.34 Cette approche très empirique est d’abord l’œuvre

des praticiens. Elle n’est enrichie d’une dimension macro-économique, par des

intellectuels comme Guy Roustang et Ingmar Granstedt,35 qu’à partir de la seconde moitié

des années 1980, à la faveur de recherches et d’expérimentations sur la pluri-activité.

11 En parallèle de cet effort de nomination, l’organisation des intérêts de la société civile de

l’économie sociale la conduit d’une mission interne de liaison de ses mouvements vers

une mission externe de pression sur le politique. Entre 1974 et 1976, l’élargissement du

couple mutualité-coopération aux associations36 s’accompagne de ses premiers contacts

avec les rocardiens.37 Ces derniers, y trouvant un champ d’expérimentation pour

l’autogestion, consentent à co-construire un programme de développement de l’économie

sociale dans la perspective d’une alternance. Avec la victoire de François Mitterrand à

l’élection présidentielle de 1981 et la désignation comme ministre de Michel Rocard, les

conditions sont réunies pour la mise en œuvre de la première politique publique

d’économie sociale, qui se décline en trois volets : administratif (Délégation à l’Économie

Sociale),38 législatif (loi de 1983)39 et financier (Institut de Développement de l’Économie

Sociale).4041

12 Idée phare du discours de la deuxième gauche, l’économie sociale sert alors d’argument

dans la controverse socialiste sur les nationalisations, pour rééquilibrer le collectivisme

« étatique » par un collectivisme « autogestionnaire », opposant la propriété collective à

la propriété publique.42 Le paroxysme de cette phase d’institutionnalisation de l’économie

sociale est atteint en 1984 avec l’instauration d’un secrétariat dédié, confié à Jean Gatel.43

Le CNLAMCA est étroitement associé à ce processus, soit par le pouvoir exécutif via le

Comité Consultatif de l’Économie Sociale (CCES) – un organe de l’État consultatif créé à

cet effet dès 1981 –, soit par le pouvoir législatif à travers les groupes d’études

parlementaires (Sénat et Assemblée Nationale), élargis en 1980 de la coopération à la

mutualité. Ainsi reconnue comme secteur au milieu de la décennie 1980, l’économie

Revue Interventions économiques, 54 | 2016

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Page 98: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

sociale est stabilisée, même si elle commence à être aiguillonnée par sa branche radicale,

l’économie alternative.

Avènement du marché, expansion de l’économiesociale et solidaire (1989-2008)

13 Le second cycle d’institution de l’économie sociale et solidaire est déclenché en 1989 par

une suite d’évènements extérieurs qui marquent son entrée sur la scène internationale.

C’est d’abord la fin de la Guerre froide avec la décomposition des démocraties populaires

d’Europe centrale et de l’Est, qui annonce l’éclatement du bloc soviétique. La Pologne, la

Hongrie, la RDA, la Tchécoslovaquie, la Bulgarie et la Roumanie entrent ainsi dans une

phase de transition post-communiste.44 C’est ensuite le Bicentenaire de la Révolution

française. Comme en écho à 1789, souffle en 1989 un vent de liberté qui balaie les régimes

autoritaires et délivre les sociétés civiles. Cette dynamique conduit à l’avènement du

marché, qui devient le principe hégémonique d’organisation des sociétés modernes. Cette

rupture avec l’Ancien Monde bipolaire coïncide avec un nouveau saut de l’histoire

européenne qui se dirige vers le Marché unique,45 dont l’économie sociale entend profiter

en s’y inscrivant pleinement.

14 1989 scande ainsi le tournant européen de l’économie sociale. Après l’organisation d’un

colloque à Bruxelles en 1978,46 des rencontres bilatérales entre les mouvements nationaux

au début des années 1980 et un inventaire des organisations mutualistes, coopératives et

associatives conclu en 1986 par une Conférence européenne,47 la reconnaissance de

l’économie sociale est finalement acquise en janvier 1989 lors de l’installation de la

deuxième Commission Delors. À la demande des acteurs, le président de la Commission

européenne, héraut de la société civile et auteur dix ans plus tôt d’un rapport sur le tiers

secteur qui l’a sensibilisé à la question,48 intègre l’économie sociale aux attributions du

commissaire européen aux PME, à l’artisanat, au commerce et au tourisme, Antonio

Cardoso E Cunha.49 Sur le plan administratif, cela se traduit par la création d’une unité

« économie sociale » au sein de la DG 23, pour opérationnaliser la politique publique lui

étant destinée.50 Parallèlement à ces progrès à l’ouest dans les institutions de la

Communauté européenne, l’économie sociale française se lance à la conquête de l’est, où

elle accompagne la transition des pays post-communistes vers l’économie de marché, en y

gagnant des marchés tout en ménageant un secteur d’économie sociale, qui pâtit d’un

préjugé négatif dû à l’expérience des formes coopératives autoritaires du socialisme réel.51

15 Une fenêtre d’opportunité s’ouvre avec la présidence française des Communautés

européennes. La France accueille à cette occasion, au mois de novembre 1989, la 1re

Conférence européenne de l’économie sociale, qui réclame la création de statuts

européens de sociétés coopérative, mutuelle et associative, pendant du projet de statut de

société anonyme visant à faciliter les regroupements transnationaux d’entreprises dans le

cadre de la mise en place du Marché unique.52 La cause de l’économie sociale est mise sur

l’agenda européen, après une communication de la Commission au Conseil « Marché

intérieur » du 21 décembre sur « Les entreprises de l’économie sociale et la réalisation du

marché européen sans frontières ».53 Le Comité Économique et Social Européen (CESE) et

le Parlement européen, où l’économie sociale dispose d’importants relais, appuient le

projet, tandis que la Commission prépare des propositions de règlement du Conseil,

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présentées en 1992 après avoir été débattues avec les acteurs.54 Cependant, les disparités

entre les modèles juridico-historiques nationaux, notamment français, anglais et

allemand, enrayent leur processus d’adoption. La situation reste bloquée pendant dix ans.

Le statut de société coopérative européenne n’est finalement approuvé par le Conseil

qu’en 2003, dans le sillage de celui de la société anonyme deux ans plus tôt.55

16 Un double mouvement caractérise la décennie 1990. D’une part, l’institutionnalisation

européenne de l’économie sociale est très contrariée, malgré le soutien de la société civile

organisée et des représentants du peuple. Les projets de l’unité « économie sociale »

butent souvent sur la diversité des modèles nationaux et la domination du capitalisme.

Ainsi le programme pluriannuel d’actions communautaires qu’elle présente en 1994 pour

développer le secteur de l’économie sociale est-il retoqué par le Conseil. Si un budget est

dégagé et quelques mesures sont prises, l’action de l’Europe en faveur de l’économie

sociale au cours des années 1990 reste limitée.56 L’unité « économie sociale » disparaît

d’ailleurs de l’organigramme européen en 1999. D’autre part, un travail de regroupement

des mouvements de l’économie sociale européenne a lieu tout au long de la décennie. Le

CCES français sert d’exemple à la création du Comité Consultatif des Coopératives, des

Mutuelles, des Associations et des Fondations (CC CMAF) en 1994.57 L’économie sociale

privilégie le format du Comité consultatif à celui du Comité de liaison, pour accroître son

influence sur les politiques publiques européennes. Néanmoins, l’attitude ambivalente de

la Commission européenne freine sa structuration. Si elle l’encourage, elle ne la reconnaît

d’abord pas officiellement. Pour cela, il faut attendre quatre ans. Institutionnalisé par la

Commission en 1998, le CC CMAF s’empêtre pourtant aussitôt dans des

dysfonctionnements avant d’être supprimé deux ans plus tard et remplacé par un comité

de liaison des mouvements européens, la Conférence Européenne Permanente des

Coopératives, des Mutuelles, des Associations et des Fondations (CEP-CMAF), qui a

l’avantage d’autonomiser le regroupement de l’économie sociale pour lui éviter d’être

soumis aux aléas politiques.58

17 1989 est également une année pivot pour l’économie alternative qui participe à la genèse

du mouvement altermondialiste. À l’occasion du Bicentenaire de la Révolution, un G7 est

accueilli par la France, à Paris, dans le quartier de La Défense. L’ALDEA est alors chargée

par l’Autre Sommet Économique (« The Other Economic Summit » – TOES) de piloter la

préparation d’un contre-sommet alternatif.59 Prévu initialement sur le thème de la

démocratie économique il est élargi au problème de la dette du tiers monde – objet du G8

– par les associations de solidarité internationale. Celles-ci imaginent un « Sommet des 7

pays parmi les plus pauvres », qui opère une critique de la ploutocratie et de la

mondialisation.60 L’ALDEA se trouve ainsi à l’intersection des luttes. Avec les associations

de lutte contre le chômage, de lutte contre la pauvreté, d’éducation populaire et de

solidarité internationale, elle organise les États Généraux de la démocratie économique,

qui approfondissent les questions théoriques, et un Forum, qui propose un partage

d’expériences des pratiques alternatives. 1989 est de la sorte relié à 1789.61 Le tiers monde

apparaît comme l’héritier du tiers état, tandis que la contradiction entre les droits

abstraits et les inégalités économiques est attisée par la persistance de la crise, le passage

à un capitalisme financier et le triomphe de la démocratie occidentale.62

18 Le TOES 89 constitue l’apogée et le déclin de l’économie alternative. D’un côté, il l’ouvre

au monde et renforce ses liens avec le mouvement social. De l’autre, il endette l’ALDEA,

qui n’a plus les moyens de fonctionner. L’ALDEA et ses satellites se rapprochent alors de

Solidarité Emploi63 en publiant la revue À faire,64 puis en créant un réseau de

Revue Interventions économiques, 54 | 2016

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Page 100: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

correspondants locaux.65 Cela aboutit en 1992 à la constitution du Réseau de l’Économie

Alternative et Solidaire (REAS),66 tandis qu’un nouveau courant de l’économie sociale

émergente apparaît en 1989 avec la création de l’Agence pour le Développement des

Services de Proximité (ADSP), une agence qui a pour mission de conduire une

expérimentation sur les services de proximité.67 Elle forme le creuset d’une économie

solidaire, dont les bases théoriques ont été jetées dans les années 1980 par Jean-Louis

Laville et Bernard Ème à travers leurs collectifs d’intervention sociologique, rattachés à la

revue Autogestions.68 Le syntagme d’économie alternative et solidaire perdure pendant

une décennie. À l’instar de l’économie sociale, le REAS poursuit le déploiement de son

réseau international avec la structuration dès 1990 d’un éphémère Réseau Européen

d’Économie Alternative et Solidaire (REEAS)69 à l’origine d’une résolution du Parlement

européen sur l’économie alternative et solidaire en 1994.70

19 L’économie solidaire tend cependant progressivement à supplanter l’économie

alternative et solidaire. Plus lisible/visible, théorisée et laïcisée, elle profite à la fois des

divisions entre réformistes et radicaux de l’économie alternative et solidaire,71 du

Symposium international de Lima « Globalisation de la solidarité »72 et de la formation

d’un Gouvernement de gauche plurielle en 1997. Sans doute aussi la notion d’alternative

perd-t-elle de sa force à mesure que le marché s’érige comme le seul horizon. C’est ainsi

qu’est créé l’Inter-Réseaux de l’Économie Solidaire (IRES) en 1997 à la suite d’un Appel

paru dans Le Monde.73 Le tournant des années 2000 enregistre une double mutation du

champ de l’économie sociale et solidaire. On assiste à la décantation de l’économie

solidaire, cristallisée dans l’instauration d’un secrétariat d’État dédié en 2000,74 et à

l’alliance en tension entre l’économie sociale et l’économie solidaire,75 fondée sur une

dynamique territoriale marquée par la création des Chambres Régionales de l’Économie

Sociale (CRES) pour la première76 et du Réseau des Communes pour l’Économie Solidaire

(RCES) pour la seconde,77 qui profitent de la décentralisation de l’État introduite par les

lois Deferre de 1982. L’approche statutaire de l’économie sociale s’enrichit ainsi de

l’approche axiologique de l’économie solidaire.

20 Cependant, la trajectoire de l’économie sociale et solidaire est perturbée par l’alternance

gouvernementale de 2002, qui referme toute fenêtre d’opportunité. Une loi de l’économie

sociale et solidaire, en cours d’élaboration, est abandonnée.78 Perdant le soutien, en

particulier financier, de l’État, la métamorphose de l’IRES en Mouvement pour l’Économie

Solidaire (MES) ne tient pas ses promesses.79 Les institutions de l’économie sociale aussi se

transforment. D’une part, alors qu’à la fin des années 1990, l’idéologie du TINA80 et de la

mondialisation heureuse s’imposent et que la fin de l’histoire est annoncée, la pression

uniformisatrice du capitalisme menace l’identité de l’économie sociale, qui subit une

vague de banalisations.81 D’autre part, le lancement d’un nouveau projet de loi sur la

formation professionnelle82 et du débat sur la réforme du dialogue social mettent sur le

métier la structuration de la fonction employeur de l’économie sociale.83 Ces deux

facteurs sont à l’origine d’une refondation du CNLAMCA en Conseil des Entreprises et

Groupements de l’Économie Sociale (CEGES) en 2001.84 Dans les années qui suivent, le

CEGES porte l’effort sur l’adhésion de l’ensemble des syndicats d’employeurs de

l’économie sociale. La recherche d’un compromis entre ceux-ci et les mouvements

politiques s’accompagne néanmoins d’une exacerbation des tensions internes au champ

de l’économie sociale. Les bouleversements des années 1990, jalonnés par l’effondrement

du bloc soviétique et l’avènement du marché, impactent l’économie sociale et solidaire

qui, à la fois, change d’échelle et se recompose. Mais, soumise au risque de perdre ses

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Page 101: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

spécificités face au marché elle se repositionne peu à peu comme une figure de la société

civile organisée ; ce qui la maintient dans le marché tout en affirmant sa différence.85

Crise du capitalisme, transformations de l’économiesociale et solidaire (2008-aujourd’hui)

21 Le troisième cycle d’institution de l’économie sociale et solidaire s’amorce à partir de la

crise du capitalisme de 2008, qui sert de catalyseur aux mutations du champ. Depuis ses

origines au XIXe siècle, l’économie sociale et solidaire entretient un rapport de

coopétition à l’État et au marché, dont elle forme, en tant que groupements de personnes,

un contre-pouvoir. En prenant le contrepied de l’individualisme, se manifestant aussi

bien par le mépris des corps intermédiaires que par la recherche du profit, elle contribue

au progrès de la démocratie comme forme sociale.86 La crise du capitalisme a donc pour

corollaire le renouveau de l’économie sociale et solidaire, dans les flancs de laquelle se

nichent des alternatives qui n’attendent que leur essaimage. Mais l’instabilité même de la

crise rend imprévisible le réagencement de l’État, du marché et de la société civile et la

question subséquente de la place de l’économie sociale et solidaire.

22 Après une phase d’incubation au cours des années 2000, les mutations du champ se

traduisent par un nouvel arrangement institutionnel sur les décombres de l’Ancien

Monde de l’économie sociale et solidaire. Entre 2009 et 2010, toute son armature

institutionnelle s’effondre. Un collège employeur apte à représenter l’économie sociale

pour négocier et signer des accords collectifs est construit au sein du CEGES pour achever

sa structuration. Le rapport Hadas-Lebel de 2006, qui préconise une association des

syndicats d’employeurs aux négociations des accords nationaux interprofessionnels,87

suivi du succès des listes de l’Association des Employeurs de l’Économie Sociale (AEES) qui

obtiennent 19.07 % des voix aux élections prud’homales de 2008,88 l’encouragent. Mais ce

processus conduit à l’éclatement du CEGES. Le GNC, dont plusieurs composantes

importantes participent déjà au dialogue social, soit dans le secteur agricole soit avec le

MEDEF, rejette cette construction qui menace la souveraineté des mouvements politiques

de l’économie sociale jusqu’à quitter le CEGES.89 L’économie sociale sort très affaiblie de

cette séquence. Paralysée par ses divisions internes, elle est incapable de s’opposer à la

suppression de la Délégation Interministérielle à l’Innovation, à l’Économie Sociale et à

l’Expérimentation Sociale (DIIESES) en 2010, administration de mission créée en 1981 par

l’État pour développer l’économie sociale et solidaire.90

23 L’érosion des dispositifs historiques d’institutionnalisation de l’économie sociale ouvre

une brèche aux formes concurrentes. La crise du capitalisme ne génère cependant pas

une forme de radicalisation, mais au contraire une intégration de l’économie sociale

émergente, qui s’adapte à la rationalité néolibérale. Adoptant une finalité sociale, à partir

d’une approche à la fois axiologique et réformiste, les entreprises sociales, de filiation

anglo-saxonne ou continentale, s’inscrivent dans le paradigme du marché en se

substituant aux États défaillants. Sous l’étendard de l’entrepreneuriat social, renonçant à

tout projet de transformation sociale et consentant à la supériorité du managérialisme,

elles tâchent de répondre à des besoins sociaux sans remettre en cause les rapports de

production.91

24 En Europe, la dénomination des entreprises sociales parvient dépasser les clivages

traditionnels en enveloppant la pluralité des modèles nationaux. Dès 1996, l’Union

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Page 102: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

européenne en finance l’étude par le réseau de chercheurs « Emergence of Social Enterprises

» (EMES), qui publie en 2001 The emergence of social enterprise, avant que le Royaume-Uni

lance l’année suivante une action de promotion des entreprises sociales, conforme à la

troisième voie blairiste.92 Au tournant des années 2010, les instances européennes s’y

rangent. Dans la définition qu’elle en donne, la Commission européenne ne marginalise

néanmoins pas l’économie sociale. Elle considère au contraire que l’entreprise sociale la

recouvre, bien qu’elle élargisse les formes statutaires classiques à certaines sociétés

commerciales porteuses d’une finalité sociale.93

25 Si la question de l’entreprise sociale est soulevée en France dès 1998 par la mission Lipietz

sur l’étude d’un statut de société à vocation sociale,94 qui aboutit en 2001 à la création du

statut de société coopérative d’intérêt collectif (SCIC),95 elle n’est approfondie qu’au cours

des années suivantes par Hugues Sibille au sein de l’Agence de Valorisation des Initiatives

Socio-Économiques (AVISE), après son passage à la tête de la Délégation à l’Économie

Sociale. À partir d’un petit réseau informel d’acteurs socio-économiques gravitant autour

du groupe SOS, il crée en 2006 le Collectif pour le Développement de l’Entrepreneuriat

Social (CODES) qui lance en France le mot d’entrepreneuriat social.96 Peu à peu défini par

les praticiens, jusqu’à la parution d’un Livre blanc en 2009,97 il effectue une percée dans

l’espace public, aussitôt accentuée par sa reprise dans le rapport Vercamer de 2010, qui

propose la création d’un label visant à contourner les formes statutaires historiques en

reconnaissant l’appartenance à l’économie sociale et solidaire à partir de critères.98

L’entrepreneuriat social profite d’une double fenêtre d’opportunité. L’atonie du CEGES et

la recherche d’une réponse sociale à la crise du capitalisme par un Gouvernement de

droite lui ouvrent la voie d’un accès à la reconnaissance éclair. L’année 2010 est marquée

par une guerre fratricide de l’économie sociale et solidaire, qui se traduit non seulement

par des luttes d’influence des groupes d’intérêt auprès des pouvoirs publics, mais aussi

par une controverse théorique initiée par le rédacteur en chef de la RECMA, Jean-François

Draperi, qui dénonce, à travers l’entrepreneuriat social, une assimilation de la critique de

l’économie sociale et solidaire par le capitalisme.99 Si la mobilisation de l’économie sociale

parvient à faire abandonner le projet de label,100 l’ensemble des acteurs du champ se

retrouvent dans des États Généraux en 2011 pour une grande réconciliation,101 qui

cependant n’efface pas les tensions et ne suffit pas à imposer à l’État la loi sur l’économie

sociale et solidaire, à nouveau repoussée à la veille de l’élection présidentielle. Elle n’est

adoptée qu’en 2014 par les socialistes sous l’impulsion du ministre Benoît Hamon qui,

sans tomber dans le piège de l’hypertrophie idéologique, fait de l’économie sociale et

solidaire un levier de transformation sociale en appelant à son changement d’échelle. Il

tranche ainsi définitivement en faveur d’une définition inclusive, qui la fonde sur les

statuts traditionnels, mais l’ouvre à certaines sociétés commerciales strictement

encadrées.102

26 Cette séquence profite également à la structuration du champ de l’économie sociale, en

actant la séparation claire entre ses fonctions employeur et politique. D’une part,

François Hollande relance, dès son accession au pouvoir, le débat sur la représentativité

patronale ; ce qui conduit les organisations d’employeurs de l’économie sociale à franchir

une nouvelle étape de leur processus d’unification en 2013 avec la création de l’Union des

Employeurs de l’Économie Sociale (UDES).103 Face à la lutte pour la reconnaissance des

organisations patronales, le MEDEF notamment se montrant rétif à l’inclusion de

nouveaux acteurs, dans le sillage du rapport Combrexelle,104 la loi du 5 mars 2014 instaure

un deuxième niveau de reconnaissance multiprofessionnel, en plus du niveau

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interprofessionnel, qui permet de renforcer l’intégration de l’UDES aux institutions du

dialogue social.105 D’autre part, la loi ESS débloque la situation du CEGES. Elle réorganise

le champ de l’économie sociale en créant la Chambre française de l’ESS, qui prend la

forme d’une association reconnue d’utilité publique. Regroupant les mouvements

nationaux de l’économie sociale, elle réintègre le mouvement coopératif (Coop fr) et

s’ouvre aux entrepreneurs sociaux (Mouvement des Entrepreneurs Sociaux – MOUVES),

pour représenter l’ensemble du champ.106 Enfin, le ministère de l’économie sociale et

solidaire appuie en 2013 la création par les Rencontres du Mont Blanc (RMB) d’un Groupe

pilote international, regroupant des États, des organisations de l’ESS et de la société

civile, et des institutions internationales, pour promouvoir l’ESS à travers le monde.107

Conclusion

27 Les trajectoires de l’économie sociale et solidaire convergent avec celles du capitalisme.

On en saisit le sens en fixant l’observation sur les métamorphoses de l’économie sociale

émergente. L’économie alternative apparaît lors du déclin du Welfare state et de

l’instauration du régime néolibéral dans les années 1970-1980, l’économie solidaire avec

l’avènement de la mondialisation dans les années 1990, et l’entrepreneuriat social depuis

l’affirmation de la suprématie idéologique du marché dans les années 2000-2010.

28 Ce prisme cristallise l’ambiguïté de l’émergence de l’économie sociale et solidaire

contemporaine. S’il s’agit d’un contre-mouvement au capitalisme, elle est prise dans un

rapport dialectique avec lui. Il existe une forte porosité entre les transformations de son

environnement socio-économique et ses propres transformations.108 Ainsi la courbe

décrite par l’économie sociale émergente est-elle marquée par l’effacement progressif de

son aspiration à porter une alternative globale – suivant en cela le destin des grands

récits – jusqu’à l’assimilation de l’idéologie capitaliste par sa critique dans le cas de

l’entrepreneuriat social.109

29 Les années 1970 sont la scène d’une bifurcation radicale. La modernité organisée d’après-

guerre arrive à essoufflement avec l’entrée en crise du Welfare state et le retour du

libéralisme,110 sous une double poussée d’en bas par l’affirmation de la société civile et

d’en haut par la remise en cause du modèle keynésien.111 C’est en s’adaptant à ce nouvel

arrangement institutionnel du régime capitaliste que la ligne de force du mouvement

d’autoprotection de la société se maintient.112 L’ambiguïté originelle de l’économie sociale

et solidaire, soulevée notamment par le débat entre proudhoniens et marxistes dans la

seconde moitié du XIXe siècle, demeure entière. Après l’extinction des feux de la grande

lueur à l’Est, de nombreux acteurs bornent leur horizon à la seule intégration du marché,

abandonnant toute ambition de transformation sociale. Néanmoins, l’économie sociale et

solidaire, intrinsèquement porteuse d’une critique du principe même de la propriété

privée, du profit et des organisations hiérarchiques, recèle toujours une forte puissance

contestatrice, que seule son articulation à une perspective macro-économique peut

actualiser.113

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NOTES

1. Pénin, Marc. L’économie sociale à travers le rapport de Charles Gide sur l’Exposition

universelle de 1900, La revue de l’économie sociale, n°19, 1990, p.137-157.

2. Rosanvallon, Pierre. Le modèle politique français : la société civile contre le jacobinisme de 1789 à nos

jours, Paris, Seuil, p.243.

3. Ibid., p.355.

4. Ibid., p.279-288.

5. Desroche, Henri. Histoires d’économies sociales : d’un tiers état aux tiers secteurs, 1791-1991, Paris,

Syros alternatives/CJDES, 1991, p.216-222.

6. Guillaume, Pierre. Histoire sociale de la France au XXe siècle, Paris, Masson, 1992, p.201-204.

7. Le concept d’émergence est ainsi défini par Edgar Morin : « Le système possède quelque chose

de plus que ses composants considérés de façon isolée ou juxtaposée :

son organisation,

l’unité globale elle-même (le "tout"),

les qualités et propriétés nouvelles émergeant de l’organisation et de l’unité globale.

8. Lefort, Claude. Essais sur le politique : XIXe-XXe siècles, Paris, Seuil, 2001, p.8.

9. Furet, François. De l’histoire-récit à l’histoire-problème, dans François Furet, L’atelier de

l’histoire, Paris, Flammarion, 2007, p.73-90.

10. Alain Lipietz propose une clarification de ce qui distingue l’économie sociale historique de

l’économie sociale émergente : « L’économie sociale se définit par "Comment, sous quel statut et

quelles normes d’organisation interne on le fait ; l’économie solidaire se définit par "Au nom de

quoi on le fait" : le sens prêté à l’activité économique, sa logique, le système de valeurs de ses

acteurs et donc les critères de gestion de leurs institutions ». Lipietz, Alain. Pour le tiers secteur.

L’économie sociale et solidaire : pourquoi et comment, Paris, La découverte/La documentation

française, 2001, p.56. Claude Vienney s’est également penché sur ces organisations nouvelles :

« Leur vocation reste de prendre en charge des activités nécessaires et délaissées, mais sous de

nouvelles formes, en relation avec les institutions anciennes soucieuses d’actualiser la

conjugaison de l’économique et du social qui leur avait donné naissance. […] L’économie sociale

est donc formée d’une population d’organismes en voie de renouvellement : certains perdent leurs

caractéristiques alors que d’autres les acquièrent ». Vienney, Claude. L’économie sociale, Paris, La

découverte, 1994, p.117. Ici, par souci de clarté, lorsque nous désignerons le regroupement de ces

formes nouvelles, par rapport aux formes traditionnelles, nous évoquerons une économie sociale

émergente face à une économie sociale historique, et nous nommerons l’ensemble de ces formes

l’économie sociale et solidaire, bien que le terme soit anachronique pour la période antérieure à

2000.

11. Rosanvallon, Pierre. Le modèle politique français : la société civile contre le jacobinisme de 1789 à nos

jours, Paris, Seuil, p.421-431.

12. C’est un courrier de Raymond Lasseron, directeur de la Fédération mutualiste de Reims,

adressé à des personnalités des mouvements mutualistes et coopératifs. Archives du CEGES,

carton 1, boîte 2, « Chronologie du CNLAMCA pour son Xème anniversaire le 11/06/1980 ».

13. Duverger, Timothée. La réinvention de l’économie sociale : une histoire du CNLAMCA, RECMA

, n°334, octobre 2014, p.30-43.

14. Mathieu, Lilian. Les années 70, un âge d’or des luttes ?, Paris, Textuel, 2009, 141p.

15. Allan Michaud, Dominique. L’avenir de la société alternative : les idées 1968-1990…, Paris,

L’Harmattan, 1989, p.130-142.

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16. Frère, Bruno. Le nouvel esprit solidaire, Paris, Desclée de Brouwer, 2009, p.253.

17. Le CNLAMCA est composé à l’origine de la Fédération Nationale de la Mutualité Française

(FNMF), du Groupement des Sociétés d’Assurance à Caractère Mutuel (GSACM) et du Groupement

National de la Coopération (GNC).

18. Cette évolution est perceptible dans ses modifications statutaires de 1985, qui s’inscrivent

dans la dynamique du septennat de François Mitterrand. Le CNLAMCA y a désormais pour objet

de « promouvoir le développement de l’économie sociale ». Archives du CEGES, carton 2, boîte 6,

« Statuts du CNLAMCA », 9 juillet 1985.

19. Les Réseaux Espérance ont initié un projet de création d’un organisme d’aide aux

écoentreprises, c’est-à-dire de petites unités de production ou de services où se pratique

l’autogestion, dont est sortie l’ALDEA. Réseaux écoentreprises, Réseaux Espérance, n°5, juin 1980,

p.66-68.

20. La mutance est un concept développé par le philosophe René Macaire pour désigner la

transformation spirituelle et communautaire de la personne.

21. Moscovici, Serge. Psychologie des minorités actives, Paris, PUF, 1996, p.239-240.

22. Hartog, François. Régimes d’historicité : présentisme et expérience du temps, Paris, Seuil, 2012,

p.19-41.

23. Donégani, Jean-Marie. L’appartenance au catholicisme français : point de vue sociologique,

Revue française de science politique, avril 1984, p.223.

24. Frère, Bruno. Le nouvel esprit solidaire, Paris, Desclée de Brouwer, 2009, p.35.

25. Allan Michaud, Dominique. L’avenir de la société alternative : les idées 1968-1990…, Paris,

L’Harmattan, 1989, p.133-135.

26. Loi n°76-1286 du 31 décembre 1976 relative à l’organisation de l’indivision. Loi n°78-627 du

10 juin 1978 modifiant diverses dispositions du Code civil relatives à l’indivision.

27. Loi n°85-698 du 11 juillet 1985 autorisant l’émission de valeurs mobilières par certaines

associations.

28. Taconnet, François. Identité et dialogue : éditorial à trois voix, Réseaux Espérance, n°1, avril

1979, p.2-3.

29. Archives du CEGES, Carton 1, boîte 1, « Convention portant création du CNLAMC », 11 juin

1970.

30. Desroche, Henri. Rapport de synthèse ou quelques hypothèses pour une entreprise

d’économie sociale, dans CNLAMCA, 20 000 000 de sociétaires, 800 000 emplois : actes du colloque du

CNLAMCA des 20-21 janvier 1977, Paris, CIEM, 1977, p.33-59.

31. Allan Michaud, Dominique. L’avenir de la société alternative : les idées 1968-1990…, Paris,

L’Harmattan, 1989, p.29-35.

32. Desroche, Henri. Pour un traité d’économie sociale, Paris, CIEM, 1983, 254p. ; Vienney, Claude.

L’économie sociale, Paris, La découverte, 1994, 125p.

33. CNLAMCA. Charte de l’économie sociale, dans Desroche, Henri. Pour un traité de l’économie

sociale, Paris, CIEM, 1983, p.213-214.

34. ALDEA. Manifeste pour une autre économie, dans Allan Michaud, Dominique. L’avenir de la

société alternative : les idées 1968-1990…, Paris, L’Harmattan, 1989, p.137.

35. Roustang, Guy. L’emploi : un choix de société, Paris, Syros, 1987, 145p. ; Granstedt, Ingmar,

Jouffroi, Gaston, Jacovlev, Georges et Vaures, Marie-France. Partage du travail, pluriactivité et

organisation de l’environnement local, Paris, ALDEA/DATAR, 1986, 105p.

36. En 1970, le Comité de Liaison ne regroupe que les coopératives et les mutuelles. Ce n’est

qu’en 1976, après des rapprochements au sein d’Uniformation et d’un groupe de travail sur le

« statut des organismes à but non lucratif » organisé par la mission Sudreau pour la réforme de

l’entreprise, qu’il s’élargit aux associations. Le CNLAMC se transforme alors en CNLAMCA en

intégrant l’association pour le Développement des Associations de Progrès (DAP), le Comité de

Coordination des Œuvres Mutualistes et Coopératives de l’Éducation Nationale (CCOMCEN) et

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101

Page 106: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

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RÉSUMÉS

Certains affirment que « l’économie sociale et solidaire n’existe pas ». Mais c’est une réalité

sociale, dont les racines plongent dans le XIXe siècle. Si elle connaît une éclipse à partir des

années 1930, elle réapparaît en 1968 à la faveur d’une réarticulation des rapports entre l’État, le

marché et la société civile. Elle se scinde en deux branches : l’économie sociale historique et

l’économie sociale émergente, qui prend successivement la forme de l’économie alternative, de

l’économie solidaire et de l’entrepreneuriat social. À l’approche statutaire de la première, fait

pendant l’approche axiologique de la seconde. L’économie sociale et solidaire est une émergence.

Ce n’est pas la simple addition des formes d’entreprises qui la composent (coopératives,

mutuelles et associations, puis sociétés commerciales à finalité sociale). Au contraire, « le tout est

plus que la somme des parties ». Une alchimie particulière a lieu : l’acte d’institution, qui revient

à poser la question du politique. Le problème est celui de la création qui survient dans le passage

d’une économie sociale et solidaire en soi à une économie sociale et solidaire pour soi. Il convient

donc d’explorer ses trajectoires, en considérant que l’économie sociale et solidaire n’a pas

seulement une histoire, mais qu’elle est une histoire, c’est-à-dire le produit de dynamiques de

groupements, de discours et d’institutionnalisations. À partir de l’étude de ces trois axes, cette

thèse invite à s’intéresser aux métamorphoses de la société civile organisée de l’économie sociale

et solidaire, dans une perspective multiscalaire, à la fois française et européenne, scandées par

trois évènements structurants : l’irruption sociale de Mai 68, la fin de la guerre froide de 1989 et

la crise du capitalisme de 2008.

Some people pretend “there is no such thing as the Social and Solidarity Economy”. However, it

is a social reality that has its roots in the XIXth century. Although it was somehow eclipsed in the

1930s, it came back to the fore in 1968 with the reshuffling of the relationship between the State,

the market, and civil society. It then split into to branches: the historical social economy, and the

emerging social economy, which found an expression in the alternative economy, the solidarity

economy, and finally in social entrepreneurship. The statutory approach of the first found a

match in the axiological approach of the second. The social economy is a form of emergence. It is

not simply the sum of the forms of initiatives it is composed of (cooperatives, mutual fund

organizations, and trading companies with a social aim). Much to the contrary, in fact, “the

whole is greater than the sum of its parts”. A particular chemistry takes place through the act of

the institution, which consists in questioning its political dimension. The issue lies in the

creation process that occurs in the transitional phase from a social economy in itself to a social

economy for itself. This requires us to explore the different paths it took based on the

assumption that the social and solidarity economy does not only have a history, but also is a

history in the sense that it spawned from group dynamics, speeches, and institutionalizations.

Based on the study of these three key processes, this thesis seeks to offer a new insight into the

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Page 110: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

metamorphosis of the organized civil society of the social and solidarity economy on both French

and European levels, articulated around three main events: the social irruption of May 1968, the

end of the Cold War, and the 2008 crisis of capitalism.

INDEX

Mots-clés : économie sociale et solidaire, institution, société civile organisée, transformations

Keywords : institutional processes, organized civil society, social and solidarity economy,

transformations

AUTEUR

TIMOTHÉE DUVERGER

Docteur en histoire contemporaine de l'Université Bordeaux Montaigne, Assistant scientifique du

programme SCOR de la Maison des sciences de l'homme d'Aquitaine.

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Page 111: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

La difficile émergence del’entrepreneuriat social dans leprocessus démocratique de laTunisie : une solution du côté desterritoires ?Yasmine Boughzala, Hervé Defalvard et Zohra Bousnina

Introduction

1 Le 14 janvier 2011 a marqué un nouveau tournant dans la vie politique, sociale et

économique des Tunisiens. Dès lors, la Tunisie s’engage dans un processus démocratique

où les problèmes socio-économiques constituent désormais la priorité des autorités

publiques. Ce nouveau contexte a rendu lisible et visible l’entrepreneuriat social en

Tunisie. Il a fait émerger des initiatives multiples pour faire connaître le champ de

l’entrepreneuriat social (ES) au côté de l’économie sociale et solidaire (ESS), tandis que la

coopération internationale s’investit dans le domaine. Un écosystème de

l’entrepreneuriat social s’est ainsi mis en place en Tunisie (Y. Boughzala, Z. Bousnina,

2014) qui contraste avec le faible nombre de porteurs de projet d’entrepreneuriat social,

eu égard aux enjeux et aux attentes nées du contexte tunisien de transition

démocratique. Si le nombre d’associations a augmenté de façon vertigineuse passant de

9 969 associations en 2010, à 14 729 début 2013, selon le Centre d’information, de

formation, d’études et de documentations sur les associations en Tunisie (IFEDA), des

enquêtes encore partielles ne recensent en effet qu’une dizaine de créations de cette

nouvelle forme d’entrepreneuriat, social et solidaire.

2 Au regard des crises économiques, de la montée du chômage, des problèmes d’insécurité

et de protection de l’environnement, de l’exclusion sociale et géographique, l’économie

sociale et solidaire et l’entrepreneuriat social sont plus que jamais au cœur des réflexions

académiques et de la réalité empirique, et ce, quel que soit le pays concerné. Nous

Revue Interventions économiques, 54 | 2016

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Page 112: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

retiendrons la définition de B. Lévesque (2002) qui qualifie l’économie sociale comme

étant une économie qui reconnaît explicitement la dimension sociale à travers des

valeurs fortes, mais surtout des règles donnant priorité aux personnes sur les capitaux

pour les décisions comme pour les résultats. S. Thake et S. Zadek (1997) caractérisent les

entrepreneurs sociaux comme étant des individus créant de solutions innovatrices aux

problèmes qu'affronte leur communauté.

3 Dans une première partie, basée sur une modélisation de l’écosystème entrepreneurial,

nous proposerons une analyse empirique de son émergence en Tunisie. Nous observerons

alors que la caractéristique principale de cet écosystème est sa construction à l’échelle

nationale. Dans une deuxième partie, nous testerons l’hypothèse que le développement

de l’entrepreneuriat social, pour se développer, a besoin en plus d’un volet national, d’un

écosystème territorial. Après avoir considéré les analyses relatives aux écosystèmes

entrepreneuriaux locaux, nous ferons l’hypothèse que les pôles territoriaux de

coopération économique (PTCE) pourraient être un outil pour favoriser le développement

de l’entrepreneuriat social en Tunisie.

L’émergence d’un écosystème d’entrepreneuriat socialen Tunisie

4 Le 14 janvier 2011 est un jour historique pour la Tunisie. Il a été marqué par la chute du

pouvoir en place et une Révolution poussant les Tunisiens à s’inscrire dans un nouveau

processus de transition démocratique. Le pays était considéré jusqu’en 2010 comme

modèle à suivre pour les autres pays en développement par la Banque Mondiale et le FMI.

Mais la réalité vécue par les Tunisiens était tout autre. Les résultats des enquêtes de

l’Arab Barometer réalisées pendant le printemps et l’été 2011 se sont penchés sur les

causes de la Révolution. Ces enquêtes, conduites auprès de 1196 personnes en Tunisie ont

montré que les faibles opportunités économiques et les défaillances en matière de

gouvernance (36 %) ont été les principales sources de conflits du pays. La corruption (32 %

), le manque de libertés civiques et politiques (21 %) ont été également cités comme

motivations principales et un faible pourcentage (6 %) a été cité pour l’établissement d’un

régime islamique. Enfin, les échecs du passé et les leçons pour l’avenir ont conduit le pays

à adopter un nouveau modèle de développement : offrir des opportunités économiques et

sociales à tous les Tunisiens.

5 Dans la période de transition démocratique que traverse la Tunisie depuis son printemps

du Jasmin en 2011, la situation économique et sociale du pays ne s’est pas améliorée. Trois

ans après, les mêmes constats peuvent être établis concernant le chômage, les disparités

régionales et la pénurie d’emplois de qualité.1 Avec 605 000 chômeurs au premier

trimestre 2014, le taux de chômage s’élève à 15.2 % de la population active (3 923 200

individus). Il s’était largement aggravé en 2011 (hausse de 43.3 % par rapport à 2010) par

l’arrêt de la croissance (-2.1 %), le recul des investissements notamment étrangers, les

destructions d’entreprises et le retour des Tunisiens de Libye (76 000 environ). Le

chômage frappe plus durement les régions du Sud et de l’Ouest de la Tunisie. Le taux de

pauvreté moyen demeure quatre fois plus élevé à l'intérieur du pays, par rapport aux

régions côtières plus riches. Les politiques économiques et agricoles ont contribué à

maintenir ces disparités, car la plupart des investissements privés et l’investissement

public ont été réalisés le long du littoral (Banque Mondiale 2013).

Revue Interventions économiques, 54 | 2016

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Page 113: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

6 Le changement climatique représente également une menace sur les ressources

hydriques, les écosystèmes et les agrosystèmes. Dans ce contexte dégradé, le

développement de l’économie sociale et solidaire et, en particulier, de l’entrepreneuriat

social représente un enjeu crucial qui s’est traduit par l’émergence d’un écosystème

d’entrepreneuriat social. Le caractère très national de ce dernier reste néanmoins

insuffisant à faire éclore des projets soutenables d’entrepreneuriat social en grand

nombre.

7 Les disparités régionales ont largement constitué un défi majeur pour les décideurs

politiques à travers le monde, quels que soient les pays. En Tunisie, elles sont au cœur des

problématiques économiques et politiques. Près de 56% de la population et 92% de toutes

les entreprises industrielles se concentrent en Tunisie à une heure de route des trois plus

grandes villes tunisiennes : Tunis, Sfax et Sousse. Ces trois villes côtières sont au cœur de

l’activité économique représentant 85% du PIB du pays (Banque mondiale, 2014).

Paradoxalement, ces disparités régionales ont été exacerbées par les politiques

économiques. La politique industrielle à travers le Code d’Incitation aux Investissements,

la règlementation relative au marché du travail et la politique agricole ont accentué les

déséquilibres régionaux.

Un modèle de l’écosystème entrepreneurial

8 Le concept d’écosystème trouve son origine dans les sphères de la biologie. Il a émergé

dans le monde des affaires dans les années 90 par analogie au système écologique de base

constitué du milieu et des organismes qui y vivent (A.G Tansley, 1935). Cette analogie a

été reprise par J.F Moore (1993, 1996) afin d’étudier les milieux économiques et le

comportement des entreprises. Plusieurs points de comparaison sont mis en avant

comme la co-évolution qui demeure un principe fondamental. G. Gueguen et O. Torrès

(2004) qualifient cet écosystème de « communauté de destin stratégique » en faisant

référence à l’interdépendance des entreprises (ou des organisations) et de leur évolution

respective. Comme le souligne J.F Moore (1993), un écosystème suit un cycle de vie bien

déterminé : la naissance, l’expansion, la domination et le renouvellement ou l’extinction.

Ce point de vue est très intéressant pour la compréhension de l’évolution de l’écosystème

entrepreneurial de sa phase de structuration à sa consolidation. L’autre dimension

fondamentale d’un écosystème consiste à montrer que l’avenir de l’écosystème dépend de

sa capacité à attirer et à retenir les contributeurs, essentiellement des firmes, sur la base

d’un projet (F. Fréry, 2010). Comme toute collaboration, l’écosystème d’affaires est

travaillé par la dialogique de la création collective de valeur et de son appropriation

individuelle (G. Koenig, 2012).

9 Plusieurs théoriciens se sont penchés sur la question de la nature, de l’émergence ou des

difficultés relatives à la constitution d’un écosystème. N. Daidj (2011) revient sur les

différentes formes d’organisations en réseau. Elle distingue ainsi l’écosystème des réseaux

ou encore des clusters et souligne l’ambigüité du concept et des problèmes liés aux liens

entre les différents protagonistes formant l’écosystème. C. K Prahalad (2005) soulève la

question des difficultés des différentes parties prenantes à constituer un écosystème

étant donné que leurs attentes et leurs objectifs sont très souvent divergents. Cela

engendre ainsi des écosystèmes défaillants ayant un impact négatif aussi bien sur

l’entrepreneur, que l’entreprise et la société. Van de Ven (2002) quant à lui, décrit les

caractéristiques de l’infrastructure d’une industrie qui faciliterait ou contraindrait

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Page 114: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

l’entrepreneuriat. Cela inclut les accords institutionnels entre les acteurs, les ressources

politiques, les mécanismes de financement, la qualification de la main d’œuvre ainsi que

la protection intellectuelle. J. Suresh et R. Ramraj (2012) proposent la théorie selon

laquelle un écosystème en faveur de l’entrepreneuriat est composé essentiellement de

différents types de supports : moral, financier, du gouvernement, de la technologie du

marché, social et environnemental.

Dans cet article, nous retiendrons le modèle d’écosystème entrepreneurial développé par

D. Isenberg (2011). Bien que son analyse ne traite pas de manière significative le volet

social relatif à l’entrepreneuriat, il reste tout de même l’un des modèles les plus aboutis

de l’écosystème entrepreneurial. C’est pourquoi, nous avons choisi ce modèle intégrateur

adapté à notre étude. D. Isenberg souligne qu’il existe des centaines de facteurs

composant un écosystème, mais il est possible de les classer en six catégories distinctes :

une culture propice, un système politique et un leadership influant, la disponibilité de

financements adéquats, un capital humain de qualité, des marchés à développer, des

appuis institutionnels et infrastructurels performants (Tableau 1). Il précise également

que chaque écosystème entrepreneurial est unique, et varie selon le pays, la région ou la

période concernée. L’originalité du modèle consiste à faire en sorte que la création d’un

écosystème a un résultat indépendant du succès des projets ou d’individus, mais se

caractérise principalement par la vision collective des parties prenantes.

10 P.A. Julien (1996), s’est penché sur les raisons pour lesquelles certaines régions d’un pays

sont plus développées que d’autres et soulève également la question du rôle du territoire

pour le développement des entreprises. Il revient entre autres sur la théorie économique

qui consiste à répondre à cette problématique en avançant les conditions de réussite

comme : la présence d’un marché dynamique, la disponibilité des ressources de qualité,

un environnement socio-politique accueillant et une infrastructure adéquate. Il relève

également l’importante du partage de l’information pouvant créer de la synergie créatrice

Revue Interventions économiques, 54 | 2016

110

Page 115: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

permettant le démarrage et le développement d’un territoire favorable à

l’entrepreneuriat.

L’écosystème d’entrepreneuriat social tunisien : une émergencenationale

Les institutions politiques

11 Avant le 14 janvier 2011, le soutien politique autour de l’entrepreneuriat social était

principalement structuré autour des deux banques à majorité détenues par l’État

tunisien, à savoir la Banque Tunisienne de Solidarité (BTS, créée en 1997), spécialisée

dans le financement de petits projets par le biais du financement direct ou via les

associations de Micro-crédits (460 000 micro-projets et micro-entreprises de jeunes

promoteurs financés à ce jour) et la Banque de Financement des Petites et Moyennes

Entreprises (BFPME, créée en 2005, disposant de 20 représentations régionales sur

l’ensemble du pays). Des actions diverses ont également été entreprises vers

l’entrepreneuriat social comme la création par l’État de l’Agence Nationale pour l’Emploi

et les Travailleurs Indépendants (ANETI) créée en 1993.

12 Depuis le 14 janvier 2011, nous constatons une réelle volonté de la part des institutions

politiques de développer l’entrepreneurial social en Tunisie. En témoigne tout d’abord le

plan d’appui aux zones défavorisées comportant des mesures pour stimuler le

développement régional et la lutte contre la pauvreté. Il a été mis en place en 2011 et

s’intègre au Plan de relance Économique et au Plan d’Urgence Emploi qui favorise

l’accompagnement, la formation et l’insertion des chômeurs. L’État considère que

l’Économie Sociale et Solidaire (ESS) est un pilier du développement régional en Tunisie

et a lancé en 2013 un fond d’appui aux entreprises sociales et solidaires en établissant un

partenariat entre le MFPE (Ministère de la Formation Professionnelle et de l’Emploi),

l’ANETI (agence pour l’emploi indépendant) et la BTS. De plus, dans le contrat social

tripartite pour le dialogue social signé le 14 janvier 2013 par les trois principaux

partenaires sociaux, à savoir : le Gouvernement tunisien, l’Union générale tunisienne du

travail et l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat, il est souligné :

« La prise de conscience des dysfonctionnements structurels mis au jour par la Révolution du 14

janvier 2011 et des grands défis que le pays doit relever en matière d’inflation, d’acuité du chômage

en particulier chez les diplômés du supérieur et les femmes, de déséquilibre régional et de lenteur

du développement en particulier dans les régions intérieures du pays (…) et de la conviction de

l’édification d’une économie solidaire et intégrée qui doit favoriser la relance économique ».

Les Finances

13 Avant le processus de transition démocratique et comme signalé précédemment, il

existait essentiellement deux banques majoritairement contrôlées par l’État tunisien

orientées vers l’entrepreneuriat social : la BTS et la BFPME. Toutefois, selon différents

experts (Rapport GIZ, 2013), le processus par lequel doit passer un entrepreneur pour

obtenir un accord et ensuite avoir accès aux crédits auprès de ces deux banques est long

et difficile. De plus, elles ne couvrent pas toujours les coûts opérationnels de l’entreprise,

obligeant l’entrepreneur à consulter des banques commerciales pour couvrir les coûts.

Enfin, même si elles contribuent au développement de l’entrepreneuriat en Tunisie, elles

ne mettent pas suffisamment l’accent sur le volet social de l’entrepreneuriat. En effet, les

Revue Interventions économiques, 54 | 2016

111

Page 116: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

prêts sont destinés à un public cible assez large, alors que l’entrepreneuriat social

s’intéresse à une population plus particulière comme les chômeurs, les femmes, les

handicapés ou encore les individus issus de régions défavorisées.

14 Concernant la micro-finance, celle-ci existait en Tunisie bien avant la Révolution. Enda

inter-arabe, une ONG internationale installée en Tunisie depuis 1990 a lancé le premier

programme de micro-crédits en 1995. Plus récemment, Tayssir microfinance, institution

de microcrédit, créée en 2013 a mobilisé à la fois des fonds privés et publics

d’investisseurs tunisiens et de bailleurs internationaux. D’autres organismes en faveur du

financement de l’entrepreneuriat comme la Carthage Business Angels créée en 2010 et

sont à l’origine du lancement en juillet 2011 d’un incubateur nommé Wiki Start Up, mais

aussi d’un fond d'amorçage, Capital Ease seed fund.

15 La Banque Africaine de Développement (BAD) s’inscrit également dans une démarche

d’entrepreneuriat social depuis 2013. Elle définit une stratégie à long terme de 2013-2022

basée sur une croissance inclusive. Dans ce cadre, cette banque accompagne le

développement du Social Business en Afrique, en collaboration avec les gouvernements,

les entreprises sociales, les incubateurs, les institutions publiques, le secteur privé, les

organisations locales et internationales et les agences de développement, les

universitaires et des jeunes. La BAD a lancé son nouveau programme intitulé

« Mouvement Holistique de Social Business en Afrique (MHSB) » qui constitue un

programme pilote pour le Togo, la Tunisie et l'Ouganda.

16 Enfin, la Yunus Foundation est également présente sur le marché. Elle a été créée en mars

2013, et a pour objectif de promouvoir le concept de social business en favorisant la

création d’entreprises dans un but social plutôt que lucratif, ceci en réponse novatrice au

chômage des jeunes.

Les réseaux

17 Quatre réseaux nationaux sont engagés pour la rédaction d’une convention pour

s’organiser au niveau régional et créer des réseaux régionaux. Comme le souligne l’un de

nos interviewés : « Le réseau de l’ES existe de façon informelle depuis 2007, mais s’est clairement

développé depuis 2011 (…) après le Medess2, le paysage de l’ES s’est clairement modifié ». Le

Medess a bouleversé le paysage de l’ESS, l’idée étant de créer une dynamique nouvelle

méditerranéenne. Les relations avec les autres acteurs sont positives, mais une multitude

d’associations sont sur le créneau et se cherchent.

Les corporations multinationales

18 Les opérateurs téléphoniques présentent leur appui à l’entrepreneuriat social comme le

prolongement de leur démarche RSE. Ainsi, Ooredoo consacre plus de 5 millions de dinars

par an pour venir en aide aux problèmes cruciaux de la société, dont l’entrepreneuriat,

l’exclusion sociale, et maintenir la vie sociale, culturelle et sportive. Ses principaux axes

stratégiques retenus pour l’année 2014 : la gouvernance, l’entrepreneuriat, l’innovation

accessible à tous, l’égalité des chances (santé, éducation, culture) ainsi que le

développement des régions et la réhabilitation de leurs spécificités

culturelles.Concernant l’opérateur Orange, l’entrepreneuriat social constitue une

démarche récente depuis décembre 2011 par rapport à la révolution, mais aussi au groupe

qui est pionnier en RSE. « Cela fait partie du déploiement stratégique en Tunisie, c’est une

démarche à moyen et long terme, dans la durée en comptant se démarquer par rapport aux

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Page 117: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

concurrents directs pour le développement des territoires et le développement technologique

(fracture numérique) » (Responsable RSE Orange). L’opérateur téléphonique Tunisie

Telécom et une radio nationale lancent, en partenariat, un nouveau concept de radio-

réalité en Tunisie dédié aux porteurs de projets et s’inscrit dans le cadre du

développement de la culture entrepreneuriale.

Les réseaux spécialisés

19 Le contexte post-révolution a favorisé l’émergence du centre tunisien pour

l’entrepreneuriat social (TCSE), association tunisienne créée en février 2012 s’étant fixé

comme objectif de développer un environnement favorable à l’entrepreneuriat social. Il

s’agit de la première structure de formation, de plaidoyer et de networing dédié à

l’entrepreneuriat social en Tunisie. Les premiers fondateurs ont été confrontés de par

leur expérience personnelle à la difficulté de mettre en relation entrepreneurs et

bailleurs de fonds et incubateurs : « Pour moi c’est de la pratique (…) on a lancé une compétition

et on a eu beaucoup d’idée d’associations, mais pas de capacité de coacher de manière pérenne, de

les connecter avec les bailleurs de fonds d’où l’idée du centre » (TCSE). Il en résulte une

combinaison difficile du social avec le potentiel créatif des entrepreneurs.

20 Lancé à l’automne 2013, l’incubateur IMPACT du laboratoire de l’économie sociale et

solidaire, détecte, héberge et accompagne des entreprises sociales tunisiennes pour une

durée d’un an. À ce jour, cinq entreprises sont accompagnées L’incubateur soutient la

professionnalisation des entrepreneurs sociaux et sensibilise la société civile sur les

questions d’entrepreneuriat.

21 L’incubateur est né du partenariat entre l’ONG développement sans frontières Tunisie et

le comptoir de l’innovation, une entreprise sociale d’investissement et de conseil du

groupe français SOS dont la mission est de financer, évaluer, accompagner et promouvoir

les entreprises sociales à travers le monde.

22 L’enseignement et la formation à l’entrepreneuriat

23 Avant 2011, l’enseignement de l’Entrepreneuriat a été généralisé dans toutes les

universités tunisiennes, mais la commission nationale de pilotage de l’Éducation

entrepreneuriale dans l’enseignement supérieur a souligné ses faiblesses dont

notamment le peu d’impact sur les étudiants et un impact quasi nul sur la création

d’entreprises, malgré l’existence des concours des meilleurs business plan et d’idées de

projet. Il existe peu de statistiques, de systèmes de suivi des étudiants et peu de

connaissance des effets à long terme selon le rapport de l’OCDE sur les qualifications et les

compétences en entrepreneuriat (2012). Les programmes de Microsoft Tunisie (la

fondation EFE), Vivo Energy Tunisie en 2009 avec l’association « Injaz Tunisie » et des

associations, comme le réseau entreprendre, développent des programmes de formation

et d’accompagnement pour les entrepreneurs. Le programme ENACTUS Tunisie est

orienté vers la création d’entreprises sociales.

24 C’est seulement depuis 2012, que des initiatives soutenues par des organismes de

coopération comme GIZ (coopération allemande) se proposent de définir un modèle de

formation pour encourager l’entrepreneuriat social chez les jeunes diplômés de

l’enseignement supérieur avec des formations de formateurs à l’aspect social permettant

de faire connaître les nombreuses initiatives, les acteurs et de favoriser les synergies

(Rapport GIZ, Beyond de 2013)

Revue Interventions économiques, 54 | 2016

113

Page 118: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

La culture

25 Les valeurs de solidarité, de justice, d’entraide et de soutien aux populations vulnérables

sont rappelées depuis 2011 dans toutes les manifestations politiques et lors des grèves

tous secteurs confondus. Elles font échos aux slogans de la Révolution « Liberté, Dignité et

Justice sociale ». Ce qui fait dire aux acteurs de l’entrepreneuriat social que « ce n’est pas

une idée de projet pour une même cible. Elle ne peut pas être vendue de la même façon en France

qu’en Tunisie. C’est lié à la culture, à la mentalité, à la manière de gérer les choses. Ça ne s’apprend

pas à l’université » (TCSE), « C’est un état d’esprit » (Lab’ess). C’est également la façon «

d’aborder l’incertitude de l’environnement » (TCSE).

26 Diverses associations comme l’Association Tunisienne Pour l’Entrepreneuriat et

l’Essaimage (ATUPEE) fondée en 2006 ont collaboré avec divers partenaires nationaux et

internationaux comme le Ministère de l’Éducation, le Ministère de l’Enseignement

Supérieur et de la Recherche Scientifique et l’Agence de Promotion de l’Industrie et de

l’Innovation (APII), la Fondation Internationale pour la Jeunesse, pour participer à la

formation des entrepreneurs sociaux et leur accompagnement. Dans le cadre de la

coopération internationale, l’assistance technique de la coopération allemande (GIZ) a

développé le Programme Appui à l’Entrepreneuriat et à l’Innovation (PAEI) en partenariat

avec le Ministère de l’Industrie, de l’Énergie et des Mines. Celui-ci a permis d’apporter un

soutien à la formation et au rapprochement des acteurs de l’entrepreneuriat vert et social

en Tunisie. La promotion de l’entrepreneuriat vert à travers une démarche de

développement territorial est notamment préconisée à travers le projet

« Entrepreneuriat Vert en Tunisie » (GIZ, 2014).

27 Par ailleurs, l’Etat a mis en place divers programmes horizontaux et verticaux dans les

années 90 permettant d’aider les entreprises à mettre à niveau, à innover et à développer

l’exportation. Les pôles sont des espaces intégrés et aménagés pour accueillir des activités

dans le domaine de la formation et la recherche scientifique et technologique, d’une part,

et dans les domaines de la production et du développement technologique d’autre part,

dans une spécialité déterminée ou un ensemble de spécialités. Leur objectif est de

promouvoir la capacité concurrentielle de l’économie et de développer ses composantes

technologiques, et ce, par l’encouragement des innovations technologiques et le soutien

de la complémentarité et l’intégration entre régions. Il existe également 30 pépinières

d’entreprises réparties sur les 24 gouvernorats. À titre d’exemple, la Technopôle de Borj-

Cédria est spécialisée dans les énergies renouvelables, l’eau et l’environnement et la

biotechnologie végétale. Elle a pour objectif de promouvoir l’entrepreneuriat vert. Les

entrepreneurs peuvent y profiter des synergies suscitées entre leur production, la

formation et la recherche scientifique. Le rapport de la Banque mondiale (2014) souligne

que la politique industrielle met trop l’accent sur les subventions alors que peu d’efforts

sont entrepris pour lutter contre les défaillances de coordination entre les différents

acteurs de l’industrie.

28 L’analyse empirique des facettes de l’écosystème émergeant d’entrepreneuriat social en

Tunisie montre que sa mise en place s’est nouée à un niveau national du fait d’un portage

par des acteurs non territoriaux : organisations gouvernementales, centres de recherche,

ONG internationales. Si toutes ces facettes sont un atout pour l’entrepreneuriat social en

Tunisie, celles-ci restent encore insuffisantes à incuber de nombreux projets. L’une des

solutions, c’est l’hypothèse de cet article, se trouve au niveau d’un relais par les

territoires de cet écosystème national. Elle s’inscrit dans le prolongement de la loi

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Page 119: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

relative à l’ESS du 31 juillet 2014 en France qui définit l’ESS non seulement comme un

autre mode d’entreprendre, mais aussi comme un autre mode de développement

économique associé aux valeurs de solidarité et de durabilité dont les territoires

deviennent l’épicentre. Cette loi officialise les pôles territoriaux de coopération

économique (PTCE) comme le dispositif clé pour la mise en œuvre de ce développement

économique local durable et inclusif. Les PTCE offrent à l’entrepreneuriat social une

solution pour leur développement.

La coopération territoriale en soutien àl’entrepreneuriat social

29 La littérature sur l’entrepreneuriat social est abondante. Elle fait largement ressortir

deux grandes familles d’entrepreneuriat social, l’une d’obédience anglo-saxonne autour

du social business l’autre plus européenne autour de l’entreprise sociale (J. Defourny et M.

Nyssens, 2013). Si des différences entre ces deux modèles d’entrepreneuriat social

existent, nous nous appuierons ici sur leurs points communs plus nombreux qu’on ne le

pense parfois (L. Gardin, 2013), pour ne pas les distinguer dans notre analyse des

conditions qui pourraient faire du territoire un levier de leur développement en Tunisie.

30 L’hypothèse que nous avançons dans cette seconde partie est que la mise en place d’un

mode de développement coopératif sur un territoire pourrait être favorable à l’éclosion

de projets soutenables d’entrepreneuriat social, dès lors que la coopération inclut une

dimension sociale à l’image des PTCE en France. Mais tout d’abord il convient d’indiquer

que la mise en place d’un mode coopératif de développement économique local repose sur

des conditions exigeantes qui passent par un système d’actions réciproques et

interdépendantes entre les acteurs.

Les exigeantes conditions d’un écosystème local d’entrepreneuriat

31 Les études qui ont porté sur les systèmes d’acteurs locaux auto-organisés ont toutes mises

en évidence les conditions assez restrictives de leur constitution et, surtout, de leur

pérennisation. Si, d’une part, la constitution d’un écosystème local entrepreneurial

suppose la réunion sur un territoire d’un ensemble d’acteurs, cet ensemble doit, d’autre

part, satisfaire des propriétés en termes d’action collective susceptibles d’intégrer et de

réguler les activités conduites par ces différents acteurs.

32 Dans son étude sur trois districts technologiques français, Sophia Antipolis, Rennes

Atalante et le Silicon Sentier, Y. Dalla Pria (2010) montre que la première phase

d’amorçage, qui répond à la première condition de proximité géographique, peut se

dérouler selon des logiques très différentes entre le processus assez long de la proximité

négociée dans le cas de Sophia Antipolis, le processus vertical de la proximité décrétée,

par l’État en l’occurrence, pour Rennes Atalante et, enfin, un processus rapide de

proximité spontanée pour le Silicon sentier à Paris. Toutefois, cette condition de

proximité géographique, lors de laquelle le rôle des acteurs institutionnels est souvent

décisif, reste insuffisante à instituer dans le temps un écosystème local d’entrepreneuriat.

Pour que ce dernier apparaisse et se stabilise, la proximité géographique doit se doubler

d’une proximité socio-économique, qui repose à la fois sur des normes, des valeurs

communes, mais aussi et surtout sur des interdépendances entre les activités des acteurs

Revue Interventions économiques, 54 | 2016

115

Page 120: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

dont les régulations ressortent d’une volonté d’action collective entre eux. Le

regroupement sur la seule base de valeurs ou normes partagées, que l’auteur qualifie de

proximité cognitive, ne suffit pas à créer un écosystème local. Ce dernier requiert des

interdépendances productives entre les acteurs dont la coordination est assurée par des

règles communes. L’auteur observe que ces interdépendances peuvent se mettre en place

selon deux logiques économiques distinctes, une logique de complémentarité autour

d’une division du travail entre des acteurs aux compétences différentes ou une logique de

ressources dont l’action collective des acteurs les rend communes sans que ceux-ci soient

reliés entre eux par des interactions directes.

33 À partir d’une approche théorique très différente, non plus socio-économique, mais en

termes d’équilibre de jeux coopératifs se référant à des groupes de cohésion basés sur la

confiance mutuelle entre leurs acteurs, J.M. Callois (2007) aboutit à des conclusions

similaires. Appliquée à deux territoires français, le pays des Combrailles et le pays du

Sancerrois, son analyse révèle qu’une forte identité locale, voire une cohésion sociale

d’un territoire, ne sont pas des conditions suffisantes pour que leurs acteurs économiques

y constituent un système auto-organisé d’acteurs. Après avoir mesuré par un ensemble

d’indicateurs, le degré de cohésion sociale de ces deux territoires, J.M. Callois montre que

le territoire avec la plus forte identité et la plus forte cohésion sociale, le pays des

Combrailles, à un faible score du point de vue de ses groupes économiques et de la

performance qui leur est attachée. À l’inverse, en dépit d’une identité locale plus faible, le

pays du Sancerrois grâce à un système auto-organisé d’acteurs autour de la viticulture,

noyau de leur action collective engendrant des interdépendances économiques entre les

acteurs, a une performance économique plus élevée. À l’image des résultats sur les

districts technologiques, la proximité cognitive ne saurait suffire. À l’inverse, c’est

l’exploitation collective d’une ressource, les terres viticoles du Sancerrois, qui dès lors en

fait une ressource patrimoniale commune, permettant de bénéficier d’économie

d’échelle, qui solidifie le système auto-organisé d’acteurs.

34 Enfin, faisant un tour d’horizon des travaux sur l’économie territoriale, Requier-

Desjardins (2009) conclut également que le territoire est rarement associé à un processus

économique endogène. Sur le plan empirique, cet auteur montre, que l’on considère les

districts italiens ou les systèmes productifs locaux français ou encore les clusters, qu’une

faible résilience du système local s’observe. Ceci le conduit à relativiser la portée de

« l’effet territoire » qui les définit. En mobilisant une voie de recherche qui associe les

concepts d’ancrage territorial et d’identité sociale, cet auteur retrouve la possibilité de

système auto-organisé d’acteurs par l’exploitation commune de ressources

patrimoniales : « L’ancrage territorial est associé à la production de biens et services dont

la qualité est attachée à leur identité locale, transformant le territoire en patrimoine,

reconnue et appréciée par les utilisateurs ou les consommateurs. Cet ancrage territorial

revient à la constitution d’une identité territoriale indissociable de l’action collective de

groupes localisés qui construisent la patrimonialisation de certaines ressources

exclusives » (D. Requier-Desjardins, op. cit. p. 12).

35 Dans la mesure où les pôles territoriaux de coopération économique (PTCE) attachent une

finalité sociale à leur activité économique, ils jouent le rôle d’un levier territorial pour le

développement de l’entrepreneuriat social. Pour cela, il est encore nécessaire qu’ils

aillent au-delà d’une simple proximité cognitive, pour devenir un système auto-organisé

d’acteurs.

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Page 121: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

Le développement des PTCE en France

36 Les pôles territoriaux de coopération économique sont une réalité récente en France, tout

au moins au niveau de leur désignation puisque leur première définition date de 2010

dans le cadre des travaux du Labo de l’ESS, think tank lui-même de création récente :« Un

pôle territorial de coopération économique (PTCE) est un regroupement, sur un territoire

donné, d’initiatives, d’entreprises et de réseaux de l’économie sociale et solidaire associé

à des PME socialement responsables, des collectivités locales, des centres de recherche et

organismes de formation, qui met en œuvre une stratégie commune et continue de

coopération et de mutualisation au service de projets économiques innovants de

développement local durable. » (L. Fraisse, 2014)

37 Depuis, les PTCE ont fait l’objet d’une définition institutionnelle par la loi relative à l’ESS

du 31 juillet 2014 qui reprend très largement cette première définition tout en précisant

la nature des projets qui deviennent, dans l’article 9, des « projets économiques et sociaux

innovants, technologiquement ou socialement, et porteurs d’un développement local

durable ». Si la loi relative à l’ESS a consacré les PTCE comme un levier du changement

d’échelle de l’ESS, le soutien financier public qui leur a été consacré reste jusque-là

modeste avec un appel à projets sur la période 2013-2014 doté de 3 millions d’euros, qui a

abouti à labelliser 23 PTCE sur le territoire national. Entre les PTCE témoins du Labo ESS,

ceux labellisés et ceux non reconnus, mais jugés intéressants, on recense aujourd’hui une

petite centaine de PTCE. Si quelques-uns ont pu prendre le relai d’expériences locales plus

anciennes, ils sont pour la plupart de constitution récente. Ils sont porteurs d’une

nouvelle dynamique sur les territoires dont les premières analyses portant sur une

quinzaine d’entre eux mettent en avant plusieurs traits à considérer encore avec

prudence (L. Fraisse, 2014).

38 Ce sont les acteurs et entreprises de l’économie sociale et solidaire, qui sont à l’initiative

de la création des PTCE dont la taille médiane est d’environ 10 structures. Ces structures

sont de taille modeste et les entreprises classiques qui y sont intégrées le sont en tant que

parties prenantes plus que comme acteurs impliqués dans la gouvernance des PTCE. Les

collectivités territoriales ont à l’inverse un rôle souvent clé dans la constitution des PTCE.

Au-delà du soutien financier et matériel (en termes de bâtiments mis à disposition par

exemple) qu’elles leur apportent, elles ont également un rôle de médiateur, de

facilitateur, de catalyseur (étude RTES, 2014). Si de nombreux PTCE se structurent autour

d’une filière ou d’une activité économique, d’autres sont multi-activité en faisant porter

leur intervention sur des fonctions transversales liées au développement durable, local, à

l’ingénierie. Lorsque la structuration du pôle se fait sur une activité, la spécialisation

porte le plus souvent sur les secteurs du bâtiment, de l’alimentation et agriculture

durable, des éco-activités, de la culture.

39 Du point de vue de leur gouvernance, au-delà de leur structuration formelle ou

informelle, les études mettent en avant le rôle clé d’un groupe d’acteurs historiques ayant

accumulé de la confiance à travers la réalisation de projets sur la base de valeurs

partagées, autour ou non d’ailleurs d’une figure de leadership. Dans la plupart des cas, le

PTCE a une gouvernance associative. Du point de vue de leur fonctionnement

économique, trois types de coopération ont été repérés : la mutualisation de moyens et de

ressources, la mutualisation de projets et la coopération stratégique. Si ces types peuvent

se succéder et s’emboîter au cours du temps, ils peuvent aussi spécifier un type de PTCE.

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Page 122: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

Les PTCE sont liés de manière importante en moyenne à des ressources publiques avec

une part d’autofinancement autour de 30 %.

40 Les études montrent enfin une évolution du positionnement des PTCE. Alors qu’ils

mettaient en avant lors de leurs premières études leur volonté de mettre en œuvre par

leurs actions et coopérations un autre mode de développement économique, ils

paraissent davantage aujourd’hui se situer dans une logique d’adaptation à l’austérité

avec une réduction opérationnelle de leurs perspectives.

41 S’il est aujourd’hui encore prématuré pour se prononcer sur la nature des PTCE en tant

que simple proximité cognitive ou en tant que système auto-organisé d’acteurs, des

exemples montrent qu’ils sont le creuset d’une action collective structurée avec des

interdépendances économiques. Ainsi le PTCE « Maison des solidarités du pays de Bray »,

qui regroupe plusieurs associations et entreprises, ayant lui-même le statut de société

coopérative d’intérêt collectif (Scic), impulse désormais de nombreuses réalisations

économiques avec des moyens mutualisés, parmi lesquelles la création d’une pépinière

d’entreprises artisanales qui se trouvent inscrites dans ce projet collectif à visée solidaire.

Ce faisant, l’incubation entrepreneuriale se fait sur un mode plus collectif.

Des PTCE tunisiens comme levier pour l’entrepreneuriat social

42 Notre hypothèse est que le développement de pôles territoriaux de coopération

économique au niveau de ses territoires, bassins de vie et bassins d’emploi, pourrait être

un levier pour le développement de l’entrepreneuriat social en Tunisie. Ce

développement de PTCE ne pourra se reproduire à l’identique. Le défi est justement

d’imaginer et de réunir les conditions de sa possibilité dans le contexte tunisien.

43 Le premier atout est le déploiement au niveau national d’un écosystème

d’entrepreneuriat social dont l’une des orientations devra être de favoriser la création de

structures locales de coopération économique entre les acteurs d’un même territoire. Le

second atout est la présence historique d’acteurs de l’ESS en Tunisie qui pour être de

faible ampleur n’en est pas pour autant négligeable. En effet, il existe en Tunisie comme

d’ailleurs dans tous les pays du Maghreb (A. Ghosn, 2013), des acteurs historiques du côté

des associations comme des coopératives. Et on a vu l’importance de la présence d’acteurs

historiques de l’économie sociale et solidaire à même de se regrouper pour initier cette

démarche collective et ouverte de coopération territoriale.

44 Toutefois, le développement de PTCE tunisiens ne pourra pas être un copier-coller des

initiatives qui en France les ont fait émerger, ne serait-ce qu’en raison du rôle important

joué dans cette émergence par les collectivités territoriales. Parce ce que ce rôle peut

aussi se révéler un handicap dans la structuration d’un écosystème territorial lorsqu’il

inhibe une dynamique endogène, il est possible d’imaginer pour la Tunisie un portage par

la norme internationale ISO 26 000 dès lors qu’elle est conçue pour être appliquée au

territoire de l’écosystème local (H. Defalvard, 2014). Sur la base des premiers

développements de cette norme en Tunisie (INNORPI : Institut de Normalisation et de

Propriété Intellectuelle), il est possible d’imaginer son développement au niveau des

territoires afin de mesurer, mais surtout d’encourager l’impact écologique et social des

acteurs économiques d’un territoire. Parce que cette norme se construit avec les parties

prenantes du territoire, elle épousera nécessairement les spécificités des territoires

tunisiens tout en les orientant dans le sens d’une transition écologique et sociale grâce au

développement de l’entrepreneuriat social.

Revue Interventions économiques, 54 | 2016

118

Page 123: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

Conclusion

45 Le contexte socio-économique de la Tunisie s’est dégradé depuis le Printemps du Jasmin

en raison de la persistance des inégalités régionales, mais aussi en raison des instabilités

extérieures venant des pays limitrophes et internes au pays, et ce, malgré une

amélioration significative du processus démocratique. Dès lors, l’économie sociale et

solidaire ainsi que l’entrepreneuriat social ont émergé puis se sont affirmés dans le

paysage économique, se présentant aujourd’hui comme une véritable alternative aux

pouvoirs publics engagés sur tous les fronts, notamment sur les questions de sécurité du

pays et de l’inconditionnel retour de la croissance. Malgré la multiplicité des acteurs qui

en font la promotion, l’écosystème de l’entrepreneuriat social a du mal à se structurer et

à se consolider, en témoigne l’insuffisance du nombre des entrepreneurs sociaux en

comparaison aux diverses actions engagées pour l’initiative et le soutien de leur projet,

ou encore en raison du vide législatif qui freine le processus de structuration.

46 L’expérience récente des PTCE en France peut constituer une piste possible à la

structuration plus efficace de l’écosystème de l’entrepreneuriat social tunisien,

notamment par la mise en place de la norme ISO 26 000. Cette dernière a fait l’objet d’un

projet au sein de la région MENA de 2011 à 2014 et se met en place lentement vu le

nombre des parties prenantes engagées pour sa concrétisation. Comme le souligne la

représentante tunisienne du projet de la norme ISO 26 000, « La norme ISO 26 000 est une

question de culture et de pratiques. Tant que le développement durable et la responsabilité

sociétale ne sont pas au rendez-vous, nous ne pourrons pas avancer correctement ». Le modèle

des PTCE français ne pourra pas être répliqué à l’identique en Tunisie, mais ce sera aux

différents acteurs de se regrouper autour d’une forte cohésion sociale et d’une confiance

mutuelle pour réussir ce challenge. Le Printemps du Jasmin a éveillé les consciences des

Tunisiens sur la nécessité d’un renouveau et d’une nouvelle identité dont l’aspect social et

la responsabilité sociétale seront au cœur du changement.

47 Dans son rapport intitulé « la Révolution inachevée », la banque mondiale souligne les

divers freins au développement de l’économie entre autres expliqués par des choix

politiques économiques bien intentionnés, mais mal orientés. La lourdeur bureaucratique,

le manque de concurrence, ainsi que les nombreuses politiques et règlementations pour

accompagner le développement économique et de l’emploi ont aggravé les disparités

régionales et la création d’emplois dans les régions défavorisées. Cinq années après la

Révolution du Jasmin, le pays se trouve dans une impasse économique résultant des choix

politiques et d’une omniprésence de l’État asphyxiant les initiatives privées. Certes, la

politique générale des différents gouvernements de la « Révolution » ne s’est pas

clairement distinguée en matière d’économie, mais le pays a dû faire face à l’amplification

de nouveaux défis locaux et mondiaux liés au terrorisme et à l’insécurité mobilisant par

conséquent toute l’attention des politiciens, qui ont néanmoins maintenu le pays dans

une relative stabilité en comparaison à d’autres pays de la région. Enfin, l’avenir

économique et social de la Tunisie pourra compter sur sa jeunesse engagée et créative

ainsi que les différents acteurs de la société civile, en témoigne le prix Nobel remis pour le

dialogue national tunisien.

Revue Interventions économiques, 54 | 2016

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Page 124: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

ANNEXES

48 Devise nationale : Le dinar tunisien (TND)

49 1 USD = 2,04 TND au mois de janvier 2016

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NOTES

1. OIT 2011: Études sur la croissance et l’équité – Tunisie.

2. Conférence sur l’Économie sociale et solidaire en Méditerranée en mars 2013 en Tunisie.

RÉSUMÉS

Le processus de transition démocratique, initié par la révolution du printemps de Jasmin de 2011

en Tunisie, s’est accompagné de l’émergence d’un écosystème de l’entrepreneuriat social. Dans

une première partie, nous proposons une analyse de cet écosystème qui conclut que son

élaboration, parce qu’elle s’est surtout concentrée à l’échelle nationale, a peu favorisé la

démultiplication des projets entrepreneuriaux à dimension sociale en dépit de leurs enjeux pour

la réussite de la transition démocratique. Dans une seconde partie, nous examinons l’hypothèse

d’une extension locale de l’écosystème d’entrepreneuriat social comme l’une des pistes possibles

pour le développement de ce dernier. Une déclinaison de l’ISO 26 000 de territoire en Tunisie

pourrait en être un levier efficace, car localement situé.

The process of democratic transition that started by the Jasmin Revolution in Tunisia in 2011

came along with the emergence of the social entrepreneurship ecosystem. The first part of this

paper will offer an analysis of the ecosystem and will conclude that its elaboration did only very

little encourage the flourishing of social entrepreneurship projects despite their importance in

the success of the democratic transition. The second part will examine the hypothesis of a local

extension of the social entrepreneurship ecosystem as one of the possible solutions for its

development. One variety of the ISO 26 000 of the territory in Tunisia could be an efficient tool

because it is locally situated.

INDEX

Mots-clés : écosystème, Entrepreneuriat social, territoire, transition démocratique.

Keywords : democratic transition., ecosystem, Social entrepreneurship, territory

AUTEURS

YASMINE BOUGHZALA

Maître assistante. Institut Supérieur de Gestion de Tunis, Tunis, Tunisie.

HERVÉ DEFALVARD

Maître de conférences, Erudite, Chaire ESS-UPEM, France.

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Page 127: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

ZOHRA BOUSNINA

Maître assistante. Institut Supérieur de Gestion de Tunis, Tunis, Tunisie.

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Page 128: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

La mise en marché alternative del’alimentation à Montréal. De laniche d’innovation à une transitiondu secteur alimentaire ?Sylvain Lefèvre et René Audet

1 Le portrait du secteur de la distribution alimentaire s’est radicalement transformé au

cours du dernier siècle, et ce, à la grandeur de l’Amérique du Nord. En effet, il y eut

l’arrivée en force des supermarchés au milieu du XXe siècle et au tournant des années

2000, le développement d’une offre alimentaire chez les détaillants non spécialisés

(pharmacies et grandes surfaces de type Wal-Mart, Canadian Tire et Dollarama) ainsi que la

multiplication de magasins-entrepôts. Ces phénomènes ont fait en sorte que les chiffres

d’affaires combinés des commerces appartenant à de grandes chaines commerciales et

aux magasins affiliés représentent aujourd’hui au Québec près de 96 % des ventes

alimentaires au détail (MAPAQ, 2015). Parallèlement à cette situation, le rôle du

producteur agricole s’est restreint à produire de la nourriture sur des surfaces cultivables

de plus en plus grandes; aujourd’hui, le plus souvent, il ne s’implique plus dans la mise en

marché de ses produits. Le nombre de fermes est en forte diminution tandis que la taille

moyenne de celles-ci est en constante augmentation. Plus encore, force est de constater

que le chemin menant « de la fourche à la fourchette » s’est complexifié année après

année, multipliant les intermédiaires entre le producteur et le consommateur (Watts et

Goodman, 1997).

2 Malgré cette tendance lourde, certains modes de mise en marché alternatifs subsistent et

se développent, tels que des marchés publics, des fruiteries indépendantes, des kiosques à

la ferme, des programmes de paniers biologiques, pour ne nommer que ceux-ci. Le point

commun de toutes ces initiatives émergentes est de favoriser l’accès de proximité à une

saine alimentation, parfois dans des quartiers mal desservis sur le plan de l’offre

alimentaire, via la mise en réseau des producteurs et des consommateurs au sein de

circuits courts. Ils poursuivent donc des objectifs de développement social et

communautaire, de convivialité et de sécurité alimentaire dans les quartiers, et, au-delà

Revue Interventions économiques, 54 | 2016

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Page 129: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

de ces finalités, leur modèle organisationnel les relie également souvent à la famille de

l’économie sociale et solidaire. Même si leur poids reste marginal, en termes de volume,

comparativement au reste du système agroalimentaire, ils déploient néanmoins une

activité économique importante. Ainsi, au sein des ventes d’aliments et de boissons

biologiques, les achats directement au producteur (marchés de producteurs, agriculture

soutenue par la communauté, kiosques à la ferme) sont un canal de distribution qui

représente, en 2012, 10% du marché, soit 40 millions de dollars (MAPAQ, 2015, p. 40).

3 Or, un enjeu sous-jacent de ces initiatives est de passer d’une démarche d’innovation à

une démarche de transition, c’est-à-dire de transformer les structures sociales et

économiques au-delà des impacts locaux que chacune peut engendrer individuellement.

Elles oscillent donc aujourd’hui entre d’un côté l’ambition de préfigurer et de faire

advenir une transition vers un autre modèle économique, et, de l’autre côté, une forme

d’accommodement, voire de compromis, avec un modèle de résolution des problèmes

sociaux et environnementaux où prime toujours la régulation marchande.

4 Notre article propose une analyse des deux importants défis de la transition du système

agroalimentaire montréalais à partir de ces initiatives de mise en marché alternative de

l’alimentation (MMAA). L’énigme de départ est assez simple : pourquoi, alors que ces

initiatives reçoivent un accueil a priori bienveillant de la part des élus locaux, des

administrations municipales, du grand public, et même d’acteurs économiques centraux,

éprouvent-elles une telle difficulté à se pérenniser, à s’institutionnaliser et à transformer

structurellement les formes conventionnelles de mise en marché alimentaire?

5 Pour y répondre, nous analysons dans une première partie, plus théorique, le système

agroalimentaire comme un régime sociotechnique. Ce faisant, nous ancrons notre

réflexion dans le champ des sustainability transitions, en discutant notamment les concepts

de « régime », de « niche » et de « verrouillage». Puis, nous abordons, dans deux parties

plus empiriques, deux défis auxquels font face les initiatives de MMAA à Montréal. Le

premier défi tient à la fragmentation de ces innovations, comme nous allons l’explorer à

partir d’une forme particulière de MMAA : les marchés de quartier. Le second défi tient à

un verrouillage économique, où s’articulent la relation aux bailleurs de fonds, la relation

aux consommateurs et la mise en question du « juste prix » des denrées alimentaires.

6 Cet article se base sur deux recherches partenariales, encadrées par le Service aux

collectivités de l’UQAM, et menées depuis 2012 avec des acteurs de la mise en marché

alternative de l'alimentaire à Montréal (Audet et al., 2014 et 2015). Un comité

d’encadrement constitué de trois chercheurs et de représentants de trois marchés de

quartier a dirigé l’ensemble du processus de recherche. La collecte de données a consisté

en une série de quinze entrevues semi-directives avec des acteurs de MMAA ou leurs

interlocuteurs (pouvoirs publics, bailleurs de fonds) et de l’organisation de huit groupes

focus, regroupant en tout une cinquantaine de personnes1.

Le système alimentaire comme régime sociotechnique

7 De manière générique, le terme « transition » renvoie au passage d’un état vers un autre.

Aujourd’hui, les usages génériques de la transition pour décrire des transformations

impliquant « l’économie » (verte, sobre en carbone, circulaire) ou l’usage de l’énergie

(transition énergétique) se répandent très rapidement dans le discours public. Les

discours de la transition, s’ils suggèrent des stratégies assez bien identifiées pour

Revue Interventions économiques, 54 | 2016

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Page 130: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

provoquer le passage vers un nouvel état d’un « système » souvent mal circonscrit, ne

posent pas fondamentalement la question de la nature des processus de transformation

socioéconomique et technique, se rabattant largement sur les incitatifs publics à

l’investissement vert, sur l’innovation technique et sur les mécanismes de marché comme

les bourses du carbone (Audet, 2014). Or, « contribuer à une transition du système

agroalimentaire », comme le propose le programme de recherche institué avec nos

partenaires de la mise en marché alternative de l’alimentation, suppose avant tout une

certaine compréhension théorique de la transformation des grands systèmes

sociotechniques. Dans ce projet de recherche, nous avons développé cette compréhension

à partir de la perspective multi-niveaux des sustainability transitions.

8 Apparu en Europe au cours de la dernière décennie, le champ des sustainability transitions

regroupe trois principaux courants d’analyse portant sur les transformations

socioéconomiques et technologiques dans les sociétés contemporaines : la perspective

multi-niveaux, la gestion de la transition et la gouvernance réflexive (Grin et al., 2010).

Ces trois courants partagent une conception des transitions comme processus de

transformations multiples et simultanées se produisant à différents niveaux structurels

(des initiatives locales d’innovation aux grands systèmes sociotechniques), s’influençant

mutuellement et aboutissant à un basculement du système vers un nouvel état

potentiellement plus soutenable (Ibid). Dans cet article, nous nous attarderons

exclusivement au courant connu sous le nom de « perspective multi-niveaux » (multi-level

perspective) et laisserons les deux autres (la gouvernance réflexive et la gestion de la

transition) de côté, bien que nous ayons adapté certaines de leurs propositions dans la

méthodologie de recherche-action mise en œuvre dans le projet (Lefèvre et al., 2016).

9 La perspective multi-niveaux conceptualise le changement à partir des thèses de

l’économie évolutionniste et de la théorie de la structuration. Cette approche ne porte pas

sur les mécanismes d’interaction « horizontaux » entre les acteurs ou entre les

institutions. Il conviendrait plutôt de dire qu’elle prend pour acquis l’existence de

configurations d’acteurs, de technologies et de règles qui orientent les activités humaines

et se reproduisent à travers elles. L’objet de la perspective multi-niveaux est de découvrir

les principes généraux d’interaction plus « verticale » entre des degrés de structuration

de ces configurations d’acteurs, de technologies et de règles (Geels et Schot, 2010, p.

18-19). Ceci implique qu’il existe des niveaux très structurés évoluant sur le long terme et

d’autres, moins structurés, répondant à des temporalités plus conjoncturelles, voire

même ponctuelles. La perspective multi-niveaux pose l’existence de trois de ces niveaux,

dont le niveau central – le régime sociotechnique – constitue l’objet même des

transitions : ce sont les régimes sociotechniques qui, sous la pression des « niches

radicales » et du « paysage sociotechnique », peuvent opérer des transitions. Nous

développons donc ici les dynamiques entre les trois niveaux tout en les appliquant au

secteur de l’agroalimentaire.

10 La perspective multi-niveaux procède d’abord d’un découpage entre les grands secteurs

d’activité socio-économiques. C’est pourquoi on peut parler de « régime sociotechnique

du transport », de « régime sociotechnique de la génération et de la distribution

énergétique », ou encore du « régime sociotechnique de l’agroalimentaire ». Les régimes

sociotechniques sont constitués d’acteurs en réseaux, de technologies et

d’infrastructures, fonctionnant sur la base de règles ancrées dans des institutions et des

pratiques. Il faut insister sur trois éléments de cette définition : les acteurs, les

technologies et les règles.

Revue Interventions économiques, 54 | 2016

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Page 131: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

11 Les régimes sociotechniques regroupent des acteurs en réseaux évoluant au sein de

milieux diversifiés, mais interdépendants, comme les instances gouvernementales, les

centres de recherche et de développement technologique, les entreprises et leurs

associations industrielles, les réseaux commerciaux allant de la production à la

consommation, etc. Le régime québécois de l’agroalimentaire inclut donc des institutions

comme le MAPAQ, les producteurs agricoles et leurs associations (principalement l’UPA et

ses associations sectorielles), les entreprises de distribution, de transport, de

transformation, les grands détaillants, les HRI (hôtels, restaurants et institutions). Ces

acteurs constituent des réseaux sur différentes bases : ils interagissent parfois dans des

cadres formels comme les Tables de concertation agroalimentaire, que l’on trouve dans

plusieurs régions du Québec, et ils forment des réseaux plus spontanés à travers des

relations d’affaires, des transactions et des partenariats.

12 Les régimes sociotechniques sont aussi constitués de technologies et d’infrastructures

matérielles qui tendent à engendrer une certaine stabilité. Dans le domaine de

l’agroalimentaire, ces technologies et infrastructures ne manquent pas. Des systèmes

mécanisés du travail de la terre ou de manipulation des animaux aux intrants de

synthèses et aux produits pharmaceutiques, les « producteurs » agricoles du régime

agroalimentaire dominant doivent pouvoir manipuler de nombreuses technologies qui,

par ailleurs, évoluent rapidement. Le transport par camion faisant usage du réseau

autoroutier ou le Marché central qui, à Montréal, représente la plaque tournante du

commerce des produits alimentaires, sont des exemples d’infrastructures du régime

québécois de l’agroalimentaire, de même que les réseaux de détaillants à grande surface

qui structurent à la fois les pratiques de distribution et de consommation.

13 Ces acteurs et technologies sont, dans la réalité des activités du domaine de

l’agroalimentaire, imbriqués les uns aux autres dans une dynamique récursive où les

acteurs, utilisant et exploitant les technologies et les infrastructures, réalisent en quelque

sorte leur propre conditionnement par les technologies. De plus, acteurs et technologies,

dans un régime sociotechnique, génèrent un ensemble de règles de divers types. Les

théoriciens de la perspective multi-niveaux identifient trois types de règles (Geels, 2004) :

(1) les règles cognitives qui renvoient aux systèmes de croyance et aux grandes

orientations idéologiques et programmatiques d’un régime, comme « le droit de

produire » que défendent les organisations agricoles et territoriales (Le Bulletin des

agriculteurs, 2001) ou « la souveraineté alimentaire » qui a orienté récemment la

politique agricole québécoise (Québec, 2013); (2) les règles « de régulation » qui renvoient

aux lois et aux normes de production, d’emballage, de transport, de commerce – comme

le système québécois de gestion de l’offre dans les filières du lait, du poulet et des œufs; et

(3) les règles normatives qui renvoient aux « bonnes pratiques » et aux valeurs, comme

les définitions socialement construites de la qualité des aliments.

14 Les théoriciens de la perspective multi-niveaux affirment que « les règles des régimes

sociotechniques expliquent la stabilité et le verrouillage des systèmes sociotechniques »

(Geels et Schot, 2010, p. 20). C’est dire que les réseaux d’interdépendance entre les

acteurs, les technologies et les infrastructures, encadrés par les règles du régime, ont

tendance à atteindre une certaine « stabilité dynamique » : ces réseaux sont largement

verrouillés et peu sujets à des transformations rapides et profondes, bien que des

innovations incrémentales puissent engendrer des changements cumulatifs sans

réellement modifier la structure du régime. Ainsi, l’amélioration des rendements de

certains cultivars, la gestion rationnelle des intrants ou l’apparition de postes de

Revue Interventions économiques, 54 | 2016

127

Page 132: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

paiement libres-services dans les supermarchés ne modifient pas fondamentalement le

régime agroalimentaire québécois. Une « transition vers la soutenabilité », comme

l’appellent les auteurs, nécessite des interventions externes au régime sociotechnique

(Geels et Schot, 2010; Lutz et Schachinger, 2013).

15 La perspective multi-niveaux, comme nous l’avons souligné, porte davantage sur les

interactions entre des niveaux structuraux que sur les interactions entre des acteurs ou

des secteurs. Les liens qui existent entre producteurs, distributeurs, grandes surfaces,

système des quotas, programmes de subvention, réglementations et autres éléments du

régime sont posés théoriquement, mais l’objet de la perspective multi-niveaux consiste

avant tout à comprendre comment ces configurations d’acteurs, de technologies et de

règles peuvent se transformer plus subitement sous l’influence de forces provenant de

deux autres niveaux obéissant à des logiques et des temporalités différentes : le paysage

sociotechnique et les niches d’innovation radicales.

16 Le paysage sociotechnique est conçu comme l’environnement exogène des régimes

sociotechniques. La métaphore du paysage, disent les auteurs, est pertinente parce qu’elle

renvoie aux aspects matériels et solides de l’organisation de la société, comme

l’aménagement des villes et du territoire, le biotope où sont installées ces sociétés, etc.

(Geels et Schot, 2010; Geels, 2011). Mais la notion de paysage inclut aussi des

transformations lentes comme la mondialisation ou l’industrialisation, et des chocs

externes comme des guerres, des catastrophes, l’augmentation du prix du pétrole, etc. On

peut aussi concevoir que certains systèmes comme celui des transports ou celui de la

production énergétique puissent constituer une donnée externe du point de vue d’un

autre régime sociotechnique comme celui de l’agroalimentaire. Par exemple, un

changement brusque dans le prix de l’énergie aura pour conséquence de produire des

tensions entre les producteurs et distributeurs, dont les dépenses augmentent, et entre

les détaillants et les consommateurs qui en vivront les contrecoups. En théorie, ce type de

pression sur les régimes sociotechniques peut ouvrir des « fenêtres d’opportunité » pour

des solutions et innovations constituées en dehors d’un régime et auparavant considérées

trop radicales (Ibid).

17 Ces solutions et innovations – qui ne sont pas générées par les acteurs du régime, mais

par des acteurs porteurs de normativités et de manières de faire que l’on peut qualifier

« d’alternatives » – évoluent à un autre niveau structurel, plus local, et sujet à une

temporalité à plus court terme. Ces niches dites « radicales » proviennent de projets

expérimentaux et d’innovations technologiques ou sociales qui se réalisent à la marge des

régimes sociotechniques. Elles sont elles aussi constituées d’acteurs, de technologies et de

règles, mais dont les configurations varient largement en termes de stabilité et de

solidité. Dans leur perspective évolutionniste, les théoriciens de la perspective multi-

niveaux tendent à mettre en lumière les effets de « sélection » qui s’appliquent à ces

niches: certaines échouent par manque d’espace et d’appui, d’autres réussissent à se

consolider parce que des acteurs choisissent d’y investir des ressources et de les

« protéger » des pressions du régime (Geels et Schot, 2010, p. 22). À certaines occasions,

lorsque la conjoncture s’y prête (peut-être grâce à un choc exogène provenant du paysage

sociotechnique) et qu’elle atteint un certain degré de structuration, une innovation peut à

son tour exercer une pression sur le régime sociotechnique et réussir à s’y imposer.

L’arrivée d’une telle innovation dans un régime – que l’intégration se fasse

harmonieusement ou non – force le déverrouillage, la reconfiguration et le réalignement

du régime. C’est ce que l’on appelle une transition.

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Page 133: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

18 La clé du succès d’une niche d’innovation passe donc par sa structuration dans le sens que

lui donne Giddens (1987), c’est-à-dire sa capacité à créer et intégrer des réseaux d’acteurs

et d’innovation qui se renforcent mutuellement en créant et reproduisant des règles à

travers leurs actions, expérimentations, projets et pratiques. Il s’agit en fait d’appliquer le

concept de « dualité du structurel » aux niches d’innovation. Pour Giddens (1987, p. 68) :

« les règles et les ressources utilisées par des acteurs dans la production et la

reproduction de leurs actions sont en même temps les moyens de la reproduction du

système social concerné ». Stratégiquement, les niches devront donc viser à établir des

règles cognitives, de régulation et normatives alternatives à celles du régime, et s’efforcer

de les consolider en multipliant les projets qui utilisent et reproduisent ces règles. Par

exemple, Lutz and Shachinger (2013, p. 4783) décrivent cette dynamique en considérant

les réseaux alimentaires locaux :

Local food network initially form and develop in local niches within a given foodregime. They induce socio-ecological changes on the local level and as they becomemore clustered and abundant they have the potential to foster widertransformations of the dominant food regime […] Nonetheless, niche-innovationsdo not develop and evolve isolated from and untouched by the regime’s andlandscape’s dominant practices, technologies, rules, and structures. Rather, socio-technical regimes, landscapes and niche-innovations can be seen as co-evolving andpotentially competing or even colliding into one another.

19 Ces auteurs insistent beaucoup sur les « points d’intersection » qui existent entre la niche

des réseaux alimentaires locaux et le régime de l’agroalimentaire. La raison est que selon

la perspective multi-niveaux, c’est de ces interactions que l’on doit attendre les futures

transitions vers la soutenabilité.

20 À la lumière de la perspective multi-niveaux, les deux défis énoncés en introduction

peuvent être reformulés théoriquement. Le premier défi de la fragmentation est plus

endogène à la « niche » de la mise en marché alternative de l’alimentation. Il consiste à

trouver les arrangements organisationnels et normatifs qui favoriseront la structuration

de cette mise en marché alternative. Dans la prochaine section, nous examinons ce défi à

partir du cas des marchés de quartier montréalais. Le deuxième défi est de nature plus

exogène et concerne les points d’intersection entre la niche de la MMAA et certains

aspects « verrouillés » du régime agroalimentaire dominant. Dans cet article, nous avons

choisi d’insister sur la relation des initiatives de MMAA avec les consommateurs et la

mise en question du « juste prix » des denrées alimentaires.

Le défi de la fragmentation de la MMAA : l’exempledes marchés de quartier

21 Par le terme de « fragmentation » des marchés de quartier, nous désignons deux

phénomènes concomitants : le manque de lien de coordination entre les marchés, une

difficulté à faire système (fragmentation inter-marchés), mais aussi un certain nombre de

lignes de tension qui parcourent les marchés de quartier, rendant fragile leur cohérence

organisationnelle (fragmentation intra-marchés) et le développement de réseaux

capables de produire et reproduire des règles alternatives. Ce double état de

fragmentation peut être compris à la lumière de deux éléments : d’une part la genèse des

marchés de quartier à Montréal et d’autre part les tensions structurantes de leur

démarche d’innovation. Nous aborderons successivement ces dimensions.

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Page 134: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

La genèse des marchés de quartier à Montréal

22 Afin d’éclairer la genèse des marchés de quartiers tels qu’ils sont aujourd’hui observables

à Montréal2, il faut prendre en compte l’engagement d’un premier acteur : la Direction de

la Santé Publique (DSP). En effet, elle a contribué à mettre en lumière les enjeux de la

sécurité alimentaire dans des zones dites de « désert alimentaire3 », par la publication de

cartes géomatiques en 2006 et une communication sur ce thème dans les médias (DSP,

2006). La DSP fut la première bailleuse de fonds des marchés de quartier, par le

financement de multiples initiatives, visant principalement la mobilisation des

communautés sur les enjeux de sécurité alimentaire dans les quartiers défavorisés. De

2008 à 2012, elle finance donc seize initiatives, dont des marchés de quartier, avec un

objectif clair : améliorer l’accès en fruits et légumes frais dans des milieux souvent

défavorisés.

23 Un second acteur va contribuer à appuyer l’émergence des marchés de quartier : la

Conférence Régionale des Élus (CRÉ). C’est à la fois un acteur politique, mais aussi un

producteur d’expertise et un bailleur de fonds, dans le cadre du projet Nourrir Montréal,

qui a pour but de contribuer à « un système alimentaire durable et équitable de la

collectivité montréalaise4 ». La CRÉ a mené de 2006 à 2009 un projet pilote pour évaluer le

potentiel d’implantation de marchés saisonniers, c’est-à-dire des marchés sur la place

publique, avec présence de producteurs locaux, selon la saison des récoltes. Rapidement,

une réflexion fut menée sur la mutualisation des moyens, sur l’achat collectif de fruits et

légumes, afin de bâtir un système collectif cohérent et stable, par-delà l’éparpillement des

initiatives locales.

24 À travers l’engagement de la DSP et de la CRÉ, on voit donc rapidement se croiser

plusieurs objectifs : l’accès à des aliments santé, le développement d’environnements

favorables, la promotion des circuits courts, des fruits et légumes locaux et la

mobilisation des communautés. Au niveau de la stratégie de développement, le discours

de la CRÉ sur une organisation collective des marchés contraste avec la perspective

d’essaimage de la DSP pour des initiatives diverses, partant d’abord des besoins locaux

des communautés.

25 Au confluent de ces différentes problématiques va s’arrimer l’initiative du Fonds pour la

promotion des saines habitudes de vie. Celui-ci est le fruit d’un rapprochement entre le

gouvernement du Québec, qui avait mis en place en 2006 « le Plan d’action

gouvernemental pour les saines habitudes de vie et la lutte à l’obésité », et la Fondation

Lucie et André Chagnon. Québec en forme, l’organisme issu de ce partenariat public-

philanthropique, appuie les projets favorisant « une saine alimentation et un mode de vie

physiquement actif ». Des financements sont octroyés à la fois à des projets locaux, dont

certains marchés de quartier, mais aussi à des coordinations territoriales comme La Table

régionale des saines habitudes de vie. À Montréal, cette Table regroupe différents partenaires

sur cette thématique, dont la DSP, le MAPAQ, la ville, les commissions scolaires, plusieurs

directions régionales. Cet acteur finança un éphémère projet régional de mutualisation

des marchés de quartiers, dont le comité de suivi regroupait la DSP, Québec en forme et la

CRÉ de Montréal. Malheureusement, les difficultés financières de certains marchés de

quartier, partenaires du projet, et le retrait du bailleur de fonds principal mirent

rapidement fin à ce projet de mutualisation.

Revue Interventions économiques, 54 | 2016

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Page 135: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

26 On perçoit donc sans mal dans la genèse des marchés de quartier montréalais deux

tendances partiellement contradictoires : d’une part la nécessité et l’objectif affiché de

mutualiser les moyens et de faire système, de l’autre des financements touchant des

dimensions différentes (sécurité alimentaire, circuit court, saines habitudes alimentaires)

et privilégiant l’enracinement local des initiatives. Un fil rouge parcourt également cette

genèse : la fragilité de ces initiatives. Tout ceci se reflète dans les défis auxquels font face

les gestionnaires des marchés de quartier, en tentant de concilier, voire de surmonter, les

« tensions structurantes » de la démarche d’innovation de ces organismes.

27 On désigne par ce terme un ensemble de difficultés qui ont été mentionnées, à propos des

dynamiques internes des marchés, lors des entretiens, des groupes focus et échanges avec

les acteurs concernés. Ces tensions naissent de la difficulté à remplir simultanément des

missions dont la conciliation ne va pas de soi, comme nous allons le démontrer. Elles

génèrent à la fois des dilemmes pratiques, mais aussi parfois des clivages idéologiques.

Elles sont donc indéniablement problématiques dans le fonctionnement quotidien des

marchés. Mais, en même temps, ces tensions sont « structurantes » à deux niveaux.

28 Premièrement, elles ne peuvent être écartées facilement et, au contraire, structurent

l’identité des marchés de quartier dans la mesure où les objectifs mentionnés, dont la

conciliation est ardue, sont au cœur de leur raison d’être. Tous les marchés enquêtés

doivent composer au quotidien avec ces défis et ils y font face de manière différenciée,

selon leurs orientations stratégiques, leurs valeurs, leurs ressources ou encore leurs lieux

d’implantation. Mais au-delà de ces différences dans les modalités de réponse adoptées,

ces tensions structurantes sont bien en quelque sorte la marque de fabrique commune

des marchés de quartier, leur caractère distinctif. Deuxièmement, ces tensions sont

structurantes dans la mesure où les surmonter oblige les marchés de quartier à faire

preuve d’inventivité pour bousculer un certain nombre de conventions, au niveau des

routines organisationnelles, de la répartition des rôles entre acteurs sociaux et

économiques, ou encore des échelles de résolution des problèmes. En clair, ces tensions

structurantes contraignent les marchés de quartier à générer en permanence des

innovations sociales.

29 Dans cet article, deux tensions structurantes nous intéressent particulièrement5, car elles

permettent de penser plus précisément le rapport entre l’économie sociale et la

transition socio-écologique du système agroalimentaire. La première lie deux modalités

d’identification et d’organisation des marchés de quartier : entre modèle communautaire

et modèle entrepreneurial. La seconde tension structurante oppose deux priorités : la

sécurité alimentaire et l’agriculture écologique6.

La tension structurante communautaire-entrepreneuriat

30 Au sein des marchés de quartier, certains s’identifient d’abord comme des organismes

communautaires, tandis que d’autres se présentent comme des entrepreneurs.

Statutairement, certains relèvent d’organismes reconnus par l’Agence du Revenu du

Canada comme organismes de bienfaisance enregistrés, dotés d’un numéro de charité.

D’autres émanent de CDEC (Corporations de développement économique et

communautaire), et sont donc d’abord structurés comme un projet d’entrepreneuriat

collectif. À l’image d’autres organismes de la mise en marché alimentaire à Montréal,

plusieurs sont inscrits au répertoire du Comité d'économie sociale de l'île de Montréal

(CÉSÎM). Mais, au-delà de ces affiliations plurielles, les marchés de quartier étudiés sont,

Revue Interventions économiques, 54 | 2016

131

Page 136: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

dans la pratique, à la fois du côté de l’action communautaire et du côté de

l’entrepreneuriat.

31 Ainsi, les marchés de quartier remplissent des missions propres au monde

communautaire, que ce soit l’accès à une alimentation saine pour les populations

défavorisées et vulnérables, l’animation du milieu de vie, des places publiques et des

quartiers, la sensibilisation et l’éducation à l’alimentation jusque dans les écoles

primaires, ou enfin l’organisation d’activités sociales comme les cuisines collectives. Mais

la dimension communautaire est aussi présente dans les modalités d’organisation des

marchés de quartier, que ce soit par le recours au bénévolat, la mobilisation de

communautés ou encore par l’intégration dans des réseaux d’entraide avec d’autres

acteurs. Les coordinateurs des marchés de quartier sont d’ailleurs eux-mêmes pris dans

un maillage communautaire par l’occupation de positions sur différentes tables de

concertation et conseils d’administration.

32 Cependant, le choix même de la forme « marché » comme modalité d’intervention place

également ses promoteurs du côté de l’entrepreneuriat, à travers différentes dimensions.

Première dimension, c’est l’activité marchande qui structure leur fonctionnement et le

quotidien de leurs tâches, avec des impératifs de minimisation des coûts et, sinon, de

maximisation des profits, du moins l’ambition d’assurer une profitabilité de l’activité

pour les producteurs et de pérennité économique pour le marché. Deuxième dimension

entrepreneuriale, on constate des processus de salarisation et de professionnalisation

dans les marchés de quartier, au sein desquels le bénévolat occupe une place très

variable. Troisièmement, la logique entrepreneuriale exige également de réfléchir en

termes de concurrence, vis-à-vis d’autres acteurs du système agroalimentaire, mais aussi

potentiellement des autres marchés publics ou de quartier. Corollaire de ce principe : la

nécessité de prendre en considération des contingences liées au système marchand

conventionnel, par exemple la fixation du prix de telle ou telle denrée. En effet, le prix

affiché sur l’étal du marché de quartier, par comparaison, apparait plus ou moins

attrayant ou repoussant pour le consommateur. Enfin, la quatrième dimension

entrepreneuriale renvoie à la volonté des marchés de quartier d’accéder à une forme de

pérennité, en tant qu’organisation, ce qui exige à la fois une autonomie financière et une

prévisibilité des activités.

33 Certains acteurs des marchés de quartiers affirment être à la recherche d’un modèle

« hybride » entre les principes du milieu communautaire et ceux de l’entrepreneuriat

classique ; ils s’identifient d’ailleurs fréquemment comme acteurs de l’entrepreneuriat

social7. Ce modèle serait en quelque sorte un idéal d’équilibre entre les valeurs sociales,

l’engagement politique et un volet économique impliquant l’efficacité, la productivité et

la rentabilité. Si ce modèle hybride est actuellement en construction, les répondants

admettent qu’il génère un certain nombre de tensions entre une logique des valeurs

communautaires et une logique de la viabilité économique. Ces tensions proviennent de

préjugés ou oppositions que certains acteurs du secteur communautaire peuvent

entretenir à l’encontre de l’entrepreneuriat social ou d’autres stratégies reposant sur des

moyens marchands. Mais elles tiennent également à la dimension pour partie choisie et

pour partie subie de leur positionnement. En effet, certains marchés décident a priori de

se positionner plus près d’un pôle ou de l’autre. Certains privilégient la forme marchande

et les profits issus de la vente afin de gagner en autonomie financière et de ne pas

dépendre de subventions. D’autres peuvent au contraire miser sur une dimension

participative forte, en cherchant à mobiliser un bénévolat local. Mais les premiers, devant

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132

Page 137: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

la faible solvabilité de la demande dans certains quartiers, peuvent être contraints de

chercher des revenus complémentaires à ceux issus de leur activité économique

(subvention, entente de service), tandis que les seconds, devant la difficulté à mobiliser

l’action collective, peuvent se rallier à une forme de professionnalisation et de

salarisation des acteurs du marché. Malgré l’inconfort de la position mitoyenne occupée

par les marchés de quartier, ceux-ci insistent sur l’importance de l’hybridation des

logiques propres aux deux secteurs afin de créer un « nouveau modèle » plus approprié à

leur réalité. Ceci implique également une articulation idoine à une seconde tension

structurante, entre la sécurité alimentaire et l’agriculture écologique.

La tension structurante sécurité alimentaire-agriculture écologique

34 Nous avons déjà évoqué, à propos de la genèse des marchés de quartier, la multiplicité des

enjeux auxquels ils sont censés apporter une solution : les habitudes de consommation et

leurs impacts sur la santé, les questions d’accessibilité géographique et économique à une

alimentation saine, les impacts environnementaux et sociaux du système

agroalimentaire. Les marchés de quartier représentent en quelque sorte un intermédiaire

entre les producteurs et les consommateurs : d’une part ils doivent répondre aux besoins

des consommateurs en matière d’offre et de prix et, d’autre part, ils tentent de relever le

défi d’assurer un volume d’achat suffisamment important pour être en mesure de

soutenir financièrement les producteurs. Or, leurs missions liées à la sécurité alimentaire

et à l’agriculture écologique se trouvent, elles aussi, en tension.

35 La mission de sécurité alimentaire des marchés de quartier est principalement soutenue

par la DSP à travers son Programme de soutien au développement de la sécurité alimentaire à

Montréal. Le programme vise l’amélioration de l’accès en aliments santé dans les quartiers

désignés par le terme de « déserts alimentaires ». Pour faire face à cette situation, la DSP

finance donc des initiatives diverses, dont des cuisines collectives et des banques

alimentaires, mais également des projets d’agriculture urbaine, le développement de

jardins communautaires et les marchés de quartier. Le partenariat avec d’autres

initiatives en sécurité alimentaire (organismes communautaires, jardins

communautaires, cuisines collectives, etc.) encourage donc plutôt la création d’un réseau

alternatif qui vise à répondre aux besoins d’une population défavorisée.

36 Dans cette configuration, la provenance locale des fruits et légumes est recherchée, mais

la question écologique (qui pourrait notamment se traduire par des produits biologiques)

est secondaire puisqu’il est d’abord nécessaire de réduire le coût des produits. Ce qui

n’empêche toutefois pas les marchés de quartier de démontrer une forte préoccupation

pour les enjeux d’agriculture écologique. Ce terme englobe de nombreuses tendances du

monde de l’agriculture : on pense bien sûr à l’agriculture biologique, mais aussi à

l’approvisionnement alimentaire en circuits courts, à l’agriculture urbaine, à l’agriculture

soutenue par la communauté, etc. Ils privilégient toutefois certains éléments de

l’agriculture écologique en fonction des autres missions qu’ils assument, et notamment la

sécurité alimentaire. C’est pourquoi la question de l’agriculture biologique – bien que

celle-ci constitue en quelque sorte un idéal éventuel pour l’ensemble du système

agroalimentaire – demeure relativement lointaine aux préoccupations immédiates des

marchés. Le défi opérationnel de l’approvisionnement des marchés en fruits et légumes

locaux s’inscrit en outre dans une volonté de développement régional qui permettrait à la

fois de mieux servir les consommateurs à la recherche de produits locaux et de soutenir

les producteurs locaux, notamment ceux dont le volume de production n’est pas de taille

Revue Interventions économiques, 54 | 2016

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Page 138: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

pour les grossistes et les supermarchés. L’engagement écologiste des marchés de quartier

se traduit donc surtout par l’idée du circuit court.

37 Les études sur l’agroalimentaire (agro-food studies) distinguent les circuits alimentaires

longs – caractéristiques de la logistique d’approvisionnement conventionnelle – des

circuits alimentaires courts, ou « de proximité » (Higgins et al., 2008 ; Chiffoleau et

Prévost, 2012). L’approvisionnement en circuits courts tend à réduire le nombre (et

parfois la taille) des intermédiaires jusqu’à l’horizon idéalisé où l’échange entre le

producteur et le consommateur est direct. Au Québec, les marchés de quartiers, les

kiosques à la ferme et l’agriculture soutenue par la communauté sont des modèles

alternatifs dont peuvent bénéficier les producteurs pour mettre en marché leur

production en circuits de proximité. Ces circuits font l’objet d’un intérêt accru de la part

des consommateurs, des producteurs agricoles et des collectivités territoriales parce

qu’on leur attribue notamment la capacité de limiter les externalités environnementales,

c’est-à-dire les coûts environnementaux non pris en compte dans la valeur d’échange

d’un produit ou service (Seyfang, 2006). De plus, la provenance locale des fruits et

légumes frais, ainsi que la rencontre entre le producteur maraîcher et le consommateur,

constituent une motivation significative pour ce dernier. Les circuits de proximité

peuvent également répondre à une volonté de certains producteurs de garder le contrôle

de leur récolte, lorsque ces derniers ne souhaitent pas négocier avec les réseaux de la

grande distribution ou avec des intermédiaires, ou lorsque leur volume de production ne

cadre pas avec les règles de la logistique conventionnelle. En contrepartie, ces modes de

commercialisation demandent une plus grande implication de la part du producteur qui

doit également prendre en charge des fonctions reliées à la mise en marché et à la

promotion de son produit. Ils constituent néanmoins une forme d’horizon idéalisé de la

MMAA.

38 Ces conditions de réalisation exigeantes rendent néanmoins difficiles à mettre en œuvre

ces circuits courts, notamment pour des consommateurs et des producteurs dotés de

faibles moyens8. Le spectre d’un double circuit apparait alors : pour les consommateurs

mieux nantis, des producteurs sont présents, car ils peuvent vendre directement leurs

produits biologiques, tandis que pour les consommateurs plus démunis, qui constituent

une demande insolvable, le marché de quartier joue un rôle d’intermédiaire pour fournir

des fruits et légumes au plus bas prix, avec un rôle parfois proche de celui des banques

alimentaires. Les acteurs des marchés de quartier sont conscients de ce risque et l’un

d’eux met en garde, sur un mode provocateur, sur le risque de contrevenir aux principes

élémentaires de la justice alimentaire : « d’un côté, pour les riches, une bouffe de riche, et

pour les pauvres, une bouffe de pauvre ».

39 Ce spectre du double-circuit nous invite à souligner, en conclusion de cette partie, à quel

point les deux types de tensions structurantes présentées révèlent et accroissent le degré

de fragmentation des initiatives de MMAA, tels que les marchés de quartier. Ces

initiatives sont encore faiblement coordonnées et très hétérogènes. Elles témoignent de

difficultés internes à la niche de la MMAA, lorsque les priorités doivent être mises en

ordre et qu’apparaissent donc des dissensus ou des impasses logistiques. Mais elles sont

également liées à des influences externes, notamment de la part des bailleurs de fonds,

dont les exigences ne sont pas toujours aisées à satisfaire de manière concomitante et

cohérente. Or, ces tensions sont aussi structurantes au sens où elles donnent lieu à de

nouveaux modèles d’action et en évacuent d’autres – elles donnent lentement naissance à

des pratiques et des règles cognitives et normatives de plus en plus partagées. Pour

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Page 139: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

surmonter ces tensions structurantes, des réseaux d’échanges, plus ou moins formels, se

mettent en place entre ces différentes initiatives, à la fois pour trouver des formes de

complémentarité logistique, notamment face au défi de l’approvisionnement en fruits et

légumes frais, mais également parce qu’ils font tous face à un défi commun : le

verrouillage économique.

Les initiatives de la MMAA face au verrouillageéconomique

40 Un des principaux défis de la MMAA demeure d’atteindre la pérennité économique et la

rentabilité. Or, les acteurs de la MMAA sont face à un système agroalimentaire intégré

dans le marché mondial, mais régi par des politiques publiques interventionnistes

(subventions, quotas, etc.). Les règles cognitives, de régulation et normatives du régime

sociotechnique de l’agroalimentaire avantagent les acteurs les plus puissants

financièrement et compétitifs au niveau du prix. Ces règles offrent donc peu de

ressources ou d’opportunités aux initiatives de MMAA. C’est pourquoi leurs promoteurs

sont contraints de mobiliser des réseaux d’acteurs, des règles et des dispositifs

économiques capables de contribuer au développement et à la protection de la « niche »

de la mise en marché alternative. Deux voies principales s’ouvrent à eux. Premièrement,

ils peuvent rechercher le support financier d’acteurs qui évoluent à la marge du système

agroalimentaire, mais avec lesquels ils entretiennent des relations stratégiques. On pense

ici aux programmes de subvention des pouvoirs publics et fondations, afin de transformer

les pratiques alimentaires. Deuxièmement, ils peuvent travailler à reconceptualiser un

dispositif économique comme le prix de vente des produits afin d’en faire un outil de

développement. Or, ces deux voies de financement sont problématiques, comme nous

allons le voir. L’examen de ces modalités de financement nous permet d’identifier plus

finement les composantes du verrouillage économique à l’œuvre, ainsi que les points

d’intersection entre la niche de la MMAA et les acteurs qui peuvent lui offrir une certaine

protection.

Les revenus non marchands : subventions et dons

41 Questionnés à propos d’un scénario idéal de financement, les acteurs de la MMAA

souhaitent que la mission de cette mise en marché soit soutenue de manière pérenne par

des bailleurs de fonds, afin d’offrir une alimentation saine, locale, solidaire et en saison

autant que possible. Mais au-delà de la finalité du financement, c’est aujourd’hui sa forme

qui pose problème, à l’image de ce que vivent la plupart des organismes communautaires

au Québec : difficulté d’accès à un financement de la mission de base, temps passé à faire

des demandes de financement et des évaluations pour satisfaire les bailleurs de fonds, et

difficulté à préserver une autonomie face à des demandes de reddition de compte

intrusives (Depelteau et al., 2013).

42 De plus, les acteurs de la MMAA sont conscients qu’un financement exclusivement basé

sur l’accès à des subventions publiques est aujourd’hui problématique. Par définition, ces

organismes ne sont pas perçus comme des intervenants de première ligne, du type

dépannage alimentaire pour des publics en très grande précarité, mais plutôt en seconde

ligne. De plus, leurs missions ne sont pas aujourd’hui des priorités de l’action publique,

surtout dans un contexte d’austérité budgétaire, qui rend très peu probable la possibilité

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Page 140: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

d’obtenir des subventions publiques conséquentes. Mises à part les subventions d’Emploi

Québec, peu d’entre eux bénéficient d’ailleurs de subventions publiques, et lorsque c’est

le cas, ce sont pour des projets ponctuels et non du financement pour soutenir

durablement la mission.

43 Qu’ils le veuillent ou non, c’est donc la majorité des initiatives de MMAA qui, outre le

financement public, se tourne également vers le financement de bailleurs de fonds privés,

comme les fondations ou parfois des donateurs individuels. D’ailleurs, il faut souligner le

développement progressif de programmes de financement, outre ceux déjà évoqués à

propos de la genèse des marchés de quartier (MAPAQ, CRÉ, DSP, Fondation Lucie et André

Chagnon), qui offrent un soutien à la MMAA. On pense ici, par exemple, à l’initiative

« Systèmes alimentaires durables », lancée en 2010 par la Fondation McConnell, avec

notamment ses programmes « Chaines de valeur régionales9 » et « Alimentation

institutionnelle10 », qui visent explicitement à transformer les composantes (acteurs,

règles, technologies) du système alimentaire, en articulant davantage les initiatives de

niche et le système conventionnel. En adoptant une telle stratégie, les initiatives de

MMAA répondent à un besoin que la perspective multi-niveaux envisage explicitement, à

travers la notion de « protection contre les pressions sélectives » du régime

sociotechnique :

The managing of selective pressures is not only an issue of specific measures, suchas subsidies, but also one of niche expansion and the emergence of a new set ofstable rules and routines […] Othewise the journey will not even begin becausemarket demand does not pull and firms and other technology actors are notpushing for market introduction […] (Geels et Schot, 2010, p. 85).

44 Si cette idée est ici appliquée aux innovations techniques, on conçoit aisément que la

logique s’applique aussi bien aux innovations sociales de la MMAA. C’est à la fois une

protection et un renforcement des règles alternatives que ces initiatives vont chercher

chez les bailleurs de fonds et les fondations.

45 Cependant, les financements des fondations ne vont pas sans poser problème.

Mentionnons d’abord leur limite en termes de moyens, par rapport à l’ampleur du

changement à accompagner. Deuxièmement, il est très difficile pour les organismes

récemment créés, notamment ceux qui épousent les formes de l’économie sociale, voire

ceux qui voudraient politiser la question de l’alimentation, d’être aujourd’hui reconnus

comme « organisme charitable » par l’Agence du revenu du Canada. Ils ne bénéficient

donc pas des privilèges fiscaux à faire valoir auprès des donateurs intéressés et ne se

qualifient pas comme donataire enregistré pour les fondations qui voudraient les

soutenir. Ceci conduit plusieurs organismes à trouver des formes d’alliances et

d’architectures institutionnelles leur permettant de bénéficier du numéro de charité

d’autres organismes. Sans surprise, ce type d’acrobatie institutionnelle n’aide pas à une

structuration plus cohérente du secteur.

46 De plus, quand ils s’adressent à une multiplicité de bailleurs de fonds, publics et privés,

les acteurs de la MMAA doivent mettre en cohérence des injonctions et des orientations

parfois divergentes. Ils sont confrontés à la difficulté de concilier les exigences

respectives de ces soutiens et la volonté de faire valoir leur propre point de vue. À l’image

d’autres organismes communautaires (Cloutier, 2012), entre complaisance et résistance,

ils trouvent des formes d’accommodation, et parfois de ruse, afin de mettre à plusieurs «

sauces » un même projet, selon les attentes des différents bailleurs de fonds. Ce processus

ne contribue pas non plus à une structuration cohérente du secteur, mais c’est le prix à

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Page 141: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

payer afin d’éviter la fragmentation et l’écartèlement des missions des initiatives de

MMAA, illustrés par le cas des marchés de quartier, par exemple entre sécurité

alimentaire et agriculture écologique. Toutes ces difficultés rendent encore plus

stratégique le recours au financement autonome, généré par la vente des produits.

Pourtant, cette modalité de financement constitue également un défi de taille,

notamment par la dépendance aux consommateurs qu’elle induit.

Les revenus marchands : à quel prix ?

47 Un financement exclusivement basé sur la vente des fruits et légumes frais se heurte à la

concurrence du système conventionnel, qui lie production agro-industrielle et grande

distribution. À côté de ce système, l’offre des MMAA semble trop onéreuse, relativement à

ce que sont prêts à payer la plupart des consommateurs. Insistons sur le fait qu’il s’agit

parfois de perceptions erronées des consommateurs, car les fruits et légumes frais des

MMAA ne sont pas nécessairement plus chers que ceux de la grande distribution11.

48 Mais le recours à l’offre des MMAA peut également apparaitre comme peu pratique pour

des consommateurs, notamment les ménages les plus pauvres. Ainsi, une étude empirique

menée à Toronto s’est intéressée à la très faible participation de ménages de quartiers

pauvres à des initiatives de MMAA : paniers d’aliments sains, cuisines collectives, jardins

communautaires (Loopstra, Tarasuk, 2013). Parmi les raisons données par ces ménages

pauvres pour expliquer leur non-participation, la raison financière est faiblement

invoquée. Ce qui prévaut est plutôt le manque d’accessibilité (méconnaissance des

initiatives ou situées trop loin de chez eux) et le fait que ces programmes sont perçus

comme étant mal adaptés à ces familles, car ils ne tiennent pas compte de leurs

contraintes horaires, de leurs intérêts ou de leurs besoins. Par exemple, à propos des

jardins communautaires, plusieurs enquêtés rapportent leur peu d’envie de partager un

espace commun pour jardiner ou cuisiner, d’être aux côtés de gens qu’ils ne connaissent

pas ou n’apprécient pas. Pour le programme de boites d’aliments sains, des enquêtés

témoignent du fait qu’ils n’aiment pas ne pas pouvoir choisir eux-mêmes les aliments

qu’ils vont consommer. Enfin, un enquêté, à propos des boites d’aliments sains, déclare :

« Nous n’avons pas besoin de programmes et de conseils, nous avons besoin d’argent. Nous

achetons nous-mêmes ce que nous considérons nécessaire. » (traduction libre) (idem).

49 Cette étude empirique illustre donc les travaux actuels sur les pratiques alimentaires,

notamment le courant de « la théorie des pratiques » (Dubuisson-Quellier, Plessz, 2013),

qui tendent à mettre en lumière que le prix n’est qu’une variable parmi d’autres, non

nécessairement déterminante. Les pratiques de consommation sont aussi structurées par

des temporalités, des routines et une naturalisation de certains principes : la

consommation comme choix entre plusieurs items, l’abondance de l’offre, une offre

semblable toute l’année. En prenant en considération ces éléments, on saisit mieux à quel

point la MMAA remet en cause structurellement ces pratiques des consommateurs, par

une offre aux caractéristiques différentes : saisonnalité et non-uniformité des produits,

imprévisibilité relative des volumes produits, et même abandon d’une partie du choix des

produits, dans le cas des abonnements aux paniers de l’agriculture soutenue par la

communauté (ASC).

50 Nous venons de souligner que le prix n’est pas la seule variable qui permette de

comprendre l’adoption ou non de nouvelles pratiques alimentaires. Mais l’intérêt porté

par les initiatives de MMAA au prix des denrées alimentaires va bien au-delà de la seule

Revue Interventions économiques, 54 | 2016

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Page 142: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

valeur monétaire. Ce prix est aussi un enjeu politique, comme l’indiquent les discussions

menées durant un groupe focus. À ce titre, à propos du juste prix, s’il est aisé de prendre

comme repoussoir le prix tel qu’il est défini par le système conventionnel, sa fixation

dans une mise en marché alternative n’est pas sans difficulté. Doit-on fixer un prix qui

répercute les externalités négatives ou positives dans le cycle de production, de transport

et de commercialisation du produit ? Ou un prix qui permet une accessibilité pour les

consommateurs pauvres ? Ou un prix qui assure un revenu décent au producteur ?

51 L’évocation de ces priorités différentes permet d’ouvrir la boite noire du prix des denrées

alimentaires, afin d’en faire un outil de traçabilité. Ainsi, dans un de nos groupes focus, a

été évoquée l’idée d’un étiquetage du prix, à la manière de l’étiquetage de la provenance,

qui restitue la part des différents intermédiaires. C’est une piste intéressante afin de

restituer le sens du prix fixé, qui a déjà été explorée par le passé dans le cadre du

commerce équitable, afin d’éclairer la division (internationale) du travail et de sa

rémunération (Gendron et al., 2009), ou qui est actuellement expérimentée pour informer

le consommateur du type de circuit (court, avec intermédiaire, long) qu’emprunte un

produit12. Ici, le prix pourrait à la fois être un élément d’analyse de la répartition de la

part revenant à chaque maillon de la chaîne (entre le producteur, le transformateur et le

distributeur) et de sa composition « sociale », et donc potentiellement un élément de

comparaison et de choix pour le consommateur.

52 Une autre piste évoquée lors d’entrevues et de groupe-focus est l’adaptation de prix

différenciés des fruits et légumes frais, selon les niveaux de revenu. Certaines initiatives

fixent ainsi un « surcout » de solidarité pour les consommateurs qui en ont les moyens,

afin de vendre à prix réduit des paniers à des consommateurs moins fortunés. Dans les

cas observés, cette délimitation des populations ne suit pas de procédure formalisée ;

nulle preuve de revenu n’est exigée et le mécanisme repose plutôt sur une démarche

volontaire de la part des populations mieux nanties, qui acceptent ce surcout à dessein.

L’enjeu de fixation du prix est alors d’intégrer de manière explicite et visible une part de

don, subvertissant ainsi le processus classique de régulation marchand. Mais cette

stratégie de segmentation des populations rencontre deux écueils. Le premier est que,

dans certains quartiers plus pauvres, il n’y a pas assez de consommateurs mieux nantis

pour rendre viable le système. Le second est parfois de renforcer ce sentiment déjà

évoqué à propos des marchés de quartier : n’être encore qu’un marché de niche, dédié par

définition à une population privilégiée.

53 Les initiateurs de MMAA rencontrés souhaitent surtout pouvoir reconstruire un prix des

fruits et légumes frais plus cohérent, plus solidaire et plus légitime. Pour certains, ceci

implique que les consommateurs acceptent de payer éventuellement un cout plus

important pour ces produits de meilleure qualité, afin d’approcher d’un prix juste. Quels

seraient les critères de ce juste prix ? En premier lieu, il s’agit du juste prix de ce que

produisent et distribuent les MMAA. Le système conventionnel de l’agroalimentaire a

réussi à imposer une définition du prix qui ne prend pas en compte un certain nombre

d’externalités négatives. On peut penser ici aux externalités environnementales

(production de gaz à effet de serre), sanitaires (crises récurrentes de type ESB ou

listériose) ou sociales (division internationale du travail reproduisant des injustices

économiques, précarisation d’une partie importante des agriculteurs au Québec et

ailleurs). La prise en compte du cout associé à ces externalités affleure par intermittence,

que ce soit par la médiatisation de certaines crises, notamment sanitaires, ou la

politisation d’enjeux, notamment environnementaux. L’un des défis des initiatives de

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138

Page 143: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

MMAA est justement de rendre compte de la manière dont le prix de ce qu’ils produisent

et distribuent réfute ce modèle d’externalisation des couts et se fonde au contraire sur la

prise en charge de ces enjeux.

54 En second lieu, il faut souligner que les prix pratiqués par le secteur conventionnel

intègrent une panoplie de subventions qui sont invisibles, mais structurantes dans le

fonctionnement de certaines filières. Pourtant, lorsque la perspective d’un financement

public des initiatives de MMAA est balayée, tout se passe comme si l’agriculture

conventionnelle était pensée, à l’inverse, comme autonome financièrement, évoluant

dans un marché pur et parfait. Or, l’agriculture conventionnelle est très largement

subventionnée au Québec, comme dans le reste de l’Amérique du Nord ou en Europe, avec

des financements qui orientent également le type d’agriculture et de mise en marché

promues13. On perçoit donc sans mal à quel point le déverrouillage économique passe

pour la MMAA à la fois par leur propre développement, mais aussi par la remise en

question de règles tacites, telles que la définition du juste prix ou encore l’usage des

subventions publiques, sur lesquelles s’appuient actuellement la domination du système

agroalimentaire conventionnel. Cette remise en question implique aussi de conclure par

l’évocation des types de relations concrètes que les initiatives de MMAA peuvent

entretenir avec le régime de l’agroalimentaire conventionnel.

Conclusion : à l’intersection de la niche radicale et dusystème conventionnel

55 Jusqu’ici, d’après les témoignages des acteurs rencontrés, tout se passe comme si la

MMAA devait parfois une partie de son pouvoir d’attraction auprès des décideurs

politiques, du grand public, voire d’une partie des producteurs agroalimentaires

conventionnels, à son caractère limité et marginal. Tant qu’elle reste une activité

d’appoint, inoffensive économiquement et redonnant symboliquement un souffle et un

sens à l’agroalimentaire, la MMAA génère la sympathie et trouve des soutiens diffus.

Mais, à mesure que ses initiatives se structureront, conquerront des parts de marché,

redéfiniront radicalement des routines alimentaires, des mécanismes comme l’allocation

des subventions, l’accès à des espaces publics pour la vente ou la fixation du juste prix, elle

risque nécessairement de générer des oppositions et des résistances toujours plus fortes.

Nous l’avons indiqué précédemment : ces oppositions et résistances ne sont pas

nécessairement conscientes et explicites. De plus, elles émanent autant du côté de la

production que de la consommation. La dynamique alternative des initiatives de MMAA

se heurte ainsi à l’inertie de pratiques alimentaires fortement enracinées: habitudes liées

au lieu d’achat, à la définition du juste prix, à la variété du choix des produits tout au long

de l’année, etc.

56 Comme nous l’avons souligné dans cet article, il est crucial de mieux analyser la manière

dont cette niche de la MMAA, qui représente au Québec 4% du secteur de l’alimentation,

s’articule au régime agroalimentaire conventionnel, ce 96% quasi-hégémonique.

Comment faire, donc, pour passer de l’innovation à la transition du régime de

l’agroalimentaire?

57 Plusieurs scénarios, qui impliquent des stratégies différentes, sont envisageables. Le

premier est de faire croitre cette demande alimentaire alternative. Ceci se fait à travers

des campagnes d’éducation (par exemple dans les écoles), de sensibilisation des

Revue Interventions économiques, 54 | 2016

139

Page 144: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

consommateurs, d’incitation, par exemple en accroissant l’accessibilité et l’attractivité

des produits de ces circuits alternatifs. Les efforts déployés depuis plusieurs années au

Québec autour des saines habitudes alimentaires, dans une approche préventive des

problèmes de santé et de pauvreté, illustrent bien cette stratégie. Du point de vue de la

perspective multi-niveaux, cela consiste à consolider la niche de la MMAA par un

renforcement de règles cognitives et normatives portant sur la nourriture locale,

équitable ou écologique. L’hypothèse sous-jacente est que l’offre alternative se

développera, en réponse à la demande croissante du segment des consommateurs

adhérant à ces valeurs.

58 Le second scénario implique au contraire d’augmenter d’abord cette offre alternative,

d’en améliorer l’efficacité, la taille critique, le degré de complémentarité et

d’organisation. Ceci peut passer par la mise en place de pôles logistiques alimentaires (

Food Hub), comme dans d’autres régions en Amérique du Nord (Blay-Palmer et al., 2013),

afin de mutualiser et d’organiser les processus d’approvisionnement et de distribution

des petits producteurs, pouvant alimenter ensuite les initiatives de MMAA. Il s’agit alors

d’une stratégie d’alignement et de consolidation permettant d’améliorer la dimension

régulatoire du système de règles de la MMAA, c’est-à-dire son fonctionnement concret,

opérationnel.

59 Enfin, le troisième scénario consiste à transformer directement l’offre conventionnelle,

en prenant appui sur certains de ses acteurs, règles et technologies. Cette stratégie

procède d’une logique d’alliance afin d’assurer la « protection contre les pressions

sélectives du régime ». Il faudrait ajouter qu’elle peut alors mener les initiatives de MMAA

à participer à une transformation plus incrémentale du régime de l’agroalimentaire. À ce

titre, les initiatives de la Fondation McConnell autour de la mise sur pied de systèmes

alimentaires durables, par les chaines de valeur régionales ou l’accompagnement des

institutions vers un approvisionnement alimentaire durable, sont à mi-chemin entre ce

scénario et le précédent puisqu’ils enrôlent des acteurs du système conventionnel, tout

en prenant en compte leurs contraintes et ressources. Soulignons aussi une des pistes

actuellement explorées afin de lutter contre les déserts alimentaires à Montréal, qui

consiste à nouer des alliances avec certains acteurs du secteur conventionnel, pour

profiter de structures existantes, plutôt que de les produire ex nihilo. Des formes de

collaboration avec les dépanneurs ont ainsi été envisagées depuis quelques années, pour

développer une offre en fruits et légumes frais, fournie par des acteurs de la MMAA.

Récemment, cette idée a été concrétisée par le projet Une pomme avec ça. Projet Dépanneurs

Santé, appuyé par la Direction de santé publique de Montréal. Il est intéressant de

souligner que cette initiative a connu un écho notable lors du forum Je vois Montréal,

organisé par la communauté d’affaires de Montréal sous l’impulsion de la Chambre de

commerce du Montréal métropolitain et de BMO Groupe financier. On retrouve donc ici

des acteurs centraux du système conventionnel qui semblent donner crédit à une

initiative pensée à la base par des réseaux alternatifs de l’alimentaire.

Revue Interventions économiques, 54 | 2016

140

Page 145: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

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NOTES

1. Une première séquence de recherche sur les marchés de quartier à Montréal a été constituée

de : (1) dix entrevues (cinq avec des gestionnaires de marchés de quartier et cinq avec leurs

partenaires de la Direction de la Santé Publique, du Ministère de l'Agriculture, des Pêcheries et

de l'Alimentation du Québec, de la Conférence Régionale des Élus de Montréal, d’une corporation

de développement économique communautaire et enfin d’une fondation), (2) deux groupes focus

regroupant les acteurs rencontrés en entrevue et trois groupes focus au sein des marchés de

quartier participant à la recherche partenariale, faisant dialoguer gestionnaires, bénévoles,

administrateurs, clients et producteurs.

Une seconde séquence de recherche a porté plus largement sur les initiatives de mise en marché

alternative de l’alimentaire à Montréal. Cette séquence a été nourrie par (1) cinq entrevues avec

Revue Interventions économiques, 54 | 2016

142

Page 147: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

des acteurs de différentes initiatives (programme d’agriculture soutenue par la communauté,

épicerie solidaire et dépannage alimentaire, coopérative alimentaire, producteur en agriculture

urbaine) et (2) par trois groupes focus, regroupant à chaque fois entre huit à dix participants,

acteurs des marchés de quartier ou d’autres initiatives de mise en marché alternative de

l’alimentaire. Ces groupes focus ont porté successivement sur trois difficultés identifiées lors de

la première séquence de recherche : la question du modèle économique, celle de la dynamique

d’approvisionnement et enfin celle du recours à la politisation de l’enjeu alimentaire.

Pour un retour réflexif sur ce processus de recherche-action, cf. Lefèvre et al., 2016.

2. Nous ne nous intéressons donc ici qu’à une série de marchés de quartier créés récemment.

D’autres organismes, regroupés sous l’égide de la Corporation des marchés publics de Montréal,

existent depuis des décennies, à l’image du Marché Jean Talon (créé en 1933) ou du Marché de

quartier Mont-Royal (1983).

3. On désigne ici des zones où les habitants n’ont pas accès à un commerce vendant des fruits et

légumes frais à moins de 500 mètres. Ceux-ci ne sont pas nécessairement des quartiers

défavorisés ; au contraire, on trouve à Montréal des quartiers défavorisés parfois très bien

pourvus en petits vendeurs de fruits et légumes frais et à l’inverse des quartiers avec une

population à fort pouvoir d’achat, mais mal desservie. Par contre, quand un quartier possède les

caractéristiques du « désert alimentaire » et des attributs socio-économiques défavorables, ses

habitants cumulent les difficultés. Ainsi, à Montréal, 135 000 personnes vivant sous le seuil de

faible revenu résident dans des déserts alimentaires. (Bertrand et al., 2013, p.3)

4. CRÉ de Montréal, Nourrir Montréal. En ligne : http://credemontreal.qc.ca/a-propos-de-la-cre/

comites/nourrir-montreal/ (page consultée le 5 septembre 2013).

5. Pour une analyse des autres tensions structurantes des marchés de quartier, cf. Audet et al.,

2014.

6. Ce terme est convenu entre les participants à la recherche pour désigner les modes de

production plus respectueux de l’environnement, comme l’agriculture biologique, mais ne se

limitant pas à celle-ci. De manière générale, elle renvoie à la production agricole limitant les

intrants de synthèse et la consommation énergétique, promouvant la biodiversité, la santé et le

bien-être animal.

7. Le lexique de l’entrepreneuriat social est fréquemment mobilisé dans les entrevues, davantage

qu’ « entreprenariat collectif » ou « économie sociale et solidaire », qui auraient pu être mobilisés

tout aussi légitimement, au vu du fonctionnement de ces organismes. On ne peut que formuler

des hypothèses sur cette modalité d’identification. Peut-être est-ce par mimétisme avec le

vocable utilisé par la plupart des bailleurs de fonds, notamment les fondations, qui constituent

les interlocuteurs de ces groupes ? Peut-être est-ce par commodité, puisque l’emphase mise sur la

finalité, en utilisant « entreprenariat social », est moins exigeante que celle mise sur la

formalisation d’une gouvernance collective, qu’implique l’usage des deux autres dénominations.

8. Pour les très petites exploitations agricoles, la journée passée sur le marché est une journée de

travail perdue au champ ; cette présence est donc rapidement vécue comme une perte d’argent si

elle n’est pas compensée par un volume de ventes substantiel.

9. Le programme vise à « structurer les marchés d’alimentation régionaux autour des valeurs de

durabilité, d’inclusion et de santé (…). Nous définissons les chaînes de valeur régionales durables

comme l’ensemble des rapports entre producteurs, transformateurs, distributeurs, fournisseurs

de services alimentaires, détaillants et autres acteurs requis pour offrir à vaste échelle sur les

marchés régionaux des aliments sains produits de façon durable. La création de ces chaînes de

valeur ne va pas de soi : il faut verser aux producteurs une juste compensation; produire,

transformer et transporter les aliments selon des méthodes durables; et offrir un produit final

qui soit abordable et accessible au grand nombre. » (http://www.mcconnellfoundation.ca/fr/

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143

Page 148: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

programs/sustainable-food-systems/regional-value-chain-program, page consultée le 12 mai

2015).

10. Ce programme vise à accompagner l’adoption de pratiques d’approvisionnement alimentaire

durable par des institutions, telles que des hôpitaux, des CSSS, des écoles ou des universités.

11. Équiterre, Université Laval, Option Consommateur, 2013. Mangez frais, mangez près: Regards

croisés sur les circuits courts et les saines habitudes de vie au Québec. En ligne : http://equiterre.org/

publication/mangez-frais-mangez-pres

12. Cette initiative est menée en France par une équipe de l’INRA (Institut national de recherche

agronomique) sur des marchés locaux. Un système d'étiquetage en couleurs sur les étals

distingue la provenance des produits : en vente directe (étiquette verte), en circuit court avec

intermédiaire (orange), et ceux issus des circuits longs (violet). Le but de l’opération est

pédagogique, afin de sensibiliser les consommateurs au rôle des agriculteurs locaux, mais

également à la saisonnalité des produits et au processus de formation des prix.

13. On pense au Québec au programme d'assurance stabilisation des revenus agricoles (ASRA),

notamment dans le secteur de l’industrie de production porcine.

RÉSUMÉS

La mise en marché alternative de l’alimentation (MMAA) vise à favoriser l’accès de proximité à

une saine alimentation via la mise en réseau des producteurs et des consommateurs au sein de

circuits courts, tout en poursuivant des objectifs de développement social et communautaire, de

convivialité et de sécurité alimentaire dans les quartiers. Cet article, issu d’un processus de

recherche action mené avec des initiatives de MMAA, s’interroge sur les stratégies que ces

initiatives peuvent privilégier afin de contribuer à une transition du système agroalimentaire

vers un état plus soutenable. L’approche des sustainability transitions est mobilisée afin

d’appréhender les défis auxquels fait face la MMAA à cet égard. Deux défis sont analysés en

détail : celui de la fragmentation de la « niche » de la MMAA, et celui du verrouillage économique

du « régime sociotechnique de l’agroalimentaire ». L’article conclu en définissant trois stratégies

possibles pour permettre aux initiatives de MMAA de faire face à ces défis.

The alternative marketing of food (MMAA) aims at promoting proximity access to sane

alimentation via the networking of producers and consumers in short food chains, and at

strengthening social and community development, conviviality and food security in

neighborhoods. This paper, based on an action-research process led with MMAA initiatives,

questions the strategies fostered by these initiatives to contribute to the sustainability transition

of the agrifood system. The sustainability transitions approach is used to look at the challenges

faced by MMAA initiative in this respect. Two challenges are analyzed: the problem of

fragmentation of the MMAA “niche”, and the problem of the economic lock-in of the

“sociotechnical agrifood regime”. The paper concludes by drawing three possible strategies to

help MMAA initiatives facing these challenges.

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144

Page 149: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

INDEX

Keywords : economic lock-in, food security, Montreal, pocket market, transition

Mots-clés : marché de quartier, Montréal, sécurité alimentaire, transition, verrouillage

économique

AUTEURS

SYLVAIN LEFÈVRE

Professeur au département de stratégie, responsabilité sociale et environnementale. École des

sciences de la gestion, Université du Québec à Montréal [email protected]

RENÉ AUDET

Professeur au département de stratégie, responsabilité sociale et environnementale. École des

sciences de la gestion, Université du Québec à Montréal [email protected]

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Page 150: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

Analyses et débatsAnalysis and Debate

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Page 151: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

Théorie de l’entreprise sociale etpluralisme : L’entreprise sociale detype solidaireJean Louis Laville, Isabelle Hillenkamp, Philippe Eynaud, Jose LuisCoraggio, Adriane Ferrarini, Genauto Carvalho de França Filho, LuisInácio Gaiger, Kenichi Kitajima, Andrea Lemaître, Youssef Sadik, MariliaVeronese et Fernanda Wanderley

Introduction

1 À partir de recherches menées dans les années 1990, le réseau de recherche européenne

EMES1 a défini un idéal-type d’entreprise sociale 2 qui se positionne par rapport aux

courants de pensée nord-américains sur l’entreprise sociale. Il identifie neuf dimensions

caractéristiques des entreprises sociales, dans les domaines de l’économie, du social et de

la gouvernance.

2 Il apparait que cet idéal-type d’EMES, construit à partir de données européennes datant

de la fin du XXe siècle peut être questionné à partir de l’élargissement des formes

d’entreprise sociale en Europe en ce début de XXIe siècle marqué par la crise ; et aussi à

partir de modèles d’entreprises sociales présents dans d’autres parties du monde et

intégrant la solidarité comme logique et valeur fondamentale dans des actions collectives

à dimension non seulement socioéconomique, mais aussi sociopolitique. C’est pourquoi il

s’avère important d’élaborer un idéal-type d’entreprise sociale dans une perspective

d’économie solidaire (ou entreprise solidaire).

3 Ce texte propose à la discussion une élaboration préliminaire de cet idéal-type à partir

d’un ensemble, non exhaustif, de recherches identifiées dans le champ de l’économie

solidaire. Après avoir précisé l’apport et les limites des approches existantes de

l’entreprise sociale, il situe un certain nombre d’expériences d’entreprise solidaire puis

propose neuf indicateurs de cet idéal-type, en référence à l’idéal-type d’EMES. Il aboutit à

préciser certains indicateurs (dimensions économiques et sociales) et à en proposer de

nouveaux (dimension politique). Le résultat est un idéal-type de l’entreprise solidaire en

Revue Interventions économiques, 54 | 2016

147

Page 152: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

dialogue avec celui de l’entreprise sociale, pouvant jouer un rôle complémentaire

permettant de préciser les contours de ce dernier, ce qui est sans doute indispensable

comme point de départ pour identifier la pluralité de modèles d’entreprise sociale

existant au niveau international.

Les approches de l’entreprise sociale

4 Les approches de l’entreprise sociale ont ceci d’important par rapport aux approches

dominantes en économie de l’entreprise et sciences de gestion qu’elles ont permis

d’interroger les finalités de l’entreprise et d’une partie de l’action économique. Quels que

soient les sensibilités et courants de pensée au sein de ces approches, elles s’accordent à

mettre en avant une finalité sociale de l’entreprise, qu’il s’agisse de réinsérer des

chômeurs dans le marché du travail, de proposer de nouveaux services de proximité, de

revitaliser des territoires à partir de l’entraide entre leurs habitants, ou encore de

promouvoir des démarches de développement local durable. Ces approches constituent

donc une avancée par rapport à celles qui se focalisent sur la maximisation du profit au

travers de l’objectif de création de valeur pour l’actionnaire.

5 Au sein de ces approches existent des courants qui se caractérisent par certaines

spécificités et qui correspondent à des contributions respectivement nord-américaines et

européennes.

Des contributions nord-américaines et européennes

6 Les courants nord-américains se positionnent plutôt par rapport au marché et à

l’innovation sociale. Un premier courant, représenté notamment par James Austin et ses

collègues (2006) de la Harvard Business School, met l’accent sur le recours à des

ressources marchandes comme moyen pour des associations à but non lucratif de réaliser

leur mission sociale. Le second, inspiré par la figure de l’entrepreneur innovant

susceptible de répondre à des besoins sociaux, envisage d’emblée que différents types

d’entreprises puissent contribuer à un objectif social, qu’elles soient à but lucratif ou non

(Dees 1998 ; Salamon et Young, 2002). On peut penser que sous l’effet du rapprochement

entre ces deux courants, l’entreprise sociale outre-Atlantique est aujourd’hui abordée au

travers de sa mission sociale pour la réalisation de laquelle l’augmentation des ressources

marchandes est préconisée, sans nécessaire rapport avec le type d’activité économique ni

avec la structure de gouvernance. Le critère de non-distribution des profits qui était

central pour le tiers secteur a, en particulier, été progressivement relativisé, voire

abandonné pour l’entreprise sociale. Quant aux dynamiques d’innovation sociale, elles

sont appréhendées surtout à travers la valorisation des figures individuelles

d’entrepreneurs sociaux et sont considérées comme un moyen de créer une « valeur

sociale ». De ce point de vue, les entreprises, la société civile et le secteur public sont

considérés comme complémentaires et la distinction, entre entreprises sociales sur le

marché et celles créant des équilibres économiques en mobilisant aussi des ressources

non marchandes, n’est pas essentielle (Ferrarini 2013).

7 En comparaison, la contribution européenne émanant du réseau des chercheurs d’EMES a

pour originalité de combiner la finalité sociale de l’entreprise avec sa structure de

gouvernance interne. La trajectoire historique des entreprises sociales européennes, qui

les lie aux organisations de l’économie sociale, explique ainsi l’importance des critères de

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148

Page 153: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

participation, de modalités de décision non liées à la détention du capital et de limites à la

distribution des profits.

8 Il existe donc des points communs à l’ensemble de ces courants portant sur la finalité

sociale, l’autonomie et la prise de risque économique. Mais, de la conception différente du

lien entre mission sociale et structure de gouvernance interne découlent deux différences

de taille entre courants nord-américains et européens. Premièrement, dans la

contribution européenne, l’importance octroyée à des modes de gestion plus

démocratiques crée une distance par rapport aux modes de gestion du secteur privé à but

lucratif. Deuxièmement, l’attention portée à des critères de démocratie économique

interne dans l’approche européenne permet d’envisager les entreprises sociales comme

des partenaires légitimes des politiques publiques, possédant un certain degré

d’interaction avec leur environnement institutionnel, ce qui constitue un canal de

diffusion pour les innovations sociales qu’elles recèlent. Par contraste, aux États-Unis, la

diffusion de l’innovation sociale est considérée comme étant le fruit de l’expansion ou de

la multiplication des entreprises sociales, grâce à l’utilisation des ressources marchandes,

au soutien de fondations et au dynamisme des entrepreneurs (Defourny et Nyssens 2013).

Les limites des approches existantes de l’entreprise sociale

9 Ces approches considèrent dans l’ensemble l’entreprise sociale comme une organisation

privée. Pourtant, l’entreprise sociale se situe bien entre sphères privée et publique, au

sens où elle peut contribuer à la définition de problèmes publics qui deviennent des

objets de débat. Cette dimension publique, au sens de Hannah Arendt (1983) ou de Jürgen

Habermas (1988), doit être prise en compte. Pour cela, il convient de suivre ces auteurs

dans leur définition du public, tout en se démarquant par ailleurs de la séparation trop

stricte qu’ils opèrent entre sphères politique et économique.

10 Dans cette perspective, il apparait clairement que les activités économiques de

l’entreprise solidaire sont indissociables de la dimension institutionnelle, entendue

comme confrontation à la question du sens et de la légitimité. Cette dimension concerne

deux registres : d’abord celui des logiques instituantes à travers lesquelles les acteurs

créent et consolident l’action menée par l’émission de règles, manifestant ainsi leur

capacité à générer des communs (Ostrom, 2005) et à exprimer leur volonté

transformatrice ; ensuite celui du cadre institutionnel, ensemble de normes déjà établies à

différentes échelles et dans différents registres, inscrits dans la loi ou non, qui influent

sur leur action et sur lequel les entreprises sociales peuvent avoir une certaine influence.

L’approche d’EMES a déjà rendu compte des cadres institutionnels dans lesquels évoluent

les entreprises sociales et de la manière dont elles peuvent elles-mêmes les influencer.

Cependant, le cadre institutionnel y est souvent traité comme un « environnement »,

séparément du sens et des règles que se donnent les entreprises sociales de manière

interne, lesquelles, implicitement, sont considérées comme des organisations privées. Il

s’agit ici de contribuer à une analyse institutionnelle plus intégrale et plus critique des

entreprises sociales qui tienne compte de leur position à la frontière entre sphères privée

et publique.

11 À travers les logiques instituantes, il s’agit notamment de problématiser la question de la

mission des entreprises sociales. En se centrant sur les catégories d’« entreprise »

(définie par rapport à l’activité « économique ») et de « social », ainsi que sur les rapports

entre les deux catégories, les approches de l’entreprise sociale risquent d’éviter une

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149

Page 154: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

réflexion critique sur leur mission et sur les processus de création de valeur sociale. La

possibilité d’une interaction positive entre sphère économique et sphère sociale est

généralement affirmée sans être interrogée. Le « social » est défini comme une catégorie

par défaut au travers de « besoins » non satisfaits par l’Etat et le marché. Le choix d’une

mission au sein de ce vaste ensemble peut être effectué par un entrepreneur social ou

d’autres décideurs de l’entreprise. La réflexion n’est pas centrée sur la nature et la

légitimité des acteurs, sur leur projet politique ni sur les rapports sociaux dans lesquels

ils s’inscrivent. Les entreprises sociales prétendent contribuer à une mission sociale en

créant une valeur sociale, mais le rapport entre ces entreprises et le débat public est

éludé. Certes la définition européenne inclut le fait que l’initiative vienne d’un groupe de

citoyens, mais en limitant le fonctionnement démocratique à une égalité formelle entre

les membres garantie dans les statuts et sans expliciter les modalités à travers lesquelles

se concrétisent des rapports égalitaires.

12 En négligeant la dimension instituante interne des organisations, cette approche risque

entre autres de réduire les différentes formes d’institutionnalisation des entreprises

sociales aux formes légales existantes – les coopératives, associations, mutuelles

auxquelles s’ajoutent de nouvelles formes spécifiques d’entreprises sociales reconnues

dans les législations de certains pays. Dans ce cadre, les entreprises sociales informelles,

qui ne s’inscrivent dans aucune législation, sont négligées. Elles tendent à être vues

comme une simple « variation » des modalités de référence (Fonteneau et al., 2011 : 2 cité

dans Gaiger 2013 : 10), alors que dans de nombreux contextes, elles représentent l’un des

cas les plus importants numériquement (Gaiger 2013). De plus, on peut penser que les

entreprises sociales n’ont pas nécessairement vocation à se formaliser car elles possèdent

des logiques instituantes propres à travers leurs règles internes de gestion (ibid.) se

manifestant dans leur capacité d’auto-organisation (Veronese, communication

personnelle). En complétant ainsi l’analyse organisationnelle par une approche

institutionnelle qui ne se limite pas aux cadres légaux existants, il est possible de

restituer le sens et les logiques d’ensemble qui se cristallisent dans des formes

organisationnelles particulières, légalement reconnues ou non. Si l’on ne considère pas

les logiques instituantes qui peuvent se situer dans l’économie informelle ou formelle,

alors l’analyse des entreprises sociales court le risque de se convertir en une composante

de l’approche néo-modernisatrice, en supposant implicitement une tendance à la

formalisation des entreprises sociales informelles.

13 Enfin, l’approche n’est pas centrée sur les rapports entre sphères économique et

politique. Elle développe une vision différente de l’entreprise, mais ne met pas

radicalement en cause le cadre institutionnel dans lequel l’activité de l’entreprise « se

déroule ». Elle admet une capacité « d’agency » des entreprises sociales, mais elle suppose

une partition entre trois sphères d’activité – l’économique, le social et le politique – dont

les frontières et les interactions ne sont que partiellement interrogées. Questionner les

catégories de l’entreprise et du social depuis la perspective de la place de l’économie dans

la société, du débat public et de la démocratie apparait donc comme un axe de recherche

complémentaire pour l’entreprise sociale.

Les entreprises sociales de type solidaire

14 Cette préoccupation théorique entre en résonnance avec des constats empiriques : il

existe dans différents continents des initiatives qui peuvent être considérées comme des

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entreprises sociales et qui ont été créées dans une volonté de transformation des sphères

économique et politique. Elles émanent d’une réaction contre l’ordre économique

dominant et d’une conscience de la part des acteurs qu’« entre capitalisme et démocratie

il y a un rapport de tension insurmontable » (Habermas, 1998, p. 379). En Europe, après la

période des Trente Glorieuses (1945-1975) pendant laquelle la perception de cette tension

était atténuée, son acuité s’est à nouveau révélée avec l’apparition de nouveaux

mouvements sociaux, creusets d’idées alternatives, et dès les années 1970 de pratiques

solidaires. Ces expériences voulant par exemple lutter en faveur de l’environnement ou

contre le patriarcat ont exigé de « déborder le champ habituel de la démocratie, c’est-à-

dire le politique, pour investir le domaine économique » (Sousa Santos, Rodriguez, 2013,

p. 141). Puis dans les années 1980, elles ont été bousculées par la vague de dérégulations

et de flexibilisations préconisée par le consensus de Washington, qui a induit des actions

plus défensives de reprises d’entreprises par leurs travailleurs (Paton, 1989) ou

d’insertion par l’économique (Gardin, Laville, Nyssens, 2012). En Amérique latine, ces

expériences naissent de l’incapacité ou du refus de s’adapter aux conditions du

capitalisme périphérique et aux formes de sociabilité qu’il entraine (Gaiger, 2013). Elles se

déroulent généralement dans un contexte de précarité sociale et elles visent d’abord à

créer des revenus indispensables pour subsister. Mais en même temps, elles réactivent

des liens de solidarité, fondés sur des communautés ou associations anciennes ou

nouvelles dans les milieux populaires. Les entreprises solidaires opèrent ainsi une

inflexion vers des mobilisations plus fortes de la solidarité et de la coopération avec le

passage de tactiques de survie à des stratégies (De Certeau, 1980) d’entreprises solidaires.

Luis Razeto (1993, p. 40) va jusqu’à avancer que la coopération et la collaboration, qu’il

nomme le facteur C, permettent « des économies d’échelle, des économies d’association et

des externalités collectives dans le cours de l’action collective » ce qui conduit à redéfinir

les notions d’efficacité et d’efficience. De nombreux exemples peuvent être cités.

15 - En Europe différents types d’initiatives pouvant être rapportées aux entreprises sociales

affirment leur dimension politique. En Italie du Sud, des coopératives, et en France, les

régies de quartier, ont impulsé des dynamiques participatives en liaison avec des

autorités publiques locales ; au Portugal, le réseau de développement local Animar

encourage la démocratisation de l’économie grâce à des expériences territorialisées. En

Amérique latine, les entreprises sociales inspirées des approches nord-américaines (par

exemple le Social Enterprise Knowledge Network, lié à la Harvard Business School)

n’occupent qu’une place mineure dans le débat public et politique. Par contre, les réseaux

d’entreprises populaires solidaires, qui lient organisation démocratique des pratiques

économiques et positionnement dans l’espace public (França Filho, 2006), jouent un rôle

dans le changement institutionnel et la transformation sociale. En particulier au Brésil,

en Bolivie, en Équateur et au Nicaragua, ces entreprises ont suscité de nouvelles

politiques publiques ou de nouveaux cadres normatifs ou législatifs qui tentent de

redéfinir le sens de la modernité à travers une vision plurielle de l’économie (Wanderley,

2009), laquelle n’est bien sûr pas exempte de contradictions ni de dérives. En Afrique du

Sud, un nouveau mouvement dit « d’économie solidaire » regroupant différents types de

coopératives s’est conformé pour impulser des politiques transformatrices

(transformative policies), jugeant insuffisants l’économie sociale traditionnelle et la

politique actuelle du Black Economic Empowerment (COPAC, 2011).

16 Afin de ne pas introduire de biais méthodologique en référant la réalité des entreprises

sociales uniquement à certains cadres d’analyse proposés au Nord, l’objet de ce texte est

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Page 156: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

de s’appuyer tant sur les exigences conceptuelles ci-dessus que sur des pratiques comme

celles qui viennent d’être mentionnées.

Critères de définition de l’entreprise solidaire

17 Dans cette seconde partie, l’idéal-type est construit selon une méthodologie comparable à

celle adoptée pour la définition d’EMES, en étant axé sur l’identification de critères. Ils

représentent des indicateurs de différentes dimensions constitutives de l’idéal-type de

l’entreprise solidaire comme construction abstraite, et non des propriétés que chaque

entreprise solidaire singulière devrait posséder. Par ailleurs, ces critères sont classés

selon qu’ils se rapportent à la dimension économique, sociale ou politique des

entreprises. Il convient de signaler que ces différentes dimensions s’articulent et se

recoupent en pratique. Cette distinction est donc seulement analytique. Les indicateurs

économiques visent à caractériser l’organisation de la production et des échanges et les

relations de travail dans l’entreprise solidaire idéale typique. Les indicateurs sociaux

portent sur le sens de l’action et sur le type de relations sociales, tant internes

qu’externes à l’entreprise. Les indicateurs politiques rendent compte de la dynamique

instituante des entreprises solidaires et de leur participation à la sphère publique. Cette

troisième dimension va donc au-delà des critères de gouvernance dans l’idéal-type

d’EMES, qui sont axés sur le mode d’organisation interne des entreprises. L’idéal-type

d’entreprise sociale dans une perspective d’économie solidaire dialogue donc avec la

définition d’EMES, tout en suggérant de préciser certains critères en référence à des

réalités diversifiées.

Indicateurs économiques

Hybridation des principes économiques et logique de solidarité

18 Afin de distinguer les entreprises sociales d’organisations à but non lucratif visant

uniquement la défense d’intérêts ou l’attribution de ressources (comme les fondations),

l’idéal-type d’EMES de l’entreprise sociale définit comme indicateur la production

continue de biens ou de services. Par contre, cet indicateur ne distingue pas les

entreprises dont l’activité de production de biens ou de services obéit à une logique

uniquement marchande, de celles faisant intervenir d’autres principes. Ce choix, qui

permet d’inclure les entreprises sociales fondées sur le modèle nord-américain de

mobilisation des ressources marchandes, tend à occulter une originalité essentielle des

entreprises solidaires qui est la pluralité des principes économiques et l’existence d’une

logique de solidarité.

19 Les investigations menées sur l’économie convergent en effet pour réfuter une rationalité

économique qui se réduirait à l’intérêt matériel individuel et dont la coordination

résulterait uniquement des mécanismes marchands. En accord avec Fernand Braudel

(1985, p. 45), qui suggère de ne pas être obnubilé par l’économie de marché « alors qu’elle

n’est qu’un fragment d’un vaste ensemble », il importe de reconnaitre avec Karl Polanyi

(2011) la pluralité des ressources marchandes, mais aussi non marchandes et non

monétaires. Aux ressources tirées du marché s’ajoutent celles venues de la redistribution

(prélèvement par une autorité centrale et affectation à partir des règles édictées par

celle-ci), de la réciprocité (groupements symétriques dont les membres pratiquent une

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Page 157: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

forme de mutualisme) et du partage domestique (production pour l’usage au sein de

l’unité domestique selon des règles équitables ou non). Ces principes d’intégration

économique peuvent d’ailleurs ne pas être assimilés à de simples ressources et être

compris comme des types d’interdépendance, constituant l’élément fondamental de

l’analyse de l’économie comme processus institué au sens de Polanyi. La réciprocité ne se

réfère alors pas seulement à des ressources mises à disposition, mais à des

interdépendances traduisant une complémentarité instituée. La redistribution

correspond à des interdépendances établies à travers des systèmes centralisés. Le partage

domestiquedécrit les interdépendances changeantes au sein d’unités de type domestique

fondées sur l’autosuffisance (Hillenkamp, 2013 ; Servet 2013). Le marché, enfin,

correspond aux interdépendances qui naissent automatiquement entre acheteurs et

vendeurs au travers de la fluctuation des prix.

20 Cette interprétation replace les principes de Polanyi dans une vision d’économie

politique. Elle engage à interroger les cadres institutionnels et politiques dans lesquels

s’inscrivent les entreprises sociales lorsqu’elles mobilisent des ressources de différente

nature. Chacun des principes est en effet ambigu. Le principe de réciprocité, en

particulier, n’est pas une catégorie automatiquement positive du point de vue de la

démocratisation. Comme le partage domestique dans la famille patriarcale, il peut être

mobilisé de manière coercitive, par exemple dans des structures de type communautaire.

Ce n’est que lorsque la réciprocité est volontairement instituée, dans des structures que

les acteurs peuvent d’ailleurs considérer comme modernes ou comme traditionnelles,

qu’elle peut prendre un caractère égalitaire et constituer la base de processus de

démocratie participative ou délibérative. De même, la redistribution au travers du

prélèvement et de la réaffectation des ressources peut être administrée de manière

autoritaire, comme elle peut être associée à des modalités de démocratie représentative,

y compris à un niveau local.

21 Dans cette logique, l’entreprise solidaire tend à substituer au principe d’autosuffisance

dominant dans l’économie populaire une réciprocité volontairement instituée sur une

base d’égalité. Ce type d’entreprise sociale réalise une hybridation entre principes

économiques destinée à fournir des moyens pertinents au service de son projet sous

l’égide de la réciprocité égalitaire (Gardin, 2006) comme une « hybridation entre accords

formels et informels » (Nyssens, 1996).

Cohérence de l’engagement économique, social et environnemental

22 Afin de distinguer les entreprises sociales des administrations publiques, l’un des

indicateurs de l’entreprise sociale d’EMES porte sur le niveau de prise de risque des

créateurs de cette entreprise. Ce critère, qui mesure l’engagement économique des

créateurs de l’entreprise, peut être étendu en incluant l’engagement social et

environnemental.

23 Le consensus minimal sur l’agenda du développement durable, depuis le rapport

Brundtland (1987) jusqu’aux Sommets de la terre de 1992, 2002 et 2012, s’est fait sur la

reconnaissance de l’urgence d’intégrer les dimensions économiques, sociales et

environnementales des activités humaines. Il semble dès lors difficile d’envisager que les

entreprises sociales puissent, à la limite, s’engager dans des activités éventuellement

risquées économiquement et nuisibles d’un point de vue social ou environnemental pour

ensuite réinvestir le profit dégagé dans leur mission sociale.

Revue Interventions économiques, 54 | 2016

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Page 158: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

24 Les fondateurs des entreprises solidaires, et, plus largement sans doute, de nombreux

créateurs d‘entreprises sociales, visent avant tout une cohérence de leur action dans les

différents domaines y compris dans des entreprises solidaires informelles. La réflexion

sur l’impact social et écologique de l’activité trouve sa place et génère des réponses

concrètes. Par exemple une préférence est accordée aux intrants naturels ou à

l’agroécologie, quand bien même cela augmente dans un premier temps les coûts de

production (dans un second temps, ils sont valorisés sur des marchés spécifiques). En

soumettant ces choix à des espaces internes de discussion démocratique, ces entreprises

peuvent d’ailleurs développer des modes de priorisation des objectifs économiques,

sociaux et environnementaux au niveau local. Ils offrent alors, par la constitution

d’espaces publics de proximité (Eme, Laville, 2006) ou de micro-espaces publics

autonomes, une réponse pratique à une préoccupation centrale d’écologistes critiques qui

est l’insuffisance du paradigme de l’intégration des différents domaines lorsqu’il ne

s’accompagne pas de modalités d’arbitrage concrètes (van Griethuysen, 2010).

Valorisation du travail

25 L’idéal-type d’EMES identifie un niveau « minimum » d’emploi rémunéré comme dernier

critère économique des entreprises sociales. Ici aussi, l’expérience des entreprises

solidaires, notamment celles issues de l’économie populaire, engage à aller plus loin en

posant la valorisation du travail comme principe commun.

26 L’économie populaire a été définie comme « l’ensemble des activités économiques et

pratiques sociales développées par les groupes populaires en vue de garantir par

l’utilisation de leur propre force de travail et des ressources disponibles, la satisfaction

des besoins de base, matériels autant qu’immatériels » (Sarria Icaza, Tiriba 2006, p. 259).

Cette approche a le mérite de redécouvrir ces formes d’organisation populaire ayant une

composante économique encastrée dans des relations sociales et culturelles invalidées

depuis le XIXe siècle en étant présentées comme archaïques, dépassées et condamnées à

disparaître avec la modernisation. Cette économie populaire ne peut être conceptualisée

dans une simple dépendance à l’économie formelle, complément obligé d’un capitalisme

sauvage ou expression volontaire d’un capitalisme « aux pieds nus » (De Soto, 1997). Pour

José Luis Coraggio (2002, 2006), l’économie populaire est une économie du travail, en

opposition à l’économie du capital parce qu’elle est mise en œuvre à partir de la logique

du travail et de la reproduction de la vie au sein de l’unité domestique.

27 L’entreprise solidaire, ancrée dans cette économie populaire du travail, se positionne à

l’encontre de la division sociale entre capital et travail. Elle privilégie les relations de

travail entre associés et limite le recours à des travailleurs salariés qui ne sont pas

membres de l’organisation. Elle tend à gérer l’organisation du travail et à déterminer sa

rémunération selon des modes de décision démocratiques, indépendamment de la

détention du capital, comme l’illustrent notamment les références à l’autogestion et à la

coopérative.

Indicateurs sociaux

Finalité de transformation et réparation

28 La mission sociale des entreprises sociales, référée dans l’idéal type d’EMES à un service à

la communauté ou à un groupe de bénéficiaires, peut être spécifiée et problématisée dans

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Page 159: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

le cas des entreprises solidaires à travers une double finalité de transformation et de

réparation. Portées par la volonté d’aller vers un autre monde plus égalitaire et de

résoudre des urgences, les entreprises solidaires sont à la fois transformatrices et

réparatrices. La « logique contestataire (contester les règles et les valeurs en vigueur) »

en leur sein ne peut être isolée d’« une logique palliative (améliorer l’existant) » (Blanc,

Fare, 2012, p. 76). Cette ambivalence tient à l’importance pour leurs promoteurs de

démocratiser l’économie par des engagements citoyens, partant du constat que la place

excessive prise par un capitalisme patrimonial et financiarisé est aujourd'hui une cause

essentielle du chômage, de la précarité et de la pauvreté.

29 Ce souhait de transformation à long terme articulé à un pragmatisme de court terme

débouche sur une conception du changement social qui ne se revendique pas « d’une

nouvelle totalité, en rupture avec les déterminations actuelles », mais qui est soucieuse

d’apporter « une amélioration des conditions de vie » (Gaiger, 2006, p. 350-353). Cette

attention aux conséquences humaines du changement évoque l’altermondialisme pour

qui l’autre monde à inventer est déjà présent dans celui-ci. Son mot d’ordre « résister et

construire » transposé sur le plan économique suppose de ne pas se prévaloir d’un autre

système global, mais plutôt d’ancrer la perspective d’une autre économie dans les

pratiques populaires et « d’inventer des alternatives (au pluriel) » (Sousa Santos et

Rodriguez, 2013, 129). Cette perspective est congruente avec celle de l’innovation sociale

et de la création de valeur sociale, à condition de tenir compte du type de processus

(participatif ou non) et de finalité (transformatrice ou non) de l’innovation (Ferrarini,

2013).

Solidarité démocratique au sein de l’entreprise solidaire

30 Dans cette perspective, la vision de transformation et de réparation dans les entreprises

solidaires ne peut pas être prise en compte uniquement par des mécanismes de limitation

de la distribution des bénéfices. De manière plus large, c’est la volonté de démocratisation

exprimée en pratique par des solidarités construites depuis la base qui entretient et

légitime la finalité de ces entreprises :

• Pour ce qui est des formes adoptées, la solidarité n’est pas une solidarité traditionnelle dans

laquelle les appartenances héritées peuvent conforter les hiérarchies fondées sur l’âge ou le

sexe. Elle se démarque aussi d’une solidarité philanthropique renvoyant à la vision d’une

société éthique où les citoyens motivés par l’altruisme remplissent leurs devoirs à l’égard

des plus défavorisés sur une base volontaire.

• Pour ce qui est des personnes concernées, c’est une solidarité à la fois horizontale, qui vise le

rééquilibrage des rapports entre les groupes sociaux actuellement vivants, et verticale, qui

inclut les générations à venir. Il y a donc une volonté de lutte contre les inégalités et pour la

justice sociale intégrant les aspects environnementaux.

31 L’entreprise solidaire s’appuie ainsi sur une solidarité que l’on peut qualifier de

démocratique au sens où elle part du postulat d’égalité affirmé dans l’ordre politique

pour le transposer dans la vie sociale et économique. Corollaire, la lutte contre la

pauvreté n’est pas privilégiée contrairement à ce qui est le cas dans d’autres

configurations de l’entreprise sociale. Il ne s’agit pas de faire preuve de compassion et de

bienveillance pour des bénéficiaires, comme dans les « charities ». Il s’agit que les

personnes affectées par un problème puissent prendre en charge sa résolution, comme

dans les « friendly societies », le « self-help » ou le « community development ». Le critère

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Page 160: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

est celui de la participation active des bénéficiaires à la définition et la mise en œuvre de

la mission de l’entreprise.

32 Ainsi, la protection obtenue par l’action collective vaut parce qu’elle est vectrice

d’émancipation, c’est-à-dire de réalisation de soi. L’analyse de Nancy Fraser (2013) permet

de bien expliciter cette articulation singulière. Partant de Polanyi qui a insisté sur les

effets dévastateurs du « tout marché » et a montré comment la société se protégeait face

à ce danger, Fraser note avec pertinence que la protection peut favoriser la domination

ou au contraire l’émancipation. Elle complexifie le double mouvement (marchandisation-

protection) de Polanyi pour le convertir en un triple mouvement (marchandisation-

protection-émancipation). Dans ce cadre théorique, toute entreprise sociale aménage des

formes de protection. L’entreprise solidaire, quant à elle, cherche à concilier protection et

émancipation. La perspective solidaire insiste sur l’importance de l’émancipation et sur la

mise œuvre d‘actions qui articulent protection et émancipation, plutôt que de choisir

entre l’une ou l’autre.

Autonomie

33 Finalement, le principe de structuration retenu est celui de l’auto-organisation à travers

des logiques instituantes qui mixent dynamiques d’entraide et de transformation sociale.

L’autogestion revendiquée dans le fonctionnement interne est indissociable de

l’autonomie dans la prise de décision et dans l’accès aux connaissances stratégiques. Si les

entreprises solidaires entretiennent des relations avec d’autres organisations et reçoivent

des ressources pour l’accès aux marchés, à des financements ou à des connaissances

techniques ou de gestion, cette aide ne doit pas entrainer la perte de contrôle de

l’organisation. Les entreprises solidaires ne doivent pas non plus devenir de simples

exécutants de programmes publics ou de projets sociaux de fondations privées. Comme le

soulignent Jacques Defourny et Marthe Nyssens, les entreprises sociales sont « créées par

un groupe de personnes sur base d’un projet propre et elles sont contrôlées par ces

personnes (…). Elles ont le droit tant de faire entendre leur voix (voice) que de mettre un

terme à leurs activités (exit) » (Defourny et Nyssens, 2013, p. 7).

Indicateurs politiques

34 En cohérence avec ce qui vient d’être énoncé, l’un des traits marquants de l’entreprise

solidaire est de ne pas se considérer comme une organisation privée, mais de mener une

action relevant du domaine public. Des critères d’ordre politique apparaissent donc

indispensables pour caractériser les entreprises solidaires au-delà des indicateurs de

structures de gouvernance de l’idéal-type d’EMES.

Dimension publique

35 L’entreprise solidaire n’a pas qu’un rôle économique. Elle participe de la formulation de

problèmes publics selon une approche du politique qui reconnait la place d’espaces

publics dans lesquels peuvent être abordées les questions relevant du commun à partir de

l’expression des citoyens. Les besoins sociaux ne sont pas repérés à partir de démarches

marketing comme celles prônées pour le « bas de la pyramide » (Prahalad, 2004) ; comme

mentionné plus haut, ils sont appréhendés grâce à des micro-espaces publics autonomes

dans lesquels la délibération permet la redéfinition des intérêts et valeurs des

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Page 161: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

participants (Hillenkamp, Bessis, 2012, p. 93). Cette élaboration itérative par contacts

directs et échanges argumentaires est particulièrement pertinente dans les situations où

les informations détenues par les protagonistes sont radicalement incomplètes et où c’est

la structuration sociale de la situation qui autorise l’élaboration d’activités validées

collectivement (Nyssens, 2006, p. 626). De tels espaces publics autonomes, constitués sur

la base de la proximité, caractérisent la dynamique participative des entreprises

solidaires, laquelle dépasse l’égalité juridique entre les membres. Son maintien dans la

durée exige une vigilance particulière face à la menace d’isomorphisme institutionnel

qu’engendrent les pressions de l’activité économique, comme en atteste l’abandon dans le

passé de l’horizon d’autogestion (Singer, 2006, p. 294).

Espaces publics intermédiaires

36 La pérennité des micro-espaces publics autonomes existant au niveau des expériences

singulières est envisageable seulement si des changements dans le cadre institutionnel

permettent de s’attaquer aux discriminations négatives dont elles sont l’objet. Des

regroupements territoriaux et sectoriels, la constitution de forums et d’arènes plus

larges, s’avèrent donc indispensables pour impulser de telles évolutions à travers des

espaces publics de niveau intermédiaire. Les institutions de médiation avec les pouvoirs

publics, de représentation et de soutien sont d’autant plus utiles pour les entreprises

solidaires qu’elles génèrent des apprentissages et donnent des résultats matériels et des

gains extraéconomiques (França Filho et Laville, Gaiger 2006, p. 345).

37 La dynamisation de micro-espaces publics autonomes et d’espaces publics intermédiaires

est essentielle pour des stratégies économiques non capitalistes, prises en charge par les

acteurs de la société civile face aux dérives de l’économie dominante. Ces espaces publics

sont décisifs pour une relance de l’implication citoyenne qu’ils induisent et que la

démocratie représentative ne suffit pas à obtenir.

Entrepreneuriat institutionnel et encastrement politique

38 Ils le sont aussi parce qu’il serait naïf de croire que les entreprises solidaires s’imposent

par leurs performances économiques. Elles pâtissent constamment de discriminations

négatives inscrites dans le cadre institutionnel au sens large. Un changement à ce niveau

est indispensable, principalement dans les cadres légaux et dans les politiques publiques,

qui sont à déconstruire (en délégitimant les pouvoirs et hiérarchies institués) et à

construire (en reconnaissant des activités auparavant ignorées). Cette activité en faveur

d’un changement institutionnel a été désignée comme « entrepreneuriat institutionnel »

(Lawrence, Suddaby 2006) et son importance a été soulignée par l’UNESCO stipulant dans

sa déclaration universelle sur la diversité culturelle de 2001 que « face à la concentration

oligopolistique les États doivent associer étroitement les différents secteurs de la société

civile ». Alors que la littérature sur l’entrepreneuriat institutionnel s’est intéressée aux

organisations dans leur ensemble, des cas étudiés dans le secteur médical (Lévy et Scully,

2007) et environnemental (Quéinnec, 2007) soulignent le rôle des associations (Rival et al.

2008). Dans cette lignée les entreprises solidaires constituent certainement l’un des

domaines à approfondir.

39 Il devient ainsi crucial d’analyser l’encastrement politique, c’est-à-dire les interactions

entre initiatives de la société civile se référant à un bien commun et les législations et

politiques publiques. Les entreprises solidaires, comme d’autres initiatives, peuvent

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Page 162: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

influer sur les modes d’action publique en même temps qu’elles sont normalisées par les

pouvoirs publics, par le biais de processus d’institutionnalisation qui ne sont ni pure

reproduction ni pure innovation.

Conclusion

40 Les indicateurs de l’entreprise solidaire synthétisent des comportements stylisés. En tant

qu’idéal-type, « le concept d’entreprise solidaire est un instrument heuristique, utile dans

la recherche des connexions causales, non accidentelles, qui sont à l’œuvre au sein des

expériences d’économie solidaire et les constituent en tant que catégorie spécifique

d’initiatives économiques » (Gaiger, 2006, p. 355).

41 Sa mise en perspective avec les autres approches de l’entreprise sociale permet de plus un

retour réflexif sur celles-ci. Les critères dégagés montrent en effet la dimension à la fois

sociale, économique et politique des entreprises solidaires, liées entre elles par un noyau

normatif explicite. Par contraste, la normativité implicite dans les courants américains des

ressources marchandes et de l’innovation sociale apparait clairement.

42 En effet, le courant des ressources marchandes avalise sur le plan théorique ce que

Polanyi (2007) nomme un « sophisme économiste », soit une confusion lancinante entre

économie et marché. L’augmentation des ressources marchandes y est appréciée

positivement, sans questionner les effets induits, selon une approche formelle de

l’économie qui, contrairement à l’approche substantive, ne reconnait pas la pluralité des

principes économiques. Pourtant, sur le plan empirique, le formalisme et cette

focalisation sur les ressources marchandes ont déjà produit des effets pervers : le

microcrédit illustre comment la recherche d’un autofinancement par le marché a

entrainé un écrémage des populations touchées et un risque de surendettement (Guérin,

Morvant-Roux et Villareal 2013). Cette propension à faire d’un simple outil un objet de

croyance, symptomatique dans le microcrédit, devrait inciter à la perplexité devant

l’héroïsation des personnalités d’entrepreneurs sociaux qui auraient « la capacité à

transformer le monde » (Bornstein, 2004) en propageant un « social business »

fonctionnant, selon Mohammad Yunus (2008), « conformément aux principes de gestion

qui ont cours dans une entreprise classique » et ayant vocation à « couvrir complètement

ses coûts ». Une telle littérature sur l’entreprise sociale imbrique dimensions analytique

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Page 163: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

et promotionnelle, ce qui peut conduire à un isomorphisme marchand en psychologisant

l’entrepreneuriat social ou en recommandant l’importation des méthodes managériales

privées.

43 Dans ce contexte, l’idéal-type d’entreprise solidaire, par son registre plus institutionnel et

politique, élargit la gamme des déclinaisons possibles de l’entreprise sociale, enrichissant

les débats qui gagneraient à inclure des perspectives critiques extérieures au monde

anglophone comme par exemple celles de Michel Foucault (2004) dénonçant le

mouvement qui fait de l’entreprise la seule forme d’action collective légitime ou de

Christian Laval (2007, p. 333) étudiant comment l’entreprise est actuellement présentée

« comme une forme universelle d’action ».

44 Par la pluridimensionnalité de ses critères, par l’attention portée à la gouvernance

interne (Eynaud, 2015), l’entreprise solidaire se rapproche indéniablement de l’idéal-type

identifié par le réseau européen EMES, avec toutefois des traits comme la finalité de

transformation et de réparation, la pluralité des principes économiques et la dimension

publique qui témoignent de réalités observables notamment dans d’autres contextes. Il

n’est pas concevable d’ignorer celles-ci dans la théorisation en devenir de l’entreprise

sociale et l’idéal-type présenté dans cette contribution entend intégrer la réflexion sur

ces pratiques dans une dimension ouverte et pluriculturelle. Il a pour objet de constituer

un idéal-type qui puisse être mobilisé en dialogue et en complément avec celui déjà établi

dans les travaux du réseau EMES.

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NOTES

1. Le réseau EMES se positionne : économie sociale, économie solidaire, entreprise sociale,

entrepreneuriat social, innovation sociale. http://emes.net

2. Defourny Jacques et Nyssens Marthe (2013), L'approche EMES de l'entreprise sociale dans une

perspective comparative, SOCENT Working Paper 2013/01, in partnership with EMES network.

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Page 167: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

D'où vient, où va l'entrepreneuriatsocial en France ? Pour un dialogueFrance-Québec surl'entrepreneuriat socialHugues Sibille

Ce n'est pas parce que les choses sont difficiles que

nous n'osons pas.

C'est parce que nous n'osons pas qu'elles sont

difficiles.

Sénèque

1 Ce papier ne prétend pas tout dire. Il vise à éclairer mes amis québécois sur l'histoire

récente de l'entrepreneuriat social en France. Le moment est bien choisi un an après le

vote d'une Loi Cadre (juillet 2014) qui précise comment se situe l'entrepreneuriat social

dans le périmètre de l'économie sociale et solidaire (ESS). Ce papier n'est pas académique,

mais subjectif : il est écrit par un acteur qui joue un rôle dans l'histoire et possède

quelques convictions sur le sujet. Il n'est pas non plus conclusif : il invite à ouvrir et

poursuivre un dialogue France Québec sur l'entrepreneuriat social comme ce fut le cas

sur l'Économie sociale au début des années 2000 lorsque les deux premiers ministres

Bouchart et Jospin décidèrent d'un chantier de coopération dirigé par Gérald Larose et

moi-même.

2 Nos deux pays ont des convergences sur l'économie sociale. Ils ont aussi des cultures, des

histoires et des institutions différentes, qu'il faut garder à l'esprit pour aborder

l'entrepreneuriat social. Ainsi l'État Providence, figure majeure en France, en crise

budgétaire et de confiance de l'opinion publique, perd son monopole sur l'intérêt général

et ouvre des espaces aux acteurs de la société civile, dont les entrepreneurs sociaux. De

même la France se situe-t-elle dans l'Union européenne où la Commission a joué sur

l'entrepreneuriat social un rôle non négligeable. Considérons aussi que la prégnance d'un

chômage de masse et de longue durée nettement plus lourd de ce côté-ci de l'Atlantique

explique bien des stratégies d'entrepreneuriat social récentes.

Revue Interventions économiques, 54 | 2016

163

Page 168: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

3 Bref, pour bien voir la France depuis le Québec, il faut mettre en perspective un

écosystème d'entrepreneuriat social qui diffère sensiblement du système québécois. J'ai

choisi de le faire apparaître dans un ordre chronologique.

Années 1980 : l'économie sociale fait un retour « paren haut »

4 L'entrepreneuriat social débarque en France au milieu des années 2000, dans un paysage

qui a beaucoup évolué au cours des deux décennies précédentes : relance de « l'économie

sociale »au début des années 80, puis émergence d'une « économie solidaire »dans les

années 90 et enfin rapprochement progressif de ces deux « amies-ennemies »après de

nombreuses tensions. L'Entrepreneuriat social surgit donc comme un « troisième

larron »dans un univers complexe et un paysage encombré. Il est dès l'origine un agent de

perturbation, et va souvent se revendiquer comme tel.

5 La première phase date de la fin des années 70. Un petit groupe d'hommes décide de

relancer l'idée d'économie sociale, promue par Charles Gide au siècle précédent (1886),

mais oubliée depuis, chaque famille (associative, coopérative, mutualiste) défendant ses

propres statuts. En 1980 une Charte de l'économie sociale est lancée, suivi en en 1982,

(après la victoire de F. Mitterrand,) par la mention de l'économie sociale dans les

attributions du ministre du Plan : Michel Rocard. Celui-ci crée une Délégation

interministérielle chargée d'animer la politique gouvernementale (DIES) et un Institut de

développement de l'économie sociale chargé d'apporter des fonds propres au secteur

(IDES). Pour la première fois, le terme d'économie sociale apparaît dans une Loi. Elle est

« décrétée d'en haut ».

6 Marchande, elle se définit d'abord par le regroupement des statuts de sociétés de

personnes agissant sur le marché (principalement coopératives et mutuelles ; associations

seulement si elles ont une activité économique significative) qui met en avant la propriété

sociale (résultant de l'impartageabilité des réserves) et la gestion démocratique (une

personne, une voix).

7 Il n'est pas encore question de réparation sociale, d'insertion ou d'inclusion : nous

sommes dans une culture « d'ascenseur social »portée par la croissance et le plein emploi

des Trente Glorieuses.

8 L'économie sociale est pour Michel Rocard et quelques dirigeants autour de lui, une

alternative aux nationalisations, une troisième voie entre économie publique et économie

capitaliste. Cette économie sociale est portée par des courants socialistes de ce qu’on

appelle à l’époque « la deuxième gauche »

9 Mais elle résulte davantage d'un « octroi politique « que d'une « conquête sociale ». Elle

n'est pas l'aboutissement d'une revendication du mouvement social ou du mouvement

syndical. En ce sens, la différence est forte avec le Québec où la CSN inscrit l'Économie

sociale à l'agenda de la négociation avec le gouvernement et le patronat. Ce n'est pas non

plus une construction de la base, mais plutôt une construction politique et

institutionnelle d'en haut.

10 Le regroupement des structures de l'économie sociale nait donc de manière très

« instituée »et peu axée sur une logique entrepreneuriale. On parle de « structure »plus

que d'entreprise. Malgré son poids économique important (10 % du PNB) dans les secteurs

Revue Interventions économiques, 54 | 2016

164

Page 169: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

de la banque (coopératives bancaires : plus de 50 % des dépôts) de l'assurance, de

l'agriculture (60 % de la transformation agro alimentaire), de la mutualité santé, des

services sociaux...les caractéristiques de sa naissance ne reposant ni sur un projet partagé

ni sur une identité forgée sur le terrain la laisseront fragile.

Années 1990 : l'économie solidaire fait son entrée« par en bas »

11 Les Trente Glorieuses sont bien finies et l'on en prend conscience douloureusement. Le

combat contre « l'exclusion »sociale succède à celui contre « l'exploitation »qui avait

caractérisé la période de croissance et de plein emploi. L'État connaît des difficultés à

traiter les nouveaux besoins sociaux depuis Paris par une politique de redistribution

« passive »d'État Providence. Dans le même temps, la décentralisation a accru

considérablement les responsabilités économiques et sociales des collectivités

territoriales et leurs moyens d'agir. Désormais les choses se jouent largement sur les

territoires. De nouveaux enjeux d'une solidarité active et de proximité se font jour. Des

expériences de terrain, des réseaux, des concepts se fédèrent sous le terme d'économie

solidaire. Ces tenants d'une redéfinition concrète de la solidarité (dont le penseur est Jean

Louis Laville), mettent en avant trois solidarités actives :

12 1/ Solidarité avec les exclus du travail, du logement, de la santé...les « hors-

économie ».

13 Dans cette fin des 30 glorieuses, sous la pression de mouvements alternatifs, surgissent

des entreprises d'insertion, des régies de quartier, des épiceries solidaires, des clubs

d'investisseurs solidaires, des institutions de micro finance, etc. L'économie solidaire

naissante reproche à l'économie sociale ancienne de ne faire jouer la solidarité qu'entre

des « inclus », les membres de ses groupements, mais pas vers les exclus qui restent en

dehors. Rebelle et résistante, elle estime que l'économie sociale est trop instituée et a

perdu ses racines.

14 2/ Solidarité avec le Sud : l'économie solidaire met l'accent sur les populations qui

restent à l'écart du progrès économique dans les pays sous-développés. Elle encourage le

commerce équitable, la solidarité internationale, et de nouvelles formes d'épargne (par

exemple le Comité contre la faim et pour le développement, CFFD) pour mieux partager

les fruits du développement.

15 3/ Solidarité avec les générations à venir : l'économie solidaire met l'accent sur

l'environnement, se développe dans le recyclage, l'économie circulaire, les énergies

renouvelables. L'économie sociale instituée reste assez peu sensible aux préoccupations

écologiques montantes.

16 Autrement dit, l'économie solidaire met moins l'accent sur les statuts que sur la finalité

d'utilité sociale : une partie des entreprises d'insertion utilisent la forme d'entreprise

commerciale classique. Elle est plus sensible à une solidarité territoriale qu'à une

démocratie économique d'entreprise. De forme essentiellement associative, elle repose

largement sur une mixité de ressources marchandes et de subventions publiques, qui la

mettent parfois (selon les défenseurs de l'économie sociale), en situation de dépendance

ou d'instrumentalisation par les pouvoirs publics. Bref, pour eux, l'économie solidaire

n'est pas une vraie économie, mais un auxiliaire de la puissance publique.

Revue Interventions économiques, 54 | 2016

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Page 170: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

17 L'économie sociale des années 70/80 était portée par des courants socialistes et

démocrates-chrétiens, l'économie solidaire des années 80/90 est promue par des courants

écologistes et alternatifs.

Fin des années 90 : tectonique des plaques et débutde rapprochement des continents « social » et« solidaire ».

18 L'économie sociale prend conscience de la gravité de la crise. L'économie solidaire

cherche de son côté des partenaires pour se développer. Peu à peu, un dialogue s'instaure

entre ces deux économies, qui se veulent l'une et l'autre alternatives à l'économie

dominante. Mais l'une (économie sociale) remet surtout en cause la forme d'entreprise de

capital et l'autre (économie solidaire) re questionne l'économie marchande elle-même.

19 Des passerelles s'organisent : le Centre des jeunes dirigeants de l'économie sociale (CJDES)

est de ceux qui cherchent à rapprocher les éléphants (économie sociale) et les souris

(économie solidaire). Certaines grandes entreprises de l'économie sociale contribuent au

rapprochement : la Macif, la Maif, Chèque Déjeuner, le Crédit coopératif... En 1999 sont

organisées par la Délégation interministérielle à l'économie sociale, des premières

Consultations régionales. Comment les appeler ? Quel périmètre leur donner ? Finalement

on choisit de les appeler consultations régionales de « l'économie sociale et solidaire ».

C'est la première fois que ce concept unificateur est utilisé.

20 Le terme ESS est lancé et des rapprochements se mettent en marche. Les thématiques de

la finance solidaire et de l'insertion par l'activité économique contribuent

particulièrement au nouveau dialogue. Des produits d'épargne solidaire sont imaginés et

gérés par des banques et mutuelles de l'économie sociale qui financent les entreprises

solidaires. France Active, organisme de financement de l'économie solidaire, en est

l'illustration : elle est elle-même refinancée par des banques coopératives et des

mutuelles d'assurance.

21 Dans ce rapprochement « l'entrepreneuriat » n'est guère mis en avant. L'économie sociale

raisonne en termes de statuts et d'institutions. L'économie solidaire raisonne en termes

de citoyenneté et de subventions.

22 Cependant, pendant cette même période, la gauche de gouvernement de Mitterrand

réhabilite l'entreprise. Les jeunes commencent à être attirés conjointement par la liberté

entrepreneuriale ET par un désir de transformation sociale. Là où la génération de 68

contestait ou refusait l'entreprise, ses enfants l'investissent sans complexe. Par ailleurs, à

l'idée d'un modèle économique unique (capitalisme) auquel on substituerait un modèle

alternatif unique (économie nationalisée ou économie sociale) succède l'idée d'une

économie plurielle, d'une biodiversité de formes, de finalités, de statuts.

23 C'est dans ce contexte qu'arrive l'entrepreneuriat social

Années 2000 : une double origine internationale del'entrepreneuriat social français

24 Dans ce contexte d'unification difficile de l'ESS, peu tournée vers l'entrepreneuriat, arrive

un nouveau concept : l'entrepreneuriat social. Il a deux filiations internationales alors

Revue Interventions économiques, 54 | 2016

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Page 171: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

que l'économie sociale était un concept d'origine française (Gide, Desroche, Moreau,

Draperi).

25 La première filiation vient des États unis, avec un mouvement lancé dès 1993 par la

Harvard Business School puis l'université de Stanford puis d'autres grandes universités. Il

est relayé en France par une grande école de commerce, l'ESSEC, qui crée en 2004, grâce à

la Caisse des Dépôts, une chaire universitaire d'entrepreneuriat social, défini comme

« entrepreneuriat privé d'intérêt collectif ». À peu près au même moment (2005)

l'organisation internationale Ashoka, créée par l'ancien collaborateur du Président Jimmy

Carter, Bill Drayton, s'implante en France pour développer et accompagner

l'entrepreneuriat social, en sélectionnant les entrepreneurs à plus fort potentiel. L'ESS ne

mesure pas tout de suite les conséquences et l'impact de ce nouveau concept, peu tournée

qu'elle est vers les milieux entrepreneuriaux. Très vite Ashoka, les grandes écoles de

commerce, les cabinets de consultants occupent le terrain. En 2006 le Boston Consulting

Group et la Fondation Schwab créent un prix de l'entrepreneuriat social qui se révèle un

succès.

26 La seconde filiation de l'entrepreneuriat social est européenne et davantage liée à la

tradition d'économie sociale. En 1991 l'Italie crée un statut spécifique de coopérative de

solidarités sociales qui est la première référence européenne explicite à l'entrepreneuriat

social. Les coopératives sociales italiennes se développent rapidement afin de répondre à

des besoins non ou mal satisfait par les services publics, dans un contexte de récession

économique et de chômage. On compte 7300 coopératives sociales en 2013. La France a

regardé de près cette émergence des coopératives sociales. De son côté la Belgique fait

voter en 1995 une Loi créant le statut de Société à finalité sociale (SFS).

27 Ce statut vise à limiter certains abus dans l'usage des associations sans but lucratif (ASBL)

et à offrir un nouveau cadre pour traiter des problèmes sociaux et au tout premier chef le

chômage. Les SFS sont des sociétés commerciales classiques, mais qui doivent préciser

dans leurs statuts trois points en particulier : le non-enrichissement des associés, un objet

à finalité sociale précis, un rapport annuel qui rende compte des résultats sociaux

obtenus.

28 Mais ce sont surtout des travaux universitaires qui vont donner corps à une vision

européenne de l'entrepreneuriat social, avec la création d'un réseau d'universitaires

emmené par Jacques Defourny sur « l'Émergence d'Entreprises Sociales en Europe

(EMES) » qui va travailler ce sujet avec un programme ambitieux de recherche de 1996 à

2000. EMES théorise l'entrepreneuriat social en proposant une méthode de faisceau

d'indices pour caractériser les entreprises sociales.

29 Les universitaires retiennent :

• 4 indicateurs économiques : une activité continue de production ; un degré élevé

d'autonomie ; une prise de risques économiques ; au moins un emploi salarié.

• Et 5 indicateurs sociaux : un objectif explicite de service à la communauté ; une

initiative émanant d'un groupe de citoyens ; un processus de décision non basé sur la

propriété du capital ; une dynamique participative de différentes parties prenantes à

l'activité ; une distribution limitée des bénéfices.

30 Cette approche d'EMES sera déterminante pour plusieurs raisons.

31 Elle ne fait plus reposer l'entreprise sociale uniquement sur l'utilisation de statuts, mais

sur un faisceau d'indices. Elle opère un équilibre entre solidarité sociale et enjeu de

gouvernance participative. Elle introduit une notion de parties prenantes plus large que

Revue Interventions économiques, 54 | 2016

167

Page 172: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

celle du sociétaire, y compris les citoyens. En un sens la méthode proposée par EMES

contribue à créer, via cette nouvelle approche de l'entreprise sociale, une synthèse entre

économie sociale et économie solidaire. Cette approche aura une influence tout à fait

sensible en France, jusqu'à la Loi ESS de 2014.

Années 2000 : Démarrage officiel du conceptd'entrepreneuriat social en France

32 Le premier acte significatif de ce démarrage est la remise en 2000 d'un rapport officiel au

gouvernement du premier ministre Lionel Jospin sur « l'entreprise à but social », rédigé

par l'élu écologiste et économiste de renom, Alain Lipietz. Ce rapport avait été diligenté

par la ministre de l'Emploi Martine Aubry pour étudier la nécessité (ou non),

d'accompagner deux grandes lois, l'une sur les Nouveaux services / Nouveaux emplois et

l'autre sur la lutte contre les exclusions, par la création d'un nouveau statut d'entreprise

à but social. Lipietz confirme le potentiel de création d'emplois d'utilité sociale d'un tiers

secteur bénéficiant d'un soutien de la puissance publique et suggère de créer un « label

entreprise à but social »pour les structures respectant un certain nombre de principes.

33 Résultant de cet ensemble de circonstances (deux lois sur l'emploi, un rapport sur

l'entreprise sociale, des Consultations Régionales de l'ESS, le contexte italien des

coopératives sociales...) la France vote en juillet 2001, un siècle exactement après la

grande loi associative de 1901, une nouvelle loi créant le statut de Société coopérative

d'intérêt collectif (SCIC). Il s'agit de la première grande réponse juridique des pouvoirs

publics français à cette émergence d'initiatives socio-économiques (telles que les

entreprises d'insertion, les entreprises adaptées, les crèches parentales, les entreprises de

recyclage, les régies de quartier, les associations intermédiaires...)

34 Avec la SCIC, d'une certaine façon, l'entreprise sociale obtient son statut.

35 À la différence de l'Association 1901 la SCIC est une entreprise commerciale inscrite au

registre du commerce. Elle correspond assez largement aux indicateurs économiques du

réseau EMES que nous avons évoqués : activité de production, autonomie, risque

économique, emploi. À la différence des coopératives classiques organisées autour d'un

sociétariat unique (les salariés ou les consommateurs ou les agriculteurs, etc.), la SCIC est

une coopérative de multi sociétaires qui peut réunir sur un projet d'entreprise, les

salariés, les usagers, des citoyens, des associations et les collectivités locales jusqu'à 20 %

du capital. Ces sociétaires diverses peuvent se regrouper en collèges au sein de la

coopérative. Pour la première fois est créé un statut organisant la gouvernance de parties

prenantes (stakeholders) diverses. L'intérêt collectif de l'entreprise est apprécié par les

Préfets qui autorisent ou non, l'utilisation du statut de SCIC, reprenant l'idée du Label

d'Alain Lipietz.

36 Cette loi est en un sens une révolution juridique du droit de l'entreprise. Elle crée une

entreprise de marché, mais d'intérêt collectif. Elle est coopérative, mais permet une

gouvernance de plusieurs catégories. Elle est de droit privé, mais autorise la participation

des collectivités publiques.

37 Les Français ont toujours cru que la réalité pouvait résulter ou s'enfermer dans une loi et

qu'au fond la société pouvait se changer par décret. La vérité est autre. Le changement

résulte d'une rencontre entre des initiatives de la société civile, des mouvements sociaux

ou citoyens et des traductions législatives ou de politique publique. L'entrepreneuriat

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Page 173: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

social ne se laissa donc pas enfermer dans une Loi sur les SCIC dont le démarrage fut

laborieux. D'une certaine façon les associations et les coopératives se méfiaient chacune

de leur côté de ce nouveau statut ressemblant en quelque sorte à un enfant illégitime

qu'elles auraient eu ensemble ! ! Il faudra attendre plus de 10 ans pour que le Statut SCIC

décolle véritablement, nous y reviendrons. En 2016 il connaît un grand succès.

Création du Mouvement des entrepreneurs sociaux(MOUVES)

38 Nous voici donc au milieu des années 2000, voyons comment s'organise le paysage. Trois

courants se concurrencent, cohabitent et coopèrent parfois :

39 1. Le courant de l'entreprise sociale mettant en avant, l'individu entrepreneur,

l'innovation sociale, les partenariats avec les entreprises classiques, se développe, parfois

baptisé péjorativement « courant anglo-saxon ». Il rencontre un fort intérêt de la

jeunesse, en particulier de la jeunesse diplômée des grandes écoles, qui le considère

comme comme une possible conciliation entre le goût de l'aventure entrepreneuriale et

la recherche d'utilité sociale. Souvent ces jeunes ne connaissent pas l'ESS : on ne leur en a

jamais parlé dans leur cursus de formation ! Changer le monde en entreprenant est une

utopie qui les attire. La Chaire Entrepreneuriat sociale de l'école de management ESSEC

est d'emblée un succès. D'autres grandes écoles y viendront, comme HEC qui crée en 2008

la chaire « Entreprise et pauvreté »autour du professeur et prix Nobel Muhamad Yunus.

Celui-ci développe à partir de son expérience de micro finance de la Grameen Bank au

Bangladesh le concept de social business. Il passe un accord qui fait grand bruit avec

Danone pour créer Grameen Danone.

40 2/ De leur côté de nombreuses initiatives entrepreneuriales de terrain comme les

entreprises d'insertion, les entreprises adaptées, les coopératives d'activité, les

associations intermédiaires, les régies de quartier...sont des entreprises sociales au sens

du faisceau d'indices de Emes. Mais elles ne se revendiquent pas encore comme

entreprises sociales. Elles conjuguent une finalité d'utilité sociale et un modèle

économique pérenne. Elles sont fédérées selon leur type d'activité : Fédération des

entreprises d'insertion, Fédération coopérer pour entreprendre, Union des entreprises

adaptées, Comité de liaison des régies de quartier...Mais elles ne sont pas rassemblées

sous un même étendard d'entreprises sociales.

41 3/ Les courants institués de l'ESS ainsi qu'une partie des courants académiques prennent

peu à peu conscience de la montée de l'entrepreneuriat social et s'en inquiètent. Ils

estiment que l'articulation avec l'économie sociale et solidaire reste floue. Ces courants

adoptent donc une posture défensive ou carrément hostile. Jean-François Draperie est un

brillant porte-parole académique de cette résistance à l'entrepreneuriat social. Cette

hostilité est compréhensible. Elle repose sur une double crainte. Crainte d'une dérive

idéologique libérale, à l'issue de laquelle les valeurs de l'ESS, se dissoudraient dans un

modèle d'entreprise sociale ne reposant plus sur les principes de non-enrichissement

personnel et de gouvernance démocratique. L'économie sociale ferait alors l'objet d'une

forme de « social washing »par l'entrepreneuriat social.

42 Mais crainte aussi des Fédérations associatives et coopératives d'être concurrencées,

voire « ringardisées »par cette nouvelle forme d'entreprises, et ce d'autant plus que l'ESS

a peu occupé au cours des deux décennies précédentes les terrains de l'entrepreneuriat.

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Page 174: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

43 Sur cette toile de fond est créé au printemps 2006 le Collectif pour le Développement de

l'Entrepreneuriat Social (CODES). Il rassemble une vingtaine de personnalités issues tant

des courants de l'ESS (dirigeants de SCOP, de SCIC, d'associations, d'entreprises

d'insertion, du Crédit Coopératif, de la Macif...) que des nouveaux courants (Ashoka,

ESSEC...) avec l'idée de promouvoir un entrepreneuriat social qui évite une guerre de

tranchées entre les « anciens et les modernes », mais recherche une fertilisation croisée.

44 Le CODES tient des séminaires, produit des notes et publie fin 2008 un Livre blanc de

l'entrepreneuriat social. Sur la première page, on lit : « Les entreprises sociales partagent une

même ambition : mettre leur projet entrepreneurial au service de l'homme. Elles combinent ainsi,

leur projet économique avec une finalité sociale et/ou une gouvernance participative. Pour elles la

réalisation de bénéfices ne constitue pas une fin en soi, mais un moyen au service de leur projet

sociétal. » Le CODES reconnaît ainsi une diversité de statuts, de secteurs, d'approches de

l'entrepreneuriat social. Il se situe dans la lignée de l'EMES. En clair il s'agit d'un côté de

« rajeunirl'ESS en y attirant les jeunes talents, de l'orienter davantage vers

l'entrepreneuriat et l'innovation, de l'autre côté de faire mieux reconnaître les mérites de

l'ESS au courant de l'innovation sociale. Le Livre Blanc qui appelle à « Oser maintenant »

est signé par 100 entrepreneurs sociaux et remis au ministre lors du salon des

entrepreneurs de Paris de 2009.

45 Ces travaux et la mobilisation du CODES débouchent en 2010 sur la création du

Mouvement des Entrepreneurs Sociaux (MOUVES). C'est un pavé dans la mare de l'ESS

instituée que la constitution d'un mouvement de plaidoyer en faveur de l'entrepreneuriat

social. Dans les années qui suivent le MOUVES va se développer, rassembler plus de 500

entrepreneurs sociaux, et être associé à la préparation de la Loi de 2014 sur l'ESS.

Prise en compte de l'entrepreneuriat social par laCommission européenne et influence sur la France.

46 L'intérêt de l'approche chronologique est de permettre de repérer les enchaînements et

de rendre compte comment s'est constitué l'écosystème français actuel. Un an après la

création du MOUVES, alors que des réticences restent fortes, c'est la Commission

européenne qui rentre en jeu en publiant une communication au Parlement européen, au

Conseil, au Comité économique et social intitulé « Initiative pour l'entrepreneuriat

social ». Depuis que Jacques Delors n'est plus Président de la Commission européenne,

l'économie sociale a disparu des radars européens. Et voici que lorsqu'elle fait un retour

c'est sous le vocable d'entreprise sociale ! Cela suscite des réactions. Ce texte, qui

s'accompagne de la mise en place d'un Groupe d'experts sur l'entrepreneuriat social

auprès de la Commission, est l'œuvre du Commissaire français, Michel Barnier.

47 La Commission vise comme entreprises sociales les entreprises :

• « pour lesquelles l'objectif social ou sociétal d'intérêt commun est la raison d'être de

l'action commerciale qui se traduit souvent par un haut d'innovation sociale.

• dont les bénéfices sont principalement réinvestis dans la réalisation de cet objet

social.

• et dont le mode d'organisation ou le système de propriété reflète la mission

s'appuyant sur des principes démocratiques ou participatifs ou visant à la justice

sociale. »

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Page 175: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

48 La Commission vise notamment les entreprises qui fournissent des services sociaux aux

publics vulnérables, mais aussi des entreprises dont l'activité peut couvrir des biens ou

services autres que sociaux.

49 L'Europe met donc ensemble l'économie sociale statutaire ET le social business de sociétés

privées à vocation sociale. Elle insiste sur l'innovation sociale.

50 Certes, il s'agit d'une communication et non d'une directive. Elle n'a donc pas force de loi

et n'engage pas les États membres. Mais elle donne une orientation politique forte et

propose un Plan en 11 actions clefs pour améliorer la visibilité de l'entrepreneuriat social,

son accès aux financements en particulier européens, son environnement juridique. Le

sous-titre de cette communication définit bien l'orientation générale :

51 « construire un écosystème pour promouvoir les entreprises sociales au cœur de l'économie et de

l'innovation sociales. »

52 Entre 2011 et 2014 la Commission est active sur le terrain de l'entrepreneuriat social et

met en œuvre son plan d'action qui débouche sur un vaste rassemblement de deux mille

entrepreneurs sociaux à Strasbourg en janvier 2014 avec l'adoption d'une Déclaration qui

affirme qu’« en ces temps de crise économique et face aux défis du vieillissement de la population,

de l'emploi des jeunes, du changement climatique et des inégalités croissantes, l'Europe a besoin

d'un plus grand nombre d'entreprises sociales. »

53 La Déclaration appelle à 10 axes pour libérer le potentiel des entreprises sociales, certains

relevant des institutions européennes, mais d'autres des États membres et des

collectivités territoriales.

54 Ces textes européens auront une influence sur la position française. Benoît Hamon le

ministre français en charge de l'économie sociale est présent à Strasbourg. Il mesure la

dynamique de renouvellement de l'entrepreneuriat social et la volonté de la plupart des

pays d'Europe d'avoir une vision « inclusive « entre économie sociale et entrepreneuriat

social. La loi qu'il prépare en portera la marque.

Aboutissement : une Loi-cadre sur l'économie socialeet solidaire (ESS) qui englobe l'entrepreneuriat social(31 juillet 2014)

55 Cette loi marque une étape importante.

56 D'abord parce qu'elle définit l'ESS comme un « mode d'entreprendre »applicable à toutes

les activités humaines.

57 Le mot « entreprendre »figure dès l'article 1.

58 Ensuite elle donne un cadre législatif aux grands principes de l'économie sociale qui n'en

avaient pas depuis la Charte de 1980. Pour être dans l'ESS, il faut respecter trois principes

fondateurs : un but poursuivi autre que le seul partage des bénéfices ; une gouvernance

démocratique non liée à l'apport en capital ; une lucrativité limitée par des bénéfices

majoritairement consacrés à l'activité et des réserves obligatoires et impartageables.

59 Les coopératives, mutuelles, unions, fondations, et associations appartiennent de droit à

l'ESS.

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Page 176: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

60 Mais la loi est inclusive dans le sens où des entreprises sociales qui utilisent les statuts du

droit des sociétés classique peuvent appartenir à l'ESS si elles respectent les 3 grands

principes supra et poursuivent une utilité sociale définie par :

• le soutien à des personnes en situation de fragilité,

• la lutte contre les exclusions,

• le concours au développement durable.

61 Les entreprises commerciales pour appartenir à l'ESS et bénéficier de financements

dédiés doivent inscrire l'ensemble de ces conditions dans leurs statuts déposés au

Registre du Commerce et des Sociétés.

62 La loi comporte également à travers ses 98 articles tout un ensemble de dispositions qui

concernent directement ou indirectement l'entrepreneuriat social : elle actualise le statut

des Sociétés coopératives d'intérêt collectif et des Coopératives d'activité, elle reconnaît

et définit l'innovation sociale, facilite l'accès aux marchés publics, précise les cahiers des

charges des éco-organismes, définit et encourage le commerce équitable.

63 Cette loi, dont la finalité générale est de permettre un changement d'échelle de l'ESS, est

un aboutissement et un nouveau départ.

64 Elle est un aboutissement, car elle fait une synthèse des 3 courants : économie sociale/

économie solidaire/ entrepreneuriat social.

65 Elle reconnaît les grands principes historiques de l'économie sociale sur la lucrativité

limitée et la gestion démocratique. Elle fait entrer de plain-pied l'économie solidaire dans

l'ESS en définissant l'utilité sociale et en mettant en avant des dynamiques territoriales

de solidarité comme les Pôles territoriaux de coopération économique.

66 Dans le même temps elle reconnait que « statutn'est pas vertu en soi » et que d'autres

entreprises qui n'utilisent pas les statuts juridiques de l'ESS peuvent en faire partie si

leurs pratiques sont conformes.

67 Elle peut être un nouveau départ si ce caractère englobant crée une nouvelle dynamique

et évite les pièges de l'auberge espagnole sans projet fédérateur. La question posée

maintenant à l'ESS elle-même, le Législateur ayant fait son oeuvre, est de savoir si elle est

capable de faire de sa diversité une force, de se rassembler. L'économie sociale peut

apporter dans la nouvelle corbeille sa puissance économique et la force de ses statuts.

L'économie solidaire peut apporter un engagement citoyen sur la solidarité, une

ouverture plus forte vers les thèmes écologiques, un ancrage territorial.

L'entrepreneuriat social peut apporter un rajeunissement, une reconquête de l'acte

d'entreprendre, une ouverture vers l'innovation et les nouvelles technologies.

68 Ceci ne se décrète pas.

L'Entrepreneuriat social, un révélateur decontradictions

69 L'avenir se jouera dans des dynamiques partagées, ou pas, dans le mouvement

coconstruit, ou pas. On entre ici dans l'inconnu. Ce que l'on sent c'est que l'essentiel de

ces dynamiques coconstruites se tiendra sur les territoires. De ce point de vue on constate

aujourd'hui des rapprochements. Par exemple à travers la dynamique des Pôles

territoriaux de coopération économique (PTCE). Dans ces pôles les acteurs de l'ESS, les

entrepreneurs sociaux plus récents, les petites entreprises locales, les centres de

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Page 177: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

formation, les collectivités locales se mettent autour de la table pour coconstruire des

réponses au chômage, à la désindustrialisation, au redéploiement économique, social ou

culturel. Par exemple à Romans dans la Drôme, un PTCE réunit une pluralité d'acteurs

pour recréer des activités économiques et en particulier relancer autrement une

industrie de la chaussure en faillite ou délocalisée. La résistance à la mondialisation, à une

financiarisation excessive créée de nouveaux liens et des rapprochements dans une

nouvelle économie de proximité. On constate également que dans de nombreux endroits

le Mouvement des entrepreneurs sociaux fait maintenant partie des Chambres régionales

de l'économie sociale et solidaire.

70 Mais certains clivages à propos de l'entrepreneuriat social demeurent. La loi Hamon,

inclusive, n'est pas vue d'un bon œil par tous.

71 Les divergences portent sur des questions de fond, mais aussi sur des enjeux de

« chapelle »et de « posture », ce qui rend l'interprétation délicate.

72 Les questions de fond portent sur le rapport à la propriété et à la gouvernance des

entreprises. Pour les uns, les statuts de société de personnes demeurent essentiels pour

conserver les valeurs ESS. Pour les autres ils ne le sont pas, la priorité allant à la finalité

sociale et aux pratiques réelles. Ces derniers s'appuient sur quelques scandales ou des

pratiques douteuses, qui éclaboussent régulièrement telle grande entreprise à statut

d'économie sociale. Et derrière les statuts, ce qui fait clivage touche au degré de propriété

individuelle ou collective et l'enrichissement qu'il permet, ainsi qu'au caractère plus ou

moins démocratique des gouvernances.

73 Ces débats sont sérieux, au moment où la montée d'une économie collaborative

capitaliste (AirBandB, Uber,) vient brouiller les pistes. Une forme de capitalisme sauvage

et dérégulateur s'empare des nouvelles solutions collaboratives qu'apporte la révolution

numérique.

74 Mais les clivages ESS / entrepreneuriat social sont aussi affaires de postures et de

concurrence interne. Le système fédératif, les modalités d'adhésion et de cotisation,

l'accès aux financements génèrent des positions qui reposent moins sur des divergences

de fonds que sur des batailles concurrentielles.

75 Pourtant jamais le contexte n'a été aussi favorable à l'ESS et à l'entrepreneuriat social.

Les enquêtes et sondages le démontrent jour après jour. Un jeune diplômé de grande

école sur deux déclare souhaiter travailler dans l'ESS. Pour 82 % des Français, les

collectivités locales devraient investir dans le développement de l'ESS.

76 La responsabilité de cette nouvelle ESS sans rivage est grande pour être à la hauteur des

attentes d'une nécessaire transition socio-économique et écologique. Ceci implique une

capacité à rendre compte de ses spécificités et des effets bénéfiques qu'elle produit sur la

société, d'autant plus importante que dans le même temps se sont développés des outils

et méthodes de reddition de compte sur la responsabilité sociale des entreprises (RSE).

77 Si la nouvelle ESS est en capacité de gagner la bataille de la communication qu'elle avait

longtemps perdue, elle n'a pourtant pas encore gagné la bataille des idées. Dans un

exercice de prospective gouvernemental sur la France en 2025 on ne trouve pas un mot

sur l'ESS. Dans un autre registre, une enquête auprès d'économistes français montre que,

soit ils ne savent pas définir l'ESS soit ils la considèrent comme une économie de la

marge, une économie de la réparation.

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Page 178: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

78 Cette faiblesse dans la conquête des idées fait courir le risque que l'ESS soit une mode et

l'entrepreneuriat social un social washing permettant d'en revenir au « business as

usual ».

79 Rien n'est écrit.

80 Les femmes et les hommes de l'ESS française feront ou ne feront pas l'histoire.

Les défis de l'avenir de l'entrepreneuriat social : laquestion du changement d'échelle

81 Une partie essentielle de l'entrepreneuriat social français se revendique clairement du

secteur de l'ESS, une autre partie préfère rester en dehors.

82 Qu'il se revendique ou non dans l'ESS, que la loi l'inclue ou non, le grand sujet actuel

porté par tous est la question du « changement d'échelle ». Cette question est-elle même

soumise à quelques questions préjudicielles.

83 Laissons de côté la question, pourtant importante, des statistiques et de la mesure. La

statistique française est aujourd'hui capable de compter l'ESS par ses statuts (nombre

d'associations, de coopératives...) ou par les agréments qu'elle obtient de l'État (nombre

d'entreprises d'insertion...) Elle n'est pas encore capable de dire combien il y a

« d'entreprises sociales » au sens large en France. La Loi de 2014 permettra sans doute d'y

remédier.

84 Plus sérieusement, le changement d'échelle pose la question d'un risque

d'instrumentalisation par les pouvoirs publics. Aujourd'hui les pouvoirs publics, y

compris européens, somment l'entrepreneuriat social, de changer d'échelle pour

combattre le chômage et traiter des problèmes sociaux qu'eux-mêmes ne parviennent

plus à traiter. C'est aussi vrai pour les Régions qui incluent l'entrepreneuriat social dans

leurs schémas régionaux de développement. Moins qu'une vision politique de

transformation socio-économique, il s'agit souvent d'urgence à agir pour l'emploi et

contre les exclusions, dans une optique réparatrice. L'État Providence démuni, sans

doctrine, avec des moyens budgétaires affaiblis, la commission européenne, les

collectivités locales peuvent avoir tendance à l'avenir à sous-traiter à moindre coût une

partie de leurs obligations sociales vers l'entrepreneuriat social, tout en maintenant

inchangé un système économique inégalitaire, excluant et destructeur de

l'environnement.

85 Par ailleurs, changer d'échelle, développer des stratégies de croissance, n'est-ce pas

prendre le risque d'une banalisation, une perte de sens, un ajustement à la concurrence

dans le cadre de l'économie actuelle ?

86 En vérité le changement d'échelle, s'il est indispensable, est un chemin de crête, avec des

pentes dangereuses des deux côtés. Pour marcher sur ce chemin, il faut une bonne

boussole, des pieds sûrs, une forte vigilance.

87 Si l'on abandonne un moment ces questions préjudicielles importantes et qu'on considère

le sujet fortement partagé du changement d'échelle, on peut, pour terminer, pointer 4

thématiques communément mises en avant aujourd'hui:

88 1L'importance d'écosystèmes territoriaux favorables à l'entrepreneuriat social et

respectant ses spécificités. Comment faire pour que l'écosystème, c'est-à-dire les

ressources matérielles et immatérielles, l'expertise, les réseaux, l'organisation des parties

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Page 179: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

prenantes, soit favorable à l'émergence, puis aux développements et à la duplication

d'expériences réussies ? La France est très active sur le sujet. Les incubateurs, pépinières,

fabriques à initiatives, accélérateurs d'entreprises sociales se multiplient ainsi que les

systèmes d'accompagnement des entrepreneurs. L'enjeu délicat est de parvenir à en faire

un système lisible, accessible et cohérent pour les entrepreneurs sociaux. Les Régions

sont particulièrement actives et travaillent sur des écosystèmes qui lient innovation

sociale et entrepreneuriat social. La région Languedoc Roussillon est souvent donnée en

exemple avec une chaîne cohérente qui va de la formation des entrepreneurs dans une

école dédiée, jusqu'a l'incubation des projets et le soutien à la commercialisation.

89 2 L'importance des stratégies de filière permettant le développement d'activités,

l'émergence de métiers et de professionnalisation, la duplication des expériences

réussies. Le sujet est moins avancé. Au cours des dernières années, l'entrepreneuriat

social a fait des percées de filière dans certains domaines comme le recyclage et

l'économie circulaire. Il est aujourd'hui hui très challengé par le secteur privé

traditionnel sur de nouvelles filières comme l'économie du vieillissement (parfois

baptisée silver économie) ou l'économie collaborative. Certaines filières, où

l'entrepreneuriat social est fort(handicap, loisirs, tourisme...), sont en complet

redéploiement. À l'intérieur de cette question des filières, l'accès aux marchés est de plus

en plus mis en avant : clauses sociales dans les marchés publics ou achats socialement

responsables dans les marchés privés. Il y a là un important levier de changement

d'échelle.

90 3 L’accès aux financements.

91 Contrairement à ce qu'elle croit souvent, la France de l'entrepreneuriat social, n'est pas si

mal placées en la matière avec un écosystème de financement qui comporte deux

spécificités importantes: des financements publics, en termes de crédits et de fonds

propres, non négligeables avec des établissements financiers actifs sur le sujet: la Caisse

des Dépôts et la Banque Publique d'investissement (BPIFrance). De nouveaux fonds ont

été mis en place ou sont en train de l'être : programme d'investissement d'avenir (PIA)

100 millions d'euros, Impact coopératif, 74 millions d'euros, Fonds pour l'innovation

sociale, 20 Millions d'euros, etc.

92 Une autre particularité tient à l'existence d'un système de finance solidaire reposant sur

la collecte d'épargne solidaire des particuliers, en direct ou par le biais de plans d'épargne

entreprise des salariés. La Finance solidaire organisée autour du label Finansol est en

croissance constante et représente maintenant un encours de 6,8 milliards d'euros en

2014 générant 1,15 milliard d'investissements sociaux. Des investisseurs secondaires

spécialisés dans l'entrepreneuriat social ont un haut niveau de professionnalisme comme

France Active, Ides, Comptoir de l'innovation, PhiTrust. Les points qui restent faibles dans

les plans de financement de l'entrepreneuriat social français sont au nombre de deux :

d'un côté, le financement de la recherche-développement social et de l'amorçage des

projets, là où le risque est le plus conséquent. De l'autre côté, le financement des

entreprises sociales qui ont un potentiel de développement pour changer de taille et ont

besoin de fonds propres importants.

93 À signaler encore sur cette question de l'écosystème financier la montée en puissance des

Fondations qui s'intéressent de plus en plus à l'entrepreneuriat social et à l'innovation

sociale.

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94 Enfin un débat s'ouvre maintenant sur la mise en place de Titres à impact social inspirés

des social impact bonds britanniques, visant à attirer des financeurs privés sur des projets

à fort impact social en liant une partie de leurs rémunérations à l'impact social obtenu.

95 4 La mesure de l'impact social

96 Pour la partie de l'entrepreneuriat social, qui a dans son objet même le traitement de

besoins sociaux, la question de la mesure quantitative et qualitative de son impact

devient cruciale. Elle l'est d'autant plus que les financements publics sont sous

contraintes et que les financeurs philanthropiques ou privés demandent des comptes sur

les résultats obtenus.

97 Ce sujet est sensible aujourd'hui. Une partie du monde associatif craint qu'à travers cette

montée de la mesure d'impact social, elle perde son autonomie au profit des financeurs,

et que soit privilégiée une approche quantitativiste et courte termiste des résultats

obtenus. Comment mesure-t-on le fait qu'un chômeur de longue durée ait retrouvé

confiance en lui ?

98 Ce débat est lancé. Il ne s'arrêtera sans doute pas de si tôt, malgré les réticences en cours.

Conclusion : plafond de verre, montée du pouvoircitoyen et agent de confiance

99 Au terme de ce parcours à travers l'évolution de l'entrepreneuriat social en France, ou

l'on a essayé de planter quelques repères sur l'écosystème français, il apparaît à

l'évidence qu'on n'est pas à la fin de l'Histoire. Des pages essentielles sont à écrire dans

un contexte de crise économique et sociale européenne forte et de crise

environnementale planétaire. Qu'on l'appelle ESS ou entrepreneuriat social, ce peut être,

ce doit être un acteur majeur de transition vers un monde plus durable et plus équitable.

100 La France, qui doute d'elle même, ressent un pessimisme sans commune mesure avec la

réalité de son potentiel, n'a plus confiance dans ses dirigeants, cette France est très

active, entreprenante, innovante sur le terrain, notamment à travers tout ce champ de

l'entrepreneuriat qui entend réconcilier l'économie et le sociétal. Le terrain foisonne

d'initiatives. Mais elles se heurtent encore à un plafond de verre qui les empêche de

remonter jusqu’aux décideurs nationaux qui privilégient des politiques descendantes.

101 L'un des enjeux de l'ESS et de l'entrepreneuriat social, c'est de briser ce plafond de verre

pour que la « France d'en bas »et la « France d'en haut »coconstruisent les solutions aux

nombreux problèmes à traiter comme l'insertion professionnelle des jeunes, le

vieillissement de la population, la préservation de l'environnement, l'accès de tous au

logement, à l'alimentation saine, à la mobilité, à des services de santé de qualité.

102 On sent partout monter en France un pouvoir citoyen qui entend résister et agir pour

prendre en main ses propres affaires. Les circuits courts, les monnaies locales, l'habitat

participatif, le covoiturage, le Crowdfunding, sont l'expression de ce pouvoir citoyen qui se

cherche au plan entrepreneurial sans déboucher encore au plan politique. Mais qui joue

souvent un premier rôle d'agent de confiance en l'avenir.

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Page 181: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

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Éditions Rue de l'échiquier 2014

Cet ouvrage est destiné aux dirigeants et administrateurs des organisations de l'ESS pour leur

permettre de conduire une réflexion stratégique et financière.

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Guide de l'animateur pour mener une conférence ou un atelier de sensibilisation à

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Ce manifeste du MOUVES met en lumière les objectifs, les bonnes pratiques et les propositions

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Defourny J., Nyssens M. Ghezali T., Sibille H., Allier H., Alphandéry C., Richez-Battesti N., Sibieude

T., Viveret P., Legaut G., Delpech B., « L'entrepreneuriat social : la nouvelle vague », Conseil

national de l'insertion par l'activité économique, Juris associations, n° 436, 2011, pp. 18-35

Entreprise sociale, entrepreneuriat social... clarification des concepts.

Defourny J. et Nyssens M., « Approches européennes et américaines de l'entreprise sociale : une

perspective comparative », Revue internationale de l’économie sociale - RECMA, n° 319, 2011,

pp. 18-35

Les notions d'entreprise sociale et d'entrepreneuriat social sont en train d'opérer une étonnante

percée sur presque tous les continents. C'est en Europe et aux États-Unis que les travaux de

recherche en la matière sont les plus avancés, mais pendant près de dix ans ils se sont développés

de manière parallèle, avec peu d'interactions entre les deux régions : l'émergence de ces

concepts des deux côtés de l'Atlantique, l'approche EMES, les différentes écoles de pensée.

Slitine R. et Barthelemy A., Entrepreneuriat social : innover au service de l'intérêt général. Panorama,

enjeux, outils, Paris, Vuibert, 2011.

Synthèse des réflexions et actions menées depuis une quinzaine d'années sur l'entrepreneuriat

social en détaillant les enjeux stratégiques et en fournissant des conseils opérationnels.

Yunus M., Pour une économie plus humaine - construire le social business, Paris, J.-C. Lattes, 2011.

Muhammad Yunus expose les principes du social business en s'appuyant sur les exemples des

expérimentations menées en collaboration avec Danone, Veolia et Adidas dans le contexte de

crise financière et d'augmentation du prix des matières premières.

Commission européenne, Construire un écosystème pour promouvoir les entreprises sociales au cœur de

l'économie et de l'innovation sociales, 2011

Communication de la Commission au Parlement européen : initiative pour l'entrepreneuriat

social.

ADDES, L'entrepreneuriat social, 31 mai 2011

Séminaire de réflexion et d'échanges autour de la notion d'entrepreneuriat social et de son

rapport à l'économie sociale.

Draperi J.-F., L'entrepreneuriat social, un mouvement de pensée inscrit dans le capitalisme, 2010

Analyse des concepts d'entrepreneuriat social et d'économie sociale.

Sibille H., La voie de l’innovation sociale, Paris, Éditions Rue de l'échiquier, 2011

Trajectoire d’une personnalité de l’économie sociale et de l’entrepreneuriat social français

AUTEUR

HUGUES SIBILLE

Président du Think Tank Le labo de l'ESS. Il a été Vice-Président du Crédit Coopératif et Délégué

interministériel à l’économie sociale.

Revue Interventions économiques, 54 | 2016

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Page 183: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

Hors thèmeVaria

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Page 184: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

S’appuyer sur les théories etconcepts du capital social pourinterpréter une politique locale dedéveloppement économique : le casdu Grand Halifax, CanadaClément Marinos

Introduction

1 Plusieurs travaux mettent en évidence le rôle du capital social dans le développement

économique des territoires (Woolcock, 1998, Woolcock et al., 2000, Putnam, 1995,

Coleman, 1988). Ainsi dès les années 1990, Putnam (1995) interprète l’essoufflement du

développement économique américain au regard du délitement des liens sociaux entre et

à l’intérieur des communautés. Pour Coleman, le capital social, tout comme le capital

matériel, contribue à la croissance économique dans la mesure où il facilite la

coordination entre les acteurs et produit des externalités positives agissant sur la société.

Les travaux comme ceux réalisés dans le cadre de la Social Capital Initiative de la Banque

Mondiale (Bebbington, 1999), ont tenté de répondre empiriquement à la question du lien

entre développement économique et capital social dans le contexte des pays émergents.

2 Si le lien entre développement et capital social semble établi, on peut en revanche

s’interroger sur les modalités de mise en œuvre des actions publiques en faveur du capital

social. Que font les acteurs du développement pour activer ce capital ? Nous faisons

l’hypothèse que, loin d’être délaissé par les parties prenantes du développement local, le

capital social, comme concept et sous ses différentes formes, influence les stratégies de

territoire.

3 Notre étude de cas propose une analyse de la stratégie de développement d’un territoire

périphérique de taille moyenne : le Grand Halifax au Canada. L’objet de notre travail

Revue Interventions économiques, 54 | 2016

180

Page 185: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

relève d’une interprétation de l’action publique comme objet de recherche, dans un cadre

territorial donné. Il souligne la façon dont une organisation comme le Greater Halifax

Partnership (GHP), ayant en charge la stratégie de développement économique du

territoire, conduit ses programmes d’actions en mobilisant les différentes facettes du

capital social.

4 Dans une première section, nous exposons le cadre géographique de notre recherche. Une

deuxième section s’intéresse à son ancrage théorique. Notre troisième section présente

l’opérateur local en charge du développement économique du territoire, ses missions et

quelques-uns de ses programmes. Une quatrième section propose les principaux résultats

dont l’armature repose sur les principes clés portés par la stratégie de développement

d’Halifax (les partenariats, l’attraction des talents, la diffusion de la culture de

l’innovation, le soutien aux relations sociales et les perspectives économiques offertes par

un cadre de vie de qualité). Ces résultats précisent, pour chacun de ces principes d’action,

le lien entre la notion de capital social et la façon dont il est mobilisé par les acteurs

locaux. Ce travail montre que le concept de capital social est intégré dans la stratégie de

développement économique du territoire. Les critiques adressées à ce type de politique et

les limites et perspectives de notre recherche sont présentées en conclusion.

Halifax, un territoire périphérique

5 Capitale de la Nouvelle-Écosse, province maritime de l’Est canadien, Halifax est une ville

de taille moyenne à l’échelle du continent américain (14e au rang des régions

métropolitaines canadiennes). Avec 390 000 habitants en 2011, elle rassemble 40 % de la

population provinciale. Comme les autres régions périphériques du Pays, la Nouvelle-

Écosse a connu un déclin économique depuis les années 70 avec la redistribution spatiale

des activités liées à l’accélération de la mondialisation et l’intensification de la

concurrence internationale (Polèse et Shearmur, 2003).

6 Halifax subit en outre des difficultés d’accessibilité vis-à-vis du reste du territoire

national. Sa position périphérique constitue a priori un handicap : il faut en effet plus de

12 heures par la route ou le train pour rejoindre Montréal, centre économique de l’est du

pays et 10 heures pour gagner Boston aux portes de la mégalopole nord-américaine. Cette

situation d’isolement est renforcée par l’absence de grand pôle urbain à proximité : le

Grand Moncton, qui ne compte que 140 000 habitants en 2011, est situé à 2h30 de voiture.

7 Historiquement, la ville était la porte d’entrée principale du commerce maritime avec

l’Europe, mais le territoire souffre depuis les années 90 du développement des échanges

avec l’Asie et de l’aménagement des voies navigables du fleuve Saint-Laurent, reliant

l’Océan Atlantique à la région de Montréal. De surcroît, la Nouvelle-Écosse ne dispose pas

d’atouts économiques comme l’abondance de pétrole ou de gaz, comparativement à la

Colombie-Britannique ou à l’Alberta. De son passé, Halifax conserve la dimension

maritime de son économie. Elle reste l’un des ports de pêche les plus importants du

Canada et héberge plusieurs chantiers navals majeurs de la Marine royale canadienne. Les

plus grands employeurs sont, en 2015, le Ministère de la défense, les autorités portuaires

et le secteur de la santé, autre spécialisation locale.

8 Depuis les années 2000, le principal défi du territoire réside dans la recherche de

nouveaux relais de croissance pour palier les difficultés des secteurs industriels

déclinants en termes de demande de main-d’œuvre. Comme en témoignent les récentes

Revue Interventions économiques, 54 | 2016

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Page 186: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

fermetures de centres d’appels1, Halifax souffre de la concurrence des pays à bas coûts et

connaît des difficultés à suivre la dynamique de croissance économique du pays. Le

territoire mise sur les secteurs à fort potentiel d’innovation comme le numérique ou les

biotechnologies pour générer de la valeur ajoutée. Un second défi a trait à l’ancrage local

du capital humain. La ville dispose d’une forte spécialisation universitaire. On y

dénombre 55 000 étudiants, soit un huitième de sa population. Cependant, elle éprouve

des difficultés à retenir cette catégorie de population qui, une fois diplômée, a tendance à

rejoindre les plus grandes villes du pays.

9 En termes d’enjeux locaux, certains travaux antérieurs se sont intéressés à la ville

d’Halifax. On peut notamment citer ceux de Jill Grant (Grant et al., 2008, Grant et al., 2010)

mettant en exergue le renouveau d’Halifax rendu possible par une gouvernance créative

basée sur les réseaux sociaux locaux. L’auteur s’est aussi penché sur les dynamiques

sociales en montrant qu’elles constituaient des facteurs d’attraction et de rétention de la

« main-d’œuvre talentueuse ». On relèvera par ailleurs la récente étude de Dye et al.

(2015) qui insiste sur le lien entre l’écologie entrepreneuriale et les interactions des

différents niveaux de gouvernement d’Halifax. Néanmoins, la question des politiques de

développement sous l’angle du capital social n’apparaît pas comme un élément central de

ces travaux.

Un ancrage théorique fondé sur le lien entre capital social etdéveloppement économique

10 Au niveau théorique, considérer l’articulation entre politiques de développement et

capital social implique de définir le capital social2 et ses principales caractéristiques.

Ainsi, nous le définissons comme « la somme des ressources actuelles et futures issues des

réseaux de relations d’un individu ou d’un groupe social » (Nahapiet et al., 1998).

Confronter le capital social en tant que concept de sciences sociales aux enjeux de

politiques publiques locales (Geindre, 2013) nécessite de revenir brièvement sur les

éléments issus des recherches antérieures traitant du lien entre développement

territorial et capital social.

11 Parmi les sociologues ayant cherché à appréhender le rôle du capital social, Putnam

(1995) nous apprend que la capacité à créer du lien au sein d'un territoire produit des

conséquences sur son développement économique et social. En outre, son étude portant

sur les provinces italiennes (Putnam, 1993a) montre comment, toutes choses égales par

ailleurs, celles qui atteignent un haut degré de développement correspondent à celles où

les acteurs s'investissent le plus dans la vie de la cité. Pour Coleman (1990), un capital

social élevé dans une société va de pair avec une meilleure qualité de circulation

d’information. Il est, par ailleurs, corrélé à de la bienveillance de la part des membres de

la communauté, le degré de confiance jouant un rôle central dans la performance de

l’économie. Fukuyama (2001) en fait même une condition sine qua non de la stabilité des

démocraties modernes au sens où il est un composant important de l’efficacité des

économies de type libéral. Pour définir le capital social, l’auteur insiste sur l’existence de

normes informelles qui joueraient en faveur des comportements coopératifs entre

individus. Ces normes produisent des externalités sur la société qui peuvent être

négatives (comme dans le cas de la Mafia ou du Ku Klux Klan) ou positives (certaines

valeurs religieuses).

Revue Interventions économiques, 54 | 2016

182

Page 187: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

12 La question est alors de savoir dans quelle mesure les pouvoirs publics ont la capacité

d’influencer ces normes. Woolcock et Narayan (2000) estiment que les effets du capital

social peuvent varier en fonction des institutions, car le capital social constitue une

variable dépendante des facteurs politiques et réglementaires. En ce sens, sa « quantité »

évolue en fonction des choix opérés par les acteurs. C’est sur ce point qu’Evans (1996)

oriente ses travaux en étudiant les synergies possibles entre l’action des gouvernements,

le développement et le capital social. Pour l’auteur, l’efficacité de l’action publique peut

être renforcée par des synergies entre institutions publiques et communautés locales, y

compris les entrepreneurs. Il souligne, en s’appuyant sur de nombreuses études de cas,

l’intérêt réciproque d’une coopération entre les deux parties, tout en précisant leurs

prérogatives respectives. Celle réalisée par Tendler et al. (1994) montre, par exemple,

comment l’insertion des agents publics dans les réseaux sociaux locaux et la construction

de liens de confiance avec les bénéficiaires peuvent constituer des éléments clés du succès

de certaines politiques publiques.

13 Au niveau des mécanismes entrepreneuriaux, l'augmentation de cette forme de capital

est identifiée par la littérature comme favorisant le développement des entreprises. Selon

Fukuyama (ibid), la fonction économique du capital social est principalement de réduire

les coûts de transactions (négociation, suivi, risque de litige…) inhérents aux situations de

coopération. Certaines recherches récentes ont comme objet d’étudier d’autres effets du

capital social dans le domaine économique. Mueller (2006), en s’appuyant sur une étude

de jeunes entreprises allemandes, conclut que capital social prend une place importante

dans la réussite entrepreneuriale. Cette recherche suggère que les expériences

professionnelles passées et l’environnement local du chef d’entreprise ont davantage

d’importance que son niveau de diplôme. En outre, un capital social élevé stimulerait la

création d'entreprises. Bosma et al. (2007) montrent quant à eux que la taille du réseau et

le niveau de confiance, éléments constitutifs du capital social, jouent positivement sur les

dynamiques des entreprises. Pour Samuelsson et al., (2008), le capital social revêt un rôle

primordial pour la réussite des entreprises à fort contenu technologique. Woolcock (1998)

reconnait, quant à lui, l’ambiguïté de la notion, estimant qu’il est impossible de savoir s’il

s’agit d’une cause ou d’une conséquence du développement.

14 Ainsi, à la lumière des travaux précités, on saisit les motivations susceptibles de conduire

les parties prenantes du développement territorial à s’emparer de la problématique du

capital social pour en faire un objectif de politique publique. Inciter les acteurs d'un

même territoire à se réunir autour de projets et à davantage coopérer pourrait ainsi

fournir des résultats en termes de performance économique à l’échelle locale (Callois,

2004).

15 L’identification formelle des modalités de mise en œuvre de telles politiques constitue

l’originalité principale de notre recherche.

Une méthodologie centrée sur l’analyse de la stratégiede développement économique

16 En termes de données primaires, nos analyses reposent principalement sur l’examen des

principaux documents stratégiques du développement économique local, dont ceux du

Greater Halifax Partnership pour la période 2011 – 2016 comme le Plan de développement

Stratégique3. Cette source, remarquablement complète et structurée, a permis de

Revue Interventions économiques, 54 | 2016

183

Page 188: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

s’approprier la vision du développement économique sur laquelle nous revenons en

section 4. Précisons que ce matériau a été complété par les informations disponibles sur

le site internet du GHP : description des programmes d’actions, indicateurs de suivi,

principaux partenaires.

17 Nous avons aussi cherché à confronter la vision issue d’un organisme officiel à celle des

acteurs locaux. En ce sens, un matériau de terrain a été collecté lors d’un séjour de

recherche réalisé en 2013 à l’Université Dalhousie à Halifax. Huit entretiens semi-directifs

d’une heure en moyenne ont été réalisés, dont cinq avec des dirigeants d’entreprises et

trois avec des chercheurs dont les travaux ont trait à la province de Nouvelle-Écosse et

son développement4. Deux critères principaux ont été retenus pour constituer

l’échantillon d’entrepreneurs : l’appartenance à des réseaux économiques, soit en tant

que membre, soit en tant que dirigeant, et l’appartenance de leur société au secteur

productif (agence de communication, industrie automobile, nouvelles technologies,

incubateur privé). Au-delà des échanges portant sur l’économie locale, ses enjeux et ses

perspectives de développement, l’objectif de ces entretiens a été d’appréhender le rôle

des relations sociales dans le succès entrepreneurial à Halifax. Ces entretiens ont fait

l’objet d’un enregistrement audio puis d’une retranscription pour analyse du discours.

Signalons que le matériau issu de ces entretiens a été mobilisé à titre illustratif.

Un acteur majeur du développement économiquelocal : le GHP

18 À l’échelle de la région métropolitaine, c’est le Greater Halifax Partnership (GHP) qui, depuis

1996, est en charge de la stratégie de développement économique du territoire. La

création de cette instance a été parallèle à celle de la municipalité régionale d’Halifax,

décidée par les autorités provinciales à la suite de désaccords entre la ville d’Halifax et

celle de Dartmouth située à proximité, concernant diverses politiques urbaines comme la

gestion des déchets (Millward, 1996).

19 Le GHP, qui rassemble des acteurs publics et privés, décide d’un plan pluriannuel de

développement se déclinant en plusieurs programmes d’actions. Quatre piliers fondent sa

stratégie : i) croissance du secteur privé, ii) attraction de nouveaux investisseurs, iii)

sentiment d’appartenance à la communauté locale et iv) réussite professionnelle et

personnelle des habitants. En termes de gouvernance, le GHP fait une large place aux

acteurs économiques privés avec un conseil d’administration principalement composé de

chefs d’entreprise, les acteurs publics ayant le statut d’observateur. Cet élément est à

mettre en regard des financements de l’agence qui sont, pour les trois quarts, issus de

dotations des collectivités (municipalité et province), le reste provenant de la vente de

prestations auprès des entreprises et de leurs représentants. Ce mode de gouvernance

présente des avantages : si les entreprises sont bénéficiaires des politiques de soutien à

leur égard, elles alimentent, en retour, grâce à leur connaissance du terrain, la stratégie

économique. À ce titre, l’agence s’inspire du concept de gouvernance tel qu’il est défini

par les théoriciens de la régulation. Elle « apparaît comme une structure politique (…)

intervenant localement dans la réalisation du développement local » (Bertrand et

Moquay, 2004) et correspond donc bien à cette façon de réguler le développement en

intégrant les intérêts privés au système de décisions publiques.

Revue Interventions économiques, 54 | 2016

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Page 189: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

20 Les programmes mis en place par l’agence découlent abondamment de l’architecture de la

stratégie : chaque objectif est décliné en sous-objectifs eux-mêmes assortis d’actions de

court terme. Ces dernières sont ensuite détaillées selon leurs modalités de réalisation, la

responsabilité de leur mise en œuvre et le niveau d’engagement requis. L’un des champs

principaux d’intervention de l’agence a trait à la mise en réseau des acteurs. Au-delà

même du système de gouvernance inclusif, l’agence déploie une série de programmes

visant à renforcer les proximités organisationnelles (Rallet et Torre, 2005) entre acteurs

du territoire. En parallèle d’interventions « classiques » comme le soutien financier aux

entreprises ou l’organisation d’évènements, le GHP administre une série d’actions ayant

comme modalité la création de liens entre acteurs économiques. Nous en retiendrons

trois qui illustrent particulièrement ce mode opératoire :

• Smart Business rassemble un groupe de 30 personnalités reconnues et expérimentées, issues

des secteurs public et privé, qui soutiennent les entreprises en phase de structuration. Ce

programme s’appuie sur les solidarités locales pour faciliter le transfert d’expériences et de

connaissances.

• Halifax Connector Program cible particulièrement les immigrés et les jeunes diplômés en les

aidant à construire leur propre réseau professionnel à Halifax. Les connecteurs mettent à

disposition leurs relations en s’engageant à ce que chaque bénéficiaire profite d’un entretien

avec deux des membres de leur réseau.

• Le Business Leader’s round table réunitdes dirigeants d’entreprises confirmés pour faciliter

leur mise en relation en poursuivant l’objectif de développement de compétences et

d’amélioration des performances des entreprises membres.

21 Ces différentes actions méritent d’être mentionnées car elles sont conduites, non pas

exclusivement par des acteurs privés comme des clubs d’entreprises ou des associations,

mais directement par les autorités en charge du développement économique du

territoire.

Principaux résultats

22 La présentation des résultats de notre recherche est guidée par les cinq grands axes de

développement sur lesquels se fonde la stratégie du GHP. Ces axes s’appuient sur un

raisonnement qui fait intervenir la notion de capital social (Tableau 1). En lien avec notre

hypothèse de recherche, nos résultats montrent que la stratégie mise en place par le GHP

peut être interprétée au regard des propriétés du capital social proposées par différents

auteurs.

Revue Interventions économiques, 54 | 2016

185

Page 190: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

La démarche partenariale au cœur de la stratégie

23 Un des piliers de la stratégie de développement économique d’Halifax consiste à conduire

une démarche de planification stratégique de façon partenariale, par l’intermédiaire du

GHP. Depuis sa création, tous les niveaux de gouvernement présents sur le territoire sont

impliqués dans sa gouvernance, y compris le niveau fédéral, ainsi que les entreprises

locales et leurs réseaux, l’enseignement secondaire et supérieur et les associations

d’intérêt général. Le partenariat en tant que tel, qui a pour but de construire un projet de

territoire partagé, représente le premier facteur clé de succès économique, car chaque

acteur y est considéré comme un responsable potentiel de la mise en œuvre de la

stratégie. En outre, contrairement à de nouveaux programmes d’aides ou de subventions,

les partenariats ne génèrent pas de dépenses supplémentaires. Plus qu’une condition

nécessaire, la démarche partenariale est un objectif en soi, et non pas un moyen

d’atteindre l’objectif. Comme l’explique Veltz (1994), cette volonté des acteurs locaux de

développer une « forte densité de collaborations » constitue l’avantage comparatif d’un

territoire relativement modeste en termes de population.

24 Pour mener à bien cette démarche, une des premières étapes consiste à définir, avec

l’ensemble des parties prenantes, des valeurs et une vision commune. Il s’agit d’une mise

en œuvre des principes de proximité organisée qui apparaît ici « comme un effet des

politiques publiques » (Rallet, 2002). Le GHP admet qu’une organisation seule ne dispose

ni des ressources ni du talent nécessaire pour conduire une telle stratégie. Ainsi, plus de 3

000 heures de consultation et de discussion avec l’ensemble des partenaires ont été

nécessaires pour aboutir au document stratégique quinquennal intégrant un plan

d’action et son calendrier, ainsi que la répartition des responsabilités entre acteurs.

Revue Interventions économiques, 54 | 2016

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Page 191: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

25 Par ailleurs, les parties prenantes du développement local d’Halifax affirment leur

capacité, a minima leur volonté, à s’associer dans différents secteurs et projets,

notamment :

• Au niveau de la gouvernance politique du territoire, le Maire de la ville réunit un comité

consultatif économique5 composé de représentants de l’Agence de développement des

provinces maritimes, des universités, des grandes entreprises et des petites et moyennes,

d’organisations parapubliques, de l’Agence locale de développement, de banques, de

consultants, de politiques, d’administratifs, soit au total 23 personnes issues d’horizons très

variés. Outre une information plus riche nécessaire à la préparation et la prise de décisions,

cette diversité apporte de nouvelles connexions permettant au chef de l’exécutif local

d’accéder à des ressources informationnelles indispensables à la bonne marche de sa

stratégie.

• Dans le secteur des transports, la logique territoriale l’emporte sur une gestion cloisonnée

des principales organisations. Le Halifax Gateway6 est un partenariat qui réunit les

entreprises publiques et privées de transport de la ville (Halifax Gateway Movement) : port,

aéroport, gare, routes. Il dispose d’un plan pluriannuel stratégique cosigné par l’ensemble

des partenaires. Le territoire constitue donc ici le pivot de la coordination des politiques de

transports.

• L’innovation n’est pas en reste. Innovacorp7, société créée en 1995, héberge dans un lieu

commun (13 000 m2) des réseaux d’entreprises et associations, les établissements

d’enseignement supérieur (dont les services dédiés aux relations avec les entreprises), les

services économiques des collectivités et des agences publiques de développement. Cet

organisme de capital-risque à stade précoce propose également d’accompagner à toutes les

étapes de développement les entreprises à fort potentiel, mais aussi de les héberger via un

incubateur de quelques dizaines de places, l’objectif étant de « faire communauté ».

Soulignons que son fonctionnement est financé aux trois quarts par les collectivités

publiques, ce qui démontre l’engagement des décideurs vis-à-vis de ce type de démarche. La

proximité géographique immédiate permet une coordination des acteurs propice à

l’établissement d’autres formes de proximité (cognitives, relationnelles) (Boschma, 2004,

Bouba-Olga et al., 2008) contribuant à l’émergence de coopérations. Cette dimension,

largement intégrée au projet de territoire, est considérée comme un de ses facteurs clés de

succès.

• Au niveau externe au territoire, Halifax participe à une alliance, intitulée Canada en Tête,

réunissant dix agglomérations canadiennes dans le but de travailler de concert pour

déterminer les meilleures stratégies d’attractivité à destination des investisseurs

internationaux. On remarque ici que l’échelle extraterritoriale n’est pas en reste pour la

conception de politiques amont. Deux originalités caractérisent cette forme de « diplomatie

économique », souvent considérées comme le domaine réservé des autorités nationales :

d’une part elle se traduit par une coopération horizontale entre collectivités d’une même

nation, mais géographiquement éloignée et d’autre part elle montre qu’il est possible, pour

une collectivité territoriale, de mener des actions structurées en dehors de son périmètre

légitime d’intervention et en dehors d’une coordination étatique. Il s’agit en quelque sorte

de compenser l’absence de proximité géographique du territoire, relative à sa périphéricité,

par une proximité organisationnelle, relative à la défense d’intérêts communs.

26 En définitive, quel que soit le domaine concerné, la volonté d’association des acteurs

constitue, non pas un gage de succès, mais une condition nécessaire au montage de

projets. Au-delà des jeux de pouvoir et de la concurrence, la recherche du consensus

Revue Interventions économiques, 54 | 2016

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Page 192: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

permet, grâce à la construction d’une vision commune de l’avenir du territoire, la

création de structures et de projets impliquant l’ensemble des parties concernées.

27 Ce principe de partenariat appliqué à différents champs de politiques publiques suppose

une mobilisation et un engagement de ces multiples acteurs dans la vie économique. En

s'impliquant dans le développement, ils coconstruisent des espaces de partage de valeurs.

Cette démarche se concrétise par l’adoption d’une vision commune de la stratégie

quinquennale pour leur territoire: « En tant que moteur économique de la région, Halifax

est une ville internationale où les gens étudient, travaillent, développent facilement leurs

entreprises, capitalisent sur leurs idées et vivent dans une communauté diversifiée,

vibrante et soutenable », est-il indiqué sur le plan. La construction de cette communauté

de vision est rendue possible par l’adhésion à des valeurs communes et par le partage

d’un même système de représentations, caractéristiques de la proximité organisée (Torre

et Rallet, 2005). On distingue bien la conception du capital social telle que définie par

Fukuyama (ibid).

28 Outre cette capacité à se rassembler autour d’une stratégie commune, l’agence de

développement estime aussi que le capital humain contribue à la performance

territoriale. Dans ce cadre, elle cherche à rendre cohérentes ses actions en faveur du

capital humain et celles soutenant le capital social.

Les talents, l’enseignement supérieur et les nouveaux arrivants

29 En plus d’assurer des missions habituelles de formation des étudiants, l’enseignement

supérieur est considéré comme le moteur principal permettant au territoire d’entrer dans

l’économie de la connaissance. Première source des richesses futures, les jeunes diplômés

nourrissent le capital humain local. Au-delà des déclarations de principes, le GHP et les

autres acteurs économiques se mobilisent pour retenir les jeunes à la sortie de leurs

études et éviter leur départ vers des métropoles jugées plus attractives, surtout lorsqu’ils

sont hautement qualifiés. L’insertion dans les réseaux locaux, perçue comme le levier

principal, contribue largement à atteindre cet objectif. Concrètement, plusieurs

programmes sont mis en place par les partenaires du développement économique,

comme Hire young qui assure la promotion des jeunes auprès des entreprises.

30 La forte tendance des jeunes à quitter le territoire une fois diplômés, appelée « Go West »,

menace la pérennité du développement du territoire, les ressources humaines étant vues

comme le principal avantage compétitif de la ville. Ce constat, renforcé par celui d’un

vieillissement de la population, amène les pouvoirs publics locaux et les entreprises à

créer des outils communs pour aider employeurs et futurs employés à se rencontrer, et in

fine à rapprocher l’offre et la demande de travail. L’activité « traditionnelle » des agences

publiques pour l’emploi se trouve complétée par les mises en relation opérées par le GHP

et ses partenaires, pour qui l’ancrage du capital humain représente un enjeu fort du

développement local. L’opérateur agit, à ce titre, sur les proximités entre agents évoluant

dans des sphères sociales distinctes.

31 En plus des jeunes diplômés, ce type de programme inclut les nouveaux arrivants sur le

territoire, clairement identifiés comme créateurs potentiels d’entreprises, et donc

d’emplois locaux. Ces actions publiques dédiées ont pour but de favoriser

l’entrepreneuriat de ces populations, et de lutter contre leur migration vers des

territoires métropolitains tels Montréal ou Toronto, qu’ils jugent plus à même de leur

Revue Interventions économiques, 54 | 2016

188

Page 193: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

offrir un emploi en relation avec leurs compétences, étant donnée la différence de taille

du marché du travail.

« Halifax est un formidable endroit pour monter une société, mais un pointimportant est que nous avons besoin de talents. Nous n’avons pas assez de gens quiont parcouru un « cercle complet », qui sont allés ailleurs, ont acquis descompétences et sont revenus avec leur expérience ». Morgan R, dirigeant d’uneentreprise industrielle.

32 Selon Putnam (ibid), il existe une relation positive entre le degré d'investissement des

citoyens dans les associations et leur niveau de formation. Si l'on retient l'hypothèse que

cet investissement contribue à la performance des territoires, on comprend

naturellement que soutenir l'enseignement supérieur participe, au moins de manière

indirecte, au développement local.

33 Par ailleurs, il est proposé aux personnes qui disposent d'un capital humain élevé (par

exemple les diplômés de l'université) de renforcer leur tissu de relations, élément qui leur

fait souvent défaut. Les jeunes gens et les immigrés ont généralement moins tendance à

connaître et être intégrés à des réseaux qui leur sont cependant essentiels dans la

recherche de travail (Granovetter, 1995) ou dans leur démarche de création d'entreprises

(Davidsson et al., 2003). Le soutien au capital humain d’une part et le soutien au capital

social d’autre part apparaissent coordonnés localement pour être plus efficaces (Mosey et

al., 2007).

L’esprit entrepreneurial et la culture de l’innovation

34 Le GHP ne définit pas précisément une stratégie d’innovation par filière avec des objectifs

et des moyens spécifiques, il se concentre sur des actions plus en amont, visant tant à

favoriser la culture de l’innovation qu’à limiter les obstacles s’y opposant. Les

interventions publiques mettent à disposition du secteur privé les services publics

nécessaires à l’innovation, en insistant sur ceux liés à la connectivité sociale. L’enjeu

consiste à dépasser les frontières administratives et les barrières culturelles entre secteur

public et privé pour mieux se coordonner autour des projets d’innovation. À ce titre, les

partenariats sont considérés comme des leviers puissants de l’innovation sociale et

technologique.

35 Comme nous le rappelle Landry (2002), l’innovation « est de nos jours considérée comme

le résultat d’un processus dont le succès dépend des interactions et échanges de

connaissances impliquant une large diversité d’acteurs ». Son étude de plus de 400

entreprises de la région montréalaise montre que les firmes les plus ouvertes sur les

acteurs externes (agences de développement à différentes échelles géographiques,

chercheurs, clients et fournisseurs) sont aussi celles qui innovent le plus. En organisant

cette proximité, le GHP cible, en l’intégrant à sa stratégie territoriale, le développement

de l’innovation. Tout se passe comme s’il accordait la proximité organisée à la proximité

géographique.

36 Largement promu, le soutien à l’esprit entrepreneurial se traduit par un niveau élevé

d’information en direction des jeunes pour la création et la reprise de sociétés, en

s’appuyant particulièrement sur les établissements d’enseignement supérieur locaux,

l’objectif étant la mise en œuvre de programmes encourageant l’initiative privée par les

jeunes. Pour cette raison, les universités d’Halifax s’engagent d’une part à renforcer les

formations en lien avec les industries locales et d’autre part celles axées sur la vente et la

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189

Page 194: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

commercialisation des produits et services, perçues comme un axe fort de la réussite

entrepreneuriale. Le risque d’échec élevé et la difficulté d’accès au capital financier sont

en outre vus comme les principaux obstacles à l’entrepreneuriat. Pour y remédier, la

collectivité soutient, notamment financièrement, les incubateurs et les accélérateurs

d’entreprises (cf. 5.1).

37 Le climat local des affaires8 est par ailleurs considéré comme un enjeu fort de la réussite

économique du territoire. Cet indicateur offre aux entrepreneurs une information au

niveau local et non régional ou national comme le calculent par exemple

traditionnellement les organismes nationaux de statistiques. C’est aussi un indice du

degré de confiance envers l’économie locale et par extension entre les entrepreneurs

locaux et les instances gouvernementales. En conséquence, dans le cadre de son plan

stratégique, le Grand Halifax mène, chaque année, des réflexions et des actions pour

l’améliorer.

38 Dakhli (2004) souligne, en exploitant les données du World Development Report, la

corrélation positive entre le niveau de capital humain et la capacité d'innovation à

l'échelle des pays. Selon l'auteur, il en est de même avec le capital social quand il prend

les formes suivantes : niveau de confiance (mesuré par exemple par le climat des affaires)

et engagement associatif. Au niveau microéconomique, on sait depuis Krauss (2011) que

l’isolement des jeunes entrepreneurs constitue une cause majeure d’échec, surtout dans

le cas de projets à caractère innovant. Ainsi, les réseaux de dirigeants surtout en phase de

démarrage de projet entrepreneurial font office de remparts contre la faillite. Estimant

que ces réseaux soutiennent l’innovation, le GHP cherche à jouer un rôle moteur dans

leur fonctionnement.

39 Pour atteindre ses objectifs, l’opérateur se positionne activement comme partie prenante

de la mise en connexion des acteurs économiques locaux.

L’enjeu des connexions entre acteurs

40 Au-delà de l’engagement des acteurs du développement économique, le territoire fait le

constat que les grandes communautés disposent d’un grand capital social. Dès lors,

l’entretien et développement de ce capital constituent une des missions principales du

GHP en tant que porteur du projet de territoire.

41 Le défaut de relations sociales, admis comme un facteur aggravant le chômage des jeunes

localement et favorisant leur départ vers d’autres territoires, pénalise le territoire dans

son ensemble. Pour mieux anticiper les besoins futurs de main-d’œuvre et informer les

étudiants sur le marché du travail local, il est nécessaire de favoriser le dialogue entre

collectivités (à tous niveaux de gouvernement), organismes de recherche, écoles et

universités. Ce type de partenariat, comme mode de développement, facilite notamment

les connexions entre les « talents » (ou compétences rares) et les entreprises. Il se traduit

par la mise en place de programmes publics tels des tutorats d’étudiants par des

dirigeants d’entreprises, des subventions pour les stages en entreprises, etc. Les chefs

d’entreprise matures sont également incités à participer à des événements de type réseau

(par exemple le business learders roundtable program), le but étant de renforcer la cohésion

entre acteurs d’un même territoire. Le GHP dispose pour y parvenir de programmes dont

le but est de faire se rencontrer des jeunes PME et des grandes entreprises ayant une forte

influence au niveau local.

Revue Interventions économiques, 54 | 2016

190

Page 195: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

42 Cette politique d’incitation a pour finalité d’améliorer les conditions de la réussite

économique et sociale du territoire. Une fois encore, l’objectif recherché est la création de

liens entre des groupes évoluant dans des réseaux sociaux différents. Ce type de mises en

relation correspond bien à la définition du bridging capital (littéralement le capital qui

relie) de Paxton (1999) : « Bridging social capital occurs when members of one group

connect with members of other groups to seek access or support or to gain information »

nous dit l’auteur. En complément, les entrepreneurs évoluant dans les mêmes cercles sont

également concernés par les programmes du GHP qui agit de la sorte sur le bonding capital

(le capital qui unit) en soutenant l’établissement de liens de confiance.

43 Soulignons que chaque dispositif fait l’objet d’une animation par l’intermédiaire d’un

manager financé par le GHP. Un système de suivi-évaluation vient mesurer leur

effectivité et leur efficacité.

44 En définitive, le fait de considérer les connexions comme un enjeu fort du développement

constitue une traduction opérationnelle de l’idée que le capital social, au même titre que

le capital matériel, est un investissement dont les retours contribuent à la production

économique (Coleman, 1988). Qui plus est, susciter l’engagement d’acteurs locaux,

appartenant à des groupes sociaux distincts ou non, pour favoriser leur association

représente un levier de développement ne nécessitant pas de moyens financiers et

humains élevés.

45 Au-delà de cette reconnaissance du rôle des réseaux sociaux dans la bonne santé

économique du territoire, les représentants locaux cherchent aussi à ancrer le capital

humain en valorisant le cadre de vie.

La qualité de vie comme moteur du développementéconomique

46 À Halifax, on estime que la qualité de vie retient et attire les talents. Pour la valoriser, le

GHP dispose d’une panoplie d’indicateurs variés, pour la plupart mesurée annuellement,

comme le taux de criminalité, le nombre d’accidents de la route, le sentiment de sécurité,

le délai moyen d’intervention pour les urgences, le prix de l’immobilier, la fiscalité locale,

le niveau des salaires, l’intensité de la vie culturelle, la satisfaction générale des habitants

vis-à-vis de leur condition de vie (mesurée par enquête), la satisfaction en termes de

transports publics, de qualité de l’eau et de traitement des déchets, le niveau de dons aux

associations, le taux de participation aux élections. Ces indicateurs, qui ne sont pas

segmentés dans une catégorie particulière d’action publique, font partie intégrante des

informations à destination des milieux économiques. Ils s’apparentent pour la plupart à

ceux proposés par le PNUD pour définir les critères de développement humain (PNUD,

1990), à la différence près que ces indicateurs sont mesurés à l’échelle locale

(infrarégionale) et pas seulement régionale ou nationale.

47 Selon le GHP, leur niveau correspond aux capacités du territoire à générer du

développement économique et social. Un cadre de vie de qualité incite à la fois les

habitants à ne pas quitter leur territoire et les personnes extérieures à venir s’y installer.

Mais pour atteindre ces deux objectifs, il est nécessaire de communiquer sur ses résultats,

notamment en se confrontant à d’autres territoires. Des classements nationaux, souvent

issus de la presse, sont régulièrement proposés et Halifax se compare à un panel de villes

similaires (St. John’s, Québec, Londres, Régina, Victoria) dans les publications du GHP.

Revue Interventions économiques, 54 | 2016

191

Page 196: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

48 Ici, la qualité de vie ne se résume pas à l’environnement naturel et aux loisirs proposés

localement. Il est établi que les arts et la culture, dont le poids est mesuré notamment par

le nombre d’emplois et son évolution dans le secteur, ou encore par le nombre

d’organisations culturelles, occupent une place importante dans la stratégie de

développement économique locale.

49 Même si les pouvoirs publics n’ont que peu de prise sur les aménités naturelles régionales

comme le climat, il est admis que d’autres facteurs hédoniques (Polèse et al., 2014) se

cultivent. Certaines villes font à ce titre de lourds investissements, notamment culturels,

pour les améliorer tels Bilbao et son fameux « effet Guggenheim ». Loin d’être un acquis,

l’image relative de la ville fait l’objet d’une planification stratégique, notamment à

travers une démarche de marketing territorial. Bien que les effets directs de ce type

d’actions publiques en termes de développement économique pur (nous pensons ici à la

création d’entreprises et d’emplois) demeurent discutables, elles participent

certainement au renforcement de la notoriété du territoire qui est aussi un objectif en soi9 pour Halifax.

50 On note ici l’influence de la théorie de Florida (2006) qui vise à démontrer le lien entre

qualité de vie et développement économique, l’hypothèse sous-jacente étant que la classe

créative et les « talents », porteurs de capital humain élevé, s’avèrent particulièrement

sensibles à un cadre de vie agréable. Ces populations, par le biais des rapports sociaux,

jouent, d’après l’auteur, un rôle majeur dans la capacité du territoire à innover. C’est sans

aucun doute un des effets recherchés par le GHP lorsqu’il promeut la qualité de vie.

Conclusion

51 Notre contribution visait à montrer l’importance du capital social dans la stratégie de

développement d’un territoire. Ainsi, notre étude de cas a mis en avant l’intérêt pour les

acteurs locaux de se saisir des leviers à l’échelle de leur territoire afin de concevoir des

programmes et actions les plus à même de fournir des résultats. Comme en témoigne la

stratégie de développement d’Halifax, le soutien au capital social constitue une voie

choisie pour libérer les potentialités locales. À travers ces actions, il s’agit de construire

les proximités entre agents en soutenant la circulation des idées, des informations et des

connaissances, comme les collectivités favorisent plus ordinairement la circulation

physique des hommes et des marchandises en créant et en entretenant les infrastructures

de communication.

52 Néanmoins, il ne faut pas masquer les limites attribuées à ce type de politiques publiques.

Ponthieux (2004) en dénonce les effets pervers en affirmant qu’il s’agit d’une façon de

conduire des actions publiques à moindre coût et au détriment d’autres financements,

jugés plus indispensables (santé, routes, éducation, etc.). Knack et Keefer (1997)

argumentent, quant à eux, sur le fait que d’autres variables entrent en jeu (dispersion des

revenus, stabilité des institutions, degré d’urbanisation, etc.) dans la performance

économique et sociale et peuvent disqualifier la pertinence du soutien au capital social

dans une optique de développement local. Polèse (2011) prévient les autorités locales que,

s’il n’existe pas de modèle universel de développement pour les villes, on peut voir

émerger des stratégies « à la mode » (technopôles, spécialisation industrielle, soutien à

certains groupes sociaux, etc.) qui montrent rapidement leur fragilité.

Revue Interventions économiques, 54 | 2016

192

Page 197: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

53 Deux points viennent conclure notre contribution. Premièrement, si, pris séparément, les

principes de développement du GHP peuvent sembler relativement peu novateurs, c’est

leur intégration à une stratégie territorialisée et particulièrement inclusive qui révèle

l’originalité de la démarche. Deuxièmement, au-delà de toutes considérations sur les

meilleures façons de soutenir le capital social et en réponse aux critiques présentées ci-

dessus, il apparait nécessaire d’améliorer les modalités d’évaluation de ce type de

programmes afin de mieux appréhender leurs effets. Il en va de leur légitimité auprès des

citoyens et des milieux d’affaires dont l’adhésion au projet constitue un élément clé de sa

réussite.

54 Enfin, la principale limite que l’on pourrait attribuer à nos travaux concerne la méthode

employée. Il serait en effet pertinent de consolider ces résultats en enquêtant plus

directement auprès des décideurs locaux et des responsables de la mise en œuvre des

programmes pour apprécier leur niveau de connaissance du rôle du capital social dans

leur propre stratégie. Leur démarche est-elle simplement pragmatique ou fondée sur une

analyse plus fine des diverses expériences et recherche à la matière ? En termes de

perspective, il semblerait judicieux de prolonger l’analyse en étudiant d’autres cas de

gouvernements locaux ayant mobilisé des leviers de développement basés sur le capital

social.

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NOTES

1. Selon le Journal « The Coast Halifax », la moitié des 13 000 employés du secteur a été licenciée

entre 2009 et 2014, source : http://www.thecoast.ca/halifax/the-depressing-world-of-call-

centre-employment/Content?oid=4517294

2. Pierre Bourdieu (1980) définit le capital social comme « l’ensemble des ressources actuelles ou

potentielles qui sont liées à la possession d’un réseau durable de relations plus ou moins

institutionnalisées d’interconnaissance et d’interreconnaissance ».

3. http://www.greaterhalifax.com/site-ghp2/media/greaterhalifax/

AGREATERHalifax_Halifax_Economic_Strategy_2011-16.pdf

4. Jill Grant, Franck Palermo et Angelo Dossou-Yovo, Professeurs à Dalhousie University

5. http://www.greaterhalifax.com/en/home/aboutus/Projectsinitiatives/

economicstrategyrenewal/governance/advisory_committee.aspx

6. http://www.halifaxgateway.com/

7. http://innovacorp.ca/

8. Indice composite prenant en compte les opinions des entreprises quant à leurs perspectives

économiques passées, présentes et futures.

9. L’un des objectifs du Plan stratégique du GHP est de faire d’Halifax une « marque » reconnue

internationalement.

Revue Interventions économiques, 54 | 2016

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Page 200: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

RÉSUMÉS

Une organisation ayant pour mission le développement économique, rassemblant des acteurs

publics et privés d’un territoire, peut-elle conduire sa stratégie en s’appuyant sur le capital

social, ses principes et ses théories ? Comme réponse à cette question de recherche, notre

contribution a l’ambition de montrer que l’engagement des acteurs locaux joue un rôle

déterminant dans le soutien au capital social, à la condition première que la stratégie de

développement soit partagée. L’originalité de nos travaux réside dans l’analyse des rapports

entre action publique locale et capital social. Le fait que le capital social puisse être considéré

comme une ressource liée au territoire nous sert de fil conducteur. En termes de résultats, nous

confirmons l’hypothèse que les parties prenantes du développement (collectivités, agences,

universités, entreprises) mobilisent, de manière plus ou moins volontaire, les différentes

dimensions du capital social pour élaborer et mettre en œuvre une stratégie territoriale activant

les proximités.

Can a public-private economic development agency implement a strategy based on social capital?

This paper proposes to look at some of the key answers. Our contribution, informed by fieldwork,

shows that such a development strategy is founded on local actors accumulating social capital.

The originality of our work lies in analyses of relations between local public action and social

capital. A main theme is that social capital is a resource linked to territory. Our results confirm

the hypothesis that stakeholders use, consciously or without knowing it, different features of

social capital to develop and implement a local strategy based on proximity.

INDEX

Keywords : local development, partnerships, public programs, social capital

Mots-clés : capital social, développement local, partenariats, politiques publiques

AUTEUR

CLÉMENT MARINOS

Docteur en aménagement à l’Université Rennes 2, UMR 6590 CNRS ESO

Revue Interventions économiques, 54 | 2016

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Page 201: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

Culture de sécurité et gestion durisque dans une entreprise deproduction de lait uruguayenneFrancisco Pucci et Soledad Nion

1 Ce travail a été développé dans le cadre d’un contrat entre le Département de Sociologie

de la Faculté de Sciences Sociales de l’Université de la République, l’« Asociación Nacional

de Productores de Leche » (en représentation des producteurs de lait) et l’« Asociación de

Obreros y Empleados de CONAPROLE » (syndicat de l’entreprise CONAPROLE). L’objectif

du projet a pour but la réalisation d’un diagnostic de l’organisation et des relations de

travail au sein de l’entreprise CONAPROLE pour construire des instruments qui

permettent une amélioration des relations entre les différents acteurs et membres de

l’organisation.

2 Dans le cadre du projet, une étude du système de sécurité du travail de l’entreprise a été

mise en place. Les objectifs de l’étude étaient de décrire les risques les plus importants

perçus par les différents acteurs de l’organisation et d’analyser leurs stratégies

d’affrontement. La recherche a utilisé une méthodologie qualitative, visant la

compréhension des expériences des individus à partir de leurs perspectives. La

conception de la recherche a été ouverte et exploratoire, admettant la possibilité

d’introduire des informations non prévues dans le design original. Les données ont été

recueillies à travers des entretiens pris dans un échantillon de différents secteurs de

l’entreprise et les réponses des acteurs ont été guidées par des questions autour des axes

d’analyse préalablement définis, tout en conservant la liberté d’approfondissement par

des thématiques émergentes considérées importantes pour la recherche.

3 Ce travail présente les premiers résultats de cette étude, qui s’est déroulée pendant les

mois de juin et juillet 2012. L’article se compose de trois parties : a) une discussion

théorique des principaux modèles de sécurité, leurs points forts et leurs faiblesses b) une

définition et une discussion du concept de culture de sécurité c) l’application de ces

discussions dans le cas de l’entreprise CONAPROLE

Revue Interventions économiques, 54 | 2016

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Page 202: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

Du modèle de Reason à la perspectivesystémique de la sécurité.

4 L’archétype des modèles de sécurité est le célèbre modèle de plaques ou modèle de

fromage suisse (Swiss Cheese Model) développé par Reason (1990). Ce modèle a montré

l’importance de l’introduction des facteurs latents, à tous les niveaux de l’entreprise, dans

la représentation d’un système socio - technique complexe. Les recherches sur les

désastres de Chernobyl, Challenger, Bhopal et Three Miles Island, ont montré que

l’axiome implicite qui consiste à définir la sécurité comme la somme d’un bon génie,

d’une technologie fiable et de procédures performantes, est très dangereux puisqu’ il ne

tient pas compte des composantes humaines dans la gestion des machines. Cet axiome est

aussi dangereux de par le manque de recherche sur les conditions dans lesquelles les

actions des opérateurs sont accomplies (Marchitto, 2011).

5 Le modèle de « fromage suisse » de Reason s’appuie sur trois supposés :

• L’organisation ne peut supprimer les erreurs des opérateurs qui sont en contact avec le

travail

• L’organisation a besoin de profondes défenses pour éviter la propagation des erreurs

• L’organisation doit se méfier des erreurs de gestion, qui, sans être la cause directe de

l’accident, mettent en danger l’efficacité des défenses des opérateurs directs.

6 Le modèle de sécurité de Reason est, de nos jours, dépassé face à la complexité des

systèmes actuels. Pour Amalberti (2013), ce modèle suppose une décomposition du travail

qui ignore les effets de la totalité. Le modèle propose une vision très simpliste de

l’accident, qui prend en compte seulement les effets de propagation du risque basé sur un

concept de sécurité unique pour toutes les entreprises. La perspective systémique, par

contre, déclare que la gestion du risque dans une entreprise n’est pas limitée à la

réduction ou à l’élimination des accidents ; la gestion comprend aussi tout ce qui peut

être un danger pour la survie de l’entreprise, tel que des facteurs économiques,

politiques, sociaux ou de crédibilité. La réduction des risques dans un système

socioprofessionnel est un concept complexe, qui peut admettre différentes définitions :

réduction d’accidents, réduction de risques de travail (chômage, parcours professionnels)

et réduction de risques économiques. Tous ces risques sont légitimes, bien qu’il existe

souvent des antagonismes entre eux ; souvent, la réduction des accidents industriels est

indépendante, ou bien montre une relation négative avec la réduction des accidents de

travail.

7 Le problème le plus compliqué, pour Amalberti, est celui de la migration progressive du

système et l’augmentation mécanique des violations dans la mesure où la sécurité est

améliorée. La migration des pratiques est une tendance inhérente à tous les systèmes ;

aucun modèle de sécurité ne peut contempler toutes les transformations économiques et

politiques opérées dans le temps. Les pratiques ont besoin de s’adapter aux nouveaux

contextes, et, par conséquent, cette adaptation entraîne un relâchement des obligations

et des préventions au lieu de les renforcer. La dégradation permanente des conditions

techniques et des conditions de travail génère un standard légal - non légal en relation au

respect des règles de sécurité. Si l’exigence est grande, mais la demande de production

augmente, la quantité de violations aux règles de sécurité augmente aussi de façon

mécanique. La migration des pratiques ouvre les portes pour la tolérance sociale aux

Revue Interventions économiques, 54 | 2016

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Page 203: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

violations des procédures de sécurité. La seule façon de contrôler ces violations passe par

l’autorité du groupe et par la surveillance collective, de commun accord entre les

membres du groupe et avec la complicité des chefs et des contrôleurs.

La théorie de la résilience

8 Une deuxième critique à la théorie traditionnelle de Reason provient de la théorie de la

résilience utilisée dans le champ du génie. Ce modèle définit les systèmes techniques

comme des systèmes socio - techniques, pour lesquels la performance est basée sur

l’interaction entre les facteurs sociaux et les facteurs techniques. À la différence des

approches traditionnelles relatives au risque, qui partent de descriptions très

minutieuses des composantes du système exprimé dans une carte de risques, le génie de

la résilience se propose la création de processus résistants et flexibles pour améliorer la

capacité de l’organisation. (Hollnagel, E ; 2011). Dans la mesure où les systèmes socio -

techniques sont toujours peu spécifiques, les organisations et les individus doivent ajuster

leurs conduites aux conditions présentes. Ces ajustements sont toujours approximatifs, ce

qui fait que la théorie de la résilience voit les accidents non pas comme un mauvais

fonctionnement des fonctions normales du système, mais comme un problème

d’adaptation du système aux complexités de l’environnement (Hollnagel, E ; 2011).

L’inflexibilité de la plupart des systèmes socio – techniques a pour conséquence que les

conditions de travail ne coïncident pas exactement avec les prescriptions du travail ; les

travailleurs et les organisations adaptent leur activité aux conditions réelles, mais, dans

la mesure où les ressources sont toujours limitées, cette adaptation est approximative.

Ces ajustements permettent au système de fonctionner, mais aussi de faillir. (Hollnagel,

E ; 2011)

9 Pour les théories traditionnelles concernant le risque, les accidents sont provoqués par

un mauvais fonctionnement des composantes du système ; par contre, la théorie de la

résilience analyse les accidents comme des combinaisons inattendues du système. Tandis

que la théorie traditionnelle pense que les erreurs et les bons résultats sont de nature

différente, le génie de la résilience reconnait que les choses vont bien ou mal de la même

façon. Le fait que les résultats soient différents ne signifie pas que les processus qui les

provoquent soient différents ; la variabilité des multiples fonctions peut se combiner de

façon inattendue, ce qui peut, à la fois, provoquer des conséquences non linéaires et sans

proportion avec les processus antécédents. Les accidents constituent des phénomènes

émergents, qui ne sont pas prévisibles à partir des caractéristiques des composantes du

système. (Hollnagel, E ; 2011) Il existe une autre différence entre la théorie traditionnelle

et la théorie de la résilience, du fait que la première sépare les problèmes de sécurité des

problèmes de productivité et d’efficacité des systèmes, tandis que l’approche basée sur la

résilience montre qu’on ne peut pas séparer la thématique de la sécurité du processus

productif ; la sécurité doit améliorer tout le système sans établir de restrictions dans son

fonctionnement (Hollnagel, E ; 2011)

10 Ces perspectives ancrées dans le génie et les sciences dures ont des points en commun

avec des approches plus sociologiques. Le travail classique de Perrow (1984) a montré que

la structure de certains systèmes conduit inévitablement à la présence de risques

systémiques dans les organisations. Dans chaque système social, la présence de risques

systémiques est un indicateur de la culture de risque de ce système.

Revue Interventions économiques, 54 | 2016

199

Page 204: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

11 Une approche organisationnelle alternative passe par l’étude des processus utilisés par

les organisations à haute fiabilité pour réduire les probabilités d’accidents dans leurs

fonctionnements. Ces organisations fonctionnent sur la base de construction de relations

de confiance établie entre les membres et avec l’environnement. La Porte (2001) précise

les caractéristiques des organisations H .R.O. (High Reliability Organizations) : a) une

utilisation flexible du pouvoir b) une structure organisationnelle spécifique pour les

situations de crise c) la reconnaissance active, dans tous les niveaux, des compétences des

travailleurs d) des efforts permanents de formation du personnel e) un système de

récompenses en cas de détection d’erreurs, qui valorise la mise en commun des

informations sur ce point.

12 Dans l’analyse de Perrow, on ne peut pas intégrer des phénomènes connus dans les

organisations, telles que la normalisation de la déviance ou les violations nécessaires des

procédures, ni comprendre l’influence de l’organisation dans les comportements qui

causent des accidents. Cette vision s’oppose à celle du groupe de la H.R.O., qui voit la

redondance comme une forme de réponse du système socio - technique à la variabilité

des demandes sans descendre ces hauts niveaux de fiabilité. (Bourrier, 2001).

13 Dans l’approche du HRO, les stratégies des acteurs et les conflits de pouvoir restent sur un

second plan, comme les conditions effectives, sur le terrain, qui permettent aux acteurs

d’accepter les exigences de l’organisation. L’existence des HRO suppose, pour ces

théoriciens, que ces conflits soient régulés d’une forme quelconque. La haute fiabilité est

obtenue par l’accouplement réussi de l’organisation, de ses membres et de

l’environnement. La sécurité et la fiabilité se construisent dans le cadre d’une négociation

quotidienne entre les exigences réglementaires, les obligations du travail et les

opportunités stratégiques des acteurs. Ces arbitrages sont encadrés dans des

représentations sociales, à travers des visions du monde, des relations symboliques et des

rituels de socialisation qui contribuent à former un équilibre plus ou moins performant

pour la sécurité (Bourrier, M. 2001).

14 Amalberti (2013) propose une synthèse de la discussion antérieure en définissant la

sécurité dans les systèmes complexes comme le résultat de la somme de deux entités : la

sécurité qui provient des règles et des procédures (sécurité régulée) et la sécurité qui

provient de l’intelligence adaptative des opérateurs et des professionnels du système

(sécurité gérée). Les systèmes artisanaux ont une faible régulation : leur sécurité est

modeste et dépend des qualités et des compétences des opérateurs, ce qui leur donne une

forte variabilité. Par contre, leur capacité d’adaptation à des conditions incertaines est

remarquable au quotidien. Un exemple classique de ce type de système est l’hôpital, où la

sécurité des malades dépend, en grande mesure, des capacités professionnelles des

médecins.

15 Par contre, les systèmes régulés comptent avec de nombreuses procédures et

prohibitions ; leur niveau de sécurité est élevé, mais la capacité d’adaptation de leurs

opérateurs est réduite, dans la mesure où ils ne s’exposent pas à des situations de risque,

car ils n’ont pas l’entraînement nécessaire pour travailler hors des procédures établies.

Un exemple de ce type de systèmes est celui de l’aviation, dans lequel les pilotes doivent

s’astreindre strictement aux procédures et aux règles sans avoir une marge

d’expérimentation en cas de situation de risque.

16 Dans le modèle résilient, l’exposition au risque constitue l’essentiel ; la sécurité est

associée à gagner, à survivre ; seuls les vainqueurs peuvent transmettre leurs

Revue Interventions économiques, 54 | 2016

200

Page 205: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

connaissances relatives à la sécurité aux autres. Dans le modèle de HRO, le système doit

gérer les risques tous les jours, mais l’objectif est de les contrôler sans s’exposer. La

sécurité dépend du groupe, de l’organisation, des rôles et des compétences des membres

de l’organisation. Le modèle fait l’analyse de ces échecs et cherche à comprendre leurs

causes. Finalement le modèle régulé, a besoin d’opérateurs équivalents et

interchangeables. La sécurité repose sur des qualités de supervision, qui vont éviter

l’exposition des opérateurs aux risques, ou bien vont la limiter à un nombre fini de

risques et de difficultés.

17 Ces trois modèles de sécurité sont radicalement différents ; ils répondent à conditions

économiques différentes et ils ont leur propre logique d’optimisation, leurs systèmes de

formation, leurs avantages et leurs limites. Ainsi, ces modèles ne sont pas miscibles, donc,

les entreprises doivent nécessairement choisir l’un des trois. En plus, le passage d’un

modèle à un autre dans une même organisation n’est pas simple : les interventions

peuvent améliorer ou changer quelques traits spécifiques du modèle, mais pas sa logique

profonde.

3. La culture de sécurité

18 Les modèles de sécurité exposés précédemment montrent différentes cultures de

sécurité. Ce dernier concept comprend : a) les valeurs, croyances et principes qui sont à la

base du système de gestion de la sécurité et b) les conduites et pratiques qu’illustrent et

renforcent ces principes (Simard, 2012). Les croyances et pratiques constituent des

significations construites par les membres de l’organisation en relation aux risques

professionnels, les accidents et la sécurité au travail. Ces significations sont partagées par

les opérateurs et par les chefs dans le travail, et sont aussi la source de la motivation des

acteurs dans le champ de la sécurité.

19 La culture de sécurité forme partie de la culture de l’organisation, ce qui permet de

parler, suivant la théorie de Schein (1992) de trois niveaux d’analyse :

1. Les appareils sont les structures et procédures organisationnelles visibles par les acteurs.

Ces phénomènes, bien que faciles à observer, sont difficiles à comprendre. Ils nous donnent

les points clés pour étudier la culture présente dans une entreprise.

2. Les valeurs acceptées et déclarées sont les stratégies, objectifs et justifications validés par le

processus social de l’organisation. Les valeurs acceptées et déclarées prédisent une bonne

partie du comportement des acteurs, dans la mesure où elles se traduisent par des règles.

Mais les valeurs peuvent être contradictoires entre elles ou avec le comportement observé,

ce qui laisse une grande partie des conduites de l’organisation sans explications.

20 Les présupposés de base sont les valeurs utilisées pour l’adaptation externe ou

l’intégration interne de l’organisation, qui sont assumées par ses membres de façon

automatique jusqu'à leur transformation en croyances, perceptions et sentiments. Les

présupposés de base sont intériorisés par les acteurs comme des vérités non

questionnables, source profonde des valeurs déclarées et acceptées.

21 Les présupposés de base d’une organisation ne sont pas, généralement, objet de débat ou

de discussion, et ils sont difficiles à changer ; pourtant, ils sont des facteurs de stabilité et

de permanence de la culture organisationnelle. Plus encore, les présupposés de base

constituent des mécanismes de défense psychologique et cognitive qui permettent à

l’organisation de poursuivre son fonctionnement dans le temps. Les supposés de base sont

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201

Page 206: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

en relation avec des aspects fondamentaux de la vie de l’organisation : la nature du temps

et de l’espace, la nature des activités humaines, la découverte de la vérité, l’importance de

la famille, du travail et du développement personnel, entre autres. En somme, pour

Schein, la culture organisationnelle est formée par un ensemble de présupposés de base

sous-jacents et inconscients, dont les manifestations sont les appareils et les valeurs.

Quand la conduite des groupes ou des membres de l’organisation ne trouve pas

d’explications selon les valeurs, on doit découvrir les présupposés de base de la culture

organisationnelle pour les comprendre. Si les membres d’une organisation partagent

fermement un présupposé de base, les conduites qui s’éloignent de celui-ci seront

considérées comme non acceptables. Pour Schein, l’analyse de la culture est souvent

limitée au champ des appareils et des valeurs, c'est-à-dire, à leurs manifestations

superficielles et observables, sans saisir les éléments de base non observables qui

constituent leur source.

22 Dans le domaine de la sécurité, par exemple, la sélection des risques et les contradictions

dans les attitudes en matière de sécurité peuvent être analysées comme des

comportements orientés à protéger les présupposés de base et les formes

institutionnelles acceptés par l’organisation et le collectif de travail (Douglas, M. ;

Wildavsky, A. 1983). La culture de sécurité est encadrée dans une culture

organisationnelle où il existe des relations de pouvoir, des définitions d’objectifs

productifs et des rapports avec l’environnement, constituant le contexte et la condition

de son développement.

23 De façon plus spécifique, Simard (2012) a développé quatre grands types de culture de

sécurité en fonction des niveaux de participation des deux acteurs centraux d’une

organisation : les opérateurs et les cadres. Ces quatre types sont : a) la culture fataliste, qui

suppose que les accidents sont le produit de la providence ou de la fatalité ; dans ce cas,

aucun acteur ne s’occupe de la sécurité b) la culture de métier, caractérisée par une faible

participation des cadres dans la gestion de la sécurité et par une régulation autonome des

travailleurs. Dans cette culture, les groupes de travail construisent les règles pour gérer

les risques, en fonction de leur connaissance du métier c) la culture normative, qui repose

sur le respect des règles et des procédures définies par la direction et les experts en

sécurité. Dans ce type de culture, la direction a un rôle prépondérant dans l’élaboration et

le développement des mesures de sécurité d) la culture intégrée, dans laquelle la direction

de l’entreprise prend la place de leadership en matière de sécurité, tout en favorisant

l’implication des travailleurs dans la gestion et dans l’application des mesures et des

règles de sécurité.

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Page 207: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

24 Ces différents types de culture peuvent être associés aux modèles de sécurité analysés

(Tableau 1), hormis le premier, qui correspond à l’absence de politiques de sécurité et

d’actions générales ou locales pour améliorer la sécurité du système. La culture de métier

s’articule sur les modèles artisanaux faiblement régulés, dans lesquels les travailleurs

sont fortement exposés aux risques et doivent adapter leurs conduites en fonction de

leurs connaissances et leurs capacités. La logique de ce type de culture se rapproche de la

vision de la théorie de la résilience, selon laquelle l’exposition aux risques est le levier de

la construction des capacités du système pour les dépasser. La culture normative peut

être associée aux modèles régulés, dont la sécurité du système repose sur de nombreuses

procédures et interdictions, mais pour lesquels la capacité d’adaptation des travailleurs

est limitée. Enfin, la culture intégrée est proche du modèle des HRO, caractérisé par une

bonne interaction et communication entre les différents groupes de l’organisation dans la

gestion permanente des risques.

25 Les différents types de culture supposent le développement de valeurs, croyances et

principes qui constituent le fondement du système de gestion de la sécurité, et un

ensemble de pratiques et de règles qui renforcent ces principes de base. Dans le cas des

règles, Reynaud (1989) en distingue deux types. Les règles explicites qui sont celles qui

fixent les responsabilités et les fautes, les arbitrages des différends et inspirent les

décisions des cadres et des responsables. Les règles implicites, par contre, sont celles qui

guident les procédures effectives de travail, de collaboration et les décisions dans le

travail quotidien ; elles assurent le fonctionnement quotidien de l’organisation. Dans une

entreprise on peut établir, suivant Reynaud, deux grandes dimensions : la première,

formelle, officielle, explicite, écrite, soutenue par une logique technique et une logique

d’efficacité, et la deuxième, informelle, officieuse, non reconnue, liée a une logique de

sentiments. La logique du coût et de l'efficacité est généralement plus importante pour

l'encadrement que pour les exécutants, et inversement, la logique des sentiments est plus

importante pour les ouvriers.

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203

Page 208: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

26 Ces deux logiques ne sont pas nécessairement opposées ni constituent les deux extrêmes

de la dichotomie rationnel-affectif si utilisée dans les sciences sociales. La logique

technique est une logique de contrôle qui cherche à résoudre les contraintes externes de

l’organisation : production, délais, qualité du produit, etc. La logique des sentiments, par

contre, cherche à résoudre les conflits avec les valeurs internes de l’organisation : elle

constitue une forme de régulation qui s’oppose aux régulations formelles et affirme

l’autonomie des travailleurs face aux efforts de contrôle des cadres et de la direction.

27 De cette façon, selon Reynaud, dans une organisation on trouve toujours deux sources de

régulation : la régulation de contrôle et la régulation autonome. La régulation de contrôle

est formelle et explicite, guidée par des critères techniques et rationnels. La régulation

autonome, bien qu’informelle, n’est ni spontanée ni arbitraire. Elle constitue une

régulation très élaborée, partagée par les membres du groupe, enseignée aux nouveaux

membres et imposée aux membres qui ne l’acceptent pas. Cette forme de régulation est

aussi rationnelle : les travailleurs peuvent accepter la rationalité de production ou

d'efficacité, c'est-à-dire servir des fins qui sont celles de l'organisation elle-même. Les

valeurs affectives incarnées par les travailleurs ne s’expliquent pas par l’opposition

rationnel-affectif, mais par les luttes de pouvoir liées à la rencontre de ces deux formes de

régulation.

28 Reynaud souligne aussi que ces différentes formes de régulation s’intéressent à une

relation de pouvoir spécifique quis'établit entre un groupe et ceux qui veulent la régler de

l'extérieur.Elle est donc tout particulièrement reconnaissable dans les

relationshiérarchiques : entre des subordonnés et des supérieurs. Cependant, la relation

hiérarchique n'est pas la seule relation de contrôle ; une dépendance fonctionnelle peut

aussi créer des relations du même type. Réciproquement, la suppression ou l'allégement

des relations hiérarchiques ne suffirait pas à supprimer la confrontation entre les deux

typesde régulation. L'activité de régulation peut avoir beaucoup d'objets : méthodes de

travail, qualité, sécurité. Ces différents domaines de régulation peuvent être étroitement

interdépendants, mais le total ne forme pas un ensemble totalement cohérent. Elles sont

plutôt le résultat accumulé, l'empilement ou la combinaison mal jointe de pratiques et de

règles qui sont de nature, d'époque, d'inspirations différentes, voire opposées. Les

régulations « réelles » sont des compromis (souvent assez instables) entre autonomie et

contrôle. Mais la variété de ces compromis est très grande, aussi grande que celle des

procédures par lesquelles ils sont atteints, et ils n’appartiennent pas à une simple

dimension. Il n'est donc nullement contradictoire de voir dans la culture d'entreprise à la

fois un capital commun, un ensemble de valeurs au moins potentiellement communes et

un lieu de contestations ou de conflits multiples. La différenciation des intérêts et

l'autonomie croissante des groupes ne sont pas contradictoires avec un résultat commun.

Les modèles de sécurité à l’entreprise CONAPROLE

29 La “Cooperativa Nacional de Productores de Leche” (CONAPROLE) a été fondée en 1936,

pour assurer les ventes des producteurs de lait de l’Uruguay et la consommation de ce

produit par toute la population du pays. Avec le temps, l’entreprise s’est modernisée,

diversifiant la production en différents produits dérivés du lait comme le fromage, les

yogourts et les glaces. Avec la modernisation productive, les ventes de CONAPROLE ont

dépassé le marché local et l’entreprise a commencé à exporter sa production aux marchés

régionaux et internationaux. À l’heure actuelle, CONAPROLE, bien que n’ayant pas le

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204

Page 209: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

monopole de la production de lait en Uruguay, est sans nul doute l’entreprise

hégémonique dans cette branche d’activité.

30 L’organisation de CONAPROLE n’est pas typique ; les propriétaires de CONAPROLE sont

des producteurs de lait organisés en coopérative, mais la gestion de l’entreprise est prise

en charge par un groupe de cadres formés en administration, avec un parcours

professionnel et un niveau de vie très éloigné de l’expérience de vie des producteurs.

Cette situation explique le caractère très politisé de la gestion de CONAPROLE. Bien que

les cadres aient été formés dans le cadre de conceptions plus modernes de gestion

administrative, leurs décisions demandent l’appui des producteurs, qui n’ont pas la même

formation et possèdent une conception très traditionnelle de la gestion. À ce contexte

complexe ont doit ajouter également l’action menée par le syndicat de CONAPROLE, qui

jouit d’une organisation forte et qui joue avec les contradictions et les tensions créées par

cette gestion partagée et politisée entre producteurs et cadres administratifs.

31 Entre 1990 et 2005, l’entreprise est passée par un processus de transformation interne,

débouchant sur la concentration du secteur de production de lait frais et sur son transfert

à Montevideo, capitale du pays. Cette transformation, bien que négociée avec le syndicat,

est associée dans la mémoire des ouvriers de CONAPROLE, au chômage. En effet, à

l’époque, 40 % des effectifs avaient été mis à la porte et remplacés par des travailleurs

embauchés pour un temps limité, dans les secteurs de production les plus importants : le

lait et le fromage.

32 Les politiques de sécurité et de gestion du risque n’échappent pas à cette complexité.

L’entreprise compte avec un département de sécurité doté de professionnels formés à la

prévention des risques, toutefois leurs politiques sont soumises au consensus des

producteurs et du syndicat. Les politiques de gestion du risque menées par la direction de

CONAPROLE se rapprochent, dans leur conception d’origine, aux modèles régulés analysés

plus haut. Les règles de sécurité appliquées par l’entreprise proviennent de différentes

sources nationales et internationales, auxquelles s’ajoutent de nombreuses procédures de

contrôle, de supervision et de construction de cartes de risque. Ce modèle de sécurité est

accompagné du développement d’une forte culture normative au niveau des cadres et des

techniciens. La conception du modèle consiste en une surveillance permanente de

l’accomplissement des règles et des procédures, par le biais de rapports effectués par les

chefs et les cadres de section. Le système de contrôle s’applique autant pour les règles de

sécurité que pour les règles liées à la qualité du produit. Malgré cette conception, les

rapports sur la sécurité sont peu nombreux et ils suscitent un faible intérêt de la part des

chefs et des contrôleurs, tandis que les rapports relatifs à la qualité de la production

revêtent davantage d’importance.

33 Cette différence est une dimension cruciale pour comprendre les politiques de sécurité de

l’entreprise : l’amélioration de la qualité a été le levier le plus important d’adaptation

externe de l’organisation, et, pourtant, elle a été fortement intériorisée par ses membres

en tant que source de supposés de base de l’organisation (Schein, 1992). La préoccupation

pour la sécurité est une valeur déclarée par l’organisation, mais, dans la dynamique

quotidienne, les règles de sécurité restent sur un deuxième plan face aux exigences et aux

règles développées autour de la qualité, bien qu’il n’y ait pas nécessairement de

contradictions entre ces deux dimensions. Même si la sécurité est une valeur explicite

dans le discours de CONAPROLE, les supposés de base s’articule autour de la productivité

et des exigences de qualité de la production. Ce décalage entre valeurs explicites et

supposées de base s’exprime, par exemple, dans l’investissement qui fait l’entreprise pour

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Page 210: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

acheter des éléments de protection personnelle et des dispositifs technologiques de

sécurité, investissement qui n’est pas accompagné d’une préoccupation pour développer

des dispositifs qui obligent les travailleurs à utiliser ces équipements. Un autre exemple

de ce décalage est la difficulté rencontrée quant à l’application de sanctions aux

travailleurs qui transgressent les règles de sécurité, alors que la transgression des règles

de qualité est durement sanctionnée, du point de vue formel et informel.

34 La culture de sécurité de CONAPROLE doit être envisagée dans le cadre de la culture

générale de l’organisation. Le processus de travail de l’entreprise est traversé par de

multiples tensions, dont la plus importante est la forte pression exercée pour obtenir de

hauts niveaux de productivité. Cette pression productiviste, soulignée par Supervielle et

Robertt (2012) est la cause majeure de la permanente normalisation de la déviance des

pratiques de sécurité dans le travail (Bourrier, 2001). Ce phénomène se présente quand la

transgression des règles de sécurité est connue et acceptée par le groupe et par les

superviseurs. La forte tension qui existe entre les pressions économiques et les exigences

de sécurité débouche sur la déviance quotidienne de certaines règles de sécurité qui

peuvent être considérées comme négatives lorsqu’il s’agit d’atteindre des objectifs

productifs. (Boissières, 2012)

35 Une deuxième source de normalisation de la déviance se produit quand les règles et les

procédures formelles de sécurité sont imposées sans discussion préalable avec les

opérateurs. Le cas échéant, la transgression des règles est considérée normale pour

atteindre les buts du travail (Boissières, 2012). Dans le cas de CONAPROLE, cette source de

déviance peut être analysée dans le cadre des relations entre la direction et le syndicat.

Supervielle et Robertt (2012) ont montré la forte opposition entre la direction et le

syndicat de CONAPROLE, qui dépasse la lutte classique entre syndicats et employeurs dans

les sociétés modernes. Dans le cas de CONAPROLE, l’opposition est accentuée par une

forte méfiance de part et d’autre lors des discussions concernant des problèmes relatifs à

la production. En outre, à la différence de la plupart des syndicats uruguayens, qui

limitent leur intervention à des revendications salariales ou des revendications

concernant les conditions de travail, le syndicat de CONAPROLE est impliqué dans la prise

de décision de plusieurs thèmes : la production, la qualité, le recrutement et le parcours

professionnel dans l’entreprise. Ce cadre de méfiance au sein des relations de travail

constitue un obstacle très net au développement de politiques communes de gestion du

risque dans l’entreprise.

36 En ce qui concerne la thématique de la sécurité, le syndicat revendique le renouvellement

permanent des équipements de sécurité personnels et l’introduction de technologie plus

sûre dans la production. Par contre, l’organisation syndicale n’accompagne pas cet effort

d’une attitude de contrôle pour que les travailleurs utilisent les équipements et la

technologie fournie par l’entreprise. Cette préoccupation, bien que présente dans l’esprit

de quelques dirigeants, ne fait pas l’unanimité dans tout le syndicat. En quelque sorte, le

syndicat de CONAPROLE fait de la sécurité une valeur explicite, mais il a également

intériorisé, dans le sens de Schein, l’importance de la qualité et celle de la productivité en

tant que supposés de base commune à toute l’entreprise. Ce décalage entre valeurs et

supposés de base explique l’ambivalence observée dans l’attitude du syndicat concernant

le problème de la sécurité.

37 Un climat social tendu est aussi une source de normalisation de la déviance. Dans ce

contexte, les contrôleurs et les chefs n’insistent pas beaucoup sur l’application des règles

de sécurité afin d’éviter un accroissement des tensions et pour conserver un minimum de

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Page 211: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

coopération nécessaire pour atteindre les objectifs de production (Boissières, 2012). Dans

le cas de CONAPROLE, Supervielle y Robertt (2012) ont observé une forte opposition entre

chefs et travailleurs ; en effet, les chefs sont perçus principalement par les travailleurs

comme des véhicules de l’autorité et de l’arbitraire, dans un contexte de changement

profond des relations de pouvoir au sein de l’entreprise. L’évolution des politiques

concernant les ressources humaines dans l’entreprise CONAPROLE a opéré un glissement

du paternalisme des premiers temps vers une relation plus utilitaire, dans laquelle la

préoccupation pour la productivité a déplacé les relations de confiance et de proximité

familiale vers des relations d’exigence et de contrôle très marquées. Ces tensions

accentuent l’autorité des chefs, dans un monde social dominé par l’arbitraire du pouvoir.

38 Malgré toutes ces difficultés, les relations sociales dans l’entreprise se déroulent dans le

cadre de multiples accords tacites qui comblent l’absence de règles formelles de

l’organisation. Ces accords tacites, dans le domaine de la sécurité, s’expriment par la

construction de règles informelles pour affronter les risques quotidiens au travail. La

source de ces règles informelles provient de l’identité des travailleurs avec les valeurs du

métier. Ces valeurs impliquent un engagement dans la production d’un produit, le lait,

essentiel à la consommation de la population. (Supervielle ; Robertt 2012). Dans ce sens, la

culture de métier est le mécanisme de régulation le plus important de l’agir des

travailleurs de CONAPROLE. Les règles de protection et de sécurité au travail sont une

prolongation des règles informelles du métier ; elles ne sont pas imposées par la

direction, elles sont construites dans l’interaction quotidienne des travailleurs en

fonction de leur expérience, de leurs connaissances et de leurs capacités.

39 On peut observer une dissociation, sur ce plan également, entre valeurs et supposés de

base dans la culture de sécurité de l’entreprise. La direction a des valeurs explicites et

déclarées, orientées vers le développement d’une culture normative soutenue à la fois par

des contrôles et des procédures établies et par le respect des règles de protection et de

sécurité. Malgré ces valeurs, le présupposé de base qui structure les politiques de sécurité

réside dans la capacité d’auto - régulation des travailleurs en fonction de leurs

connaissances techniques et leur capacité à maîtriser le travail (Reynaud, 1989). Ce

présupposé de base est aussi intériorisé par les travailleurs, qui, bien qu’ils réclament des

équipements de protection et des technologies plus appropriées, font confiance aux

règles informelles du groupe pour faire face aux situations de risque au travail.

Conclusions

40 L’analyse des politiques de sécurité de CONAPROLE fait apparaître une tension

permanente entre deux modèles de sécurité. La direction de l’entreprise développe une

politique de gestion du risque qui possède de fortes composantes du modèle régulé, dans

lequel la sécurité est le résultat de l’obéissance aux règles et aux protocoles de sécurité

imposés par la direction. Mais ces règles ont une légitimité diffuse, ce qui entraîne des

difficultés dans leur application. L’obéissance aux règles n’est pas assurée par les

superviseurs, étant donné les difficultés d’interaction avec les travailleurs et l’utilisation

arbitraire du pouvoir. D’autre part, le syndicat participe activement aux espaces formels

de discussion sur la sécurité, mais ses actions sont orientées vers l’obtention de

revendications ponctuelles plutôt que vers une demande fondée sur la construction d’une

politique de sécurité à long terme en accord avec l’entreprise.

Revue Interventions économiques, 54 | 2016

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Page 212: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

41 L’arbitraire des chefs est une source de tensions permanente dans les relations

hiérarchiques, ce qui entraîne un climat de méfiance dans les relations de travail de

l’entreprise. La méfiance empêche le développement d’un modèle proche du HRO,

construit sur une utilisation flexible du pouvoir, une communication performante entre

les différentes parties de l’organisation ainsi que sur une reconnaissance active des

travailleurs dans la gestion du risque. Les ouvriers, dans ce contexte de méfiance et de

tension, développent des procédures de régulation autonome des risques qui répondent à

leur logique de métier et non pas aux règles de sécurité de l’organisation. C’est une forme

de régulation qui ne s’oppose pas à la logique économique de l’entreprise (Reynaud, 1989)

dans la mesure où la production est assurée, mais qui s’instaure par la voie des règles

construites par les opérateurs en fonction de leur connaissance technique, ce que

constitue une normalisation de la déviance des règles imposées par le modèle réglé de

l’organisation.

42 L’échec du modèle réglé imposé par la direction et les procédures de régulation autonome

rapproche le cas de CONAPROLE des modèles artisanaux définis par Amalberti,

caractérisés par une faible régulation de la sécurité, qui repose sur les compétences des

opérateurs. Les pratiques de sécurité rentrent dans un espace dans lequel la séparation,

entre ce qui est légal ou non légal, est diffuse, ouvrant la possibilité pour la tolérance à la

déviance des règles et des procédures de sécurité. La standardisation de cet espace diffus

entre l’acceptable et le non acceptable nécessite, suivant l’approche de la théorie de la

résilience, un processus permanent d’adaptation et d’ajustement des conduites des

individus et de l’organisation aux situations de risque.

43 Alors que les valeurs de sécurité sont acceptées et déclarées par l’organisation,

l’adaptation de l’entreprise aux contraintes extérieures a été construite sur des mesures

orientées à améliorer la qualité et l’efficience de la production. Ces mesures ont été

internalisées par les membres de l’entreprise et transformées en supposés de base de la

culture de l’organisation, déplaçant les valeurs construites autour de la sécurité. Cette

situation englobe la direction de l’entreprise et le syndicat, qui, bien qu’en conflit

permanent, partagent une culture organisationnelle commune.

44 La culture de métier développée par les travailleurs de CONAPROLE en relation avec la

sécurité est le résultat de l’articulation entre les modèles artisanaux de sécurité,

nécessitant une adaptation permanente des travailleurs aux situations de risque, et d’une

culture organisationnelle dont les présupposés de base sont ancrés autour de la

production. Bien que l’organisation ait construit un modèle régulé avec de nombreuses

normes et procédures de sécurité, la normalisation de la déviance en tant que forme

d’action quotidienne de l’organisation déplace la sécurité vers la capacité d’adaptation

des travailleurs, liée à la maitrise qu’ils possèdent de leur métier. Les règles de sécurité

existent en tant que construction autonome des travailleurs et à travers la solidarité des

groupes de travail ; l’absence d’un cadre commun de référence empêche leur

transformation en règle générale pour toute l’organisation.

Revue Interventions économiques, 54 | 2016

208

Page 213: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

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RÉSUMÉS

Le travail analyse les politiques de gestion du risque dans l’entreprise de production de lait plus

importante de l’Uruguay. Le modèle de sécurité de l’entreprise repose autour de normes et

dispositifs élaborés par les experts en sécurité, mais la normalisation de la déviance est une

pratique permanente de l’entreprise, ce qui reste efficacité aux politiques de gestion du risque

instrumentées par la direction. Si bien la sécurité est une valeur explicite dans le discours de

l’organisation, les supposés de base de la culture organisationnelle s’articule autour de la

productivité et des exigences de qualité de la production. Ce décalage entre valeurs explicites et

supposées de base s’exprime dans l’inversion qui fait l’entreprise pour acheter des éléments de

protection personnelle et en équipements technologiques de sécurité, inversion qui n’est pas

Revue Interventions économiques, 54 | 2016

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Page 214: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

accompagnée de la préoccupation pour développer des dispositifs pour exiger aux travailleurs

d’utiliser ces équipements.

This paper analyzes the risk management policies in the production largest dairy company of

Uruguay. The security model of the company rests on rules and devices developed by security

experts, but the normalization of deviation is a constant practice in the company, which

undermines the effectiveness of the risk management policies implemented by management.

While safety is an explicit value in the discourse of the organization, the underlying assumptions

of organizational culture revolve around productivity and quality demands of production. This

mismatch between explicit values and basic assumptions is expressed in the fact that the

investment made by the company to buy personal protective equipment and Safety technological

equipment is not accompanied by the concern to develop devices to force workers to use these

facilities.

INDEX

Mots-clés : culture, gestion, organisation, risque, sécurité

Keywords : culture, management, organization, risk, security

AUTEURS

FRANCISCO PUCCI

Professeur des universités, Departamento de Sociología, Universidad de la República,

Montevideo, Uruguay [email protected]

SOLEDAD NION

Maître de conférence, Departamento de Sociología, Universidad de la República, Montevideo,

Uruguay [email protected]

Revue Interventions économiques, 54 | 2016

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Page 215: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

La conciliation emploi-famille/viepersonnelle chez les infirmières enFrance et au Québec : une entrée parle groupe professionnelNadia Lazzari Dodeler et Diane-Gabrielle Tremblay

Introduction

1 Un bon nombre de recherches, notamment dans le monde francophone (Fusulier, Laloy,

Sanchez, 2009 ; Tremblay, 2012a) ont permis de constater que l’articulation emploi-

famille se présente de manières différentes selon le genre, le secteur et la taille de

l’entreprise (Tremblay, 2012a, b, 2005 ; Lazzari, 2012), mais aussi selon les sociétés et leur

régulation publiques (politiques publiques, institutions, mentalités et cultures ; cf. Barrère

et Tremblay, 2009).

2 Par ailleurs, des travaux récents ont conduit à prendre une nouvelle porte d’entrée pour

analyser cette question, soit l’entrée par les groupes professionnels ou la profession.

Selon cette approche (Fusulier, Laloy, Sanchez, 2009 ; Fusulier, Tremblay, Di Loreto, 2008),

le concept de profession renvoie au rapport à l’ordre professionnel, aux processus de

socialisation, aux normes, à la vision de l’éthique, mais aussi sur le plan sociologique plus

particulièrement, aux dimensions symboliques et aux modes de régulation.

3 Dans cette recherche, au-delà des spécificités nationales, nous proposons une

comparaison des conditions de travail des infirmières québécoises et françaises, l’entrée

analytique par le groupe professionnel permettant de saisir la problématique de la

conciliation emploi-famille/vie-personnelle (aspect vocationnel, horaires de travail, etc.).

Nous nous centrons sur la profession d’infirmière, en proposant une comparaison des

difficultés et des modes d’articulation emploi-famille/vie personnelle comparés entre le

Québec et la France.

Revue Interventions économiques, 54 | 2016

211

Page 216: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

4 Pour ce faire, après avoir explicité succinctement ce que signifie l’entrée analytique par la

profession, dans un premier temps, nous dressons un portrait de la profession

d’infirmière dans les deux zones (rôle, études, situation démographique et trajectoires

professionnelles). Dans un second temps, à partir des entrevues menées dans chacune des

deux zones, nous présentons une analyse des résultats, ainsi qu’une réflexion sur l’apport

de l’entrée par la profession dans ce cas précis, en nous intéressant aux mesures qui

permettraient d’attirer et de retenir cette main-d’œuvre fort recherchée, tenant compte

de la diversité de genre et d’âge sur le plan de la conciliation.

L’entrée par les professions

5 Tel qu’indiqué par Fusulier et Tremblay (2013, p. 81), l’entrée par la profession permet de

mettre en avant le rôle de la profession « comme entité médiatrice des rapports des

personnes à la combinaison travail/famille », mais aussi des rapports à l’égard des

diverses mesures (normes légales, politiques, pratiques d’entreprises, etc.) qui encadrent

les liens entre les responsabilités professionnelles et les responsabilités parentales-

familiales-personnelles. Ainsi, une entrée par la profession permet de souligner les effets

des caractéristiques de l’appartenance professionnelle sur la façon dont les individus vont

vivre cette relation entre l’emploi et la famille, ainsi que l’ensemble des tensions

associées à leur rôle professionnel, en lien à la fois avec leur éthos professionnel (normes

et règles du milieu, implicites ou explicites), les exigences concrètes de ce milieu

professionnel à un moment précis, ainsi que les exigences de leur vie familiale ou

personnelle.

Portrait de la profession d’infirmières

Les effectifs infirmiers au Québec et en France

6 Selon l’Ordre des Infirmiers et des Infirmières du Québec (OIIQ) (2014, p. 9), en 2013-2014,

les effectifs infirmiers inscrits au tableau de l’OOIQ sont en progression de 1,1 % par

rapport à 2012-2013 soit 73 145 infirmières. Les infirmières forment l’un des groupes

professionnels à la fois les plus féminisés et les plus exposés aux horaires de travail

atypiques (Bouffartigue et Bouteiller, 2003 ; Lazzari, 2012). Toutefois, il faut noter qu’au

Québec la proportion des hommes dans cette profession est plus importante qu’ailleurs

au Canada, avec 10,6 % de l’effectif en 2013-2014 (OIIQ, 2014, p. 23).

7 Tout comme au Québec, en France la profession d’infirmière est majoritairement

féminine comptant 88 % de ses effectifs (Barlet et Cavillon, 2011, p. 1). Les effectifs

infirmiers sont également en croissance : le nombre d’infirmières actives étant passé de

567 564 à 595 594, soit 4,9 % par rapport à 3,5 % entre 2011 et 2012 (Sicart, 2014, p. 7).

8 À présent, voyons quelles sont les études nécessaires, dans les deux zones, pour exercer la

profession d’infirmière.

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Page 217: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

Les études en lien avec la profession d’infirmière au Québec et enFrance

9 Au Québec, plusieurs programmes sont disponibles pour accéder à la formation

d’infirmière.

• Trois ans au CEGEP, Collège d’Enseignement Général et Professionnel, obtention du diplôme

d’infirmière technicienne.

• Trois ans à l’université pour obtenir un BAC (Licence en France) en sciences infirmières,

obtention du diplôme d’infirmière clinicienne.

• Ou encore, avoir obtenu un DEC (BAC en France) en soins infirmiers et avoir poursuivi trois

années à l’université pour obtenir un Baccalauréat (Licence en France), obtention du

diplôme d’infirmière clinicienne.

• Une maitrise en pratique avancée, conduira au titre d’infirmière praticienne ou praticienne

de première ligne

• Pour terminer un doctorat en sciences infirmières est proposé.

10 Pour exercer, les infirmières québécoises ayant passé leur examen professionnel ECOS

(Examen Clinique Objectif Structuré) devront avoir obtenu auprès de l’OOIQ leur permis

d’exercer.

11 Pour exercer le métier d’infirmière, en France, il faut être titulaire du Diplôme d’État

(DE). Il s’agit d’une formation de trois ans après le BAC (DEC au Québec). L’accès à cette

formation se fait sur concours. La formation comprend de nombreux stages (rémunérés)

en milieu hospitalier et extrahospitalier. Après avoir été diplômée d’État et avoir obtenu

deux années d’expérience, l’infirmière peut se présenter à différents concours :

puéricultrice, infirmière de bloc opératoire ou autre. Elle pourra aussi après cinq années

d’activité se présenter au concours de cadre de santé puis après 3 ans à celui de cadre de

santé supérieur. À compter de dix années d’expérience en tant qu’infirmière DE et cinq à

un poste d’encadrement cette dernière pourra présenter le concours de directeur du

service des soins infirmiers, si elle le souhaite.

12 Ainsi, nous pouvons constater que le parcours des études d’infirmières est différent dans

les deux pays. En effet, du côté français le parcours débute par un concours d’entrée et les

personnes sont formées dans des écoles de santé. De plus l’évolution de carrière ne peut

se faire que par le passage d’un nouveau concours à compter d’un certain nombre

d’années d’activité. Au Québec, le cursus en trois ans au cégep qui mène au titre

d’infirmier technicien n’existe pas en France. De plus les études après le DEC peuvent

aller jusqu’au doctorat à l’université. Les infirmières françaises n’ont pas besoin de

permis d’exercer.

13 Passons maintenant à quelques éléments liés au rôle des infirmières de chaque zone.

Le rôle des infirmières dans les deux zones

14 En France, l’Ordre des infirmiers (2010, p, 2) définit le rôle des infirmiers et des

infirmières comme suit : « L’exercice de la profession d’infirmier ou d’infirmière

comporte l’analyse, l’organisation, la réalisation des soins infirmiers et leur évaluation et

la contribution au recueil de données cliniques et épidémiologiques et la participation à

des actions de prévention, de dépistage, de formation et d’éducation à la santé ».

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213

Page 218: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

15 Au Québec, selon l’OIIQ (2010, p. 24), « L’exercice infirmier consiste à évaluer l’état de

santé d’une personne, à déterminer et à assurer la réalisation du plan de soins et de

traitements infirmiers, à prodiguer les soins et les traitements infirmiers et médicaux

dans le but de maintenir la santé, de la rétablir et de prévenir la maladie ainsi qu’à

fournir les soins palliatifs », selon la Loi sur les infirmières et les infirmiers (article 36).

16 Les tâches en lien avec l’exercice de la profession d’infirmière dans les deux pays

semblent similaires, du moins sur papier.

Les horaires atypiques

17 La profession d’infirmière implique des horaires s’étalant sur 24 heures pour répondre

aux besoins de la population, ce qui peut rendre difficile l’exercice de la profession. En

effet, au Québec, que ce soit par choix ou de manière involontaire, les infirmières

bénéficient d’horaires de travail qui peuvent prendre la forme d’un temps plein (59.6 % en

2013-2014), d’un temps partiel (31,8 % en 2013-2014) ou encore de contrats occasionnels

(8.6 % en 2013-2014) (OIIQ, 2014, p, 10). Elles peuvent également travailler, sur appel,

avoir des quarts de travail de jour, de soir, de nuit et de fin de semaine et devoir « faire

des doubles1 ». De plus, le nombre total d’heures effectuées par les infirmières a

augmenté : en 2005-2006 il se situait autour de 65 millions pour atteindre 67,2 millions en

2011-2012 (InfoStats, 2014, p. 2). Quant aux heures supplémentaires, en 2011-2012, elles

représentaient 5,5 % des heures totales comparativement à 3,9 % il y a dix ans (InfoStats,

2014, p. 2).

18 En ce qui concerne le temps de travail, l’enquête emploi de 2008, citée dans Barlet et

Cavillon (2011, p. 4), souligne qu’une infirmière française sur quatre travaille à temps

partiel, plus précisément ce sont 27 % des infirmières de plus de 40 ans qui travaillent à

temps partiel contre 18 % des infirmières âgées de moins de 40 ans, et une infirmière sur

trois travaille de nuit. D’ailleurs, 62 % des infirmières salariées disent avoir fait le choix

de travailler à temps partiel pour s’occuper des enfants. Ainsi, « le recours au temps

partiel reste la modalité la plus universelle d’adaptation du travail aux contraintes

familiales » (Michaux et Molière, 2014, p. 31).

19 Comme le soulignent (Michaux et Molière, 2014, p. 31) « l’entrée dans le métier à l’hôpital

se fait en se pliant à la norme professionnelle des horaires atypiques », ainsi tout comme

leurs homologues québécoises, les infirmières françaises sont amenées à travailler sur des

quarts de jour, de soir, de nuit et de fin de semaine et parfois sur une plage horaire de

douze heures (Michaux et Molière, 2014). Cette possibilité de travailler douze heures est

relativement prisée tant auprès des infirmières québécoises (Lazzari, 2012) que françaises

car elle permet de bénéficier de jours de repos supplémentaires cependant elle peut aussi

comporter des risques dus à la fatigue en fin de poste (Michaux et Molière, 2014).

20 Ce sont autant d’éléments qui caractérisent les contraintes du travail infirmier du point

de vue des horaires. Bien sûr, l’ensemble du marché du travail est caractérisé par une

diversification des formes d’emploi (Tremblay, 2008a,b), mais le secteur infirmier semble

plus particulièrement touché à la fois parce que le travail se fait 24 heures par jour et

parce que malgré la croissance des effectifs infirmiers d’année en année, celle-ci ne se

produit pas dans les domaines où les besoins sont les plus criants, par exemple celui en

soins de longue durée (OIIQ, 2014), où se sont principalement les infirmières plus en fin de

parcours professionnels qui y travaillent, ce qui peut poser un réel problème avec le

vieillissement de la population.

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Page 219: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

Situation démographique et trajectoires professionnelles desinfirmières

21 Outre le vieillissement de la population et la répartition des effectifs infirmiers très

inégale sur le territoire des deux zones, la pénurie d’infirmières semble perdurer et

plusieurs d’entre elles envisagent de partir à la retraite de manière anticipée.

22 Au Québec, en 2013-2014 : 13 356 infirmières sont âgées de 55 ans ou plus et une

infirmière sur cinq est toujours potentiellement admissible à la retraite pour cette même

période (OIIQ, 2014, p. 9) ce qui représente un réel défi auquel les services de santé auront

à faire face. S’ajoute à cela l’entrée en vigueur au 1er avril 2015 de la Loi 10 qui semble

attiser la volonté de départs non planifiés à la retraite de nombreuses infirmières. En

effet, selon un sondage réalisé pour la Fédération interprofessionnelle de la santé (FIQ),

environ 7500 infirmières semblent vouloir prendre leur retraite dans les trois ans, en

raison du passage de l’âge de la retraite de 60 ans à 62 ans et des modifications du calcul

de la rente2. Ce nombre de départs est supérieur comparativement à celui des départs à la

retraite de 1997 où 6000 infirmières avaient pris leur retraite (Sioui, 2015). La réforme du

système de santé prévoit également l’abolition de 1300 postes de cadres de la santé, selon

Pelchat (2015) environ 900 cadres de la santé seraient déjà partis en préretraite ou à la

retraite pour éviter de subir la réforme.

23 Selon la Fédération Interprofessionnelle de la santé du Québec (FIQ), citée dans Sioui

(2015), depuis 1997, le recours aux heures supplémentaires s’est pratiquement

systématisé et faire appel à de la main-d’œuvre d’agences privées est devenu beaucoup

plus fréquent. Ces éléments semblent montrer que la charge de travail des infirmières

s’est intensifiée et que les conditions de travail se sont détériorées ce qui peut entrainer

de l’épuisement, de l’absentéisme, et parfois aussi une perte du sens au travail (Berry et

Curry, 2012). En outre, ces détériorations peuvent aussi inciter les infirmières à changer

de secteur, d’emploi voire de profession (Lazzari, 2012).

24 En juxtaposition, le système public doit faire face à l’exode des infirmières au privé,

motivé par la flexibilité des horaires. En effet, au Québec 7472 infirmières exercent leur

profession dans le secteur privé ce qui représente 10,8 % de l’effectif infirmier (OIIQ, 2014,

p. 10). Les infirmières qui travaillent pour une agence le font en raison du choix des

horaires (81 %), de la conciliation travail-famille (68 %), des conditions de travail (66 %) et

du taux horaire plus élevé (57 %) (Samson, 2008). Par ailleurs, si certaines infirmières

choisissent de travailler en agence privée pour concilier le travail et la famille, pour les

infirmières plus âgées, le fait de travailler pour une agence privée représente une sorte de

préretraite qui leur permet de réduire leur temps de travail (Cloutier et al, 2006).

25 Barlet et Cavillon (2011) ont mené une étude de la situation démographique et des

trajectoires professionnelles des infirmières françaises. Ainsi, dans le secteur public

(infirmières hospitalières) les infirmières se retirent du marché du travail massivement à

55 ans, cependant se sont 17 % des hommes et 20 % des femmes qui partent à la retraite

avant cet âge (Barlet et Cavillon, 2011, p. 7). Ces départs peuvent s’expliquer par le fait

que ces fonctionnaires peuvent partir à la retraite au bout de 15 ans de service s’ils ont

élevé trois enfants, et par la suite, ils ont la possibilité de cumuler leur retraite avec un

emploi dans le secteur privé ou d’exercer en libéral. En comparant les trois secteurs

(public, privé et libéral), la moyenne d’âge de départ à la retraite des infirmières œuvrant

dans le secteur public est de 56 ans, dans le secteur privé cette moyenne s’élève à 59 ans

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Page 220: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

et chez les infirmières libérales elle se situe à 61 ans (Barlet et Cavillon, 2011, p. 1). On

pourrait penser que les conditions de travail sont meilleures dans le secteur privé et

libéral qu’elles ne le sont dans le secteur public.

26 Par ailleurs, si l’on assiste en France à quelques migrations interrégionales d’infirmières

(Barlet et Cavillon, 2011), d’autres infirmières souhaitent immigrer grâce à l’Arrangement

de Reconnaissance Mutuelle (ARM) des qualifications professionnelles (Entente France-

Québec). Ainsi, en 2013-2014, plus de 250 infirmières françaises ont obtenu un permis

d’exercer au Québec, avant cette entente, environ 70 infirmières françaises obtenaient un

permis d’exercer par an (OIIQ, 2014, p. 24).

27 Ainsi, que ce soit en France ou au Québec, l’entrée analytique par la profession met en

évidence des particularités, reliées à la profession, qui sont partagées par le groupe

professionnel. Elle met en exergue la volonté d’un grand nombre d’infirmières, se situant

en fin de parcours professionnel, de se retirer du marché du travail de manière

prématurée, alors que certaines infirmières plus jeunes quittent leur emploi au profit des

agences privées et que d’autres (françaises) émigrent en région ou immigrent au Québec.

Dans ce contexte, il semble que les conditions de travail des infirmières en emploi

risquent de se détériorer.

Méthodologie

28 Dans le cadre de cette recherche, nous avons mené des entretiens individuels non

directifs, d’une heure environ, auprès de huit infirmières québécoises (six femmes et deux

hommes) et huit infirmières françaises (six femmes et deux hommes), âgées de 26 à 59

ans. En France, nous avons rencontré troisinfirmières et un infirmier travaillant aux

urgences psychiatriques, un cadre de santé des urgences psychiatriques, et trois

infirmières en ORL ophtalmo. Au Québec, nous avons interviewé une infirmière en

gérontologie-psychiatrie, un infirmier et une infirmière travaillant aux urgences du

département de médecine, un infirmier en retraite et travaillant à temps partiel

(précédemment a travaillé aux urgences) sur appel pour des transferts de patients, une

infirmière chef d’unité à l’urgence volet ambulatoire et gestion des séjours, deux

infirmières en radiologie et une autre en obstétrique.

29 Les entrevues ont eu lieu en face à face, sur le lieu de travail. Pour la France, l’échantillon

est issu d’un centre hospitalier régional, alors que pour le Québec, nous avons dû recourir

à plusieurs Centres de santé et de services sociaux (CSSS).

30 Les entrevues ont été enregistrées, retranscrites intégralement, puis analysées par

résumé, entretien par entretien, pour chacun des thèmes de notre guide d’entretien. Puis

nous avons relevé les thèmes récurrents dans chaque entretien par le procédé de

l’analyse thématique des données, selon nos thèmes et sous-thèmes (Gavard-Perret et al,

2008).

31 Passons maintenant à la présentation des résultats.

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Page 221: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

Résultats

Pourquoi la profession d’infirmière ?

32 Lorsqu’on interroge les infirmières sur les raisons du choix de leur profession, le terme de

vocation est souvent employé. De manière générale, malgré les contraintes qu’elles vivent

elles ne changeraient pas de profession, c’est la seule profession qu’elles veulent exercer,

comme il est aussi noté dans Tremblay (2014) pour le Québec. Nous allons donc traiter

d’abord de la vocation professionnelle des infirmières pour voir comment cela peut

s’articuler avec les exigences du contexte actuel de travail.

33 L’idée de vocation professionnelle est évoquée par Weber (1918), pour parler de ferveur

au travail. Selon l’auteur la vocation ne tient pas qu’aux conditions extérieures du travail,

mais aussi aux dispositions intérieures de l’individu. Fusulier et al (2009) précisent que les

métiers dits de « vocation » sont souvent ceux dont les dimensions d’aide à autrui et de

dévouement à une cause, sont très présentes, ce que l’on retrouve aussi chez les

travailleuses sociales (Tremblay, Di Loreto, Fusulier, 2009). Voyons les perceptions de nos

répondants sur le sujet.

« C’est une vocation, dans mon enfance j’ai eu la responsabilité de ma grand-mèrequi était bien hypothéquée » Québec, infirmière en médecine, en couple, 26 ans, sansenfants « C’est une vocation…. tout à fait… je ne me voyais pas faire autre chose… en 3e jecherchais un job d’été et j’ai fait une colonie de vacances avec des enfantshandicapés moteurs et mentaux, j’ai tout de suite été dans mon élément » France,infirmière psychiatrique, mariée, 52 ans, deux enfants« Oui c’est une vocation, c’est un terme qui revient très souvent dans ce milieu, onse demande pourquoi on a choisi ça… on nait avec je crois…, moi quand j’étais jeunej’étais toujours attiré par les points de santé, j’ai fait des cours de sauvetage, de lapatrouille en ski, j’ai toujours été très proche pour ça » Québec, infirmier, 32 ans,marié, un enfant« Je réserve la vocation au registre des religieuses, mais ça se rapproche. J’ai tout desuite compris que cette voie était la mienne, j’ai une sensibilité plus exacerbée… jesuis plus attentif aux autres, je suis à l’aise dans ce milieu » France, cadre de santé(homme), en couple, 45 ans, sans enfants.

34 Les six autres répondants québécois (cinq femmes et un homme) disent que leur

profession est une vocation à l’exception d’un infirmier qui souhaitait dans son

adolescence être policier. L’infirmière-chef d’unité aux urgences précise qu’effectivement

son métier d’infirmière est une vocation, mais celui de gestionnaire inhérent à sa

fonction relève plus de la passion.

35 Quatre autres répondantes françaises parlent également de vocation et deux répondants

(une femme et un homme) disent soit pour l’une, avoir saisi une opportunité de jeunesse

et pour l’autre avoir changé de métier. Ainsi, 87,5 % des infirmières québécoises sont

entrées dans la profession par vocation et 75 % en ce qui concerne les Françaises. Elles

justifient leur propos en décrivant les caractéristiques de leur personnalité comme

l’intérêt pour l’autre, une sensibilité exacerbée, etc.

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Page 222: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

Les conditions d’emploi, en contradiction avec la vocation

36 Que ce soit en France ou au Québec toutes les infirmières soulignent la surcharge de

travail en lien avec une augmentation du ratio patients/infirmier, de l’amplification de la

« paperasse » à remplir qui ne permet plus d’être auprès des patients. Cette surcharge de

travail peut avoir un effet sur les soins donnés au patient, mais aussi sur la capacité

d’écoute de l’infirmière.

« Les choses ont beaucoup évolué en douze ans, il y a un bond phénoménal dans lamanière dont on est traité et dans la manière de faire nos soins. Au début, il y avaitun minimum d’effectif assuré pour les prises en charge, plus ça va… les infirmiersont été remplacés par des aides-soignants, deux aides-soignants et un infirmier, ettrois lits de plus. On a aussi une surcharge administrative, vingt pages de dossier àcompléter par patient c’est du temps qu’on ne passe plus avec le patient, il y a aussiles restrictions budgétaires, même pour l’alimentation des patients, la portion a étédivisée par deux, plus de goûter. Par contre, ils n’ont jamais été autant dedirecteurs adjoints, on ne sait pas ce qu’ils font et la qualité relationnelle n’est pasmeilleure, il y en a certain qu’on ne connaît même pas » France, infirmière enpsychiatrie, mariée, 34 ans, trois enfants« C’est beaucoup la surcharge de travail, plus ça va… je suis parti à temps, moi… ilsnous écoutent plus… ils vont mettre des personnes responsables qui ne connaissentpas le département. La fille responsable de notre étage n’était pas infirmière, elleétait physio, c’était illogique » Québec, infirmier, transfert de patients, marié, 58ans, deux enfants.

37 Certains patients comprennent la situation dans laquelle se trouvent les infirmières,

d’autres non, ce qui rend difficile l’exercice de la profession. Les effets des restrictions

budgétaires ont eu un impact sur la réduction du temps d’hospitalisation (parfois sortie

prématurée), mais aussi sur la diminution du temps passé avec les patients, temps réduit

à peau de chagrin qui peut avoir un impact sur la qualité des soins. Ainsi, les restrictions

budgétaires et la surcharge de travail qui en émane entrent en conflit avec l’éthos

professionnel des infirmières.

L’usage des politiques familiales

38 En l’absence de programme explicite de conciliation travail-famille qui puisse aider les

infirmières à assumer leurs responsabilités, ces dernières sont amenées à faire une

utilisation soutenue des politiques existantes, comme la RTT (réduction du temps de

travail) et les congés de maternité, pour pouvoir s’occuper de leur famille.

39 Toutes les infirmières québécoises et françaises ayant eu des enfants disent avoir pris le

congé de maternité, un infirmier français a pris le congé parental sous forme de temps

partiel, pendant trois ans, pour profiter de ses enfants. De plus, la législation française

prévoit que la femme enceinte peut travailler une heure de moins par jour. Au Québec, les

infirmières bénéficient du retrait préventif, ce qui leur permet en fonction des besoins de

l’employeur soit de travailler dans un service administratif ou de rester chez elles, dès le

début de la grossesse.

« J’ai pris un temps partiel par rapport à un congé parental de 39 ans à 42 ans, jetravaillais à 80 % jusqu’à l’âge de 3 ans de ma fille. J’ai pu aménager parce quec’était un droit et j’étais comblé par le bonheur d’être à la maison, d’être avec mafamille, avec ma fille. C’était un juste équilibre, c’est bien de travailler aussi, j’étaisplus heureux » France, infirmier psychiatrique, 48 ans, marié, deux enfants

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Page 223: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

« En ce qui concerne l’organisation à part le congé de maternité, y a pas biend’autres choses. Moi j’ai utilisé le congé de maternité quand j’en ai eu besoin, letemps partagé, le temps partiel et la retraite progressive » Québec, infirmière engérontologie-psychiatrique, 59 ans, mariée, un enfant« J’ai toujours été à temps complet. Je suis passé à 4 jours semaine pour respirer unpeu ; souvent ils me demandaient quand même, et j’allais pour les transferts »Québec, infirmier, transfert de patients, 56 ans, marié, deux enfants« Mon travail ne passe pas avant tout. On peut aussi bénéficier d’un aménagementdu temps de travail lorsqu’on est enceinte, soit une heure de réduction par jour àpartir du 3e mois… bon, mais ici c’est au bon vouloir du cadre, du fonctionnementdu service, pour une collègue enceinte, la cadre lui mettait des nuits alors que leCode du travail dit qu’ à partir d’un certain moment elles n’ont plus à faire denuits » France, infirmière en psychiatrie, 34 ans, mariée ,trois enfants« L’organisation prévoit l’ouverture d’une garderie en septembre prochain, onprévoit aussi de faire un gym pour l’exercice physique, notre organisation est assezouverte, ils sont assez actifs. » Québec, infirmière-chef d’unité des urgences,mariée, 58 ans, 4 enfants » Québec, infirmière-chef d’unité des urgences, mariée, 58ans, quatre enfants

40 Dans le but d’améliorer les conditions de travail des infirmières de son service, cette

infirmière-chef a mis en place une mesure qui permet aux infirmières de travailler sur

des plages horaires de douze heures et de ne travailler plus qu’une fin de semaine sur

trois au lieu de deux.

« Juste un exemple, j’ai mis en place un projet d’une fin de semaine sur trois avecdes 12 heures pour les infirmières. Il y a plus de 50 % de l’équipe qui le fait, ce sontdes horaires adaptés à nos besoins et aux besoins du personnel. Québec, infirmière-chef d’unité des urgences, mariée, 58 ans, 4 enfants

41 L’absence de garderie dans le milieu de travail en France et l’insuffisance de places, au

Québec, sont vécues comme un problème. En effet, les infirmières françaises

souhaiteraient avoir une crèche dans le milieu professionnel ou même assez près de leur

lieu de travail. Un stationnement à proximité et non payant serait également le bienvenu.

Au Québec, bien que certains hôpitaux possèdent un service de garde dans le milieu de

travail ou à proximité, les mères que nous avons rencontrées disent ne pas avoir de place

pour leurs enfants.

« Il faudrait une crèche pour le personnel, cela les rendrait plus disponibles et lesfidéliserait. Un stationnement aussi serait bien, car ils galèrent, tous lesstationnements sont payants, je trouve cela paradoxal, car le maire de la ville estaussi notre président du Conseil d’Administration… c’est très paradoxale » France,cadre de santé aux urgences, homme, marié, sans enfants« Être du soir ou de nuit ne pose pas de problème quand on est sans enfants… aprèsle premier c’était difficile de trouver une nourrice à cinq heures du matin et lesdeux grands scolarisés, c’est tiré par les cheveux. Avec l’âge aussi on a plus de mal àfaire des nuits je ne les encaisse plus comme avant, maintenant au bout de deuxnuits je ne récupère plus ». France, infirmière psychiatrique, mariée, 34 ans, troisenfants.

42 Ci-dessus, nous avons présenté les perceptions des infirmières françaises et québécoises

quant aux mesures d’aménagement du temps de travail qu’elles utilisent et qui leur

permettent de concilier l’emploi et la famille tout en soutenant leur parcours

professionnel. À présent, nous présentons quelques stratégies de contournement mises en

œuvre par les infirmières pour satisfaire leurs besoins et leurs attentes.

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Page 224: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

Des stratégies de contournement pour concilier la vieprofessionnelle et familiale/personnelle

43 Tant au Québec qu’en France, les infirmières mettent en place des stratégies de

contournement afin de pouvoir concilier la sphère professionnelle et la sphère privée. En

effet, plusieurs infirmières françaises sont mariées ou en couple avec des infirmiers,

auquel cas ils travaillent à contre temps ; ainsi, un homme infirmier travaille de nuit, sa

femme travaillant de jour dans un bureau, ce qui leur permet de pouvoir se relayer

auprès des enfants. Le père est parfois ainsi appelé à s’investir plus activement, surtout

que nombre d’entre eux évoquent leur souci de participer plus activement aux

responsabilités parentales au Québec (Tremblay et Lazzari Dodeler, 2015). Une jeune

infirmière prévoit de changer de secteur afin de ne plus avoir à travailler de nuit ou les

fins de semaine lorsqu’elle aura des enfants. Pour d’autres répondants, la possibilité de

concilier le travail et la famille repose sur l’aide des parents.

« Plus tard je veux des enfants, une famille, c’est sûr que je ne vais plus travailler desoir et les fins de semaine, peut-être travailler de jour et plutôt faire du soutien àdomicile…là on est de jour, ça fait une grande différence » France, femme, infirmièreen radiologie, en couple, 26 ans, sans enfants« J’ai une fille de presque 2 ans. C’est facile de concilier parce que j’ai mes parentsproches de chez nous, ils sont à la retraite et c’est la première petite fille, ils sontcontents de la garder. En plus, ma blonde est de soir, moi de jour, on se partage leschoses. » Québec, homme, infirmier, urgence département de médecine, marié, 32 ans, unenfant.

44 Comme nous venons de le voir, que ce soit au Québec ou en France, le besoin des

infirmières de concilier le travail et la famille/vie personnelle est bien présent. Outre les

politiques familiales de congé de maternité, paternité et de parentalité ainsi que la

mesure de travail à temps partiel dont tous les répondants bénéficient, au Québec des

mesures de temps partagé, et de retraite progressive sont également utilisées. En France,

le besoin de garderie en milieu de travail se fait pressant alors qu’au Québec c’est la

difficulté d’y avoir une place qui semble problématique. Ainsi, pour pallier au nombre

insuffisant de mesures offertes pour concilier le travail et la famille/vie personnelle, les

répondants mettent en œuvre des stratégies de contournement comme le travail à

contretemps avec le conjoint, des grands-parents qui prennent en charge les enfants

pendant que les parents travaillent.

Les mesures d’aménagement ou de réduction dutemps de travail (ARTT)

45 Avant de passer aux mesures d’ARTT, soulignons que nous nous sommes également

intéressées aux avantages sociaux offerts par les organisations. Le tableau 4 (en annexe,

p. 19) donne les informations pour les deux zones.

46 Nous avons interrogé les infirmières sur les pratiques d’aménagement et de réduction du

temps de travail qui existent dans leur organisation, puisque ces pratiques sont

généralement les plus recherchées par les parents pour arriver à concilier (Tremblay,

2012a). Les tableaux qui suivent fournissent l’information sur les mesures offertes.

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Page 225: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

47 En ce qui a trait aux pratiques d’aménagement ou de réduction du temps de travail, on

constate que les mesures d’horaires flexibles, généralement les plus recherchées pour

concilier, sont rarement offertes, quoiqu’elles existent dans quelques cas. Les pratiques

les plus connues des infirmières québécoises sont celles de la retraite progressive (8), et

de la retraite et emploi à temps partiel (7). Chez les infirmières françaises, le temps

partiel volontaire (8) existe dans l’organisation alors que la retraite progressive n’existe

pas pour cinq personnes (5).

48 Le télétravail à domicile temps plein (8) et (8) et le télétravail quelques jours/semaines (8)

et (6) sont vus comme inexistants. Tant pour les infirmières québécoises que pour les

Françaises, le télétravail ne s’applique pas à la profession.

49 Dans le tableau ci-dessous, nous avons interrogé les répondants sur les mesures de ARTT

qui les intéresseraient le plus du point de vue de la conciliation travail-famille et avons

mis en exergue les choix les plus intéressants et les moins intéressants.

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221

Page 226: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

50 En ce qui a trait aux pratiques d’aménagement en lien avec la conciliation travail famille,

les infirmières françaises disent être très intéressées par la retraite progressive, le temps

partiel volontaire et les vacances annuelles plus longues (8). Les infirmières québécoises

sont très intéressées par les horaires flexibles, les jours supplémentaires de congé, les

vacances annuelles plus longues et la retraite et emploi à temps partiel (8).

51 Le télétravail domicile temps plein (6) et le télétravail quelques jours/semaine (6) et les

journées de travail plus courtes (5) ne sont pas du tout jugés intéressants pour les

infirmières françaises. De même, pour les infirmières québécoises, qui pensent que le

télétravail domicile temps plein (3) et le télétravail quelques jours/semaine (3) ne sont

pas intéressants ou peu praticables.

52 De manière générale les mesures (en lien avec la CTF) de retraite progressive, d’emploi à

temps partiel et de vacances plus longues sont très intéressantes pour les infirmières

françaises. Les infirmières québécoises marquent un fort intérêt pour la flexibilité des

horaires, et sont également très intéressées par les vacances annuelles plus longues, les

jours supplémentaires de congé et la retraite et emploi à temps partiel. La majorité des

infirmières françaises n’est pas intéressée par les deux formes de télétravail, alors que les

infirmières québécoises sont plus modérées en ce qui concerne l’intérêt du télétravail,

bien que celui-ci semble difficilement envisageable dans leur profession.

53 Tous ces choix de mesures montrent bien un fort intérêt des infirmières québécoises et

françaises pour la flexibilité des horaires dans un but d’articulation de la sphère

professionnelle et personnelle.

54 Dans le tableau qui suit, nous présentons les réponses sur les pratiques RTT qui

pourraient inciter à rester en emploi plus longtemps, ce qui aiderait les organisations à

faire face aux départs et réduirait la rotation.

Revue Interventions économiques, 54 | 2016

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Page 227: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

55 Voyons ici les choix de nos répondants en ce qui concerne la réduction du temps de

travail du point de vue de l’incitation à demeurer en emploi plus longtemps :

56 Les infirmières françaises : La retraite progressive, le temps partiel volontaire et les

horaires flexibles (8), ainsi que la retraite et emploi à temps partiel et les jours

supplémentaires de congé (7) sont des pratiques très intéressantes en ce qui concerne

l’incitation à demeurer plus longtemps en emploi. Le télétravail à domicile temps plein (6)

et le télétravail quelques jours/semaine (6) ne le sont pas du tout.

57 Les infirmières québécoises : La retraite progressive et la retraite et emploi à temps

partiel (8), les horaires flexibles, le temps partiel volontaire, le travail partagé, les jours

supplémentaires de congés, et les vacances annuelles plus longues (7) sont des pratiques

très intéressantes en ce qui concerne l’incitation à rester plus longtemps en emploi. Les

mesures de télétravail domicile temps plein (3) et de télétravail quelques jours/semaine

(3) ne le sont pas du tout intéressantes.

58 En somme, nous pouvons observer que les infirmières françaises pensent que la retraite

progressive, le temps partiel volontaire et les horaires flexibles sont des mesures qui

pourraient les inciter à demeurer en emploi. Les Québécoises, à l’unanimité, portent

d’abord leur choix sur les mesures de retraite progressive et de retraite à temps partiel.

Selon ces répondantes, ces pratiques sont très intéressantes en ce qui concerne

l’incitation à rester plus longtemps en emploi, mais il faut bien sûr que les conditions de

travail ne se détériorent pas par ailleurs. La majorité des infirmières françaises ne sont

pas intéressées par le télétravail sous quelque forme que ce soit, alors que les infirmières

québécoises sont plus modérées. Il est certain que le télétravail ne peut être pratiqué de

manière continue par les infirmières, puisqu’elles doivent rendre les services aux

patients, mais certaines tâches pourraient être faites à domicile (rapports, etc.), bien que

ce ne soit pas une solution très adaptée à ce type de travail.

Revue Interventions économiques, 54 | 2016

223

Page 228: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

59 Au vu des mesures que les infirmières aimeraient se voir offrir, on peut penser qu’elles

cherchent à couvrir le cycle complet des âges avec des mesures qui permettraient de

concilier les responsabilités professionnelles, familiales et personnelles aux différentes

étapes ou âges de la vie.

Conclusion

60 L’entrée par la profession nous a permis de montrer comment la profession d’infirmière

se caractérise par un certain nombre de caractéristiques communes et par un très fort

éthos et engagement professionnel. La recherche a aussi fait émerger des caractéristiques

liées à l’appartenance à la profession d’infirmière, au-delà des frontières nationales. Cela

permet de confirmer l’existence d’un éthos professionnel, puisque justement il dépasse

les frontières. Cette entrée par la profession semble donc bien utile pour étudier la

thématique de la conciliation travail-famille. Grâce à nos entretiens, nous avons pu

mettre en relief les tensions associées au rôle professionnel des infirmières en lien avec

leur éthos professionnel, les normes et les exigences du milieu professionnel et celles de

leur vie familiale et personnelle.

61 Plusieurs infirmières vivent une tension très forte entre le soin et l’attention qu’elles

souhaitent apporter aux patients et la dimension technique ou médicale des soins, entre

le travail qu’elles souhaitent faire ou la manière dont elles souhaitent le faire et le travail

prescrit (notamment les temps prescrits par tâche). Les tâches administratives et

techniques entrent souvent en conflit avec le temps qu’elles souhaitent consacrer aux

patients, et du coup, ces derniers sont souvent peu reconnaissants de leur travail,

puisqu’elles doivent se limiter dans le temps qu’elles y accordent et la dimension plus

personnelle ou relationnelle est souvent mise entre parenthèses.

62 Alors que les infirmières sont pour la plupart très engagées dans leur travail, ou l’étaient

tout au moins à leur entrée dans la profession, elles voient cet engagement remis en

question par les pressions temporelles et administratives, ainsi que par la pénurie de

personnel vécue dans plusieurs services. Elles sont donc en quelque sorte prises entre

l’éthos de leur profession (engagement, soins, attention au patient) et les tâches

administratives et techniques qui doivent être faites, réduisant le temps consacré à la

dimension personnelle et relationnelle. La reconnaissance de leur travail n’est plus la

même, puisque tant les directions d’établissements que les patients ne semblent pas

reconnaître la tension dans laquelle elles sont tenues, entre l’engagement personnel dans

le travail de soins et l’obligation de rendement et de rapidité à laquelle elles sont tenues

dans le travail concret.

63 Nos entrevues ont permis d’examiner les perceptions et les vécus des infirmières du

secteur public. Que ce soit au Québec ou en France, les infirmières semblent fragilisées

par de nombreuses incertitudes quant à leur place et leur rôle dans la profession. Toutes

estiment que leur situation professionnelle s’est dégradée. Le nombre croissant de

patients, le manque de main-d’œuvre infirmière, l’amplification de fiches, rapports, etc. à

compléter, les restrictions budgétaires, le manque de compréhension et de soutien des

supérieurs quant à une possible articulation de la vie professionnelle et personnelle les

amènent toutes à prendre des congés auxquels elles ont droit (même si ce n’est pas

toujours bien vu) pour tenter de prendre de la distance et de s’occuper de leur famille.

Revue Interventions économiques, 54 | 2016

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Page 229: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

64 Comme la profession d’infirmière est une des principales professions des femmes, au

Québec comme en France, les enjeux sont ici très importants, d’une part pour la

conciliation entre vie personnelle, familiale et professionnelle, mais aussi pour leur

identité professionnelle, que les transformations du milieu semblent interroger

profondément dans l’exercice de leur métier, au point de remettre en question la fin du

parcours professionnel. Ce sont là des enjeux importants que des travaux futurs

pourraient continuer de développer, en tentant de mesurer l’ampleur de ces phénomènes

et donc en complétant l’approche qualitative utilisée ici par une démarche quantitative

qui pourrait donner un portrait permettant de dégager des conclusions encore plus

claires pour les politiques publiques. Pour le moment, il est clair toutefois que des

mesures d’aménagement et de flexibilisation du temps de travail seraient plus

appropriées que des mesures financières pour inciter les infirmières à rester en emploi,

dans un contexte où le milieu affirme déjà être en pénurie de main-d’œuvre.

ANNEXE 1

65 Les deux pays proposent des avantages sociaux aux infirmières relativement similaires.

Cependant selon les répondants français, la mutuelle qui était depuis longtemps prise en

charge par l’hôpital ne devrait bientôt plus l‘être et l’Amicale serait également dans le

collimateur du Directeur tout ceci pour cause de restriction budgétaire. De plus, le

personnel infirmier peut en cas de souci de santé consulter et passer des examens

gratuitement à l’hôpital.

Revue Interventions économiques, 54 | 2016

225

Page 230: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

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Revue Interventions économiques, 54 | 2016

227

Page 232: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

NOTES

1. Obligation de faire un autre quart de travail ou une partie de quart de travail à la suite de son

horaire habituel afin de combler le manque d’effectif.

2. Augmentation de la pénalité pour une retraite anticipée de 4 à 7,2% par an et calcul de la rente

sur le salaire moyen des huit dernières années comparativement aux cinq années comme c’est le

cas actuellement.

RÉSUMÉS

Au-delà des spécificités nationales, dans cette recherche nous proposons une comparaison des

perceptions et des vécus des infirmières québécoises et françaises, du secteur public. Nous avons

mobilisé l’entrée analytique par la profession afin de saisir la problématique de la conciliation

travail-famille/vie personnelle ainsi que les mesures pouvant avoir une incidence sur l’attraction

et la rétention de cette main-d’œuvre.

Beyond national specificities, in this research we propose a comparison of perceptions and

experiences of nurses, in the public sector, in Québec and in France. We mobilized an analysis

based on the profession as a mode of entry to understand the problem of balancing work and

family / personal life as well as the measures that could have an impact on the attraction and

retention of this workforce.

INDEX

Keywords : attraction, balancing work-family /personal life, nurse, retention, working

conditions

Mots-clés : attraction, conciliation emploi-famille/vie personnelle, conditions de travail,

infirmière, rétention

AUTEURS

NADIA LAZZARI DODELER

Professeure, PhD, UQAR

DIANE-GABRIELLE TREMBLAY

Professeure, PhD, TELUQ

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Page 233: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

VariaVaria

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Page 234: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

Un bilan de la politiquecommerciale du gouvernementHarperAndré Donneur

1 Dans une critique sévère de la politique étrangère canadienne du gouvernement Harper,

PaulHeinbecker qui a étél’ambassadeur du Canada aux Nations Unies et un conseiller

écouté du premier ministre Brian Mulroney, dessine dix voies pour rétablir les dommages

causés à la politique étrangère canadienne1. S’il ne dénie pas les succès remportés par le

gouvernement Harper pendant que John Baird était ministre des Affaires étrangères (la

négociation de l’accord économique et de commerce avec l’Union européenne, l’accord

commercial avec la Corée, l’initiative pour la santé et les mères et la défense par M. Baird

des droits des homosexuels et des lesbiennes et contre les mariages forcés), il considère

que la politique du gouvernement Harper a « endommagé » la réputation du Canada et

« ses intérêts vitaux ». Les dix voies préconisées par Heinbecker sont les suivantes :

1. Réparer les relations médiocresentretenues avec les États-Unis (exemple : deux visites

seulement par Obama) ;

2. Donner au Mexique « l’attention et le respect » qu’il mérite (c’est le troisième partenaire

commercial de L’ALENA et imposer un visa à ses nombreux visiteurs a entrainé l’annulation

de la visite de son président) ;

3. Mettre à jour l’ALENA (en yincorporant les éléments négociés dans l’accord de libre-échange

avec l’Union européenne) ;

4. Mettre au point une stratégie complète et « agressive » vis-à-vis de l’Asie, en commençant

par la Chine (accord de libre-échange avec la Chine, le Japon, l’Inde et l’Indonésie pour paver

la voie à l’accord de partenariat transpacifique) ;

5. Rétablir une « posture » à l’égard d’Israël et de la Palestine dans la ligne traditionnelle

modérée (reconnaître par exemple que les implantationsd’Israël dans les territoiresoccupés

sont illégales et rendent impossible ce que le Canada veut, c’est-à-dire deux États) ;

6. Sur l’Ukraine, « réaligner la rhétorique avec la réalité (contribuer aux efforts de l’OTAN,

mais sans faire des déclarations « hyperboliques ») ;

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Page 235: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

7. Modérer « l’estime de soi » (le Canada n’est pas une superpuissance, en matière d’énergie, ni

« un dragon moral ») ;

8. Reconnaître que la mondialisation rend « la coopération avec les autres indispensables » (le

Canadadoit coopérer à nouveausérieusement avec les NationsUnies, conjointement avec ses

alliés, enadhérant par exemple au traité sur la désertification et en ratifiant le traité sur les

petites armes) ;

9. « Restaurer les instruments de la puissance et de l’influence canadiennes (e pourcentage

consacré à la défense est le plus bas depuis les années 1930 et le gouvernement « déprécie »

l’expertise des diplomates) ; et

10. « Laisser les ministres des Affaires étrangères » jour un rôle dans la politique extérieure

(même si le bureau du premier ministre continuera à prendre les décisions essentielles).

2 Ces recommandations, sommairement résumées et sur lesquelles nous reviendrons,

méritent réflexion : elles seront le point de départ de nos propos sur les partenariats

économiques du Canada2.

Les relations avec les États-Unis

3 Ce n’est pas d’aujourd’hui que le Canada a cherché à diversifier ses relations

économiques : dès le début, les relations avec le Royaume-Uni ne suffisaient pas. Les

relations avec les États-Unis, en particulier, étaient importantes, et même quand celles-ci

furent considérées comme trop importantes, il n’en restait pas moins que le souci de

continuer à conserver des relations de confiance, d’alliance, voire d’influence ne s’est

jamais démentie : diversifier les relations économiques n’a jamais impliqué se couper des

États-Unis, ce qui d’ailleurs aurait été absurde.

4 Certes, les relations avec les États-Unis sont loin d’avoir toujours été idylliques. Il y a eu

des frictions importantes sous les gouvernements Pearson (Vietnam) et Trudeau

(économiques et Vietnam), mais ces frictions se sont dissipées par la négociation. Sous

Trudeau les relations furent difficiles avec Nixon quand celui-ci imposa les mesures

commerciales restrictives et que Jean-Luc Pépin, alors ministre de l’Industrie et du

Commerce, se fit dire par John Connolly, secrétaire américain au commerce que le Canada

n’en serait pas exempté. Même sous le gouvernement Diefenbaker, les relations

exécrables avec les États-Unis de Kennedy ne durèrent pas, puisque ce gouvernement fut

renversé assez rapidement après l’arrivée au pouvoir de Kennedy, suite aux cafouillages

au moment de la crise des missiles et sur la question nucléaire. S’il y avait des tensions,

elles se résorbaient par des négociations souvent difficiles. On a pu ainsi qualifier le

Canada d’allié ambivalent3. Les différends et même des conflits limités avec les États-Unis

sont inévitables, mais sont à régler avec diplomatie.

5 L’important est de diversifier et cette diversification commence par une relation qui

tienne compte que les États-Unis d’Obama ne sont pas ceux de George W. Bush. Trente ans

après le Sommet (irlandais) de Québec entre Brian Mulroney et Ronald Reagan, on doit

constater que les relations du premier ministre Harper avec le président Obama sont bien

différentes. Mulroney avait inauguré le 17 mars 1995 des visites annuelles du président

des États-Unis. Il en a reçu huit en neuf ans, qui ont développé la coopération et facilité la

conclusion de l’Accord de libre-échange avec les États-Unis, puis de l’ALENA. Jean

Chrétien a reçu sept visites présidentielles; même Paul Martin, qui avait loin d’avoir le

contact facile avec Bush fils a eu plus de rencontres que Stephen Harper : les relations du

Revue Interventions économiques, 54 | 2016

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Page 236: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

Canada avec les États-Unis sous la présidence d’Obama se sont raréfiées au sommet et

sont devenues routinières ; Harper a continué à mener ses relations comme si Bush junior

était toujours au pouvoir.

Les relations avec le Mexique et l’ALENA

6 Les relations avec le Mexique sont restées limitées. À lire ce qu’en pense le gouvernement

canadien, tout va pour le mieux. Le commerce bilatéral entre le Canada et le Mexique

s’élevait à 34,3 milliards de $ en 2014 (plus de 650 % depuis le début de l’ALENA), les

investissements directs canadiens au Mexique à 12,3 milliards et les investissements

mexicains à 12,3 millions, 2 millions de touristes canadiens au Mexique par an.4 Tout cela

est fort bien, mais l’ALENA a déjà vingt ans et les progrès des relations pourraient être

plus substantiels. Surtout, le Mexique et son président pourraient être traités avec plus

d’égards. Ici comme dans d’autres circonstances, le premier ministre n’a pas affirmé

suffisamment sa présence ; il s’agit d’un manque de diplomatie.

7 Qui plus est, avec les transformations de l’économie mondiale, l’ALENA a atteint des

limites. Mais lui appliquer les normes qui ont été négociées dans l’accord de partenariat

du Canada avec l’Union européenne implique des négociations complexes et il est loin

d’être sûr que les États-Unis et le Mexique y soient totalement intéressés. De toute façon,

là encore la diplomatie se doit d’être beaucoup plus active.

Les relations avec l’Union européenne

8 L’Accord économique et commercial global (AECG)5 entre le Canada et l’Union

européenne est l’aboutissement d’un vieux rêve. Au début des années 70, déjà dans le

volet Europe du Livre blanc sur la politique étrangère canadienne (1970), puis plus

nettement, dans le cadre de la politique de troisième option de diversification du

commerce, des investissements et de la technologie, un accord avait été recherché avec la

Communauté européenne. Un accord-cadre de coopération économique avait été conclu

en 1975. Malgré quelques activités technologiques communes comme la participation de

l’Agence spatiale canadienne à certains programmes de l’Agence spatiale européenne,

l’accord-cadre n’a pas donné les résultats escomptés : notamment, la part de la

Communauté dans le commerce canadien a décliné. Pour relancer la coopération, en

novembre 1990, une Déclaration transatlantique prévoyait des réunions régulières entre

le premier ministre canadien et les présidents du Conseil européen et de la Commission.

En 1995, on parle déjà d’une zone de libre-échange transatlantique. Ces réunions au

Sommet loin d’être inutiles permettront à long terme une coopération plus poussée. Il

faudra attendre 2009 pour que s’ouvrent les pourparlers en vue d’un accord commercial

entre le Canada et l’Union européenne soient engagés. Il sera conclu en septembre 2013 et

« signé » en octobre 20146. Il est en procédure de ratification. C’est un accord vraiment

global qui comprend aussi bien le commerce y compris celui des services, les

investissements, les politiques de soumission d’offres. Il avait été précédé d’un accord

avec L’AELE (Suisse, Norvège, Islande, Liechtenstein), entré en vigueur le 1er janvier 2015,

qui a ouvert la voie.

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Page 237: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

Les relations avec l’Asie-Pacifique et en particulier lePartenariat transpacifique

9 Les Canadiens sont peu favorables au libre-échange avec les pays asiatiques dans les

mesures d’attitude de l’opinion publique. Ils ne désirent pas qu’Ottawa adapte ses

politiques comme l’a montré Nathan W. Allen qui a analysé ces mesures d’attitudes7. Là

encore, le manque d’explication du gouvernement auprès des Canadiens se pose. Bien

souvent, une méconnaissance de la situation interne des pays concernés ainsi que des

avantages réciproques est patente. C’est le cas de la Corée du Sud, qui est mal perçue sans

que la population canadienne dans sa majorité ne connaisse le fonctionnement de ses

institutions. Pourtant un accord de libre-échange a finalement été conclu avec ce pays

(entré en vigueur le 1er janvier 2015). En effet, de nombreuses entreprises canadiennes

ont besoin des marchés ainsi que des investissements asiatiques, aussi bien dans

l’Atlantique (produits de la mer par exemple), au Québec (producteurs de porc par

exemple), en Ontario que dans l’Ouest.

10 Une position gouvernementale peu portée sur le multilatéralisme a beaucoup de peine à

faire comprendre à la population les avantages, pourtant si bien négociés, d’un

partenariat transpacifique. Ce partenariat transpacifique comprend douze États, dont le

Japon, mais non le deuxième partenaire commercial du Canada, la Chine, sur lequel nous

reviendrons. Le partenariat transpacifique pose des problèmes d’ajustement par rapport

à L’ALENA. Dans le domaine de l’automobile, selon l’ALENA, une auto peut être vendue

dans les trois pays sans droit de douane 62,5 % du contenu de ses pièces proviennent des

trois pays. Le Japon a obtenu provisoirement des États-Unis un contenu de 45 % pour

chaque pays et l’importation de pièces sans doit de douane avec un contenu intérieur de

30 %. Le Canada serait prêt à réduire le contenu à 50 % à la fois pour les autos que pour les

pièces8. Le Mexique est évidemment lui aussi opposé à la position américaine. Finalement,

l’accord prévoit 45 % pour les pièces principales (core products) et 40 % pour les pièces

secondaires9. La question de la gestion des quotas de produits laitiers et de volailles fait

aussi litige. On a obtenu finalement 3,25 % en libre-échange pour le lait et 2,1 % pour la

volaille10. Des crédits d’adaptation sont prévus. C’est « un accord historique »11, dû

essentiellement à la volonté du président Obama de le conclure en faisant certaines

concessions. Le fait que le premier ministre Harper ait négligé le contact étroit avec les

présidents des États-Unis et du Mexique a certainement affaibli la position canadienne

dans la négociation. Le Canada a joint la négociation tardivement de crainte d’être mis

devant le fait accompli.

11 Même si on évalue à 40 % de la production mondiale cette zone transpacifique, il n’en

reste pas moins que le deuxième partenaire commercial du Canada est la Chine. Si elle

n’est pas prenante au partenaire transpacifique, c’est que l’APEC, comme l’a noté très

justement Christian Deblock est restée une « coquille vide »12. Mais l’ASEAN est bien

vivante et la Chine négocie avec elle et d’autres partenaires asiatiques. Il est regrettable,

toutefois, que le débat entre les chefs de partis du Canada sur la politique étrangère ait

complètement négligé la Chine. Aucune question ne leur a été posée sur les relations avec

la Chine13.

12 Le commerce avec la Chine mérite d’êtreexaminé avec attention : il est beaucoup plus fort

du côté des importations que des exportations, à peine 4,3 % des exportations totales

alors qu’elles représentent 11,1 % des importations. Qui plus est, les importations

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Page 238: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

consistent surtout en produits électroniques, en machines, en meubles et en jouets, alors

que les exportations se composent surtout de produits de base (dans l’ordre: minerais,

pâtes de bois, oléagineux, bois). Le Canada a également relativement peu investi en Chine14. Il est significatif que pas plus tard que le 21 septembre 2015, la Caisse du dépôt du

Québec indiquait qu’elle investissait prudemment en Chine15. On retrouve toujours le

même problème, sur lequel le Conseil des sciences du Canada (un organisme que le

gouvernement Mulroney a aboli) avait attiré l’attention à la fin des années 70 : le faible

niveau de la recherche et développement, de l’innovation et du tissu industriel16.

Christian Deblock souligne avec justesse que la Commission Macdonald qui a donné lieu

en 1985 à l’ouverture des pourparlers de libre-échange avec les États-Unis a « peut-être

clos le débat sur les politiques industrielles, mais pas celui sur la productivité »17 . Nous

serions portés à dire que c’est là le point essentiel : le libre-échange n’est pas la panacée

qui pouvait tout régler. Citant les chiffres du Centre d’études des niveaux de vie, Christian

Deblock note que « la croissance de la productivité fut de 4 % en moyenne par année au

Canada entre 1947 et 1973, comparativement à 3,2 % aux États-Unis. Par la suite, elle est

de 1,6 % entre 1975 et 2000 au Canada, comparativement à 1,7 % aux États-Unis et de 1 %

entre 2000 et 2007 au Canada contre 2,6 % aux États-Unis. »18 On ne peut se passer d’une

politique industrielle et d’innovation et cela implique une forte intervention des leviers

étatiques pour favoriser les entreprises de pointe et, quand c’est nécessaire s’y substituer.

Et cela n’a pas été accompli dans les techniques de l’information et de la communication19

.

13 Avec l’Inde, le commerce et les investissements restent relativement faibles. Les

entreprises canadiennes ont peu investi dans ce pays. Le grand effort du gouvernement

Chrétiendes années 90 n’a pas été poursuivi avec conséquence, ce qui est fâcheux, car sa

croissance économique est solide et devient même plus forte que celle de la Chine20.

Considérations générales

14 D’une manière générale, le Canada de Harper a « oublié » que le commerceet la « grande

politique »étrangère, sans parler du développement ne peuvent être séparés. C’est un

paradoxe, puisqu’ils sont réunisau Canada dans un même ministère. La politique rigide et

inconditionnelle de soutien à un Israël, gouvernée actuellement par des politiciens

expansionnistes, au lieu d’une politique mesurée, est contraire à la tradition canadienne.

Si l’on veut deux États, il faut traiter avec les deux partieset refuser les implantations

dans les territoires occupés. Le Canada a été malheureusement le premier État à refuser

de traiter avec l’ensemble des deux parties21. Sur l’Ukraine, il n’était absolument pas

nécessaire de faire des déclarations péremptoires, mais œuvrer réellement en fonction de

ses moyens, particulièrement sur le plan économique, même s’ils restent limités.

15 Sur le plan du développement, le programme de coopération avec l’Afrique, inauguré par

le gouvernement Chrétien, qui méritait d’être étendu, a au contraire été restreint

considérablement.

16 Autre point : pour avoir de l’influence, un « soft power », il faut être actif dans les

institutions internationales et ne pas les bouder. Le fait que le gouvernement Harper a

négligé délibérément la diplomatie multilatérale de l’ONU – combien de fois le premier

ministre n’a-t-il pas été absent à la session ordinaire d’automne ? Les diplomates eux-

mêmes ont été mis peu à contribution pour rechercher des solutions négociées aux

problèmes débattus ou tout simplement pour garder un contact étroit non seulement

Revue Interventions économiques, 54 | 2016

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Page 239: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

avec les pays amis, mais aussi un large éventail de diplomates, y compris sur le plan

économique. L’avantage que confère le Commonwealth auquel s’ajoute l’Organisation

internationale de la francophonie, l’Organisation des États américains, le G20 et le G7,

donnait la possibilité au Canada de contribuer à la solution de conflits. Une diplomatie

intelligente et souple aurait sans aucun doute permis l’élection du Canada au Conseil de

sécurité où il aurait été en mesure d’exercer son influence pour trouver des solutions. Se

poser « en dragon moral », comme le dit Paul Heinbecker, n’est vraiment pas la solution.

D’autant plus, que dans cette perspective l’abandon du protocole de Kyoto, le refus

d’adhérer au traité sur la désertification et de ratifier celui sur les petites armes cadre

mal avec ce moralisme.

17 Mais cette présence active et non antagoniste est aussi un facteur important pour

développer le commerce et les investissements, ainsi que l’économie en général. C’est en

multipliant les contacts qu’on peut faire se faire connaître et préparer le terrain. En

diminuant la représentation diplomatique et même en fermant certaines ambassades, le

gouvernement canadien a affaibli la capacité d’influence du Canada.

Conclusion : continuité et changement

18 La victoire surprise et ample du tertius gaudens, Justin Trudeau et le Parti libéral, aux

élections du 19 octobre 2015, signifie-t-il un changement majeur dans la politique

extérieure ? Le ministère est rebaptisé « Affaires mondiales ». Le premier ministre et ses

ministres multiplient leur présence dans les conférences internationales. Le

multilatéralisme ou en tout cas la présence active dans les instances multilatérales est de

retour. Mais il y a une certaine continuité quant aux questions internationales,

particulièrement en ce qui a trait aux accords commerciaux régionaux. Il n’est pas

question par exemple de déchirer l’entente de partenariat transpacifique. Bien sûr, il y

aura des consultations, peut-être des mesures compensatoires plus importantes dans les

limites permises. L’AECG entre l’Union européenne et le Canada va poursuivre son lent

processus de ratification dans des institutions européennes complexes22. Les provinces

associées à la négociation, tout spécialement le Québec, qui a joué un rôle majeur dans le

lancement et le déroulement de celle-ci, ne poseront pas de problèmes sérieux à ce

chapitre, à condition que le gouvernement fédéral accorde les compensations promises.

19 Sur le chapitre, que nous avons jugé crucial, de la productivité, le gouvernement annonce

qu’il va augmenter la dotation à la recherche, plus précisément aux divers conseils de

recherche. Un premier pas est ainsi fait dans la bonne direction dans la recherche et le

développement. Il faudra voir à ce que cet effort soit sérieux et de longue portée. Il

impliquera aussi une coordination avec les provinces pour qu’elles aient les moyens de

remplir leur rôle en éducation, recherche et développement. Ce ne sera pas une tâche

facile. Au chapitre des investissements publics innovateurs, l’énergie verte est à

l’honneur, mais il en faudra dans d’autres secteurs de pointe déjà mentionnés.

Mentionnons aussi la concertation avec les partenaires sociaux.

20 La capacité de communiquer et d’expliquer du premier ministre sera un atout important.

Il a repris le dialogue direct avec le président des États-Unis, mais celui-ci est en fin de

mandat. Il maintient une position ferme sur l’Ukraine sans tonitruance. Le Moyen-Orient

est surtout vu sous l’angle spectaculaire et humanitaire des réfugiés (suscité par le drame

du petit Adam Kurdi, ce bambin syrien d’origine kurde), quoique naturellement à un

rythme plus réaliste que prévu. La suppression des frappes aériennes est confirmée, mais

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Page 240: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

sa date n’est pas précisée, donc elles continuent. Les conseillers militaires restent engagés

sur le terrain auprès des combattants kurdes du gouvernement irakien. Le Canada reste

partie de la coalition contre le soi-disant État islamique. Sans influence majeure, il veut et

peut essayer de contribuer modestement à modérer ses partenaires locaux (notamment

l’Arabie saoudite dont le ministre des Affaires étrangères a été reçu à Ottawa le 17

décembre) et rétablir avec l’Iran la relation diplomatique dès que la sécurité des

diplomates sera assurée.

21 Pour le reste, un vaste chantier reste ouvert. On devra voir si l’ouverture vers le Mexique

se concrétise vraiment, si une présence active à l’OEA reviendra, si la structure du

commerce avec la Chine sera peu à peu modifiée et des investissements accomplis dans ce

pays (missions d’affaires annoncées), ou si une attention plus soutenue sera accordée au

développement en Afrique.

22 En définitif, ce qu’il faut retenir, dans les premiers pas du nouveau gouvernement est le

retour au multilatéralisme (présence effective dans les organisations internationales) et à

une diplomatie active ainsi qu’une continuité dans la mise en œuvre des partenariats

régionaux.

NOTES

1. Heinbecker, Paul, « Ten ways the new foreign minister can undo Bairs’s damage », Globe and

Mail, 9 février 2015.

2. Notons avec Kenneth E Boulding que la notion de partenariat est très ancienne enéconomie.

(Boulding, Kenneth E., « The world as an economic system », dans The World as a System, Londres,

Sage, 1985, p. 101).

3. Thompson, J.H. et Randall, S, Canada, Ambivalent Allied, Montréal, McGill-Queen’s University

Press, 1994.

4. 4 Les relations entre le Canada et le Mexique, Un partenariat stratégique.

www.canadainternational.gvtcanada.mexico/mexique.,15 mars 2015,

5. En anglais CETA = Comprehensive Economic and Trade Agreement

6. www.international.gc.ca/trade agreements-accords commerciaux/agracc/

ceta.aecg.

7. Allen, Nathan W. « Keeping rising Asia at a distance : Canadian attitudes toward trade

agreements with Asian countries », International Journal, 70.2, juin 2015, p. 286-308.

8. Globe and Mail, 16septembre 2015.

9. Globe and Mail, 5 octobre 2015, New York Times, 5 octobre 2015.

10. IIbid.,

11. Le Temps, 5 octobre 2015.

12. Deblock, Christian, « Le Canada, l’ALÉNA et le souffle de la Chine », dans J.M .Lacroix et

Gordon Mace, Politique étrangère comparée : Canada-États-Unis, Bruxelles, Peter Lang, 2010, p. 180.

13. Marlow, Iain, « federal candidates neglect China at their own peril ». Globe and mail, 30 sept.

2015.

14. MAECI, Le commerce international du Canada : le point sur le commerce et l’investissement, 2014,

15. Le Devoir, 21 septembre 2015.

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16. Britton, John et James Gilmour, Le maillon le plus faible, Ottawa, Conseil des sciences du

Canada, 1980. Deblock, C., op.cit., p. 171. Donneur, André P., Politique étrangère canadienne,

Montréal, Guérin universitaire, 1994, p.18.

17. Deblock, C., op.cit., p.171.

18. Ibid., p. 172.

19. Ibid.,p. 175.

20. FMI, 6 octobre 2015.

21. Donneur, André, « La politique étrangère de Stephen Harper », Annuaire du Québec 2008, p.

386.

22. Pour voir en détail les points forts et les aléas de la ratification et de la mise en œuvre de

l’AEG, cf. Deblock, C., J. Lebullenger et S. Paquin (dir), Un nouveau pont sur l’Atlantique : L’Accord

économique et commercial global entre l’Union européenne et le Canada, Québec, Presses de l’Université

du Québec, 2015,351 p.

RÉSUMÉS

Ce texte dresse un bilan critique de la politique commerciale du gouvernement Harper, en

passant en revue successivement ses relations avec les États-Unis, le Mexique, l’ALENA, l’Union

européenne, l’Asie-Pacifique, notamment la Chine. Il s’interroge brièvement sur la continuité et

le changement de politique du gouvernement Trudeau.

This text is a critical view of the Harper government’s trade policy. It successively studies its

relations with the United States, Mexico, NAFTA, European Union, Asia-Pacific, notably China. He

briefly questions continuity and change of the Trudeau government’s policy.

INDEX

Mots-clés : ALENA, Asie-Pacifique, China, États-Unis, Harper, Mexique, politique commerciale,

Trudeau, Union européenne

Keywords : Asia-Pacific, China, European Union, Harper, Mexico, NAFTA, Trade policy, Trudeau,

United States

AUTEUR

ANDRÉ DONNEUR

Professeur associé au Département de science politique et chercheur senior au Centre d’études

sur l’intégration et la mondialisation (CEIM), Université du Québec à Montréal (UQAM).

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Page 242: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

Compte-rendusReports

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Jérôme Pruneau, Il est temps de direles choses, 2015, Québec, ÉditionsDialogue Nord-Sud.Ana Dalia Huesca Ph. D.

1 L’essai traite de la situation vécue par plusieurs artistes issus de l’immigration et de leurs

difficultés d’insertion en emploi. En effet, les barrières d’adaptation linguistique et

culturelle dans la manière de produire l’art selon ce que la culture locale privilège, leur

manque de visibilité dans les médias sont autant d’éléments qui rendent leurs carrières

plus vulnérables et précaires.

2 Les longs processus pour se faire reconnaitre auprès des instances publiques qui gèrent

les subventions et les bourses pour les artistes, le manque de réseaux informels au sein de

leur métier, la méconnaissance ou l’absence des programmes de mentorat entre les

artistes locaux et étrangers, ce sont là aussi des obstacles qui continuent à distinguer

l'autre de nous, l’étranger de la personne née en sol québécois. Cette réalité renforce un

stéréotype qui empêche d’inclure l’autre à part entière et lui propose de jouer un rôle

dans une pièce de théâtre locale ou d’innover avec une danse produite de son propre

parcours migratoire, en considérant son expression artistique de manière inhérente à

l’expression artistique montréalaise et non comme un évènement à part comme le

festival du monde arabe ou les week-ends du monde.

3 L’ouvrage repose sur des statistiques issues de plusieurs organismes publics et

parapublics, de témoignages, et de nombreuses rencontres que l’auteur, à titre de

Directeur de Diversité artistique Montréal (DAM), a faites auprès des artistes. Il décrit des

exemples illustrant bien les émotions vécues par les interviewés et des faits qui décrivent

comment ils ont fini par percer le marché de l’emploi.

4 Dans la deuxième partie de l’essai, l’auteur propose quelques pistes de solution

pertinentes à adopter ; autant pour les organismes ouvrant dans les arts (secteur créatif),

les institutions gouvernementales, les industries et les démarches individuelles entamées

par les artistes issus de l’immigration (première ou deuxième génération, terminologie

Revue Interventions économiques, 54 | 2016

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Page 244: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

critiquée par l’auteur et qui devra d’être réévaluée pour réduire ainsi la discrimination

qui parfois peut se faire de manière consciente ou inconsciente).

5 La culture de la diversité1 (p. 95), plutôt que la gestion de la diversité, constitue un

concept important à retenir dans le cadre d’une société pluriethnique ; cette terminologie

amène le lecteur à prendre conscience de l’importance d’instaurer une culture

d’ouverture à la diversité et à l’inclusion. Ce terme peut se transposer au milieu de travail,

au sein des organisations, pour augmenter ainsi les chances d’embauche des personnes

d’origine immigrante, car la culture de la diversité peut imprégner les cultures

organisationnelles.

6 Les histoires des artistes sont parfois douloureuses, avec des échecs. Mais il y a aussi

d’autres histoires de réussite, pleines d’espoir et de reconnaissance. L’ensemble permet

aux lecteurs de nourrir leurs points de vue sur la réalité vécue par ces artistes prêts à

contribuer au métissage culturel et économique de notre société.

7 L’essai est divisé en deux parties : « La diversité, c’est l’Autre » et « La diversité, c’est

Nous-Autres »

8 La première partie contient trois chapitres, respectivement appelés : « Attention, t’as une

étiquette sur le front ! », « Miroir, mon beau miroir » et « Est-ce que j’ai une gueule

d’artiste ? ».

9 La deuxième partie contient trois chapitres, respectivement titrés : « Le train est en

marche, embarquez ! », « Success stories » et « Alors, qu’est-ce qu’on fait maintenant ».

Première partie

10 Le premier chapitre : « Attention, t’as une étiquette sur le front ! », invite à réfléchir sur

les préjugés et les stéréotypes de différentes cultures, ce qui amène à la méconnaissance

de l’autre en le réduisant à l’expression» les artistes dits de la diversité »2.

11 Le deuxième chapitre : « Miroir, mon beau miroir », amène à observer comment les

immigrants ou les personnes des minorités visibles3, peuvent être mise à l’écart, puisque

les émissions artistiques et culturelles ne contiennent pas de voix ni de visages de

personnes d’origines diverses. Cela ne se produit que lorsque les producteurs ont besoin

de présenter un étranger dans l’émission ou veulent personnifier un chauffeur, par

exemple, noir ou arabe, pour renforcer le stéréotype dans ce type d’emploi : « il y a

encore des immigrants qualifiés qui sont des chauffeurs de taxi ou qui travaillent dans les

centres d’appel, ce qui représente un gaspillage de talents »4 (Reitz, 2009 : 1). Cependant,

les témoignages des artistes qui acceptent ou qui n’acceptent pas ce type de rôles peuvent

avoir des répercussions dans leurs carrières artistiques et dans le risque financier à

assumer que ce type de carrière possède en soi (Tremblay et Huesca, 2015)5

12 Le troisième chapitre : « Est-ce que j’ai une gueule d’artiste », propose d’une part, un

aperçu sur la notoriété, la reconnaissance et le rôle des comités évaluateurs qui confèrent

les subventions et les bourses.

13 La manière d’évaluer les artistes venus d’ailleurs par les Comités de certains organismes

constitue une barrière à leur réussite en intégration professionnelle, car certains comités

sont constitués majoritairement par des personnes d’origine locale, ce qui empêche déjà

une culture de la diversité au sein des équipes impliquées dans la prise de décision

budgétaire et de soutien auprès des artistes.

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Page 245: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

14 D’une autre part, l’auteur souligne l’existence de subventions attribuées par le

gouvernement local, le rôle actif des organismes intermédiaires, tels que DAM, la Tohu,

l’association professionnelle du Regroupement Québécois de la danse (RQD) entre autres

organismes, qui ont la mission d’inclure l’autre dans de projet de vivre ensemble pour

contribuer ainsi au développement économique de la ville créative. « Le contexte de

l’économie du savoir a en effet obligé les villes qui veulent demeurer compétitives à

repenser leurs façons de faire, en allant vers les hautes technologies F05B…F05D, mais aussi de

plus en plus vers les secteurs créatifs » (Pilati et Tremblay, 2007, p. 381)6.

Deuxième partie

15 Le premier chapitre, « Le train est en marche, embarquez ! », démontre l’évolution dans

le temps de la vision, des politiques, des programmes et des actions concrètes faites par

différents organismes qui travaillent dans la mise en place de l’accueil et l’intégration des

immigrants artistes dans le milieu de travail québécois.

16 Le deuxième chapitre, « Success stories », contient des histoires de succès commercial des

artistes, mais le succès financier est remis en question étant donné le risque financier

dans les métiers artistiques.

17 Le troisième chapitre, « Alors, qu’est-ce qu’on fait maintenant », dresse une liste de

propositions et de pistes de solution à adopter au sein de politiques gouvernementales,

des structures organisationnelles dans les organismes, des institutions éducatives (au

niveau d’accorder des crédits qui peuvent les amener plus facilement à devenir membres

des ordres professionnels), des entreprises (pour créer des mécanismes à l’embauche et à

la rétention du potentiel artistique venu d’ailleurs) et des médias ; on suggère notamment

donner de la visibilité aux artistes dans des émissions télé et du cinéma, afin de mieux

refléter ainsi la composition démographique.

18 L’auteur fait référence au milieu d’affaires télévisuel et théâtral québécois dans lequel il y

a une manière de jouer typiquement locale. Il propose une formation culturelle qui

permettrait de combler le processus de compréhension et d’apprentissage de manières de

s’exprimer dans les médias ; la problématique des accents pourrait aussi être abordée et

les stéréotypes culturels chez les néoquébécois. Ces efforts sont une invitation claire pour

attaquer la problématique d’insertion en emploi des artistes à partir de la source.

19 La création de mécanismes, qui amènent au changement de mentalité face à l’accueil de

l’autre, paraît ainsi une démarche essentielle pour bâtir la culture de la diversité et parler

dans le quotidien de nous autres. L’auteur propose d’enlever le terme « québécois pure

laine » pour réussir à faire avancer la société vers l’acceptation de l’autre,

puisqu’historiquement le Québec est composé par les autochtones, des immigrants

français, des Juifs établis ici depuis plusieurs générations et d’autres personnes venues

d’ailleurs.

20 Finalement, la conclusion propose des recommandations au niveau stratégique et

pratique, pour travailler ensemble en incluant l’autre. Par exemple :

• Mener des études sur la représentation des personnes immigrantes et des minorités

ethnoculturelles dans le secteur des arts et de la culture.

• Instaurer des politiques et des engagements clairs ainsi que des mesures d’équité en ce qui

concerne la présence des artistes dans ce secteur.

Revue Interventions économiques, 54 | 2016

241

Page 246: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

• Promouvoir les systèmes décisionnels (comités d’évaluation, de sélection, de

programmation, etc.) qui incluent des personnes issues de la diversité, ainsi qu’une vaste

gamme d’expertises professionnelles, entre autres démarches.

21 Vivre ensemble implique respecter, accepter, positionner les produits et les services des

artistes immigrants dans notre société. Dans ce sens, l’approche humaniste de cet essai

lance une appelle à dire les choses, à exprimer la situation de cette main d’ouvre riche en

talents et avec une soif inépuisable de se créer sa place.

NOTES

1. Cette expression a été amenée par Ricardo Zapata-Barrero, en 2009, de l’Université Pompeu

Fabra de Barcelone, Espagne.

2. Pruneau, Jérôme. (2015). Il est temps de dire les choses. Éditions Dialogues Nord-Sud.

3. Il s'agit de personnes, autres que les Autochtones, qui ne sont pas de race blanche ou qui n'ont

pas la peau blanche. Il s'agit de Chinois, de Sud-Asiatiques, de Noirs, de Philippins, de Latino-

Américains, d'Asiatiques du Sud-Est, d'Arabes, d'Asiatiques occidentaux, de Japonais, de Coréens

et d'autres minorités visibles et de minorités visibles multiples : http://www.statcan.gc.ca/

4. Reitz Jeffrey G. (2009). Taxi Driver Syndrome; behind the scenes immigration changes are

creating new problems on top of old ones. Literary Review of Canada : http://reviewcanada.ca/

magazine/2011/03/taxi-driver-syndrome/

5. Voir ces notes de recherche : Tremblay, Diane-Gabrielle, et Ana Dalia Huesca (2015). Being a

Creative and an Immigrant: what Support for the Development of a Creative Career? Note de

recherche de l’ARUC sur la gestion des âges et des temps sociaux ; Tremblay, Diane-Gabrielle et

Ana Dalia Huesca Dehesa (2015). « Creative City and immigrant creatives: Can the art world and

entrepreneurship be brought together? » Soumis à International Journal of Business and Social

Sciences.

6. Pilati Thomas, Tremblay Diane-Gabrielle, « Cité créative et District culturel ; une analyse des

thèses en présence », Géographie, économie, société 4/2007 (Vol. 9), p. 381-401. http://

www.cairn.info/revue-geographie-economie-societe-2007-4-page-381.htm

AUTEUR

ANA DALIA HUESCA PH. D.

Conseillère en formation et services aux entreprises, IRIPI (Institut de recherche sur l’intégration

professionnelle des immigrants), Collège de Maisonneuve

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Page 247: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

Michèle Rioux, Christian Deblock etLaurent Viau (dir.), L’ALENA conjuguéau passé, au présent et au futur :l’intégration régionale 3.0 et les défis del’interconnexionÉric Boulanger

1 Michèle Rioux, Christian Deblock et Laurent Viau (dir.), L’ALENA conjugué au passé, au

présent et au futur : l’intégration régionale 3.0 et les défis de l’interconnexion, Québec, Presses de

l’Université du Québec, 2015, 283p.

2 Dans la préface de cet ouvrage, Stephen Clarkson de l’Université de Toronto note que « la

validité de ce qui a été étudié il y a deux ans […] ne tiendra probablement pas très

longtemps » compte tenu de « l’augmentation de la vitesse et de l’imprévisibilité [des]

changements » en politique internationale. Une telle affirmation pèse lourd : elle souligne

en effet que les chercheurs en sciences sociales ne possèdent pas les instruments

analytiques nécessaires pour saisir ce changement sur le long terme, d’où une certaine

« méfiance » à l’égard de l’analyse scientifique. Il n’a pas tort, mais il s’empresse

cependant d’ajouter, à notre grand soulagement, que l’analyse scientifique est « tributaire

des théories avancées, des concepts développés et des conclusions tirées des œuvres

antérieures. » C’est bel et bien dans cette perspective qu’on doit aborder et comprendre

cet ouvrage collectif qui est en fait un recueil de la fine fleur des textes publiés par les

chercheurs du Centre d’études sur l’intégration et la mondialisation (CEIM) depuis la

seconde moitié des années 1980 sur le thème de l’Accord de libre-échange nord-américain

(ALENA) et de l’intégration régionale et hémisphérique et des débats sociaux qui ont

suivie en cadence.

Revue Interventions économiques, 54 | 2016

243

Page 248: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

La structure de l’ouvrage

3 L’ouvrage est composé de 21 chapitres (sans compter l’introduction et la conclusion) qui

sont en fait des extraits de textes publiés entre 1988 et 20111 regroupés sous quatre

rubriques : 1) « le régionalisme d’un point de vue théorique » ; 2) « l’intégration dans les

Amériques » ; 3) « les débats sociaux de l’intégration régionale » et, enfin, 4) « des études

de cas sur l’intégration régionale », plus spécifiquement sur les effets de l’ALENA sur les

gouvernements infra-étatiques, les télécommunications canadiennes et l’industrie de la

défense.

4 Onze auteurs ont contribué à cet ouvrage, mais il faut cependant souligner que les textes

proviennent en grande majorité de Christian Deblock, directeur du CEIM de sa fondation

jusqu’en 2013 (il est l’auteur ou le coauteur de 12 textes), de Michèle Rioux (auteure et

coauteure de 6 textes dont l’introduction et la conclusion, ces deux derniers textes étant

originaux), de Dorval Brunelle (auteur ou coauteur de 4 textes) et de Gilbert Gagné et

Yves Bélanger (chacun auteur ou coauteur de trois textes). Les autres auteurs contribuant

à un ou deux textes2. Ces extraits proviennent d’un noyau de chercheurs tous rattachés au

CEIM et à ses unités, comme le Groupe de recherche sur l’intégration continentale (GRIC)

ou le défunt Groupe de recherche sur l’économie et la sécurité (GRES) et qui ont, au cours

des années, contribué au développement d’un cadre théorique, d’un discours et d’une

analyse critique pour comprendre l’ALENA et les processus plus étendus de l’intégration

et de l’interconnexion régionales et hémisphériques et des nombreux enjeux qui leur sont

associés comme leurs effets sur le travail, la culture, l’identité et l’environnement.

5 Les publications du CEIM et de ses chercheurs représentent une somme considérable de

recherche – comme en fait foi l’abondance des textes disponibles sur le site Internet du

CEIM et des nombreuses publications (livres, articles scientifiques, etc.) de ses chercheurs

– et à cet égard, la sélection des textes a dû être difficile –, mais en général le choix

éditorial a été bien fait, pour les quatre raisons suivantes.

6 En premier lieu, cet ouvrage possède le mérite de nous offrir une vue d’ensemble de la

diversité des travaux qui ont été faits par les chercheurs du CEIM, et ce depuis les années

1980, donc plusieurs années avant sa création. Celui-ci est devenu un point de

rassemblement stratégique des spécialistes francophones de l’économie politique

internationale, et pas seulement de l’ALENA, un thème de recherche qui a tout de même

reçu une attention particulière comme en fait foi cet ouvrage. En deuxième lieu, le choix

éditorial de la reproduction d’extraits et non pas des textes en entier facilite l’accès à ce

lot d’analyses, rapidement, mais sans diminuer pour autant leur valeur scientifique. Le

lecteur se retrouve promptement au cœur de l’analyse, voire de l’action, dans le cas des

textes portant sur la contestation sociale de l’ALENA et de la Zone de libre-échange des

Amériques (ZLEA).

7 En troisième lieu, aucun de ces textes n’apparaît désuet aux niveaux scientifique et

critique, sinon qu’ils nous permettent de retracer l’évolution des débats et des enjeux

socioéconomiques et politiques liés à l’Accord de libre-échange entre le Canada et les

États-Unis (ALECEU) et de l’ALENA en vigueur depuis 1992. Il ne fait aucun doute que les

historiens de la contestation sociale y retrouveront par endroit une articulation à chaud

des débats entourant ces deux accords, notamment dans le chapitre d’Afef Benessaieh

intitulé « Le débat sur les effets sociaux du libre-échange » dans lequel les mouvements

de contestation soulignent la rupture du « contrat keynésien » société, État, marché.

Revue Interventions économiques, 54 | 2016

244

Page 249: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

Rétrospectivement, les critiques soulevées par ces mouvements en lien avec deux

domaines vulnérables aux dispositions libre-échangistes, soit le travail et

l’environnement, forcent à reconnaître qu’ils n’avaient pas tort. Si les effets négatifs de

l’ALENA sur le travail et l’environnement n’ont jamais atteint les proportions anticipées

(voir le texte de Benessaieh), il n’en demeure pas moins que le « rehaussement de l’État

providence » comme mécanisme en mesure de contrer les effets négatifs de l’ALENA tel

que suggéré par ces mouvements, n’a jamais eu lieu, son démantèlement s’est poursuivi

et se poursuit toujours dans le cadre d’un néolibéralisme exacerbé par la crise financière

mondiale de 2008-2009. Benessaieh a bien raison de souligner que les accords parallèles

sur le travail et l’environnement indiquent, jusqu’à une certaine mesure, que l’avenir

radieux du libre-échange amenait son lot d’inquiétude, même chez les négociateurs,

sinon pourquoi inclure ces mécanismes de protection ? Il est difficile de ne pas faire de

lien avec les inquiétudes soulevées par le Partenariat transpacifique (PTP), non seulement

au Canada, mais aussi ailleurs dans le monde, sur les risques que courent les préférences

collectives nationales ou régionales et la volonté des gouvernements participants

d’établir toute une série de mesures compensatoires, comme par exemple au Japon, pour

« réduire l’anxiété » des populations rurales et de la petite entreprise3.

8 En quatrième lieu, le format de cet ouvrage axé sur les extraits les plus pertinents à la

compréhension générale de l’ALENA amène le lecteur au cœur de l’analyse théorique. Il

faut noter alors les chapitres écrits par les professeurs Deblock, Brunelle, Rioux et Gagné

(individuellement ou en collaboration) qui ont jeté avec acuité les bases d’une

méthodologie structuraliste, nous permettant de comprendre les projets d’intégration

régionaux, non seulement dans les Amériques, mais également ailleurs dans le monde. De

plus, si nous replaçons cet ouvrage dans l’actualité commerciale internationale, on peut

en tirer un constat certainement positif : les chercheurs du CEIM ont su mettre en place

une méthodologie et un cadre d’analyse qui demeurent encore aujourd’hui pertinents

pour comprendre, mais également analyser le contenu, les objectifs et les conséquences

d’accords commerciaux récents, notamment l’Accord économique et commercial global

(AECG) entre le Canada et l’Union européenne et le PTP, deux accords qui se dégagent

dans une certaine mesure des sillons tracés par l’ALENA, mais qui n’en demeurent pas

moins tributaires de l’expérience historique de celui-ci. Ce dégagement est bien sûr lié

aux insuffisances de l’ALENA (nous y reviendrons), mais également à l’émergence d’une

double réalité, soit, d’une part, la mondialisation qui s’est installée comme système

déterminant des rapports économiques entre les pays et, d’autre part, le recentrage de

l’économie mondiale sur la Chine et l’Asie. Cette double réalité n’a pas remis en question

le cadre analyse et ses différentes variantes que l’on retrouve dans l’ouvrage, notamment

en raison d’un postulat fondamental – qui s’est d’ailleurs transformé en un vecteur des

analyses les plus récentes – selon lequel la compétitivité et les rivalités commerciales sont

toujours porteuses d’une volonté d’institutionnaliser avec des règles visant à niveler le

terrain de la concurrence, les rapports économiques, autrefois à une échelle régionale,

aujourd’hui à une échelle transrégionale, en l’absence de progrès au niveau global.

Compétitivité et rivalité : le dilemme du libre-échange

9 Ce vecteur est essentiel pour comprendre les analyses que l’on retrouve dans cet ouvrage.

Il est difficile d’insérer les réalités de l’intégration et du régionalisme dans un paradigme

dominant – qu’il soit réaliste ou libéral – , d’autant que les acteurs sont loin d’être

Revue Interventions économiques, 54 | 2016

245

Page 250: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

uniquement les États-nations, mais en retour, et malgré l’importance des firmes privées,

de la société civile et de la diversité des institutions représentatives, la sécurité ne peut

être oblitérée des analyses. Peut-être le résultat de la réflexion qui se faisait au sein du

GRES sur les liens entre la sécurité et l’économie, cette notion de compétitivité à laquelle

aucun État ne peut échapper, n’en demeure pas moins traversées des rationalités réalistes

et libérales. Si la première bloque la réflexion au niveau de l’État régalien, la seconde

envisage trop souvent la compétitivité gambadant innocemment dans les verts pâturages

du laisser-faire, laissez-passer. Plusieurs des auteurs dans cet ouvrage, notamment

Christian Deblock, Michèle Rioux, Mathieu Arès et Henri Regnault, s’inspirant, entre

autres, des travaux de Susan Strange, conçoivent la compétitivité, non pas sous la forme

néo-mercantiliste du commerce géré (managed trade), mais par le truchement de

l’ouverture institutionnelle et régulée des rapports commerciaux fondée sur des valeurs

communes, des règles et des standards universels et, de plus en plus, sur l’État de droit et

la coopération. Dans la perspective où l’intégration sous toutes ses formes devient

incontournable, voire impossible à arrêter, les enjeux de sécurité y mettent un frein :

contre notamment les effets de dislocation de l’ALENA, comme l’accroissement des

inégalités socioéconomiques ou sur le travail, l’environnement et les préférences

collectives, etc. Il n’y a donc plus rien après l’ALENA en ce qui a trait à la poursuite de

l’intégration. Le caractère contractuel de l’ALENA a eu comme effet de figer dans le temps

cet accord (malgré une réflexion continuelle sur son évolution et son renforcement

institutionnels – voir à ce sujet le chapitre de Deblock et Rioux « Le Canada et l’Union

européenne ») et de faire dominer l’autonomie des volontés et des intérêts nationaux au

détriment de la poursuite de l’intégration, dont probablement personne ne voulait.

10 Que l’ALENA soit figé dans le temps, peut-être. Mais cela n’a pas empêché pour autant les

gouvernements de signer d’autres accords ! Reconnaissant par le fait même les bénéfices

d’une intégration toujours plus profonde et complexe, les trois parties à l’ALENA ont

poursuivi à leur façon, selon leurs intérêts économiques propres, une « stratégie de

désenclavement ». La nature de cette intégration pose cependant toujours problème. Ce

sont à la fois le rejet du néomercantilisme (et par le fait même de la stratégie de conquête

de parts de marché et d’une politique industrielle qui lui est naturellement associée) et la

reconnaissance des attributs sécuritaires du compétitivisme qui laissent « perplexes » : le

« libre-échange par défaut » est une expression de Brunelle et Deblock qui cible avec

finesse ce libéralisme compétitif dans lequel l’État doit, avec grande difficulté, devenir

garant de la prospérité nationale sans se draper dans les habits du néomercantilisme tout

en prenant conscience, comme le notent Gilbert Gagné et Laurent Viau pour le Québec,

des effets sur « l’emploi manufacturier et la perte de choix en matière de politiques

sociales et environnementales ». Libéralisation et facilitation du commerce apparaissent

comme l’option optimale, influencée certes par la longue tradition libérale de la politique

américaine comme le souligne Deblock, mais cette option a été adaptée, semble-t-il, à

trois modèles d’accords commerciaux régionaux : les modèles communautaire (celui de

l’Union européenne), contractuel (celui de l’ALENA) et collaboratif (celui de l’APEC). Le

PTP n’est-il pas aujourd’hui un modèle contractuel dopé par un légalisme qui domine de

plus en plus les rapports commerciaux et la « diplomatie juridique » de l’OMC, mais

complété à la fois par « un corps d’idées [et] de valeurs » chères à la philosophie libérale

américaine et par la légèreté du modèle collaboratif, chère à l’Asie ? L’échec de la ZLEA

devient d’autant plus frustrant dans la mesure où la méfiance réciproque, elle-même

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Page 251: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

ancrée dans la difficile histoire commune des États-Unis et de l’Amérique latine, a fait

dérailler une évolution potentiellement positive de l’intégration hémisphérique.

11 Bref, « les États-Unis, comme l’indiquent Deblock et Rioux, n’ont eu de cesse de chercher

à instituer une communauté transatlantique ancrée dans le libre-échange et les valeurs

partagées ». Ils sont en voie de le réussir en Asie-Pacifique avec le PTP, mais l’échec de la

ZLEA souligne, d’une part, que les visions divergentes en matière d’intégration ne sont

pas toujours réconciliables et, d’autre part, qu’il y a toujours des limites sécuritaires que

les États n’osent franchir dans les Amériques, mais également ailleurs dans le monde,

notamment en Asie orientale.

La grande absente de cet ouvrage : une valeur ajoutéeannoncée, mais introuvable

12 Nous pouvons replacer cet ouvrage dans le contexte des vingt ans de l’ALENA qui a donné

lieu dans le monde académique à une série de colloques et d’ouvrages sur cet accord de

libre-échange qui a modifié profondément le paysage commercial de l’Amérique du Nord

en associant toujours plus étroitement le destin socioéconomique du Mexique et du

Canada à celui de la première puissance économique de la planète4. La pertinence de cet

ouvrage est appropriée, mais il faut noter une première faiblesse. Si dans leur

introduction, Michèle Rioux et Laurent Viau soulignent clairement le précédent qu’est

l’ALENA – et de ce fait, la justesse de cet ouvrage – dont nombreuses dispositions ont été

reprises ou ont influencé durablement les négociations multilatérales dans d’autres

domaines comme les services, l’investissement et la propriété intellectuelle, il est

cependant un peu étrange de tenter par la suite de valider à deux autres reprises

l’ouvrage à la négative en affirmant, d’une part, que cet accord n’a pas su créer une

solidarité entre les trois pays (ce que semblent réfuter certains chapitres, du moins sous

sa forme plus atténuée de dépendance réciproque) et, d’autre part, que ce « modèle 2.0 »

ne semble plus intéressant aujourd’hui. Dénigrer l’accord pour justifier l’ouvrage pourrait

bien amener les lecteurs à s’en détourner.

13 Cela nous amène à la deuxième faiblesse de cet ouvrage : contrairement au sous-titre de

l’ouvrage (« L’intégration régionale 3.0 et les défis de l’interconnexion ») qui indique une

réflexion qui va au-delà du moment ALENA, cet ouvrage n’offre aucune valeur ajoutée : il

est avant tout un recueil d’extraits de textes. Il aurait fallu insérer dans cet ouvrage une

ligne de pensée selon laquelle l’ALENA n’est pas seulement une impasse, mais un levier ou

du moins une étape cruciale voire incontournable de l’évolution historique du système

commercial global et de sa régulation dans une perspective où les « interconnexions »

globales et l’intégration régionale, interrégionale et transrégionale font de l’ALENA, peut-

être pas sa pierre angulaire, mais du moins une charpente centrale de la politique

commerciale mondiale. Les trois pays de l’ALENA ne l’ont jamais rejeté ; au contraire, en

raison de ses limites intrinsèques et de cette double réalité que nous avons soulignées ci-

dessus, les trois gouvernements ont fait évoluer leur politique commerciale, non pas en

rejetant l’ALENA, mais en en faisant la base institutionnelle et régulatrice de leurs

intérêts commerciaux. Aucun accord commercial signé par ces trois pays ne peut omettre

la présence de l’ALENA, que ce soit pour le renforcer, ou en contourner les limites

intrinsèques face à une rivalité commerciale exacerbée par la mondialisation et « l’usine

Asie ».

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Page 252: Économie sociale et solidaire : ses écosystèmes

14 Les dispositions de l’ALENA ou en d’autres mots ces sillons tracés profondément dans le

terrain de la concurrence et de la compétitivité, visaient à contrecarrer une hypothèse de

l’après-guerre froide qui ne s’est jamais matérialisée : la division de l’économie mondiale

en blocs économiques discriminatoires. Au contraire, l’« interconnexion » grandissante

induite par les forces de la mondialisation et aujourd’hui canalisées par la puissance

ascendante de la Chine, a affaibli les expériences régionales autocentrées et validées le

régionalisme ouvert de l’ALENA et de l’Asie de l’Est induisant une reformulation du

régionalisme dans le transrégionalisme ou, en d’autres mots, une interconnexion des

trois grandes régions commerciales de la planète. Dans cette perspective, la plus-value de

cet ouvrage résidait dans une introduction qui devait aller au-delà d’une présentation des

chapitres sur le mode extrait ou résumé – sinon l’introduction apparaît comme un

exercice futile – possiblement en examinant les grands débats de l’époque sous un regard

critique attisée par l’actualité commerciale internationale. La conclusion, pour sa part,

aurait dû ouvrir des pistes sur les accords de troisième génération, ceux-là mêmes que les

chercheurs du CEIM analysent présentement. Malgré ces faiblesses, le lecteur averti

pourra tout de même prendre connaissance de ce moment historique qu’a été la création

de l’ALENA, un accord qui a à tout jamais modifié les rapports économiques en Amérique

du Nord et ailleurs dans le monde.

NOTES

1. Le chapitre 21, le dernier, n’est pas daté et pour un autre, le chapitre 7, l’extrait ne correspond

pas à la référence indiquée en exergue.

2. Compte tenu du très grand nombre de chapitres et pour éviter d’alourdir le texte inutilement,

nous omettons le plus souvent possible de faire des références spécifiques aux chapitres, avec

titre et auteur (e) (s). Si la lecture et la compréhension des grands enjeux de ce livre en seront

facilitées, nous reconnaissons que les divergences entre les auteurs seront évacuées, non pas

pour éviter les débats, mais pour garder en tête l’idée d’une vue d’ensemble.

3. Éric Boulanger, « Les échos japonais du PTP : des réactions modérées et prudentes en dépit de

la colère des agriculteurs », Chronique commerciale américaine, CEIM, vol. 8, n° 9, novembre

2015, pp. 2-9.

4. Voir, entre autres : Dorval Brunelle (dir.), L’ALENA à 20 ans : un accord en sursis, un modèle en

essor, Montréal, Les Éditions de l’Institut d’études internationales de Montréal, 2014.

AUTEUR

ÉRIC BOULANGER

Co-directeur de l’Observatoire de l’Asie de l’Est : Chine, Japon, Corée.

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