Les Créateurs célestes
Les Créateurs Célestes
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Christopher B. de Centaures
Les Créateurs célestes
Roman
Les Créateurs Célestes
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Introduction
Et si la pensée ne connaissait pas de temporalité ?
Que les plus grands penseurs de notre Humanité se
retrouvaient dans un banquet, au-delà des âges ? Que se
diraient-ils ? C’était là l’idée de départ : convoquer en une
même assemblée des hommes et des femmes de pensée qui
auraient, par leur vision, la possibilité de (r)évolutionner nos
sociétés. Je ne vous les citerai pas de suite, mais c’est en
termes de « créateurs célestes » que je vous les décrirai.
Ils furent (ou seront) les initiateurs prophétiques d’une
nouvelle façon de voir le monde et de le comprendre, selon
leur propre orientation idéologique, qu’ils incarnaient (ou
incarnèrent) parfois au péril de leur vie, confrontés aux
anathèmes d’une vie faite d’exil et d’errance. Les créateurs
célestes, tel que je les nomme, ont fait de leur vie une
expérimentation. Pour eux, la pensée vaut bien le sacrifice de
leur confort matériel. C’est en cela qu’ils sont inactuels et
qu’ils sommeillent, en attendant l’heure d’une nouvelle
(r)évolution. Le créateur céleste est en fait révolté contre toute
forme de médiocrité, et partant contre le modèle de société
qu’on lui propose, à savoir le travail, la famille ou la patrie
(comme du métro, boulot, dodo). À cela s’ajoute sa rébellion
contre les valeurs d’un empire (américain) qui veut, à tout
prix, l’acculturer. C’est ainsi que le narrateur rencontre
d’autres personnages animés par la même fougue, pour
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convertir toutes les valeurs de notre société (fondée sur le
Matérialisme et le Capitalisme Financier) en un univers fait de
plus de salubrité. Le narrateur devait se résoudre au choix
divisé entre la pensée et l’action (ou la praxis), témoin (pour
les générations futures) d’un monde réduit à la globalisation,
c’est-à-dire au rouleau compresseur du Néolibéralisme. C’est
en cela que les créateurs célestes sont atypiques, car, en
s’ouvrant les veines (comme le Christ en Croix), ils font acte
d’un don absolu pour tous ceux qu’ils aiment et qui souffrent,
à savoir le don de soi, pour une meilleure compréhension du
monde, dont ils entendent la souffrance et qui réduit tout livre
au Néant, au Rien, si ce n’est à un message pour les grands de
ce monde comme pour les indigents !
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…Le ciel au-dessus de toi
La Terre en dessous de toi
Entre le paradis et l’enfer
S’étend l’homme mortel…
Chapitre premier
Au sortir d’un trottoir, je fis la rencontre d’un homme
inconnu, reclus dans un recoin, proche de mon supermarché.
Je vins à sa rencontre, car cet homme hirsute, barbu, muet, me
semblait bien étrange. Il était là chaque jour, aux mêmes
heures, et, bien que certainement souffrant de faim (ou tel que
je l’imaginais), il ne disait mot et ne quémandait point.
Prenant mon courage à deux mains, j’allai l’aborder : qui
était-il ? Quelle avait été son histoire, pour en venir à
demeurer ainsi ? Sa figure me rappelait celle de Karl Marx,
mais qu’aurait-il fait de son capital, lui, le créateur céleste ?
— Monsieur, monsieur : j’ai besoin de comprendre ! Ou
peut-être de vous comprendre ? À moins que cela ne soit de
me comprendre moi-même ?
Il me sourit et dit :
— qu’attends-tu de moi, garçon, d’un pauvre homme
impuissant ?
— De la sagesse, peut-être.
— Tu es jeune, plutôt attirant, et pourtant tu sembles
vivre de peu, mon jeune ami.
— Je souffre, monsieur, et votre assise de bouddha
m’interpelle. Vous vivez là, pauvre, démuni, comme un
ascète, à côté d’un temple de la consommation. Vous attendez
peut-être quelque argent, une obole, comme disent les
Chrétiens ?
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Marx me répondit :
— Oublie toutes les religions, oublie toutes les philosophies,
oublie toutes les politiques, ainsi que les sciences et les
économistes ; enfin, oublie-toi toi-même, et fais de ton passé
table rase.
C’est alors qu’il sortit de sa poche un morceau de papier
tout froissé :
— Voici un billet de cinq cents euros, encadre-le : tu verras, il
prendra un jour de la valeur !
— Je suis déconcerté. On m’a toujours appris que la seule
valeur était l’argent, et vous, vous voulez que je renonce à
consumer cette idole. Nous pourrions aller dîner, vous
habiller, échanger même cet argent contre une bonne dose de
pur sexe, avec les putes du quartier, ou quelques lignes de
coke, avec un de mes amis dealer (je faisais référence au petit
Jean, mon ami, homosexuel thaïlandais, qui m’avait pris
d’amitié, me nourrissant, tout en assurant son existence, de la
vente de quelques pilules d’ecstasy, lors de nos soirées «
night-clubbing »).
Mais Marx me répondit :
— Tu sais, jeune homme, au jour d’aujourd’hui, c’est la
disparition des Utopies, certains m’ont même parlé de la mort
des idéologies ! Je t’aime bien, tu sais ; pour un homme de
mon âge, tes préoccupations sont prophétiques, mais je te
préfère abandonné à ceux qui constituent présentement les
élites de la nation. Alors, écris de ma part à Adam Smith, sur
la richesse des nations, à Von Hayek, un très bon modèle pour
l’anoblissement de lady Margaret (Thatcher), ou encore à
Friedman, et dis-leur, à tous ces philosophes économistes, que
le créateur céleste les emmerde, eux et leur Néolibéralisme.
Et de continuer :
— Tu verras : ils te répondront à l’évocation de mon seul
nom, car la guerre ne connaît pas de fin pour l’Homme ; il
suffit d’être du bon parti. Alors, encadre ce billet, et offre-le-
leur en sérigraphie, comme un certain Andy Warhol, continue
à te faire des amis milliardaires, à vivre l’été à Porto-Cervo, à
Saint-Tropez, à Ibiza, à Marbella ou à Saint-Barth, et tu
trouveras là-bas la plus grande erreur, ou la plus grande
bassesse : le vide, la mort, le déclin d’une civilisation que l’on
a voulu t’imposer avec l’avènement du Capitalisme Financier
… Enfin, grandeur et décadence de l’empire romain ; crois-
moi, petit homme, tout cela s’écroulera bien un jour, mais cela
grâce à toi, comme d’un nouveau prophète. Allez, dit-il
encore, lève-toi, jeune homme, moi qui suis trop vieux pour le
devenir.
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Je quittai donc ce créateur céleste, cet homme de rien qui
m’avait tout appris.
La richesse des hommes n’était décidemment pas dans le «
bien » Matériel, comme je l’avais écrit un jour dans l’un de
mes livres, intitulé Le Livre de la connaissance.
Il était temps d’en finir avec cette société du mensonge :
halte au marketing et aux manipulations !
L’empire américain, bien sûr, contre-attaquerait, mais que
pouvait-il faire contre ces derniers guerriers Jedi, unis en une
même conscience en tout point de notre terre ? Contre la
pensée, il ne pouvait rien, si ce n’était s’incliner. C’est donc
de part mon expérience que je vais mieux vous faire
comprendre le combat de ces hommes contre le Système
financier tel qu’il prévalait en notre Postmodernité.
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Chapitre II
Bel Ami, ancien pirate des caraïbes, m’avait bien expliqué
la fin du productivisme. Comment par le vol (car « la
propriété était du vol », comme le disait mon ami Proudhon)
cesser toute activité de labeur, celui-là même qui avait été à
l’origine des premières sécurités sociales. Comme quoi, loin
de nos préjugés, ceux que l’on aurait qualifiés de délinquants
étaient en fait des hommes de génie, par leur courage. Il me
fallait donc trouver une solution, afin de mieux redistribuer
cette richesse spoliée par des affairistes drogués.
Je soumettais l’idée à Oussama ben Laden. Il fallait faire
un coup de force : court-circuiter l’électronique des Bourses
du monde entier.
Je l’avais déjà tenté par une autre voie, lorsque j’avais
rencontré, dans un club sélect dénommé La Couronne, le
professionnel des soirées pseudo-excentriques particulières à
la jet-set de mon époque, ma jeunesse et ma fraîcheur ayant
sans doute attiré son regard d’homosexuel.
J’étais toujours invité par Homéro (tel était son prénom) et
je lui rendis grâce, car, derrière son masque et ses
bouffonneries, il s’agissait d’un homme de cœur. Et c’est
donc à cette époque que je rencontrais Georges, ex-trader qui
devait m’initier à l’univers des affaires, terme a posteriori
bien trouble, puisque s’y mélangeaient plus d’arnaqueurs et de
tuyaux éventés, que la capacité de faire un one shot en
millions de dollars pour vivre jusqu’à la fin de ses jours dans
une fiction de liberté.
J’entrai donc dans le milieu des affaires comme on entre en
religion, avec la ferme intention de détourner de l’argent pour
faire de ce monde de voleur un monde d’équité.
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— Telle était la praxis, aurait répondu le créateur céleste, un
sacrifice au nom d’un certain idéalisme.
Nous avions, Georges et moi, une affinité commune :
changer le monde par l’écroulement du Système capitaliste,
au sein même du Néolibéralisme qui régnait alors en maître.
Georges connaissait mon Bottin mondain, bien que je ne fusse
pas, quant à moi, une putain de la République. Georges était
un escroc, mais je ne lui en voulais point. Ayant perdu son
travail de trader, il avait chuté et connu les affres du
darwinisme social, alors que moi, reclus dans mon ignorance,
je me divertissais. Au fond, c’était là une revanche sur mes
études de philosophie. Divertir, amuser, sympathiser, séduire,
j’apprenais à cette même époque les codes de la nuit, de mon
night-clubbing à celui de la jet-set « bling-bling ». C’était que
j’avais connu quelques princes arabes venus s’acoquiner,
grâce à la globalisation, à des jeux ludiques. J’appris très vite
(mais aussi parfois très lentement) qu’un nom ne faisait pas
une richesse, et que celle là était toute relative.
Georges m’expliqua son projet : créer un fond commun de
placement offshore, domicilié dans un paradis fiscal, une île
paradisiaque. Collecter l’argent des plus riches, par un fond
fermé, comme celui dénommé « Quantum », du même
Georges (Sorros), qui lui s’était appuyé sur la pensée
pragmatique et l’idée d’une « société ouverte » de Karl
Popper pour lutter contre l’empire communiste, et son enfer
totalitaire. Il s’agissait là de bien placer son argent, et de
corrompre si nécessaire. Mais Georges allait plus loin : son
objectif était le principe d’un « Projet équité » : faire affluer,
par des crédits à taux zéro, des masses colossales d’argent,
pour ensuite faire banqueroute. Telle aurait été là la
vengeance ultime d’un trader fou, à la foi génie, mégalomane
et escroc, empli de ressources, mais tout aussi combatif, que
certains de ses frères, à savoir les créateurs célestes.
Après tout, les gens, aujourd’hui, ne pensaient qu’à se
divertir, lorsqu’ils rentraient de leur petit boulot ; ils devaient
supporter leur femme, ou inversement, dans une maison à
crédit sur vingt, trente, quarante ou cinquante ans, avec un
enfant à charge, fruit d’un amour qui ne sera jamais, au fil du
temps, qu’évanescent. Alors pourquoi ne pas profiter de ces
esclaves pour s’enrichir, puis faire table rase par une Crise
économique mondiale ? Pourquoi se battre pour tous ces cons
qui ne veulent à aucun prix réfléchir, ce qui, pour eux,
représente une véritable prise de tête ?
Je retrouvai là Oussama ben Laden.
— Tu sais, lui dis-je, nous avons en commun un combat, une
lutte pour un monde meilleur, mais ceux qui nous nuisent, ce
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sont les politiciens. Ce sont tous ces faiseurs de grands
discours : ils vivent de leur parole. Moi, personnellement, je
vis de mes actes.
Faire le choix de la praxis était en effet faire le choix de
l’isolement, de la réprobation, des manipulations médiatiques,
d’un manichéisme ambiant, entre les forces du mal et celle du
bien.
Oussama me répondit :
— Je ne crois qu’en ma cause, et celle-là est spirituelle. Au
fond, je suis peut-être comme toi un créateur céleste, mais j’ai
le goût de la vengeance, pour ceux qui m’ont utilisé puis
lâchement abandonné, comme le roi Fahd, qui avait préféré à
mes missionnaires, l’utilisation des forces militaires de
l’empire américain en nôtre Terre sainte. Tout comme toi,
nomade, je hais le Matérialisme !
— Mais voilà, moi, je ne suis pas un héros, et donc nullement
un djihadiste.
…Or, il nous restait en commun cette même flamme d’un
Sens donné à sa vie qui ne soit pas réduit au seul confort
d’une vie matérialiste. D’autres horizons s’ouvraient donc à
nous…
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Chapitre III
J’avais dans ma vie connu quelques individus rares :
Granier, philosophe nietzschéen, m’avait enseigné à la
faculté, alors que je n’avais que seize ans et que je poursuivais
mes études au lycée, l’amour de la philosophie. Cet homme
toujours élégant, en complet cravate, dégageait une aura qui
irradiait sa figure d’un halo de blancheur céleste. C’était lui
aussi un de ces créateurs célestes, totalement désintéressé par
le fric, ou les récompenses que notre société réserve aux
chiens médiatisés. Je devais donc tomber en philosophie par
cet être sublime, qui apportait enfin les questionnements
exacts que je m’étais toujours posés depuis ma plus tendre
enfance. Au catéchisme déjà je posais la question de
l’existence ou de la non-existence de Dieu. Granier me
répondait par la preuve de saint Anselme. Si l’on parle de
Dieu, c’est qu’il doit exister. Mais voilà, les créateurs célestes
ne niaient pas Dieu, puisqu’ils en étaient les prophètes. Leur
secret résidait dans l’ascétisme.
C’est à eux que l’on devait les plus grandes révolutions de
l’Humanité. La Crise de l’ultralibéralisme était par eux
annoncée, tout comme la mort de l’empire américain et celle
de Dieu. De nouvelles valeurs étaient à construire. Ils s’y
étaient déjà préparés…
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Je retournai donc voir Karl qui comme à son habitude, était
là, au coin de son temple de la consommation.
— Que dois-je faire Marx ?
— Ne fais rien ! Quand tu as faim, tu manges, quand tu as
soif, tu bois, quand tu veux t’exprimer, exprime-toi. La vie est
facile pour ceux qui ont compris sa simplicité ! Et, toi
comment vas-tu ?
— J’ai des hauts, j’ai des bas. Je voudrais peut-être élever les
gens à de nouvelles Valeurs. Mais voilà, je ne suis rien. Je
n’ai même pas le courage de ton ascétisme.
— Connais-tu un homme qui s’appelle Jim, un plasticien ?
Appelle-le, il vit aujourd’hui dans la terre de Thatcher,
comme moi lorsque je finirai mes jours en cette ville de
Londres. Cet homme est 1 Erudit. Il t’entretiendra de
physique quantique comme de Philosophie Analytique. Nous
partageons tous 2 la même Volonté de faire de la grandeur de
nos pensées 1 large diffusion aux générations hébétées par les
idées consensuelles qui nous sont par trop médiatisées. Lui,
saura t’orienter (à défaut de Toi-même) car au fond, tu sais,
ton meilleur ennemi peut être ton meilleur ami. N’est-ce pas
le cas des Néolibéraux qui paradent aujourd’hui !!!
Je répondis :
— J’entends parler à gauche d’Altermondialisme et, à droite,
d’Anti-mondialisme. D’un côté, un nouvel Ordre économique
mondial teinté de Tiers-mondisme, de l’autre un retour au
Protectionnisme et au Nationalisme. Quelle est la voie, Karl ?
Je suis perdu !
— La voie, c’est en toi-même que tu la découvriras.
Chapitre IV
Il est vrai qu’à mon adolescence j’étais un individu
romantique animé par des valeurs aristocratiques plutôt
conservatrices, quelque peu éduqué dans la flagellation
catholique et les récits de mon grand-père sur les guerres
héroïques. J’étais né le jour de la mort du Christ, le 7 avril, à
l’Hôtel-Dieu ; ma vie avait été marquée par ce pessimisme
prophétique, au son de la Tristesse de la musique de Chopin.
Il est vrai que j’avais été abandonné et que, étant passé de
mains en mains à la maternité, cela avait dû marquer ma vie,
jusqu’à l’âge de mes trente ans, où une bouffé délirante me
conduisit à l’hôpital psychiatrique, suite à la découverte d’un
trouble bipolaire, anciennement appelé psychose maniaco-
dépressive.
Je découvris ainsi que Jésus était lui aussi un créateur
céleste, tout comme Moïse ou le prophète Mahomet. Les
ayant rencontrés, ils m’avaient expliqué qu’ils avaient tous été
comme moi, dès leur enfance, des êtres isolés et révoltés :
révoltés par la misère des braves gens, leurs souffrances, leur
esclavage, leurs égarements ou leur ignorance, et, comme des
médecins de l’âme, avaient tenté de les guérir de leurs maux.
Ils me rappelaient à la philosophie, car la révolte naît de
l’expression du doute, dans un monde déstructuré où tout
semblait marcher sur la tête, puisque ceux d’en bas, des gens
souvent merveilleux qui sauvaient chaque jour des vies,
comme les infirmiers, les médecins, les chirurgiens ou les
sapeurs-pompiers, étaient moins bien rétribués que les
connards qui tiraient, à mon époque, dans un ballon de foot, et
qui séduisaient le peuple du haut des arènes, comme de jeunes
gladiateurs !
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Ce n’est qu’arrivé à la grande ville que mon idéalisme se
transforma en un cynisme désabusé. Comme disait mon ami
Nietzsche, tout ce que l’on m’avait appris jusqu’alors était
erroné.
Il s’agissait donc de retourner aux sources de la pensée, qui
ne réduisait pas l’homme à sa simple capacité de consommer.
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Chapitre V
C’est que le Capitalisme devait jusqu’à nous encore
perdurer avec ses conséquences désastreuses liés au
consumérisme et au productivisme.
Je m’adressai donc à Marx :
— Que penses-tu que du passé nous fassions table rase ?
Étais-ce là le passé de l’Humanité, ou ton passé personnel,
que tu voulais annihiler ? Marx, n’as-tu jamais eu honte de tes
origines ?
Karl me répondit :
— Si ! Si seulement mon enfance avait été différente, bien
sûr, je n’aurais peut-être pas cherché, sous les traits d’un
Chiron, à vouloir soigner les maux et les âmes d’une classe
laborieuse, moi, fils de bourgeois, d’une famille que je
haïssais !
— C’est au fond peut-être cela que l’on appelle
l’émancipation ? Refaire l’Histoire, s’élever en mythe ? La
haine de soi nous conduit à de grandes choses. Peut-être
que Hitler n’était pas un si mauvais artiste : peintre ou
écrivain, il eût été préférable qu’il le demeure. En tout cas,
tel était mon point de vue d’alors : rejetant ma famille dans
les oubliettes de sa médiocrité, et à travers elle la majorité
d’un peuple de labeur que j’exécrais. « La plume est plus
forte que le glaive, et la parole sainte résiste au temps. » «
Ce que ne fait pas la balance de la justice, l’Homme
l’accomplit par des mots », me disait Pyrrhon d’Élis,
fondateur du scepticisme, lui qui avait suivi Alexandre
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dans ses conquêtes, mais qui n’en avait pas retiré un
denier. Lui avait fait le choix de ne pas écrire : quelle
vanité pour un créateur céleste. Alors mes mots auraient-ils
une Postérité, c’était là ce que je recherchais. Mais, voilà la
parade, j’avais trouvé les moyens matériels de les
immortaliser. Tel était l’un de mes secrets. Accéder à l’Au-
delà, telle était l’origine de ma mélancolie, et cela sans
Dieu (puisqu’à mon époque, il était mort), mais grâce au
diable, mon bien cher ennemi, qui avait depuis longtemps
annoncé la mort de la chrétienté : j’étais libéré de mon
idéalisme romantique pour un cynisme désabusé. Car la
beauté ne peut être que l’œuvre du diable. J’en appelais
donc au démon de l’acédie (peut-être une part restante et
nostalgique de mon passé romantique). Il me fallait égaler
Dieu ! Pour cela, je frappai à sa porte. Il me l’ouvrit. Je lui dis :
— J’ai essayé en ce bas monde d’être un homme libre, mais
ce monde d’ici-bas ne connaît pour seule valeur à la liberté
que l’argent. Penses-tu me dire ce que représente pour toi
mille milliards de dollars ?
À cela, Dieu me répondit simplement :
— Un dollar.
Je réfléchis, moi pour qui comptait par-dessus tout la
Postérité.
— Que représente pour toi l’éternité ?
— Pour moi, une seconde.
— Mais alors, tu pourrais me prêter un dollar ? (Ce que ne
faisaient même plus les gens de bonté qui avaient renoncé à
toute charité, depuis la mort de la chrétienté.)
Et Dieu me répondit :
— Attend une seconde !
Décidément, même Dieu était un enfoiré !
Je renonçai donc à égaler Dieu. Je retournai sur Terre et
retrouvai ce trader fou, ce créateur céleste si prompt à utiliser
les gens contre eux-mêmes afin de les escroquer, dans une
République devenue le paradis du vice. C’était là
certainement le châtiment d’un ange déchu. Le Mal est sans
espoir, aussi ai-je dû le taire et poursuivre mon désespoir dans
un engagement révolutionnaire : un travail herculéen (cela va
sans dire) !
— Mais n’était-ce pas là le lot de tous les grands hommes,
me dit Zénon ; un créateur céleste doit savoir rester stoïque.
Personnellement, je n’attendais rien du peuple, un troupeau
de moutons, mais qui sait si, un jour, je ne pourrai pas
conduire ces « bêtes » à l’abattoir. Après tout, l’homme est un
loup pour l’homme.
Je savais que rester dans cette société matérialiste ne me
ferait pas connaître d’utopistes : aucune reconnaissance, aussi
bien de la part des élites de la nation, prêchant l’oligarchie et
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la ploutocratie, que de la part du peuple, trop habitué à subir
les maux, plutôt qu’à lire un livre de délivrance.
Je repartis donc dans les déserts visiter mes frères bédouins.
Un retour au désert, en attendant que s’écroule l’empire
américain. Tel était mon refuge. Je vivais là sur cette Terre,
m’enfonçant dans la vie comme dans le sable. Le créateur
céleste était donc un mystique, citoyen du monde, Au-delà des
temps, libéré de l’espace et éternellement errant.
Je délaissai mes études. Je faisais fi de la raison et
retrouvai mon ami, le prince Saoud. Je me souvenais des
paroles de Marx : « Quand tu as faim, tu manges, quand tu as
soif, tu bois, etc. »
Une vie simple dans un espace immense. Peu pour vivre,
mais le partage et la famille nous structurant : en fait, encore
un reste d’un communisme primitif, où tous les biens étaient
mis en commun. La plus grande amitié pour la plus grande
solidarité. À l’heure du Terrorisme anti-matérialiste, dans le
jeu d’une Mondialisation en fin de règne, l’argent ici-bas
n’avait sens que comme une culture d’exportation. C’était là
la fin de l’impérialisme financier qui était proche puisque
totalement fictif !
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Chapitre VI
Le cheikh Anazi, chef de tribu, m’avait invité sous sa tente,
où les gens chantaient chaleureusement. Il fut à mon égard
d’une grande écoute : Khaled, mon ami bédouin, m’offrit son
faroua, sorte de grand manteau que les Bédouins utilisaient
pour leur servir de couverture contre les froideurs du désert.
Sa tribu s’étendait de la Syrie à la Terre d’Arabie et comptait
au bas mot quatre cent mille nomades en déshérence.
Puis, à un instant, les hommes se levèrent (ce qui était la
coutume lorsqu’un invité de haute lignée apparaissait). C’était
Oussama ben Laden.
— Alors Christopher, me dit-il, comprends-tu mieux
pourquoi la technologie est impuissante à me condamner ?
Toi le chrétien, nous vivons ici comme à l’époque du Christ.
Les faucons sont nos messagers, nos déserts éreintent nos
adversaires. Qui n’est pas né Bédouin ne peut l’assimiler.
Quelle belle façon pour un mystique que de retrouver des
gens de foi, car, en ce qui me concerne, je savais que je
n’avais nul courage pour devenir un kamikaze. Ici nul
productivisme, nul impératif commercial, nul travail : ne rien
faire, si ce n’est méditer, aimer et jouer.
Oussama continua à m’interpeller :
— Nous aussi avons formés des traders aux États-Unis.
Et c’est là la meilleure arme que le gouvernement américain
nous ait fournie, bien plus que les armes de guerre en
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Afghanistan. La guerre est économique : le pétrole bien sûr en
est une dimension. Je serai un mort sans sépulture.
Voilà la vraie histoire des créateurs célestes : celles
d’hommes déchus, de juifs errants, de marginaux, de
résistants, de réfractaires, de révolutionnaires, d’éternels
vagabonds, nomades ou chasseurs solitaires, condamnés à
errer pour l’éternité, pour des siècles et des siècles : Amen !
Nous sommes des astres dont l’influence s’exerce dans tout
l’univers, des étoiles filantes dans le ciel nocturne : des soleils
noirs, comme le répétait le démon de l’acédie.
C’est qu’il ne fallait plus penser le monde, mais le
transformer, comme un individu seul peut évoluer de son
adolescence à sa maturité !
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Chapitre VII
Je cherchais, à l’adolescence, à sortir à tout prix de ma
condition. Il me fallait fuir, quitter cette province au regard
trop étroit, à la médiocrité trop patente.
Je me voyais, peut-être par ma mégalomanie, un enfant
issu du mariage improbable entre un prince (le prince Yazid,
pour ne pas le nommer, lui qui au cours de ses voyages était
passé dans ma ville à de nombreuses reprises par attrait pour
les courses hippiques) et une catholique non musulmane que
ses parents auraient reniée si elle avait dû reconnaître cet
enfant issu d’une union illégitime. Moi qui étais né orphelin,
j’imaginais faire du passé table rase, et fuir cette province qui
me condamnait à un Destin par trop médiocre. Jeune homme
noble au sang aristocratique, portant un nom célèbre, je
recherchais là un Sens à une quête de mes origines. Je me
réinventais, comme dans une fiction, pour un mythe, une
nouvelle identité.
Tel était le début d’une nouvelle orientation. Fuir ma
condition me permit, à la capitale, de rencontrer nombre de
gens comme moi désabusés. C’est ainsi que je retrouvai mon
« Projet équité ». Mais voilà, à mes dépens, j’apprenais
lentement le domaine des affaires. Georges (au sujet duquel il
n’y avait rien à dire, si ce n’est qu’il devait m’escroquer)
m’avait fait éprouver une sincère et naïve amitié pour sa
personne, puisqu’il vivait sans le sou, et avait su survivre au
sein de la jungle urbaine. Notre projet commun, dit « Projet
équité », devait ruiner la finance internationale de l’intérieur,
grâce à nos expériences à la marge de la légalité. Au fond,
nous pratiquions un certain entrisme. Peut-être comme un
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gourou avait-il su me manipuler, à mes risques et périls ?
C’est là que j’appris ce qu’était un effet de levier, ou
comment utiliser les gens à leurs dépens, sous le masque de
l’amitié, tout en conservant un profond machiavélisme a-
crédité. C’est alors que je compris que la Grandeur de nos
sociétés pouvait engendrer des monstres atrocement
désespérés.
Comme je disais à Marx :
— Il n’est plus question de praxis.
Et Marx me répondait :
— Ne t’inquiète pas : d’autres consciences de part le monde
suivent comme toi le chemin des créateurs célestes. Un jour,
tu verras, tu ne seras plus seul ! À moins que tu ne préfères
faire de ta vie une œuvre d’art !
Mais, voilà, toutes ces expériences n’étaient pas vaines, car
elles me renforçaient, moi qui étais né dans un milieu
populaire, trop habitué à se laisser aller, je repris mes études
pour mieux avancer.
Le risque de toute expérience aventureuse est le
fourvoiement. Je recherchais à vivre l’extra-ordinaire, dans la
médiocrité ordinaire de notre Temps. J’étais bien un souffle,
j’étais bien une âme. Je n’attendais que le moment où
Babylone s’effondrerait.
À mon tour d’être glorifié, à mon tour d’être sacralisé, à
mon tour d’être starifié : il était temps que je gagne, comme
eux, de l’argent, pour immortaliser ma pensée, et faire
comprendre aux générations futures le chemin d’un homme
de peu à l’heure de sa temporalité. Je me devais d’être inclus
dans la société, de me socialiser, de trouver ma parole et ma
voie. Mais voilà, Hasard ou Destinée, il semblait que je
n’étais que de passage partout où je me rendais. C’était un
chemin fait de croix. Je n’étais peut-être pas ce créateur
céleste, moi qui ne demandais partout qu’une bouée de
sauvetage, une aide, même sociale.
Il s’agissait donc de me « réincarner » et d’appliquer à
moi-même mes propres pensées !
Chapitre VIII Il était temps de faire un point : nous avons tous une vision
du monde qui s’ancre dans un espace et dans un temps qui
nous sont propres. Et c’était le cas des créateurs célestes, à la
différence près qu’ils incarnaient cette vision.
Gandhi m’avait dit avant qu’il ne meurt :
— Je n’utilise pas la non-violence à mes propres fins, je suis
la non-violence jusque dans ma chair, jusque dans mes gènes,
tout comme l’était mon Maître Jaïne Vardhamana. Mais voilà,
toi, jeune Jedi né de la Crise de la Postmodernité des années
60, voilà à ton tour de recréer les Lumières, au grand jour,
pour éclairer les indigents.
Était-ce à dire que les créateurs célestes avaient une
Mission ? Nietzsche me répondit en sursaut de son éveil :
— Tu ne nais pas sage : tu le demeures. Telles sont les
histoires des héros, telle est la souffrance de la vie d’un
créateur céleste, et Jésus en Croix ne te contredirait pas,
même s’il voyait aujourd’hui s’effondrer son édifice, et
comprenait finalement que son père, à vrai dire Dieu, était
bien mort et enterré.
Le créateur céleste n’était jamais seul, même s’il vivait en
ascète : il était dans le monde, par le monde, puisqu’il faisait
le monde (à sa manière). Au fond, il n’était qu’un homme,
mais un homme malade, malade de sa situation, victime de
ses incompréhensions, de ses doutes, de ses angoisses, triste à
l’idée de mourir sans avoir enfanté : son enfance était d’être
un homme de souffrance. Telle était sa condition. Il ne
pouvait que sourire à lui-même, s’il ne voulait verser dans la
tragédie de son existence. Heureusement, seul ses amis,
consciences lointaines et isolées, pouvaient le réconforter. Si
tu as les mains sales et la nausée, Sartre te répondrait : « Ne
t’en inquiète pas, ce n’est peut-être au fond pas ta
responsabilité, mais, cela, ne le répète à personne, c’est notre
secret. Moi aussi j’ai appris à douter ! »
Les Créateurs Célestes
24
Anormal, le créateur céleste sera toujours un étranger, mais
son Altérité n’est que la prémisse de son Identité, toujours sur
le fil de l’impermanence et de la variabilité. Son don, c’est
d’être là tout en n’y étant pas, comme ces masques africains
que l’on retrouve dans les musées, masques momifiés ayant
perdu leur raison d’être, puisque avilis par les colonisateurs
issus d’un monde blanc et sans couleurs. En cela, le créateur
céleste rêve parfois d’un monde imaginaire, utopique et
meilleur. Souviens-toi du petit Platon, de ses Lois et de sa
République, du jeune saint François d’Assise ou encore du
délirant Thomas More et de Fontenelle ou Robert Owen,
comme d’un Étienne Cabet, etc., qui, en leur temps, et en leur
cité, avaient su encore rêver de l’authenticité d’un monde
meilleur. Qui se souvient de la provocation de Copernic ? Il
avait eu une formation de boxeur en métaphysique. Son direct
du gauche était redoutable, et voilà qu’à la Renaissance il mit
« chaos » tout l’édifice hérité depuis des siècles de part son
prédécesseur Ptolémée. Sa critique mit en cause toute leur
belle scientificité. Du géocentrisme, nous passions à
l’héliocentrisme, du dogmatisme au relativisme, et au
scepticisme. Il remit en question par sa simple présence, en
homme seul, tout le modèle de la connaissance classique,
ainsi que ses concepts et ses schismatiques. Et tout cela pour
une question de Vision ! Tout devait dès lors être redéfini.
Décidément, ces créateurs célestes faisaient de nous des
nihilistes, et les libres-penseurs, au fond de leur tombeau,
pouvaient bien en rire. La philosophie était mère des sciences,
mais les scientifiques l’avaient oublié, nous qui sommes des
empêcheurs de tourner en rond sur cette Terre, invivables, et
voilà pourquoi nous mourrons pour la Postérité tels des héros.
Nous étions acculés, totalement désorientés, mais, voilà,
nous ne tenions pas la boussole, car les créateurs célestes, par
leur magnétisme, aimantent et irradient bien plus que la nature
humaine, qui perd son Universalisme. Plus de limites, plus de
discriminations, plus de rationalisme, la mort et la fin des
encyclopédistes : la vie, seulement la vie, dans un monde
devenu sans repères car instable.
25
Mais voilà, en qui croit le créateur céleste, si tout le monde
croit : il croit qu’il ne croit pas et, dans un long périple,
s’émancipe de toutes les croyances des hommes, dans leur
pluralité, pour leur demander de se comprendre les unes les
autres, sans qu’aucune d’elle ne se veuille un jour supérieure à
l’autre (et cela, je m’en excuse auprès de Nietzsche). Au fond,
le penseur, tout comme l’homme de science, est le révélateur
d’une pensée commune à une famille d’une époque donnée
dans un lieu donné.
Il s’agissait donc pour moi, en tant que créateur céleste, de
continuer mes pérégrinations, par de nouvelles réincarnations
ou rencontres, au Banquet de mes sœurs et de mes frères de
noble Mission.
Chapitre IX
Qui n’a jamais eu la sensation de se perdre ? Au cours de mes
pérégrinations, je partis observer le monde : lors de mon déplacement en
Inde, je devins hindouiste. Mais en ma qualité de « libre penseur » on m’
éleva au rang de la classe sacerdotale des brahmanes. Un jour, je
rencontrai Vardhamana, que je suivis dans ses méditations et dans son
ascétisme, lui qui avait renoncé à son rang et à tous ses biens pour
atteindre la voie de la non-existence, que mon ami Bouddha appelait le
nirvana. Je fis donc seul l’expérience de la souffrance, de la vieillesse, de
la maladie et de la pauvreté (ce qui était un comble pour le jeune homme
que j’étais, habitué à vivre dans une société de con-sommation). Et
pourtant, voilà qu’un autre modèle de vie était possible, sans nul besoin
des politiques : un chemin intérieur, plus fort que leurs lois ou leurs
décrets, amendés par un parlement dont l’effectivité restait à démontrer.
Telle était ma révolution copernicienne : « changes et le monde changera
».
Puis, avec le développement du bouddhisme, d’abord austère, du petit
véhicule, à sa laïcisation, vers le grand véhicule, mon chemin se sépara de
celui de Siddharta. De l’Inde, je passai en Chine : là, j’y rencontrai
Confucius. Lui s’était élevé contre les princes fainéants. Le prince pour
lui devait être un modèle, un homme de vertu, un sage, mais, à mes yeux,
il portait encore trop de foi en la société dans laquelle il vivait et qui
l’avait si souvent exclu.
Je me rapprochai donc du Taoïsme, qui était une croyance religieuse
plus proche de l’Animisme. Lao-tseu m’ouvrit donc ses portes et dit :
27
— Tous les créateurs célestes ont porte ouverte dans les lieux de mes
sanctuaires.
Je lui demandai si je pouvais téléphoner et inviter quelques amis, que
seul reliaient nos consciences, à des distances comptées en années-
lumière. Fort heureusement, je ne payai jamais la note de téléphone. À
chacun d’eux, je leur dis de venir me rejoindre dans la contrée sauvage de
mon nouvel ami, Laozi.
J’invitai donc de façon complètement hasardeuse sir Edward Burnett
Tylor l’animiste, Baruch Spinoza le panthéiste, Vardhamana le jaïniste,
Siddharta le bouddhiste, Socrate l’Athée, Confucius, Mencius, Guo
Xiang, Homère le polythéiste, Hésiode, Apollonius de Tyane le païen,
Aménophis IV le monothéiste, Manès, Moïse, David, Jésus, dit le Christ,
Luther le protestant, Mahomet, dit le Prophète le musulman, Abaris le
mystique, Pythagore, Plotin, Al-Ghazali, sainte Thérèse d’Avila, Georges
Cuvier le créationniste, Charles Darwin l’évolutionniste, Galilée le
déterministe, Isaac Newton, Albert Einstein, Max Planck l’indéterministe,
Niel Bohr, Pyrrhon d’Élis le sceptique, Michel Eyquem de Montaigne,
Ænésidème le relativiste, Friedrich Nietzsche le perspectiviste, Max
Stirner l’individualiste, Aristippe de Cyrène l’hédoniste, Pierre Abélard le
nominaliste, Guillaume d’Occam, Charles Sanders Peirce le pragmatique,
Antisthène le cynique, Diogène de Sinope le dogmatique, Zénon de
Citium le stoïque, Sénèque, Épicure l’épicuriste, John Locke l’empiriste,
David Hume, John Duns Scot le réaliste, Gautier Burley, John Wyclif,
Démocrite le matérialiste, Pierre Henri Dietrich d’Holbach, Diderot,
Soren Kierkegaard l’existentialiste, Jean-Paul Sartre, Platon l’idéaliste,
Hegel, George Berkeley l’immatérialiste, René Descartes le rationaliste,
Emmanuel Kant, Voltaire le progressiste, Pétrarque l’humaniste, Leibniz
l’optimiste, Antiochus d’Ascalon l’éclectique, Henry David Thoreau
l’écologiste, Frantz Fanon le tiers-mondiste, Ernesto Guevara (dit le Che)
le gauchiste, Guy Ernest Debord, Pierre Joseph Proudhon l’anarchiste,
Michel Bakounine, Kropotkine, Louise Michel, Jules Guesde le socialiste,
Jean Jaurès, Gandhi le pacifiste, Oussama ben Laden le terroriste,
Gracchus Babeuf l’égalitariste, Aristophane le féministe pour son
Assemblée des femmes, Christine de Pisan, Simone de Beauvoir, saint
François d’Assise, Thomas More l’utopiste, Robert Owen, Étienne Cabet,
Jeremy Bentham l’utilitariste, Condorcet le laïque, Montesquieu le libéral,
Alexis de Tocqueville, Sophocle l’immoraliste et son Antigone, Edmund
Burke le conservateur, Joseph de Maistre, Louis Gabriel de Bonald,
Maurice Barrès le nationaliste, Charles Maurras, Charles de Gaulle, Juan
Peron, Gamal Abdel Nasser, Arthur de Gobineau le raciste, Adolf Hitler
pour son livre Mein Kampf, John Maynard Keynes l’interventionniste,
Friedrich List le protectionniste, Adam Smith le libéral, Friedrich von
Hayek, Milton Friedman, mon ami Karl Marx le communiste, Friedrich
Engels et Lénine, dont vous pouvez retrouver les biographies dans mon
Encyclopédie cognitive.
À ma surprise, ils répondirent tous présents, pour ce qui devait être le
Banquet de la Postérité. Austérité dans les plats, austérité dans les mots, si
seulement les « peoples » de mon temps avaient pu s’en faire écho.
Chapitre X
Les créateurs célestes, nomades, voyageurs, ne sont pas
soumis au diktat des milieux dans lesquels ils vivent, car ils
ne restent pas suffisamment pour s’intégrer à leur
communauté adoptive, qu’ils questionnent, qu’ils observent
pour mieux comprendre ce que le commun des mortels
n’appréhende pas. Ils ne sont donc pas prisonniers d’une seule
manière de penser, de sentir ou d’agir. Même choqués, ils ne
le sont jamais vraiment, ils ne jugent pas : ils constatent et
voient. Les créateurs célestes sont dans leur grande majorité
des gens sympathiques, même si leurs réflexions peuvent
apparaître cruelles, car ce n’est pas le libre penseur qui est à
stigmatiser, mais plus souvent les comportements des gens
qu’ils perçoivent. Certes, comme pour tout individu, ce que
disent les créateurs célestes est à recontextualiser, dans le
temps et dans l’espace qui sont les leurs. Si leurs pensées sont
mortelles, leurs actes, entraînaient par leurs pensées, ne le
sont point, car ils marquent toujours l’Histoire d’un grand H.
Toute définition se veut arbitraire et réductible. Que de sens
pour un même mot : cela expliquant ceci, les
incompréhensions et les querelles des créateurs célestes
resteraient célèbres. À l’heure de mes vingt ans, je me
considérais comme un philosophe de la praxis, ce qui faisait
sourire mon ami Marx. Il est vrai qu’à mon époque je me
consacrais pleinement à la réalisation de mes desseins
philosophiques. Ma vie mondaine primant alors sur ma vie
estudiantine, le milieu universitaire m’étant devenu étranger :
j’y étais devenu réfractaire. Je préférais déjà pour tout dire
l’expérimentation dans des univers divers et variés. Une
Mission occupait alors tous mes loisirs : la direction d’un
projet nommé « Excellence », cercle d’affaires ayant pour
vocation de promouvoir les valeurs aristocratiques, dans le
29
respect des Traditions et d’un certain art de vivre. J’entrais en
affaires comme on entre en religion, avec la foi de
l’entrepreneur. Mais toute Croyance est illusoire, et aux
illusions devaient succéder les désillusions. La cruauté n’est
pas un concept – même nietzschéen –, mon cher Friedrich :
elle est faite de chair, de sueur et de sang. En cela, vous
pourrez toujours reconnaître mon écriture. Mais cette
expérience fut une Ouverture au monde qui me fut salutaire.
Qu’importent les propos de la métaphysique. Elle affirmait
ma position critique à l’égard du philo-centrisme, et
confirmait ma position relativiste concernant l’ensemble des
entreprises cognitives (qu’elles soient d’ordre scientifique ou
philosophique), les re-contextualisant comme vision, vue de
l’esprit, et aperception transcendantale relevant d’une
mythologie ethnocentrique. J’étais là encore bien loin de notre
Banquet engagé avec Laozi.
Les Créateurs Célestes
30
Chapitre XI
De tous les créateurs célestes que j’ai pu rencontrer ou
retrouver à notre Banquet, aucun n’avait d’enfant, d’emploi
ou de femme, ni ne vivait dans une structure adaptée. Ils
étaient étrangers et réfractaires à toute Autorité, peut-être
parce qu’ils faisaient Autorité. Ils vivaient en marge,
influencés sans être influençables. Par exemple, je me
souviens de Mahomet, que les premiers disciples
considéraient comme prophète, et dont la vie devait être d’une
grande influence. Il avait lu la Bible, l’Ancien Testament des
juifs et celui, moins anciens, des chrétiens. Il en reconnaissait
la Postérité et me disait :
— J’ai écrit ce livre, me présentant le Coran, un livre saint
comme l’était pour moi Le Livre de la connaissance. J’encre
ma vie dans l’Histoire : celle d’une certaine Humanité que je
veux universelle. Voilà ce qui m’a influencé (influencé sans
être influençable).
Je me disais personnellement qu’il avait certainement
raison, pour celui qui deviendrait le dernier des prophètes, et
je me disais aussi qu’il était bien temps que je retourne sur le
chemin austère de la connaissance, en retournant vivre dans
les villes de mes déserts dévastés (à savoir mes écrits si
divers, depuis l’aube de ma créativité). J’essaierai peut-être
toute ma vie d’en faire une œuvre d’art. Mais, en tant que
Centaures c’était à la réussite que je puisais ma source. Mes
mots étaient comme cette eau sans laquelle la vie n’est que
mortelle, et la décadence, virtuelle. La mort, le mal, la
vieillesse, la maladie sont pour tout un chacun des maux à
fuir, ce qui explique que la souffrance de toute expérience en
vaut bien la peine. Dépasser le mal, se dépasser soi-même est
une justification que seul un légionnaire ou un boxeur pourrait
vous expliquer. Jeune, j’essayais d’être plus que moi-même,
vivant entre fantasme et réalité. C’était peut-être là une
escroquerie, mais envers moi-même, et dont j’étais la victime.
31
J’apprendrai plus tard que cette forme de mystique relevait
peut-être de la pathologie psychiatrique, mais, en attendant,
comment pourrais-je vous expliquer cette exaltation de vivre
dans l’union du microcosme et du macrocosme, dans cette
union de l’âme avec l’esprit universel, où l’Homme ne se
contrôle plus, où tout s’accélère dans sa petite boîte à penser :
ce que j’appelais de mes mots, pour l’avoir vécu, le
complémentarisme dialectique ! Le créateur céleste était donc
un mystique, et savait se contenter de peu : il ne désirait rien
d’autre que l’Absolu. À quoi bon une petite vie de merde
lorsque l’on peut toucher la gloire par la pensée ? Mais allez
faire comprendre cela aux êtres de peu de sensibilité,
anesthésiés qu’ils sont par leur perception ! Insoumis, révolté,
engagé, puis tout à la fois déçu, désolé par le monde et son
iniquité, le créateur céleste préfère s’isoler en attendant
l’heure, l’appel au jugement dernier, car il garde, et gardera
toujours son âme de guerrier. Le créateur céleste ne cherche
pas à faire carrière, il rejette toute certitude. Sa science est
inconstante, variable, indéterminée. Il ne cherche ni à
s’exclure de la société ni à s’y adapter. Il ne rejette que la
médiocrité, et c’est peut-être pour cette raison que la société le
rejette, à la fois admirative et effrayée. Ce fut d’ailleurs ce que
Adolf Hitler me confirmait :
— Regarde-moi, me disait-il, ils n’ont pas voulu de moi, le
peintre, l’écrivain, le fou : j’en ai ressenti de la haine jusque
dans mes veines pour tous ces mécréants. Qui, dans la vie, n’a
pas un jour été rejeté pour sa différence : eh bien, voilà ce que
j’en fais de leur différence : je la brûle !
C’était peut-être une façon suicidaire d’en finir avec la
naïveté, la sienne comme, surtout, celle d’autrui, qui se dit
toujours innocent alors qu’il est le premier à suivre les ordres
d’un gradé.
— Qu’ils brûlent tous en enfer, ces imbéciles manipulés !
Au fond, comme Bel Ami, Hitler avait dû être un corsaire.
Belle revanche contre la société, pour ceux que la société
rejetait au nom de leur perversité.
Les créateurs célestes ne pouvaient pas se contenter de
donner comme Sens à leur vie le pouvoir de l’argent et du
sexe, se contenter de la basse matérialité des corps
enchevêtrés. Oh ! certains d’entre eux n’auraient pas dénié
(comme moi d’ailleurs) partouzer ; mais ne faire que cela,
comme une pute ou un trader, les aurait vite agacés, car,
comme la belle nature, ils ne savaient se contenter du Vide
d’1 existence conduite à l’Absurdité !!!
Libertins, dépravés peut-être, mais aux yeux de la cité, car,
ce qui leur importait, c’était de résister. Comme des chevaux
sauvages, ils préféraient mourir que de se faire dompter,
apprivoiser, enfermer dans un zoo ou un musée. Ils ne se
satisfaisaient pas non plus de manipuler que d’être manipulés,
ils étaient de la race de ces seigneurs qui préféraient la
Les Créateurs Célestes
32
contrainte à la lâcheté. Ce que Georges, mon « ami » trader
avec lequel je fus un certain temps associé (et dont j’ai dû
vous parler), exprimait par le terme d’effet de levier.
Être un créateur céleste relevait d’une certaine Destinée.
Moi le fils, l’enfant adopté, « on » m’avait affublé d’un
prénom de saint patron au cœur des voyageurs. À la
maternelle, le sceau qui me distinguait était celui d’un petit
homme. Pendant un temps, j’habitais rue de Nazareth, et je
priais à la synagogue de mon quartier : peut-être étais-je
atteint du syndrome de Jérusalem, moi, le nouveau prophète ?
— Tu te prends pour Jésus de Nazareth ! me répliquait ma
petite amie d’alors.
Mais peut-être n’était-ce là qu’un signe (pathologique).
Le créateur céleste ne veut pas grandir : il s’en moque. Il
restera toujours cet enfant au fond de lui-même, avec ce sceau
de petit homme attaché à sa besace.
En fait, pour revenir à ce que disait Hitler, c’est peut-être
plutôt le créateur céleste qui se brûlait et se consumait. Il était
un ange sans aile : un ange déchu, un démon qui avait chuté
dans la mélancolie, un démon de l’acédie. Mais voilà, à
l’aventure comme à l’aventure. De toute façon, tout
s’arrêterait bien un jour.
— Où en était donc notre fameux Banquet ?, me répétait
Laozi, lui qui préférait méditer et me laisser tout organiser.
— Cela suit son cours, lui répondis-je, le cours de ma pensée !
L’aventure est un long voyage à la quête de soi-même, et je
peux vous l’affirmer, d’autant plus que j’ai moi-même été
abandonné (ce qui fut à l’origine de ma plus grande blessure).
Tel un mystique, le créateur céleste s’abandonne et dérive au
gré des flots, dans un mouvement de va-et-vient, dans les cités
du monde. Son identité n’est pas nationale, car il ne connaît
pas de frontières : c’est au fond un citoyen du monde ; mais
voilà, trop souvent, ce monde l’attriste, lui qui n’y voudrait
voir que beauté. Le créateur céleste dans ses pérégrinations ne
connaît point de structures, car, enfant lui-même, il n’est que
peu structuré. S’il était l’univers, il serait excentré. Et c’est
peut-être là toute sa nouveauté, car, où qu’il soit, il interpelle
et est interpellé. Tel est son art : art de vivre, art d’aimer, art
d’haïr, etc. Le créateur céleste est un artiste du concret. Mais
revoilà Hitler (décidément, il nous fait chier).
— Un artiste du concret, mais un artiste renié, et voilà
pourquoi mes peintures ont été brûlées.
Et maintenant de citer Antisthène :
— Ceux que l’on traite comme des chiens finissent par agir
comme des chiens, et voilà pourquoi, de mon nom, on me fit
un cynique.
La petite histoire fait la grande Histoire : mais voilà, tout le
monde s’en fout.
33
Lénine, que de morts en ton nom !
— Je devais porter la lutte des classes par la dictature du
prolétariat.
Et voilà Marx, qui revenait m’emmerder.
— O.K. ! Karl, à ton tour de parler.
— La religion est l’opium du peuple, tu le sais, alors Jésus,
toi le Christ, que de crimes en ton nom !
Et Jésus de répliquer :
— Ce n’est pas moi qui ai tiré la première balle : que fais-
tu d’Aménophis ; après tout, il est bien le fondateur du
monothéisme !
Et Luther de relancer :
— Qu’avons-nous fait de si mal, nous les protestants, que
de protester pour revenir aux origines des écritures saintes, et
des textes sacrés ? Ce sont bien les catholiques qui ont voulu
nous museler !
À Moïse d’interroger :
— Je n’ai pas écrits les tables de la Loi pour qu’un
nouveau prophète du nom de Mahomet se dise porteur d’un
message universel, au-delà de son propre peuple : l’Arche
d’Alliance nous appartient !
Et Darwin de résister :
« C’est vous, les créationnistes, qui vous êtes fourvoyés,
avec votre influence sur des pseudosciences. La création n’est
pas divine, l’Histoire de l’Homme n’est que celle d’une lente
évolution.
Devant tout ce brouhaha, je devais intervenir :
— Charles, repris-je, que fais-tu du darwinisme social ; il
est le même qui a justifié notre mission civilisatrice, en
anéantissant des cultures entières, dont les croyances
animistes nous reportaient à la sagesse de l’aube de
l’Humanité.
Comme le constatait Laozi, son Banquet était déjà des plus
animés. Quant à moi, isolé, je contemplais ces penseurs
affamés avec une certaine hilarité.
Décidément, nos créateurs célestes devaient préférer fuir le
monde dans lequel ils vivaient plutôt que, par la praxis, s’y
impliquer. Je vous laisse seul juge des querelles du passé.
Quant à moi, je comptais les points. Que resterait-il de toutes
ces pensées ? Peut-être rien, dans l’immensité de notre
univers de papier glacé !
On dit que les héros sont souvent solitaires : qui n’a pas
fait sa traversée du désert ? Je ne peux citer de nom. Chacun
se reconnaîtra. Les créateurs célestes ont toujours de grands
desseins, et pour une raison simple : ils se savent mortels.
C’est peut-être pour cela qu’ils comprennent mieux que
Les Créateurs Célestes
34
quiconque la vie, les errances, les doutes, les
excommunications de leurs « frères ». Et, s’ils sont francs, ils
ne sont pas toujours maçons, bien qu’ils construisent des
édifices de papier en des cathédrales de mots. Qu’ils écrivent
ou n’écrivent pas, leur parole est un non-sens pour leur
époque, mais c’est l’enfantement d’une histoire, redessinée
par les peines de leurs disciples dissidents qui y perçoivent
une lumière dans l’obscurité du jour. Comme Zarathoustra, ils
se promènent dans les belles journées, flammes au vent, pour
annoncer : « Dieu est mort ! »
Et voilà que parfois, après leur mort, en moins d’un siècle,
la profondeur de leur pensée renaît, après des années d’exil,
d’exclusion ou de rejet. Car c’est aussi dans la lutte que
s’accroît l’expérience. Nul ne saurait éviter les luttes, les
guerres et les jeux de pouvoir, mais le créateur céleste,
interné, isolé, se fout de tous ces regards, puisque lui seul est à
même de Voir.
Pourquoi ce terme de créateur associé à un univers
céleste ? Tout simplement parce que ces hommes se
moquaient de la monnaie pour conquérir leur liberté : ils
étaient totalement désintéressés, sauf pour ce qui touchait à
leur Immortalité. Mais quelles étaient leurs croyances ? Je
vous répondrai : toutes comme aucune. Seul le don de leur
personne pour un but qui les dominait faisait de leur
transcendance une vie inestimable, que seuls les spéculateurs
auraient aimé s’offrir par une donation à des musées. Car
voilà, le Temps n’a pas de prise sur les créateurs célestes.
Leur petite histoire se confond avec la grande : les créateurs
célestes ne sont pas des marchands, des bourgeois ou des
roturiers, mais des Seigneurs ! Amen. Tel fiert qui ne tue point
est leur devise. Leurs mains ne sont pas entachées de sang, car
le sang leur sert de plume. Mais leurs œuvres ou leur parole
sont des armes à contresens pour tout idiot qui s’en veut aller
guerroyer.
Chapitre XII
C’est ainsi que se poursuivait notre Banquet avec au Menu
l’expression des Idées de chacun de nos invités, des plus
proches au plus op-posés. Sir Edward Burnett Tylor engagea
la conversation :
— je vous le dis, et je le pense mes Amis, l’origine des
Systèmes religieux trouve sa naissance dans 1 Animisme
primitif, pour lequel la Croyance se fonde en des êtres
spirituels, en d’autres termes, en 1 Ame séparée du Corps !
….
Et Lucien Lévy-Bruhl d’ajouter qu’il fallait voir dans les
prémices des mentalités dites « primitives », des Croyances en
des forces mystiques.
— Voilà ce que j’entends, nous dit Levy Bruhl : « le
primitif » à travers ses Visions, ses rêves et la présence des
Morts, provoque des expériences spirituelles tout à fait
singulières, le renseignant sur le Monde qui l’environne !
Et pourtant à l’heure de la Mondialisation, nous ne pouvions
constater, malgré nos résistances, qu’à la fin annoncée de la
« Biodiversité » de nos modes de vie et de pensée. Seuls les
Créateurs célestes prouvaient qu’il existait encore des
dissidences face à l’Uniformisation d’1 Mode de Vie Made in
USA. Nous devions prendre 1 exemple, et ce fut au tour de
Pythagore de se lever pour expliquer sa Vision de la cité :
— Il s’agissait pour Moi, nous dit-il, non pas d’affranchir
l’individu de son existence terrestre, que de réaliser un lien
entre l’Homme et le Divin, et sur la base de ce lien, de
transformer la cité, en exaltant l’idéal civique, et sur ce
Modèle égalitaire, d’imposer 1 discipline collective.
Les Créateurs Célestes
36
Pour nos amis mystiques, auxquels figuraient attablés Plotin,
Al Ghazali ou encore Sainte Thérèse d’Avila, il s’agissait
pour un moment de ne plus faire qu’ « Un » avec le Tout, ou
la Totalité de l’Univers, dans 1 quête d’Absolu, tendue vers
l’Extase, et ce par-delà les Mots.
Mais les rationalistes s’élevèrent vite pour critiquer 1 telle
supercherie et un tel dévoiement de la Pensée, dénonçant
l’approche du réel par la seule sensibilité, l’imagination, les
Mythes, les Religions ou encore l’intuition !
Malebranche, en fin gourmets, pris la Parole :
— Il n’est de vraie connaissance que par les Idées claires et
distinctes
Et à Descartes d’ajouter :
— Il s’agit pour nous, à votre différence, de nous rendre
Maitre et possesseur de la Nature. Les hommes pourrait ainsi
jouir, sans aucune peine, des fruits de la Terre, et de toutes les
commodités qui s’y rencontrent. Ils pourront de même
conserver la santé et peut-être s’exempter de l’affaiblissement
de la vieillesse.
N’étais-ce pas là la promesse d’1 Eternelle Richesse, comme
nos utopistes nous l’avaient exposés, tel 1 Ovide, dans ses
Métamorphoses : une société sans contraintes et sans armes,
vouée à l’économie de la cueillette, vivant dans 1 printemps
Eternel, 1 communisme primitif en quelque sorte, retrouvé
chez les Amérindiens, chez lesquels l’Absence de propriété,
tant individuelle que collective, se caractérisait par 1 mise en
commun de tous les Biens.
Thomas More sur ces mots s’éleva et d’1 verre à la main dit :
— Levons nos verres au Bonheur collectif !!! A la fin de la
Misère, et que ce Banquet en atteste. Faisons ripaille nous qui
célébrons le bien commun tous différents de convictions que
nous sommes. Car pour vous dire le fond de ma pensé, il me
semble que partout où l’appropriation est privée, ou pour tous
l’Argent est la mesure de tout, il est à peu près impossible que
la République soit régie de façon juste et prospère, à moins
que vous n’estimiez juste 1 société où les meilleurs biens
échoient au plus méchants, et heureuse une société où tous les
37
biens, encore que de façon inégale soient réparties entre le
plus petit nombre, les autres étant réduits à 1 totale Misère !!!
Marx d’1 bon s’éleva et entonna l’Internationale, pendant
qu’Adam Smith s’égosilla :
— Que n’ai-je été invité à ce Banquet pour entendre de telles
ignominies, un même Individu peut être guidé à la fois par
son intérêt personnel dans ses comportements économiques,
et par la Morale commune dans sa vie sociale. J’ajouterais
qu’1 « main invisible » pousse chacun à agir en conformité
avec les intérêts de l’ensemble de la société !!!
Mais était-ce encore le cas avec l’Abolition des frontières à
l’heure de la Mondialisation Néo-libérale, en ce début de
21ème siècle (de notre ère chrétienne) ???
— Je soutiens que « oui » … répondit Von Hayeck : il est
possible et souhaitable de laisser l’économie aux libres Lois
immanentes du Marché. Je récuse l’intérêt général au nom
duquel les keyneysiens impot-sent leurs interventions
étatiques, et font des pouvoirs publics le seul recours à la
marche de la cité. Cela ne peut que nous conduire à
la Récession, c’est-à-dire à l’inflation, au chômage et à la
dépression !!! »
Marx, dans son coin, maugréait, pendant que Keynes ne dit
mot et partit, laissant son repas froid, en interpellant Smith,
Hayeck et Friedman d’1, vous n’êtes qu’1 bande d’escrocs.
Diogène assistant à la scène, à moitié aviné, au sortir de son
tonneau, lui cria :
— ôte toi de mon soleil Keynes !!!, Nul n’a besoin de ton
assistance, comme de notre amitié d’ailleurs, mes frères et
mes sœurs. Laissez-moi me gaver, et m’enivrer de tous ces
bons mets en toute impudeur. La Vertu est dans les Actes et
elle n’a besoin ni de Discours, ni de Sciences exactes.
— ta gueule Diogène, lui répliquèrent d’un seul et même
propos Proudhon, Bakounine et Louise Michel
— ton attitude de dépravé ne nous fait nullement avancée, et
tes mots n’ont de subversifs que ta conduite malheureuse qui
ne peut être prise pour Modèle. Quant à nous Résistons,
contre le Capitalisme financier et son système de castes, pour
1 redistribution équitable des richesses par le recours à
l’Autogestion comme seule solution à 1 économie équitable.
Les Créateurs Célestes
38
Bien plus que réformer le Système, c’est l’individu que nous
voulons voir émancipé. Tel est le Sens d’1 Ame révolté par la
misère des opprimés !!! Et à Proudhon d’expliquer le fond de
sa pensée :
— Je sais ce que c’est que la misère. J’y ai vécu. Tout ce que
je suis, je le dois au désespoir. Pour la supprimer, je ne vois
que la suppression de la Monnaie pour 1 plus juste échange
entre des citoyens éclairés par 1 mutualisme pour lequel j’ai
été condamné à m’exiler. Tel est le Destin des socialistes
utopistes.
— Et de tous les anarchistes !!! Lui répondit Bakounine, qui
lui aussi avait connu 1 vie faite d’exil, c’est des déclassés que
naitra notre ( R)évolution, comme d’1 phénomène spontané.
Ce qui n’était pas sans me rappeler Georges, cet ex trader,
avec lequel j’avais « initié » notre « projet équité » et qui
faisait de nous, tous, 2, des conspirateurs.
A vous de voir par notre labeur (comme dans ce livre) à notre
verve, 1 dimension subversive.
Mais voilà, il était temps de donner la parole à 1 femme, notre
amie Louise :
— Ton livre, camarade, trône sur mon chevet. J’en ferai
bonne lecture auprès des plus jeunes comme des indigents, car
c’est de noir vêtu que nous comparaitrons devant la
« Justice » des puissants, même s’ils préfèrent ne voir en nous
que des « FOUS », pour « impot »-ser leur Etat de fait comme
d’1 normalité justifiant les inégalités subies par la Majorité,
qui chaque jour est repoussé dans la pauvreté, enfermée dans
les portes clôturées d’Asile d’Aliénés…
39
Chapitre XIII
Comment rencontrer un créateur céleste : je dirai par
exemple lors de la fête des fous, de ces carnavals où tout est
permis pour quelques jours et qui font oublier au peuple sa
condition de misère. Pour un temps s’oublie la pauvreté. Ceux
d’en bas sont les rois, ceux d’en-haut, les esclaves ou les
bagnards. Le sexe s’émancipe : voilà la fête des libertins, or,
le créateur céleste est un libre-penseur. Il y peut là s’enivrer
sous les masques dorés sans se faire remarquer. Le créateur
céleste est avant tout un homme du peuple, non démagogue,
puisque ses valeurs aristocratiques nient leur médiocrité ;
mais voilà, pour un jour, un jour seulement, il retourne avec
ceux qui l’ont éduqué, rejeté ou maltraité : en un mot,
maudit ; tel était son démon de l’acédie. Après tout, le temps
est fuyant, il faut le vivre intensément, ici, là et maintenant.
Le créateur céleste demeure et demeura, jusqu’à sa vieillesse,
et à sa mort, un enfant, aimé comme mal-aimé, de ses parents.
Il se laisse donc guider par sa vie, ce qui le conduit à sa perte,
errant de porte en porte, cherchant toujours de nouvelles
conquêtes, lâchant prise et laissant son jugement aux autres, à
leurs discours moraux et à leurs débats métaphysiques. Si la
beauté rend à l’amour, le créateur céleste est un homme
aimant, aimant des femmes, aimant des hommes, aimant de la
vie, si aimant que lui-même aimante autrui. Tout comme
souffrir lui-même lui donne la mesure de la douleur d’autrui,
il s’évertue à lui donner un Sens pour mieux se guider dans un
monde avili qu’il maudit, ce qui le rend parfois cruel. Tout ici
n’est plus qu’un « je ». Et voilà Max Stirner d’élever la voix :
— Nous sommes seuls au monde, seuls avec nos souffrances,
seuls et mortels, alors jouissons d’un pur égoïsme indifférent
aux autres où lorsque tu es dans le merde, toi seul te
démerdes. Rappelle-toi, les gens ne sont mus que par leur
intérêts personnel, ce qu’a bien compris Jeremy (Bentham),
alors n’attends rien d’eux, car le bonheur commun, le bien, le
mal ne viennent que du bien privé, du bonheur ludique.
Les Créateurs Célestes
40
Et de rajouter :
— La vie est une fête, même si elle n’est que la fête d’un
jour, alors sois comme moi spontané, enlève ton masque, ne
cache plus rien, émancipe-toi de la collectivité. Vis au
présent, fais comme ce connard de Marx, de ton passé fais
table rase.
Mais voilà que revoilà Marx et ses amis, à commencer par
Engels, Lénine, Platon et Aristote.
— L’homme est un animal politique, il ne serait rien sans
la collectivité. Comment pouvez-vous nier ainsi la société ?
Au chaos, nous préférons le logos et les révolutions, même
utopiques. Stirner, un jour, un de nos hommes te tuera.
Et à Mahomet d’acquiescer :
— Tu n’existes en rien sans l’Ouma et sa communauté. Nous
sommes là pour unir et non diviser. Tu n’es qu’un serpent,
Stirner.
Décidément, plus le temps passait, plus notre Banquet
s’animait.
Un homme affranchi de ses limites est un homme sage : au
fond, n’est-ce pas là la Destinée de l’Homme ; toujours plus
haut, toujours plus fort ? En tant que libertin, j’apprenais à
vivre de mes « maîtres » contemporains. Exalter mes
sentiments (préférant le sexe à la dépendance romantique et à
son corollaire, la jalousie), courir les plaisirs, accepter le
vouloir vivre comme le plaisir dionysiaque, l’oubli de soi
jusque dans la frénésie, l’exacerbation des sens et de la
sexualité, l’Éros, non comme sens à la vie, mais comme la
libération de la morale judéo-chrétienne, et ce jusqu’à
l’ivresse des Centaures, qui violaient habilement les Lois de la
Nature dans une urgence de vivre et de désirer (jusqu’à en
souffrir) où, lorsque dans l’excès, le plaisir devient
souffrance, et que derrière les sens se profile le vide,
l’alchimie entre la bête et le surhumain, comme tu aimais à le
dire, mon cher ami Nietzsche. Je me souviens qu’après un bon
dîner aux chandelles nous descendions dans ce club, ma petite
amie et moi-même, pour aller danser. Là, les premiers corps à
corps s’amorçaient : les caresses, les frottements et le toucher,
sur des rythmes « endiablés » (car voilà, je n’étais qu’un curé
défroqué). Entre deux verres de champagne, le temps d’un
repas bien mérité, l’accord des couples, des deux parties se
reformait, d’hommes à femmes ou de femmes à femmes,
jusqu’à se conduire dans les chambres à coucher ou sur les
canapés. Là encore les premiers baisers, les caresses
renouvelées, les jeux de langues jusqu’entre les fessiers, puis,
autour de soi, les autres couples jouisseurs, les voyeurs
patentés. Échangistes, mélangistes et autres mateurs enfoncés
dans la pénombre, réunis pour mieux s’encanailler jusqu’à ce
que la baise commence, ou recommence, après s’être une
41
nouvelle fois échangés. Tout cela éveillait ma curiosité.
Hédoniste, le créateur céleste savait aussi se mouiller, et ce
n’est pas Aristippe qui m’aurait contrarié, même si je risquais
dans la nouvelle Rome de m’attirer les foudres de puritains
comme Jean Calvin : « Vie laborieuse et chasteté ! »
Dans ces moments d’ivresse, le créateur céleste était un
danseur : il lâchait prise, se jetait et ne mentait point, car sinon
il tombait. Ce qui lui importait, c’était de ressentir ce que les
autres pouvaient éprouver. S’il était le Christ, il en
accepterait, comme Socrate, la souffrance, jusqu’à la mort.
Toujours dans le devenir, il aimerait citer Héraclite (comme
l’initiateur de tout mouvement) : « On ne se baigne jamais
deux fois dans le même fleuve. »
Lorsqu’il se fait anthropologue, pour mieux comprendre
son monde contemporain, il préfère saisir les Traditions et les
us et coutumes de ses compagnons, et cela au sein de sa
communauté. Il rejoint ainsi leur subjectivité, et est plus à
même d’accepter, par leur compréhension, leurs différences.
C’est ainsi qu’il parle de la vie, en partant de l’expérience
quotidienne pour mieux la transcender, d’où son naturel
décomplexé.
Mais voilà, à notre Banquet, nous n’avions pu convier que
quelques femmes célèbres depuis l’aube de l’Humanité. Il
n’était donc pas question de bander. Cependant, pourquoi
étaient-elles si rares dans le milieu de la pensée ? Les
créateurs célestes les avaient-ils condamnées à être les faire-
valoir de leur incrédulité ?
Seul pour lui la simplicité permettait de comprendre la
complexité de(s) monde(s). Sans compromission, les créateurs
célestes avaient bien compris Pindare : « Deviens ce que tu
es ! »
Mais voilà, qu’étaient-ils, tous ces penseurs qui firent de
leur originalité l’Histoire de notre Humanité ?
Les Créateurs Célestes
42
Chapitre XIV
La réalité nous est souvent insupportable : mais nullement
pour l’Antéchrist. Esprit libre, le créateur céleste est le plus
éloigné du centre. Sa vie, il la conduit aux extrêmes, ce qui ne
laisse pas de faire peur, car voilà, la peur est la chose la plus
commune aux braves gens. Les créateurs célestes conjurent le
sort : chaque jour, ils défient la mort. Nul ne sait s’ils sont
plus proches du Diable que de Dieu. Mais, en cela, tout n’est
qu’une question de Croyances. À lui l’être, aux autres l’Avoir,
comme disait Simone de Beauvoir. Leurs pouvoirs
diaboliques, ils les puisent dans l’Éros, car « l’existence
précède l’essence » le sexe n’est pour eux qu’1 acte de
volonté. Une forme de délinquance contre l’oppression et en
réaction à la misère physique, sociale ou morale de notre
Humanité. En quelque sorte, un acte militant. Et puis tout cela
finira par mourir un jour. Alors continuons à vivre la fête des
fous. À l’assemblée des femmes, Aristophane leur donne le
pouvoir. Plus de société patriarcale. Mais les femmes
jouissent toujours de leurs armes.
— Tant d’hommes imbéciles se sont fait tuer pour nous, me
rappelait Christine de Pisan, et même des chevaliers des plus
estimables.
Sauf que la femme n’a pu se résoudre à être un ange
créateur. C’est peut-être pour cela qu’elle se dissimule,
invisible, dans l’Histoire de la Pensée. Peu de femmes sont
des saintes : je n’en retiendrai qu’une, celle d’Avila, la sœur
Thérèse, mais rare sont les gens à atteindre ce périlleux
chemin qui fait du Mysticisme un territoire de spiritualité.
Bien que celle-ci affirmait :
— L’Amour est ma délivrance. Aime, aime, aime de tout ton
cœur, et autrui t’aimera. Aimer, c’est espérer. Depuis
toujours, les hommes ont eu besoin d’Amour. Pour tous ceux
qui tendent leurs mains, l’amour est leur Salut. Aimer, c’est
fonder une espérance. Que peut-on contre l’Amour ? Contre
l’amour, on ne peut rien, et cela explique notre saint sacrifice,
et qu’à l’enfer, femme, je préfère le paradis. Un monde sans
amour est un monde de prostitution.
43
Et elle avait bien raison, jusqu’à mon époque, où se
généralisait une génération de jeunes hommes et de jeunes
femmes sans repères, paumés, seuls, désœuvrés, qui ne
savaient que faire : abandonnés de tout foyer, de ce feu
ancestral, issus de familles recomposées qui les délaissaient à
leurs propres responsabilités, qu’ils ne savaient pas assumer.
De quel monde sera fait ce lendemain ? Je m’inquiétai : une
génération de SDF, d’oisifs, d’assistés, ou de cœurs rebelles
prêts à tout faire sauter ? Comprenne dès lors qu’en d’autres
sociétés plus asexuées le Terrorisme soit perçu comme un
vent de liberté.
— Il ne suffisait pour cela que de s’engager, me dit à l’oreille
Oussama ben Laden. Comme toi, lorsque j’étais jeune, j’étais
un idéaliste passionné.
Si le monde n’est qu’illusion, quelle chute, quelle
désillusion fait basculer la vie d’hommes et de femmes dans
la voie du Terrorisme ? Quitter le monde, se suicider, mais en
beauté : une explosion suivie d’un éclat de cruauté. Une lutte
armée, un bref moment de lucidité sur la compréhension
d’un monde désordonné. Puis le silence dans les nuées.
Et Oussama d’ajouter :
— Je n’étais pas né comme toi, mais je t’aimais.
Telle était sa façon de rejoindre notre communauté. Esprits
célestes, terre de liberté, nomade marginalisés.
— J’EMMERDE LES U.S.A.
N’était-ce pas là une autre façon de lutter au sein d’un
empire déshumanisé ? À qui, et pour qui, le pouvoir : dans la
volonté de désacraliser et de profaner l’indifférence de tous
ces nantis qui vivaient de la misère et de la pauvreté d’Autrui,
de tous les peuples martyrisés, acculturés ou humiliés par ces
colons si fortement armés ?
Alors voilà, préférer encore la mort à l’indignité. Mais à
cela les marchands ne faisaient que plus d’argent. Fort
heureusement, le monde ne peut être maîtrisé.
Les créateurs célestes étaient là pour le prouver. Il n’en
suffisait que d’un pour que les gens voient enfin toutes les
possibilités de (r)évolutionner leur quotidienneté. Tel était le
don de ces aventurier : caméléons métamorphosés. À l’heure
de la décadence de l’empire américain, tel un Alcibiade, les
créateurs célestes savaient encore rire et se moquer de toute
leur sacralité. Ils faisaient de leur vie une œuvre d’art, de la
pensée, une pensée incarnée, et c’est en cela que je
continuerai à vous les présenter…
Les Créateurs Célestes
44
Chapitre XV
…Le créateur céleste ne juge pas, et c’est bien là tout
l’enseignement que reprit Montaigne dans ses Essais, du sage
Pyrrhon la dictée. C’est aussi pour cela qu’il risquait à tout
moment de se fourvoyer, avec des délinquants et tant d’autres
marginaux, car il essayait d’en comprendre leur humanité. Et
c’est bien fort de toutes ses expériences qu’il savait
reconnaître les arrivistes, les opportunistes, les irresponsables,
les délictueux, les sophistes, les démagogues, les avocats, des
inculpés ; car le créateur céleste avait appris d’un grand art,
aujourd’hui désuet, à survivre dans le désintérêt. Ambitieux, il
ne l’était qu’avec l’ambitieux, fort avec le fort, faible avec le
déshérité, virulent avec l’obscénité, indulgent avec
l’imbécillité.
Les créateurs célestes aiment à faire de leur vie une
expérimentation. Leur seul et unique but était de comprendre
l’âme humaine et ses mystères. Il en allait de même de leur
comportement, qui n’était que le résultat d’une analyse du
comportement de leurs contemporains. Ils savaient être
aimables avec les gens aimables, insolents avec les gens
violents, cyniques avec les puissants, immoraux avec les
aristocrates de leur rang, et que sais-je encore. Pourtant eux
qui essayaient de comprendre Autrui n’étaient pas compris
des autres, d’où leurs tourments. Ils préféraient donc
l’ailleurs, dans leurs propres voyages intérieurs, et s’avéraient
être souvent fuyants : par peur ? Ou peut-être pour éviter trop
45
de malheurs. Ils étaient au fond des poètes errants. On a
souvent remarqué que ce qui était fiction pour les uns était
réalité pour les autres. C’est peut-être pour cela que les
hommes et les femmes les plus sceptiques ignorent ou nient
l’existence des créateurs célestes : ils n’y croient tout
simplement pas. À l’impossible l’Homme est tenu, mais voilà,
à côtoyer les anges, même déchus, le commun des mortels
préfère la retenue. Il est parfois avantageux de ne pas Croire,
surtout lorsqu’il s’agit de la Destinée ou du Hasard. Les
créateurs célestes ont pourtant gravé leur nom dans l’Histoire,
et leur intuition de grandeur était une prédétermination. Ils ont
fait le choix, ou peut-être pas ? d’une vie faite de sacrifices
pour comprendre l’Humanité : prophète, mystique, poète,
scientifique, philosophe ou politique, etc. Je vous avais cité
certain des plus célèbres, mais combien nombreux étaient-ils
par leur conscience universelle ! Frères ou sœurs, ils avaient
su, à travers les âges, à travers les Temps, communiquer en
télépathes. Celui qui mourait redonnait vie à celui qui naissait.
Ce don, mon ami Platon vous l’a très bien expliqué. Je ne
vous révélerai donc pas plus sur celui-là, et je me tairai.
Les créateurs célestes n’attendaient rien de personne et
encore moins de la cité : ils ne votaient pas, car ils ne
connaissaient aucunes lois que celles qu’ils s’imposaient à
eux-mêmes. Ils préféraient inventer et savaient plus que
d’autres s’adapter, et faire de leur destin une destinée. Le
créateur céleste était pour tout dire indéterminé. S’il
cheminait, d’un pas lent ou rapide, c’était pour mieux frôler la
mort : homme libre, son issue était incertaine et imprévisible,
car il demeurait ouvert à tous les possibles. Les créateurs
célestes font face même à l’infortune ou au sentiment de
l’Absurde (ce que Sartre confirmait).
Pour quelle raison pensaient-ils la vie ? Je vous
répondrais : pour en conjurer le sort. Il s’agissait de s’en
sortir, mais de quoi ? De la misère ? De la banalité ? De la
solitude ? De l’exclusion ? De la fragilité ? Mais la réponse
était universelle, et seul lui se la posait. Quel SENS donner à
sa vie ? Entre solitude et conformité, anticonformisme et
amitié, le créateur céleste était un homme de science,
nullement par passion ou par vocation, mais par nécessité.
Son expérimentation, qui faisait de lui un caméléon, il
l’accomplissait comme une Mission. Peu importent les
logiques, la sagesse ou la raison, qui, par calcul, font de vous
un carriériste : les créateurs célestes étaient quant à eux des
héros qui connaissaient tous les risques, et pour lesquels la
question que faire ? ne s’imposait pas, puisqu’ils ne faisaient
que ce qui leur plaisait. Plaire, c’était peut-être là au fond ce
qu’ils auraient aimés faire. Mais alors pourquoi tant de
sacrifices, puisque les créateurs célestes préféraient l’ombre à
la lumière ? C’est peut-être pour cela qu’ils étaient
éternellement insatisfaits et maladivement perfectionnistes
Les Créateurs Célestes
46
(jusqu’à en mourir). Mais que représentait la mort pour eux,
dans une société qui les avait toujours stigmatisés comme des
condamnés. Pour vivre comme un créateur céleste, il fallait
savoir être fort : ne pas se laisser emporter par les bonnes,
comme par les mauvaises influences. Ce qui faisait du
créateur céleste un homme indifférent aux critiques d’autrui,
car toujours dominant et tolérant face à la diversité des
opinions du monde, avec lesquelles il aimait entretenir une
réelle et sincère convivialité.
Mais voilà, il était temps de revenir à notre Banquet, où
s’animaient les pensées en un combat fictif des idéologies
pugilistiques, jusqu’à plus soif, dans1 sincère convivialité.
Car j’aimais à retrouver la compagnie de mes frères et de mes
sœurs célestes : sir Edward Burnett Tylor, Baruch Spinoza,
Vardhamana, Siddharta, Socrate, Confucius, Mencius, Zhou
Dunyi, Homère, Hésiode, Apollonius de Tyane, Flavius
Claudi, Aménophis IV, Manès, Moïse, David, Jésus, dit le
Christ, saint Pierre, Luther, Jean Calvin, Mahomet, dit le
Prophète, Abaris, Pythagore, Plotin, Al-Ghazali, sainte
Thérèse d’Avila, Thomas Henry Huxley, Georges Cuvier,
Charles Darwin, Galilée, Johannes Kepler, Isaac Newton,
Albert Einstein, Max Planck, Niels Bohr, Pyrrhon d’Élis,
Ænésidème, Friedrich Nietzsche, Max Stirner, Aristippe de
Cyrène, Roscelin de Compiègne, Charles Sanders Peirce,
Antisthène, Diogène de Sinope, Parménide, Zénon de Citium,
Épicure, Lucrèce, John Locke, David Hume, Alfred North
Whitehead, Bertrand Arthur William Russel, John Duns Scot,
Démocrite, Pierre Henri Dietrich d’Holbach, Diderot, Soren
Kierkegaard, Jean-Paul Sartre, Platon, Johannes Fichte,
George Berkeley, René Descartes, Voltaire, Pétrarque, Didier
Érasme, François Rabelais, Antiochus d’Ascalon, Victor
Cousin, Henry David Thoreau, Frantz Fanon, Henri Lefebvre,
Pierre Joseph Proudhon, Michel Bakounine, Louise Michel,
Jules Guesde, Jean Jaurès, Gandhi, Oussama ben Laden,
Gracchus Babeuf, Aristophane, pour son Assemblée des
femmes, Christine de Pisan, Simone de Beauvoir, saint
François d’Assise, saint Thomas More, Robert Owen, Étienne
Cabet, Condorcet, Jules Ferry, Montesquieu, Alexis de
Tocqueville, Sophocle et son Antigone, John Maynard
Keynes, lord William Beveridge, Friedrich List, Adam Smith,
Friedrich von Hayek, Milton Friedman, Max Weber, mon ami
Karl Marx, Engels et Lénine, et tous ces penseurs aux
positions si divergentes.
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Pour tout vous dire, il me fut très difficile d’organiser ce
Banquet, pour des femmes et des hommes de conditions si
différentes.
De quoi parlerions-nous ? Que mangerions-nous ? Des
nourritures spirituelles ? Et puis il y avait ceux qui aimaient à
s’enivrer, à boire, à fumer, à roter, à péter, à injurier, à
critiquer, à s’opposer ou à se taire, voire à communier. Tout
cela dans un Chaos indescriptible, qui, dans un ciel gris et
pluvieux, se dispersait pour laisser entrevoir cet arc-en-ciel de
la pensée humaine dont mon ami Laozi s’irradiait.
Parallèlement à ce Banquet, il s’agissait pour moi de
continuer à vous décrire la vie si singulière de ces êtres que
l’on nommé « créateurs célestes ».
Les Créateurs Célestes
48
Chapitre XVI
Les créateurs célestes avaient tous pour idée que toute
pensée énoncée se transformerait un jour consciemment pour
eux-mêmes, ou inconsciemment pour les ignorants, en acte. Je
me retrouvais là, Centaure en habit de Chiron. La scène de ce
Banquet était hypnotique (pardon au docteur Freud pour son
absence), mais les créateurs célestes m’avaient demandé
d’écrire ce rôle comme un testament à leur pensée : une
thérapie de groupe, mieux qu’aurait pu le faire l’Humanité
tout entière. C’était à mon tour de relayer ce que j’avais
réalisé par mon Livre de la connaissance et mon Encyclopédie
cognitive. Tout cela au fond n’était que le fruit d’un combat
dont j’avais essayé de dessiner les contours, par un
comportement idéal type : faire face la garde haute, rendre
coup pour coup, tout en les refusant, d’effort en effort me
mobiliser, me battre et me défendre pour mieux, par la
révolte, militer. Anticiper les réflexions de mes adversaires
pour mieux les désarçonner. Je m’apprêtais à boxer comme je
vivais, non plus à reculons, démobilisé, mais surmontant mes
peurs des mauvaises interprétations qui prêtaient plus à rire
qu’à pleurer. Je devais être fort, avoir de l’autorité, être ferme,
déterminé, volontaire, sans me laisser faire ; argumenter, oser,
être direct, agressif, manifester ma puissance : ne pas
renoncer !
49
Le point commun de tous ces créateurs célestes, c’est
qu’ils disaient la bonne aventure : ils étaient dans le temps,
hors du temps, et dominaient l’avenir, ce qui était une
aventure hasardeuse, sans dessein, sans objectif fixé (ce que
ne démentait pas mon ami Marx : « il faut savoir tenir un cap,
un objectif, une destinée »). Mais je crois que pour lui,
l’aventure s’était arrêtée à sa première déception amoureuse,
ce qui dû le sauver de ses dérives, pour mieux manipuler la
classe ouvrière. Et puis, après tout, eudémoniste, je
recherchais mon bonheur dans un « vivons heureux, vivons
caché ». Entre Tradition et Modernité, les points de vue
s’opposaient. Que nous restait-il à espérer, si ce n’étaient nos
écrits, nos pensées et un certain espoir de simple
convivialité ? Il fallait à nouveau nous exiler après ce
Banquet, car voilà, les créateurs célestes étaient toujours sur le
départ, sans autre chose à emporter que leur Liberté !
J’aimais à marquer les esprits. Au fond, c’est là mon seul
moyen de survivre à travers la mémoire d’Autrui. Savoir qu’à
des milliers de kilomètres et dans des temps futurs on pensera
à moi me rassurait. Il était l’heure pour moi de rendre grâce à
ma famille adoptive, au dévouement paternel, au quotidien de
son labeur, pour l’être unique que j’étais, qui représentait à lui
seul sa raison d’être. Cet enfant-roi mourra-t-il un jour en
prince souverain ? Je l’espérais, et je me souviens de mon ami
saoudien, le prince Saoud ben Yazeed, que je rejoindrai après
ma mort au paradis des réconforts.
Le créateur céleste pouvait, à la vue de ce monde, se réfugier
dans ses rêves de Grandeur et ne faire que critiquer cette vie
des braves gens et leur banale quotidienneté. Mais voilà, il ne
vit point dans le ressentiment. Il accepte sa condition, et ce
n’est pas mon ami Nietzsche qui le démentirait. Donc nulle
amertume envers ce monde de médiocrité, mais de la
complaisance vis-à-vis de la trivialité pour un homme par trop
souvent révolté. Tels sont les aléas de la vie d’un créateur
céleste : à lui et à lui seul de former son réseau de solidarité,
où la passion commune réunit les êtres d’exception, même si
leur origines auraient dû les séparer !
Hegel me disait toujours que l’esprit se déploie dans une
dialectique. Et il est vrai que, plus jeune, je compris que le
premier moment de la dialectique était l’innocence, voire
l’ignorance, puis, d’échec en échec, de victime à bourreau,
une seconde phase nous imposait d’apprendre ce que l’on
ignorait, à savoir les structures des sociétés et leur
fonctionnement hiérarchisé : une certaine forme d’entrisme
pour atteindre l’ultime moment où la synthèse dialectique
conduit à la maîtrise d’un savoir universel m’exaltait. Moi qui
vous écris depuis maintenant un certain moment, je me
demande, si vous êtes jusque-là arrivés à me lire, ce que vous
en pensez. Ce roman, que je qualifierais de « philosophique »,
est, je le sais, fort atypique : un seul héros, le créateur céleste,
Les Créateurs Célestes
50
et sa voix pour tout maux. Quelques rencontres de ses sœurs
ou de ses frères, des descriptions de vies ou de morts sans
ordre, et avec peut-être beaucoup trop de mots, pour ne rien
dire. Or telle n’a pas été ma démarche, bien au contraire.
J’aurais voulu vous conter une belle histoire, mais, voilà, les
créateurs célestes ne le peuvent point. Ils s’en savent
incapables, car seul leur importe le fond des choses. Tel est là
peut-être mon positionnement ; tout comme Montaigne et sa «
branloire pérenne », je branle entre la littérature et la
philosophie, telles qu’on les enseigne. Mais voilà, que peut-on
faire contre notre nature, vous qui ne me connaissez pas, et
moi de même ? C’est pourtant à vous que ce livre s’adresse.
Vous qui m’aviez peut-être incompris, ou mal compris, mais
la seule chose que je puis vous affirmer, c’est que je ne vous
ai jamais menti ou trahi !
On ne critique que ce qui profondément nous attire : la
sexualité débridé des libertins, la vie confortable des
bourgeois (même bohémiens), l’argent gagné trop facilement
par les spéculateurs, les mensonges des marketeurs ou des
décideurs et des journalistes-présentateurs. Un monde de
médiocrité dont on aimerait être les acteurs. Mais les créateurs
célestes sont des gens trop exigeants, et leurs écrits comme
leur pensée sont inestimables. Ce caractère unique fait d’eux
des gens atypiques, voir hautains, pour tout téléspectateur
sans destin. C’est alors que je dis : halte à l’Audimat !
Mais tout s’explique peut-être dès leur enfance : de leurs
rapports familiaux ou filiaux, d’une mère trop intransigeante,
d’un père trop exigeant, des querelles d’héritage, de la
violence d’un couple prêt à divorcer, d’un abandon, et qui sait
encore ce que cachent les secrets intimes de leur humanité ?
D’où peut-être, après le rejet d’une famille, le rejet d’une
certaine société inégalitaire. Mais voilà, que faire ? Après
l’enfance, l’adolescence est souvent une période de perte de
repères, où la déprime se fait suicidaire. Le créateur céleste
est au fond resté un enfant, curieux de tout, curieux du monde,
en pleine découverte. Trop materné, la plénitude de sa pensée
s’exprime par son intériorité : sa tour d’ivoire reste encore
celle du ventre maternel. C’est peut-être de là que sont nées
ses peurs et ses angoisses, abandonné qu’il était à un univers
qu’il ne savait pas encore décrypter. L’apprentissage du
monde, de sa brutalité, il le fit avec des boxeurs comme
Turney, contre la force brutale et paternelle d’un Jack
Dempsey. Le créateur céleste écrit avec sa vie et avec son
corps : tel est son génie, exploitable, mais trop souvent
inexploité. Les multinationales pourront bien agir, mais que
faire contre une page blanche et un stylo ? Le créateur céleste
est sans pitié, lui qui n’a jamais ressenti aucune moralité.
Cœur chaud au sang froid, s’il aime, c’est pour le pire, et non
51
pour le meilleur. Sa force, il la puise dans la persuasion. Il
manipule par la séduction. Le créateur céleste est un être
déraisonnable, qui n’a nullement peur du scandale, si redouté
des bourgeois de province. Ce que les gens disent de lui
l’importe peu : immoral, il se rit des bonnes mœurs comme
des morales. Aux études universitaires, le créateur céleste
préfère l’école buissonière ; c’est-à-dire celle de la vie. À
vingt ans, il était déjà aux faits des vanités humaines : du
pouvoir de l’argent, des hommes de paille, du blanchiment
des mafias et des multinationales, des hommes d’affaires
(financiers ou banquiers), des institutions internationales dont
il avait su décrypter les usines à gaz. Son seul but : «
connaître », au risque d’être emprisonné. Mais, voilà, le savoir
est un risque, et le créateur céleste est un homme infiltré.
Raconter le monde, pour lui, c’est déjà commencer à le
recréer. Espion, il ne l’est vraiment que pour mieux faire
comprendre le monde aux non-initiés. Poursuivons donc notre
description…
Chapitre XVII
…Le créateur céleste est un homme affranchi de sa
condition d’esclave. Sa vie n’est faite que d’une suite de
voyages dans des univers sociaux divergents. Il représente aux
yeux d’autrui cet émerveillement que l’on porte à celui qui a
su franchir les barrières ou les frontières des limites imposées
aux hommes de pensée. Seul face à l’adversité. Entre
rationalisation et intuition, entre la réflexion et
l’expérimentation, les créateurs célestes vont et viennent. Leur
vie n’est pas comptable : ils ne calculent pas. Seule leur
importe la compréhension. Ce qui ne les laisse pas de vivre
dans une certaine inquiétude. Mais ce qu’ils aiment avant tout,
c’est de faire à partir de leur ignorance et de leurs lacunes un
travail sur eux-mêmes de réorientation. Le créateur céleste
apprend de tout et de n’importe qui. Si vous le rencontrez un
jour, ne soyez pas surpris qu’il vienne à vous, souriant, pour
vous demander indirectement votre avis sur votre vision du
monde et d’autrui. Tel Socrate, il sait aiguiller une
conversation. S’il est volontiers cultivé, il ne vous le montrera
pas, car telle n’est pas sa finalité, à court terme. Son objectif
est à plus long terme : la célébrité pour moyen, la postérité
pour fin. Et, comme Machiavel, il saura utiliser tous les
moyens pour arriver à ses fins, qui seules peuvent transcender
la vie de tout homme mortel. Si le monde peut se montrer
cruel, il l’affronte seul et y fait face : la peur, il la laisse au
renoncement, à la lâcheté des petites gens qui suivent les Lois
53
comme d’autres suivent le vedettariat. Le créateur céleste
n’est pas un imitateur, mais un acteur : il se joue de la vie
comme de la mort. Ni exploiteurs ni imposteurs, les créateurs
célestes ne trichent pas comme le font leurs imitateurs. Cet
homme séducteur ne l’est qu’à ses dépens : car tout jugement
sur lui est bien souvent une erreur. Ce qui fascine les gens,
c’est avant tout leur propre candeur. Il est réellement bien
difficile de saisir ce genre d’homme errant. De sa sympathie,
il fait volontiers des sympathisants. De leurs défauts, il fait
leurs qualités. Et si le monde se transforme, le créateur
céleste, de chrysalide, sait se métamorphoser en un papillon
dont les battements d’ailes déclenchent des cyclones à l’autre
bout du monde. Si sa vie est chaotique, c’est que l’Univers est
un Chaos, duquel il s’affaire à décrypter les mystères. Ce qui
faisait débat au Banquet des adversaires nobiliaires (entre
Einstein et Max Planck). Einstein parlait ainsi :
— Ce que nous attendons de la science nous situe maintenant
aux antipodes l’un de l’autre. Vous, vous croyez en un Dieu
qui joue aux dés, et moi, je crois aux règles parfaites de la loi
dans un univers où il existe quelque chose d’objectif que je
m’efforce de saisir d’une façon farouchement spéculative.
Mais voilà, ce qu’ils oubliaient tout deux, c’était la
réplique cinglante de Centaures : « de l’un et de l’autre, je
n’aperçois que croyances ». Et de là, il clôturait le débat.
Einstein se leva avant même de finir son dessert. Heureux
Banquet pour Max Planck, qui, pour une fois, entrevoyait une
autre façon d’expliquer l’Univers à la lumière de
l’Indéterminisme.
Les créateurs célestes font souvent école, mais ne leur
parlez pas d’enseignement. Tous les programmes scolaires
sont à leurs yeux insuffisants pour faire des hommes et des
femmes de bons citoyens. Ce qui, selon le créateur céleste, est
une volonté du pouvoir public. C’est en cela qu’il lui fallait
prendre des chemins de traverse. S’intéresser à tout et à
chacun ; questionner, s’informer, lire et se former,
expérimenter. C’est ce qui donnait au créateur céleste une
telle densité et tant d’illusions à des projets d’émancipation,
ayant droit de cité. Il était donc rejeté des gouvernants, exclu,
marginalisé, car pour eux le savoir devait être une contrainte,
et non un plaisir. « C’est qu’il leur fallait travailler plus pour
gagner plus. » Mais voilà, il serait vain de tenter d’affaiblir,
d’emprisonner, de faire souffrir les créateurs célestes, car, de
toute épreuve, ils savent en faire un gain. Ils sont pure volonté
de puissance, en eux-mêmes, lorsqu’ils se replient pour
méditer, envers autrui, lorsqu’il s’agit de l’affronter. Tels des
fauves, ils savent bondir et rugir : de vrais tigres sauvages.
Mais voilà, regardez ce qu’ont fait les hommes de la Nature
sauvage : ils l’ont mise en cage. Ce qui faisait des créateurs
célestes des fous, des malades de la psyché, condamnés à
l’isolement psychiatrique. Ce qui leur était indifférent, car les
Les Créateurs Célestes
54
créateurs célestes étaient sans états d’âme. Mais peut-on le
leur reprocher, lorsque l’on vit l’âpreté et la dureté d’un
monde auquel on se doit de se confronter ? Leur Parole
comme leurs maux étaient révélateurs des maux de la société :
la réification, qui fait d’autrui un simple objet, ne pouvait les
résoudre à y participer. Préférer mourir en Surhomme que
vivre dans l’indignité. Ils auraient pu se jouer des mots,
comme d’un combat de rappeurs dans des banlieues
désœuvrées : les créateurs célestes demeuraient des hommes
révoltés, et c’est cela qui les faisait respecter. Tout comme
Martin Luther, ils étaient les « Kings » de rêves envolés. Mais
aussi les délinquants des actes qu’ils assumaient. Ouvrier avec
les ouvriers, SDF avec les sans-logis, seigneur avec la haute
pété. Le créateur céleste avait appris, au contact des hommes,
à être un homme prudent, paradoxalement. À qui avait-il
affaire ? Pour quoi faire ? Pour quelle finalité ? Tout comme
son savoir, il savait, en effet, par effet de levier, influencer et
manipuler. À la fois ange et démon, mi-homme, mi-cheval,
comme un Centaure entre l’ivresse et les soins de Chiron, il se
différenciait par ses opinions, qui, comme d’un sage, faisaient
de lui un conseiller recherché par les gouvernants confrontés,
au jour le jour, à la confusion de leur cité. Mais voilà, tels sont
les hommes savants qu’ils sont indifférents aux réactions des
hauts dignitaires.
Les créateurs célestes n’étaient pas des sophistes, ils ne
faisaient pas de leur art de persuasion une rhétorique : leur
seul génie, ils le puisaient dans la violence de l’évidence. Un
ami de bonne fortune, le baron Pierre Henri Dietrich
d’Holbach, ami des Lumières, aimait à leur raconter cette
anecdote :
— Cette femme ne vous aimerait pas si vous étiez pauvre.
— Et alors, croyez-vous que je l’aimerais si elle était laide ?
Après tout, ce que l’on subit, on le fait subir à Autrui. C’est
ainsi que beaucoup d’hommes désillusionnés par la trahison
d’un amour décidaient de ne plus aimer et de s’en remettre au
pur plaisir de l’attractivité. Le sexe aurait pu être un réel
problème pour nombre de créateurs célestes, mais les plus
raisonnables voyaient dans le sexe une façon enivrante de se
libérer de l’Amour, c’est-à-dire de la Propriété d’un individu
sur un autre, qui confine aux pires des maux : la jalousie. Tel
était peut-être le cas pour l’amitié : peu de créateurs célestes y
croyaient, ou pour le temps d’une brève salubrité, car ils
avaient pu, au cours de leur vie, s’être eux-mêmes fourvoyés.
Car, voilà, on n’utilise pas impunément les autres. Comment
avait-on pu croire que quelqu’un qui les contraignait à abuser
d’autrui, les délaissant aux pires compromissions, était un
ami, un frère, une famille ? Cette illusion, le créateur céleste
préférait la rejeter, car il se savait faible au regard de son
55
affectivité. Il y perdait sa lucidité. Il ne s’agissait plus donc
que de laisser les traîtres à leur traîtrise. Mentir était au fond
toujours se mentir à soi-même. La parole pure est une
délivrance, car il savait que seule la justice était immanente.
Le créateur céleste n’était pas un bien-pensant, mais, s’il
était conduit à rencontrer des délinquants, il savait que ces
malfaiteurs, ces escrocs, aussi intelligents étaient-ils,
connaîtraient leur propre souffrance. On ne peut éperdument
s’attaquer aux faibles, et les créateurs célestes, tels des
samouraïs, avaient appris à être des hommes ou des femmes
d’une grande dureté. S’ils savaient pardonner, ils préféraient
l’oubli, car seul leurs importait la connaissance, que leurs
malheurs avaient su conserver. Les salauds, les traîtres et les
judas savaient très bien que leur plaisir actuel s’achèverait au
bûcher. Mais le créateur céleste ne voulait pas les accabler,
car il était toujours impressionné par ce genre de marginalité.
Prendre conscience de la vilenie de la Nature Humaine était,
au plus profond, la découverte de sa capacité propre à la
Barbarie. Nul ne doit manger la main de celui qui le nourrit.
J’en rends encore hommage à son altesse, mon ami, mon
frère, le prince Al-Saoud. Le créateur céleste était pour lui un
légionnaire, et non un mercenaire. Tout comme le légionnaire,
le créateur céleste était un homme sans passé, sans nom, sans
paraître ni avoir : tout cela, il le laissait à la société des ses
contemporains. Mais peut-être était-ce la voie des derniers
guerriers samouraïs. Survivre là où les autres n’aspiraient
qu’au plaisir : un regard habité par la mort, mais délivré par la
fraternité de leur famille, qui ne les laissait pas périr sous le
feu du combat. Persévérants, déterminés, ils savaient tous que
la route serait longue, mais la gloire faite de beauté. Nul
besoin de noms, ils savaient se reconnaître entre eux et
sympathiser : l’empathie faisait de leur conscience une
conscience universelle, comme animée de télépathie, en
éternelle communication aux quatre coins de l’Univers. Leur
harcèlement prouvait qu’ils ne renonçaient jamais, car c’était
dans l’acier qu’ils avaient été moulés, jusqu’à s’en faire
condamner. Conquérir, combattre, vaincre, tout cela n’était
qu’une victoire sur eux-mêmes, et une vengeance contre le
mépris de la cité. Le créateur céleste pouvait se laisser aller,
car ses bagages n’étaient pas lourds : à la trentaine, il était
déjà sûr de sa Postérité, sans pourtant s’être fixé d’autres
objectifs, comme aurait pu le faire la rationalité d’un
carriériste. Le créateur céleste se jouait des structures de la
société, y compris de la célébrité, à son seul profit, pour faire
de son Destin une Destinée. Il se méfiait des idées trop
souvent utilisées pour conditionner les comportements de ses
contemporains, et, s’il faisait de la politique, ce n’était que par
l’engagement d’un être révolté. S’ils aimaient à se livrer à la
critique de leur contemporanéité, les créateurs célestes le
faisaient avec brio et éclat, car ils restaient trop souvent
Les Créateurs Célestes
56
incompris des foules, fascinées par des hommes si étranges et
étrangers à eux-mêmes. Sans famille autre que la leur, sans
profession, sans enfant, éloignés de toute vie normale, les
créateurs célestes fascinaient, car ils représentaient tous les
rêves de ces masses qui n’avaient su, à elles seules, voir le
monde, le comprendre pour mieux s’en émanciper. Lénine
lui-même disait qu’il n’avait aucun attachement au pouvoir,
mais que c’était le pouvoir qui l’avait menotté. Alors,
pourquoi tant de morts ? Les créateurs célestes, à vrai dire, se
foutaient de leur responsabilité. Seule comptait leur liberté,
mais celle-là avait un prix si cher, celui de la solitude et de
l’isolement, que, par leurs discours ou leurs écrits, tous
attendaient l’heure de la revanche, la fin du rejet et de
l’exclusion. Tel était peut-être là, leur Devoir ou leur
Mission : mais à cela, ils n’apportaient crédit ni au hasard ni à
leur destinée. Car la route est longue, mais la gloire faite de
beauté.
— Vous n’avez pas voulu de moi, disait Marx, rassurez-vous,
je ne veux pas de vous !
C’était là un capital de sympathie. Entre contre-pouvoir et
insouciance, le créateur céleste était toujours de la fête des
fous, tel que je vous l’avais expliqué. Au plus haut était pour
lui la chute, car il lui arrivait encore de rêver, rêves d’errance
qui conduisent tout droit à la délinquance. Le créateur céleste
aimait à se travestir, tel le gang des postiches, et se jouer de
multiples identités qui devaient parfois le conduire aux enfers
de l’irresponsabilité. Enfant perdu, abandonné, sans repères, il
suffisait d’analyser son enfance pour mieux comprendre sa
déshérence. Aux feux de la rampe, il se consumait, mais,
voilà, loin de lui de renoncer à ce qu’il était : un sage épris de
compréhension, avide de rendre aux hommes leur liberté. Dur
sacrifice, mais cela ne regardait que lui : telle était sa
Destinée. Il avait commencé par rêver de s’émanciper de sa
condition : il s’était construit une image, cohérente et
rationalisée, puis, longtemps après avoir chuté, il ne restait
plus que lui-même : un exilé. Après tout, nul n’est prophète en
son pays, c’est peut-être pour cela qu’il se refusait à toute
frontière, et séjournait de pays en pays pour mieux
expérimenter. Ce qu’il était : c’était ce qu’il n’était pas. Mais
de tout cela, nous en avons déjà parlé. Nous vivions dans un
monde d’apparences auxquelles le créateur céleste se pliait,
mais tout cela n’était qu’un jeu. Il savait aussi bien faire rire
que pleurer ; sa sympathie le rendait aimable, mais c’est de
l’entrisme qu’il faisait. Il n’aimait pas se prendre au sérieux,
même si ses spectateurs prenaient ses paroles au premier
degré :
— Je n’ai pas peur de moi, disait le Christ, j’ai peur des
autres et de leurs mal-interprétations !
57
Et il avait bien raison puisqu’il finit sur la Croix. Car la vie
n’est pas un théâtre, ou alors, comme me le disait Artaud, que
j’avais côtoyé à mon hospice, un théâtre de la cruauté.
Le créateur céleste se foutait d’être pris au ridicule par les
honnêtes gens. S’il préférait rire et amuser la galerie, il
n’oubliait jamais que c’était lui l’initiateur et le réel
propriétaire de la pensée. On pouvait l’imiter, mais jamais
l’égaler. C’est en cela qu’on l’apercevait comme distant, car il
l’était de lui-même. C’est qu’il s’agissait d’affronter la vie, lui
le mort-vivant, le vampire, le Satan : la réalité n’admettait que
très rarement ses fantasmes. Il n’était pas aisé de jouer dans la
cour des grands. Le créateur céleste trouvait son réconfort
dans sa quête d’épanouissement (et ce que je vous confie
aujourd’hui est bien le fruit de ce développement). Alors, que
faire ? À ses trente-cinq ans, il ne restait que ses livres, une
plume et un papier au créateur céleste pour exprimer ses
éclaircissements. Je peux vous l’avouer maintenant, comme
tous mes sœurs et mes frères cités plus haut : j’étais aussi de
ces créateurs célestes.
Chapitre XVIII
Aux dépens des moralistes qui n’a rêvé de la vie d’un
sybarite, dans le fantasme d’une vie facile de rentier. C’est ce
que j’avais essayé de m’évertuer à tenter, c’est-à-dire de
m’improviser agent d’affaires à l’international, au vu de mon
relationnel, avec ce fils de pute qu’avait été Georges (ce
maudit trader avec lequel j’avais cru voir émerger la
possibilité d’1 « Projet équité », à savoir retourner la
spéculation contre elle-même afin d’annihiler le Capitalisme
financier pour faire émerger une société plus équitable), et
profiter de mon influence pour faire jouer mon carnet
d’adresse auprès des princes du Moyen-Orient, que j’avais
connus lors de leur périple pour découvrir un monde
occidental dont je m’étais fait leur guide. Mais, voilà, la vie
n’est pas si facile, et l’argent, qui me faisait parler en millions
de dollar, se réduisait souvent à des cocktails mondains. De
plus, il me fallait me former, car, jeune encore, je faisais face
à des hommes de trente ans mes aînés qui connaissaient déjà
tous les rouages et les usines à gaz de l’économie de marché.
En fait, ce qui me passionnait, c’était cette rencontre, faite de
diversités, avec un monde qui jusqu’alors m’était inconnu.
Moi qui n’avais jamais voté, car j’analysais les pouvoirs de
notre société, non comme une république (res publica : «
chose publique »), mais plutôt comme une oligarchie (le
pouvoir accaparé par un petit nombre de personnes pour leur
profit personnel celui des deux cents familles) et une
ploutocratie (le pouvoir à l’argent), je comprenais qu’il était
temps de me former et de passer de l’ignorance à une plus
grande lucidité. Je devais donc à nouveau m’exiler. Vivre de
nouvelles expériences, comme de nouveaux voyages, pour
mieux être en communion avec moi-même et autrui. Je
retournai donc au Banquet m’enivrer de mots et de belles
paroles. La différence constitue parfois le Sens, et
59
l’ethnologie avait su démontrer que l’absence d’État dans
certaines sociétés primitives n’était pas forcément synonyme
de Barbarie ou d’associabilité. L’Homme dans la Nature, au
rythme de la vie : c’est ce que je découvrais de la vie des
derniers nomades. Le vide du désert comblait ma vie. Ici,
nulle réflexion ou pensées profondes, mais l’être à l’état pur.
Je comprenais mieux maintenant la démarche cénobitique
dont m’avaient entretenu Moïse, Jésus et Mahomet. Les
déserts étaient les derniers lieux fantomatiques. Leur
présence-absence animait la vie des ermites. J’avais encore
beaucoup à apprendre au Banquet de la vie. Laozi, lui, était
reparti dans ses déserts intérieurs, où l’on retrouvait les danses
spontanées des chamanes illettrés. Ce qui est un défaut ici
était une force là-bas. Il suffisait de rester éternellement un
contemplateur, comme celui du Chaos de nos villes, sans la
nécessité de recourir à des modèles ou à des mirages. Le
créateur céleste y ressentait l’âme d’un poète : faire de son
Destin une histoire, de sa vie une Œuvre d’art. Le désert
inspirait tous les transports. Les nomades étaient le peuple, et
j’étais leur roi, car, au fond, lorsque l’on donne le meilleur à
autrui, on peut tout aussi bien lui donner le pire. Le créateur
céleste était un insoumis, un paria, sauf de ceux qui l’avaient
par chance si bien compris. Ils connaissaient ses blessures et
toute sa haine portée à l’égard de la grégarité, qui avait su
l’exclure de sa propre société. Car, pour tout dire, le créateur
céleste était un homme blessé qui ne s’apitoyait pas sur son
sort, et beaucoup l’ignoraient. Mais, voilà, toute sa souffrance
s’évertuait à jouir de la reconnaissance.
Enfin, un peu de répit, il s’agissait de retourner à la table
du Banquet de mes frères et amis : tout du moins de ceux qui
étaient restés insoumis. Le Che vint me consoler :
— Tu sais, toi, le créateur céleste, ce que la vie peut nous
faire endurer. Nous sommes de la même veine. Tout comme
toi, je me sens révolté, et cette révolte occasionna de belles
aventures qui, du fond de mon Argentine, m’avaient fait
constater les pleurs de l’Amérique latine. Ce fut à cette
occasion que je rencontrai mon (fidèle ?) ami Fidel Castro,
afin de tout changer. « Seul, tu ne peux rien, car, par la praxis,
tu te remets à espérer la victoire des ouvriers sur la caste des
bourgeois et des rois usurpateurs », ajoutait Marx ; et je
compris dès lors pourquoi il avait fondé la première
Internationale.
À moi aussi les réjouissances du divertissement
dionysiaque avec, qui sait, au détour, des rencontres
privilégiées. Mon époque était celle de la postmodernité, où
l’individu apprend à se retrouver seul, bien qu’accompagné.
J’étais là, au fond, pour remplir le vide, telle la star d’un «
village people ». Je devais repartir, j’avais un rendez-vous
avec l’incrédulité. Guy Debord m’expliquait :
Les Créateurs Célestes
60
— Tu vis dans une société du spectacle, mais c’est ta vie qui
doit être spectaculaire. Ta médiatisation ne serait que
pathétique, même si je reconnais qu’elle pourrait contribuer à
faire émerger une pensée à un « loser » et, en quelques livres,
une préface à ta Postérité.
— Il me faudrait donc encore souffrir ? lui répondis-je.
— La souffrance, c’est la vie, me dit Bouddha, assis sous un
arbre. Sans ta souffrance, ton exclusion, ta pauvreté, aurais-tu
été si loin dans tes pensées ?
— Certes non, je me serais contenté de con-sommer.
— Tu vois donc bien que la plus grande des richesses : c’est
toi-même, alors continue sur ce pas !
— Attendrai-je comme toi le nirvana, et ce avant de mourir ?
— Peu importe, il te reste, je te rassure, encore toute une vie
à illuminer de tes pensées, de la grâce et de la beauté. La vie
ne vaut d’être vécue à moitié. Le créateur céleste ne peut se
résoudre à la médiocrité. Sinon, quel ennui !
C’est qu’il ne s’agissait pas de rechercher l’originalité pour
l’originalité, mais la terre dévastée par les hommes, devenus
par trop occidentalisés. À l’heure de la mondialisation, le
monde ne s’y reconnaissait plus. Thoreau m’expliqua que
l’écologie était avant tout un art de vivre, et non une simple
idée qu’il fallait rentabiliser. Il me conseilla de repartir à
Walden. J’y devais comprendre ce qu’était la désobéissance
civile. Me fallait-il, après tout, comme Sartre ou Simone de
Beauvoir, m’engager et militer ? Sartre me répondit :
— L’homme est engagé dans l’Absurde : militer pour lui,
c’est être un homme de responsabilité.
C’était encore là me poser la question du Sens à donner à
ma vie ! Mais, voilà, je n’étais qu’un homme de passage, seul,
et cette fois volontairement. Je déclinai donc l’invitation, trop
farouche et attaché à mon indépendance, moi qui avais trop
longtemps espéré de gens qui ne voulaient que par trop se
servir de moi et de mon influence. Mon capital demeurait mon
intériorité. Je décidai donc à nouveau de retourner
m’immerger au sein de l’Humanité, tel un anthropologue de
ma contemporanéité. Je décidai donc de tout oublier pour de
nouveau m’exiler. Le créateur céleste était l’ami des princes,
des rois comme des indigents. Ainsi était-il accueilli partout,
dans une franche convivialité. Se battre ou renoncer. Lutter ou
s’abandonner. J’avais tout essayé. Celui qui essaie d’être plus
qu’il n’est. Celui qui essaie de s’extraire de sa condition. Il
avait eu honte de lui comme de sa condition, il s’en excusait.
Peut-être avait-il de lui donner une image faussée ? Celle d’un
fou, mégalomane, paranoïaque, nymphomane, celle d’un
homme dangereux pour lui-même, comme pour autrui. Les
apparences jouaient contre lui, bien qu’il ne fût jamais un
homme méchant mais un homme malade, malade de son
61
histoire comme de la grandeur de sa vie. Mais voilà, le
créateur céleste se foutait de donner une bonne image de lui,
sauf lorsqu’il devait l’utiliser comme moyen pour obtenir ses
fins. Devait-il rentrer dans le droit chemin ou rester à ses
dépens un marginal ? Pour tout dire, rien n’était plus
emmerdant pour lui qu’une vie bien rangée, au risque d’être
rejeté. « C’était un homme louche, je vous assure, disaient les
gens, un homme trouble et obscur. » Mais tous les créateurs
célestes avaient connu ces troubles, puisqu’ils étaient
bipolaires. Ils étaient tous de grands malades. N’est-ce pas,
Hitler ? À la fois perturbé, et donc perturbateur. Il émanait
pourtant de ces créateurs célestes un pouvoir d’attraction : non
pas qu’ils n’aient pas voulu s’intégrer à la société, se
socialiser, vivre une vie rangée, rencontrer le grand amour,
enfanter et travailler, mais curieuse était leur Destinée, qui de
partout les faisaient rejeter. Ils constataient leur éternelle
façon de vivre inadaptée. En quelque sorte, des handicapés :
mais leur handicap était à la fois source de richesse et de
pauvreté. Ils naviguaient dans les extrêmes. Bien au-delà des
nuées. Tout ce qu’ils essayaient par eux-mêmes, ils le rataient.
L’amour était pour eux une éternelle quête d’absolu, mais,
trop passionné, il réduisait les autres à des objets de désirs
insensés qu’ils brisaient finalement. Hantés, ils hantaient. Et
parfois s’abandonnaient, dans un vain désespoir, à harceler un
amour définitivement éloigné.
Chapitre XIX
Les créateurs célestes ne peuvent vivre en paix, car ils sont
naturellement accablés par les maux de la terre, ce qui fait
d’eux d’éternels révoltés. Ils restent donc célibataires, loin de
la petite vie tranquille des gens de bien reclus dans la banalité
d’une fausse sérénité. Et même lorsqu’ils se retirent pour
écrire et mettre de l’ordre dans le chaos de leurs idées, les
créateurs célestes ne manquent aucune occasion pour se faire,
à leurs dépens, remarquer. Farouchement fiers de leur liberté,
ils n’en restent pas moins dépendants de leur affectivité. S’ils
savent prendre des risques, s’ils s’endurcissent au contact des
mondes qu’ils analysent et qu’ils voient, ils n’ont pas l’âme
des purs, de ces activistes qu’ils côtoient. Car, s’ils
contemplent le monde, ils veulent aussi en jouir à leur endroit,
mais sans stupre ni luxure. Ils fondent une famille, et c’est
bien là leur seul refuge. Mais voilà, notre ami Marx n’avait,
quant à lui, pas compris tout cela.
— Tu ne peux, me disait-il, te contenter d’expliquer ; il faut
que tu saches agir.
— Je l’ai fait, Karl, lui répondis-je. Mais je suis las, fatigué
par tant d’impostures : je ne suis ni un prophète ni un roi, et
de ta praxis, j’en fais mes choux gras.
Fin de la conversation. Jouir pour en finir avec la
dépression. Solide remède. C’est qu’il s’agissait d’être à la
fois dans le monde et hors du monde, tel un éternel voyageur.
Qui n’a rêvé dans sa vie de lier les mot « sens » et «
jouissance » ? Le créateur céleste n’avait pas pour mission ou
vertu de changer le monde ni de mourir pour des idées, ou
alors de mort lente. Il ne s’en savait d’ailleurs pas à la
hauteur. À l’idéalisme romantique, il préférait donc le
63
cynisme. S’il faisait, il se taisait, et lorsqu’il ne faisait rien, il
écrivait pour mieux parler, d’une parole qu’il savait animer
les foules.
— Prends tout ce que tu peux prendre : apprends à
désapprendre, lui répétait Centaures. L’esthétique rejoint
souvent l’éthique. La vie du créateur céleste était celle d’un
artiste qui ne pouvait se résoudre à vivre sans un dessein ou
un grand Destin. Mais que la liste des choses à faire était
longue à la vue d’une si courte vie ! Bandit ou dandy, il fallait
faire un choix. Mais voilà, la vie ne choisit pas : elle s’impose.
— Ta vie, dit Chrysippe, est celle d’un héros tragique, car tu
es né et tu mourras d’un travail herculéen !
Or j’avais tant souffert pour ne pas le contredire :
— Au Banquet de la vie, infortuné convive, homme libre,
j’apparus un jour, et je meurs. Je meurs, et sur ma tombe,
où lentement j’arrive, nul ne viendra verser le sang de ses
pleurs , dit Agapè de Centaures.
C’était peut-être là une bonne formule pour ajourner le
Banquet de Laozi. Rejoindre chacun nos routes et, d’un pas
lent, marcher, et à la souffrance se rappelaient tous les maux
de notre singulière humanité.
Chapitre XX
L’homme essaie d’organiser sa vie. Le créateur céleste aussi.
De même il planifie, car il veut comprendre comment sortir de
sa condition humaine. Mais, si tout chez lui est calculé, parce
qu’il est un homme de raison, son cœur a des raisons que la
raison ne connaît pas. Ce qui le conduit, à force de vouloir vivre
de prospérité, à faire volte-face, afin de mieux vouloir réformer
un monde qu’il aimerait régenter, car il y a ce que l’on veut être
et ce que l’on est.
— Vivons heureux, vivons caché, ne cessait d’affirmer Épicure,
et d’ajouter : comment veux-tu, à notre Banquet, nous soûler de
tes maux ? Retourne à tes travaux.
Mais voilà, le créateur céleste ne veut être exploité comme un
vulgaire salarié. Il fait de l’Entrisme ; aux ordres, il résiste. Au
travail, il préfère les jeux de rôle inconscients. Le créateur
céleste reste un enfant. Mais son image trouble questionne : qui
est-il ? De quoi vit-il ? Aux yeux d’autrui, il n’est que suspect de
ses agissements. Il faut dire que son relationnel est très diversifié
et que, pour le juger, il faudrait l’accompagner jusque dans
l’illégalité, ce qui ne manquerait pas de le faire considérer dans
toute sa complexité.
— Que faisiez-vous avec Oussama ben Laden ? demanda un
jour un juge. Et Hitler plutôt que le Front populaire ?
Espion, terroriste, proxénète, activiste… Autant d’images
faussées ? Mais après la condamnation exemptée, quelle
satisfaction d’avoir fait tourner en bourrique tous ces salauds si
prêts à promptement me juger ! C’est qu’il fallait payer. Tout a
un prix dans une société de crédulité. Entre fiction et réalité, le
créateur céleste aime parfois à se laisser entraîner dans des
histoires rocambolesques et compliquées. Cela, je l’avais
65
compris de Georges (le financier) : usine à gaz, montage, écran
de fumée. Ce que les ignorants et les exécutants redoutaient en
fait le plus, c’était de suivre le chemin sinueux de
l’intelligibilité. Tout homme raisonnable se perd dans un
labyrinthe, sauf celui qui use de l’intuition donnée de façon
innée à ces quelques créateurs virevoltants avec le chaos d’une
société désordonnée ! Si les créateurs célestes savaient
s’enflammer pour éclairer l’ignorance d’autrui, ils savaient aussi
dans leur vie si dense relativiser et ne pas prendre tout au
premier degré, ce qui en faisait de très bons conseillers, aimés
des princes, des rois comme des indigents. Mais ce qu’ils
aimaient par-dessus tout, et ce qui en faisait encore des
philosophes, c’était de semer le doute auprès des plus
convaincus de leurs croyances. Inconscients de leurs mots,
lorsqu’ils vivaient dans l’abstrait, ils pouvaient être très concrets
dans leur quête de moyens, pour faire de leur rêve une réalité, ce
qui pouvait les paniquer. C’est en cela que, dans l’autre sexe (le
plus souvent), ils aimaient à retrouver le réconfort à leur
Adversité. Ils répétaient, au Banquet de la vie :
— Mes très chères sœurs, mes très chers frères, vous m’avez
nourri quand j’avais faim, couvert quand j’avais froid, écouté
quand j’étais seul, et, cela, je ne pourrai jamais l’oublier :
Liberté, Équité, Fraternité.
Mais, entre créateurs célestes, l’aide et la compréhension
étaient de mise, malgré le conflit des interprétations.
— Je vous remercie mes chers amis d’avoir répondu
positivement à notre invitation pour ce Banquet. A vous sir
Edward Burnett Tylor, Monsieur Lucien Lévy-Bruhl, Baruch
Spinoza, Vardhamana, Siddharta, Socrate, Confucius, Mencius,
Homère, Hésiode, Apollonius de Tyane, Aménophis IV, Manès,
Moïse, David, Jésus, dit le Christ, saint Pierre, saint Paul,
Constantin le Grand, saint Augustin, saint Thomas d’Aquin,
Luther, Jean Calvin, Mahomet, dit le Prophète, Abaris,
Pythagore, Plotin, Al-Ghazali, sainte Thérèse d’Avila, Thomas
Henri Huxley, Georges Cuvier, Charles Darwin, Galilée, Isaac
Newton, Albert Einstein, Max Planck, Niels Bohr, Pyrrhon
d’Élis, Michel de Montaigne, Ænésidème, Friedrich Nietzsche,
Max Stirner, Aristippe de Cyrène, Arthur Schopenhauer,
Roscelin de Compiègne, Pierre Abélard, Guillaume d’Occam,
Charles Sanders Peirce, sir Karl Raimond Popper, Antisthène,
Diogène de Sinope, Parménide, Zénon de Citium, Chrysippe,
Sénèque, Épictète, Marc Aurèle, Épicure, Lucrèce, John Locke,
David Hume, John Duns Scot, Démocrite, Pierre Henri Dietrich
d’Holbach, Diderot, Soren Kierkegaard, Jean-Paul Sartre,
George Berkeley, René Descartes, Emmanuel Kant, Voltaire,
Pétrarque, Juan Luis Vives, Didier Érasme, François Rabelais,
Antiochus d’Ascalon, Henri David Thoreau, Frantz Fanon,
Ernesto Guevara (dit le Che), Pierre Joseph Proudhon, Michel
Bakounine, Piotr Alexis Kropotkine, Louise Michel, Jules
Guesde, Jean Jaurès, Gandhi, Oussama ben Laden, Gracchus
Les Créateurs Célestes
66
Babeuf, Aristophane pour son Assemblée des femmes, Christine
de Pisan, Simone de Beauvoir, saint François d’Assise, saint
Thomas More, Robert Owen, Étienne Cabet, Condorcet,
Montesquieu, Alexis de Tocqueville, Sophocle et son Antigone,
Arthur de Gobineau, Houston Stuart Chamberlain, Adolf Hitler
pour son livre Mein Kampf, John Maynard Keynes, lord William
Beveridge, Friedrich List, Adam Smith, Friedrich von Hayek,
Milton Friedman, Max Weber, mon ami Karl Marx, Engels et
Lénine, etc.
Quel flamboyant Banquet, qui se poursuivait malgré
l’absence de notre hôte Laozi.
Les créateurs célestes étaient donc provocateurs, ce qui ne
laissait pas de redouter une certaine promiscuité. Quant à moi,
j’essayais de comprendre simplement le point de vue d’autrui.
C’était là la voie de la conciliation et de la paix (au moins
intérieure). Mais voilà, lorsque je me sentais mal à l’aise, je me
souvenais des paroles de Hitler : « Le mal engendre le mal », et
d’ailleurs le malaise. C’est qu’il s’agissait de prendre son temps,
car la mort, toujours présente à l’esprit des créateurs célestes,
leur faisait vivre leur vie intensément. La société nous rend
calculateurs, nous demande de fixer des objectifs, même les plus
incertains. C’est pour cela que les créateurs célestes avaient fait
de leur jeunesse une retraite, là où les carriéristes étaient déjà
dans l’angoisse du doute face au devenir de leur existence. Les
créateurs célestes ne dépendaient jamais d’un travail alimentaire
: ils auraient encore préféré manger le papier de leur nourriture
livresque.
67
Si avec l’écriture naît la civilisation, je peux affirmer, en
homme civilisé, que mes voyages, trop souvent, ne révélèrent
que la Barbarie des hommes envers eux-mêmes, envers autrui et
leur environnement, que la raison seule ne pouvait expliquer la
rationalisation, même des pires sacrifices. Le créateur céleste se
jouait donc de la raison et aimait à railler ceux qui prétendaient
être des philosophes. Lui n’était qu’un sage qui appliquait la
compréhension de ses expérimentations à lui-même, sans école,
ni disciple ni partisan, et cela à ses dépens. Paradoxalement,
c’était le Néolibéralisme économique qui faisait du passé table
rase, comme l’on pouvait le constater du style international (en
architecture). L’ultralibéralisme avait gagné sur le Communisme
par une prise étonnante d’art martial.
Le créateur céleste pouvait partir n’importe où, n’importe
quand : il était un citoyen du monde, hors des limites de toute
frontière (de ces mondes qui ne connaissent de frontières que
mentales).
Le créateur céleste vivait des mondes qui l’environnaient.
C’était peut-être pour cela que son engagement politique se
réduisait à éclairer les hommes et les femmes à leur citoyenneté.
À son époque, les conflits avaient changé : ils n’étaient plus
entre l’Est et l’Ouest, mais entre le Nord et le Sud, dont le
pillage des ressources naturelles au nom d’un plus grand
productivisme entraînait les rébellions et le chaos planétaire,
comme par un effet de boomerang. Ce n’était pas la nature que
l’on défigurait ou que l’on annihilait : c’était l’Homme. Mais
voilà quelle était la question : « dans quel monde, voulions-nous
vivre ? » Il s’agissait de le rendre à la plus grande pluralité des
opinions. Cet engagement, le créateur céleste le percevait plus
facilement, car il avait les outils pour décrypter les haines et les
passions. Toujours accompagné de son Encyclopédie cognitive,
il était capable de refaire la genèse de nos positions. C’est que
nous vivions, à l’heure de la Mondialisation, dans un monde de
plus en plus complexe, où seul ce GPS pouvait nous indiquer les
bonnes orientations. C’était là sa mission, qu’il savait perdue
sans une grande (R)évolution : de celle qui fait des esclaves,
salariés ou ouvriers, des leaders sûrs d’eux-mêmes, des je-m’en-
foutistes au devenir des persécutés. L’honnêteté du créateur
céleste, il ne la devait qu’à lui-même : elle était son Salut et lui
permettait de faire face aux problèmes, de trouver toujours des
solutions. Rien n’était donc jamais perdu : tel était le recyclage
de sa pensée, par ceux de ses compagnons. Et s’il mentait,
c’était pour mieux cacher la honte de ses origines. Honte qui
aurait dû être celle de la globalisation : « tel que tu es, tu ne
peux que demeurer. Au matérialisme, tu devras t’incliner ».
Mais voilà, les hommes de « bien » sont souvent réduits aux
geôles de la corruption : misère, misère, toi qui fis des hommes
et des femmes des salauds, pauvres et incultes, dont la seule
arme était la parole de leurs maux. Jésus, tu avais compris cela,
Les Créateurs Célestes
68
et c’est pour cela qu’ils te firent subir le supplice de la Croix.
Maintenant, voilà, c’était le tour d’Oussama. Créateurs célestes,
poète de la vie, prophètes démentis, telle était votre singulière
condition : le refus de toute réification. Mais que retiendrait
l’Histoire : celle des vainqueurs ? Ou celle des vaincus ? Celle
des voleurs ? Ou celle des pas perdus ? Ton chemin resterait
encore long pour sortir de ces déserts inhabités, car la pauvreté
n’intéresse que les pauvres, et la mort est délivrance pour qui ne
peut plus rien espérer. Le créateur céleste savait cacher son
désespoir, qu’il présentait sous des apparences illusoires ;
révolté contre toutes les formes d’Inquisitoire.
69
Chapitre XXI
Seuls les créateurs célestes faisaient payer aux riches très cher
leurs conseils. C’est qu’ils savaient pactiser avec le diable,
celui-là même qui avait décidé que la liberté avait un prix. Les
créateurs célestes ainsi savaient s’imposer et, avec eux,
imposer la célébrité nécessaire à leur pensée, pour qu’elle
devienne postérité. S’ils étaient possédés, c’était de leurs
connaissances qu’ils se savaient dépossédés. Mais elles
étaient d’un salaire net, non imposé. J’avais su d’ailleurs par
mes expériences passées être un bon financier, puisque ma
richesse, je l’avais exploitée en ces terres célestes, où le
paradis était encore espéré. Pour comprendre le(s) monde(s)
dans lesquels je vivais, il en fallait comprendre leur économie,
car c’était elle qui conditionnait les politiques, et non la
politique celle des financiers. C’était là un chemin sinueux
que j’avais emprunté, alors plus jeune, en tant qu’agent
d’affaires : l’univers des sociétés offshore, des
multinationales, des usines à gaz, du blanchiment de ces
papiers dont on fait de l’or ou de la menue monnaie. Mais
peut-être, un jour, je vous souhaite d’en comprendre la face
cachée : le livre noir du Capitalisme. Car le philosophe est un
étrange parasite : s’il vit de la société, il ne la fait pas vivre.
Sa seule arme est son assiduité à comprendre ce que le peuple
s’évertue à ignorer. « Business is Business », comme le disait
de façon cynique Diogène. Dur constat, mais, comme vous
avez pu le lire dans mon Livre de la connaissance : « Aussi
bien ne rien changer. Après tout, le monde est ce qu’il est, il
s’agit de s’y adapter ou, au pire, de s’y confort-mer. » Tel
était là le principe de réalité : obéir aux structures de la
société, comme la majorité. Préféré subir les ordres, même les
plus infâmes, des gouvernants, plutôt que de risquer les
blâmes d’une société plongée dans un chaos désordonné. Mort
était l’homme d’affaires éclairé : nul honneur, nul respect, car
c’était la guerre, que seul les aveugles n’avaient pas visualisée
(car manipulés), à l’heure de la Mondialisation Néo-libérale.
Paix artificielle, sans partage ni respect. Je me disais qu’il
était réellement temps que l’empire américain soit ruiné. «
Pax Americana », et qu’avec elle se finisse cette idéologie du
Les Créateurs Célestes
70
Néo-libéralisme prouvant qu’1 Autre monde était possible
comme d’1 Altermondialisme. Mais je comprends là votre
doute, car, après tout, on peut de tout douter.
Les créateurs célestes étaient, tel Chiron, des médecins de
l’âme qui, plutôt que de traiter les effets, préféraient traiter les
causes, comme « l’exploitation de l’homme par l’homme ».
La question était de savoir qui de l’homme ou de la machine
était sacralisé. La Mondialisation, bien sûr, et le
Néolibéralisme, pour évangéliser les péchés capitaux ; à
savoir l’envie, la gourmandise, l’avarice, l’orgueil, la paresse,
la colère et la luxure, dont elle faisait ses hérauts. C’est qu’il
s’agissait de ne plus désacraliser les Croyances de ce monde,
pour en conserver leur diversité. Il s’agissait de laisser une
trace, car sinon à quoi bon vivre, si ce n’est pour se
sustenter ? Un héritage. Tout cela n’était qu’une question de
Vision du temps : jouir à court terme, puisque, après tout,
nous n’avions qu’une vie sur cette Terre, ou bien, à long
terme, construire quelque chose qui perdure jusqu’à la
Postérité. Comme à tout un chacun, il arrivait au créateur
céleste d’être rêveur. Le travail dévalorisé, la prostitution
généralisée. Une société du mensonge dans le prisme du
marketing. Alors, fallait-il l’intégrer, au risque que cet
Entrisme ne finisse par se faire assimiler, par la séduction
d’une vie plus ap-aisée ? Mais voilà, les créateurs célestes
n’étaient pas de ces mercenaires. S’ils n’étaient pas contre
fonder un foyer, et de ce fait retrouver leur famille, le Destin
des créateurs célestes les faisait toujours échapper à la
dépression, par la quête d’une éternelle diversité, d’aventures
qui les embarquaient à la dérive vers d’incessantes nouvelles
pensées qui multipliaient leurs opportunités. À vouloir être
théorique, on en perd la pratique. Le créateur céleste naviguait
entre deux eaux. Car les gens n’apprécient guère les
dépressifs, et les femmes préfèrent les hommes joyeux,
souriants, sensuels, rigolos, pour gigolos, ou indifférents
comme des machos. Tout cela en valait-il la peine ? Le
créateur céleste avait appris qu’au jeu des passions, il fallait
savoir rester ferme. Mais sa folie faisait de lui un homme ou
une femme instable, à terme. Ce qu’il savait mieux faire,
c’était de se perdre, en l’absence d’aide. Toujours sur la
brèche, il ne savait donner du temps au temps, car il
connaissait le temps mortel. Il aimait donc se laisser aller à
l’inconscience et à l’irresponsabilité : il faisait ce sacrifice au
nom d’1 certaine Humanité. Après tout, comme me le disait
Hegel :
71
— Rien de grand dans l’Histoire ne s’est fait sans passion !
Aujourd’hui, combien de millions de morts ? Ces mots
avaient fait illusion !
S’il n’y a pas d’Amour, mais seulement des preuves
d’amour, l’amour-passion avait échaudé le créateur céleste :
ce qui fit de lui, après tant de déceptions, un cynique et un
libertin. Au moins trouvait-il dans le sexe la plus grande
liberté, sans la moindre contrainte, ou, comme aimait à le
répéter Aristippe :
— Je possède, je ne suis pas possédé !
Le créateur céleste était donc paradoxalement un
hédoniste. C’était peut-être de là qu’il puisait sa force à
demeurer un être (singulier) à part de tous les clichés et de
toutes les revendications. Incrédule, égoïste et je-m’en-
foutiste, puisqu’il l’avait appris à l’être en raison de la société
qui voulait le con-ditionner. Car il ne jugeait jamais les autres.
Il savait que ce qui était un jour serait différent le lendemain.
Et c’est bien à la Différence que le créateur céleste
s’intéressait. Il ne tentait nullement, comme les philosophes,
d’expliquer une idéologie, il partait la vivre, au risque de s’y
endoctriner, car c’est toujours en s’immergeant, il le savait,
que l’Homme s’oublie face à la cruauté. Ce que font, par
exemple, les pompiers ou les infirmiers, qui soignent avec
plus grand sang-froid, parce qu’ils connaissent, dans l’action,
le pouvoir de l’objectivité. Et, en fait, il en allait des médecins
comme des avocats ou des policiers, ce qui n’était pas sans
risque pour un créateur céleste, resté encore dans l’âge de
l’immaturité. L’homme qui a mal fait le mal. Les créateurs
célestes ne voulaient céder à ce genre de tentation : ils
préféraient, comme des boxeurs, esquiver et reculer si
nécessaire pour mieux contre-attaquer. Leur Parole, comme
leurs mots, étaient des armes qui pouvaient déstabiliser, voire
même tuer. Et cela, ils le savaient. De leur Tragédie dépendait
le sort de l’Humanité. N’était-il pas vrai, Hitler, ce
raisonnement ? Et Hitler de répondre :
— Je ne connais pas de Vérité : seule la réalité m’intéresse !
Elle seule fonde l’Histoire !!!
C’est qu’il fallait parfois faire, en apprenant à se taire.
Combien de fantasmes ont conduit les hommes à se faire de
fausses idées, d’où le désespoir d’une vision pessimiste
déambulant dans le brouillard des condamnés ! Comme je
vous le disais, le créateur céleste souffrait, mais quelle en était
sa profonde raison : « à vaincre sans souffrance, on vainc sans
gloire » ; or, que la route était longue, et la gloire Illusoire.
C’est qu’il fallait espérer sans espoir. Les idéologies n’étaient
toutes que des supercheries, mais, voilà, comment vivre sans ?
Telle était la question. Les créateurs célestes se savaient
Incrédules, car ils avaient bien tous compris que leurs
Croyances étaient des illusions. Mais pouvaient-ils renoncer à
Les Créateurs Célestes
72
être ? Le nirvana n’était pas chose que l’on acquérait
facilement. Bouddha nous expliquait :
— Il vous faudra beaucoup de temps, de réincarnations,
pour que votre pensée suscite la dés-illusion.
Et il rajoutait :
— Étranger à moi-même je suis !
Autant dire qu’il ne suffisait pas de toute une vie pour
qu’un créateur céleste épuise ses batteries, dont le secret était
l’Energie.
Chapitre XXII
C’est que les créateurs célestes avaient tous eu leur part de
traumatismes :
— Regarde cet enfant, il est ta chair, il est ton sang.
C’était dans cette enfance qu’ils puisaient leur
dénigrement, à l’égard d’une société matérialiste qui essayait
de les rendre inexistants. Mais, à l’heure où je vous parle, nul
ne savait vraiment jusqu’où ce Matérialisme nous conduirait.
Entre tragédie et comédie ? Nul ne savait s’il fallait pleurer ou
rire. À trop vouloir, on n’obtient rien, si ce n’est, derrière les
illusions, le Vide ou le Chaos. Les créateurs célestes se
savaient être les bouffons des rois, mais ce que ne savaient
pas les rois, c’est que ces bouffons étaient aussi des activistes
et que, lorsqu’ils avaient tout perdu par leur Entrisme, ils
n’avaient qu’eux-mêmes à perdre, tel des anarchistes.
Écoutons Proudhon :
— La propriété, c’est le vol.
Les créateurs célestes, eux, n’étaient propriétaires de rien.
Et c’était pour cela qu’ils savaient prendre tous les risques.
Les hommes passent parfois toute leur vie à se soigner.
D’images en images, d’apparences en apparences, d’illusions
en désillusions, les créateurs célestes avaient appris à
s’assumer, loin de toute futilité. Ils se foutaient de faire peur
ou d’être incompris : ils traçaient leur voie, seuls, mais en
communauté d’esprit avec leurs frères et leurs sœurs, avec
lesquels ils se savaient communier d’esprit à esprit, sans
limite d’Espace ou de Temps. Ce qui souvent les rendait
étrangers aux gens. Ils savaient que dramatiser leur vie était
signe d’Angoisse et que leurs discours sur la cité pouvaient
être prisonniers de leur mentalité. Ils étaient donc instables et
inconstants, comme les mouvements de l’Univers, dans lequel
ils se savaient être poussières. Mais poussières d’étoiles, avec
une telle luminosité que leur Vision du monde pouvait tout
Les Créateurs Célestes
74
changer. C’est que les créateurs célestes n’étaient pas venu
sur cette Terre que pour vivre et espérer : ils existaient d’une
façon dense, de cette densité qui vous transporte au-delà des
préjugés, des idées toutes faites, pour rejoindre l’impensé.
Qui, après tout, aurait voulu vivre sur cette Terre pour rien ?
La mort alors aurait été préférable à l’absence d’un vide
sidéral. Les créateurs célestes étaient devenus des hommes
forts, par nécessité : c’est qu’il fallait avoir survécu à leur
condition qui, au départ, les condamnait à l’enfer d’une vie
faite de banalité. Ce qu’ils recherchaient en tout, c’était
l’extra-ordinaire. Quoi qu’ils fassent, ou qu’ils aient fait, tout
les ramenait à leur singulière et étrange destinée d’hommes ou
de femmes engagés dans un combat vers plus de dignité. Leur
histoire était ainsi faite qu’il leur suffisait d’être pour exister.
Ils avaient su communier avec leur nature, qui n’était autre
que la Nature des éléments de l’Univers. Ils avaient vécu,
lecteur, ces moments de grâce où tout fusionne dans une
intense Liberté.
Le créateur céleste ne menait pas carrière. Il ne pouvait
donc qu’avoir peu de succès, car il préférait traverser les
déserts, sans frontières, de l’inexpliqué. Telle était sa raison
d’être, qu’il n’avait pourtant pas volontairement ou
sciemment souhaitée. C’était comme cela : il était. Bouddha le
répétait au Banquet des illuminés :
— Qu’importe toutes tes apparences : les princes savent se
faire oublier et s’abstraire de leur communauté.
Sage adage qui émancipe de l’esclavage de la parenté. Au
fond, qu’importait que l’on nous juge par lâcheté : notre quête
n’était pas celle de notre société. Le créateur céleste vivait en
marginalité, bien qu’il haïsse la pauvreté. C’est que le créateur
céleste savait ruser des apparences et s’adapter : pauvre parmi
les pauvres, riche parmi les riches, inculte avec le peuple,
savant avec les Doctes, etc. C’est qu’il y avait toujours à
apprendre, et qu’apprendre ou expérimenter était pour le
créateur céleste son seul métier. « Qu’avais-tu voulu faire de
ta vie ? » : qui ne s’était posé cette question ? Pour le créateur
céleste, sa destinée terrestre ne connaissait aucune vocation.
Car, après tout, à quoi bon entrer dans des systèmes, si ce
n’était pour mieux les contourner ? À quoi cela importait, si
ce n’était de créer ? Une lente évolution de l’enfance à l’âge
de la maturité. Être, mais non assisté. Tel était là le problème.
Il fallait savoir raison garder, entre ce que l’on pense pouvoir
être et ce que l’on est. C’est peut-être pour cela que les
créateurs célestes prenaient des chemins de traverse afin,
parfois peut-être, de s’égarer avant de se retrouver. Mais
voilà, chercher les problèmes parfois n’en vaut pas la peine,
même si le créateur céleste était un cheval de trait, ce que
n’aurait pas démenti, même de sa vaillance, Centaures, qui
75
écrivait : « Au plus mal vainc la témérité. » Du « Mal »
comme du « Bien », qu’il pouvait expérimenter, le créateur
céleste n’en retenait que l’aspect positif de sa liberté. Des plus
dures épreuves, seul le savoir lui importait. Il était un homme
savant, mais son savoir, il l’avait acquis au prix de ses larmes
et de son sang ! C’est en cela qu’éternel observateur le
créateur céleste ne s’était fourvoyé dans aucun parti : la
politique lui était indifférente, car il savait que, de ses
enseignements, il en serait l’originalité. Il avait appris ainsi
qu’en plus, de la société qu’on lui présentait, restaient bien
des modes de pensée et de représentation, bien d’autres
sociétés ou civilisations à explorer. Il avait donc renoncé à ses
grands projets pour changer de société, à l’heure de la
Mondialisation, pour mieux s’expliquer l’universalisation du
Néo-capitalisme financier, qu’il avait en vain cherché, de
l’intérieur, à annihiler.
Le créateur céleste était chaque année invité à ce Banquet
qu’il avait initié avec ses frères et sœurs, où il savait qu’il
puiserait de nouvelles Valeurs adaptées, à l’évolution de sa
pensée. Puis il revenait observer la société, à laquelle il
essayait de s’adapter.
Le créateur céleste s’était éloigné de tout affairisme, même
s’il en avait conservé l’idée et la formation. Après tout,
connaître le Mal lui avait appris que l’on pouvait en obtenir
un gain. Et si le monde devait faire face à la récession, il se
savait déjà prêt à survivre dans une économie de système D
où la Décroissance incite le peuple à plus de solidarité et
d’amitié dans la quotidienneté. Si le mysticisme n’est pas
mystique, peut-être envisageait-il un regain d’intérêt pour ses
œuvres de bonté, car tout le secret était de bouleverser les
forces cosmiques. Le créateur céleste était lui aussi un
mystique. Il ne suffisait plus que d’attendre la chute de
Babylone et de l’empire américain. La pensée d’un penseur
mystique est souvent complexe et labyrinthique, mais le
créateur céleste, s’il laisse ces paroles à ceux de ses amis,
dans un enseignement ésotérique, se voulait avant tout
compris d’un peuple agnostique. Les créateurs célestes ne
pouvaient se résoudre à une petite vie faite de banalité. Leurs
héros, comme je vous l’ai dit, étaient herculéens, des forces de
la Nature qu’ils préféraient à une société sans cœur. C’est que
nous ne vivions pas dans un monde libre, mais dans une
illusion de paix et de liberté. Seuls les gouvernants savaient
qu’ils menaient, au jour le jour, une guerre économique ou
militaire au nom du Marché. Mais que pouvions-nous faire,
nous qui n’étions que des pions sur un échiquier ? S’en sortir
ou le brûler. Tout cela devait bien arriver un jour ! Quel serait
alors l’héroïsme des créateurs célestes ? Ne se replieraient-ils
pas dans leur tanière, eux qui avaient déjà tant souffert, ou
s’engageraient-ils dans un conflit délétère, au nom d’une
Mission salutaire ? Changer d’idéologie, rompre avec
Les Créateurs Célestes
76
l’empire américain, mais voilà : que dire ? Surtout lorsque le
monde est animé de si différentes et diverses croyances. Aussi
bien rester un observateur, ou bien fuir dans une île
paradisiaque. On dit, par exemple, que l’Islande est une terre
confortable pour les aventuriers. Mais tout cela en valait-il la
peine ? Je réponds que « oui », car, comme l’avait écrit
Centaures : « Parce que l’Homme fait le monde à son image,
et que de son bien-être en dépend la bonté… Parce que
l’honnête homme n’est réellement jugé que sur ses actes, et
non sur sa volonté. Et que nos écrits, tout comme nos paroles,
ne sont que littérature : regarde les (hommes) souffrir,
supporter le martyr, endurer l’adversité, la misère, la violence
ou la privation de liberté,
car je te le dis, de l’épreuve seulement se paie le prix de la
connaissance. » [Extrait du Livre de la connaissance.]
Au Banquet de Laozi, je devais rencontrer d’autres
compagnies, dont la diversité d’esprit m’interpellait sur ma
propre condition de vie.
Les créateurs célestes n’aimaient pas faire plaisir ou
divertir. Ils se foutaient de l’Audimat, et c’est peut-être pour
cela qu’ils étaient tant espérés. Leur nécessaire intégrité,
quant à leur parole, faisait d’eux d’éternels insoumis. Seule
resterait leur pensée, si tant est qu’elle ne soit brûlée ou
condamnée à l’autodafé. Car le(s) monde(s) qu’ils aimaient à
côtoyer étaient encore emplis de salauds et d’enculés.
C’étaient donc à eux de prévenir, c’est-à-dire d’agir sur le
concret. Il s’agissait de vaincre ses peurs, mais pour cela, tous
les créateurs célestes n’étaient pas d’accord, eux qui
préféraient contempler le Ciel et de la Nature la Beauté. Il leur
fallait apprendre à ne plus se laisser impressionner. Nietzsche
m’interrompit :
— C’est parce que j’ai désacralisé Dieu qu’il est mort et
enterré.
Mais voilà, il restait encore beaucoup de labeur pour
généraliser et arrêter de spéculer !
Combien d’hommes et de femmes malades dans notre
société occidentale, vivaient dans l’ignorance ? C’est qu’il
fallait se battre contre toute forme d’in-con-science. Mais tout
cela, encore une fois, en valait-il la peine ? Pour Lénine :
— Oui, me répondit-il, si tu veux que ta petite histoire
s’inscrive dans la grande.
Tant de morts pour finir dans une encyclopédie ou un
dictionnaire. Qu’en restera-t-il dans mille ans ? Une vanité ?
Pour finalement voir toute une civilisation s’effondrer. Dès
lors, le créateur céleste, peut-être par peur, se défiait de toute
grandeur.
— Cultive ton jardin, disait Voltaire.
— Mais où ?
77
— En toi-même ! me répondit-il.
— Et surtout, suspends ton jugement, ajouta Pyrrhon d’Élis.
Qu’importe le regard d’autrui qui avait vu en toi un fou, un
paranoïaque, un mythomane, un sectaire, un homme
dangereux, un rigolo, un faux prophète, un gigolo, un mafieux
ou un escroc, etc. Il était préférable d’en rire, même et surtout
face aux autorités. Aussi bien ne rien faire, ne rien changer
alors ? Peut-être, suis ton chemin, il te conduira vers ta
destinée. Souviens-toi, tout n’est qu’une question de
croyances. Alors, jusqu’au bout, crois en toi et ne doute pas
de ta pensée. Résiste, mais ne renonce pas. Mieux vaut une
icône que l’image d’une apparence trompeuse qui se dégonfle
à la moindre confrontation. C’est en toi que tu dois trouver les
solutions. Dédramatiser et ne pas croire aux fictions : prendre
du recul et ne pas te laisser impressionner par la première
désillusion. Car il y aura toujours deux scènes : celle connue
par le public et, en coulisses, celle connue des seuls initiés.
Ici, dans cette assemblée, il s’agit de démystifier. La vie est
éphémère, constatent nos contemporains : dès lors, comprenne
qui pourra que notre économie soit jouée au casino de
l’incrédulité. L’heure est au Néolibéralisme, celui d’Adam
Smith, d’Hayek et de Friedman. Mais tout cet empire anglo-
saxon consomme trop pour ne pas créer de ( R)évolutions. À
ce sujet, créateur céleste, il est préférable de te taire. Garde en
toi tous les secrets de l’univers : ils seront exposés plus tard,
dans les cimetières ou les musées mortifères. Nous vivions
dans un monde à l’envers, où ceux d’en bas ne légifèrent, et
préfèrent idolâtrer les politiques plutôt que les Missionnaires.
Les Créateurs Célestes
78
Chapitre XXIII
Si l’on connaissait réellement l’enfance de tous les
créateurs célestes, on s’apercevrait qu’ils avaient tous connus
l’exclusion, le rejet et la marginalité. Jeune encore, ils étaient
miraculeusement révoltés : hors de toute société, victimes de
l’injustice. Cela expliquant ceci, les créateurs célestes
inventaient de nouvelles philosophies, des Visions du monde
pour Autrui qui devaient illuminer l’incroyance et l’ignorance
de ceux qui, plus jeunes, les avaient suppliciés. C’est que de
se battre, ils n’avaient pas eu le choix, et cela en toute matière.
Leur Parole était celle De la Délivrance, eux qui avaient si
longtemps été bâillonnés.
Ils pouvaient troubler l’Ordre public, mais c’était à leurs
dépens, car ils savaient qu’ils finiraient tous crucifiés. Les
plus courageux étaient certainement les plus illuminés, car ils
pouvaient irradier un public désabusé. D’autres, les plus sages
ou les plus lucides, n’utilisaient pas leur pouvoir, qu’ils
préféraient réserver à l’élite des générations futures. Les
créateurs célestes ne connaissaient pas de Temporalité. Ils
faisaient l’Histoire, car ils étaient l’Histoire : il en allait ainsi
des premiers chamanes de l’époque de l’homme de
Neandertal jusqu’à notre ami Marx, d’une vie peu banale.
Mais, voilà, juger d’un homme, c’était juger d’une époque,
d’un système, d’un contexte. C’était pour cela que certains
avaient connu les enfers de la prison ou de
l’excommunication.
« Aux grands hommes, la patrie reconnaissante », mon cul
! Les créateurs célestes n’étaient pas de ceux que l’on ait vus
corrompus. À dire vrai, les gens en avaient souvent honte, car
ils leur présentaient leur miroir, leur face cachée, leur vie de
merde, celle d’un mariage raté, d’un enfant délaissé, d’un
crédit ruineux, d’un licenciement ou d’un divorce, c’est-à-dire
du démembrement d’une vie ridiculisée à l’heure des
79
délocalisations. La vie banale des hommes de peu, des braves
gens, ne s’éveille souvent qu’à la lumière d’un drame, et, s’ils
ne se suicident pas tous, ils ne comprenaient plus que le mot
« Sens » pouvait rimer avec « les Maux de l’existence ». C’est
peut-être pour cela qu’ils se réfugiaient dans les bras des
créateurs célestes, car eux n’avaient fait ni de la Tradition ni
de la grégarité l’actualité de leur vie égarée. Leur Œuvre se
terrait dans l’ombre, et ils laissaient la mise en scène du
théâtre de leur vie aux nécrophages politiques, marketeurs à la
petite semaine, récupérateurs, recycleurs de peu de génie, à la
grandeur de leur maladie. Au fond, pourquoi subir le martyr et
ne pas s’en foutre, comme tout un chacun ? Le monde est ce
qu’il est. Vous, les créateurs célestes, vous restez encore des
enfants trop idéalistes. Venez avec moi et jouissons : il est
temps de fuir les terres de l’incrédulité.
Fini Moïse, fini Jésus, fini Luther, fini Mahomet, fini
Plotin, et tant d’autres déjà cités. Nous ferons de leur pensée
un cocktail d’idées pour en finir aussi avec cette suicidaire
Humanité. Pour le moment, laissons s’envoler le prix des
matières premières, nous qui ne nous nourrissons que de
nourritures célestes.
Travail, Famille, Patrie, Métro, Boulot, Dodo étaient des
maux inconnus des créateurs célestes. À tout dire, ils
préféraient subir le martyr que de se salir les mains. À
l’ombre de leur prison décharnée, ils préféraient s’expliquer
sous les lambris dorés d’une Justice qui ne connaissait comme
droit, que le droit à l’iniquité. Parler en ces moments difficiles
était déjà l’exploit d’une grande fierté, eux qui se savaient
condamnés avant même d’avoir été arrêtés. C’est qu’il fallait
rendre hommage à tous ceux et celles qui avaient été oubliés,
abandonnés, humiliés par un État animé par la cruauté :
retenons ces mots de Louise Michel : « communarde je suis,
je reste et je demeurerai ». Mais voilà, tous ne connaissaient
pas cette héroïne des temps passés qui restait un modèle pour
les créateurs célestes, par son abnégation, sa bravoure et son
humilité. Je me souvenais de notre Banquet au sein de ces
ouvriers (sculpteurs de nos pensées) qui avaient su rejeter
toute forme de respectabilité : mon ami Marx, qui se
gloutonnait, Engels qui, avec Lénine, planifiait, Max Weber,
qui observait, David Ricardo en rentier, Adam Smith, Hayek,
Friedman, qui se gaussaient du succès de leur pensée, au
sceau du Néolibéralisme et de notre Postmodernité, Friedrich
List, qui désespérait de plus d’égalité entre les pays riches, et
ceux, relégués à la pauvreté, Keynes et Beveridge, qui
sentaient l’heure venir de se réincarner, McCarthy, Poujade,
Berlusconi, qui, du haut de leur pouvoir, écrivaient des listes
d’ennemis comploteurs au sein de leur communauté,
Gobineau, Chamberlain et Hitler, morts et enterrés, qui
n’avaient pas pu finir leur souper empoisonné, Georges
Boulanger, Barrès, Maurras, de Gaulle, Peron et Nasser, qui
Les Créateurs Célestes
80
s’interrogeaient sur ce qu’était une Identité et sur le terme de
Nationalité, Edmund Burke et de Maistres qui criaient haro
contre la Révolution française, pour mieux imposer la Notion
de Tradition, Sénèque le moraliste, pour qui il fallait respecter
l’Ordre (des mets) jusqu’à l’Absurdité, contre Antigone
(héroïne de Sophocle) qui sauvait par son héroïsme les actes
de la Cité, enfin, Montesquieu, qui riait, pensant que ses écrits
prônaient un libéralisme politique de droits qui servirait les
intérêts des marchands, comme prétexte à la spoliation des
richesses au nom de la Démocratie et de la Liberté, et tant
d’autres encore, qui faisaient de notre assemblée un Chaos
désordonné. Quant à moi, le plus jeune de ces penseurs,
c’était bien là mon dernier mot :
— L’avenir sera à l’indéterminisme et à la probabilité.
Mais c’était là, grâce à ce Banquet improvisé, que nous
avions essayés de briser des murs, pour mieux construire des
ponts entre des points de vue si différents, voire divergents.
L’Histoire est une chose compliquée que l’on ne peut résumer
dans des livres : qui furent les bons ? Qui furent les mauvais ?
Lorsque tout s’inverse, où étaient les héros ? Je réponds : dans
le sacrifice de leur personnalité. S’il y avait bien une histoire à
écrire, c’était celle de ces martyrs. C’est qu’il s’agissait
d’obéir, sans se poser de mauvaises questions. C’est aussi
pour cela que les créateurs célestes dérangeaient : ils posaient
toujours trop de questions, car c’était à eux-mêmes d’en
révéler le vide ou l’impensé. Mais, après tout, ne valait-il pas
mieux l’oubli de toute dissertation ? Il s’agissait parfois de se
taire. Mais voilà, comment bâillonner un créateur céleste, si
ce n’est en le torturant, en lui coupant la langue ou les mains :
encore serait-il capable d’écrire comme un pied. Alors,
« plutôt Hitler que le Front populaire ». La servilité anéantit
toute conscience. Sauf celle des hommes d’affaires. Même la
guerre est un business. C’est pour cela que les créateurs
célestes étaient de farouches résistants : il s’agissait pour eux
d’exploiter les exploiteurs, de voler les voleurs, d’escroquer
les escrocs (ceux d’en haut), de marketer les marketeurs, etc.
Tel Machiavel, ils avaient appris à être de bons princes ; par
effet de levier, leur fin justifiait tous les moyens, dans un
monde d’apparences fait de crédulité. Face à une République
qui n’en avait plus que le nom, où la vertu était devenue un
vice, ils avaient fait de leur entrisme une réflexion : celle de
l’anthropologie de l’aperception. Étaient-ils des espions ?
Certes non, mais des observateurs qui sauraient un jour
convertir toutes les Valeurs d’une société néolibérale en une
utopie, et ce, contre l’Ordre établi. Ils étaient donc des
activistes sans nom, ce qui, pour l’État, les rendait coupables
d’activité suspecte, c’est-à-dire de Terrorisme ! À relire le
81
Livre de la connaissance, on se demandait qui de l’État ou des
activistes étaient les vrais terroristes. Peut-être les
multinationales ? Plus promptes à suivre leurs intérêts
particuliers et ceux de leurs actionnaires, qui se contentaient
de laisser faire en exploitant la misère, qu’à s’intéresser à
l’Ordre national. Car la pauvreté n’intéresse que les pauvres.
Que peut-on faire lorsqu’une République est sacrifiée au nom
d’1 Oligarchie et d’une Ploutocratie ? Voter blanc, ou peut-
être tout simplement une révolution douce et apaisée, à savoir
ne pas voter ! C’est que, pour changer la société, il fallait être
au-dessus des partis. Et ce n’est pas toi, mon ami Charles, de
France ou de Gaulle, qui me contredirait : « J’ai fait mon
chemin entre le choix de la Résistance et celui d’une Destinée
: seuls mes amis, et l’Histoire, me glorifieront, et voilà
pourquoi je ne craignais plus la mort. Car pour l’éternité je
survivrai. »
Chapitre XXIV
Peut-être que les hommes se trompaient à vouloir changer
le monde plutôt qu’à vouloir se changer eux-mêmes. Mais
tout cela n’était qu’une question de Vision. Dès lors, pourquoi
pas une société alternative ? Mais laquelle ? À ce sujet,
Robert Owen, Étienne Cabet, Fontenelle, More, saint François
d’Assise et Platon avaient eu leur propre solution. Parfois, le
mal naît pour un bien ; souffrir, c’est aussi apprendre à
s’ouvrir. Nous sommes souvent surpris de nos amis : la
trahison précède la lapidation. C’est que les créateurs célestes
avaient eu aussi leur part de combat à la rencontre de leurs «
frères de la côte », ces pirates et mercenaires, ou simples
dissidents, qui appliquaient une société égalitaire sur cette
Terre qu’ils avaient quittée pour en fuir l’enfer ; car aucun
d’eux ne croyait au Paradis, sauf lorsqu’il s’agissait de battre
le fer pour conquérir leurs trésors imaginaires. C’était là ce
qu’appelaient les créateurs célestes une revanche sur la
misère, entre l’ivresse, les putes et la guerre. Car ils étaient
tous animés d’une même et farouche colère. Si créer un
monde parallèle à la société des maîtres de l’univers était là,
peut-être, un appel d’aide humanitaire, eux, les anges noirs
d’une révolte radicale contre l’Ordre social, savaient qu’il
fallait être du côté du pouvoir pour s’en extraire. Ces pirates
apprirent à leurs dépens comment devenir de bons corsaires.
Des légionnaires. Il s’agissait pour eux de se conditionner
pour devenir ces hommes forts, autoritaires, fermes,
déterminés, à la volonté de fer, sans jamais se laisser faire ni
impressionner : insister, oser, être direct et agressif, tout en
gardant son calme et sa sérénité. Car la vie d’un guerrier
repose sur l’humanité, l’amour et la sincérité. Autant de
faiblesses à conjurer. C’était là un bon début pour se soigner
de ses maux enfantés. Une thérapie par le rire : cela va sans
83
dire, pour ne rien aggraver de sa popularité. Le don pour un
créateur céleste était une vertu : aux souffrants, il donnait les
soins, aux miséreux, la richesse, aux vieux, la jeunesse, aux
riches, la pauvreté, qui était un « bien », car celui qui le
possédait n’était dépossédé par rien, sauf par lui-même. Là il
pouvait commencer à se recréer. Mais tout cela était illusoire,
dans un monde où l’insécurité justifiait aux États le recours à
toute forme de brutalité, à l’encontre de leurs propos sur les
Droits de l’Homme, si souvent rabâchés. Nous vivions dans
un monde où tout était bafoué, encadré, mesuré, réprimé,
comme de la Liberté. Il n’y avait plus de sanctuaires ni de
refuges, sauf peut-être pour les terroristes d’Oussama ben
Laden. Mais voilà toi, où te cachais-tu ? Dans les nuées ? Où
étais-tu ? Peut-être préservé par l’empire américain avec
lequel tu t’étais fourvoyé ? Tout comme moi, dans un hôpital
psychiatrique, isolé ? Ton symptôme était devenu l’indice de
leur fragilité !
Mais au fond tout cela n’était qu’un Système : les juges
jugeaient, les policiers réprimaient (puisqu’ils vivaient de la
misère des gens, des putes et des délinquants), pendant que les
politiques discouraient, que les pauvres s’appauvrissaient, que
les riches s’enrichissaient et que les hommes d’affaires
s’affairaient, que les escrocs escroquaient, etc. Le créateur
céleste était désabusé : blanc bonnet, bonnet blanc. S’agissait-
il d’intervenir ou de se retirer ? La Sagesse évolue avec les
temps. Chaque créateur céleste avait choisi son camp. Quant à
moi, j’avais trop souffert pour ne pas jouir. Après tout,
comme le disait Héraclite :
Les Créateurs Célestes
84
— Tout coule ? Panta rei.
S’agissait-il alors pour chaque citoyen d’accepter une
Liberté contrôlée ? L’avenir nous le dirait.
— Laissez-moi libre, laissez-moi vivre en paix, dans la
tranquillité, laissez-moi m’exiler !
Je n’étais pas, dans la réalité des faits, un héros de bande
dessinée. Je n’étais tous simplement pas à la hauteur : je
laissais cela aux rêveurs qui n’avaient pas connu les horreurs
de la guerre. À tout cela, comme à mon grand-père, je restais
réfractaire. Je n’étais pas prêt pour la conversion de toutes les
valeurs. Alors voilà, moi qui ne suis plus de ce monde, que,
de ma mémoire d’outre-tombe, chers lecteurs, vous puissiez
comprendre mieux la réalité de votre univers. Et sachez que la
Liberté n’a pas de prix, et que j’ai tenté par ma vie d’en faire
un modèle.
Chapitre XXV
Chacun pour soi, tous contre tous, la loi du plus fort :
n’hésitez pas à nier ce darwinisme social et sa cohorte
d’individualisme. Darwin, Stirner et bien d’autres, je vous
emmerde ! Derrière ces lambris, derrière ces dorures, derrière
ces costumes ridicules, regardez-vous vous-même, votre
science est ridiculisée. Avec le temps, l’individualisme
mourra, et moi avec : injustice faite ou défaite. S’agissait-il
encore de se vendre, l’âme corrompue : peut-être ? Mais
voilà, le créateur céleste était un aristocrate, et pour lui, pas
question de vendre ses terres : il attendait le krach et le
moment où l’empire américain, ainsi que toutes ses valeurs,
s’effondrerait. Dès lors, le maintien de l’Ordre par la
répression ne pourrait plus s’affirmer. Mais tout cela relevait
de mécanismes bien compliqués que seul les créateurs
célestes étaient à même de décrypter, puisque la majorité des
gens s’en foutait, comme des crimes contre l’Humanité.
Conduis seul ta vie sans envier celle d’autrui. Le bonheur est
divers : il est en toi, et son expérience fait ta richesse. La vie
est comme une Œuvre d’art : elle te porte, si elle véhicule un
Message. Le créateur céleste aurait pourtant parfois espéré,
pour sa santé, tout oublier : après tout, tel était le principe de
réalité ; la société était forte de Structures devant lesquelles il
s’agissait de s’incliner, et qu’on ne pouvait que très rarement
Révolutionner. Ce qui faisait des créateurs célestes des
hommes ou des femmes déstructurés, perdus dans un monde
Les Créateurs Célestes
86
qu’ils ne reconnaissaient plus. L’attrait du confort les perdait,
tout comme ces derniers nomades de l’Humanité. Et pourtant
ils préféraient souffrir, y compris de pauvreté, car le temps
était pour eux une fiet attente qui leur avait permis de
s’enrichir des connaissances liées à la survie : du système D à
l’élévation, à la spiritualité. Souffrir, car, comme des boxeurs,
ils savaient sublimer la souffrance et, au fil du temps, mieux
résister. Qu’importe l’égoïsme ou le je-m’en-foutisme : ils
étaient la protection des condamnés.
C’est qu’il fallait parfois préférer l’enfer au paradis, dans
un monde de prostitution généralisée. Tout comme les
boxeurs, il s’agissait d’être endurant et de donner du temps au
temps. Au physique, le psychisme était bien supérieur : tel un
légionnaire, il fallait être prêt pour l’heure dernière. C’est que
nous vivions dans un monde en guerre, une guerre
transparente comme une vitre, à la lumière. La masse
aveuglée, elle, ne voyait rien. La Mondialisation, au prix des
délocalisations, faisait des salariés, autant de soldats réduis à
la réification. Les Droits de l’Homme, la Démocratie n’étaient
que des paravents à la misère. À cela, l’empire américain
préférait les atrocités des guerres. Tout cela n’était que du
business. Les créateurs célestes le savaient, eux qui avaient
tout déclenché par leur pensée guerrière. L’idéologie s’était
propagée, jusqu’à l’heure dernière. Ils savaient que d’autres
de leurs frères s’élèveraient pour conquérir de nouvelles
Terres. Marx contre Stirner ; Socrate contre Homère ; les
papes contre Luther ; Voltaire contre Hitler ; Snyder contre
Weber, etc. Autant de combats pour l’émulation de notre
pensée. Mais voilà, tout le monde s’en branlait, même mon
éditeur : ce qui faisait de moi un penseur sans tuteur. C’était
donc par la parole que je devais m’exprimer. Le Verbe serait
mon sauveur. Influencer les décideurs : je serais conseiller ou
débatteur. Tout comme eux, je m’accaparais le bien public par
la conversion de toutes les valeurs. Mais, après tout cela, ne
restera plus que ma statue de commandeur. J’y viens,
j’arrive : j’attends la mort. Tout a été écrit : mon testament
était celui d’un imposteur. Je n’attendais plus qu’un dernier
baiser au seuil de ma mort. Il sera celui de ma Destinée et de
mon triste sort.
— « Au Banquet de la vie, infortuné convive. Homme libre,
j’apparus un jour, et je meurs. Je meurs et, sur ma tombe, où
lentement j’arrive, nul ne viendra verser le sang de ses pleurs
», d’Agapè de Centaures.
Alors, à ceux qui sont encore rêveurs, je dis :
— Allez au bout de vos rêves, même dans la plus grande des
candeurs. Trouvez votre bien-être dans le réconfort : la
lucidité est à ce prix. Un long chemin tortueux, où les
créateurs célestes s’élèvent jusque dans les cieux. Quant à
87
moi, j’espère ne pas avoir été trop prise de tête : je vous
espère maintenant émancipé. Oh ! Monde débile, monde
ridicule, vous me faites rigoler ! Tout comme la publicité qui
avec le recul, nous apprend bien plus sur la société actuelle et
sa servilité. Mais une idéologie n’est rien sans civisme : ce
qu’était alors l’Ecologisme. Une idée ne peut suivre les modes
sans postérité.
C’est pourquoi les créateurs célestes avaient appris à
s’endurcir. Que serait le monde de demain ? Nous attendions,
comme certain, le déclin de l’empire américain. De cela
dépendait notre Destin ! Les créateurs célestes seraient-ils des
mercenaires ou des missionnaires ? Ou bien ni l’un ni l’autre,
puisque solitaires ? À moins qu’il ne faille s’en remettre à
Dieu ?
C’est que la mort est la seule égalité sur cette Terre et
qu’après tout ne reste que poussière. La vie est comme une
flamme qui s’éteint graduellement. Dès lors la question, vers
quelle Idéologie notre monde futur dépend, me semblait être
une Croyance parmi d’autres sans nul descendance. Le
créateur céleste était un boxeur qui aimait être poussé jusque
dans ses derniers retranchements. Hasard ou Destinée où nos
choix dépendaient parfois d’un rien ou d’une poussière. Le
créateur céleste était, rappelez-vous, un ange déchu. Il avait
essayé de faire de sa vie une Œuvre d’art, car l’art l’avait
reclus. Dans sa prison intime, il voulait libérer l’Humanité.
Mais voilà, aujourd’hui, en serait-il le guide ? Qu’apporterait-
il aux gens, si ce n’est cette Bible orientant les indigents ?
Serait-il cette lumière, ce phare dans la nuit, pour dernier
repère ? Mystère ! Le créateur céleste se devait de rester terre
à terre. À moins qu’il ne ralluma la flamme de la foi en
chacun de soi. Car tout était possible. Si le créateur céleste, à
nouveau, se mettait à rêver, il espèrerait et retrouverait son
âme de guerrier : une exemplarité. Mais il ne fallait peut-être
pas non plus délirer. Laissez les gens à leur cécité,
indifférents, anesthésiés, plutôt qu’apeurés. Car le Mal n’était
pas le sien, mais celui des autres. À chacun de faire sa vie, à
chacun d’en faire l’Histoire, malgré les maux, malgré les
déboires, éternellement seul sur son chemin de désespoir. Au
mieux valait-il de se réfugier dans la folie ? Loin de toute
forme de Barbarie. Car le créateur céleste savait qu’il pouvait
la causer. Son chemin était de se connaître lui-même, au prix
des pires dangers. C’est qu’il était un homme de sciences, qui
s’inoculait lui-même le venin, pour trouver la guérison, en
attendant le jugement dernier. Car, si la métaphysique n’était
pour lui que littérature, la physique était l’alpha et l’oméga
des sciences de la Nature. Céleste, il était, céleste, il
demeurerait, créateur à jamais, qu’il ne fallait pas énerver, car
sa colère était révolutionnaire. Vous me disiez croire, mais en
quoi ? En quoi s’enracinait votre foi ? Dans un traumatisme
qui fit de votre maladie une folle guérison. Ce dur labeur de
Les Créateurs Célestes
88
l’écrivain n’était peut-être pas vain. Sauf lorsqu’il faisait
d’une victime un bourreau, variant selon ses humeurs. Tout
n’était qu’une question de Vision (inculquée) : pour tout dire,
elle était dominée par la perception, où l’Idéologie
prédominait et que le dollar et la propagande de l’espoir
diffusaient : entre Démocratie et libre marché, l’Empire
américain se justifiait. Aussi, quelle nouvelle Idéologie
pourrait à l’avenir s’y convertir ? Des créateurs célestes,
l’attente de leur Parole faisait toute leur responsabilité. Nous
vivions une époque où désacralisation rimait avec
démystification, et mes livres n’étaient tout au plus que du
papier. Idéaliste à vingt ans, cynique à trente, le créateur
céleste avait vu son heure sonner.
Chapitre XXVI
Avec l’âge, l’homme s’endurcit. Il connaissait les
désillusions de la vie, ou comment ne pas croire aux paroles
d’autrui, mais en ses actes. Ne pas savoir pourquoi on fait les
choses est un bon commencement pour les faire. Regardez ce
livre, que pèsera-t-il demain ? À quelle fin sera-t-il, par le
système, recyclé ? Que m’en coûtera-t-il, sur le marché des
antiquités ? Dans un monde de duplicité et de lâcheté, où les
malades font fuir, pour ne pas, à leur contact, attraper leur
mots-dire. Des solutions s’offrent à toi ? Il s’agit de les saisir :
entre le choix d’une vie droite, pour réussir, ou le chemin
tortueux d’un profond délire. Créateur céleste, de votre vie, il
ne faut médire. À la mort, il faut survivre, et rire, rire, rire.
Car voilà, l’heure pour vous est venue de convertir. Une
nouvelle Mission ferait-elle de vous des martyrs ? Créateurs
célestes, il s’agit pour vous de réécrire ou de mourir comme
les indigents, à la foule, indifférents. Il fallait, des plaines
dévastées, tout reconstruire. Rebondir. À nouveau réfléchir,
désobéir, mais surtout ne pas fuir. À tombeau ouvert, il fallait
replonger vers des Croyances trop longtemps ignorées. J’en
avais fait un catalogue dans mon Livre de la connaissance. Je
savais que la sagesse y retrouverait une descendance.
Tout comme la publicité
— Marx, pourrais-tu me reparler de ce communisme primitif,
que tu avais su dissimuler ?
— Il est perdu, je crois, à tout parler. Mort et enterré, son
Animisme s’est effondré lorsque l’homme blanc l’a éradiqué,
et que les dernières tribus qui le pratiquaient n’ont plus eu un
seul espace pour se préserver.
Et il ajouta :
— Va voir Tylor, il fut le dernier témoin de leur virginité.
Fallait-il remonter si loin, à la genèse des paradis célestes ?
Les Créateurs Célestes
90
Tylor me répondit :
— L’ethnocentrisme a fait de l’homme blanc un homme
d’Universalité. Seul un retour à la relativité préserverait le
monde des mondes et de leur diversité.
Ænésidème d’ajouter :
— Le Relativisme est peut-être notre dernier espoir pour
sauver l’Humanité. Car, après, quelle nouvelle pensée pourrait
à ce jour germer ?
C’était peut-être là les dernières Paroles de ce qui avait été
notre Banquet.
Les créateurs célestes étaient de ces visionnaires qui
savaient changer de Vision du monde, des femmes et des
hommes éloignés de leurs lointaines contrées. Mais, à ce jour,
en l’an 35 de l’ère centaurienne, quoi de neuf pouvait-on
dire ? L’Ecologisme avait déjà connu ses précurseurs, tout
comme l’Anarchisme et le Socialisme, qui, face au
Néolibéralisme, avaient perdu de leur saveur. Il fallait peut-
être rechercher des compatibilités d’humeurs, mais là encore
Stirner avait fait florès, et son Individualisme était devenu un
égoïsme de fait. Il fallait donc chercher ailleurs. Voyager, ne
pas se résoudre à une société de con-sommation et à sa
Mondialisation. À moins, bien sûr, que la Nature, par ses
ravages, ne reprenne d’elle-même ses droits sur la nature
humaine !
Chapitre XXVII
C’est que, en ce qui me concerne, par la pensée comme par
la praxis, j’avais tout essayé, mais, voilà, j’avais aussi tout
raté. Il ne resterait de moi que ces maigres écrits pour toute
Postérité. Créateur céleste, je n’aurais peut-être pas changé le
monde, mais au moins je l’aurais compris, ce qui était déjà un
challenge, dans la complexité chaotique de notre Univers.
C’est que le Sens que l’on donne à sa vie est différent pour
chacun. Ne s’agissait-il pas maintenant de respecter cette
différence ? Il était venu le temps des rires et des chants pour
éclairer nos semblables d’un monde devenu fou et
irresponsable. Encore jeune, je me devais de repartir sur les
chemins de l’aventure, à la compréhension d’autres cultures.
Car, si j’étais un bon observateur, que j’avais le sens du
sacrifice, mon rôle s’arrêtait à l’approche de l’héroïsme : je ne
franchissais pas le pas. Ceux qui souffrent sont les seuls qui
pourraient me comprendre. Je ne pouvais me résoudre à finir
en Christ sur la Croix et vivre le supplice des martyrs. Mais
voilà, avais-je le choix ? Seul mon avenir pourrait le dire. Les
créateurs célestes naviguaient toujours entre Hasard et
Destinée. « Aux grands hommes, la patrie reconnaissante »,
mon cul : tout aujourd’hui était désacralisé. C’est qu’il
s’agissait de retrouver de nouvelle spiritualité. Socrate devant
les juges de la cité, entre ce qu’il aurait dû dire et ce qu’il
disait, face à l’assemblée, entre ce qu’il aurait dû être et ce
qu’il était, dans les faits, avait été, selon Platon, d’une sérénité
exemplaire. Mais voilà, ils avaient fini par le tuer. Le
Panthéon sera pour moi toujours fermé. Après tout,
l’originalité émerge toujours de la marginalité. Elle prend du
temps pour la comprendre, et un peu moins pour
l’appréhender, pour les tenants de l’Ordre moral et de la
Normalité. Mais au jeu des échecs, le créateur céleste ne
pouvait se résoudre à être un pion. Au casino de notre
économie, c’était à lui de faire échec et mat. Dans les
Les Créateurs Célestes
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coulisses de l’Entrisme, contre ses ennemis, il pouvait être un
salaud, car seule lui importait la connaissance, quel qu’en ait
été le prix. Sa richesse était toute intérieure. Ce qui l’avait fait
rejeter des matérialistes et des progressistes, qui ne
conservaient la richesse qu’en papier monnaie, qu’une seule
flamme pouvait anéantir. Mais après tout, qui ne recherche
pas à s’élever par pur intérêt ?
Jeremy Bentham m’avait enseigné son utilitarisme :
— Ce qui est utile pour chacun l’est pour la communauté.
C’était peut-être là mon devoir, moi qui n’avais connu
jusqu’alors qu’une société de droit. Mais le devoir conduit au
sacrifice, et je ne pouvais trahir, emprisonner ma seule
femme, du nom de Liberté. Je n’étais décidément pas de ces
activistes. Tout n’était qu’une question d’éducation, mais
voilà, enseignait-on encore Proudhon ? Je me savais hors de
toute institution. Égocentrique, j’étais plongé dans un univers
fait d’excentricité. Ce que Einstein aurait pu médire, lui qui,
au nom du pacifisme, avait incité les empereurs américains à
utiliser l’arme nucléaire contre les derniers samouraïs
japonais. Les créateurs célestes n’étaient pas à l’abri de dire
des conneries. « Encore un fou qui passe, il va on ne sait où,
et nous suivons sa trace, s’il est plus fou que nous. » Tout
comme la laideur peut connaître la beauté (ce qui m’avait
marqué lors d’un séjour à New York, capitale alors de cet
empire exalté). Il nous fallait parfois nous mettre dans la
difficulté pour découvrir des femmes et des hommes modèles
à notre société. Le théâtre de la cruauté. Les créateurs
célestes ne vivaient pas de Croyances : ils les avaient toutes
analysées. Mais ils n’étaient pas non plus comme Antiochos
d’Ascalon, à les résumer dans un éclectisme ne retenant que la
part bonne de leur volonté. Ce qui ne souffrait pas l’exception
de l’Indéterminisme, où tout n’était que probabilité dans un
monde réduit à un Chaos de plus en plus incontrôlé. Il
s’agissait donc, une nouvelle foi, d’espérer sans espoir, entre
Caïn et Abel, haïr d’aimer.
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— Tu ne vois pas que l’on t’aime, me disait le public révolté.
Tu nous as apporté une nouvelle façon de penser, une
relecture de l’Histoire à travers les différents points de vue
conditionnés. Alors, n’aie pas peur : élève-toi ! Et marche.
Il était vrai que vous m’aviez tant donné, tant appris, que je
vous aimais autant que je vous détestais. Mais voilà peut-être
l’aube d’une belle journée, d’un soleil d’été, d’une journée
« illuminée », et vous constatiez :
— Tu as changé.
Mais c’est grâce à chacun de vous que j’ai grandi et
évolué. Avoir la tête dans le ciel mais conserver les pieds sur
Terre était là un jeu d’équilibriste. Mais tout cela n’était
qu’éphémère. Moi l’enfant abandonné, je parcourais cette
Terre à la recherche désespérée d’une mère qui m’avait renié.
Tout comme vous, les créateurs célestes connaissaient les
traumatismes du passé, mais ils savaient, eux, les sublimer.
Chapitre XXVIII
Le créateur céleste était un révolté et il n’acceptait pas,
sous le sceau de la Modernité, que l’Américanisation de nos
sociétés ruine les Traditions dont nous étions les héritiers. Il
fallait selon lui, pour chacun, retrouver la dignité de son
Identité, dans le nécessaire respect de l’Altérité. C’est qu’il
fallait en finir avec l’importation d’une culture et d’un mode
de vie qui s’était propagés à crédit par cet empire démesuré.
Fort heureusement, l’Europe essayait de se constituer. C’était
le retour des chevaliers, d’une aristocratie que les créateurs
célestes avaient su préserver, même maudits et humiliés. Ils
étaient restés vivants parmi nous, sous des aspects changeants,
et même dans la mendicité. Ils n’étaient pas de ces gens que
l’on impressionne. Ils savaient tout au plus les manipuler.
C’est qu’ils avaient connu plus jeune la naïveté, et qu’eux
aussi s’étaient fait escroquer par un Affairisme devenu
incontesté. Devaient-ils le devenir à leur tour, certes, mais,
après avoir brisé les chaînes de la crédulité ? C’est qu’il est
difficile de faire de sa petite histoire une grande. « Or la
grandeur n’est plus, et je me morfonds » se plaisait à répéter
Centaures. Le monde n’est plus qu’un vaste Monopoly, un jeu
où « je » ne me reconnaissais plus. C’est que la médiocrité
était la chose la mieux partagée dans le temps. Mais après
tout, revenons à Héraclite : « Tout coule : panta rei »
Le monde changera, évoluera, peut-être sans nous, mais
avec le temps. Après tout, qu’avons-nous à faire de ces
créateurs, même célestes : des boucs émissaires, des hommes
dépendants des aides d’une société qu’ils méprisaient ?
Autant les laisser se livrer à leur triste sort. Mais c’était là
oublier toute leur dangerosité. Les créateurs célestes ne
l’oubliaient jamais, car ils étaient, par leur parole ou leurs
écrits, des dangers pour les plus hautes Autorités, puisqu’ils
remettaient tout en question. Ce n’est pas qu’ils n’avaient pas
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essayé de changer : le doute les habitait, mais leur nature
l’ignorait. C’est que les créateurs célestes ne calculaient point.
— Parfois enfermé dans le savoir de leur tour d’ivoire, ils
se faisaient oublier du monde, pour mieux s’y réincarner,
disait Bouddha lors de notre Banquet.
L’exercice de la rationalité, ils le réservaient aux
technocrates, pour mieux transgresser l’Ordre établi. C’est
qu’ils étaient protégés des princes, et qu’ils fascinaient la
haute pété, ce qui était facile au Banquet de leur luminosité.
Avaient-ils un secret pour que leur pensée soit si
développée ?
Car les gens d’aujourd’hui n’avaient pas compris que leur
accession à la célébrité ne les mènerait pas à la postérité. Que
retiendrait-on de l’Histoire de la pensée, si ce n’est ce fameux
Banquet offert aux créateurs célestes ? Ils pouvaient enfin
sortir de leur cage, en hommes libres et s’exprimer sur tous
les sujets (sans anathèmes). Leur nature les protégeait, eux qui
avaient su survivre dans la jungle urbaine, guerroyer,
exprimer leurs pulsions les plus primitives, s’enivrer du
tourbillon des idées ! Ils étaient tous prêt à renaître contre la
Modernité : Vardhamana, Siddharta, Socrate, Confucius, Lao-
tseu, Aménophis IV, Manès, Moïse, Jésus, dit le Christ, saint
Pierre, saint Paul, Luther, Calvin, Mahomet, dit le prophète,
etc.
Mais voilà, ce jour-là, bien que présent au banc de tous ces
sages « criminels », j’étais absent, et je n’ai pu vous dire tout
ce qu’ils pensaient de notre société actuelle. Ce que je sais,
c’est qu’ils avaient tous des visions à court, moyen et long
terme. Pour certains, des projets pour une société nouvelle,
pendant que d’autres discouraient à en perdre haleine.
Comment fallait-il agir ? Mais, seulement, fallait-il agir ? Ou
se réfugier en soi-même, dans un vide zen ?
Les créateurs célestes ne changeraient jamais : leur vie était
faite de peines ; eux, les observateurs de la misère humaine.
Alors fallait-il s’associer, coopérer ou, à chacun, laisser vivre
une Vision du monde isolée ? Certains étaient des guerriers.
Ils pensaient pouvoir agir sur l’Histoire. D’autres avaient de
loin abandonné. Mais voilà, par quelle magie avaient-ils su
au-delà des temps, par leurs lumières, demeurer dans
l’Histoire de la pensée ? Peut-être par l’économie, importer un
mode et une philosophie de vie. Quelle en avait été la
moralité, pour que survive leur mentalité et que leurs
idéologies aient imprégnées de si diverses contrées ?
Les créateurs célestes avaient su oser : être de ces
combattants farouchement déterminés, sur la même voie
droite, en organisant et en planifiant leur Postérité. Ils avaient
dû croire en leur Destinée : créer une personnalité, une
exemplarité, seuls, abandonnés ou en toute fraternité. Ils
avaient dû comprendre, comme Centaures, que les « sociétés
des hommes » étaient de « partout les mêmes en leur
Les Créateurs Célestes
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singularité » ; qu’il fallait juger des hommes et non des
systèmes. Peut-être était-ce là un des secrets du Livre de la
connaissance : « vis, expérimente, voyage, démystifie, car,
après seulement, du monde, tu apercevras la complexité ».
Les créateurs célestes avaient donc su voyager, à travers les
pensées, su se détourner des difficultés, et s’adapter aux
mœurs de leur société pour mieux les critiquer en hommes
révoltés. Ils avaient su mûrir des projets, en même temps que
leurs expériences les avaient fait évoluer. Leur présence, il la
devait à la durée, en des terres hostiles, en des sociétés dites
civilisées. Leur principal problème avait été de s’insérer, car
ceux qui ne les comprenaient pas les rejetaient. Menaient-ils
donc une vie, aux yeux des simples gens, gâchée ? Seule la
Postérité pouvait en décider. Mais voilà, la dignité ne consiste
pas à posséder des honneurs, mais à les mériter. C’est qu’il
s’agissait de ne pas se laisser aller. Des causes étaient à
défendre. Heureusement, pour Être, il n’y avait pas besoin
d’Avoir. Le créateur céleste avait appris à voyager léger. Il
avait même déposé son passé. Que connaissions-nous de son
enfance ? De sa famille ? De ses amis ? Rien que du déni. Les
créateurs célestes savaient se faire des ennemis. Ils savaient
pourtant aussi que leur anormalité serait un jour vécue comme
Normalité. Les créateurs célestes étaient des maîtres à penser.
Mais comment de tels êtres étaient-ils bien nés ? C’était là se
poser la question de l’origine de l’Humanité. De Moïse à
Darwin, que de conflictualité. C’est ainsi que chacun ne
connaissait que peu d’amitié. Et voilà, si tout s’éteignait, plus
d’énergie, plus d’électricité : l’homme de Neandertal
ressusciterait, et avec lui sa spiritualité. De l’économie, tout
devait changer. Un retour au civisme : manger français, une
agriculture respectant la biodiversité, des matières premières
sur d’autres planètes devraient être exploitées. J’attendais
avec impatience tous ces changements avec fébrilité. Mais il
fallait juger des résultats sur la transformation de nos réalités.
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C’est que, pour notre contemporanéité, il fallait oublier la
mort, les douleurs, la vieillesse et la maladie. Nous devions
tous n’être que des winner aux dents blanches et aux crocs
bien acérés. Jouer des apparences et faire fi des réalités. Mais,
tout cela, un jour, devrait bien s’arrêter. J’attendais avec
impatience tous ces changements avec fébrilité. Il n’était plus
question de télé-réalité, mais de la survie de notre Humanité.
Le 11 septembre 2001 (après Jésus-Christ) n’était pour
l’empire américain que les prémices d’un Déclin annoncé, et
non la fin. Les créateurs célestes l’avaient bien compris, eux,
les anges déchus : « il n’y aurait plus de Salut ».
Le ciel au-dessus de toi
La Terre en-dessous de toi
Entre le paradis et l’enfer
Le créateur céleste
Naissait sans foi ni loi …