8/13/2019 Jean Baudrillard - L'Esprit Du Terrorisme
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J ean Baudrillard - L'esprit du
terrorisme
LE MONDE 02.11.01
Des vnements mondiaux, nous en avions eu, de la mort de Diana au
Mondial de football - ou des vnements violents et rels, de guerres en
gnocides. Mais d'vnement symbolique d'envergure mondiale,
c'est--dire non seulement de diffusion mondiale, mais qui mette en
chec la mondialisation elle-mme, aucun. Tout au long de cette
stagnation des annes 1990, c'tait la "grve des vnements" (selon le
mot de l'crivain argentin Macedonio Fernandez). Eh bien, la grve est
termine. Les vnements ont cess de faire grve. Nous avons mmeaffaire, avec les attentats de New York et du World Trade Center,
l'vnement absolu, la "mre" des vnements, l'vnement pur qui
concentre en lui tous les vnements qui n'ont jamais eu lieu.
Tout le jeu de l'histoire et de la puissance en est boulevers, mais aussi
les conditions de l'analyse. Il faut prendre son temps. Car tant que les
vnements stagnaient, il fallait anticiper et aller plus vite qu'eux.
Lorsqu'ils acclrent ce point, il faut aller plus lentement. Sans
pourtant se laisser ensevelir sous le fatras de discours et le nuage de la
guerre, et tout en gardant intacte la fulgurance inoubliable des images.
Tous les discours et les commentaires trahissent une gigantesque
abraction l'vnement mme et la fascination qu'il exerce. La
condamnation morale, l'union sacre contre le terrorisme sont la
mesure de la jubilation prodigieuse de voir dtruire cette
superpuissance mondiale, mieux, de la voir en quelque sorte se dtruire
elle-mme, se suicider en beaut. Car c'est elle qui, de par son
insupportable puissance, a foment toute cette violence infuse de par le
monde, et donc cette imagination terroriste (sans le savoir) qui noushabite tous.
Que nous ayons rv de cet vnement, que tout le monde sans
exception en ait rv, parce que nul ne peut ne pas rver de la
destruction de n'importe quelle puissance devenue ce point
hgmonique, cela est inacceptable pour la conscience morale
occidentale, mais c'est pourtant un fait, et qui se mesure justement la
violence pathtique de tous les discours qui veulent l'effacer.
A la limite, c'est eux qui l'ont fait, mais c'est nous qui l'avons voulu. Sil'on ne tient pas compte de cela, l'vnement perd toute dimension
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symbolique, c'est un accident pur, un acte purement arbitraire, la
fantasmagorie meurtrire de quelques fanatiques, qu'il suffirait alors de
supprimer. Or nous savons bien qu'il n'en est pas ainsi. De l tout le
dlire contre-phobique d'exorcisme du mal : c'est qu'il est l, partout,
tel un obscur objet de dsir. Sans cette complicit profonde,l'vnement n'aurait pas le retentissement qu'il a eu, et dans leur
stratgie symbolique, les terroristes savent sans doute qu'ils peuvent
compter sur cette complicit inavouable. Cela dpasse de loin la haine
de la puissance mondiale dominante chez les dshrits et les exploits,
chez ceux qui sont tombs du mauvais ct de l'ordre mondial. Ce
malin dsir est au cur mme de ceux qui en partagent les bnfices.
L'allergie tout ordre dfinitif, toute puissance dfinitive est
heureusement universelle, et les deux tours du World Trade Center
incarnaient parfaitement, dans leur gmellit justement, cet ordre
dfinitif.
Pas besoin d'une pulsion de mort ou de destruction, ni mme d'effet
pervers. C'est trs logiquement, et inexorablement, que la monte en
puissance de la puissance exacerbe la volont de la dtruire. Et elle est
complice de sa propre destruction. Quand les deux tours se sont
effondres, on avait l'impression qu'elles rpondaient au suicide des
avions-suicides par leur propre suicide. On a dit : "Dieu mme ne peut
se dclarer la guerre." Eh bien si. L'Occident, en position de Dieu (de
toute-puissance divine et de lgitimit morale absolue) devient
suicidaire et se dclare la guerre lui-mme.
Les innombrables films-catastrophes tmoignent de ce phantasme,
qu'ils conjurent videmment par l'image en noyant tout cela sous les
effets spciaux. Mais l'attraction universelle qu'ils exercent, l'gal de
la pornographie, montre que le passage l'acte est toujours proche - la
vellit de dngation de tout systme tant d'autant plus forte qu'il se
rapproche de la perfection ou de la toute-puissance.
Il est d'ailleurs vraisemblable que les terroristes (pas plus que lesexperts !) n'avaient prvu l'effondrement des Twin Towers, qui fut, bien
plus que le Pentagone, le choc symbolique le plus fort. L'effondrement
symbolique de tout un systme s'est fait par une complicit imprvisible,
comme si, en s'effondrant d'elles-mmes, en se suicidant, les tours
taient entres dans le jeu pour parachever l'vnement.
Dans un sens, c'est le systme entier qui, par sa fragilit interne, prte
main-forte l'action initiale. Plus le systme se concentre
mondialement, ne constituant la limite qu'un seul rseau, plus il
devient vulnrable en un seul point (dj un seul petit hacker philippinavait russi, du fond de son ordinateur portable, lancer le virus I love
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you , qui avait fait le tour du monde en dvastant des rseaux entiers).
Ici, ce sont dix-huit kamikazes qui, grce l'arme absolue de la mort,
multiplie par l'efficience technologique, dclenchent un processus
catastrophique global.
Quand la situation est ainsi monopolise par la puissance mondiale,
quand on a affaire cette formidable condensation de toutes les
fonctions par la machinerie technocratique et la pense unique, quelle
autre voie y a-t-il qu'un transfert terroriste de situation ? C'est le
systme lui-mme qui a cr les conditions objectives de cette rtorsion
brutale. En ramassant pour lui toutes les cartes, il force l'Autre
changer les rgles du jeu. Et les nouvelles rgles sont froces, parce que
l'enjeu est froce. A un systme dont l'excs de puissance mme pose
un dfi insoluble, les terroristes rpondent par un acte dfinitif dont
l'change lui aussi est impossible. Le terrorisme est l'acte qui restitueune singularit irrductible au cur d'un systme d'change gnralis.
Toutes les singularits (les espces, les individus, les cultures) qui ont
pay de leur mort l'installation d'une circulation mondiale rgie par une
seule puissance se vengent aujourd'hui par ce transfert terroriste de
situation.
Terreur contre terreur - il n'y a plus d'idologie derrire tout cela. On est
dsormais loin au-del de l'idologie et du politique. L'nergie qui
alimente la terreur, aucune idologie, aucune cause, pas mme
islamique, ne peut en rendre compte. a ne vise mme plus
transformer le monde, a vise (comme les hrsies en leur temps) le
radicaliser par le sacrifice, alors que le systme vise le raliser par la
force.
Le terrorisme, comme les virus, est partout. Il y a une perfusion
mondiale du terrorisme, qui est comme l'ombre porte de tout systme
de domination, prt partout se rveiller comme un agent double. Il n'y
a plus de ligne de dmarcation qui permette de le cerner, il est au cur
mme de cette culture qui le combat, et la fracture visible (et la haine)qui oppose sur le plan mondial les exploits et les sous-dvelopps au
monde occidental rejoint secrtement la fracture interne au systme
dominant. Celui-ci peut faire front tout antagonisme visible. Mais
l'autre, de structure virale - comme si tout appareil de domination
scrtait son antidispositif, son propre ferment de disparition -, contre
cette forme de rversion presque automatique de sa propre puissance,
le systme ne peut rien. Et le terrorisme est l'onde de choc de cette
rversion silencieuse. Ce n'est donc pas un choc de civilisations ni de
religions, et cela dpasse de loin l'islam et l'Amrique, sur lesquels on
tente de focaliser le conflit pour se donner l'illusion d'un affrontementvisible et d'une solution de force. Il s'agit bien d'un antagonisme
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fondamental, mais qui dsigne, travers le spectre de l'Amrique (qui
est peut-tre l'picentre, mais pas du tout l'incarnation de la
mondialisation elle seule) et travers le spectre de l'islam (qui lui non
plus n'est pas l'incarnation du terrorisme), la mondialisation
triomphante aux prises avec elle-mme. Dans ce sens, on peut bienparler d'une guerre mondiale, non pas la troisime, mais la quatrime
et la seule vritablement mondiale, puisqu'elle a pour enjeu la
mondialisation elle-mme. Les deux premires guerres mondiales
rpondaient l'image classique de la guerre. La premire a mis fin la
suprmatie de l'Europe et de l're coloniale. La deuxime a mis fin au
nazisme. La troisime, qui a bien eu lieu, sous forme de guerre froide et
de dissuasion, a mis fin au communisme. De l'une l'autre, on est all
chaque fois plus loin vers un ordre mondial unique. Aujourd'hui
celui-ci, virtuellement parvenu son terme, se trouve aux prises avec
les forces antagonistes partout diffuses au cur mme du mondial,dans toutes les convulsions actuelles. Guerre fractale de toutes les
cellules, de toutes les singularits qui se rvoltent sous forme
d'anticorps. Affrontement tellement insaisissable qu'il faut de temps en
temps sauver l'ide de la guerre par des mises en scne spectaculaires,
telles que celles du Golfe ou aujourd'hui celle d'Afghanistan. Mais la
quatrime guerre mondiale est ailleurs. Elle est ce qui hante tout ordre
mondial, toute domination hgmonique - si l'islam dominait le monde,
le terrorisme se lverait contre l'Islam. Car c'est le monde lui-mme qui
rsiste la mondialisation. Le terrorisme est immoral. L'vnement du
World Trade Center, ce dfi symbolique, est immoral, et il rpond une
mondialisation qui est elle-mme immorale. Alors soyons nous-mme
immoral et, si on veut y comprendre quelque chose, allons voir un peu
au-del du Bien et du Mal. Pour une fois qu'on a un vnement qui dfie
non seulement la morale mais toute forme d'interprtation, essayons
d'avoir l'intelligence du Mal. Le point crucial est l justement : dans le
contresens total de la philosophie occidentale, celle des Lumires,
quant au rapport du Bien et du Mal. Nous croyons navement que le
progrs du Bien, sa monte en puissance dans tous les domaines
(sciences, techniques, dmocratie, droits de l'homme) correspond unedfaite du Mal. Personne ne semble avoir compris que le Bien et le Mal
montent en puissance en mme temps, et selon le mme mouvement.
Le triomphe de l'un n'entrane pas l'effacement de l'autre, bien au
contraire. On considre le Mal, mtaphysiquement, comme une bavure
accidentelle, mais cet axiome, d'o dcoulent toutes les formes
manichennes de lutte du Bien contre le Mal, est illusoire. Le Bien ne
rduit pas le Mal, ni l'inverse d'ailleurs : ils sont la fois irrductibles
l'un l'autre et leur relation est inextricable. Au fond, le Bien ne
pourrait faire chec au Mal qu'en renonant tre le Bien, puisque, en
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s'appropriant le monopole mondial de la puissance, il entrane par l
mme un retour de flamme d'une violence proportionnelle.
Dans l'univers traditionnel, il y avait encore une balance du Bien et du
Mal, selon une relation dialectique qui assurait vaille que vaille la
tension et l'quilibre de l'univers moral - un peu comme dans la guerre
froide le face--face des deux puissances assurait l'quilibre de la
terreur. Donc pas de suprmatie de l'un sur l'autre. Cette balance est
rompue partir du moment o il y a extrapolation totale du Bien
(hgmonie du positif sur n'importe quelle forme de ngativit,
exclusion de la mort, de toute force adverse en puissance - triomphe des
valeurs du Bien sur toute la ligne). A partir de l, l'quilibre est rompu,
et c'est comme si le Mal reprenait alors une autonomie invisible, se
dveloppant dsormais d'une faon exponentielle.
Toutes proportions gardes, c'est un peu ce qui s'est produit dans
l'ordre politique avec l'effacement du communisme et le triomphe
mondial de la puissance librale : c'est alors que surgit un ennemi
fantomatique, perfusant sur toute la plante, filtrant de partout comme
un virus, surgissant de tous les interstices de la puissance. L'islam.
Mais l'islam n'est que le front mouvant de cristallisation de cet
antagonisme. Cet antagonisme est partout, et il est en chacun de nous.
Donc, terreur contre terreur. Mais terreur asymtrique. Et c'est cette
asymtrie qui laisse la toute-puissance mondiale compltement
dsarme. Aux prises avec elle-mme, elle ne peut que s'enfoncer dans
sa propre logique de rapports de forces, sans pouvoir jouer sur le
terrain du dfi symbolique et de la mort, dont elle n'a plus aucune ide
puisqu'elle l'a ray de sa propre culture.
Jusqu'ici, cette puissance intgrante a largement russi absorber et
rsorber toute crise, toute ngativit, crant par l mme une situation
foncirement dsesprante (non seulement pour les damns de la terre,
mais pour les nantis et les privilgis aussi, dans leur confort radical).
L'vnement fondamental, c'est que les terroristes ont cess de sesuicider en pure perte, c'est qu'ils mettent en jeu leur propre mort de
faon offensive et efficace, selon une intuition stratgique qui est tout
simplement celle de l'immense fragilit de l'adversaire, celle d'un
systme arriv sa quasi-perfection, et du coup vulnrable la
moindre tincelle. Ils ont russi faire de leur propre mort une arme
absolue contre un systme qui vit de l'exclusion de la mort, dont l'idal
est celui du zro mort. Tout systme zro mort est un systme
somme nulle. Et tous les moyens de dissuasion et de destruction ne
peuvent rien contre un ennemi qui a dj fait de sa mort une arme
contre-offensive. "Qu'importe les bombardements amricains ! Noshommes ont autant envie de mourir que les Amricains de vivre !" D'o
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l'inquivalence des 7 000 morts infligs d'un seul coup un systme
zro mort. Ainsi donc, ici, tout se joue sur la mort, non seulement par
l'irruption brutale de la mort en direct, en temps rel mais par
l'irruption d'une mort bien plus que relle : symbolique et sacrificielle -
c'est--dire l'vnement absolu et sans appel.
Tel est l'esprit du terrorisme.
Ne jamais attaquer le systme en termes de rapports de forces. a, c'est
l'imaginaire (rvolutionnaire) qu'impose le systme lui-mme, qui ne
survit que d'amener sans cesse ceux qui l'attaquent se battre sur le
terrain de la ralit, qui est pour toujours le sien. Mais dplacer la lutte
dans la sphre symbolique, o la rgle est celle du dfi, de la rversion,
de la surenchre. Telle qu' la mort il ne puisse tre rpondu que par
une mort gale ou suprieure. Dfier le systme par un don auquel il nepeut pas rpondre sinon par sa propre mort et son propre
effondrement.
L'hypothse terroriste, c'est que le systme lui-mme se suicide en
rponse aux dfis multiples de la mort et du suicide. Car ni le systme
ni le pouvoir n'chappent eux-mmes l'obligation symbolique - et c'est
sur ce pige que repose la seule chance de leur catastrophe. Dans ce
cycle vertigineux de l'change impossible de la mort, celle du terroriste
est un point infinitsimal, mais qui provoque une aspiration, un vide,
une convection gigantesques. Autour de ce point infime, tout le systme,
celui du rel et de la puissance, se densifie, se ttanise, se ramasse sur
lui-mme et s'abme dans sa propre surefficacit.
La tactique du modle terroriste est de provoquer un excs de ralit et
de faire s'effondrer le systme sous cet excs de ralit. Toute la drision
de la situation en mme temps que la violence mobilise du pouvoir se
retournent contre lui, car les actes terroristes sont la fois le miroir
exorbitant de sa propre violence et le modle d'une violence symbolique
qui lui est interdite, de la seule violence qu'il ne puisse exercer : celle desa propre mort.
C'est pourquoi toute la puissance visible ne peut rien contre la mort
infime, mais symbolique, de quelques individus.
Il faut se rendre l'vidence qu'est n un terrorisme nouveau, une
forme d'action nouvelle qui joue le jeu et s'approprie les rgles du jeu
pour mieux le perturber. Non seulement ces gens-l ne luttent pas
armes gales, puisqu'ils mettent en jeu leur propre mort, laquelle il
n'y a pas de rponse possible ("ce sont des lches"), mais ils se sontappropri toutes les armes de la puissance dominante. L'argent et la
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spculation boursire, les technologies informatiques et aronautiques,
la dimension spectaculaire et les rseaux mdiatiques : ils ont tout
assimil de la modernit et de la mondialit, sans changer de cap, qui
est de la dtruire.
Comble de ruse, ils ont mme utilis la banalit de la vie quotidienne
amricaine comme masque et double jeu. Dormant dans leurs
banlieues, lisant et tudiant en famille, avant de se rveiller d'un jour
l'autre comme des bombes retardement. La matrise sans faille de
cette clandestinit est presque aussi terroriste que l'acte spectaculaire
du 11 septembre. Car elle jette la suspicion sur n'importe quel individu :
n'importe quel tre inoffensif n'est-il pas un terroriste en puissance ? Si
ceux-l ont pu passer inaperus, alors chacun de nous est un criminel
inaperu (chaque avion devient lui aussi suspect), et au fond c'est
peut-tre vrai. Cela correspond peut-tre bien une forme inconscientede criminalit potentielle, masque, et soigneusement refoule, mais
toujours susceptible, sinon de resurgir, du moins de vibrer secrtement
au spectacle du Mal. Ainsi l'vnement se ramifie jusque dans le dtail -
source d'un terrorisme mental plus subtil encore.
La diffrence radicale, c'est que les terroristes, tout en disposant des
armes qui sont celles du systme, disposent en plus d'une arme fatale :
leur propre mort. S'ils se contentaient de combattre le systme avec ses
propres armes, ils seraient immdiatement limins. S'ils ne lui
opposaient que leur propre mort, ils disparatraient tout aussi vite dans
un sacrifice inutile - ce que le terrorisme a presque toujours fait
jusqu'ici (ainsi les attentats-suicides palestiniens) et pour quoi il tait
vou l'chec. Tout change ds lors qu'ils conjuguent tous les moyens
modernes disponibles avec cette arme hautement symbolique. Celle-ci
multiplie l'infini le potentiel destructeur. C'est cette multiplication des
facteurs (qui nous semblent nous inconciliables) qui leur donne une
telle supriorit. La stratgie du zro mort, par contre, celle de la guerre
"propre", technologique, passe prcisment ct de cette
transfiguration de la puissance "relle" par la puissance symbolique.
La russite prodigieuse d'un tel attentat fait problme, et pour y
comprendre quelque chose il faut s'arracher notre optique occidentale
pour voir ce qui se passe dans leur organisation et dans la tte des
terroristes. Une telle efficacit supposerait chez nous un maximum de
calcul, de rationalit, que nous avons du mal imaginer chez les autres.
Et mme dans ce cas, il y aurait toujours eu, comme dans n'importe
quelle organisation rationnelle ou service secret, des fuites et des
bavures. Donc le secret d'une telle russite est ailleurs. La diffrence est
qu'il ne s'agit pas, chez eux, d'un contrat de travail, mais d'un pacte etd'une obligation sacrificielle. Une telle obligation est l'abri de toute
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dfection et de toute corruption. Le miracle est de s'tre adapt au
rseau mondial, au protocole technique, sans rien perdre de cette
complicit la vie et la mort. A l'inverse du contrat, le pacte ne lie pas
des individus - mme leur "suicide" n'est pas de l'hrosme individuel,
c'est un acte sacrificiel collectif scell par une exigence idale. Et c'est laconjugaison de deux dispositifs, celui d'une structure oprationnelle et
d'un pacte symbolique, qui a rendu possible un acte d'une telle
dmesure.
Nous n'avons plus aucune ide de ce qu'est un calcul symbolique,
comme dans le poker ou le potlatch : enjeu minimal, rsultat maximal.
Exactement ce qu'ont obtenu les terroristes dans l'attentat de
Manhattan, qui illustrerait assez bien la thorie du chaos : un choc
initial provoquant des consquences incalculables, alors que le
dploiement gigantesque des Amricains ("Tempte du dsert")n'obtient que des effets drisoires - l'ouragan finissant pour ainsi dire
dans un battement d'ailes de papillon. Le terrorisme suicidaire tait un
terrorisme de pauvres, celui-ci est un terrorisme de riches. Et c'est cela
qui nous fait particulirement peur : c'est qu'ils sont devenus riches (ils
en ont tous les moyens) sans cesser de vouloir nous perdre. Certes,
selon notre systme de valeurs, ils trichent : ce n'est pas de jeu de
mettre en jeu sa propre mort. Mais ils n'en ont cure, et les nouvelles
rgles du jeu ne nous appartiennent plus.
Tout est bon pour dconsidrer leurs actes. Ainsi les traiter de
"suicidaires" et de "martyrs". Pour ajouter aussitt que le martyre ne
prouve rien, qu'il n'a rien voir avec la vrit, qu'il est mme (en citant
Nietzsche) l'ennemi numro un de la vrit. Certes, leur mort ne prouve
rien, mais il n'y a rien prouver dans un systme o la vrit elle-mme
est insaisissable - ou bien est-ce nous qui prtendons la dtenir ?
D'autre part, cet argument hautement moral se renverse. Si le martyre
volontaire des kamikazes ne prouve rien, alors le martyre involontaire
des victimes de l'attentat ne prouve rien non plus, et il y a quelque
chose d'inconvenant et d'obscne en faire un argument moral (cela neprjuge en rien leur souffrance et leur mort).
Autre argument de mauvaise foi : ces terroristes changent leur mort
contre une place au paradis. Leur acte n'est pas gratuit, donc il n'est
pas authentique. Il ne serait gratuit que s'ils ne croyaient pas en Dieu,
que si la mort tait sans espoir, comme elle l'est pour nous (pourtant les
martyrs chrtiens n'escomptaient rien d'autre que cette quivalence
sublime). Donc, l encore, ils ne luttent pas armes gales, puisqu'ils
ont droit au salut, dont nous ne pouvons mme plus entretenir l'espoir.
Ainsi faisons-nous le deuil de notre mort, alors qu'eux peuvent en faireun enjeu de trs haute dfinition.
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Au fond, tout cela, la cause, la preuve, la vrit, la rcompense, la fin et
les moyens, c'est une forme de calcul typiquement occidental. Mme la
mort, nous l'valuons en taux d'intrt, en termes de rapport
qualit/prix. Calcul conomique qui est un calcul de pauvres et qui
n'ont mme plus le courage d'y mettre le prix. Que peut-il se passer -hors la guerre, qui n'est elle-mme qu'un cran de protection
conventionnel ? On parle de bioterrorisme, de guerre bactriologique,
ou de terrorisme nuclaire. Mais rien de tout cela n'est de l'ordre du dfi
symbolique, mais bien de l'anantissement sans phrase, sans gloire,
sans risque, de l'ordre de la solution finale.
Or c'est un contresens de voir dans l'action terroriste une logique
purement destructrice. Il me semble que leur propre mort est
insparable de leur action (c'est justement ce qui en fait un acte
symbolique), et non pas du tout l'limination impersonnelle de l'autre.Tout est dans le dfi et dans le duel, c'est--dire encore dans une
relation duelle, personnelle, avec la puissance adverse. C'est elle qui
vous a humilis, c'est elle qui doit tre humilie. Et non pas simplement
extermine. Il faut lui faire perdre la face. Et cela on ne l'obtient jamais
par la force pure et par la suppression de l'autre. Celui-ci doit tre vis
et meurtri en pleine adversit. En dehors du pacte qui lie les terroristes
entre eux, il y a quelque chose d'un pacte duel avec l'adversaire. C'est
donc exactement le contraire de la lchet dont on les accuse, et c'est
exactement le contraire de ce que font par exemple les Amricains dans
la guerre du Golfe (et qu'ils sont en train de reprendre en Afghanistan) :
cible invisible, liquidation oprationnelle. De toutes ces pripties nous
gardons par-dessus tout la vision des images. Et nous devons garder
cette prgnance des images, et leur fascination, car elles sont, qu'on le
veuille ou non, notre scne primitive. Et les vnements de New York
auront, en mme temps qu'ils ont radicalis la situation mondiale,
radicalis le rapport de l'image la ralit. Alors qu'on avait affaire
une profusion ininterrompue d'images banales et un flot
ininterrompu d'vnements bidon, l'acte terroriste de New York
ressuscite la fois l'image et l'vnement.
Entre autres armes du systme qu'ils ont retournes contre lui, les
terroristes ont exploit le temps rel des images, leur diffusion mondiale
instantane. Ils se la sont approprie au mme titre que la spculation
boursire, l'information lectronique ou la circulation arienne. Le rle
de l'image est hautement ambigu. Car en mme temps qu'elle exalte
l'vnement, elle le prend en otage. Elle joue comme multiplication
l'infini, et en mme temps comme diversion et neutralisation (ce fut dj
ainsi pour les vnements de 1968). Ce qu'on oublie toujours quand on
parle du "danger" des mdias. L'image consomme l'vnement, au sens
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o elle l'absorbe et le donne consommer. Certes elle lui donne un
impact indit jusqu'ici, mais en tant qu'vnement-image.
Qu'en est-il alors de l'vnement rel, si partout l'image, la fiction, le
virtuel perfusent dans la ralit ? Dans le cas prsent, on a cru voir
(avec un certain soulagement peut-tre) une rsurgence du rel et de la
violence du rel dans un univers prtendument virtuel. "Finies toutes
vos histoires de virtuel - a, c'est du rel !" De mme, on a pu y voir une
rsurrection de l'histoire au-del de sa fin annonce. Mais la ralit
dpasse-t-elle vraiment la fiction ? Si elle semble le faire, c'est qu'elle en
a absorb l'nergie, et qu'elle est elle-mme devenue fiction. On pourrait
presque dire que la ralit est jalouse de la fiction, que le rel est jaloux
de l'image... C'est une sorte de duel entre eux, qui sera le plus
inimaginable.
L'effondrement des tours du World Trade Center est inimaginable, mais
cela ne suffit pas en faire un vnement rel. Un surcrot de violence
ne suffit pas ouvrir sur la ralit. Car la ralit est un principe, et c'est
ce principe qui est perdu. Rel et fiction sont inextricables, et la
fascination de l'attentat est d'abord celle de l'image (les consquences
la fois jubilatoires et catastrophiques en sont elles-mmes largement
imaginaires).
Dans ce cas donc, le rel s'ajoute l'image comme une prime de terreur,
comme un frisson en plus. Non seulement c'est terrifiant, mais en plus
c'est rel. Plutt que la violence du rel soit l d'abord, et que s'y ajoute
le frisson de l'image, l'image est l d'abord, et il s'y ajoute le frisson du
rel. Quelque chose comme une fiction de plus, une fiction dpassant la
fiction. Ballard (aprs Borges) parlait ainsi de rinventer le rel comme
l'ultime, et la plus redoutable fiction.
Cette violence terroriste n'est donc pas un retour de flamme de la ralit,
pas plus que celui de l'histoire. Cette violence terroriste n'est pas
"relle". Elle est pire, dans un sens : elle est symbolique. La violence ensoi peut tre parfaitement banale et inoffensive. Seule la violence
symbolique est gnratrice de singularit. Et dans cet vnement
singulier, dans ce film catastrophe de Manhattan se conjuguent au plus
haut point les deux lments de fascination de masse du XXe sicle : la
magie blanche du cinma, et la magie noire du terrorisme. La lumire
blanche de l'image, et la lumire noire du terrorisme.
On cherche aprs coup lui imposer n'importe quel sens, lui trouver
n'importe quelle interprtation. Mais il n'y en a pas, et c'est la radicalit
du spectacle, la brutalit du spectacle qui seule est originale etirrductible. Le spectacle du terrorisme impose le terrorisme du
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spectacle. Et contre cette fascination immorale (mme si elle dclenche
une raction morale universelle) l'ordre politique ne peut rien. C'est
notre thtre de la cruaut nous, le seul qui nous reste -
extraordinaire en ceci qu'il runit le plus haut point du spectaculaire et
le plus haut point du dfi. C'est en mme temps le micro-modlefulgurant d'un noyau de violence relle avec chambre d'cho maximale -
donc la formelaplus pure du spectaculaire - et un modle sacrificiel qui
oppose l'ordre historique et politique la forme symbolique la plus pure
du dfi.
N'importe quelle tuerie leur serait pardonne, si elle avait un sens, si
elle pouvait s'interprter comme violence historique - tel est l'axiome
moral de la bonne violence. N'importe quelle violence leur serait
pardonne, si elle n'tait pas relaye par les mdias ("Le terrorisme ne
serait rien sans les mdias"). Mais tout cela est illusoire. Il n'y a pas debon usage des mdias, les mdias font partie de l'vnement, ils font
partie de la terreur, et ils jouent dans l'un ou l'autre sens.
L'acte rpressif parcourt la mme spirale imprvisible que l'acte
terroriste, nul ne sait o il va s'arrter, et les retournements qui vont
s'ensuivre. Pas de distinction possible, au niveau des images et de
l'information, entre le spectaculaire et le symbolique, pas de distinction
possible entre le "crime" et la rpression. Et c'est ce dchanement
incontrlable de la rversibilit qui est la vritable victoire du terrorisme.
Victoire visible dans les ramifications et infiltrations souterraines de
l'vnement - non seulement dans la rcession directe, conomique,
politique, boursire et financire, de l'ensemble du systme, et dans la
rcession morale et psychologique qui en rsulte, mais dans la
rcession du systme de valeurs, de toute l'idologie de libert, de libre
circulation, etc., qui faisait la fiert du monde occidental, et dont il se
prvaut pour exercer son emprise sur le reste du monde.
Au point que l'ide de libert, ide neuve et rcente, est dj en train de
s'effacer des murs et des consciences, et que la mondialisationlibrale est en train de se raliser sous la forme exactement inverse :
celle d'une mondialisation policire, d'un contrle total, d'une terreur
scuritaire. La drgulation finit dans un maximum de contraintes et
de restrictions quivalant celle d'une socit fondamentaliste.
Flchissement de la production, de la consommation, de la spculation,
de la croissance (mais certainement pas de la corruption !) : tout se
passe comme si le systme mondial oprait un repli stratgique, une
rvision dchirante de ses valeurs - en raction dfensive semble-t-il
l'impact du terrorisme, mais rpondant au fond ses injonctions
8/13/2019 Jean Baudrillard - L'Esprit Du Terrorisme
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secrtes - rgulation force issue du dsordre absolu, mais qu'il
s'impose lui-mme, intriorisant en quelque sorte sa propre dfaite.
Un autre aspect de la victoire des terroristes, c'est que toutes les autres
formes de violence et de dstabilisation de l'ordre jouent en sa faveur :
terrorisme informatique, terrorisme biologique, terrorisme de l'anthrax
et de la rumeur, tout est imput Ben Laden. Il pourrait mme
revendiquer son actif les catastrophes naturelles. Toutes les formes
de dsorganisation et de circulation perverse lui profitent. La structure
mme de l'change mondial gnralis joue en faveur de l'change
impossible. C'est comme une criture automatique du terrorisme,
ralimente par le terrorisme involontaire de l'information. Avec toutes
les consquences paniques qui en rsultent : si, dans toute cette
histoire d'anthrax, l'intoxication joue d'elle-mme par cristallisation
instantane, comme une solution chimique au simple contact d'unemolcule, c'est que tout le systme a atteint une masse critique qui le
rend vulnrable n'importe quelle agression.
Il n'y a pas de solution cette situation extrme, surtout pas la guerre,
qui n'offre qu'une situation de dj-vu, avec le mme dluge de forces
militaires, d'information fantme, de matraquages inutiles, de discours
fourbes et pathtiques, de dploiement technologique et d'intoxication.
Bref, comme la guerre du Golfe, un non-vnement, un vnement qui
n'a pas vraiment lieu.
C'est d'ailleurs l sa raison d'tre : substituer un vritable et
formidable vnement, unique et imprvisible, un pseudo-vnement
rptitif et dj vu. L'attentat terroriste correspondait une prcession
de l'vnement sur tous les modles d'interprtation, alors que cette
guerre btement militaire et technologique correspond l'inverse une
prcession du modle sur l'vnement, donc un enjeu factice et un
non-lieu. La guerre comme prolongement de l'absence de politique par
d'autres moyens.