Photodecouverture:©Fotolia/kopitinphoto.
©HachetteLivre,2017,pourlaprésenteédition.HachetteLivre,58rueJeanBleuzen,92170Vanves.
ISBN:978-2-01-700798-2
1
Cannes,août1933Elleaimaitsepréparerpourcesrendez-vous.Sebaigner,sesécheravecuneserviettemoelleuse,se
parfumeravecsoin,déposantquelquesgouttesdecapiteuseessencederrièresesoreilles,sursanuque,entresesseins,aucreuxdesescoudes,maispaslà,carcertainshommesavaientlagourmandisedessucsfémininsetn’appréciaientpasquel’odeuretlasaveurensoientaltérés.Ellel’avaitappris,àsagrandesurprise.Elleavaitapprisbeaucoupdechosesenquelquesmois.Souriant à son image dans lemiroir,Arabella Townsend – elle n’avait pas, désobéissant ainsi aux
ordresdesafamille,changédenom–caressasesseinsemprisonnésdansuneguêpièrededentellenoirequilesfaisaitpigeonnerdemanière,ilfallaitlereconnaître,toutàfaitappétissante.Tendantunejambe,puis l’autre, elle lissa sesbasde soiequ’elle fixa à ses jarretières et se leva, admirant lebuissondebouclesroussesencadrédelargesrubansdontlacouleursombretranchaitsursapeaulaiteuse.Unécrinparfaitpourunbijouparfait,pensa-t-elle.Unbijousansprix.Ouplutôt,enchaîna-t-ellementalementaveccynisme,d’unprixextrêmementélevé,
quepeuavaientlesmoyensdesepayer.Maisseulsceux-làl’intéressaient.Temporairement.Tournantledosàsacoiffeuse,ellesedirigead’unpasondulantverslagrandependeriequioccupait
toutunmurdelapetitepièce;lesportesouverteslaissaientapercevoirunerangéeserréederobes,detailleursetdemanteaux.Pensive,ellelaissaglisserledosdesamainsurlestissusluxueux.Laquelle,cesoir?Quelpersonnagejouerait-elle?Serait-ellecâline,inquiétante,hautaine?Semontrerait-elleavide,affamée de caresses, ou bien dure, dominatrice ? Princesse lointaine, piquante aventurière, panthèreapprivoisée,ingénuetimide…Ellepouvaitêtretoutescesfemmes,etbiend’autresencore.Ellepouvaitêtre toutcequ’unhommedésirait.C’était là sa force,et son talent.Ellen’enavaitpas
d’autres,maiselleavaitcultivécelui-làdemanièreàfrôlerlaperfection.Un léger sourire jouant sur ses lèvres, elle sortit une robe noire ornée de jais, la posa contre sa
poitrine,sebalançad’unpiedsurl’autre,puislarejeta.Non…pascesoir.Cesoir,ellevoulaitêtre lalumière.Jouerdesrefletsdontcelle-cihabilleraitsoncorpssouple.La robe argentée serait idéale. Avec les pendants d’oreilles que lui avait offert ce duc – ou ce
comte?–autrichienquiavaitpasséunmoisensacompagnie,dansunesomptueuserésidenceprèsdulacdeGarde…Diamants et opales.Opales, ses pierres préférées, à l’exception des émeraudes.Un jour,s’était-ellejuré,elleauraitdesémeraudesaussibellesquecellesdesamère–qu’ellecrève,lavieillepeau!Direqu’elles’étaittrouvéeàuncheveudelesposséder!Saseuleconsolation,c’étaitd’imaginerlafigurequedevaitfairecelaiderondeCassandraaveccecollierfabuleux…LadyCassandraBennet,àprésent…Elle avait épousé son cousin Percy, qu’Arabella avait repoussé un an auparavant. Sa sœurdétestée…elleluisouhaitaittoutlemalheurdumonde.Mais,malgré tout, elle l’enviait unpeu.Cassandraétaitmariée, alorsqu’elle…Qu’était-elle ?Une
femmeperdue,commeonlechuchotaitdiscrètement.Uneputain,autrementdit.Arabellahaussa lesépaules.Qu’avait-ellebesoind’unmari?Elles’amusaitprodigieusement.Avec
Penelope,sonamie–etmaîtresse,certainssoirs–ellecouraitdepalaceenpalace,volaitdefêteenfête,d’amant en amant. La rousse, la brune… Elles se complétaient parfaitement. Jusqu’à former un duosensuelquirendaitleshommesfous…Se complétaient. S’étaient complétées, plutôt. Oui, elle devait s’habituer à parler au passé de ce
brillanttandemquiavaitfaitdudernierprintempssurlaRivieraunesaisond’étourdissantesfolies.Penelope. Son rire argentin, ses longs yeux noirs, sa bouche pulpeuse, son petit corps aux courbes
séductrices.Ellesentaitencore,surseslèvres,sursalangue,legoûtdesapeauambrée,desonsexeaussirose et parfait qu’un coquillage… Comme elle lui manquait ! Depuis quand était-elle partie ? Unesemaine?Unmois?Uneéternité…Arabellasoupiraetpassa la robe lamée,savourant lasensationdu tissuglissantsurseshanches.Se
laisserallerà lanostalgieétait inutile :Penelopeétait tombéeamoureuse,voilà tout.Ellene tarderaitcertainement pas à s’apercevoir qu’elle avait tiré le mauvais numéro, un écrivain sans le sou quigriffonnaitàlongueurdetempsdesversobscursetprétentieux.Maisl’écerveléecroyaitensongénie,ettrouvaitactuellementsonbonheurensedévouantàluicorpsetâme.Arabellasoupçonnaitquelesdonsérotiquesduplumitifn’avaientpasétépourriendanscechoixdésintéressé.Toujoursest-ilquesonamievivaitdésormaisdansunegrandebaraquemalchauffée,ducôtédeLimoges,unemaisonsûrementpleinede portraits de famille, de bibelots affreux, de tapisseries moisies et de napperons au crochet. Unenterrementdepremièreclasse!—Ellene ferapas long feudans ce trou,murmuraArabella avantde se tourner ànouveauvers sa
coiffeuse.Jelaverraireveniravantleprochainhiver…Etsiellenerevientpas,j’irailachercher.Onverrabienquil’emportera,demoioudesonBaudelairedetroisièmeordre!Ellesefarda,poudrantsondécolletéà l’aided’unehouppettededuvetdecygne,puispassasurses
lèvres un bâton de rouge à lèvres avec une lenteur voulue. Ces soins qu’elle se donnait à elle-mêmeétaient un prélude aux jeux érotiques de la nuit – un excitant prélude. Elle se perdait dans sa propreimage, indéfiniment reflétéepar lemiroir à troispansqui lamultipliait.Reins creusés.Profond sillonséparant les fesses charnues. Arrondi d’un sein. Cuisses satinées. Cercle bistre d’une aréole où sedressaitun tétonpareilàun fruit savoureux…ArabellaTownsendn’avaitpasbesoinqu’on l’aime,enfait:elleétaitamoureusedesaproprepersonne.La soiréeétait encorechaude,malgré l’heureavancée.Dèsqu’Arabella franchit laporte, lavoiture
vint se ranger contre le trottoir, devant elle. Une longue voiture à la carrosserie luisante, aux siègesmoelleux.Lechauffeurdescendit,ouvritlaporte.Muet.Déférent.—LeHyatt,dit-elleduboutdeslèvres.Etpressez-vous,jesuisenretard.Avecunsourire,toutefois.Lechauffeurn’était-ilpasunhomme?Etunbelhomme,desurcroît,l’œil
velouté,lamoustachefine.Grandetbiendécouplé.Elleenauraitpresqueregrettéd’avoirprisd’autresengagements…Ildevaitêtredesonavis,carill’enveloppad’unregardcaressant.—Bien,madame.Lavilledéfilaitde l’autrecôtédesvitres, lumineuse,nimbéed’unebrumeestivale.Lamer,au loin,
scintillait doucement de tous les feux de ses yachts bercés par la houle paresseuse. Des couples sepromenaient,brasdessus,brasdessous.Desfemmesseules,tropfardéesetinquiètes,prenaientunverreauxterrassesenguettantlespassants.Parlesbaiesgrandesouvertesdesbeauxhôtels,desfragmentsdemélodiess’échappaient.« J’aimecettevie,pensaArabella.Le luxe, les lumièresnocturnes…Ceshommesque jeconnaisà
peine…cetinconnu,oupresque,quitoutàl’heuremedépouillerademarobeetmecaressera,bienou
mal…Quimepénétrera,avecdouceurouviolence…»Lavoitureralentissait.Ellesortit,s’enveloppantdanslagrandeétoledesoiequ’elleavaitpasséepar-
dessussarobe.Leportierdel’hôtelluiadressaunsourirecomplice.Elleglissaunbilletdanslamaintendue.—Chambre107,dit-elleauliftiergalonnécommeungénéral.L’ascenseurs’ébranlasilencieusement.Lesétagessemirentàdéfiler.Lanuitcommençait.
2
Londres—SiMiladyvoulaitbienmelaisserl’aider…—Jevaismedébrouiller,répliquaFrances,lesdentsserrées.D’unesaccade,elleréussitàremonterdequelquescentimètreslafermetureàglissièredesarobe,puis
renonça,découragée.Pourquoidiablelesrobesdestinéesauxfemmesenceintesétaient-ellessidifficilesà enfiler ?N’était-il pas suffisant de souffler commeun phoque enmontant les escaliers et de ne paspouvoirsepencherpourramassersonmouchoir?Il était vrai aussi que les futuresmères de la haute société, en principe, ne s’habillaient pas elles-
mêmes.Leursfemmesdechambreétaientlàpourça.C’étaitbienlàquelebâtblessait.Lablessait.Entreautres.Avec un soupir, elle laissa retomber ses bras le long de son corps et fit signe à Mrs Perkins
d’approcher.Celle-ci segardabiende tout commentaire,maisuneombrede sourireégaya sonvisageaustère.—Jeressembleàunemontgolfière,ditFrancesenposantunemainsursonventredéformé.— Il y a de cela, admitMrsPerkins avec humour.Mais ceci est de très bon augure, si je puisme
permettre.Leursregardsserencontrèrentdanslemiroirquioccupaittoutunpandelavastegarde-robeattenantà
la chambre. Frances sourit, amusée.ChèreMrs Perkins…Sans elle, sa vie de femmemariée – et denouvellevenue,pournepasdired’intruse,danslahautesociétélondonienne–auraitétébeaucoupplusdifficilequ’ellenel’était.L’intendantedelafamilleWindmerel’avaitaussitôtpriseenaffectionetavaitguidésespremierspas.Sanselle,Franceslesavait,lesdomestiquesl’auraientprisedehaut,ignorantsesordres.Elleavaitentendubiendesmurmuresétouffés,quisetaisaientàsonapproche;elleavaitsenti,souslaservilitéétudiée,larancœur,lajalousie.N’était-ellepas,elle,uneanciennefemmedechambre,devenue un membre de l’aristocratie, franchissant les frontières interdites, transgressant toutes lesrègles?«Etpourtant,jenel’aipasvoulu…»pensa-t-elletandisqueMrsPerkinspassaitautourdesoncoula
chaînequiretenaitlemédaillondesamère–leseulbijouquiluiappartenaitenpropre.Elleleportaitconstamment,commepourseforcerànepasoublierquielleétait,nid’oùellevenait.Pourcontinueràserespecterelle-même.—Quirecevons-nous,cesoir?demanda-t-elledansunsoupirlas.Elletira,unpeunerveusement,sursesmanches.Larobedemousselinebleusombreétaitbelle,même
si elle ne pouvait dissimuler son ventre proéminent. Ce ventre que Frances fixait avec une sorted’hostilité.Sanscetenfant,elleauraitétélibredepartir…Derecommencersavie.Ailleurs.Trèsloin…Non,ellenedevaitpasnourrircegenredepensées.C’étaitcontrenature.Francesfituneffortpourse
concentrersurlaréponsedel’intendante.—LecoloneletMrsBramble.Lecolonelestunanciencompagnond’armesdupèredeMilord.—Jevois…
— Que Milady ne s’inquiète pas. Le colonel se proclame conservateur, mais il adore les jeunesfemmes.Parlez-luichevaux,campagneetcueillettedeschampignons,ilseraravi.Ildétestetouteformedemondanités.Franceslaissaéchapperunpetitrire.—Lacueillettedeschampignons!MadamePerkins,jen’aipresquejamaisquittéLondres…—Demandez-luidevousinitier.Iln’enseraqueplusheureux.Lajeunefemmeprit,surlatabledetoilette,unflacondeparfum,ledébouchaetendéposadeuxgouttes
derrièresesoreilles.Presque jamais quitté Londres. C’était vrai. Le court séjour à Cloverley et l’inévitable voyage de
nocesenItalien’avaientpassuffiàfaired’elleunevéritablevoyageuse.D’autantqu’àRome,aussibienqu’àFlorenceetàSienne,Jasonavaitpassésontempsdanslesréservesdesmusées,àexamineravecunsoinun tant soitpeumaniaque, jugeait-elle,des toilesabusivementattribuéesàdespeintresconnus,etnonauxartistesfemmesdontlavocation,auXVI siècle,scandalisaitlesfamilles.Etàlire,àl’aided’uneloupe,deslivresdontlesreliurespartaientenlambeaux.Enfait,ellel’auraitvolontierssecondédanssesrecherches;celles-cileurauraientfourni,aumoins,
unsujetdeconversationsansdanger.Maisilavaitdécrétéquelapoussièrequidormaitentrelespagesdesvieuxdocuments,toutautantquel’atmosphèreconfinéedesréserves,étaitnocivepourelle.Danssonétat.« Dans son état » ! Frances en était venue à haïr ces trois mots que tant de gens, autour d’elle,
prononçaient avec componction. « Dans son état », les longues marches dans les bois étaientdéconseillées,ainsiquelesbainsdemer;«danssonétat»,ellenedevaitpastrops’exposerausoleil;«danssonétat»,illuifallaitingurgitertoutesorted’horriblesmixtures,laitdepoule,bouillonsàl’odeurpeuappétissante,semoulesetjusdeviande…Elleenavaitlanausée,alorsmêmequesesvomissementsavaient cessé depuis longtemps et qu’elle se portait comme un charme. Elle se serait mieux portée,d’ailleurs,sionl’avaitlaisséetranquille…Pireencore:Jason,depuisquelquessemaines,avaitdésertésonlit.Pourlaménager,avait-ilprétendu.
Pournepasrisquerunaccouchementprématuré.Or, leurententesensuelleétait leciment,fragilemais indispensable,deleurcouple.Durant lesdeux
premiersmoisdeleurviecommune,ilsavaientfaitl’amourpartoutoùilssetrouvaient,dansdeslits,desfauteuils,surlalonguetabledelasalleàmangerdeCloverley,dansleparc,dansunesalledéserted’unpalaisflorentin,unjardind’hiveràRome,unsleepingdel’Orient-Express,etmême,parunenuitd’étéparticulièrementchaude,contrelemurd’uncimetière,dansunpetitvillagedontlajeuneladyWindmereavaitoubliélenom.Jasonsemblaitnepouvoirselasserd’elle;ilexploraitsoncorpsavecunepassionsanscesserenouvelée,osantlescaresseslesplusaudacieuses,l’encourageantàexprimersesdésirs,lataquinant quand, confuse, elle se dérobait à ses exigences. Même leurs disputes s’étaient toujoursconcluesainsi,paruneétreintebrûlante,presquefurieuse.Lesgestesdel’amourremplaçaientlesmotsqu’ilsnepouvaientounevoulaientpasprononcer,lesexplicationsimpossiblesàdonner,lesaveuxparlesquelsilsauraientpujeterunpontsurl’abîmequilesséparait.—Etmaintenant?Frances,leregardrivésursonreflet,s’étaitexpriméeàhautevoix.—Miladyestprête,ilmesemble,ditMrsPerkinsd’untonpaisible.Lajeunefemmesouritavecunpeudetristesse.Cen’étaitpaslàlesensdesaquestion,bienentendu.—Merci,madamePerkins,murmura-t-elle.Jevaisdescendre…dansuninstant.
e
L’intendantesedétourna,ramassaquelquesvêtementsjetésaudosd’unfauteuil,puissortitsansbruitdelachambre.Francesn’avaitpasbougé.Ellefixaittoujourssonimagedanslemiroir.Dontleregardsemblaitl’interroger.—Etmaintenant?répéta-t-elle.
3
CannesArabella, lesmainsposéessurlemarbredelacommodeLouisXV,secambraet laissaéchapperun
feulementcalculé.L’hommequisetenaitderrièreelle,etquicontemplaitavecunplaisirmanifesteleurdoublerefletdanslegrandmiroirbiseauté,lâchasesseins,dontilpinçaitrudementlapointedepuisdixbonnesminutes,etl’agrippaauxhanches:sescoupsdereinssefirentpluspuissants,plusprécipités.« Il était temps, pensa la jeune femme tout en semordant la lèvre. Je vais avoir les tétons enflés
pendantunesemaine.Etdirequ’ilcroitmefairejouir…»Ellebaissalatêtepourdissimulersonsouriremoqueuretsemitàcrier,offrantdavantagesesfesses.—Oh…oui!Oui,oui!Commetuesfort,commetues…—Tuaimesça,hein?Tuaimesça?haletal’hommeenlapilonnantdeplusbelle.Tuaimesça,dis?Arabellanepritpaslapeined’acquiescer;ellesavaitquecettequestionn’étaitquelepréludeàsa
délivrance. Cet homme-là ne pouvait parvenir à l’orgasme qu’en prononçant ces mots, toujours lesmêmes. Dans quelques secondes, elle serait libre. Ou presque. Le temps d’assurer à ce… comments’appelait-il, déjà ?Randolph ?Richard ?…qu’il était l’étalon superbe que chaque femme attendait,qu’il l’avait comblée au-delà de toute expression, et qu’elle le reverrait avec un plaisir infini à sonprochainpassagesurlaRiviera.Letempsdeboireunedernièrecoupedechampagne,deseremaquiller,etdefairedisparaître,avecladiscrétionrequise,l’enveloppequiluiétaitdestinéedanssonpetitsacdesoirée.Unquartd’heure.Dansunquartd’heure,ellefouleraitànouveaulajetéeoùétaientamarréslesyachts
les plus luxueux, jusqu’à son extrémité : là, parmi les bateaux plus modestes, elle saurait trouver leGladiateur, le trois-mâts barque de son amant, rejeton d’un aristocrate français et de la fille d’unarmateur richissime, beau à tomber – et héritier d’une coquette fortune, même si son train de vie,actuellement,n’étaitpasceluiqu’ilauraitsouhaité.Ungigolo,avaittranchéPenelopedanssadernièrelettre.N’oubliepasquesesparentsluiontcoupé
lesvivres.Tume reprochesdeprendre soind’unhommedont je suisamoureuse,mais tuesprêteàjeter ton argent par les fenêtres pour ce viveur… alors que tu ne l’aimes même pas. Tu n’aimespersonne,Arabella,etc’esttaforce.Garde-la.Faisattentionàtoi.Arabella avait jeté cette lettre dans la corbeille à papiers avec un petit rire méprisant. Penelope,
depuisqu’ellevivaitavecunsoi-disantpoète,sepiquaitdepsychologie,cequiluiôtaitbeaucoupdesoncharme.Bientôt,ellesetransformeraitenmatronemoralisatrice.Quellehorreur!«Ilfaudraquejelasauvedecelaaussi»,avaitpensélafilledelordTownsend.Puissonancienne
amante avait quitté le champ de ses pensées, s’évaporant comme une brumematinale sur un paysageensoleillé.Elleavaitd’autreschatsàfouetter.Unefortuneàbâtir.Et surtout, surtout, une vengeance à exercer. Contre ses parents, qui l’avaient reniée ; contre Jason
Windmere,quil’avaitrepoussée;etcontrecettepetitehorreurdeFrancesHawk,sonanciennefemmedechambre, une intrigante qui avait réussi à se faire épouser, à devenir une lady… elle ! Une fille du
peuple!Quiavaitréussilàoùelle,Arabella,avaitéchoué.Laseulefauteimpardonnable.
QuandArabella arriva sur le ponton où leGladiateurétait amarré, il était plus de deux heures du
matin.Unefinebruinesecollaitcontresonvisagecommeunvoiledemousselinemouillé.Ellenemitpasle pied sur l’étroite passerelle,mais actionna deux fois, avec impatience, la clochette accrochée à untrépieddefer.Ausecondtintement,unehautesilhouetteémergeadelacabine.—Allons,monange, tunevaspasme faire croireque tun’aspas lepiedmarin. Il te faudraitune
tempêtepourrenonceràmontersurlepont.—Ungentlemanm’auraitattenduepourmetendrelamain,ripostaArabella,leslèvrespincées.—Jenesuispasungentleman.—Tuneveuxpasl’être,c’estdifférent.Alors,cettemain?Renaud de Saint-Sauveur semit à rire et tendit le bras. La jeune femme s’y agrippa et sauta avec
légèretésurlesplanchesdeteckfraîchementvernies.—Jesuisgelée,mouillée,j’aifaimetsoif,énuméra-t-elle,boudeuse.—Tonamantdecesoirnet’apasnourrie?—Àpeine.Uneassiettedepetitsfourspastrèsfraisetunedemi-bouteilledechampagne.— Les effets de la crise, fit remarquer avec philosophie le rejeton désargenté de l’aristocratie
française.Quedirais-tud’uneomelette?—J’adorerais.Ilsepenchaverselleetmurmuraàsonoreille:—Jepourraiscasserlesœufssurtesreins…ilsdoiventencoreêtrebrûlants.Arabella,avecunriredegorge,fitminedegiflerlejeunehomme.Illuiattrapalepoignet,l’attiraàlui
etl’embrassaavecfureur,luimordantleslèvres.— Je vais devoir effacer toutes les traces que cet homme a laissées sur toi… à la réflexion, une
omelettedehuitœufsneserapasdetrop.J’auraibesoindetoutesmesforces…toutàl’heure.Pourledeuxièmecombat…Renaud la poussa dans la cabine et releva d’une main la robe d’Arabella, tandis que sa bouche
descendaitdanssoncouetquesonautremainexploraitsondécolleté.Ilsecollaàelle,neluilaissantrienignorerdesonérection.Avecunsoupirdesatisfaction,ellepassaunemainsurlavergequitendaitlepantalondeflanelleblancheetlapressadoucement.Cetamant-là,aumoins,neladécevraitpas…—Commentt’a-t-ilprise?chuchota-t-il.—Par-derrière,répondit-elle.Iln’aaucuneimagination.C’estlaseulechosequil’excite…—Pauvretype…Ilpourraitaumoinsvariersesplaisirs…Illasoulevapendantqu’elledégrafaitsaceinture.Elleenroulasesjambesautourdeseshanchesetse
mit à gémir quand il la pénétra sans plus de préliminaires. Renaud se montrait parfois brutal, maistoujoursardent,etArabellanedétestaitpasêtreunpeubousculée.Lafrustrationqueluiavaientlaisséeles piètres performances de son « client » ne fut bientôt plus qu’un souvenir –moins qu’un souvenir,même…
Plustarddanslanuit,aprèsavoirdégustéuneomeletteàmoitiébrûléeetbuquelquesverresd’unâpre
vin rouge,Arabella revêtit unedes chemisesde sonamant et, piedsnus, alla s’asseoir à laminusculetableducarré.Ellerepoussalescartesmarinesquis’yentassaientetsortitdesonsacunpetitcarnet.—Nousdevonsparler,lança-t-elle.As-tul’intentiondepasserlerestedetavieàattendretonhéritage
oues-tuassezhommepourprendrel’initiative?LebeauRenaudhaussasessourcilsparfaitementdessinés.—Prendrel’initiative?Queveux-tudire?JenevaistoutdemêmepastuerleVieuxdanssonlit,ni
étouffermamèreavecsonoreiller. J’aihorreurdusang,despoisons,de toutesceschoses.C’estd’unmauvaisgoût…—Oh,jevois.Tutueraissanslamoindrehésitationsilachoseétaitdebongoût.—Unduel,àlarigueur…—Oublie.J’aidemeilleuresidéespourtoietmoi.—Lesquelles?Ellel’épiauninstant,lesyeuxmi-clos.Àcetinstant,sedisait-elle,ellenepouvaitsepermettreaucune
erreur.Pouvait-elleréellementcomptersurcegarçonpourservirsesprojets?Avait-ilunpeud’étoffe,oun’était-ilqu’unpantinsuprêmementélégant?—Sijeteproposais,dit-elleavecnonchalance,dedoublerlejolipetitmagotquit’attend?Ilseredressaunpeusurlacouchette;ellevitqu’elleavaitéveillésonintérêtetcontinua:—Commejetel’aiavoué–tunepeuxpasmereprocherdenepasm’êtremontréehonnête–monpère
m’adéshéritée.Toutiraàmonidiotedesœur.Elleplongeasondoigtdansunpotdeconfituredefraises,leléchaetcontinua:—Maisj’aiunplanpourremédieràcetteinjustice.—Unplan?Lequel?Arabella se penchavers lui, lui offrant le spectacle de ses seins nus que l’ouverture de la chemise
dévoilait.Unevision,ellelesavait,propreàaffolern’importequi.SurtoutRenaud,dontl’espritn’égalaitpaslabeauté,etquiselaissaitfacilementdistraire.—Monchéri,ronronna-t-elle,jenevaispastoutterévélermaintenant;l’aventureseraitbienmoins
excitante…Etjetiensàcequetut’amuses.Unsouriredétenditlesbelleslèvresdesonamant.—Tuespleinedeprévenances.Qu’est-cequeçacache?—Rien.Ouplutôtsi:pourparveniràmesfins,jevaisavoirbesoindetestalentsd’acteur.Tuasdes
donsexceptionnels,etjem’étonnequelecinéman’aitpasdéjàfaitdetoiunjeunepremier.Tuauraisunsuccèsfou!Un peu de flatterie, quand on voulait manœuvrer un homme, ne pouvait nuire : c’était l’une des
premières leçonsque lavieavaitapprisesà la jeuneArabella.Etelle l’avait retenue,contrairementàcellesquetentaientdeluiprodiguersesgouvernantessuccessives.Renaud,aumotde«cinéma»,s’étaitrembruni.—LeVieuxn’auraitjamaisvoulu.Jeluienaiparléunefois,etc’estmoiqu’ilamenacédedéshériter,
pourlecoup.Quelraseur!Elles’approchadelui,câline,ets’installasurleborddelacouchette,legrisantdesonparfum.
— Moi, je t’offre le rôle de ta vie. Ton propre rôle, celui du marquis de Saint-Sauveur, beau,séduisant,un rienmachiavélique.Nousallonsduper tout lemonde, et au finalnous serons riches, trèsriches.Tupourrasmêmefondertapropresociétédeproductionetfinancertesfilms…—C’esttentant,jedoislereconnaître.—Iln’yaqu’uneconditionpréalableàtoutcela.—Laquelle?demandaRenaud,déjàconquis.
—Quetum’épouses,monchéri.
4
Londres—Les vraies coulemelles, voyez-vous, sont faciles à distinguer des fausses, extrêmement toxiques,
expliquait le colonel Bramble, emporté par sa passion pour la science mycologique. Leur pied estbeaucouppluslong,etl’anneauquil’encerclecoulisseaisément,commececi…Ilempoignalecouteauàmanched’argentquiluiavaitserviàpelersapoireetsemitàlefrotterdebas
enhaut.Safemme,placéeàladroitedeJason,luilançaunregardcourroucé.—Adalbert!Jevousenprie!Cegesteest…obscène!—Quoi?s’étonna-t-il.Quevousarrive-t-il,machère?Jenecomprendsvraimentpas.Écarlate,MrsBramble baissa le nez vers son assiette. Frances croisa le regard de Jason, pétillant.
C’étaitlapremièrefoisdelasoiréequ’illaregardait–qu’ilsavaientunéchangeautrequedepolitesse.Unéclairdecomplicitéetd’humourétaitpasséentreeux……maisjenepeuxpasmecontenterdecela,pensaFrances.Elle reporta son attention sur son voisin, qui continuait à pérorer. Elle ne l’écoutait plus ; elle se
contentaitdehocherlatêteetd’émettredetempsàautredesmonosyllabesappropriés,l’espérait-elle,àlavéritableconférencedontillagratifiait.MrsPerkins n’avait pasmenti : il suffisait demettre le colonel sur le terrain de ses passions pour
aussitôtprendreuneplaceprivilégiéedanssoncœur.Aprèslepotage,illuiavaitdéclaréqu’elleétaitlaplusaimabledesfemmes;lerôtin’avaitfaitqueleconforterdanscetteopinion;onenétaitaudessert–meringueglacée,sabayonauchampagne,fruitsdesaison–etilnejuraitplusqueparelle.Ilavaitdéjàdécrétéquel’airdesarésidenced’étéàBrightonseraitparfaitpourlasantédufuturhéritierdelafamilleWindmere,etqu’ilespéraitbienquelamèreetl’enfantyferaientdelongsséjoursdèsqueletempssemontreraitfavorable.—Jem’yconnaisaussiunpeuencoquillages,avait-ilajoutéentapotantlamaindeFrances.Celle-ciavaitsourietremercié,toutensedisantqu’elleallaitbientôtdétesterlescoquillagesautant
queleschampignons.Etcettemaniedeshommesdenepaspouvoirimaginerqu’unefemmeenceintepûtaccoucherd’unefille!Ilsvoulaienttousunhéritier–ilsétaientvéritablementobsédésparcela.C’étaitridicule ! S’il ne naissait que des garçons, la race humaine aurait tôt fait de s’éteindre. Frances sedemandait,d’ailleurs,àquoipourraitbienressemblerunesociétéd’oùlesfemmesauraientdisparu:àungigantesquepub,peut-être?Danslafuméedescigaresoudespipesetlesémanationsdesbocksdebière,desindividusdeplusenpluschenusetcourbéss’entretiendraientdesujetspassionnantscommelegolf,lecricket,lescourses…oubienleschampignons.Quellehorreur.Distraitement,elleportasacuillèreàsabouche.Lesabayonétaitdélicieux,commetouslesplatsque
confectionnaitMrsMiller,lacuisinière.Maiscesoir,ellen’avaitaucunappétit.Ellesesentait…unpeunauséeuse,moinsqu’audébutdesagrossesse,certes ;et surtout fatiguée, très fatiguée…Unecurieusecrampe, par moments, lui tiraillait le bas-ventre… C’était désagréable… Cela commençait même àdevenirdouloureux.
Elleretintunsoupiretsetournaverssonvoisindegauche,quisetrouvaitêtrelemédecinpersonneldeJason.SirMylesHewlettétaitunesommitédeHarleyStreet,etils’étaittoujoursmontréfroidetdistantavecelle.Néanmoins,ilséchangèrentquelquesbanalitéspolies,jusqu’àcequeFranceslaissetombersapetitecuillère.Unvaletseprécipitaaussitôtpourlaramasser.—Désolée,murmuralajeunefemme.SirMylesladévisagea,lessourcilsfroncés.Elleprittoutd’abordpourdudédain–nes’était-ellepas
montréemaladroite,prouvantainsiqu’ellen’avaitpassaplacedanslabonnesociété?–cequiétait,enréalité,del’inquiétude.—LadyWindmere,voussentez-voustoutàfaitbien?demanda-t-ilàvoixbasse.Elleouvritlabouchepourrépondreparl’affirmative,maislesmurstapissésdemoirerougesombre,
autourd’elle,semirentàonduler,etellesentitsonfrontsecouvrirdesueur.Unemainsaisitsoncoude.—Jecroisquevousdevriezmontervousétendre,murmuralemédecin.Jevaisdemanderàcevalet
d’appelervotrefemmedechambre,et jeviendraivousexaminerdansquelquesminutes,sivousmelepermettez.Frances,étourdie,hochalatêteetfituneffortpourselever.Ladouleurquilatransperçafutalorssi
violentequ’ellepoussauncrietsepliaendeux,lesmainscrispéessursonventre.Touteslestêtess’étaienttournéesverselle.EllevitJasonrepoussersachaise,MrsBrambleportersa
mainàsabouche,lesyeuxécarquillés,lecoloneldétournerlatête,commesiunspectacleinconvenantluiétaitimposé;ellevitsapropremainsetendreverslatable,commepourchercherunappui,etsesdoigtsse refermer sur la nappe d’une blancheur éblouissante. Puis elle se sentit basculer en arrière dans untintementdecouvertsquidégringolaientetunfracasdevaissellebrisée.«Quejesuismaladroite…Jasonnemepardonnerapascela.»Ce fut sa dernière pensée avant d’être happée par des ténèbres amicales, bienfaisantes, où toute
douleurettoutepeurs’abolirent.
5
Elleavaitperdul’enfant.Ellelecompritdèsqu’elleseréveilla.Doucement,ellelevaunemaindevantsesyeux, remarquant le dessindesveines, trop apparent, sous sapeau fine et blanchemarquéepar lecercled’ordesonalliance,puislaglissaànouveausouslacouvertureetfrôlasonventreplat.Plusrienne subsistait de l’arrondiqu’elle avait pris l’habitudede caresser avecune certaine tendresse, surtoutdepuis qu’elle sentait les mouvements du fœtus. Entre ses jambes, un épais pansement l’emmaillotaitcommesielleavaitété,elle-même,cebébéquiàprésentnenaîtraitjamais.Frances tourna sa tête, qui lui sembla très lourde, vers la fenêtre.Les rideauxétaient tirés,maisun
rayondesoleilfiltraitparl’intersticeentrelesdeuxpansdetissu.Unrayondesoleildefind’été,chaudetdoré,danslequeldesmyriadesdepoussièresdansaient.Lesanglesdelachambreétaientplongésdanslapénombre.Elledevina,plutôtqu’ellenevit,unmouvement:quelqu’unétaitassislà.—Milady?C’étaitlavoixdeMrsPerkins.L’intendantes’approchadulitetsepenchaverselle.— Ne bougez pas, surtout, conseilla-t-elle. L’infirmière est allée prendre son thé, je la remplace
pendantunmoment.Voulez-vousquejesonnepourqu’ellemontetoutdesuite?Difficilement,Francesfitunsignededénégation.Pourquoiaurait-elleeubesoind’uneinfirmièreàson
chevet?Toutétaitfini.Iln’yavaitplusrienàfaire.Elletentaderepousserlescouvertures.— Ne vous agitez pas… Vous êtes encore trop faible. Mais puisque vous êtes réveillée, je vais
demanderunplateauàlacuisine.Vousn’avezrienmangénibudepuishiersoir.Hiersoir?Était-ellerestéeinconscientesilongtemps?—Quelleheureest-il?interrogea-t-elled’unevoixpâteuse.—Sixheuresdusoir,Milady.Après…lapetiteopération,lemédecinvousadonnéunsédatif.Ilétait
importantquevousdormiezpourreprendredesforces.Etmaintenant,ilestimportantquevousmangiez!conclut-elleavecunentrainquiparutàlajeunefemmequelquepeuforcé.AvantqueFrancesaitpuluiposerl’autrequestionquilataraudait,elleavaittournélestalonsetétait
sortiedelachambre.L’autrequestion…laplusimportante,puisqu’ellen’avaitmêmepaseuàs’interrogersurlesortdeson
enfant.Ilétaitmort.Sicen’avaitpasétélecas,siparmiracleilavaitsurvécu,néavantterme,fragile,légercommeunpoupondecelluloïd,MrsPerkinsseseraitempresséedeleluidire,pourlarassurer.L’autrequestion:oùétaitJason?Pourquoinesetrouvait-ilpasàsonchevet?Ànouveau,ellelaissaitsonregarddériverdanslachambre.Surtouteslessurfacesdisponibles,tables,
consoles, coiffeuse, guéridons, de somptueux bouquets de fleurs s’épanouissaient dans des vases deporcelaine ou de cristal. Elle reconnut les roses deCloverley et esquissa un pâle sourire. L’oncle deJasonavaitpenséàelle,uneattentionsincèrequi la touchait.Lesautresbouquetsétaientcomposésdefleursdeserre,magnifiquesmais,pourelle,sansâme.LecoloneletMrsBramble,peut-être.Delapitié.Quellehorreur.Ontoquaàlaporte.MrsPerkinsrevenait,chargéed’unplateaud’oùmontaitunebuéelégère.—Lacuisinièreafaitunconsommé,expliqua-t-elleenaidantFrancesàseredressersursesoreillers,
aprèsavoirdéposésonfardeau.Ilyaaussiunblancdepouletàlavapeuravecdesconcombres,etune
petitecrèmepralinée.—Vouslaremercierez,murmuraFrances,malgrélanauséequiluitordaitl’estomac.MrsPerkinsserelevaetarrangea,danslevaseleplusproche,unebranchefleurie.—C’estMilordquiacommandécesfleurs,cematin,dit-elle.Ilvoulaitquevousaperceviezquelque
chosedebeauàvotreréveil.Francesdutagripper le rebordduplateaupournepas semettreàhurler.Quelquechosedebeau?
N’aurait-ilpaspu,simplement,êtrelà,commen’importequelépouxl’auraitfaitdanscescirconstances?Luitenirlamain,luichuchoterdesparolesdeconsolation?Laprendredanssesbrasetlalaisserpleurer,pendantdesheuress’il le fallait,etmêmesielledevaitdétruire l’amidonnageparfaitdesachemise?Voilàcequ’ilauraitdûfaire,aulieudedévaliserlesfleuristes.C’était peut-être aussi l’avis de Mrs Perkins, dont le visage semblait préoccupé. Cette ombre de
réprobationpoussaFrancesàparler,mêmesielleredoutaitd’apprendrelavérité:—Oùsetrouvemonmari,madamePerkins?L’intendantehésitaunesecondeavantde répondre.Son regardcompatissanteffleura la jeune femme
adosséeàsesoreillers.—Àsonclub,Milady.—Àsonclub…Lavoixdelajeunefemmen’étaitplusqu’unsouffle.Lanauséerevint,violente.—Jen’aipasfaim,dit-ellepéniblement.LesmainsdeMrsPerkins–desmainsfortes,ornéesd’uneseulebague,uneallianceépaisseetsansle
moindreornement–seposèrentsurlespoignéesduplateau.—Ilfautvousforcerunpeu,Milady.Aumoinsleconsommé.Elleaussibaissalavoixjusqu’aumurmure.—Nerenoncezpassanscombattre.Celanevousressemblepas.Frances leva la tête et croisa le regard de l’intendante. Elle y lut une telle compréhension que des
larmespiquèrentsespaupières.Ellelesrefoulaettentadesourire.—Vous avez raison,madamePerkins,même s’il existed’autresbataillesdont l’enjeu est bienplus
important,n’est-cepas?ironisa-t-elle.— Rien n’est plus important que la vie, Milady. QueMilady me pardonne si je me suis montrée
indiscrète.Ladomestiques’étaitretiréedanssacoquille,àl’abridesesmanièresparfaitesetdesonindifférence
defaçade.Ellefitrapidementletourdelachambre,pliaunchâlejetésurunfauteuil,tiralesrideauxetsortit.Frances,avecunegrimace,plongeasacuillèredansleconsomméàl’aspectlaiteux.Rienn’estplusimportantquelavie…Ellen’enétaitpassisûre,aujourd’hui.
6
—Etmaintenant,quefaisons-nous?LemarquisRenauddeSaint-Sauveur,affalésurunsofarecouvertdeveloursdéfraîchi,unfincigareà
lamain,regardaitsafemmechangerdetoilette.Arabellaavaitôtésesvêtements,puisouvertsamalleetrejetélaplupartdesrobesquiyétaientpliées.
Lamés,satins,faillesetsoiesrecouvraientàprésentd’undésordrescintillantlelitdelachambred’hôteloùlecouple,àsonarrivéeàLondres,avaitchoisideloger.Unhôteldesecondordre,discret,situédansun quartier où la fille des Townsend ne risquait pas de rencontrer ses anciennes connaissances, nipersonnedesafamille.—Nousréfléchissons,répondit-elled’untonbref.Ou,plusexactement,jeréfléchis.—Tantmieux.Tusaisàquelpointj’aihorreurd’échafauderdesplansetdesstratégies.—Jelesais,moncher,etc’estaussipourcelaquejet’aime…tendrement.Tuneteposesjamaisde
questionsinutiles.Lanouvellemarquisedédiaàsonépouxunsourireéblouissant,puiss’immobilisa,brandissantàbout
debrasunerobenoiredecoupeparfaite,maissévère.—Nousavonsdeuxoptions,résuma-t-elle.Notebien,Renaud,quejenetedemandepaslemoindre
conseil. Jem’interrogeàhautevoix,etpuisque tues là,ma foi, jenepeux t’empêcherdem’entendre.Maisloindemoil’idéedetetroubleroudet’ennuyeravecmesspéculations…Veux-tuunwhisky?—Avecplaisir.Sansglace,jeteprie.—Jeconnaistesgoûts.Arabellaposa la robe sur les autres, sedirigeaversune consoleplacée contre lemur et versaune
bonne dose dewhisky dans un verre de cristal taillé qui présentait néanmoins plusieurs fêlures. ElletenditlaboissonàRenaudets’assitàsespieds,surletapis.—Nousavonsdeuxoptions,reprit-elle.Premièrement,larobenoire,c’est-à-direlerepentir.Jecours
àHollandHousemeprosternerauxpiedsdemonpère.Jedisbiendemonpère,carilatoujoursétéplusindulgentpourmoiquemagarcedemère.Jepleure,jemetordslesmains,jesorslegrandjeu,j’exhibemonallianceettonmarquisat,brefj’interprèteavecgénielerôledelapécheressequirevientaubercail,mariée et désormais respectable. Et toi, le rôle du séducteur pétri de bonnes intentions et de bonneéducation.C’étaitmapremièreidéeetçapeutmarcher.Çamarcheramêmesûrement…—Mais…?Renaud,paresseusement,avaitplongésamaingaucheentrelesdeuxglobeslaiteuxquisetrouvaientà
saportée,etpinçaitlestétonsérigés.—Commetuesfin,monchéri,ronronnaArabella.Tudevinestout.Ehbien,çamarchera,oui,maisça
nemeplaîtpas.—Jecroyaisquetuvoulaisroulertamèredanslafarine.Etquej’étaiscensét’aider.—Bien sûr.Mais j’aimerais… comment dire… que ce soit elle qui vienne implorermon pardon.
Qu’ellereconnaissemasupériorité.Qu’elles’inclinedevantmonpouvoir.Tumefaismal,Renaud.—Tuadoresça.
—Oui…biensûr.Maistumetroubles.Jen’arriveplusàpenser.—Ravi.Lemarquis,abandonnantlesseinsdesarécenteetlégitimeépouse,seredressa.—Tunesemblespastrèssûredetoi,effectivement.C’estpourcelaquetunousasimposécethôtel?
Cequartiersi…populaire?—Exactement,réponditArabellaenguidantdenouveaulamaindeRenaudverssapoitrine.Ellesemitàgenouxetentrepritdedébouclerlaceinturedupantalondesonmari.Lesyeuxmi-clos,il
laregardadéfairelesboutonsdesoncaleçon,lebaisseretensortirsonmembredéjàraidi.—Tu ne vas plus pouvoirm’exposer tes idées, si tu fais ce que, semble-t-il, tu t’apprêtes à faire,
murmura-t-il.Arabella posa ses lèvres sur le gland turgescent, qu’elle embrassa, puis lécha avec une douceur
trompeuse.L’instantd’après,ellelemordilla,etRenaudpoussaunpetitcri.—Ilestparfoisbondesetaire.Jesuissûrequ’ilyaunsagechinois,oujaponais,quiaécritquelque
chosedecegenre,ilyalongtemps.Elleengloutitlentementlavergedumarquis,quisecramponnadesdeuxmainsauxaccoudoirsdusofa
tandisqu’elleallaitetvenaitlelongdesahampe,toutenagaçant,d’unemain,sesboursesgonflées.—J’adoretaphilosophie,gronda-t-il,sentantmonterleplaisir.Continue.Maisnetehâtepas…Etilposaunemainsurlatêteroussepourluiimposerlerythmequiluiconvenait.
—Etlasecondeoption?Renaudavaitrallumésoncigare;Arabella,étenduesur le tapis,semblaitrêverenfixant leplafond.
Elleserelevad’unbondetseprécipitaverslelit.Saisissantlarobenoired’unemain,elleempoignadel’autreunfourreaudesoieémeraude.—Lavoilà!—Jenecomprendspas.—Tunecomprendsjamaisrien.Cen’estpasgrave…Laisse-toiguiderparmoi.Jepensepourdeux.
Lasecondeoption,c’estl’esbroufe.Lescandale.Uncoupd’éclat!Nousavonsunpeud’argent,grâceàmoi…—Grâceàtontravailacharné,ricanaRenaud.— Parfaitement, et tu ne peux pas en dire autant. Donc, nous le claquons, cet argent. Nous
déménageons,nousallonsàCoventGarden,nouséblouissons.TonnomnousserviradeSésame.Etnousenmettonspleinlavueàmeschersparents.Jusqu’àceque…Elles’interrompitbrusquement,tandisqu’unlentsouriredétendaitseslèvres.—Jusqu’àceque?—Tuverras.Lerestemeregarde…
7
«Nerenoncezpassanscombattre!MrsPerkinsenadebonnes!»Frances marchait à grands pas dans les allées qui menaient du manoir de Cloverley aux écuries
attenantesaudomaine.Jasonl’avaitexpédiéelà–«commeunpaquetencombrant»,avait-ellepensé–sous leprétextede luioffrir,poursaconvalescence, tout lecalmepossible.Lebonair, lesœufsde laferme,lelaitfrais,leslégumesdupotager,lalisteétaitlongueetlajeunefemmeauraitpularéciterdemémoireetàrebours.Cequil’exaspérait.Oh,biensûr,toutlemondeétaittrèsattentionnéàsonégard.Lechauffeur,lemajordome,l’oncle,les
femmesdechambre,lesvisiteursetvisiteuses–cesdernièresévitantd’ameneretmêmedementionnerleursenfantsenbasâge.Aucoursdel’unedesespromenades,elleavaitmêmevuunevillageoisefairerentrerprécipitammentdanssoncottageunbambinquimarchaitàpeine.«Quecroient-elles?Quejevaism’effondrerenpleurschaquefoisquej’aperçoisunêtrehumainâgé
demoinsdequinzeans?Etpuisquoiencore?»Francess’immobilisauncourtinstantetposaunemainsursonventreplat.Ungestedevenuunréflexe.
Commesiellevoulaits’assurerqu’iln’yavaitplusrienlà–plusdevie,plusdemouvement,quecetteprésencequ’ellen’avaitpassouhaitée,maisquil’avaithabitéedelongsmois,avaitdisparu.Soudain, ses yeux se remplirent de larmes. Ses genoux plièrent, et elle s’affaissa dans la boue du
chemin.Cetenfant,ellenel’avaitpasvoulu.Aucontraire.Elleluiavaitgardérancunedes’êtreannoncéalors
qu’elleneledésiraitpas–del’avoirforcée,enquelquesorte,àcemariageinsensé.Mêmesielleaimaitdésespérémentlepèredecetenfant.Parcequ’ellel’aimait.Etpuis,lesmoispassant,elles’étaithabituée.Àcettepetiteviequigrandissaitenelle.Àimaginerson
visage,sesgestes,soncaractère.Ceseraitpeut-êtreungarçon–quiressembleraitàJason,têtu,emporté,nonchalant, insupportablement séduisant…Ouune fille–elle l’espérait–dotéedesmêmesqualitésetdesmêmesdéfauts…Peut-être, aucontraire, lebébé lui ressemblerait-il…peut-êtreaurait-il en lui lapatienceet l’endurancedesclasses travailleuses,peut-être serait-ildotéd’unsensde l’humourqui luipermettraitderiredeceuxquesanaissancel’obligeaitàfréquenter.Peut-êtrepourrait-elle,oupourrait-il,accomplirdegrandeschoses.Remplir le vide que sa mère portait en elle, ce vide que son amour pour Jason ne suffisait pas à
combler.Etmaintenant…Lebébéétaitmort.Mort.Sansavoirjamaisvécu.Sesdeuxmainsserejoignirentlàoùelleavaitsenti,moisaprèsmois,croîtreladoucerotonditédeson
ventre.Etelleéclata–enfin–ensanglotsdésespérés.
*
—Cen’estpasraisonnable,Milady.Laissez-moiaumoinsprévenirMilord…— Il n’en est pas question, madame Perkins. Je rentre à Londres. Personne n’a besoin d’être au
courant.Etsurtoutpasmonmari,conclutFrancesentresesdents.—Maispersonneneseralàpourvousaccueillir…Oupresque…C’estlesoirdugrandbalde…—DeladyForthingale,jelesais.Justement.—Milordsedoitd’yassister,ladyForthingaleestsacousinegermaine…Ilseranavréde…—Vraiment?Francesseredressaetdéfial’intendanteduregard.Celle-ci,gênée,baissalesyeuxsurlesvêtements
qu’elle enveloppait de papier de soie avant de les déposer dans la seule valise que Frances avaitl’intentiond’emporter.—Vousdemanderezauchauffeurd’avancerlavoiturejusteaprèslelunch,ordonna-t-elle.—Vousnevoulezvraimentpasquejetéléphonepourprévenirdevotrearrivée,Milady?—Non,madamePerkins.Surtoutpas.Etcettediscussionestclose.Letondesavoixlasurpritelle-même.Ellesedirigeaverslafenêtre,tournantledosàladomestique,
et fermalepoingsur le lourd tissudesrideaux.Qu’était-elleen traindedevenir?Unedecesfemmeshabituéesàêtreservies,àdistribuerdesordres,àvoirchacundeleurscapricessatisfaits–unedecesfemmes hautaines, égoïstes, qu’elle détestait ?Était-il donc si simple de passer de l’autre côté, de secroiresupérieureauxautres,deconsidérerleurobéissanceetleurdéférencecommeundû?Frances frissonna. Il était trop tard pour revenir sur ses paroles, et elle n’étaitmême pas sûre que
Mrs Perkins apprécierait ses excuses. Elle se sentit, une fois encore, écrasée par sa solitude. Sanspersonne, autourd’elle,qui lui ressemblât.Sans enfant.Mariée àune sortede fantôme,ouplutôt àunlâchequiavaitsoigneusementévitédeseretrouverensaprésenceaprèssafaussecouche.Iln’étaitentréqu’une fois dans sa chambre, pour lui annoncer que le chauffeur, dès le lendemain, l’emmènerait àCloverley, etqu’il lui souhaitaitunprompt rétablissement. Ilne se seraitpasmontréplus froid si ellen’avaitétéqu’unelointaineconnaissance,recueillieparcharitéetdontlaprésenceserévélait,deplusenplus,importune.SansdouteJasonWindmerecherchait-ilunmoyendécentdesesoustraireauxobligationsd’unmariage
auquel,aufond, ilavaitétéforcé. Ilnepouvaitpasdivorcer :s’il lefaisait, toute labonnesociété luitourneraitledos,etilperdraitCloverley,lamaisondesonenfance,carsononclenemanqueraitpasdeledéshériter.Il allait donc, sans doute, reprendre sa vie de voyageur et de célibataire, la laissant gouverner sa
maison,luirendantquelquesvisitescourtoises…lalaissantseuledanssonlit,seuledanssavie,seuleaveclesentimentd’unimmensegâchis.Ellenepouvaitpasl’enempêcher.Ellepouvait,aumoins,luidonnerunepetiteidéedecequ’ilperdait.
C’estcequ’elles’apprêtaitàfaire,lesoirmême.
8
QuandlaluxueusevoitureentradanslesfaubourgsdeLondres,lechauffeurdeladyWindmerefuttrèsétonnéde l’entendre luidemanderde laconduireàClerkenwell,dansune ruepopulaire.Mais ilavaitpourprincipedenejamaisdiscuterunordredesesemployeurs,aussimanœuvra-t-ilavechabiletédansles artères étroites avant de se garer devant une petite pension de famille d’aspect, pensa-t-il, bienmisérable.—Attendez-moiici,Richard,ditFrances.Etprenezpatience,celarisquededurerunbonmoment.Ah,
etilmefaudraitlesacdetapisseriequevousavezrangédanslamalle,àcôtédemavalise.Lechauffeurouvritdegrandsyeuxets’exécuta.Ilsuivitdesyeuxl’élégantejeunefemme,quifrappait
à une porte dont la peinture s’écaillait. Les racontars d’office nementaient donc pas, se dit-il ; ladyWindmere étant debasse extraction, elle allait sans doute rendrevisite à uneparente, uneparente quin’étaitniplusrichenipluséduquéequesapropremère,àlui.Peut-êtrecettefemmequiavaitassistéaumariage ? Mrs Perkins avait affirmé qu’il s’agissait de l’ancienne nourrice de ladyWindmere, maispersonnen’enavaitcruunmot.Ildécidad’ouvrirsesyeuxetsesoreilles.Ilaurait,cesoir-là,unebonnehistoireàraconter.
Frances suivit le petit couloir familier et entra dans la cuisine deMrs Jones. Rien n’avait changé,
constata-t-elleavecunsentimentderéconfort:lacuisinièrepasséeaunoir,l’horlogeàcarillon,laboîteà thé rouillée, les chromos encadrés accrochés aux murs, les chaises droites et affreusementinconfortablesbienrangéesautourdelatable.Elletombadanslesbrasdesonanciennelogeuse,quil’embrassasurlesdeuxjouesavantdesereculer
pourl’examineravecinquiétude.—Francie,monagneau…jeveuxdireMilady…—Francieiratrèsbien,ditlajeunefemmeensouriantàtraversleslarmesquiluipiquaientlesyeux.—Vousavezunemineépouvantable.Jenevousaipasvuecommeçadepuislamortdevotrechère
maman…Pardonnez-moi, jenevoulaispasvous fairepleurer…J’ai reçuvotre lettre.Lepauvrepetitange!Machérie,commejevoudraisfairequelquechosepourvous…Francesreniflaettentadesereprendre.Cen’étaitpaslemomentdes’écrouler–vraimentpas,même
sielleauraitaimélepouvoir.—Vouslepouvez,répondit-elle.J’aibesoind’unmiracle,etdelameilleurecouturièredeLondres.Et
jesaisquelameilleurecouturièredeLondres,n’endéplaiseàcespimbêchesquitiennentboutiquedanslesbeauxquartiers,c’estvous.Ellesedégageadoucementdel’étreintedeMrsJonesetouvritlesacqu’elleavaitposésurlatable.—Voilà,dit-elle.C’estàpartirdececiqu’ilfautcréerunmiracle…MrsJonesjoignitsesmainsdevantsaboucheetétouffauncrid’admiration.—Milady…Pardon,Francie…Quellemerveille!
Le chauffeur commençait à trouver le temps long.Plusde troisheures s’étaient écoulées, etMilady
était toujoursdans lamaison.Toutcelapourunevisiteàuneparentedans lebesoin…Etqu’yavait-ildanslesacqu’elleavaitemportéàl’intérieur?Desprovisions?Desvêtementsdontelleseséparaitparcharité?Del’argent,desbibelots,despelotesdelaine?Ilsecreusaitlatête,sanstrouverderéponse.Décidément,lanouvelleépousedesonmaîtreétaitunefemmemystérieuse.Imprévisible.L’histoirequ’ilpensaitconterà l’officesecorsait–mêmes’iln’ensavaitpasplusquetoutà l’heure,quandil l’avaitdéposéedanscetterueoùuneladyn’auraitjamaisdûmettrelespieds.Mais il s’ennuyait, et il n’aurait pas craché sur une bonne tasse de thé, avec une goutte de brandy
dedans,depréférence.Etunepartdepudding,peut-être.Enfin,laportes’ouvritdenouveau,etladyWindmere,portanttoujourssonsac,courutverslavoiture.—Vite,Richard,lança-t-elleens’installantsurlaconfortablebanquette.Jesuisenretard.Richardtouchasacasquetteet lançalemoteur.Àladérobée, ilobservasapassagère.Elleavait les
traitsmoinstirés,leregardplusanimé;ellesouriait,même.Ques’était-ilpassé?Malheureusementpourlui,ilneconnaîtraitjamaislaréponse.Cequinel’empêchapas,lesoirmême,
d’exposeraumajordomeetauxvaletsmédusésunehypothèsedesplusfantaisistes:Miladyavaitconsultéunevoyantequiluiavaitpréditqu’elledonneraittrèsvitenaissanceàunnouvelhéritier.Lafemmeavaitsansdouteaccomplisursoncorpsdesritescompliqués,vuletempsquetoutçaavaitpris.Ilavaitdéjàentenduparlerdesemblablesséances: laclientedevaitsedéshabillerentièrementets’étendresurunetablerecouverted’undraprouge;onégorgeaitalorsunpouletsursonventrepourlerendrefertile.Sonrécits’inspiraitd’unarticle ludansunerevuequi traînaitdanslehall,etqu’ilavait luunsoiroùlordJasonl’avaitfaitattendrelàunbonmoment.Maisiloubliavitecedétailetfutbientôtpersuadé,commesesinterlocuteurs,qu’ilavaitaperçulascèneparunefenêtredonnantsurlarue.Lemajordomeluiintima,avec sévérité, de ne rien ébruiter auprès des femmes de chambre : elles étaient jeunes etimpressionnables,ilfallaitlesprotégerdesdébauches,réellesousupposées,deleursmaîtres.Pendantcetemps,Francess’étaitenferméedanssachambre.MrsPerkinsétantdemeuréeàCloverley,
elle n’avait affaire qu’à la seconde classe de la domesticité, et la femme de chambre qui s’étaittimidementproposéepourl’aideràdéfairesesbagagesn’avaitpastropprotestéquandsonoffreavaitétégentiment,maisfermementdéclinée.Francesouvritlesacqu’elleavaitapporté,entiralaroberetouchéeparMrsJonesetlasuspenditàun
cintredans la salledebains.Parbonheur, ellen’auraitmêmepasbesoind’uncoupde fer ; lavapeurdégagéeparlacuved’eauchaudesuffirait.Elles’offritdoncun longbain,usantetabusantdeshuilesparfuméesqu’elledédaignaitd’ordinaire.
Elleselavalescheveux,puiss’enveloppadansunpeignoirentissu-épongeetallas’asseoirdevantlefeupour sécher ses longuesmèches. Face à elle, la fenêtre aux vitres déjà enténébrées lui renvoyait uneimage brouillée : cheveux auburn, visage fin, silhouette gracile, longues jambes. Elle avait perdubeaucoupdepoidsaprèssafaussecoucheetflottaitdanstoussesvêtements.Elleavaitl’airtrèsjeune–plusqu’ellenel’étaitenréalité.Uninstant,sapenséeeffleuraArabellaTownsend,dontelleavaitétélafemmedechambre.Arabella,
quiavaitsouventinsistésurleurressemblance.Ilyavaitquelquessimilitudes,oui:lacouleurdesyeux,ledessindespommettes, les lèvres charnues, sensuelles…mais c’était tout.Arabella était une femmeépanouie,sûred’elleetdesonpouvoirsurleshommes.Francesavaittoujoursététimide,introvertie–saufcettenuitdebalmasquéoùelles’étaitlaisséeséduire(et«séduire»étaitunmotpudique)parJasonWindmeredanslabibliothèquedupèred’Arabella.
Parfois,ellesedemandaitsi,cesoir-là,ellen’avaitpasbuunphiltre,commedans les légendes,ouabsorbéunedroguequi l’avaitpousséeàagird’unemanièreextravagante.La réponseétait toujours lamême:non.Non,ellen’avaitpasbu,pasmêmeunverredepunchpoursedonnerlecouragedejouer,pendantquelquesminutes,un rôlequin’étaitpas le sien ; ellen’avaitpasnonplus respiréd’étheroufuméd’opium.Ladrogue,c’étaitJason–sapeau,sonodeur,seslèvres,salangue,sescaresses…Jason.Ellenedevaitpaspenseràlui,pasencore.Oualors,elledevaitlevoircommeunpionsurun
plateaud’échecs,unpionengagédansunepartiedontsavieàelledépendrait.Quiétait-il?LeFou,leRoi,leCavalier?LeCavalier,oui,celaluiallaitbien…Etelle?Ellepensaàlarobependueprèsdelabaignoireetsourit.LaReineblanche…oui.Unereinequiallaitapparaître,cesoir,enpleinelumière,surl’échiquier.Unereinequin’avaitplusdroitàl’erreur.Quisedevaitderemporterlapartie.
Oudedisparaître.
9
JasonWindmeren’étaitpasrentréchezluidepuistroissemaines.Ilavaitfaitporterdeuxvalisesàsonclub,oùunechambreluiétaittoujoursréservée.Etilavaitengagéunvalet,enextra,pours’occuperdeson linge et de ses costumes.Un inconnu, un type tout juste sorti de sa campagne, qui ne connaissaitpersonneàLondres.Quelqu’unquineleregarderaitpasd’unairapitoyéouméprisant,commetouslesautres. Quelqu’un qui ne penserait pas, en le voyant : « Voilà un homme qui a parié sur le mauvaischeval.»Ilsavaitbiencequesesamispensaient.Cequesafamille–àl’exceptionpeut-êtredelordArthur,son
oncle–pensait.Ceque tous lesmembresde lagentrypensaient.Ceque,peut-être,SaMajesté le roiGeorge,cinquièmedunom,quandildiscutaitdel’affaireavecsonépouse,pensait!CepauvreJason!Direqu’ils’estsentiobligéd’épousercettefilleparcequ’elleétaitenceinte…et
voilà qu’elle perd l’enfant !Ungarçon, de surcroît !Ehbien, voilà qui va lui rabattre son caquet.Peut-être va-t-il comprendre, maintenant, qu’il ne peut pas tout se permettre. Et surtout pasd’introduireparminousunecréaturesortied’onnesaitoù…Ilnepouvaitplussupportercela.IlnepouvaitpassupporterdevoirFrancespâle,faible,amaigrie,morose,perduedanscetimmenselit
àcolonnesoùilsavaientfaitl’amoursisouventdepuisleurmariage.Ilnepouvaitplussesupporterlui-même.Alors,ilavaitenvoyéFrancesàlacampagne,àCloverley–honteuxdelui-même,honteuxdesesentir
soulagé.C’étaitlemieuxdecequ’ilavaitàluioffrirpourlemoment.Etils’étaitretirédanssatanière,telunours.Ilyseraitbienrestépluslongtemps,letempsquelablessuresereferme,letempsqu’ilcessedepenseràcetenfant,sonfils,commes’ilétaitlà,vivantetbraillant,danslachambrevoisine.Ilsouffrait.Ils’étaitattachéàuneidée,àunêtreendevenir,commeiln’auraitjamaispenséquecela
fûtpossible.Leshommesdesonmilieuétaientfiersdeleursfilset,dansunemoindremesure,deleursfilles ; ils veillaient à satisfaire leurs besoins matériels et à leur dispenser la meilleure éducationpossible.Néanmoins, lesenfantsétaientélevés loinde leursparents, sous la surveillanced’unenurse,puisd’unegouvernanteoud’unprécepteur;quandilsenavaientl’âge,onlesmettaitenpension.Parfois,ils fréquentaientdeprestigieusesuniversités.Puis ils semariaient,etperpétuaient leseulmodedeviequ’ilsconnaissaientetconcevaient.Maiscetenfant-là…Ilavaittoutdesuitepenséqu’ilseraitdifférent.D’abord, ilétaitamoureuxdeFrances,mêmes’ilne lacomprenaitpas trèsbien,mêmesielle–du
moinsilenavaitl’impression–necherchaitaucunementàlecomprendre.Et puis, justement ! Elle était différente, elle aussi. Elle ne confierait pas son enfant à des mains
mercenaires,ne lerelégueraitpasdansunenurseryàdeuxétagesdesaproprechambre,Jasonenétaitsûr.Elleluidonneraitdutemps,del’attention,etlui,Jason,setrouveraitducoupjustifiépourjouerunvéritablerôledepère.Pourquoiavait-iltellementenvied’êtreunpère?Cetteidée,auparavant,nel’avaitjamaiseffleuré.Il
détestait les marmots braillards, et trouvait ridicules les grand-mères qui s’attendrissaient sur despoupons.Maisilavaitchangé.Profondémentchangé.Depuissonmariage,depuisqu’ilavaitacquislacertitude
queCloverley,ledomainefamilial,neluiseraitpasenlevé,ilvoulaitunefamille.Legenredeviequ’ilavaitmenéjusque-làluiavaittoutàcoupsembléennuyeux,sesancienscompagnonsfutilesetstupides,etlesplaisirsquel’argentpouvaitacheter,singulièrementfades.Ilavaitmêmeenviedeserendreutile!Debout,immobile,tandisquesonvaletnouaitlacravateblanchedesoncostumedesoirée,ilretintun
sourirededérision.Serendreutile!Sionluiavaitditcelaquelquesmoisauparavant,ilauraitéclatéderirepourdebon.Serendreutile,riendeplusridicule,deplusdémodé…Ehbien,ilfallaitcroirequ’ilétaitpassédemode,luiaussi.Jasonauraitbienaimé,d’ailleurs,nepasêtreobligédeserendreàcettefichuesoirée.MaisSerena
Forthingale était sa cousine, et sa cousinepréférée, de surcroît ; unedes seules femmesqu’il estimaitréellement,malgrésonépouvantablecaractère.S’ilnevenaitpas,ellesefâcherait,etiln’avaitpasenviedesebrouilleraveclesrarespersonnesquitrouvaientencoregrâceàsesyeux.Ilallaitdoncexpédiercettecorvée.Soudain,ilpritlaparoled’unevoixforte,quifitsursautersonvalet:—John…—Arthur,Milord.—Ah,pardonnez-moi.Arthur,donc.J’aimeraisquemesbagagessoientprêtsàmonretour.Jeprendrai
lepremiertrainpourCloverleyHall.—Bien,Milord.Legarçonavaitl’airdésappointé.Ah,biensûr:ledépartdesonéphémèreemployeursignifiaitqu’il
allaitdevoirsemettreàlarecherched’unnouvelemploi.L’ancienJasons’enseraitsouciécommed’uneguigne;lenouveauJasondécidadefaireuneffortpourvaincresonégoïsme.—Jevousdonneraiunmotpourmonmajordome,Arthur.Jesuis trèssatisfaitdevosservices,et je
suispersuadéqu’iltrouveraàvousemployerdansnotremaisondeLondres.Ilmesemblel’avoirentendudirequ’ilmanquaitunvaletdepied.Levisagedujeunehommes’éclaira.—Merci,Milord.Mercibeaucoup.JasonWindmeresesentitétrangementréconfortéparcesourire.Étrange,oui.Onpouvaitdoncretirer
unplaisirpersonneldelajoieofferteàautrui?Cepointméritaitd’êtremédité.Dansletrain,ilenauraittoutleloisir.Carilétaitgrandtemps,pourlui,decesserdesecacheretd’affronterlasituation.Tempsdecesserde
semontrer, à sa grande honte, le genre d’homme qu’il détestait par-dessus tout, à savoir le pire deslâches.Temps de rejoindre Frances, de la prendre dans ses bras, de la consoler, de lui dire qu’il l’aimait
commeunfou,etque…Ilnesavaitpastropcequisuivrait.Tantpis.Ilaviserait.
Unedécisionàlafois.
10
SerenaForthingaleavaithorreurdes soiréesguindées ; c’estpourquoionsepressait à sesbals.Onétait sûr d’y récolter, entre la danse et le buffet, un ou deux croustillants potins, voire d’assister à unincidentmondainquialimenteraitlesconversationspendantquelquessemaines.Maiscetteannée,Londresétaitdésespérémentmorneetconventionnel.Leshommesmariéstrompaient
leurs femmes, bien entendu, mais ils le faisaient avec une discrétion exaspérante, et leurs épousesn’étaientpasenrestedeprudence.Biensûr,ilyavaiteuledésastreuxmariagedeJasonWindmere,auprintempsprécédent, qui avait fait couler beaucoupd’encre et de salive,mais…cet épisode sentait àprésentleréchauffé.Certes,lanouvelleladyWindmereavaitperdul’enfantqu’elleattendait,maisonnepouvaitdécemmentpasparlerfaussecouchesousleslustresencristaldelarésidencedesForthingale,justeàcôtédesplateauxdesandwiches,desgeléesetdescoupesdechampagne.C’étaitvulgaire.Il fallait trouverautrechose.Serena s’étaitdoncmiseenchasse.Et ellen’avaitpaseuàallerbien
loin : au comptoir des gants, chez Harrods, elle était tombée sur une revenante ! Une apparitionprovidentielle!Lesymboleincontestableduscandaleetdeladépravation:ArabellaTownsend!Ravissantedansuntailleurblancàreversnoirs,unminusculechapeauposésursesbouclesrousses,
celle-ciessayaitdesgantsdecuirvertjade–unpeupâles,avaitpenséSerena,pours’assortiràsesyeux.LadyForthingalen’hésitapasuninstant:elletenaitl’attractiondesasoirée.Elleseprécipitadonc,les
brasouverts,affichantunsourireradieux.—Chèèèère!Quelleagréablesurprise…quelplaisir!Arabella,desoncôté,affecta l’étonnement.CettemerveilleuseSerena…Commeelleétaitheureuse,
affirma-t-elle,quelepremiervisageconnuqu’illuiétaitdonnédevoirdepuissonretourducontinentfûtceluidelafemmelapluséléganteetlaplusadmiréedeLondres!Elledéposaunbaisertendresurlajouepoudréedesonancienneamieetlacouvritdecomplimentsaussifleurisquepeusincères.MaiscommeSerena faisaitdemême,celan’avait aucune importance.Toutesdeuxsavaientqu’elles
jouaient un rôle. Elles s’y étaient entraînées depuis l’enfance ; elles connaissaient les règles, ellessavaientpourquoiellesagissaientainsi.Lafranchiseétaittoujoursunefautedegoût.Enrevanche,cequeladyForthingaleignorait,c’étaitqu’ArabellanesetrouvaitpaschezHarrodspar
hasard,etquelachasseresseauxcheveuxrouxl’avaitchoisie,elle,pourpremiergibier.ElleconnaissaitleshabitudesdeSerenaetsavaitqu’avantchacundesesbals,elleallaitacheterunassortimentdegantsde soirée dans le célèbre magasin. Elle savait même à quelle heure elle avait une chance de l’yrencontrer. Cela faisait donc plusieurs jours qu’elle s’y rendait ponctuellement, guettant les portesbattantesentresescilstoutenfaisantmined’acquérirdesbabioles.Etsapatiencevenaitderecevoirsarécompense.
Une heure plus tard, Arabella poussa, victorieuse, la porte de la suite où Renaud et elle s’étaient
installéslejourdeleurretour«officiel»,dansl’undeshôtelslesplushuppésdelacapitale–histoire,cettefois,d’êtrevusetreconnus.—Gagné!annonça-t-elle.NoussommesinvitésaubaldeSerenaForthingale,après-demainsoir.—J’ignore totalementquiestSerenaForthingale, réponditsonmarien jetant leTimes surune table
basse.Macharmante,j’aibeaum’acharneràlalecturedevosjournaux,jerestepersuadéquel’anglaisestunelanguebarbareetimpossibleàprononcer.Quelpeupleciviliséauraitpuconcevoirl’idéedesemettresanscesselalangueentrelesdents?—Commevous êtes studieux,mon chéri, fit-elleminede s’attendrir. Surtout, n’en faites pas trop :
votreaccentfrançaisetvotre…commentdirais-je…innocencecontinentalesontvosmeilleursatouts.Jevaisfairebrosservotresmokingetrepasservotrechemisedesoirée.Ilvousfaudraunvaletdèsquenousseronsinstallés…—Etavecquelargentlepaierons-nous?—Lemien,pourl’instant.Non,neprenezpasl’airoffusqué!Celavousestbienégal,aufond,queje
vousentretienne.Venezplutôtm’aideràchoisirmarobe.Renaudsouritetseleva.— C’est une très bonne idée. D’autant qu’il va falloir commencer par vous ôter celle que vous
portez…Cequiprendrapeut-êtreunpeudetemps.J’espèrequevousn’êtespastroppressée…
*
LessalonsdesForthingaleétaientdéjàpleinsàcraquerquandJason,quiétaitvenuàpied,montalegrandescalier. Ilprêta l’oreille,distraitement,aubruissement familier–celuidesconversations,celuidesrobesdontlestissuschatoyantsondoyaientaugrédelamarchedecellesquilesportaient.Lesverresen cristal tintaient, les domestiques engrande livrée passaient d’un invité à l’autre, chargés de lourdsplateaux.Lesouperseraitserviplustard,aprèslebal.Derrièrelesportesclosesdel’immensesalleàmanger,unbataillondeserviteurss’affairaitàdisposerdesplatscontenantdusaumon,ducaviarde laBaltique,descroustadesdecrabe,destimbalesdetruffeauchampagne,delamousselined’écrevisses,desaspicsdelégumes.Plustardviendraientlesdesserts,soufflésetcrèmes,ananasglacés,mandarinesàl’orientale, mignardises roses et blanches en pièce montée. Une œuvre d’art, ou presque, dont il neresteraitplus,àl’aube,quedesmiettes.Tropdenourriturepourtropdegenstropbiennourris–Jasonsourit,lesopinionsdeFrancesdéteignaientsurlui,décidément…Et pourtant, durant leur courte vie conjugale, ils n’avaient cessé de se disputer. Frances, qui avait
connu la pauvreté, était horrifiée par le gaspillage ; elle pensait que les grands domaines étaient unanachronisme, qu’il fallait partager la terre entre ceux qui la travaillaient. Elle sympathisait avec lesrebelles irlandais, les ouvriers au chômage, les femmes écrasées de travail et d’enfants. Elle trouvaitscandaleuxquelesFrançaisesn’aientpasencoreacquisledroitdevote…Lessourcesdesonindignationétaientmultiples.Audébut,sonidéalismeavaitagacéJason,maisàprésentqu’elleétait loinde lui, ilréalisaitqueleursjoutesoratoiresluimanquaient.Oui,dèsdemain,ilprendraitlaroutedeCloverley.Etilessaieraitderéparercequipouvaitl’être.Jasonsaluasonhôtesse,échangeaquelquesparolesaimablesavecdesconnaissances,butunecoupede
champagne.Gestesautomatiques.Tantdesoirées,tantdebals,àentendrelesmêmesmusiques,àvoirlesmêmesvisagesquiseconfondaientensuitedanssamémoire…Iln’allaitpass’attarder.Detoutefaçon,àprésentqu’ilétaitmarié,lesjeunesfillesnelesuivaientplus
d’un œil langoureux. Plutôt déçu. Une fois casées, elles commenceraient à le voir comme un amantpossible,mais,pourl’instant,leséducteuravaitquelquepeuperdudesonaura.Il faisait, sans se presser, le tour des salons quand une rumeur grandissante l’alerta : il se passait
quelquechose…là-bas,prèsdesgrandesportes largementouvertes,oùSerenaet sonmari se tenaientpouraccueillirleursinvités.
Jasonseretournatoutenportantsacoupeàseslèvres.Unesecondeplustard,untintementdecristalfracassé,àsespieds,luipermitderéaliserqu’ill’avaitlâchée.Unefemmevenaitdefairesonentrée.
Unefemmequin’auraitpasdûêtrelà.
11
Arabella Townsend – la marquise de Saint-Sauveur, comme le valet chargé d’annoncer les invitésvenait de le proclamer – s’avança lentement dans le plus grand des salons, sous les regards ébahis,amusés ou franchement offusqués de l’assemblée. Serena Forthingale, qui suivait son amie à quelquedistance,auraitpuenoubliersesbonnesmanièresetexécuterunepetitedansedevictoire,maisiln’étaitpas question de reporter, en cet instant, l’attention sur elle. Elle se contenta donc d’un sourire quitrahissait,avecladiscrétionrequise,sonintensesatisfaction.Elleavaitréussisoncoup.Demain,etlesjourssuivants,toutlemondeparleraitdesonbal.Ilyaurait
sûrement des photos dans leTatler, et sa réputation en sortirait grandie. Quelques vieux ronchons lacritiqueraient,biensûr, lesdouairièresmédiraientd’elleautourdeleurthédominicalet lesTownsend,peut-être,ne la salueraientplus…Elle s’enmoquait.C’étaitun triomphe !Mentalement, elle remerciaArabella,quilasecondaitavectantd’efficacitédanssonirrésistibleascensionmondaine.La nouvelle marquise était, ce soir-là, d’une beauté spectaculaire : moulée dans un fourreau noir
pailletéquiparaissaitavoirétécoususurelleetdontlecorsagedévoilaitunebonnepartiedesesseins,elleneportaitaucunbijou.Unemagnifiqueorchidées’épanouissaitaucreuxdesoncorsage,uneautreornait sa chevelure rousse rassemblée en un savant chignon dont s’échappaient quelques mèchesbouclées.Seslèvrescarminées,elles,offraientauxregardsuneautrefleur,autrementmoinsinnocente…Elleétait,seditSerenaentouteobjectivité,unvivantappelausexe.D’ailleurs, leshommes lasuivaientd’unregardquin’avait riend’équivoque. Ilspensaient tousà la
mêmechose!—Vousvenezd’introduireleloupdanslabergerie,machère,murmuralemarideSerena,quil’avait
rejointe.—Jel’espèrebien,répondit-ellesurlemêmeton.Londresestassommant,cetteannée,vousnetrouvez
pas?Arabellavanousdonnerunpeudedistraction…Arabella, sans hésiter, avait mis le cap sur JasonWindmere. Celui-ci la regardait venir avec une
certaine admiration – elle ne manquait pas d’audace, pensait-il, de reparaître dans cette société quil’avaitrejetée.Car,bienquelesTownsendaienttentédenepasébruiterleursquerellesfamiliales,lesdomestiques avaient parlé, etCassandra, la jeune sœurd’Arabella, neperdait pasuneoccasionde serépandreencommentairesvenimeuxsursonaînée.Sespropos,étourdisouvolontaires,avaientgonflélescandale:Arabellas’étaitenfuieavecPenelopeHaworthetlechauffeurdesesparents,aprèsavoirtentédedéroberlesbijouxdesamère!Dequoialimenterlescomméragespendanttouteunesaison…Un instant, un seul, il pensa qu’il aurait pu l’épouser et posséder ce corps magnifique. Elle le
souhaitait, elle avait même tenté de le prendre au piège… Quelle femme ! Outre sa beauté et soninsolence,ellepossédaitunebonnedosedecourage.Ilnepouvaits’empêcherdesaluersonpanache.Etpuis,oui,elleétaitterriblementattirante…—Bonsoir,Jason,dit-elled’unevoixbasse,sensuelle.—Bonsoir,Arabella.Jesuisheureuxdevousrevoir.C’était vrai. Grâce à elle, cette soirée pour lui interminable et ennuyeuse venait de prendre des
couleurs.
—Faites-moidanser,alors,roucoula-t-elle.Commeàmonpremierbal.Vousvousensouvenez?S’ils’ensouvenait!Ellen’avaitqueseizeans,alors,maiselleavaitréussiàl’entraîner,aprèsdeux
danses, dans un salon désert. Là, elle n’avait eu aucunmal à le persuader qu’un premier bal appelaitnécessairementunpremierbaiser.Qu’illuiavaitdonnédebonnegrâce.Ilserappelaitaussisasurprise:cettegaminesemblaitdéjàtoutsavoirsurlesexe.Elles’étaitpresséecontrelui,avaitattirél’unedesesmainssursesseins,puisfrottésonbassincontrelesienavecunsûrinstinctdesréactionsqu’ellepouvaitsusciter…S’iln’avaitpasétéungentleman,ilauraitpulaprendrelà,sanspréliminaires.Maiselleétaitsijeune!EtlordTownsendétaitunamidesonpère.Ilétaitrestéprudent,ets’enfélicitait.—Sijedevaismesouvenirdetouslesbalsoùj’aifaitvalserunejoliedébutante,monpauvrecerveau
exploserait,dit-ilavecdésinvolture.Maisjeseraivolontiersvotrecavalierpourcettedanse,Arabella.Illuioffritlebrasetl’emmenaverslesalonoùsepressaientlesdanseurs,conscientdesregardsqui
lessuivaientetdeschuchotementsquirésonnaientsurleurpassage.Àpeineétaient-ilsentrésdanslecercletourbillonnantqu’uneautrefemmefitsonentrée–unefemme
dontlenomnefiguraitpassurlalistedesinvités,maisquifaisaitpartiedelafamille,aprèstout.C’estpourquoilemajordomen’avaitmarquéqu’uneinfimehésitationavantd’annoncer:—LadyFrancesWindmere!Cette annonce se perdit dans le brouhaha des conversations et les flots de musique viennoise qui
venaientdudeuxièmesalon.Laplupartdesaimablesoisifsquidevisaient,unecoupeàlamain,nel’entendirentmêmepas.Seulun
hommevêtud’unsmokingàlacoupeimpeccable,quel’apparitionfracassanted’Arabellaavaitreléguéau second plan des curiosités, se retourna. Un infime tressaillement anima son visage jusqu’alorsimpassible,etunmincesouriresedessinasurseslèvrescharnues.LemarquisRenauddeSaint-Sauveurvenaitdetomberamoureux.
Instantanémentetsurcommande.Commesapropreépouseleluiavaitordonné.
12
Frances, un peu étourdie par le flot de sons et de parfums qui l’assaillaient, s’était immobilisée àl’entréedugrandsalon.Siellen’avaitétésitendue,sianxieuse,elleauraitpusavourerlajoied’unejeunefillenaïveàson
premierbal.Car,enfait,c’étaitsonpremierbal:leprécédent,aucoursduquelelleavaitincarnépendantquelquesminuteslepersonnaged’Arabella,déguiséeetmasquée,avaitcomptépourrien–sil’onpouvaitdire. Elle n’était alors qu’une femme de chambre prise dans le filet d’une intrigue dans laquelle ellen’auraitdûjouerqu’unrôlesecondaire.Ellen’étaitquelesosied’uneautre,ellen’étaitlàquepourluipermettrederéalisersesdésirs.Lerésultatavaitétédesplussurprenants:ArabellaavaitdressédesplanspourprendreaupiègeJason
Windmere,etc’étaitFrancesqu’ilavaitépousée.Aujourd’hui,mêmesiFrancesn’avaitpasétépersonnellementconviéeaubaldeSerenaForthingale,
elleavaitledroitd’êtrelà.Ellepouvaitsemontreràvisagedécouvert,sanshonte.Undemi-sourireauxlèvres,sesyeuxfiévreuxparcourant lafouledansl’espoird’ydécouvrirJason,
elleoffrait sans le savoiruncontrepointparfait à lavisiondont les invités,quelquesminutesplus tôt,s’étaientrégalésavecgourmandiseetunbrind’indignation.Elleavait trouvélarobequ’elleportaitcesoir-làdanslesgreniersdeCloverley,parunaprès-midi
pluvieuxoùsamélancoliel’avaitpousséeàexplorerlechâteau.Aufondd’unemansarde,troisgrandesmallescordéesl’avaientintriguée:elleavaitdéfaitlesnœudsserrésaveclasensationunpeucoupablede violer un secret. Mais les malles ne contenaient que des vêtements : petites robes d’enfant auxbroderiesjaunies,chapeauxunpeuaplatis,bottinesàboutons,giletsd’hommeensoiejonquilleouivoire,châles à longues franges…Ce fut dans la dernière qu’elle découvrit la toilette la plus extraordinairequ’elle ait jamaisvue : une robedemariéevictorienneen soieblanche, cousuedeperlesminuscules,avecde longuesmanchesdemousseline.Émerveillée, elle l’avait dépliéepour l’admirer à la lumièrepourtantchichequifiltraitparl’œil-de-bœuf.Unrêve!C’est à cet instant que l’idéedeparaître aubal deSerenaForthingale avait commencé à s’insinuer
danssonesprit.Sagarde-robe,tailléepourunefemmeenceinte,necomportaitaucunerobedusoir,etilétaittroptard
pours’enfaireconfectionnerune.Maiscettemerveille,avecquelquesretouches…Letissuétaitintact,leblancéclatant–commesielleavaitétéportéelaveille…EtFrancessavaitqui,àLondres,pourraitl’aider.
Dansl’undesgrandsmiroirsaccrochésaumurquiluifaisaientface,entredeuxtableauxreprésentants
de confusesmais colorées scènes de bataille, la jeune femme aperçut son reflet, ou plutôt le devina,stupéfaite:était-cebienelle?Mrs Jones, en quelques heures, avait réussi àmoderniser l’apparence de la robe sans toucher à la
coupedelajupe,quis’évasaitlargementautourdelatailleredevenuefinedeFrances.Elleavaitôtélesmanchesdemousseline,coupélecorsagedemanièreàdécouvrirlesépaulesetrecousuungrandnombredeperleslelongdudécolleté,assezmodestedevantmaisprofondémentéchancrédansledos.Lajeunefemmearboraitdespendantsd’oreillesendiamantsquibrillaientdemillefeuxàchaquemouvementde
satête.DurantsonséjouràCloverley,elleavaitdécidédesecouperlescheveuxetsentaitleurscranssoyeuxbalayersajoue.Sansenavoirunepleineconscience,elleincarnaitàlafoisuneépoquerévolue,paréedescharmesdelanostalgie,etunavenirquecertainsredoutaient.Elleétaitéblouissante.Sielles’étaitsouciéedesregardsquil’escortaienttandisqu’ellesedirigeait,àpaslents,verslasalle
de bal, elle l’aurait compris.Mais elle n’avait qu’une idée en tête : retrouver Jason. Ils avaient étéséparéstroplongtemps.Sonattitude,quandillaverraitcesoir,luidicteraitlarésolutionqu’elledevraitprendre:soitmettrefinàcemariagepartouslesmoyens–mêmes’ilnevoulaitpasenentendreparler–,soit luidonnerunechancedesurmonter l’épreuvequ’ellevenaitdevivredans la solitude.FrancesenvoulaitàJason,elleétaitencolère,maiselleétaitprêteàentendresesexplications.Encorefallait-ilbriserlesilence.Surleseuil,ellemarquauntempsd’arrêt.Jasonn’étaitsansdoutepasparmilesdanseurs,illuiavait
dit,unjour,qu’ildétestaitcegenredecorvéemondaine;maisildevaityavoirquelquepartunfumoirouunsalonoùleshommespouvaientseregrouperpourparlerentreeux,discutantdechasseetdelagestiondeleurspropriétés–etdel’avenirdupays,toussujetsqui,dumoinsleprétendaient-ils,neconcernaientpaslesfemmes.Elle allait se mettre à sa recherche. Toutefois, elle avait envie, auparavant, de profiter un peu du
spectacle.Devantsesyeux,lesrobeslonguesondulaientaurythmedeladanse,lesbijouxlançaientdesfeux bleus, grenat, verts ou d’un rouge profond. Les perles brillaient d’un doux éclat, les diamantsilluminaient les visages fardés. Les danseurs, tous en noir, entraînaient leurs partenaires qui ployaientdoucemententreleursbras,latêterenversée.Leursproposlégers,leursriressemêlaientàlamusique.Franceseutunepenséepoursamère.Qu’auraitditlacourageuseMrsHawk,quiavaittravaillétoute
savie,sielleavaitpuvoirsafilleencetinstant?Aurait-elleétéheureuseetfière?L’aurait-elleplainte,oublâmée?Aurait-ellesecouélatêteaveccetteexpressiondedouceréprobationqu’ellearboraitquandFrances,rétive,refusaitdequitterseslivrespourl’assisterdanssestâchesménagères?«Lecolonelatortdetedonnerdesidéesau-dessusdetacondition.Sonmonden’estpastonmonde,et
tun’enferasjamaispartie.Nerêvepastrop,mafille,lesréveilssontdifficiles…etdouloureux.»Francesavait l’impressionquecesmotsavaientété inscritsdans sachair au fer rouge.Pourtant, ce
soir, sa volonté s’était dressée contre la fatalité qui semblait la poursuivre : elle avait décidé derepousser auplusprofondd’elle-même ladouleur causéepar la pertede sonbébé– et devivre, toutsimplement.Soudain,ellevitpasseruncoupleenlacéetsefigea.Cettesilhouettevoluptueuse…Cescheveuxd’un
rouxéclatant…Cesseinsquisemblaientàtoutinstantvouloiréchapperaudécolletéd’unerobequinelaissaitrienàl’imagination,oupresque…ArabellaTownsend!DanslesbrasdeJason!Nerêvepastrop,mafille.
Si,elledevaitrêver.Ouplutôt,faireuncauchemar.
13
Jasonsedemandaitcommentilallaitsetirerdecemauvaispas.Arabella, littéralementcolléeàlui,n’étaitpassansémouvoirsessens;ilauraitfalluêtredeboispournepasavoirenviedelaculbutersurlepremiercanapévenu.Ilrespiraitsonparfum,sentaitlamoiteurchaudedesapeau…Soncorps,malgrélui,réagissait,etellenepouvaitpasnepass’enapercevoir!D’ailleurs,unsouriremalicieuxsedessinabientôtsurleslèvresdelabellerousse,quireculalégèrementlatêtepourplantersonregarddanslesien.—TrèscherJason…Jeconstatequevousêtesheureuxdemeretrouver;et,pourtoutvousavouer,je
mesuislanguiedevous.—Vraiment? lui fit-iléchod’un tonassez froid. Jesuissûrquevousavez trouvéenFrancedes…
distractionssuffisantes.Nevousêtes-vouspasmariéesurleContinent?Avecunfortbelhomme,paraît-il.Vousêtesdoncunefemmecomblée.—Presque…Ilnememanquequedeuxchoses.—Babioles,sansdoute…— Babioles ? Un amant ! Comme vous avez peu de considération pour votre propre sexe, lord
Windmere!—Assezpeu,eneffet…—Quellemodestie!Jevousvoyaispourtantremplircerôleavecpanache.Jason,surpris, faillit raterunemesurede lavalsequi lesemportaitautourdusalon. Ilserattrapaet
choisitdeprendrelachoseavechumour.—Vousnemanquezpasd’aplomb,Arabella.—Merci.Vousvenezdemefaireuntrèsbeaucompliment.Etvousn’avezpasrefusé…—Jen’aipasàlefaire.Jesuismarié,ettrèsamoureuxdemafemme.Sapartenairepenchaunpeulatêtesurlecôté,commepourvoirsousunanglenouveaul’hommequila
tenaitdanssesbras.—Commec’estcharmant!Etdésuet!Jen’auraidoncqueplusdeplaisiràvaincrevosscrupules.Et
j’ail’impression–elleaccentualapressiondesonventrecontrelesien–quevousnem’opposerezpasunerésistancefarouche…Jasons’efforçaitdeseressaisir.Cettediablesseluifaisaitdel’effet,etellelesavait.Autantchanger
desujet.—Etquelleestl’autrechose?Futileouessentielle?—Parfaitementfutile.Etpourtant…Uneexpressiondecolèremêléederusepassasurlestraitsparfaitsdelajeunefemme.—Vousallezavoirvotreréponse.D’iciquelquesinstants.Toutenvalsant,ilss’étaientrapprochésdepersonnesd’âgemûr,groupéesprèsd’unefenêtre,quitous
s’étaienttournésverslahautecroiséeenlesapercevant.Parmielles,JasonreconnutlesTownsend.LordTownsendparlaitbasàsafemme,d’untonpressant;celle-ci,dontlevisagen’étaitpasvisible,secouaitlatêteensignededénégation.Elletenaitunecoupedechampagnedanssamaindroite,ettremblaittantqueleliquideavaitdébordéets’étaitrépandu,enpartie,surleparquetciré.
—Nousallonsfaireunepetitehalte,ordonnaArabellad’unevoixdangereusementdouce.J’aisoif.Jasonfronçalessourcilsettentadel’entraînerplusloin.—Arabella,jenecroispasquecesoitlemoment.Vousallezprovoquerunesclandre…—Depuisquandlesesclandresvousfont-ilspeur?Ah,quelemariagechangeunhomme!lança-t-elle
enéclatantd’unrireaigu.Prenezgarde,épouserunefemmed’uneclasseinférieure, iln’yariendetelpourtransformerunhomme,unvrai,entoutououendespoteconservateur.Heureusement,jesuislàetjevaisymettrebonordre.Sanslâchersoncavalier,elletenditlebrasets’emparadelacoupequesamèreavaitdeplusenplus
dedifficultéàtenirdroite.—Quelgâchis!s’exclama-t-elle.Bonsoir,mère.Vousdevriezvousenteniràlacamomille,l’alcool
nevousréussitpas.Etellelampad’untraitlechampagnequirestaitdanslefragilerécipientdecristal.—Bonsoir,père,poursuivit-elled’unevoixforte.N’êtes-vouspasheureuxdemevoir?Si,biensûr.
Vousenrestez,àcequejeconstate,sansvoix…Jason,apportez-moiuneautrecoupedechampagne.Jeveuxboireàmonheureuxretouretànotreréunion!—Arabella,jevousenprie,murmura-t-il,trèsgêné.—Arabella!Commentoses-tutemontrerici?Cette voix, aigre et coléreuse, était celle de Cassandra. La cadette des sœurs Townsend venait de
surgirderrièresamère,etavaitpassésonbrassouslesiencommepourlasouteniroulaprotéger.Jasonla dévisagea avec commisération : lemariage embellissait certaines femmes, qui s’épanouissaient dèsqu’ellesavaientéchappéàlasurveillancedeleursparentsetdeleurgouvernante,maiscen’étaitpaslecasdeCassandra.Jeunefille,elleavaitdéjàl’aird’unevieillefemme;devenuefemme,elleressemblait,sedit-il,àunegargouille.Sonvisageplatetfadeétaitdéforméparunegrimacehaineuse;sespommettes,déjàcouperosées,s’enflammaientsouslecoupdel’indignation,ainsiquesoncouàlapeaugrumeleuse.Autourdececou,lecollierd’émeraudesetdediamantsdesTownsendbrillaitdetoussesfeux.— Je viens présentermon époux à la famille, rétorqua Arabella avec suavité. Il doit être par ici,
ajouta-t-elleenagitantunemainversl’autresalon.—Ungigolo,sûrement,lâchaCassandra,lalippemauvaise.Undecesviveursfrançais,sortisd’onne
saitoù,duruisseauprobablement…Jesupposequ’ilgagnesavieaucasino!—Tum’étonnes,machèresœur…Jenetepensaispasaucourantdecespratiques.J’ail’impression
que ta science du vice temènera loin.Monmari est issu de la vieille noblesse française ; son père,SaviniendeSaint-Sauveur,possèdeunmagnifiquechâteauenAnjou.Etsamèreest issued’unevieillefamilled’armateursrichissimes.IlsontaussidespropriétésenNormandie.—Pourquoin’yes-tupasrestée,alors?sifflaCassandra.— Parce que j’avais quelque chose à faire, chère sœur… quelque chose de très important. Une
injusticeàréparer.Tunemecontrediraspaslà-dessus,jelesais,tuasuntelsensmoral!Arabella,sedégageantdesbrasdeJason,s’approchadesasœurensouriant;toujoursensouriant,elle
souleva,duboutdesondoigtganté,lesomptueuxcollier.—Quellemerveille,ronronna-t-elle.Etsimalexposée.Nousallonsremédieràcela.
Ellerefermalepoingsurlesémeraudesettira,d’uncoupsec.Lefermoirrésista,écorchantlapeaudeCassandra,quihurla.Puislecolliercédad’uncoup,etcefut,danslalumièredeslustres,commesiunserpentd’étoilessedéroulaitenscintillant.
14
Frances,quisetenaittoujoursimmobile,rigide,àl’entréedusalon,nevitpaslegested’Arabella.Enrevanche,ellediscernafortbienl’élandeJasonquisaisissaitlajeunefemmeàbras-le-corps.Illuiditquelquechoseàl’oreille,etelleseretournavivement,collantseslèvresauxsiennes.Révulsée, Frances recula – pour se heurter aussitôt à quelqu’un. Un homme dont la voix chaude
l’enveloppa,l’isolant,pourquelquessecondes,delascèneincroyableàlaquelleellevenaitd’assister.—Voilàunspectaclequin’estpaspourvosyeux,murmura-t-ilavecunlégeraccentqu’elleidentifia
sansmal.UnFrançais.Illapritparlebrasetl’entraînaverslebuffet.—Jecroisquevousavezbesoindeboirequelquechose.Venez.Touscesgensvousregardent…Ne
leurdonnezpas,commentdiriez-vous?—Matièreàcommérages?articula-t-elleavecdifficulté.Elleavaitl’impressionquesonvisages’étaitfigéenunesortederictus,commeunmasquedethéâtre.—Oui, c’est cela. Ou le plaisir de vous voir souffrir. Que diriez-vous d’un verre de punch ? Le
champagneestàpeinebuvable,ici.PourunFrançais,bienentendu.—Volontiers.Quiétaitcethomme?Commentconnaissait-ilses liensavecJason?Ildonnait l’impressiond’avoir
comprislasituationd’uncoupd’œil.Etilluisauvaitlamise,elledevaitbienlereconnaître.Elleneressentaitencoreaucunedouleur.Celaviendraitplustard.Francescommençaitàseconnaître:
elle restait souvent froide faceàsespropresémotions,quine l’atteignaientqueplusdurement,etplusdurablement,quandenfinelleenavaitcomprislaportée.« Je suis lente d’esprit », pensa-t-elle avec un humour amer, tout en trempant ses lèvres dans le
breuvageà la foisacideetsucré.Ellebutdeuxgrandesgorgées : l’alcool luibrûla lagorge,maissesmainscessèrentdetrembler.—Jemeprésente,dit l’hommeen s’inclinant légèrement.RenauddeSaint-Sauveur. J’ai lebonheur
d’êtrel’épouxdeladélicieusecréaturequivientdecapturervotremari.Ébahie,Francesledévisagea.Commentpouvait-ilmontrertantdelégèreté?—Pourleflegme,vousn’avezrienàenvieràunAnglais,murmura-t-elle,mi-figuemi-raisin.Ilrejetasatêteenarrièreetsemitàriredoucement.C’étaitvraimentunhommesuperbe,grand,blond,
lesyeuxd’unbleuintense.Ilavaitleteinthâléetdepetitesridesaucoindespaupières.Unvraiprincecharmant.Pasétonnantqu’Arabellaaitjetésondévolusurlui…—Pourl’élégance,vousn’avezrienàenvieràuneFrançaise,répliqua-t-il,admiratif.Votrerobeest
unemerveille.Pasunefemmeicinevousvientàlacheville.Maintenantquevousvoilàunpeuremise,m’accorderez-vouscettedanse?Ilsepenchalégèrementverselleetchuchotad’unairdeconspirateur:—Nosconjoints respectifsontbesoind’unepetite leçon,ne croyez-vouspas ?Nousallons la leur
donner.Etleurmontrer,àtous,quelestleplusbeaucoupledecebal.
Francesplongeadanssonregard.Ilparaissaitsincère,etmême–choseétonnante–joyeux.Ellejetauncoupd’œilrapideautourd’eux.Onlesregardait.Beaucoup.Etavecunecertainecommisération.Cela,ellenepouvaitlesupporter.Qu’onaitpitiéd’elle.—Jecrois,dit-elle,quec’estunetrèsbonneidée.
*
JasonluttaitpourmaintenirCassandra,déchaînée,àbonnedistancedesasœur,quibrandissaitcommeuntrophéelefameuxcollieretriaitàperdrehaleinesouslesyeuxdelordetladyTownsend,choquésetmuetsdesaisissement.—Voilà,jerétablislajustice!criaArabella.Cetteparureestunbienfamilialet,commetel,ildoit
êtretransmisàl’aîné.Jesuisl’aînée,ilmerevientdonc.LadyTownsendseressaisitquelquepeuetlançad’unevoixbasse,maissévère:—Àmamort,peut-être.Maisjesuisbienvivante,etjepeuxendisposeràmaguise.—Pasdutout,mère.Vousaviezaffirmévouloirledonneràlapremièredevosfillesquisefiancerait.— Cassandra s’est fiancée la première. Et je t’avais donné un mois pour annoncer tes propres
fiançailles;àcetteconditionseulement,tuauraisobtenulaparure.Etnoussavonstousdequellemanièretuasmisàprofitcedélai.Sonregardmettaitsafilleaudéfidelacontredire.—Oui,nous le savons !hurlaCassandra.Tuas filéaveccettegruedePenelopeet lechauffeur,en
volantlecoffretàbijouxdemaman!Arabellalaregardaavecdégoût.—Vraiment?Sij’aivolélesbijouxdenotremère,commentsefait-ilquetulesportescesoir?Quant
àcefameux«délai»…Ellesetournalégèrement,faisantminedechercherunvisagedansl’assemblée.—…vouspouvezinterrogermonmari.Ilvousdiraquenousnoussommesrencontrésdèsmonarrivée
enFranceetquenoussommesaussitôttombéséperdumentamoureuxl’undel’autre…J’étaisfiancéebienavantquelesquatresemainesfatidiquessoientécoulées.Jesuisdoncabsolumentdansmondroit.Oùestdoncmontendreépoux,quenouséclaircissionscepointcrucial?Renaud,moncher!LevisagedeCassandrasecrispaetsabouches’ouvritdémesurément,sansqu’aucunson,toutefois,en
sorte. Inquiet, Jason décida de couper court à la scène qui s’annonçait particulièrement pénible – leschosesétaientdéjàalléesassezloin.ToutLondresallaitfairedesgorgeschaudesdecequis’étaitpassécesoirchezSerenaForthingale.—Jevaislechercher,s’empressa-t-ildedéclarer.Vousdevriezvousretirerdanslepetitsalonafinde
réglercette…affairedefamille.—Enfinuneparolesensée,grommelalordTownsend,quipritlebrasdesafemmeetl’entraîna.ArabellaserapprochaànouveaudeJasonetgronda:—Jeneveuxabsolumentpasréglercette«affairedefamille»,commevousdites,avecdiscrétion.
Nel’avez-vouspascompris?—Nememêlezpasàcela,Arabella,rétorqua-t-il,glacial.Vousl’avezassezfaitdanslepassé,avec
vosmachinationsridicules.Maisvousêtesmariée,àprésent ;c’estàce…marquisdeseteniràvotre
côtédanscettequerelle–enadmettantquevousayezbesoind’êtresoutenue,cedontjedoute!Sansattendrelaréponsedelajeunefemmequiécumaitdefureur,illaplantalàetsedirigeaàgrandes
enjambéesversl’autreextrémitédusalon.Lesdanseurs,quis’étaientinterrompusauxéclatsdevoix,reprenaientpeuàpeuleurrondebalancéeet
rythmée.Jasoncirculaitentrelescouples,frôlépardesjupesdemousseline,develoursoudesoiedontlesmouvementsbrassaientdesparfumscapiteux.IlaperçutenfinsacousineSerena,quiparlaitàl’oreilled’unedesesamies,etfonçadroitverselle.—Àquoiressemble,dites-moi,lemaridecettefolled’ArabellaTownsend?UnFrançais,m’a-t-on
dit?Dequoia-t-ill’air?Le regarddesacousine,quand il seposasur lui,pétillait.Ellenepouvaitcacherqu’elle s’amusait
follement.—Oh… Il est grand, blond, et très bel homme, je dois le dire. Et j’ai l’impression que certaines
femmes,ici,nesontpasindifférentesàsoncharme.Pourquoiavait-ill’impressionderecevoirunavertissement?Ill’ignora,toutefois,etpoursuivit:—Oùest-il?—Tenez-vousabsolumentàlesavoir,monchercousin?demanda-t-elleavecmalice.Jasonfronçalessourcils.Quecettefemmeétaitagaçante!—Oui,biensûr.—Commeilvousplaira.Elle se détourna légèrement et désignaun couple qui valsait tout près de l’orangerie, dont les deux
portesétaientouvertessurunsavantfouillisdevégétationtropicale.—Merci,réponditbrièvementJasonquitournaaussitôtlestalons.Cependant,àmesurequ’ilprogressaitdenouveauàtraverslafouleélégante,unecurieuseimpression
l’assaillait.L’hommequeSerenaluiavaitmontréétaitbiengrand,blond,élégant.Ildansaitavecgrâce–toutcommelajeunefemmequ’ilserraitdeprès–d’unpeutropprès,même.Cettedernièreportaitunerobe magnifique, un chef-d’œuvre de satin broché d’un blanc pur… Ses cheveux courts, soyeux,oscillaientcontresajoue.Ilaperçutl’éclatdiamantéd’uneboucled’oreille…puisladanseuseluitournaledos.Lebeaumarquisfrançaisavaitposéunemainaucreuxdesesreinsetlapoussait,doucement,verslejardind’hiver.Voilàunjeunemariéquines’embarrassaitguèredesconvenances,pensaJason.Poursapremièresoiréelondonienne,ilauraitpuaumoinsfairesemblantd’êtreunamoureuxempressé–auprèsdesapropreépouseetnond’uneinvitéequiluiétaitprobablementinconnuequelquesheuresplustôt.Justeavantdedisparaîtresouslesfeuilleseffiléesd’unpalmier,lafemmequ’ilescortaitmarquaune
hésitationetjetauncoupd’œilpar-dessussonépaule.C’estalorsqu’illareconnut.
15
—Frances…Cen’étaitpasuncri,maisunfeulementbas,menaçant:quiconqueeûtobservé,àcetinstant,levisage
deJasonWindmereauraitvuceluid’unhommedécidéàcommettreunmeurtre.Maispersonne,cettefois,nel’observait,hormispeut-êtresacousineSerena:lepetitdramequivenait
de se jouerentre lesmembresde la familleTownsendavaitattiré l’attentionde toute l’assemblée.Ondansait encore, certes, mais en chuchotant, on se rassemblait dans les coins pour médire, rire etcommentersansfincettescèneinvraisemblable.Jasonentradoncdanslejardind’hiversansquetropdecurieuxlesuiventduregard.Quand il passa sous le feuillage crissant du palmier, il n’aperçut tout d’abord personne : le couple
s’étaitavancéversl’extrémitédel’orangerie,làoùlesarbresencaissesétaientrentrésdurantlasaisonfroide.LeFrançaisavaitposéunemainsur l’épauledeFrances; il froissaentresesdoigtsunefeuilled’orangeretluifitrespirerleparfumfruitéetamer.—Danslesuddemonpays,dit-il,lesjardinssontpleinsdecesarbres.Ici,ilssouffrent;commevous.
Vousêtestropdélicatepourcettesociétécorsetée.LesAnglaissontrestésdesVictoriensdansl’âme.EnFrance, vous vous épanouiriez…Votre beauté deviendrait véritablement radieuse.Quel dommage quevousayezépousél’undecesrabat-joie!Il parlait anglais, constata Jason, avec une certaine aisance, et son léger accent nemanquait pas de
charme. Évidemment, songea-t-il, rageur, les femmes adoraient les beaux parleurs en général, et lesFrançaisenparticulier.Ellesadoraientaussiqu’onlesplaignedese trouverdansunmilieusipeufaitpourlesmettreenvaleuretleurapporterlebonheur.C’étaitunetechniquedeséductionéprouvée–qu’ilavait,ildevaitbienl’admettre,utiliséelui-mêmeavecsuccès,endenombreusesoccasions.Cen’étaitpasuneraisonpoursupporterquecefreluquetfasselacouràsafemme!Cependant,s’il intervenaitmaintenant, ilallaitserendreridicule.Ilvoulaitvoir jusqu’oùlegaillard
avaitl’intentiond’aller.Et,sansleformulerenclaireconscience,ilvoulaitvoir,surtout,jusqu’oùelleavaitl’intentiond’aller.
*
—Vousneconnaissezmêmepasmonmari,réponditFrancesavecsérieux.Commentpouvez-vousletraiterderabat-joie?— Il est vrai que nous venons de le surprendre dans une position fort compromettante avec la
marquise…Surcederniermot,lavoixdeRenauddeSaint-Sauveuravaitprisuneintonationrailleuse.—…jeretiredonccequejeviensdedire,ouplutôtjecorrigemapensée:queldommagequevous
voustrouviezempêtréedanslesliensdumariage…avecunhommequidevraitsoupireràvosgenouxaulieudeseconduirecommeledernierdesgoujats!Francesfronçalessourcils.—Nesoyezpasstupide.
— Je ne suis surtout pas aveugle. Ma chère moitié possède, chacun le reconnaît, des charmesspectaculaires,maisvousêtesdeuxfoisplusbelle.Etcertainementplusintelligente.Ill’entraînait,doucement,insidieusement,versunezoneobscuresurlaquelles’étendaitl’ombred’un
arbrequipoussaitàl’extérieurdel’orangerie,etdontlesbranches,s’agitantaugrédelabrise,frôlaientles vitres. Levant une main, il effleura le visage de la jeune femme et plissa les yeux, comme s’ilexaminaitunobjetd’art.—Cefront,lemodelédesjoues,ledessindessourcils,leslèvres…Toutcelasembleavoirététracé
parlepinceaud’unmaître.VousavezlevisagedecesfemmesdelaRenaissancequiposaientpourlesMadones…Ils’approcha,sepenchaverslabouchedeFrances.—…ou les pécheresses repenties…Vous feriez unemerveilleuseMarie-Madeleine, vêtue de cette
robe,paréedecesbijoux…Unvoiletransparentcontrevotrevisage,unpotd’onguentsentrevosmainsfines…avecceregardsitristeetsiinquiet…sidésemparé…Ilallaitl’embrasserquandelleserecula.—Jen’airiend’unepécheresserepentie.—Jel’espèrebien.Iln’estriendeplusinutilequelerepentir.Lavieestcourte,ladyWindmere.Ilfaut
ensavourerlesfruitstantqu’ilssontànotreportée.Ellesemitàrire.—Oh,delaphilosophiemaintenant?Est-ceainsiquevousséduisezlesfemmes?Ànouveau,ilfitlegestededessinerlescourbesdesoncorps,descendantcettefoisjusqu’àlataille–
sanslatoucher,toutefois.—Laplupartdu temps,non, reconnut-il.Sivous étiezn’importequelle femme, jevous auraisdéjà
poussée sur cette banquette garniede coussinsqui a été opportunémentplacéedans l’embrasurede lafenêtre,etjeseraisentraindevouscaresser.Etpeut-être,peut-êtreprendriez-vousgoûtàmescaresses…assezpourvousdonneràmoi.Francesallaitprotesterquand,enunéclair,uneimagesurgitdanssamémoire:Jasonetelle,dansla
bibliothèque de lord Townsend – il l’avait embrassée, avait dénudé ses seins, relevé sa jupe, et elles’était laissée faire… Il l’avait prise ainsi, avec fièvre, « commen’importe quelle femme»…et elleavaitaimécela…Voyantqu’ellerougissaitetnerépondaitpas,Renauds’enhardit.—Jeparletrop,chuchota-t-il.Jesuisstupide.Cen’estpascequevousattendez…Etilplaquaseslèvressurlessiennes,forçantlepassagedesesdentsavecsalangue,lafouillantavec
gourmandise.
*
—Monsieur!LesondesaproprevoixclaquaauxoreillesdeJasoncommelamèched’unfouet.Foudecolère,ils’avançaverslecouple,tiral’hommeenarrièreparlecoldesonhabit,lefitpivoter
etlegifla.—C’estmafemmequevousdéshonorez,gronda-t-il,etvousdevezm’enrendreraison!
Lemarquisvacillauninstantetlevalepoingcommepoursedéfendre.Maislamaindesonadversaires’abattitsursonavant-bras,qu’elleserraavecforce.—Nousne sommespas des débardeurs,monsieur, qui se disputent sur les docks les faveurs d’une
catin.Encorequelasituationnesoitpastrèsdifférente,ajouta-t-ilsansregarderFrances,quisursautaetblêmit.RenauddeSaint-Sauveurs’étaittrèsviterepris.—Jesuis…àvotredisposition,monsieur,articula-t-il.— Je vous enverrai mes témoins à votre hôtel, car je suppose que vous ne résidez pas chez les
Townsend.—Eneffet.LeFrançaisétait luiaussiblanccommeunlinge,mais il faisaitpreuved’unecertainedignité,sedit
Jason.Lui-même se sentait assommé, presque détaché, ses sensations et ses sentiments brusquement
émoussés. Sa colère était encore là, en lui, vibrante, profonde, mais il pouvait la maîtriser, tel undangereuxmolossequel’onmuselleetquel’onenchaîneaumur.—Quantàvous,madame…IlrefusaitdesetournerversFrances,devoirsonvisage.—Jevaisdonnerdesordresauchauffeurpourqu’ilvousraccompagne.Nousnousverronsdemain.
Peut-être.Sijesurvisàcetterencontre,jeprendraipourvouslesdispositionsnécessaires.Elle ne répondait pas. Il s’attendait à des protestations, à de la colère, à ces manifestations de la
mauvaisefoiqu’ilattribuaitautomatiquementauxfemmes–elleallaitpleurer,crier,tenterdesejustifier,delemettre,lui,danssontort–maisaubruissementdesajupe,ilcompritqu’elles’éloignait,sortaitdujardind’hiver.Ill’imaginatraversantlessalons,latêtehaute.Sibelle.Sidésirable.Sidifférentedecettefuried’Arabella.Ilavaitenviedelabattre.
Etdel’embrasser.
16
Cinqheuresdumatin.Francesavaitentenduunremue-ménagedanslecouloirdeschambres–unvaletavaitapportéune tassede théàJason,puis l’avaitsansdouteaidéàs’habiller.Quelques instantsplustard,unpasdécidéavaitfaitcraquerleparquet.Couchéesurledos,lesdeuxmainsserrantleborddudrap,elles’étaitraidie,enattente.Maissonmarin’avaitpasralentidevantsaporte:ilavaitpoursuivisoncheminaveclarégularitéd’unmétronome.« Ce n’est pas un homme. C’est un automate dénué de compassion, de tout sentiment réellement
humain.Ilneconnaîtquel’instinctdepossession,etcestupidecoded’honneurqu’onluiaapprisdèssonplusjeuneâge.»Finalement, peut-être valait-ilmieux qu’il ne soit pas entré : elle l’aurait peut-être giflé.Dommage
qu’ellenepuisse ledéfierenduel,elleseseraitbienvue,cematin, luipasseruneépéeau traversducorps…oudisonsdubras.Luiinfligeruneblessuredouloureuse,maisnonvitale.Lepunir.Pourtoutcequ’ilavaitfait,etpourtoutcequ’iln’avaitpasfait!Jasonn’avaitjamaisessayédelaconnaîtrevraiment.Ilavaitgommésonpassé–ellen’avaitjamaispu
luiparlerdesonenfance,delapauvretéqu’elleavaitconnuedurantlamaladiedesamère,desespoirsqu’ellenourrissaitalorsetquis’étaientévanouis.Ilsecomportaitcommesielleétaitnéelejourdeleurmariage.Commes’ilavaitledevoirdeluidispenserl’indispensableéducationqu’ellen’avaitpasreçue,selonlui.Plusieursfois,iln’avaitpus’empêcherdemanifesterdelasurprisequandilluirecommandaitunlivrequ’elleavaitdéjàlu,quandilluiexpliquaitpatiemmentl’œuvred’unpeintrequ’elleconnaissaitpouravoirpasséde longuesaprès-midiauBritishMuseum.Ouquandil la«conseillait»ausujetdesdomestiques – il avait commodément oublié que lamère de son épouse avait été gouvernante, et quecelle-ci en savait probablement beaucoup plus que lui sur la manière dont il convenait de gérer lesaffairesdomestiques.Pire,quandelleavaitperdul’enfant,ilavait«disparu»,l’entourantdesmeilleursspécialistesetdes
meilleurssoins,lacouvrantdecadeauxetdefleurs,maissansprendrepartàsadouleur,sansvenirluiparler,outoutsimplementluitenirlamainpourluimontrerqu’ilétaitlà,commeunmaridoitl’être,justelà,impuissantpeut-être,maisbienveillant,àl’écoute…Ensuite ? Ah, oui : il s’était débarrassé d’elle en l’expédiant à la campagne. Et maintenant, il se
comportaitcommeunbarbare!Àlalimite,elleauraitpréféréqu’ilboxeceridiculeFrançaisetqu’illajettesursonépaulepourlarameneràlamaison,telunvéritablehommedescavernes.Celaauraitété…plusfranc.Maiscecérémonialabsurde,cettegifle,cetonglacéetcourtois…Dieu,qu’ellehaïssaitcescoutumesaristocratiques, complètementdépassées, etqui, pourmasquer labrutalitédes rapports entremâles,necachaientpasleprofondméprisqu’ilséprouvaienttous,aufond,pourl’autresexe!C’enétaittrop!Francesrejetasescouverturesetseleva.Ellenepouvaitpaslelaisserfaireça…Se
battreavecunautrehommepourquelquechosequin’existaitquedansson imaginationétroite.Certes,RenauddeSaint-Sauveurl’avaitembrasséedeforceetsiJasonn’étaitpasentré,c’estellequil’auraitsouffleté,pourluiapprendreàsecontrôler.C’étaitellequiavaitétéagressée,bonsang,paslui!Etelleétaittoutàfaitcapabledesedéfendre.Elleallaitd’ailleurslefairesavoir,decepas,àJason.Laveilleausoir,ellen’avaitpasosésortirde
sachambre,ets’envoulaitàprésent.Elleavaitagicommeunecoupable,alorsqu’ellenel’étaitpas!Francesselevaetpassaunerobedechambre.Oui,elleétaitcoupable,toutdanscettechambrelelui
criait:coupableden’êtrepasnéedanslecercletrèsfermédelagentry,coupabledes’êtredonnéeàunhommequ’elleneconnaissaitpas,maisquil’avaitirrésistiblementattirée;coupabledel’avoirépousé,coupabled’avoirperdu l’enfantqu’elleportait ; coupablededécevoir sanouvelle famille ; coupable,enfin,des’êtrelaisséeentraînerdanslejardind’hiverparce…cebellâtre.Non.Jenesuiscoupablederien.Cesonteux– leshommes–quiont fait lemonde telqu’ilest.
Mais,dèsquequelquechoselesdérange,ilsreportentlafautesurnous.C’esttropfacile.Rapidement, elle brossa ses cheveux, les tordit en un chignon hâtif (hors de question que les
domestiqueslavoientéchevelée),semorditleslèvrespourleurdonnerunpeudecouleuretsortitdesachambre.Toutendévalantl’escalier,ellerépétaitmentalementcequ’elleavaitl’intentiondedireàsonépoux,maislesphrases,lesmotsmêmelafuyaient;iln’enrestaitplusquequatre…N’yallezpas.Ellenevoulaitpasqu’ilsebatte,quecesoitpourelleoupoursatisfairesonamour-propre.Ellene
voulait pas qu’il soit blessé. Ou tué. Si cela arrivait, elle ne se le pardonnerait jamais…Oh, bontédivine?Voilàqu’ellerecommençaitàsesentirresponsabledecettesituationabsurde!Horsd’haleine,elledébouchadanslehalletheurtapresquedepleinfouetlemajordome.—Milordest-ilencoreici?bégaya-t-elle.Danslabibliothèque,peut-être?Ouentraindeprendreson
petitdéjeuner?Levieuxserviteurluicoulaunregarddésapprobateur–uneladynesecomportaitpasainsi,surtoutà
sixheuresdumatin.Uneladynecherchaitjamaissonmari.Uneladyattendaitquesafemmedechambreluiapportesonthéet,s’illuifallaitabsolumentquelquechose,agitaitlasonnetteprévueàceteffet.Uneladynecouraitpasdanslesescaliers.Francesluttoutcelasurlevisageduvieuxserviteuretsoupirad’exaspération.—Milordestparti,Milady,réponditlemajordome.Ilestmontéenvoitureilyacinqminutesenviron.Francesreculad’unpas,lesoufflecoupé.Ilétaitparti…
Ellearrivaittroptard.
17
—Machère,ilestpossiblequejesoistuétoutàl’heureparlegentlemanquevousserriezdesiprèshiersoir.Vouspourriezaumoinsmontrerunesortede…compassion.Deboutdevantl’énormearmoireàglacedelachambred’hôtel,RenauddeSaint-Sauveurfinissaitde
nouer sa cravate. Installée aumilieu du grand lit,Arabella le regardait d’un air narquois.Vêtue d’undéshabillé de voile vert jade qui laissait voir en transparence son corps voluptueux, elle dégustait, àpetitesbouchées,unerôtiebeurrée.Leplateaudupetitdéjeuner«continental»qu’elleavaitcommandéétaitposéprèsd’elle,surlacourtepointedesatin.—Vousêtesmonhéros,susurra-t-elle.—Vousn’encroyezpasunmot.—Eneffet.Monopinion,sivoussouhaitezréellementlaconnaître,estquevousêtesplutôtunsot.Ce
duel n’entrait pas dans mon plan. Je voulais que vous fassiez la conquête de la femme de JasonWindmere,certes…quevouslerendiezridicule…—Ehbien,n’est-cepascequej’aifait?Elleseredressa,lesailesdunezfrémissantdecolère,etsecouasachevelurerousse.—Absolument pas !Vous avez tout gâché. Il ne fallait pas vous faire surprendre, bon dieu !Cette
affairedemandaitdeladiscrétion,dutemps,dudoigté…—Dudoigté?ironisasonmari.Celuidontvousavezfaitpreuveenarrachantsoncollieràvotresœur,
àgrandscrisetenpublic?Arabellaselaissaretombersursesoreillers.—Ils’agitdemoncollier,précisa-t-elle,boudeuse.Ilmerevientdedroit.Etcepetitscandaleétaitlui
aussi prévu : ainsi, tout Londres est au courant que j’ai été spoliée de mes droits. Mon père ne lesupporterapas,jelesais.JevaisrécupérerlesémeraudesTownsendenmoinsdetempsqu’iln’enfautpourledire.—Alors,sonémissairedevraitdéjàêtreàlaporte…Àgrandesenjambées,lemarquistraversalachambre,ouvritlebattantàlavoléeetpassasatêtedans
lecouloir,feignantdescruterlesalentours.—C’estcurieux,jenevoispersonne.—Oh,arrêtez!Unoreillervoladanslapièce:Renaudlebloquasansmaletlerenvoyaverslelit.—Netrépignezpas,monange,celadonneàvotrebeautéunetouchevulgairequinemeplaîtguère.—Jemefichedecequivousplaîtounon,grondaArabella,croisantlesbrassursapoitrineopulente.—Vraiment?D’unedémarcheféline,ilrevintsursespasetserapprochadulit,lesyeuxfixéssursafemme.Desyeuxdanslesquelsdansaitunelueurinquiétante.—Fortbien.Maiscommejevousledisaistoutàl’heure,jevaisrisquermavie,cematin.J’aidonc
besoin d’encouragements. Et de satisfactions immédiates.Après tout, vous serez peut-être veuve dans
quelquesheures.Jesuissûrquevousaurezàcœurderemplirunedernièrefoisvosdevoirsd’épouse?—Allezaudiable!RenauddeSaint-Sauveurlaissaéchapperunriresec.—J’yvais.Maisavant…Ilposaungenousurlematelasettiradrapsetcouverture,quitombèrentaupieddulit.Arabellapoussa
unpetitcri,plussurprisqu’effrayé.—Iln’enestpasquestion…Vousvouscomportezcommeunsoudard…commeun…—Commeundevos clients,mabelle. Je vous ai donnémonnom, et vous, pour l’instant, vousne
m’avez rapportéqu’unduelavecun idiot témérairequivase faireunplaisirdeme trouer lapeau. Jeréclamedoncunretourminimumsurinvestissement!—Vousparlezcommeunboutiquier,noncommeunmarquis.—Monpèreestunesortedeboutiquier,voussavez,depuisquemamèrel’aassociéàsesaffaires;il
yabienlongtempsquenousavonsdérogé.Etvousnevousensortirezpasenpersiflant,cettefois.D’ungestevif,ilrelevalafinechemisedenuit,découvrantleventreàpeinebombé,lebuissonroux
parfaitementdessinéàlanaissancedescuissestrèsblanches.—Charmantevisionpourquis’apprêteàquittercemonde,murmura-t-il.Ilposasamainsurlesexerenflé,lafitglisseretpénétraArabelladesonpouce.Elletressaillit.—Vousaurezmieuxtoutàl’heure…sivousêtessage.De son autremain, il découvrit ses épaules, repoussant le tissu transparent, puis ses seins dont les
pointesavaientdéjàdurci.—Parfait…Sansplusdepréliminaires, il luiécarta lescuissesetdéfit laceinturedesonpantalon.Sonsexese
dressa, tendu, et vint buter contre le clitoris d’Arabella qui serrait les lèvres,mais ne put retenir ungémissement.Ilcontinuait,enelle,sonva-et-vient,faisanttournoyersondoigtdanslesexehumide.—Ilestbonqu’une femmesoit toujoursprêteà recevoir leshommagesdesonmari,dit-ild’un ton
doctequidonnaàArabellaenviedelerouerdecoups.—Des hommages ?Ne prononcez pas demot dont vous ne connaissez pas le sens, répliqua-t-elle
d’unevoixgrinçante.—Sijen’enconnaispaslesens,laprocédurem’estnéanmoinsfamilière…Etillapénétra,violemment.Elles’accrochaàsesépaules,sehaussajusqu’àsaboucheetluimordit
leslèvres,tandisqu’àgrandscoupsdereins,ilfaisaitgémirlavénérableliteriedel’hôtel–jusqu’àcequ’Arabellaenfoncesesonglesdanssanuque,secambreetlaisseéchapperunlongrâledejouissance.Luiaussicria,brièvement,etseretirad’elleaussitôt,larepoussantsurlelit.Danssonregard,ilyavaitdelahaine.
18
Les témoins de Jason, l’honorable Percival Porter, alias « Pop », et le jeune Anthony Gosfords’approchèrentdeRenauddeSaint-Sauveuretlesaluèrentavecgravité.L’armechoisieétantl’épée,ilsluiprésentèrentunétuidecuiroblongoùreposaientdeuxarmessplendides.Leslames,bienentretenues,brillaientd’unéclatfroid.—Votreadversairevousproposede fairevotre choix,ditPercival.Vousêtes, après tout, l’hôtede
l’Angleterre.—Jevousremercie,réponditlemarquisavecunecourtoisieégale,maisjepréfèremapropreépée.Ilfitsigneàsonvaletquisetenaittroispasderrièrelui;cedernierluiapportaunautreétui,presque
identique.Quelquesminutesplus tard, lesdeuxadversaires,ayantôté leurveste, semesuraientdu regard.Une
brumebassetraînaitsurl’herbetrempéederosée,etl’oréedelaforêtprochedressaitverslecielencorepâlesesbranchesdénudées.—Pourquoisebattent-ils,aufait?demandaàvoixbasseAnthonyGosford.—Affairedefemme,réponditsobrementPop,dontleregardnequittaitpaslesduellistes.—LafilleTownsend?—Non.Safemme.Leslèvresdujeunehommeformèrentun«o»presqueparfait.—Lafemmedechambre?Elleavaitl’airsi…—…parfaite.— Presque trop, en fait. Mais je suppose qu’on ne doit pas s’attendre à autre chose quand on se
mésallie.Unegrueresteunegrue.Questiond’éducation…etd’hérédité.Percivaltournaverssonvoisinunregardnoirdefureur.—Continuesurcetonetc’esttoiquejeprovoqueenduel!—Pop!Tun’espassérieux?Ouserais-tuamoureux,toiaussi,delasoubrette?Lamaindel’amideJasonserefermasurlagorgedujeunegandinavecuneforcequisuffoquacelui-ci.—Jevaiste…—Messieurs!JasonWindmeres’étaitretournéetlestoisait,l’airmécontent.—Vousréglerezvosquerellesquandcelle-ciseravidée.Unpeudedignité,bonsang!—EtonditquelesFrançaissontbavards…ironisalemarquisdeSaint-Sauveur.—Onledit,eneffet,répliquaaussitôtJason.C’estpourquoijevousinviteàagir,maintenant!—Engarde,messieurs!criasirMarmadukeFriars,unvieuxbirberecrutéàlahâtepourfournirun
témoinauduellisteétranger,etravidel’importancequecechoixluiconférait.Un duel… Cela lui rappelait sa jeunesse. Et un duel pour une femme, en plus ! Il en était tout
émoustillé. D’un regard, il balaya la lisière des arbres. En d’autres temps, il y aurait vu une voiture
fermée et sans armoiries, tirée par deux chevaux. La voiture de la femme en question, de la perfideHélènepourlaquelle,àLondrescommeàTroie,leshommess’étaienttoujoursbattus.Ilauraitaperçu,àlaportière,unvisagepâle,anxieux–marquéparlerepentir.Hélas, lesusagesseperdaient.Quoique…Enplissant lesyeux–savuen’étaitpluscequ’elleavait
été– il croyaitdiscerner, sous lesbranches,une longue formesombre.Uneautomobile,naturellement.Pluspersonnenesedéplaçaitencalèchenin’entretenaitd’écurieàLondres.Quelledécadence!Mais la femme pour laquelle on se battait était là. C’était le principal. Rasséréné, il reporta son
attentionverslesdeuxhommesquiallaients’affronter.—Jevousrappellequel’usagedelamainquineportepasl’épéeestinterditeparlecodeduduel.
Allez,messieurs!Jason Windmere jeta sur l’herbe la cigarette qu’il avait allumée quelques minutes auparavant. Il
semblait parfaitement calme. Son adversaire, au contraire, avait dû essuyer plusieurs fois son frontmouillédesueur.Unticnerveuxfaisaittressaillirsajoueetétirait,parinstants,lecoindeseslèvres.Lespremierséchanges furent légers,presqueprudents : lesdeuxhommesse jaugeaient.LeFrançais
avaitdu style, l’Anglais,de la solidité.Trèsvite, il apparutque Jasondominerait l’échange.Pourtant,l’autre ne manquait pas d’intrépidité ; il poussa, à plusieurs reprises, des pointes qui forcèrent sonadversaire à rompre de quelques pas. Un sourire étonné détendit le visage de Jason, qui passa àl’offensive :aprèsquelquespassesvives,sa lametraversa lamanchedumarquis,égratignantsonbrasdroit aupassage.RenauddeSaint-Sauveurporta samaingaucheà lablessure, certes légère,maisquisaignaitabondamment,tachantletissublanc.Sestraitsrégulierssedéformèrentsousl’effetdelarage.—Mauditrosbif!Jevaist’apprendre!hurla-t-ilenchangeantsonarmedemain.—Premier sang,messieurs, premier sang ! s’époumonait sirMarmaduke, alarmépar cette diatribe.
Noussommesentregentlemen!Lecombatdoitcesser!Jason,aussitôt,relevasonarme.Maissonadversairen’enavaitcure:sourdetaveugleàtoutcequi
n’étaitpaslacolèrequilepossédait,ilbondit.Son épée s’enfonça dans le torse de lordWindmere, au défaut de l’épaule. Alors que les témoins
poussaientdescrisd’indignation,Jasonchancela,blêmitets’effondra.Mais,danssachute,lapointedesonépéedévia,fouettantl’air.
Ettraversalagorgedumarquis,quivomitunjetdesangettombafacecontreterre.
19
Aussitôt, la portière arrière de la voiture rangée sous les arbres s’ouvrit à la volée, et unemincesilhouetteensortit:Frances,serréedansunmanteausombre,unchapeauàlargebordcachantenpartiesonvisage.Ellecourutverslelieuducombat–sivitequesonchauffeur,quilasuivait,trébuchaitsurlesmottesdeterreententantdelarattraper.—Milady!Attendez!criait-il,oublieuxsoudaindesusages.Ellenel’écoutaitpas:ellecourait,lesyeuxfixéssurlecorpsétendu.CeluideJason,surlequelses
témoins sepenchaient.CeluideRenauddeSaint-Sauveur avait déjà requis lemédecinvenudans leurvoiture ; le praticien avait ouvert sa sacoche, retroussé sesmanches et tentait d’étancher le sang quicoulaitdelaplaieouverte.Francescourait,courait;sonchapeaus’envola,etonnevitplusquesonvisagedécomposéparlapeur.
Seslèvresarticulèrent:«Jason»,sansqu’aucunson,toutefois,sortîtdesabouche.Déjàelleétaitàgenouxprèsdelui,dansl’herbe.Lecouvraitdesoncorps.Farouche.PercivalPorterposadélicatementunemainsursonépaule.—LadyWindmere…Laissez-nousfaire.Nousallons…Elleseredressa.—Non.Vousallezleporterdansmavoiture.Monchauffeurapporteunplaid…Ilvanousservirde
brancard.Vousleglisserezsousluietnousletransporteronsparlesquatrecoins,pourqu’ilnesoitpassecoué.Popvoulutprotester,maisleregardgris-vertposésurluilefittaire.Jamais,devait-ilaffirmerparla
suite,iln’avaitluunetelledéterminationdansunregarddefemme.Niunetelleangoisse.Ilhochadonclatêteetsepréparaàluiobéir.
*
—Commentva-t-il?Frances,quifaisaitlescentpasdanslecouloir,avaitvulaportedelachambredeJasons’ouvrir,et
s’étaitprécipitéeverslemédecin.—Jepensequesavien’estpasendanger, ladyWindmere, répondit lepraticien,dont le frontétait
toutefoiscreuséd’uneridesoucieuse.Lesprochainesheuresnousenapprendrontdavantage.Ilboutonnasavesteetenfilasonmanteau,qu’unvaletdepiedluitendait.—Jevaisenvoyeruneinfirmièrepourcettenuit.—Jeleveillerai,moi.—Pastoutelanuit;votresantéestencorefragile,jenelepermettraipas.—Jenesuispasfragile!s’exclamaFrances.J’ai faitunefaussecouche,etmaintenant, jemeporte
parfaitementbien.Oh!Pardon,docteur, jevoisque jevousaichoqué.Lesmots« faussecouche»ne
font-ilpaspartieduvocabulairemédical?railla-t-elle,leslarmesauxyeux.—Si,eneffet,admit-il,embarrassé.Ilseraclalagorge.— Je vous propose tout de même une infirmière pour vous relayer… Elle se tiendra à votre
disposition. Pardonnez-moi,mais vous ne rendrez pas service à votre époux en vous épuisant.Aussi,j’insistepourquevousdormiezaumoinsquelquesheures.—Jevaisfairedresserunlitdecamppourvousdanslagarde-robedeMilord,s’empressaBertha,la
jeunefemmedechambre.Ainsi,vousrestereztoutprèsdelui.Frances lui adressa un regard reconnaissant. Cette jeune domestique, tout récemment engagée par
MrsPerkins, luiparaissait sympathique.Certes, ellene l’avait croiséequedeuxou trois fois,mais lajeune fille semblait gaie et volontaire, sans cette servilité teintée de méfiance dont la nouvelle ladyWindmereavaitsouffertsisouventdepuissonmariage.—Merci,Bertha,murmura-t-elle.—Jereviendraidemainàlapremièreheure,conclutlemédecin.Siquoiquecesoitvousalertedans
l’étatdublessé,n’hésitezpasàmefaireappeler.—Jen’hésiteraipas,soyez-ensûr!Ànouveau,cetaccentfarouche.Lemédecinpensaqu’ilauraitpuconseilleràcettefemmedeprendre
quelquesgouttesdelaudanum,celaauraitmieuxvalupourtoutlemonde.Lesdamesdumondeetleursnerfs!Évidemment,celle-cin’étaitpasunedamedumonde;elletiendraitpeut-êtremieuxlecoupquelamoyenne.Autantluifaireconfiance.Detoutemanière,ilnepouvaitpasgrand-chosepourelle,nipoursonpatient;transportercelui-cià
l’hôpitalauraitétéinutileetmêmedangereux.Ilavaitlepoumonperforé;àpartluidonnerdel’oxygèneetprierpourquelalésionserésorbe…C’étaitparfoislecas.EtJasonWindmereétaitunsolidegaillard.Néanmoins,cesoir,ilnedonnaitpascherdesavie.
20
—Espèced’imbécile,feulaArabellaentresesdentsserrées.Vousaveztoutgâché,tout!Jevoushais!Étendusurlelitdeleurchambred’hôtel,letorsesoutenupardesoreillersetlagorgeentouréed’un
épaispansement,RenauddeSaint-Sauveuresquissaungested’impuissance.Seslèvress’agitèrent.—Cessezvosgrimacesde singe ! hurla sa femme.De toute façon, vousnepouvezplus parler.Ce
crétinvousatranchéunecordevocale;àquelquescentimètresprès,j’étaisveuve,etjenesuispassûredenepasleregretter.Vousêtesunvraiboulet!JevousavaisdemandédeséduirelafemmedeJason,soit…De la compromettre, de le faire souffrir, lui, assez pour qu’il se lasse définitivement de cettetraînée,pourqu’il l’expédiequelquepartenÉcosseoudansunvillageperdudel’Ulster…Jenevousavaispasdemandédeletuer!Et,commelemarquisposaitundoigtsursonpansement,l’airoffusqué:—C’estvrai,ilnevousapasraténonplus.Vousêtesdeuxidiots!Elleselaissatombersurunfauteuil,secouvritlevisagedesesmainsetsemitàsangloter.Pensif,Renaud lacontemplaun longmoment, sans lamoindrecompassion,aveccuriosité.Pourquoi
pleurait-elle?Pourqui?Ilnepensaitpasqu’ellepuisseéprouverunvraichagrin.Elleétaitsimplementàboutdenerfsparcequesesplansavaient,enpartie,échoué:parcequelafemmequ’ellehaïssaitétaitencemomentmêmeauchevetdel’hommequ’elledésirait,etaussiparcequesonpère,lordTownsend,luiavaitreprislecollierd’émeraudesendécrétantqu’ilallaitconfierl’affaireàseshommesdeloi.Arabella ne supportait pas qu’on lui résiste, ni que tous ses souhaits ne soient pas exaucés sur-le-
champ.Riend’autren’avaitd’importancepourelle.Lemarquisvenaitdefairepreuved’unefinesseassezinhabituelle–sonespritn’égalantpas,etdeloin,
sesavantagesphysiques.Ilavaitassezbienjugélafemmequ’ilavaitépousée.Cependant,cematin-là,ilsetrompait.Arabellasesentaitseule.Terriblement,désespérémentseule.Mais ce n’était pas l’issue du duel entre Jason et Renaud qui lui donnait cet affreux sentiment de
solitude,nileprocèsdontlamenaçaientsesparents.Elle pleura un moment, trouvant dans ses larmes un réconfort inattendu – elle ne pleurait jamais,
d’ordinaire–puisseleva,sedirigeaverssacoiffeuse,serepoudrasoigneusementetmitsonchapeau.—Jesors,annonça-t-elle.Commeellenerecevaitpasderéponse,elleseretourna,puishaussalesépaules :elleavaitoublié,
l’idiotétaitmuet,désormais.Cequinechangeraitpasgrand-choseàleursconversations.D’ailleurs,laplupartdesgensmariésn’avaientplus rien à sedire auboutdequelques années ; dans leur cas, celasurvenaitunpeuplustôt,voilàtout.Ellesauraitenprendresonparti.Etpeut-êtremêmeexploitercetteinfirmité.—Jeneseraipaslongue,daigna-t-elletoutdemêmeexpliquer.Untélégrammeàenvoyer.Non,n’ayez
paspeur,jenesongepasàfairevenirvosparentsàvotrechevet.Inutiledelesinquiéter,n’est-cepas?Jevaisprendregrandsoindevous.Setournantànouveauverslemiroir,ellesefardaleslèvresetsetapotalesjoues.Onvoyaitqu’elle
avaitpleuré,certes;maisc’étaitplutôt,pourelle,unebonnepublicité.—Jevaisprendregrandsoindevous…répéta-t-elle.Maisj’aibesoinquel’onprennesoindemoi,
aussi.Etiln’yaqu’uneseulepersonnequipuisselefaire.Calantsonsacsoussonbras,ellesedirigeaverslaporte.—Restezbientranquille,recommanda-t-ellejusteavantdesortir.Vousavezdeslivresetdesrevues
survotretabledechevet,etlasonnettepourappelerlafemmedechambre.Unpeudeculturenevousferapasdemal.Vouspourriezmême, qui sait ? devenir unvrai philosophe.L’infirmière passera dansunedemi-heure pour refaire votre pansement. Je vous autorise à prendre, avec elle, toutes les licencespossibles – à condition que cela lui plaise. Je sais que cela vous étonne, mais j’ai moi aussi mesprincipes.Une foisdans la rue, elle sehâtavers lagrandeposte centrale, qui se trouvait àquelquespâtésde
maisons. Le ciel était clair, le vent frais : les frondaisons des parcs arboraient les couleurs vives del’automne.Lasaisondelachasseallaitcommencer,maisaprèslescandaledel’avant-veille,ilyavaitfort à parier qu’elle ne serait invitée nulle part. Il allait falloir ruser. Elle avait espéré que SerenaForthingale l’aiderait, mais il ne fallait plus y songer. Si seulement Renaud ne s’était pas comportécommeunimbécile!Àprésent,avecJasonmourant,déjàdécédé,peut-être,Serenan’étaitplusunatoutdanssonjeu.Elleavaittoujoursadorésoncousin.«Uncoupd’épée…dansl’eau»,songeaArabellaaveccynisme.Elle s’était déjà remise de l’accès d’angoisse qui l’avait saisie quelquesminutes plus tôt.Mais sa
résolutionnes’étaitpasmodifiéepourautant.Elleavaitbesoindequelqu’un.D’unealliée.D’unecomplice.
ElleavaitbesoindePenelope.
21
Frances restaitassiseauchevetdeJason,etparlait.Dèsqu’ellese trouvait seuledans lapièce, lesmotss’échappaientdesabouchecommeuntorrenttroplongtempsconfinéderrièreunhautbarrage.Untorrentqui seseraitexprimédansunmurmureconstant : lemédecin, revenudès le lendemainduduel,avait conseillé du calme, beaucoup de calme. Elle avait bien vu, à son expression, ce que cetterecommandationprésageait.Jasonallaitmourir.Il allait mourir en la croyant infidèle, il allait mourir enfermé dans ses préjugés de caste, il allait
mourir…sanssavoiràquelpointellel’aimait.Etc’étaitcela,leplusimportant.Elledevaitleluidire.Etelleleluirépétait,encoreetencore.Parfois,ellecroyaitsentirfrémirlamain
qu’elletenaitaucreuxdelasienne,maiscen’étaitqu’uneillusion,unmouvementréflexe:levisagedublessérestaitlivideetfigé,sesyeuxneclignaientpas,seslèvresclosesdessinaient,danslapénombre,unelignedure.—Jevousaime,Jason.Jevousaimeet jevousaimerai jusqu’àmondernier jour.Mêmesi jem’en
veuxpourcela.Mêmesijevousenveuxpourcela.Ilyatellementd’amertumeenmoi…J’enaihonte,mais j’aurais voulu que vousme compreniez.Que vous fassiez l’effort de découvrir la femme que jesuis…avecseserreurspassées, ses faiblesses, sesmanques, sesangoisses.Vousne l’avezpasvoulu.Vousalleztoujoursdroitvotrechemin,n’est-cepas?Pourvous,rienn’estimportantque«cequisefait»ou«cequinesefaitpas».Oh!Etl’honneur,biensûr.Vousseriezlepremieràcouriraucombatsivotrepaysétaitmenacé,ouàplongerdanslaTamisesivousaperceviezunenfantentraindesenoyer.Maismoi,vousm’avez laisséemenoyerdurantde longsmoisdansunmonde,votremonde,oùpersonnenem’avaitjamaisapprisànager.Sansungeste.MrsPerkinsenaplusfait,pourmoi,quevous.Unbruitfeutrédepas,danslecouloir.L’infirmièreentrait.Francesattendait,patiemment,qu’elleeût
finisessoins,puisreprenaitsaplace.—Vousignoreztoutdelavieréelle,delaviequemènentlesgensquilaventvotrelinge,nettoientvos
maisons,préparentvosrepas,conduisentlestrainsquivousemmènentdanslespropriétésdevosrichesamis, ramonentvoscheminées, impriment les journauxquevous lisez,cousent leschaussuresquevousportez…entre autres.De la vie réelle, Jason. Pas de cette cérémonie permanente que vous organisezautourduvidedevotrepropreexistence.Vousvous levez,vousentrezdansdespiècesbienchaufféesdontlefoyeraétébalayéetl’âtreregarni,vousmangezlepetitdéjeunerqued’autresontpréparépourvous,vous lisezdes journauxquevotremajordomea repassépageaprèspage,vous répondezàvotrecourrier,vousallezàvotreclub,vousrendezquelquesvisites,vousmontezàcheval,vousvouschangezpour dîner avant d’aller assister à quelque spectacle dont vous n’entendez pas unmot tant vous êtesoccupé à lorgner les jolies femmes de l’assistance… Oh, je sais, il y a votre livre sur les femmespeintres !Unbeausujet.Mais,depuisnotre retourdeFlorence,vousn’enavezpasécritune ligne. Jecrois qu’il vous sert de prétexte pour continuer… ainsi. Vous aimez Cloverley, vous m’avez mêmeépousée pour conserver cette maison, mais vous n’avez jamais fait aucun effort pour participer à lagestiondudomaine.Enfait…Ellebaissaencorelavoix.—…vousn’êtesrien,nipersonne,Jason.Etjevousaimequandmême.N’est-cepasironique?
Francesselevaetsemitàarpenterlachambre,allantdelaporteàlafenêtre,etjetant,àchacundesespassages,unregardverslaformeétendue,toujours–aussiimmobilequ’ungisant.—Jen’ai jamais souhaitévivredans le luxe, vous savez, reprit-elle.Quandmamère étaitmalade,
j’aurais juste voulu être un peumoins pauvre, pour que sa chambre soitmieux chauffée, sa nourrituremeilleureetsesderniersjoursplusfaciles.J’auraisaiméapprendreunmétieretl’exercer.Jenepourraijamaismecontenterd’êtreunepotiche,decommanderdesrobes,deprendrelethé,depapoter.Aufond,jecomprends toutescesfemmesqui trompent leurmari ;ellesdoivent tellements’ennuyer!C’estsansdoute laraisonpour laquellevousm’avezimmédiatementsoupçonnéed’avoircédéauxavancesdecethomme.Sansmêmem’interroger.Sansmêmemelaisserlebénéficedudoute.Oh,Jason…Vousm’avezabandonnée.Vousm’avezlivréeauxchiens.Dèslepremierjourdenotremariage.Commentpourrai-jejamais vous pardonner ? Et pourtant, répéta-t-elle en serrant ses bras autour d’elle comme pour seréchauffer,jevousaime.Nemourezpas,jevousensupplie.Jevoudrais…Unsanglotluiéchappa.
—Jevoudraispouvoirvousdiretoutcelaenface.Maisc’estimpossible.Vousnem’écouteriezmêmepas.
22
Uncoupdevent froid rabattit sur le visagedePenelope son écharpe tricotée et fit, dumêmecoup,volersonbéret.Jurantetpestant,elledescenditdesonvéloetramassalecouvre-chefinforme,àprésentmaculédeboue.— Je déteste ce pays, dit-elle entre ses dents. Je déteste la campagne. Je déteste discuter avec ces
femmesstupides,àl’épicerie.Jedétestelesjeuxdecarteetlabroderie.Jedétestemavie.Etlacuisinefrançaise.Ettout,toutcequiestfrançais!Elleremontasursabécaneet,d’uncoupdepédalerageur,larelançasurlechemincreuséd’ornières
quimenaitau«manoir»(unbiengrandmot)defeuMaîtreCourtemanche,notaireàLimoges,etdesafamille.FeuCourtemancheavaitmenéjoyeusevie,faisantdefréquentsséjoursàParisoùilentretenaitunepetitefemmedesFoliesBergère–cela,Penelopenepouvaitleluireprochersil’onconsidéraitlecaractère et le physique de sa légitime épouse – et il avait, par ses habitudes ruineuses, mangé sonpatrimoine et puisé avec insouciance dans les fonds de l’étude. Après sa mort, sa veuve et son filss’étaientvusréduitsàlaportioncongrue:ilsavaientvendulamaisondeLimogespourliquiderlesdettesetétaientvenuss’installerdanscettegrandebaraquepleinedecourantsd’airetdecrottesdesouris,oùilsvivotaientchichementd’uneminusculerenteallouéeàMmeCourtemancheparl’unedesestantes,etdesraresarticlesetpoèmesqueJacquesCourtemanche(JeandePréfonvilleenlittérature)réussissaitàplacerdanscertainsjournauxdeParisetdeClermont-Ferrand.Récemment,ilavaitentreprislarédactiond’ungrandroman«paysan»,carilpensaitsincèrementquesonexistenceactuellelemettaitaucontactde«laVraieViedesVraisTerriens,ceuxquiontfait,parleurPatienceetleurFidélité,laGrandeurdelaFrance».ChaquefoisqueJacques,non,Jean,parlait,Penelopeavaitl’impressionquechaquemotqu’ilprononçaitétaitaffubléd’unemajuscule.Nonobstant (il affectionnait aussi cette expressiondont il usait bien trop fréquemment), ses contacts
avec«laVraieVie»étaientsingulièrementlimités:ilrestaitdanssonbureau,situédanslatourquiluipermettaitdedire«LeManoir»enparlantde lamaison,etbuvaitducafé toutenregardantd’uneairnostalgiquel’infinidelaplainedéployésoussesyeux.QuandPenelopes’étonnaitdupetittasdefeuilletsquirésultaitdecesséancesdetravailprolongées,ilrépondait:«Machérie,jeréfléchis.Vousnepouvezpascomprendre.»—Toutestlà,aimait-ilaussiàrépéterensefrappantlefront.Lerichelimondemonœuvrefermente,
etbientôtdenouvellespoussesverrontlejour,éclatantes,vivaces.Penelopesoupiraitetretournaitàsestâchesménagères.MmeCourtemanche,eneffet,avaitdécidéde
profiterdelaprésencede«cettefilleperdue»imposéeparsonfilspourcongédierleuruniqueservante.C’étaitautantd’économisé.Elletenaitàmontrerqu’elleétaitlarged’esprit:sonfilsétaitunartiste,illuifallait unemuse, unemaîtresse – les hommes ont certains besoins, sur lesquels il convient de ne pass’appesantir. Et elle avait besoin d’une bonne à tout faire. Ne pouvait-on concilier heureusement cesexigences fondamentales ?En société, la veuve du notaire prétendait que les deux jeunes gens étaientfiancés;ladatedumariageavaitétéretardépourd’obscuresraisonsfamilialestoutd’abord,et,dansunsecond temps, elle avaitprisprétextedu romanà terminer.« Jeanestmariéà sonart,proclamait-ellesous les sourires narquois des dames de la bonne société limougeaude, qui n’en pensaient pasmoins.Cette jeune Anglaise l’inspire. D’ailleurs, elle lui montre un grand dévouement… chaste, absolumentchaste. Savez-vous qu’elle est de très bonne famille ? Oui, bien sûr, les Anglais… toujours un peu
excentriques,onlesait…Maisjelaformerai.»Et elle la formait. À la lessive, au repassage, aux gros travaux du ménage, à la cuisine, au
raccommodage,àl’entretiendupotager,àtoutcequipouvaitluipermettrederesteraucoindesonfeu,unouvraged’aiguilleetunlivredepiétéàportéedemain.CarMmeCourtemancheavaitégalementdécidéde convertir cette malheureuse âme égarée dans une hérésie dont elle ne semblait même pas avoirconscience.ElleobligeaitdonclapauvrePenelopeà lirechaquesoir,àhautevoix,quelquespagesduNouveauTestament.Épuiséeparunejournéedelabeur,lajeunefemmevacillaitsurlachaisedureoùelleétait obligée de prendre place ; ses yeux se fermaient, sa tête basculait vers l’avant, elle balbutiait,mélangeaitlamortdeLazareetlecenturiondeCapharnaüm,MariedeMagdalaaveclaVierge-mère,lesdisciples entre eux. Son éducation religieuse n’avançait donc guère, alors que sa haine pour sapersécutriceallaitcroissant.Lepire,danstoutcela,c’estqu’àl’heureoùellepouvaitenfinseglisserhorsdesaproprechambre
pourrejoindreJacques–non,Jean–danslasienne,elleétaittropexténuéepourprofiterdescaresses,d’ailleursexpédiées,qu’illuidispensait.Laplupartdutemps,ilsecontentaitdereleversachemisedenuitetdelaposséderenpoussantdepetitsgrognements.C’étaitfinienquelquesminuteset,ensuite,tousdeuxsombraientdanslesommeil.CeluidePenelopeétaitdûàlarudeviequ’onluifaisaitmener,celuideJean,oudeJacques,auxquantitésprodigieusesdecognacqu’ilabsorbaitaprèsledîner,tandisqueladamedesespenséessechargeaitdelavaisselle.Peuàpeu,l’admirationetl’amourquel’honorablePenelopevouaitàson«grandhomme»s’étaient
consumés.Iln’enrestaitplusqu’unpetittasdecendres.Etcejour-là,lajeunefemmevenaitd’enprendreconscience.Cettesituationnepouvaitplusdurer.Elledevaitplanterlàlamèreetlefils,maisquand?Comment?
Avecquelargent?Ilneluirestaitplusqu’unmincerouleaudebilletsdebanquecousudanslaceintured’unedesesrobes,carlavieille,enplusdelafairetravaillercommeuneesclave,luiavaitimposédeparticiper«auxfraisduménage».Etavant…Oh,avant,quandelleétaitamoureuse,c’estellequis’étaitcomportéeenparfaiteidiote,couvrantl’éludecadeauxextravagants,cravatesetpyjamasdesoie,styloàplumeenor,cahiersdebeauvélinpourycoucherlesfruitsdesoninspiration.Résultat:elleétaitraide,repassée,fauchée,sanslesou!Aveccequiluirestait,ellepouvaitàpeine
sepayerunbilletdetrainpourLyonetunrepasaubuffetdelagare.Cequinelamèneraitpasbienloin.Illuifallaitunplandesecours!Ettoutdesuite!Sinon,undeces
soirs,elleverseraitdel’arsenicdanslasoupe,ettoutseraitdit.Aubasdeladernièrecôte,tropraide,elledescenditdesonvéloetsemitàlepoussertoutendébitant
l’intégralitédesjuronsfrançaisapprisdurantsonséjour.Lalisteétaitlongue,ellelaconduiraitaumoinsjusqu’àlagrilledujardin.Maissoudain,elles’immobilisa;unevoixvenaitdelahéler:—Mademoiselle!Elleseretourna.Lejeunefacteurduvillage,sapèlerineflottantauvent,montaitlacôteendanseuse
justederrièreelle.Arrivéàsahauteur,ilfreina,dérapaetfaillits’étaler.Peneloperetintunsourire:unhommeàsespieds,voilàquineluiétaitpasarrivédepuisbientroplongtemps.Àquellesextrémitésenétait-ellerenduepours’égayerdelagaucheried’unpréposédespostes?—Untélégrammepourvous,haleta-t-il.—Pourmoi?Vousêtessûr?
—Ohoui, affirma-t-il avec enthousiasme. Je suis content d’avoir pu vous rattraper avant que vousarriviezlà-haut.Lavieilledame…ellenem’aimepasbeaucoup,jeneluiapportequedesfactures,dit-elle.—Ellen’aimepersonne…ditPenelopedistraitement,lesyeuxfixéssurle«petitbleu».Entoutcas,
merci.—Pasdequoi!Iltouchasacasquette,fittournersabicycletteetrepartit,filantdansladescentecommecescoureurs
qu’iladmiraitcertainement:LouisAimar,RaymondLouviot,GinoBartali.CesFrançais,décidément…LetélégrammevenaitdeLondres.Fébrile,Penelopel’ouvrit.Ilnecontenaitquequelquesmots.Elleleslut.Lesrelut.Et semit à hurler de joie en trépignant dans la boue liquide, dont les éclaboussures achevèrent de
gâchersadernièrepairedebas.Lematinmême,elleauraitvécucelacommel’épisodefinald’unlentnaufrage.
Maisaprèsavoirreçucetélégramme…
23
Un crépuscule strié de pourpre faisait flamber le ciel au-dessus des toits de Londres. Cette lueurcaressait l’hommecouchédans le lit commepour lui redonnerunpeudevie. Jason sentait une légèrechaleursurledosdesamain;ilsentaitaussilecontactdesdrapsbienrepassés–l’infirmièrevenaitderefaire son lit aprèsavoirchangésonpansement. Il avait eumalquandelleavaitôté lagaze souillée,preuvequ’ilrevenaitàlavie.Il reprenait aussi conscience, graduellement. Sonmédecin était venu, il avait perçu sa présence ; il
avaitmêmeréussiàsaisirquelques-unesdesphrasesquelepraticienavaitprononcées.Plutôtdesbribesdephrases,d’ailleurs.«Incontestableamélioration,mais…»«Despotages,surtoutriendesolide…»«Avecdutemps…»«Ducourage,ladyWindmere…»LadyWindmere ? Il devait êtremort, alors. Car samère l’était, et depuis de longues années. Une
pneumoniel’avaitemportéealorsqu’ilétaitencoreàEton…Quefaisait-elledanssachambre?Ildélirait,àprésent.Réclamaitsonponeypréféré,leballonquesanurseluilançaitdanslesalléesde
Cloverley quand il avait quatre ans, voulait se baigner dans la rivière pour se rafraîchir, il faisait sichaud!Quandavait-ilfaitsichauddurantunétéanglais,iln’enavaitpasgardélesouvenir,maisnon,c’était en Espagne, bien sûr, l’été de ses quatorze ans, il avait suivi son père qui rendait visite à unquelconquehidalgodesaconnaissanceet,pendantquelesdeuxhommesparcouraientàchevallesterresdeleurhôte,ilavaitperdusonpucelageavecunechevrièredudomaine,unebruneauxyeuxdebraise,auxlonguesjambesfines.Deuxjoursdurant,ellel’avaitregardé,quandellefaisaitpassersontroupeaudevant la façade de l’hacienda ; le troisième, elle avait attendu le départ des hommes pour venir leprendrepar lamain,undoigtposé sur sabouche. Intrigué, il l’avait suivie. Ilsétaiententrésdansunegrange immense et sombre, qui devait abriter l’hiver les réserves de fourrage. Sa robe était tombée,dévoilant un corps mince, musclé, aux seins hauts. Elle avait rejeté ses cheveux en arrière. S’étaitapprochéedelui,etl’avaitdéshabillé,enriant,commes’ilavaitétéunegrandepoupée,etquel’amourn’étaitqueleprolongementdesjeuxenfantins.Unprolongement délicieux, avait-il songé, plus tard, ivre des caresses de la jeune fille – il n’avait
jamaissusonnom.Elleluiavaitrévélésaforce.Ellel’avaitprisdanssamain,danssabouche,danslachaleurdesonintimité,et ils’étaitenfouienelleavecungémissement.Sesdeuxmainsposéessur lesreinsdesonsijeuneamant,elleleguidait,luienseignant,sansmots,quelalenteurestl’amieduplaisir.Quandilavaitjoui,elleavaitsouri,victorieuse.Etpuis?Ilnesavaitplus.Lesongefiévreuxquiletenaitcaptifl’emportaitversd’autreslieux,d’autres
visages. D’autres femmes. Il avait seulement conscience qu’il n’avait plus jamais éprouvé la mêmejouissance.Saufavec…Frances.Frances.Ilavait,danssondélire,oubliésonexistence.Oùétait-elle?Lemédecinavaitdit«ladyWindmere».S’était-elletrouvéeauprèsdelui,danscettepièce?Avait-ellechoisideveillersonmariplutôtquede
courirauchevetdesonamant?Sonamant…Les idées de Jason se brouillaient. Frances avait-elle vraiment un amant ? Si c’était le cas, il ne
pourraitpaslesupporter.Ilfituneffortpourouvrirlesyeux.La chambre était, à présent, plongée dans l’obscurité. Seule une veilleuse brûlait sur une table, à
l’autreextrémitédelapièce.Undrapblancjetéaudosd’unfauteuilprenaitdesalluresdespectre.Jasonétaitseul.Non, il n’était pas seul.Dans l’autre fauteuil, poussé près de la cheminée, il apercevait une forme
indistincte.Unêtrehumainrecroquevillésurlui-même.Ilnevoyaitpassonvisage,seulementsesbrasquienserraientsesgenouxremontés.Etcetêtrepleurait.Unbruitdesanglotsétouffésvenaitjusqu’àlui.Ilvoulutparler,interroger:«Quiêtes-vous?Pourquoipleurez-vous?Ilnefautpaspleurersurmoi…
Jenesuispasmort.»Maisiln’enavaitpaslaforce.Seslèvresremuaient,pourtant;sonbrasbougeasurledrap,sesoulevaunpeu,retomba.Cesimplegesteluiavaitpristoutessesforces:lesommeillehappaavantqu’ilaitpuvoirFrancesreleverlatêteetleregarder.Lesjouesdelajeunefemmeétaientmouilléesdelarmes.Lentement, elle se leva, s’approchadu lit.Elle était en tailleur de voyage et portait des chaussures
solides, faites pour lamarche et non pour les salons londoniens. Ses traits exprimaient une profondetristesse.Un longmoment, elle contempla l’homme endormi. Il était sauvé, pensa-t-elle. Dieumerci, il était
sauvé. Il allait reprendredes forces, et, quand il serait assez solidepour réfléchir à la situation, il lahaïrait,croyantqu’ellel’avaittrompéouqu’ellepensaitlefaire,cequirevenaitaumême.Qu’elleavaitdéshonorésonnom.Ellen’avaitplusrienàfairedanssavie.Sondernierespoirdesauverleurmariages’étaitenvolé–il
n’yavaitplusd’enfantàvenir,plusd’amour,sitoutefoisJasonenavaitéprouvépourelle.Francessepenchaet,trèsdoucement,caressalajouedesonmari.Puisellesoupira,seredressaetsedirigeaverslaporte,qu’elleouvritetrefermasansbruitderrièreelle.
24
QuandPenelopeposa lepiedsur lequaideDouvres,elleétait ivre. Ivredebonheur,de liberté,decuriositéaussi.Arabellaluiavaitenvoyél’argentduvoyage,ainsiqu’unesommesupplémentairepourserefaireunegarde-robe,certesréduite,maissuffisantepourneplusavoirl’aird’unesouillon.Elleportaituneéléganterobeivoire,unmanteauassortiàcolderenardetunpetitchapeauornéd’unlargerubandevelours, des bas de soie. Une limousine l’attendait ; elle remit au chauffeur son billet de bagages ets’engouffraàl’arrière.Aussitôt,unevaguedeparfumlasubmergea;deuxbrasserefermèrentsurelleetleslèvresd’Arabellascellèrentlessiennesenunbaiserimpérieux.—Enfin!s’écriacettedernièreauboutd’unlongmoment,quandildevintmanifestequetoutesdeux
devaientreprendreleursouffle.J’aicruquejamaisjenepourraist’arracheràtonpoètesanslesouetàsabouseusedemère!Était-cebienhorrible,machérie?—Encoreplusquetunel’imagines…J’aicruquej’allaismedessécherd’ennui.Etdefrustration.Lamaind’Arabellasefaufilasouslajupedesonamie,remontaàlalisièredesbas.—Comment?fit-elle,rieuse.Jecroyaisquec’étaitl’amantdusiècle!—Audébut,oui.QuandnousétionsàParis.Ensuite,ilestdevenu…unesortedemari.Moinslabague
audoigt.Àlafin,jeregardaisleplafond,commecettebonnereineVictoria,enpensantàl’Angleterre.—Queldommage…Arabellacaressalapeautendredescuissesdelajeunefemme,puissoulevasaculottepoureffleurerle
renflementmoussu.Penelopegémitdoucement.—Lechauffeur,souffla-t-elle.—Ilestparticherchertamalle;cebateauétaitbondé,ilenapourunebonnedemi-heure.D’ungestevif,elletiralesrideauxquimasquaientlesvitresdesportières.—Enlèvecetteculotte,ordonna-t-elled’unevoixunpeurauque.Subjuguée,Penelopeobéit.—Maintenant,défaistonsoutien-gorge…Etcommesonamien’allaitpasassezviteàsongré,ellefouilladanssonsac,ensortitunepetitepaire
deciseauxetcoupalesbretelles,quicédèrentdansunclaquement.—Oh!—Tuesbienmieuxainsi…non?Défais lehautde ta robe,àprésent,et rabats toncorsagesur tes
hanches…Maintenant, relève ta jupe… écarte les jambes… Tu m’as manqué, tu sais ? Tu m’as faitattendrebientroplongtemps…alorsjevaistefairelanguiràmontour.Jeteveuxouverteetofferte…—Maislechauffeur,protestaànouveauPenelope,faiblement.—Jeveuxaussiqu’iltevoie.Peut-êtremêmeluidemanderai-jedefairehalteàlasortieduportetde
teposséderdevantmoi.C’estunbeaugaillard,sûrementbienmembré.Aufait,j’aiuncadeaupourtoi.—Uncadeau?Penelope,quiavaitrougi,serassérénaitdéjà.—Oui.Regarde.
Arabellasepenchaetretiradesouslabanquetteunelongueetfinecravachedecuir.—Lapoignéeest recouvertede soie,précisa-t-elle. Je tedevaisbiencela.Non,ne t’effraiepas…
celapeutêtretrèsexcitant,pourtoicommepourmoi.Etpuisjenel’utiliseraiquesitun’espassage.—Qu’appelles-tu«n’êtrepassage»?demandaPenelope,méfiante.—Me quitter à nouveau pour un homme, une femme, un couvent, n’importe quoi. Pour cela, tu as
méritéunebonnecorrection,ettuvaslarecevoir.Toutdesuite.Àtoidetedébrouillerpourqu’iln’yenaitpasd’autre…saufsitulesouhaites,bienévidemment.Tourne-toi.Allez!Elleprit l’undes seinsdePenelope au creuxde samain, pencha la tête et fit tourner sa langue sur
l’aréolefoncée.— Je vais te battre et te caresser jusqu’à ce que tu ne saches plus où est la douleur et où est le
plaisir…
*
Un heure plus tard, la limousine s’arrêta devant l’hôtel où logeaient les Saint-Sauveur. Penelope,rhabilléeetgantée,endescenditsousleregardimpassibleduchauffeur.—Tum’asfaitmal,seplaignit-elleàmi-voixensuivantArabelladanslehalldallédemarbre.Etlui
aussi.C’estunebrute.—Laprochaine fois, tuauras ledroitde lecravacheraussi, répondit lamarquisedeSaint-Sauveur
avecinsouciance.Toutesdeuxpouffèrentcommedescollégiennes,ets’engouffrèrentdansl’ascenseurdontunliftieren
uniformetenaitlaporte.—Tuvasvoirmonmari,expliquaArabella.Ilestmuet,lepauvrechou.Jasonabienfailliletuer.En
cequime concerne, je trouveque c’est unebonne idéede réduire les hommes au silence.OndevraitvoteruneloiencesensàlaChambredesLords.—Qu’attends-tudemoi,aujuste?LavoixdePenelopeétaitredevenueincisive,sonregarddur.—Quetut’occupesunpeudelui,etbeaucoupdemoi…etdequelquesautres,aussi.—Messervicesnesontpasgratuits…pasplusquelestiens.Tuterappellesnotrejoyeuseviesurla
Riviera,j’espère?Donnant,donnant.—Biensûr,monange.Tun’auraspasàregretterd’avoirànouveautraversélaManche.Penelopehaussalesépaules.—«Tun’auraspasàregretter»…C’estbienvague.J’aimeraisdesassurancesplusdétaillées.—Tuesdureenaffaires,toi!s’exclamaArabellaensortantdel’ascenseur.—J’aieuunbonmodèle,réponditfroidementsonamie.Labellerousseseretournaetluioffritunsourireétincelant.— C’est vrai ! Tu sais que tu me plais de plus en plus ? Je sens que nous allons faire le plus
charmant… et le plus riche des ménages à trois. Viens donc voir ton autre partenaire ; puis jecommanderai un souper fin ; nous causerons affaires, au champagne. Et très sérieusement, je te lepromets.
25
ParlaportièredelavoiturevenuelachercheràlagaredeBirmingham,Francescontemplait,sanslavoirvraiment,lacampagneanglaisetrempéedepluie.Delonguestraînéesliquideszébraientlesvitres,etdesfeuillescouleurd’or,arrachéespar lesrafalesauxbranchesquis’agitaient,seplaquaientcontrelepare-brise. Derrière les collines au relief adouci, elle apercevait de temps à autre un clocher autourduquel se blottissaient de petitesmaisons grises, basses, comme écrasées par le poids des ans et desintempéries.«Jevoistoutennoir,sedit-elle,tentantdesereprendre,alorsqu’ellesentaitleslarmesvenir.Voilà
que jepleure surcesvillagesperdus, ceschampsdésolés, alorsqu’auprintemps je lesaurais trouvéscharmants.C’estidiot.»Elle avait froid. Elle aurait toujours froid, maintenant, lui semblait-il. Elle remonta le col de son
manteau,resserrasonécharpedelaineautourdesoncou.LadyWindmereneporteraitplusdefourrures,ni de robesdu soir ; elle avait laissépresque toute sagarde-robederrière elle, n’emportantquedeuxvalises,desvêtementssimples,pratiques,deschaussuresetdesbottinesconfortables.Quelquescarnets,quelqueslivres,aucunbijou,sauflemédaillondesamèreetsonalliance,qu’elleenlèveraitunefoisqueledivorceauraitétéprononcé.Ellenesavaitpaselle-mêmepourquoiellel’avaitgardée:n’aurait-ellepulalaissersursatabledechevet,aveclalettredestinéeàJason?Pourquoitenait-elleàconserverlesymboledecemariagequin’avaitété,dudébutàlafin,qu’unetristecomédie?Frances se passa une main sur les yeux comme pour chasser questions et pensées importunes.
Aujourd’hui,ellecommençaitunenouvellevie:elledevaitseraccrocheràcela.DèsqueJasonavaitcommencéàserétablir,unefoisassuréequeses joursn’étaientplusendanger,
elle s’était rendue chez son amie Janet pour lui demander conseil. C’était Janet qui l’avait recueilliequandelleavaitdûfuirlamaisondesTownsend:c’étaitellequi,ayantdécouvertqu’elleétaitenceinte,l’avait poussée à épouser Jason. Frances savait que son amie n’approuverait pas sa décision, maisqu’ellel’aiderait.Etc’étaitcequeJanetavaitfait.—Jesuisvraimentdésoléepourvous,Frances–etpourJason,naturellement,avait-ellesimplement
dit.Jepensaisquevousétiezfaitsl’unpourl’autre,etjecontinuedelepenser,maisjepeuxmetromper,aprèstout.Vousêtesl’unetl’autredesadultesetvoussavezcequevousfaites.—Oui,avaitrépondulajeunefemme,retenantdifficilementseslarmes.—Vouspourriezm’êtretrèsutileici,àLondres…—JenesouhaitepasresteràLondres.—Ilestpeut-êtrepréférable,eneffet,quevouspreniezunpeudedistance,auproprecommeaufiguré.
Voyons…Janetavaitfourragéparmilesdossierséparpilléssursonbureauencombré.— Un centre d’accueil pour les réfugiés belges – ils ont été très nombreux à fuir les atrocités
allemandesdurantlaguerre,etcertainsn’ontpluslaforcederetournerchezeux–rechercheunebonnesecrétaire,quipourraitenoutredispenserquelquescoursd’anglais.Unemploiquivousiraitcommeungant.Etc’estàl’autreboutdupays,cequivoussatisfera,jepense.
Yavait-ildanssavoixunenuanced’ironie?Francespréféral’ignorer.—Eneffet.Jevousremercieinfiniment,Janet.—Nemeremerciezpas.Jemesensunpeuresponsable,voyez-vous…
Le centre d’accueil se trouvait dans le Shropshire, à Shrewsbury, au nord-ouest de Birmingham.
Frances ignorait toutdecetteville,saufqu’ils’y trouvaitune trèsancienneabbayeduXI siècleetunecathédrale.Elleconstataque,malgré le tempsexécrable, laplacecentrale,avecsavieillehalleetsesmaisons à colombages, semblait accueillante. Le conducteur, un Gallois taciturne qui n’avait pasprononcé troismots depuis qu’elle étaitmontée dans la voiture, la déposa devant un bâtiment situé àl’écart,àlafaçadelézardée,etquidevaitêtre,àenjugerparsonaspect,uneancienneécole.—C’estlà,dit-il,toujourslaconique.Ilsortitduvéhicule,pritlesvalisesdeFrancesdanslecoffreetsedirigeaàgrandspasverslaporte.
Lajeunefemmen’eutd’autrechoixquedelesuivre.Letempsd’atteindrelaporte,elleétaittrempée,caruncoupdeventavaitretournésonparapluie.Frissonnante,ellevitquesonguides’étaitévaporé,laissantlesvalisesenpleinmilieuduhall.D’unesallevoisineluiparvenaitunbrouhahadevoix.Uneportes’ouvritetunejeunefilleseprécipitaverselle.— Comme je suis contente de vous voir ! s’exclama-t-elle avec exubérance. Vous devez être
MrsHawk.—Eneffet,réponditFrances,quiavaitjugépréférabledereprendresonnomdejeunefille,afindene
pasalimenterlesrumeurs.—JesuisKatherineAbbott.Quelvoyageaffreuxvousavezdûfaire!Venezprendreunetassedethé.
Oupréférez-vousvouschanger?Jevaisvousmontrervotrechambre…elleesttrèsbiensituée,etcalme,elledonnesurlejardin…ElleparlaitsivitequeFrancesn’avaitpasletempsderépondreàsesquestions.Toutàcoup,lajeune
fillesetutetéclataderire.—Jevouspréviens,ilfautsouventmefairetaire,carjesuisuneincorrigiblebavarde!Toutlemonde
s’enplaint!—Jeveuxbienunetassedethé,finitpardireFrancesensouriant.—Alorsvenez.Vousverrez,par lamêmeoccasion,nospensionnaires.Lespauvres ! Ils sont âgés,
pour la plupart, n’ont plus de famille en Belgique et ne savent quoi faire d’eux-mêmes. Nous leurfournissonslegîte,lanourritureetdesvêtementsdécents.Ensuite,ilfautessayerdeleurtrouveruntoit,pourcertainsunemploi,etc’estleplusdifficile.C’estlàquevousnoussereztrèsprécieuse…cartantqu’ils ne parlent pas anglais… Enfin, certains le parlent, bien sûr, mais pas la majorité… Ils sonttellementtristes,voussavez,soulagés,quandmême,d’êtreensécuritéici,maisilsontpeurdel’aveniretjelescomprends…Frances,incapabled’interromprecedélugeverbaldébitésurunrythmeaccéléré,secontentadehocher
latêteetsuivitKatherinedanslagrandesalleadjacenteauhall.Là,parpetitsgroupes,deshommesetquelques femmes prenaient leur thé. Frances vit des vestes usées, des dos voûtés ; des visages où ladétresse avait inscrit ses stigmates se tournèrent vers elle. Ces gens, comprit-elle, sentaient leur peurrenaîtrechaquefoisqu’uneportes’ouvrait.Ilsavaientpeurd’êtrechassésdeleurrefuge.Un élan de pitié la traversa et lui insuffla une certaine énergie. Ses propres souffrances étaient
insignifiantes;ellen’avaitjamaiseuàfuirsonpays,ellen’avaitjamaisétémenacée.Etellepouvaitserendreutile.
e
26
—Commentcela,partie?Jason se redressa sur ses oreillers et porta unemain à sa poitrine, que recouvrait encore un épais
pansement.Inquiet,levalets’approchadulit.—QueMilordnes’agitepas,surtout.— Je vais très bien, coupa Jason. Le médecin l’a affirmé. Cessez donc de me traiter comme une
fillette,monami.Etdonnez-moiquelquesdétails,jevousprie:quandMiladya-t-ellequittélamaison?—Ilyadeuxjours,Milord.Lejourmême,précisa-t-il,oùlemédecinadéclaréquevousétiezhorsde
danger.—Est-ellepartiepourCloverley?Lechauffeur…—Ellen’apasdemandélavoiture,Milord.Elleaprisuntaxi.Jasonrejetasesdraps.—Aidez-moiàmelever.—Ilesttroptôtpour…—C’estàmoid’endécider.Obéissant,ledomestiqueallachercherunerobedechambrequ’ilprésentaàsonmaître,lequelavait
chaussésespantouflesets’essayaitàtenirdeboutsurdesjambesencoreflageolantes.—Votrebras,Jarvis,ordonna-t-il.Vousallezm’aideràtraverserlecouloir…jusqu’àlachambrede
ladyWindmere.Puisvousmelaisserez.Jesonnerai.—Milord…—Gardezpourvousvoscommentaires.Ilfitquelquespashésitants,sedirigeantverslaporte.Levaletétendaitlebraspourtournerlapoignée
lorsquel’ontoquaaubattant.C’étaitlemajordome.Renfrognéetsolennel,ilannonça:—UnavocatdemandeàvoirMilord.UncertainLlewellyn.—Unavocat?Jasonmarquauntempsd’arrêt.—Dois-jeleprévenirqueMilordest…souffrant?—Non.Faites-lemonter.—Ici,Milord?— Oui, ici. Je ne me sens pas la force de marcher jusqu’à la bibliothèque. Jarvis, aidez-moi à
m’asseoirdanscefauteuil,jevousprie,ettirezlesrideauxdulit.Tandisquelevalets’affairait,Jasonnequittaitpaslaporteduregard.Unavocat.Ilnecomprenaitque
tropbiencequecela signifiait.Elle avait pris lesdevants.Une fureur sourde, ànouveau, ledévorait.Était-ellepartie rejoindre sonamant ?L’avait-elle abandonnécommeunmeuble encombrant ?Ellenes’entireraitpasainsi.Elleavaitquittéledomicileconjugal,ilseraitdanssondroits’ilneluiaccordait
paslamoindrepension…Elleallaitretourneràlapauvreté–saufsicemarquisdepacotilleacceptaitdelaprendreencharge.D’ailleurs,avait-ilseulementsurvécu?Peut-êtreétait-cepourcelaqueFrances…Luienvoulait-elleàcepoint?Aupointdenepassupporterl’idéedeleregarderànouveauenface?Ousesentait-elle,toutsimplement,coupable?JasonenétaitlàdesesconjecturesquandlemajordomeintroduisitledénomméLlewellyn,unavocat
qui devait en être à sa première cause ou peu s’en fallait, tant il semblait avoir quitté l’université lasemaineprécédente. Ilétaitblond, fluet,avecungrandnezsur lequelglissaientdes lunettesàmontured’acier.Etilavaitl’airterrifié.—Je…Bonjour,lordWindmere,débita-t-ild’unevoixhautperchée.Onm’aditquevousvousportiez
mieux;permettez-moidevousadressermesvœuxdebonrétablissement.—Aufait,lecoupabrutalementJason.Vousn’êtespasvenupourvousenquérirdemasanté.—Aufait…oui…biensûr.L’avocattiradesaserviettedecuirérafléeuneliassedepapiersettoussota.— Je représente lady Frances Windmere, née Hawks, votre épouse, qui m’a prié de prendre les
dispositionsnécessairespourqu’undivorcesoitprononcéleplusvitepossible.Àsestorts,précisa-t-il.—Quoi?—Oui.Elleasignéunedéclarationoùellesereconnaîtpleinementresponsabledevotreséparation.
Ellenesouhaiteaucunecompensationfinancière.Enfait,sonseulsouhait,c’estqueleschoses…aillentvite,acheva-t-il surun tond’excuse.Sivousêtesd’accord,vousn’avezqu’àsignercespapiers,et jem’occuperai des questions de procédure. Elle a également précisé qu’elle se chargerait de meshonoraires.Jason respirait avec difficulté ; l’avocat, inquiet, fit mine de sonner, mais un geste impérieux l’en
empêcha.—Despapiersàsigner…et…elle…nevousariendonnéd’autre?Unelettre?Unmessage?Pour
moi?L’avocatsecoualatêteensignededénégation.—Non,lordWindmere.Il reculaaussitôtd’unpas,effrayé : l’hommequiseredressaitdanssonfauteuiln’avaitplusriendu
grandblesséqu’ilavaitcrudevoirapprocheravecprécaution.Laprudenceétaitcertesnécessaire,maispaspourlesraisonsqu’ilimaginait.Cethommeétaitfoudecolère.—Sortez!criaJason.Sortezavantquejenevousassomme…etremportezvosmauditspapiersavec
vous!Jamaisjenelessignerai!Jamais!Pasavantqu’ellenem’aitdit,enpersonne,qu’elleneveutplusentendreparlerdemoi!—M…mais,bredouillal’avocat,jenesaispasoùsetrouvevotreépouse…Jen’aiqu’uneadresse
posterestante,àBirmingham.—Ehbien,écrivez-lui!Etcommelejeunehomme,tremblant,restaitimmobile:—Vousêtesencorelà!Disparaissez!
27
Lacannedelavieilledameétaitplacéedetellemanière,debiais,àcôtédusiègesurlequelelleétaitassise,queFrances,quiportaitun lourdplateauchargéde tasses,d’assiettesde toastsetd’une théièrefumante,nelavitpas.Ellebutasurlepiedcaoutchouté,trébuchaettombaversl’avant,laissantéchappersonfardeau.Lefracasdelaporcelainebriséecouvritsoncridedouleur.Aussitôt,deuxmainslasaisirentauxépaules.—Vousn’êtespasblessée?Lavoixétaitgrave,inquiète.Francessecoualatête.—Je…jenecroispas.—Si.Voussaignez.Lajeunefemmeregardasesmains.Eneffet,unecoupureassezprofondeentaillaitsapaume.—Cen’estrien,murmura-t-elle,étourdieetnauséeuse.L’hommepassaunbrasautourd’elleetl’aidaàserelever.—Nousallonssoignercela,fit-ild’untonrassurant.Katherinearrivaitencourant,sepréparantànoyerFrancessousunflotdequestionsetd’exclamations
apitoyées;illafittaired’unsigneautoritaire.— Je m’occupe de tout. Faites plutôt enlever tous ces débris, mademoiselle : quelqu’un d’autre
pourraitseblesser.AugrandétonnementdeFrances,lajeunebénévoleobéitsansdiscuter.Sonmalaises’atténuaitunpeu.—Venez.J’aireçudansl’arméeunesortedeformationmédicale…Jedevraispouvoirdésinfecterla
plaieetbandervotremain,mêmesimasciencenevaguèreau-delà.Elleledévisagea.Âgéd’unecinquantained’années,ilavaitunvisageouvert,dessourcilsépais,des
yeuxclairsetdescheveuxrouxstriésdeblanc.Savestedetweedlaissaitdevinerunecarrureathlétique.—Jenemesuispasprésenté,ajouta-t-il.Veuillezm’excuser.FrancisPeregrine.—FrancesHawk.Iltressaillitetfronçalessourcils.—Hawk?Cen’estpasunnomtrèscourant.Dequellerégionêtes-vousoriginaire?Illascrutait,toutàcoup,avecuneintensitépresquegênante.Francesdétournaleregard.—DeLondres,répondit-elled’unevoixfaible.Elleréalisait,toutàcoup,qu’elleignoraitoùsamèreavaitvécu,enfant.Celle-ciluiavaitparléd’une
ferme,maissanspréciseroùellesetrouvait:celaauraitpuêtrelesCornouaillesoul’EastAnglia,pourcequeFrancesensavait.L’hommerouxl’avaitconduitedanslapetitepiècequiservaitd’infirmerie,l’avaitfaitasseoirsurune
chaisedemétalpeinteenblancetavaitouvertlaboîtedepremierssecours.—Donnez-moivotremain.Lavoixétaitdouce,chaleureuse.Francessesentaitensécuritéauprèsdecetinconnu,ets’enétonnait.
—Jenevousaijamaisvuici,dit-elletandisqu’iltamponnaitlaplaieavecuntampondegazeimbibédedésinfectant.— Je ne viens pas souvent, car j’habite à plus de trentemiles, répondit-il.Mais je fais partie du
conseild’administrationet,àcetitre,jedoisparticiperàquelquesréunions.Ilfautcollecterdesfonds,déciderdeleurattribution…cegenredechoses.Riendebienpassionnant,j’enaipeur.—Vousfaitesdoncpartiedenosgénéreuxdonateurs,conclut-elle.Cen’estpeut-êtrepaspassionnant,
maistrèsutile.Cesgensontbesoindevous.—J’aimeraiscroirequequelqu’unabesoindemoi.Jen’aiplusaucunefamille.Frances,gênée, se tut.À sa compassion semêlait un sentiment étrange : ellepensaitqu’au fondcet
hommeluiressemblait.Ilétaitseul,commeelle.—Mafemmeetmonfilssontmortsdansunaccidentdechemindefer,dit-iltrèsvite.Jenesaispas
pourquoijevousracontecela.Jen’aipaspourhabitudedem’épancher…Adroitement,ilenroulaunebandeautourdelamainblessée.— Je ne pense pas que vous aurez besoin de points de suture. Néanmoins, il serait peut-être plus
prudentquevousconsultiezunmédecin…Ilyenaunici,àShrewsbury.Sivousvoulez, jepeuxvousconduireàsoncabinet,mavoitureestdevantlaporte.—Cen’estsansdoutepasnécessaire,murmuraFrances.Vousm’aveztrèsbiensoignée.Merci.—Jevousenprie.Il se redressait tout en rebouchant le flacondedésinfectant quand son regard seposa sur le coude
Frances.Lemédaillondesamère,quihabituellementétaitcachésoussonchemisier,avaitglissélorsdesachuteetsedétachaitnettementsurletissublanc.Francis Peregrine fit alors un geste inattendu : il tendit lamain et toucha le bijou avec précaution,
commes’ilavaitdumalàcroireàlaréalitédecequ’ilvoyait.—Cen’estpaspossible…Puis,d’untonpressant,ilinterrogea:—Quelâgeavez-vous?Frances,priseaudépourvu,réponditautomatiquement:—Vingt-huitans…pourquoi?Iltirauneautrechaiseets’assitenfaced’elle.Elleremarquaquesesmainstremblaient.Ilseraclala
gorgeàplusieursreprises,puisfouilladanssapochedegilet,dontilsortitsamontre.—Voilàpourquoi,dit-ild’unevoixétranglée.Àlachaînedemontreétaitattachécequelajeunefemmepritaupremierregardpourunebreloque–
certains hommes, âgés pour la plupart, car ce n’était plus la mode, en portaient encore – avant des’apercevoirqu’ils’agissaitdelacopieexactedesonmédaillon.Iltentad’ouvrirlebijou,forçantsurlafinecharnière,maissesgestestrahissaientsafébrilitéetildut
s’yreprendreàtroisfois.Enfin,lepetitboîtiers’ouvrit.Ilcontenaitlaphoto,unpeujaunie,d’unefemme.FrancisPeregrinelacontemplaavecémotion,puisiltournasapaumeversFrancesetinterrogea:—Lareconnaissez-vous?
28
—Oùest-elle?JanetWaltersouritaimablementetagitalaclochetteposéesurunepetitetableàcôtédusofa.—Vousprendrezbienunpeudethé,lordWindmere?Vousmesemblezenavoirgrandbesoin.—Jen’aipasbesoindethé…—Vousêtespâlecommeunmort.—Jemeporteàmerveille.—Oh!Vousavezraison,c’estlemotquejecherchais…Iphigénie,pourriez-vousnousapporterduthé
etdesscones,jevousprie?demanda-t-elleàlaservanteroussequivenaitd’entrerdanslesalon.Jasonsoupira;contremissWalter, iln’aurait jamaislederniermot.Ilauraitdûyêtrehabitué:elle
faisaitpartiedecesfemmesquineselaissaientarrêterparaucunobstacle,dequelquenaturequ’ilfût.Parfois,unfrissond’appréhensionleparcouraitquandilpensaitque,dansunavenirproche, laplupartdesfemmesluiressembleraient:ellesprendraientlesrênesdeleurvieenmain,nelaisseraientpersonneleurdicterleurconduite,feraientfidesconvenancesetfiniraient,logiquement,pargouvernercemonde.Queresterait-ilauxhommes,alors?Ilpréféraitnepasypenser.Surtout aujourd’hui : c’était sa première sortie – formellement déconseillée, d’ailleurs, par le
médecin–etilsesentaitaussinuetvulnérablequ’unnouveau-né.La domestique revint au bout de quelques minutes, posa le plateau et s’éclipsa. Avec des gestes
gracieux,étonnantschezunefemmedesacorpulence,Janetsepenchaetservitlethé.PuiselletenditàJasonuneassiettedesconesbeurrés.—Mangez un peu. Vous avez dû perdre au moins la moitié de votre personne, depuis ce combat
ridicule.Etvous aviezdéjàune ligne à fairedes envieux. Jedevraispeut-êtremebattre enduel,moiaussi,poursuivit-elled’untonméditatif,carj’aibienbesoindemaigrir.—Vousbattreenduel?Là,c’estvousquiêtesridicule…Jasonmorditnéanmoinsdansunsconeetduts’avouerqu’ilétaitparticulièrementbon–etqu’ilavait
faim.Enfacedelui,Janetprenaitsontemps–gagnaitdutemps,songea-t-ilavecrancœur–enbuvantàpetitesgorgéeslebreuvageparfuméauquelelleavaitajoutéunnuagedelait.—Ilyaeudesprécédents,finit-ellepardire.SousLouisXV,parexemple,enFrance,deuxfemmesde
lahautearistocratiesesontbattuesaucouteaudanslesfossésdeParis.Pourunamant.—Vraiment,répondit-ilparpurepolitesse.Commec’estintéressant.—Mme de Villedieu fait aussi mention dans sesMémoires d’un combat à l’épée entre Henriette-
SylviedeMolièreetuneautredame.Toutesdeuxétaienthabilléesenhomme,naturellement.—Naturellement.—Icimême,enAngleterre,onm’acontéplusieursaffairescurieusesqui…—Cessez!Vousvousmoquezdemoi,Janet!Jasonavaitdonnéàsavoixtoutl’éclatqu’ilpouvaitsepermettresansparaîtrevraimentgrossier.Son
hôtessenesursautamêmepas ;elleposasa tasseet ledévisageaavecunsourirequinemanquaitpas
d’unecertaineférocité.—Vousneméritezriendemieux.—Que voulez-vous dire, enfin ? Est-cemoi quime suis fait surprendre dans les bras d’un quasi-
inconnu,unsoirdebal?—Certesnon,encorequel’affaireeûtétédivertissante…enunsens.Non,nevousfâchezpas;vous
connaissezmonespritcaustique. Jebatsmacoulpeetnememoqueraiplusdevous.Mais revenezsurterre,bonsang!Mêmesilachoseestvraie…—J’enatteste:j’aivu!—…lemalneseraitpasbiengrand.—Janet…Letonétaitmenaçant.—Nefaitespaslematamore,jevousconnaisparcœur,vousetlesautres:vousnevoyezqueceque
vouschoisissezdevoir.Quivousditquecethommen’apasembrassévotrefemmedeforce?LesyeuxdeJasonseplissèrent.—Quesavez-vousexactement,Janet?Elleluidédiaunsourirecandide.—Tout–bienentendu.C’estpourcelaquevousêtesici,dansmonsalon,àboiremonthé,sansme
direcequevousenpensez,àsavoirqu’ilestbientropléger.—C’estdonccequeFrancesvousadit?Quece…soi-disantmarquisavaittentédelaviolenter?Sansattendrederéponse,ilposabrusquementsatassesurleguéridonleplusprocheetproférad’une
voixamère:—C’estcequ’ellesdisenttoutes,jesuppose.L’excuseclassique!Pourquoi,voulez-vousmeledire,
melaisserais-jeprendreauxrusesd’unefemme?Janet regarda fixement son visiteur. Sur son visage habituellement pâle, une rougeur s’étendait
progressivement.Ellerestasilencieuseunlongmoment,puis,enfin,seleva.—Sortez,ordonna-t-elled’unevoixcassante.Sortezdechezmoi.— Vous êtes moins prude, habituellement, Janet, ironisa-t-il. Et plus prompte à la critique, même
enversvosamies lespluschères.Mechassez-vousparceque j’insinuequevotreprotégéenevautpasmieuxquelegrosdelatroupefémininequipeuplecetteville?—Non,ripostaJanet.Jevouschasseparcequevousêtesunâneetunbutor–etcesont,croyez-le,les
qualificatifslesplusdouxquimeviennentàl’espritencetinstant.Vousêtesirrécupérable,Jason.J’aicruquevousaviezdel’étoffe,quevousétiezcapabled’amour,quevousétiezcapabledechanger,degrandir,d’évoluer.À l’instantmême, j’étaisprêteàvousdonnerunedernièrechance.Maisnon.Vousnesavezrienetvousvousobstinezdansvotreignorance,dansvospréjugés,dansvotrebêtise!EtcommeJason,pétrifié,n’esquissaitpaslemoindremouvement,elles’éloignadeluietseplantaface
à la porte-fenêtre qui donnait sur le jardin. Lesmains nouées dans son dos, elle continua d’une voixsourde:—Francesasouffertdelapertedesonenfant,etelleasouffertseule.Vousl’avezabandonnée,comme
lelâchequevousêtes.Etsivousavezsouffert,vousaussi,cedontjecommenceàdouter,vousvousêtesmontré incapable de partager votre peine avec elle.Undouble abandon, lordWindmere. Indigne d’ungentleman.
Elleinspiraprofondément.—SeuleàCloverley,aveccepoidssurlecœur–vous,l’enfant,ettoutcequ’elleadûsubirdepuis
sonmariage…Jasonvoulutprotester:—Qu’a-t-ellesubi?Jel’aiprotégéedetout.Toujours.Unrirededérisionluirépondit.—Detout?Vousêtesencoreplusstupidequejenelepensais.L’avez-vousprotégéedesmurmures
danssondos?Desregardsdemépris?Del’insolencedecertainsdomestiques,danslesmaisonsoùvousétiez invitésensemble?Desquestionscondescendantes?Duvidequise faisaitautourd’elledans lesgarden-parties,l’étédernier?Delahainedetoutescesfemmesquiavaientrêvédevouspourgendre?Accablé,Jasonrestamuet,cettefois.Ilsavaitqu’elleavaitraison,mêmes’ilauraitpréférésecacher
cetteréalitéqu’ilavaitchoisi,danssacertituded’avoirététrahi,d’oublier.—Elleétait là-bas, repritJanet.Siprochedudésespoir–cela, je l’imagine–,mais, telleque je la
connais,prêteàsebattre.Àsebattrepourvous,Jason.Nonenparadantentredeuxtémoins,l’épéeàlamain,maisens’exposantauxregardsetauxcritiquesdecettesociétéquinel’acceptaitqu’àcontrecœur.Imaginez-vous ce qu’il lui a fallu de courage pour se rendre à ce bal où elle n’était pas invitée ?Seulementpourvousretrouver?—Commentlesavez-vous?—Ellemel’adit.ElleestvenueiciavantdequitterLondres.Envouslerévélant,jenetrahisaucun
secret. Au contraire : je veux que vous sachiez exactement ce que vous avez perdu. Et que vous nepuissiezjamaisl’oublier!—Jesouffre,Janet,avouaJasond’unevoixrauque.Elleluifitface,lespoingsserrés.—Vraiment?Vouslemontrezd’étrangemanière.Pardonnez-moidenepasêtretoutàfaitconvaincue.
Puis-jecontinuer?Vousracontertoutel’histoire?Vaincu,ilhochalatête–attendantlecoupdegrâce.
29
L’infirmerie était une pièce exiguë et froide,meublée d’une table de pitchpin, d’une armoire et dechaisesmétalliquesàdossierraide.Aucunegravuren’égayaitlesmursnus,etl’uniquefenêtre,dépourvuederideaux,donnaitsurunecour.MaisFrancesnevoyaitriendecedécoraustère:ellenevoyaitquel’hommeassisenfaced’elle.Sonpère.SirFrancisPeregrine–sonpère!Ellenepouvaitycroire.C’étaitcommeunrêve,dontellenesavait
s’ilétaitterribleoumerveilleux.Sonpère.Depuisplusd’unedemi-heure,elleparlaitàsonpère!—Commentpouvez-vous l’affirmeravecune tellecertitude? lui avait-elledemandéaussitôt. Jene
doutepasde l’honnêtetédemamère,mais leshommes, engénéral, sontprompts àmettre en cause lafidélitédecellesqu’ilsontaimées…untemps.Cettedernièreremarqueluiavaitéchappé.Jason.Encorelui.Non…EllenedevaitpaspenseràJason.
Pasencetinstant.FrancisPeregrinelaregardaavectendresse.—Jecomprendsvotreréaction.Lavievousadonnéquelquesrudesleçons,n’est-cepas?Maisdans
votrecas,lavériténepeutquemesauterauxyeux.Vousverrez,chezmoi,unportraitdemajeunesœur:c’est vous… dans les moindres détails… ou presque, car vous avez le regard de votremère, et sonsourire.Sonsibeausourire…—Jenel’aipasvuesouriresouvent,murmuraFrances,lecœurserré.—Jesaiscequevousdevezpenserdemoi,dit sirPeregrine.Que je suis,comme tantd’autres,un
joueur,unséducteurquifaitpeudecasdesesconquêtesunefoisqu’ellesontcédé.Maisjen’aijamaisétéainsi.J’aiaimévotremère.Vraiment.—Alors,pourquoi…—Laissez-moivousexpliquer.Sonregardseperdit,commesilesquatremursquilesemprisonnaientvenaientd’êtreabattus,laissant
placeaupaysagedesessouvenirs.Unpaysaged’autrefois,embelliparlanostalgie.—J’étaistrèsjeune,etelleaussi.Elleétaitlafilled’undesdeuxmétayersdudomaine…nousavons
grandiensemble.PuisjesuispartiàEton;quandjerevenaischezmoi,pourdebrèvesvacances,jenefaisaisquel’apercevoir.Elleétaitdevenuetimide,presquecraintive.Jepenseaussiquesonpèreneluiautorisait plus, comme dans son enfance, l’accès à notre parc. Peut-être quelqu’un avait-il fait uneremarque…jenel’aijamaissu.L’été,j’étaisinvitéchezlesuns,chezlesautres…Nousmenionsunevieinsouciante,entrepartiesdechasse,patinage,canotage,balsetpique-nique,etjenepassaisàlamaisonqu’encoupdevent.Violet,commemesautrescompagnonsdejeu,n’étaitplusqu’unesilhouetteàdemieffacée,unjolisouvenird’enfance…Ilsoupira.—Jenesuispasrestélongtempsàl’université;nonquelestravauxintellectuelsmedéplaisent,mais
jepréfèredelointoutcequiconcernelagestiondesterres.J’avaishâtedesecondermonpère.J’aidoncquittéOxfordaprèsunsemestre seulement. Jemesouviens,c’était auprintemps,et lepaysnem’avaitjamaissemblésibeau.Mavie,mavraievie,commençait.C’étaitlesentimentquim’étreignaitalorsque
jeparcouraispourlapremièrefoisledomaineavecunœilneuf,celuid’unhommeappeléàenassurerlemaintienetlaprospérité.Etc’estcematin-làquejel’aivue…vraimentvue.FrancisPeregrinereportasonregardsurlajeunefemme,qu’ildévisageaavecémotion.Ilsemblaitne
pouvoirselasserdescruter,encoreetencore,chaquetraitdesonvisage.— Elle étendait du linge dans le pré, derrière la métairie. Je revois ces draps blancs, d’un blanc
éblouissant,qui claquaientdans levent.Elleavaitdumalà les tendre sur le fil, alors je l’ai aidée…Nousnoussommesregardés…Ilasuffidecela.D’unseulregard.Elleavaitmûri,changé:elleétaitsibelle!Forte,sereine…semblableàunbeaufruit.—Quevousvousêtesempressédecueillir,lançaFrances,subitementagressive.Pardon,sehâta-t-elle
d’ajouter.Vousm’avezditquevousl’aimiez…J’aienviedevouscroire,mêmesij’ai,reconnaissez-le,touteslesraisonsd’endouter.—Et jevous le répète.Oui, je l’aimais. Jevoulais l’épouser.Oh, je savaisbienqu’ily auraitdes
difficultés,quema familleneverraitpascemariaged’unbonœil.Etelle le savaitaussi.Alors,nousavons attendu… Je crois que, l’un et l’autre, nous voulions savourer notre amour avant qu’il soitdécouvert et blâmé – avant de devoir combattre pour le garder vivant. Et ce fut un printempsmerveilleux… le plus beau de ma vie. Les jours étaient chauds. Le soleil brillait dans un ciel sansnuages–c’estsirare,enAngleterre,quecessaisons-làparaissentbéniesdesdieux.Nousétionsbénisdes dieux. Et nous en avions conscience. Nous vivions chaque minute comme si elle devait être ladernière.Etpuis…Ilbaissa lesyeuxsursesmainshâlées.Frances remarquaqu’ilneportaitpasd’alliance.Sesdoigts
étaientlongsetfins.—…aumilieudumoisd’août,Violetm’aannoncéqu’elleétaitenceinte.Jenepouvaisplusreculer.Je
luiaiditquej’allaisparleràmonpère,etelleadécidédefairedemêmeaveclesien…Samèreétaitmorte à sa naissance, vous comprenez, elle ne pouvait pas compter sur la protection d’une femmeaimante, compréhensive…maiselle était si courageuse, elle…Ellem’a rassuré.Ellem’apromisquetoutiraitbien.Jesuisrentréchezmoicommeunfou,commeivre,prêtàendécoudres’illefallait…et…Savoixsecassa,sestraitssecrispèrent.—Et?interrogealajeunefemme,lagorgeserrée.—Quandj’aifrappéàlaportedubureaudemonpère,ilnem’apasrépondu.J’aiouvert.Ilétaitbien
là,mais…mort…lefrontsurleregistreouvertqu’ildevaitconsulter…Ilavaiteuuneattaque.Commentvous faire comprendre… À partir de cet instant, j’ai été aspiré dans une sorte de tourbilloncauchemardesque.Lepermisd’inhumer.Lesobsèques.Lesvisitesdecondoléances.Ladouleurdemamère,demasœur.Ceschosesàrégler,quiprenaienttoutàcoupdesproportionsgigantesques…Pendantplusieursjours,jen’aipaspumerendreàlamétairie.Violetetsonpèren’ontpasassistéàl’enterrement,et cela m’a inquiété : je lui ai fait porter un mot par l’intermédiaire de la fille de cuisine, en luirecommandantbiendeneleluiremettrequ’enmainpropre,ethorsdelaprésencedesonpère.Quandelle est revenue, ellem’a dit qu’elle avait trouvé lamaison fermée, la cour vide. Lesmoissons étantrentrées,j’aisupposé,sansvraimentycroire,unevisiteàuneparentequihabitaitlavillevoisine…maispourquoiVioletnem’avait-ellepasprévenu?Celaneluiressemblaitpas.Ànouveau,sonregardseportaverslafenêtre,lecieletlesmursgris.—Moiaussi,jemesuisheurtéàuneporteclose,lelendemain.Jerevoisencorecetteporte,éclairée
en plein par la lumière du couchant…Le bois était chaud sousma paume. Je restais là, immobile etconfus,malheureux.Jenecomprenaispas.Àcetinstant,j’avaisuntelbesoindevoirViolet,delaserrerdansmesbrasquej’auraispucrier.Etpuisj’aientendulabarrièregrincer.Jemesuisretourné.J’étais
sûrquec’étaitelle!Lesoleilm’aveuglait,maislasilhouettequis’avançaitm’aaussitôtdétrompé.Quandl’hommes’estapproché,j’aireconnul’autremétayer,MrBrown–ilvivaitàuneextrémitédudomaine,dansunpetitcottagedontilsedisaitmécontent,cariln’avaitpasmoinsdesixenfants.Enmevoyant,ilaôté sa casquette. « Je n’ai pas eu le temps de transporter mes meubles, a-t-il dit, presque d’un tond’excuse.Mais ce sera fait dès demain,monsieur.Ma femme est en train de tout emballer. Avec lesgossesdans les jambes,çaprenddu temps.Poursûrqu’onseramieux ici !Etsi la terreestbonne, labesogneleseraaussi.»Frances,silencieuse,joignitsesmainssurlatable;elledevinaitlasuite.—J’avaisl’impressiond’avoirreçuuncoupviolentsurlatête.Jenel’aipasinterrogé:j’auraisperdu
laface.Enoutre,jesavaisdéjàquisecachaitderrièrecedépartprécipité.J’aisaluéBrownetjesuisretourné au château.Mamèrem’attendait dans son petit salon ; elle était très calme. Il m’a suffi decroisersonregardpourtoutcomprendre.—Ellelesavaitchassés,murmuraFrances.—EnaccordaveclepèredeViolet.Aprèslesaveuxdesafille,ill’avaitenferméeàdoubletourdans
sachambreetétaitvenulavoirpourtoutluiraconter.J’aisupplié,presquemenacé,maisellenem’arienditdeplus.Saufqu’ilfallaitquej’oublie,quejemedevaisàmafamille,etaussi–commesicelapouvaitmeconsoler!–qu’elleavaitdonnéunecertainesommeàMrHawkpourprendresoindel’enfantdurantlespremiersmois.«C’estunbonfermier,m’a-t-elledit.Ilretrouverauneterre.Etnemedemandepasoùilssontpartis,Francis,carjel’ignore.J’aijugéquec’étaitpréférable.»SirFrancissetutuninstant.Sesépauless’affaissèrentetilparut,soudain,plusvieuxquesonâge.—Voussaveztout,monenfant…presquetout.Jen’aipaseulecouragedetenirtêteàmamère.Elle
venaitdeperdresonmari, jenem’ensuispassenti ledroit.Pourtant, j’aientreprisdesdémarches,ensecret,pourretrouverViolet.Aucunen’aabouti.Siellem’aécrit,ceslettresontdûêtreinterceptées…Jel’ignore,enfait.Jenesaispassiellearenoncéàmoidesonpleingré.Àdirevrai, jenepeuxpaslecroire.Ilhésita.—Vousa-t-elleparléde…cettepériodedesavie?Vousavezdûposerdesquestions,quandvous
étiezunepetitefille…—Jamais,réponditFrances.Elle réalisait à quel point sa mère, dont elle s’était pensée si proche, était restée pour elle une
étrangère.Unmystère.Murée jusqu’à la fin dans le silence qu’elle s’était imposé, ou qu’on lui avaitimposé.—Etvousvousêtesmarié…—Deuxansplustard,aveclafilledudomainevoisin.Celasefaisaitbeaucoup,àl’époque,etcelase
faitencore!Réunirlesterres…J’avaisdel’affectionpourelle,maispasd’amour.Malgrécela,oupeut-êtreàcausedecela,nousavonsvécuenrelativebonneentente.Sansillusionssurnous-mêmes…Etpuis,elleestmorte,commejevousl’aidit,avecnotre…Cettefois,Francestrouvalecouraged’avancerunemain,qu’ilpritsanslaserrer,pournepasluifaire
mal.—Jenepensaispasquelaviemeferaitlecadeauquejereçoisaujourd’hui,dit-ilencore,lesyeux
humides.Uncadeauquejen’ainullementmérité.Jemesuismontréfaible.J’auraisdûremuercieletterrepourretrouvervotremère.Etmaintenant,elleestmorte,elleaussi…—Etnoussommeslà,chuchotaFrances.Touslesdeux.
30
Arabella,RenaudetPenelopeseretrouvèrentàl’issuedel’audience.Lapremière,pâlededépitetdecolère,grondaentresesdents:—Sortonsd’ici.Vite.Penelope interrogea du regard lemari de son amie, qui haussa les épaules et emboîta le pas à sa
bouillanteépouse.Àlafile,ilsdégringolèrentlesmarchesdel’escaliermonumental,traversèrentlehallpresqueaupasdecourseetseretrouvèrentbientôtaucœurdeLondres.Lanuittombaitetlesréverbèresjetaient sur le trottoir des flaques de clarté jaune, que les passants traversaient d’un pas allègre outraînant.ArabellasortitunecigarettedesonétuienargentetsetournaversRenaud.—Donne-moidufeu,puisquetun’esbonqu’àcela.J’aimeraisavoirunmariquipuissemeprotégeret
me défendre, mais je constate que dans ce rôle, tu te montres bien mauvais acteur. Je me suis faitpiétiner!Renaudfitungestemenaçant.—Jen’aipaspeurdetoi!Espècedepantinmuet!Oh,çasuffit!Elle se détourna, fonça vers un passant coiffé d’un chapeau melon et lui demanda d’allumer sa
cigarette.L’hommes’exécuta,nonsansafficherunairréprobateur.—Encoreunquiadesidéestoutesfaitessurlavieengénéraletlesfemmesenparticulier,commenta-
t-elleenrevenantsursespas.Commenotrejuge.Quandjepensequ’ilm’adéboutée,lesaligaud!Etl’airsatisfaitdemonpère!Jel’auraistué.EtcettepécoredeCassandra,trônantlàcommeunevictime!Penelope,tendrement,luicaressalajoue.—N’ypenseplus.Tutefaisdumal…Arabellasoufflaunnuagedefumée.—Tuenparlesàtonaise!—Pasvraiment.Jeterappellequenoussommesassociées…pourlemeilleuretpourlepire.Pourle
moment,c’estlepire:maisjesuisdenatureoptimiste,machérie.Nousallonsremonterlapente.—Ahoui?Etquesuggères-tu?PenelopepassaunbrassousceluideRenaudetl’autreautourdelatailledelabellerousse.—Pourcommencer,quenousallionsboireuncocktailquelquepart. Il faut leurmontrerquerienne
peutnousabattre.—Etensuite?—Ensuite,nousironsdîner.DanslemeilleurrestaurantdeLondres.J’aienviedelangouste,decaviar
etdeprofiterolesauchocolat.Avecunebouteilledechampagne.Oudeux.Comme lemarquisdeSaint-Sauveurapprouvaitvigoureusementde la tête,Arabella lui adressaune
grimaceetrépéta:—Etensuite?—Ensuite,nousrentreronsàl’hôtel…
—Quelprogramme!—…etnousferonsl’amour,touslestrois.Toutelanuit.Etdemain,aprèslebreakfast,nousmettrons
surpiedunplandebataille.— J’avais pensé prendre le premier bateau pour l’Australie, grommela la fille de lord Townsend,
boudeuse.Jenepeuxplussupportercepays,nicesgens.Ilssontmesquins,étroitsd’espritetlaids.Toutcequejedéteste.—Commejetecomprends,ronronnasonamie.Maispartir,matrèsbelle,ceseraitt’avouervaincue.
Etlaisserl’horribleCassandrajouirdesontitreetdesesjoyaux.Tunevaspasfairecela?Tunevaspaslalaisserriredetoijusqu’àlafindesamisérablevie?Arabellajetasacigaretteetlapiétina.Auregardqu’ellejetaverslemégot,Penelopedevinaqu’elle
auraitpréférésentir,soussontalonaiguille,l’undesyeuxdesasœur.—Non.Jeneferaipascela.Tuasraison.—AlorscessedemaltraitercepauvreRenaud. Ilestnotreallié leplusfidèle,etnousavonsautant
besoindeluiqu’ilabesoindenous.Etpuis,ilbaisedivinement:jenepourraisplusm’enpasser,ettoi?Allons,souris.Tuaurastarevanche,jetelepromets…Elleapprochasabouchefardéedel’oreilled’Arabellaetchuchota:—Si jeme trompe, je te donnerai l’autorisation deme battre un peu…Tu adores ça.Mais si j’ai
raison…—Situasraison…?—Alorstumedonnerasunenuitentière,pendantlaquelletuserassoumiseàmonseulcaprice.Non:à
noscaprices.Tonmaripourramenerladanse,pourunefois.Arabella,demanièreinattendue,éclataderire.PuisellepritPenelopeparlanuqueetl’embrassasur
les lèvres. Un couple qui arrivait à leur hauteur sursauta,mais l’airmenaçant de Renaud suffit à leschasser,offusquésetmurmurants.—Paritenu!lançalamarquise.Et le trio réconcilié s’éloignadans lebrouillardquimontait en lentesvolutesdesavenues,vers les
lumièresetlachaleurdesbars,verslafêteperpétuelledanslaquelleilsavaientchoisidevalser–sansscrupuleniregret.
31
QuandJasonWindmerearrivaenvuedesgrillesdumanoird’AshbyauvolantdesaBentley,iln’étaitpas très sûr d’y être le bienvenu. Cent fois, dans le train, il avait lu et relu la lettre de sir FrancisPeregrine–unparfaitinconnupourlui,maisunhommequesononcleavaitconnudanssajeunesse,«unchictype»,auxdiresdelordArthur.Danslabouchedecedernier,peuenclind’ordinaireàdistribuerdeslouanges,c’étaituncomplimentsurlavaleurduquelonnepouvaitseméprendre.Etce«chictype»prétendaitêtrelepèredeFrances.Tout en ralentissant pour franchir le portail et en s’engageant sur la longue allée bordée de chênes
dépouillésdeleursfeuilles,ilseremémoralestroismoisquis’étaientécoulésdepuisleduel.Cesjoursinterminablesdurantlesquelsils’étaitbattu,noncontreunadversairedechairetdesang,maiscontrelamort,puiscontresesproprespréjugés.LamercurialequeJanetluiavait infligéeavaitétésalutaire: ilavaitfiniparadmettrequ’ils’étaitcomportécommeunparfaitcrétin.Iln’avaitpassignélespapiersdudivorce,maisilavaitécritàFrances–posterestante,àBirmingham,
parl’intermédiairedesonavocat.Carelleavaitobstinémentrefusédecommuniquersonadresse.Iln’avaitpasreçuderéponse.Ilavaitécritdenouveau.Unelettre,deux,trois…Àmesurequeletempspassait,certainssouvenirslui
revenaient:c’étaitFrances,etnonsamère,quis’étaittenueàsonchevetquandsablessureavaitmissavieendanger.C’étaitàellequelemédecinavaitparlé.C’étaitellequipleurait,recroquevilléedanslefauteuil,lapremièrefoisqu’ilavaitreprisconscience.Desmots,desbribesdephrasessurgissaientaussidesamémoireengourdie.Elleluiavaitparlé.Ilse
rappelaitletondesavoix,éraillé,douloureux,ilcroyaitentendresessanglots.Elleluiavaitdit…quelui avait-elle dit ?Qu’elle souffrait.Qu’elle l’aimait.Qu’elle ne l’avait jamais trahi. Et tant d’autreschoses…JasonWindmere, la coqueluche de toutes les femmes de la gentry, était plus honteux de lui-même
qu’untennismansurprisàvolerletrophéed’untournoiqu’ilavaitperdu(cequireprésentait,àsesyeux,l’undespirescrimessusceptibled’êtreperpétré).Ilavaitcontinuéà luiécrire.Désespérantderecevoird’ellemêmeunsimplemot.Maiss’obstinant.
Luiouvrantsoncœur.Selivrantcommeilnel’avaitjamaisfait.Avecpersonne.Etpuis,quelquesjoursplustôt,c’étaitcesirPeregrinequiluiavaitrépondu.L’invitantàAshbypour
lesurlendemain–22décembre.Et l’informantdemanièreassez laconiquequ’ayantacquis lacertitudequeFrancesétaitsafille,ilavaitdécidédelareconnaîtreetdefaired’ellesonhéritière.Mafille–votrefemme–vitmaintenantàAshbydepuisquelquessemaines,etellesembles’yplaire.
Elleareçuetlutoutesvoslettres.Jesaisqu’ellehésiteàvousrépondre,peut-êtreparcequ’elleauraittropàdire:pourquoinepasvenirluiparler?Lemomentmesemblebienchoisi.J’espèrequ’aucunerancœurnevousempêcheradefairecevoyage,carilestrare,croyez-moi,quelavienousaccordeuneseconde chance. Je n’ai pas eu cette opportunité ; ne la laissez pas passer. C’est le conseil d’unhommequin’apasréellementvécu,maisquiabeaucoupappris.Venez.Étrange lettre…Celuiqui l’avait rédigéedevaitêtrebienameroubien résigné :c’estcequeJason
avaitpensé.Maisilavaitsentilajustessedel’avisqu’onluidonnaitetavaitaussitôtprislaroute,seul,avecunbagageléger.
Ainsi, Frances était la fille naturelle d’un baronnet.Cela ne l’étonnait pas, en fait. Est-ce que celachangeait quelque chose pour lui ? Il était convaincu que non.Aux yeux dumonde, en revanche, celamodifieraitsûrementladonne.Mais il n’était pas temps d’y songer.Une autre question, bien plus urgente, bien plus torturante, le
taraudait:voudrait-elleencoredelui,aprèscequ’ilavaitfait?L’alléebifurquaitbrusquementsurlagauche.Jasonralentitencore:lamaisonétaitenvue.C’étaitune
demeuredel’époquegéorgienne,enpierreblonde,avecunefaçadededimensionsassezmodestesmaispourvued’unebellecolonnadeetd’untympanentriangle,sculpté,au-dessusdelaported’entrée.Moinsimposant que Cloverley, Ashby donnait une impression d’intimité. L’été, de beaux massifs de fleursdevaientencadrerlapelouse,pourl’heurecouverted’unecouchedegeléeblanche.Personnen’étaitenvue:uncalmepresquesurnaturelrégnaitsurlepaysagehivernal.Jasonarrêta laBentleydevant leperron. Il s’attendait à ceque laporte s’ouvre surundomestique,
mais elle demeura fermée. Intrigué, il sortit, claqua la portière et s’avança vers la maison. Il montarapidementlestroismarchesduperronets’apprêtaitàtirersurlachaînereliéeàuneclochedecuivrequand il entendit, à travers le battant, des rires d’enfants. Sa main retomba. Il tourna doucement lapoignéeetentrebâillalaporte.Dansl’anglegaucheduhall,unimmensesapinavaitétédressé,etFrances,décoifféeetlesjouesroses
d’animation,ledécoraitavecl’aidebrouillonned’unedemi-douzainedebambins,sansdoutedesgaminsduvillage.Ilscriaient,sautaient,riaienttoutenaccrochantauxbranchesd’unvertprofonddesguirlandes,dessucresd’orgerayésderougeetderose,desboulespeintesetdedélicatesfiguresdecristal taillé.D’autresbranchesdesapinavaientétéplacéeslelongdugrandescalier,soutenuespardescouronnesdehouxetdesrubansécarlates.Degrandsvases,égalementgarnisdehoux,étaientposéssurlesconsolesalignéescontrelesmurs.Souriantsansenavoirconscience,Jasonrestaimmobileetobservalajeunefemme.Avecsescheveux
pluscourtsetsatenuesportive–unpantalondeskienfoncédansdeschaussuressolidesetunpull-overdelaineàcôtesetcolmontant–ellesemblaitlagrandesœurrieuseetinsouciantedesenfantsrassembléslà.Lafilledelamaison,pensa-t-il.Oui,ellesesentaitàl’aiseici,àAshby;elleappartenaitdésormaisàcecadre.Ensipeudetemps,quiauraitpulepenser?S’ill’avaitvuepourlapremièrefoiscejour-là,jamaisiln’auraitpupenserqu’elleavaitconnulapauvreté,qu’elleavaitétéfemmedechambre,mariée,qu’elleavaitportépuisperduunenfant. Ilsesouvenaitdesaraideuretdesagêneauxdînersqu’ilsecroyaitobligédedonneràLondrespour laprésenteràsesamisetàsa familleéloignée,dontcertainsmembresn’avaientpasmanquédetraverserlepayspourvenirvoir«lephénomène»,cetteCendrillondevenueprincesseenunseulcoupdebaguettemagique.Nuldoute,d’ailleurs,quelesplaisanterieslesplus indécentes avaient couru, loin des oreilles féminines, sur la nature de la baguette magique enquestion…PourquoiFrancesn’avait-ellejamaisparus’accoutumeràcettevie?Ilestvraiqu’àCloverley,il la
sentaitplusdétendue.MaisàLondres…Àquoibonseposerlaquestion,d’ailleurs?Laréponse,illaconnaissait:ellenes’étaitjamaissentie
à l’aise parce qu’il ne l’y avait pas aidée.À aucunmoment.Mêmedurant les nuits de passion qu’ilsavaientpartagées.JasonfuttirédesesréflexionsparlavoixdeFrances,quidéclarait:—Nous avons presque fini ! Il ne reste que l’étoile à accrocher tout en haut du sapin. Est-ce que
quelqu’unsaitoùestl’étoile?Jenelavoispas.
Unchœurdevoixjuvénilesmaisinintelligiblesluirépondit,etchacunsemitàfouilleravecardeurlescartons et paniers où les décorations avaient été auparavant rangées. Frances se redressa et, sentantprobablementlecourantd’airfroidvenudelaporteentrouverte,setournadanscettedirection.QuandsonregardrencontraceluideJason,quiavait légèrementrepoussélebattantetfaitunpasen
avant,ellesefigea.Sesyeuxgris-vertétincelèrent;maisilneputdevinersic’étaitdecolère,d’aversionoudecrainte–oud’uneautreémotion,pluscomplexe,plustroublante,etsurlaquelleiln’osaitmettreunnom.—Puis-jeentrer?demanda-t-ildoucement.Ellehochalatête,sansmotdire,etsanslelâcherduregard.Ils’avançaetrefermalaportederrière
lui,puisposasonsacàsespieds.C’étaitlui,àprésent,quisesentaitgêné,peuàsaplace,etlégèrementridicule.—On trouve pas l’étoile, lady Frances ! s’écria soudain un gamin en tirant la jeune femme par la
manche.Lentement,commesiellesortaitd’unrêve,elleabaissasonregardversluietluisourit.— Je vais la trouver, Jack. Elle doit être restée dans le petit débarras où les décorations étaient
rangées. On a dû lamettre dans une boîte rien que pour elle, pour qu’elle soit bien protégée. Il fauttoujoursprotégerlesbelleschoses,tusais?Legarçonnetsautillasurplace.—Jevaisveniravecvouslachercher,affirma-t-ilavecenthousiasme.—Non,Jack.TuvasrestericiavectesamisetMrCraig.Elle désigna unmajordome entre deux âges, que Jason n’avait pas aperçu jusque-là, et qui, affolé,
tentaitdemaintenirunesemblantd’ordredanslapetitetroupepiaillante.—Moi, continuaFrances, jevaisaller chercher l’étoile.Aveccemonsieurquivientd’entrer. Ilva
m’aider.N’est-cepas?Cesderniersmotss’adressaientàJason,qui,surpris,neputqu’approuver.—Parfait.Nousrevenonstrèsvite.Soyezsages.Elle tourna les talons et sedirigeavers l’autre angleduhall, sans attendre Jason, qui sehâtade la
suivre.Sousl’escalier,unepetiteporteàpeinevisibledanslesboiseriesouvraiteneffetsurundébarrasoù
étaient rangés un certain nombre de balais et de seaux, ainsi que d’autres ustensiles deménage. Uneampoule de faible puissance éclairait le réduit. Sur des étagères de bois peint, un certain nombre deboîtesencartonétaientrangéesetétiquetées.Franceslespassarapidementenrevue.—Lavoici,jecrois,toutenhaut.Pouvez-vousl’attraper,Jason?Vousêtesplusgrandquemoi.Ils’exécuta,sehissantsurlapointedespieds.—Faitesattention,elledoitêtrefragile…Avecprécaution,ilsaisitlaboîteetl’ouvrit.Ladécorationétaitemballéedansplusieursépaisseursde
papierdesoie.Francessepenchapourlesécarter;ilsentitsonparfum,etsoncœursemitàbattreplusvite.Ilétaitdésespérément–etdéfinitivement–amoureuxdecettefemme.Muet,lesoufflecourt,ilregardaitsesmainsfiness’activer.Enfin,ellesortitdelaboîteunemagnifique
étoilemontéesuruncônedeverre soufflé, seméd’or. Jason reconnutaussitôtunMurano– lepèrede
Francesavaitdûvoyager.—Jen’enaijamaisvud’aussibelle,dit-elleàvoixbasse.—Moinonplus.Frances…—Taisez-vous.—Avez-vousvraimentlumeslettres?—Oui.—Votre…pèrem’aécritdevenir…maissivousnevoulezpasdemoiici…jerepartirai.—Nesoyezdoncpasstupide.—J’aidéjàfaitmespreuvesdanscedomaine,n’est-cepas?—Eneffet.Elleavaitrelevélatêteetleregardaitenfin.LesmainsdeJasonsemirentàtrembler.—Frances…Je…Posezcetteétoile,jevousenprie.Àsongrandétonnement,elleéclataderire.—Vousavezpeurdelacasser?Vousavezdoncl’intentionderéitérerdansledébarrasd’Ashbycequi
s’estpassédanslabibliothèquedesTownsend?Onnepouvaitsemontrerplusdirecte,maisJasonnesongeamêmepasàfeindrel’indignation.—Oui,avoua-t-il.Jevousdésirecommeunfou.Etjevousaime.Jevousaimeraijusqu’àmondernier
souffle.Mêmesijesuisunfichumaladroit.Elle lui ôta la boîte desmains, la posa sur une étagère juste derrière elle, et s’approcha de lui, le
frôlantpresque.—Nous sommesallésunpeuvite,pournosdébuts,vousnecroyezpas? interrogea-t-elled’un ton
sérieux.J’aimeraisprendremontemps,cettefois.Lebonheurenvahit Jason, siviolentqu’il crut, cette fois,nepaspouvoiry résister.Soncœurallait
éclater,certainement.Iln’allaittoutdemêmepass’évanouircommeunedébutanteàsonpremierbal!—C’estvousquimenezladanse,déclara-t-ild’unevoixrauque.Jesuisvotreprisonnier…maisne
m’accorderez-vouspasunefaveur…justeunbaiser?Ilvitpétillerdanssesyeuxunelueurdemalice.—Certes…Elle sehaussa légèrementeteffleurases lèvres–àpeine.Puiselle se reculaetditavecunsourire
charmant,maisimpitoyable:—Vousaurezaussiledroitd’accrocherl’étoile.Etpouraujourd’hui…celasuffira.
Couverture:©Forgiss/Fotolia.comTraduitdel’anglais(États-Unis)parBrigitteHébert
©2016byLaurenBillings.©HachetteLivre,2017,pourlatraductionfrançaise.HachetteLivre,58rueJeanBleuzen,92170Vanves.
ISBN:978-2-01-700805-7
Prologue
Leprinceestnédanslessomptueuxappartementsroyaux,quantàmoij’aipointéleboutdemonneztroisjoursaprès,surlasciuredelatavernefamiliale.Mamères’estdépêchéedem’emmailloterdansunlingepourmecollerdanslesbrasdemonpère:brasserlabièrenepouvaitpasattendre.La reine estmorte en donnant naissance à son fils.Le roi ne s’est jamais remarié et le royaume la
pleure depuis toujours. Quand les gens évoquent les premières années après sa disparition, on diraitqu’ilsontvécusousuneépaissecouchedenuages,sanssoleilpouréclairerleursjournées.Les loyaux sujets ont regardé grandir leur adorable petit prince privé de mère, tandis que le roi
s’absorbaitdanslesaffairesduroyaume.Laseulelueurquibrillaitpourtous,c’était lui, leprinceauxbouclesbrunes,auxyeuxvertéclatantetauxadorablesfossettes.J’aigrandiavecl’intimeconvictionqueleprinceétaitmien.Vousconnaissezcetteimpression?Quand
ilsuffitd’unsimpleregarddel’autrepourfairevibrervosentrailles,parcequevousl’avezdanslapeau.Vousaimeriezhurler:onnetouchepas,ilestàmoi,n’ysongezmêmepas!Maisj’aitoujoursgardécedésirenfouiauplusprofonddemoi.Aujourd’huiencore,chacundenousestpersuadéqueleprinceluiappartient.Onl’adore,sanaissance
aéténotrecadeau.Impossibledenepasaimerceluiquiatranspercélesnuagesnoirsamoncelésdansleciel. Le prince est un rayon de soleil, il incarne la joie de vivre, la rosée dumatin et lamélodie dubonheuràluitoutseul.Cependant mes semblables n’ont aucune idée du tour de passe-passe qui s’est joué avant ma
naissance:lesdieuxm’ontsubstituéeaugarçonqu’attendaitmamère.Moi,lapaysanneenvoyéesurterrerienquepourlui,monprince.Unprinceaufirmamentdesétoilesrienquepourmoi.J’ignorecomment je le savais,nipourquoi leprinceavait lamêmeconviction,maisenvérité,cette
providencedivinefutnotresalutetnotreperte.J’espèrequemonhistoirevousplaira.
Chapitre1-Autrefois
—C’estquoicequetutiens?Jesursauteetlèvelesyeux.Devantmoi,leprince,enchairetenos.Sesbouclesbrunesretombentsur
sonfrontparfait,lisseetrose.Lapeaudesesmainsn’estnicalleusenifendilléeparletravail,seslèvresn’ontpaslesgerçuresdugrandair.—VotreAltesse!Pardon,jenevousavaispasentenduarriver!Jemejetteaussitôtàgenoux.Ils’accroupitprèsdemoi.C’estlapremièrefoisqu’onestsiproches.Je
connaisdéjàchacundesestraitscommesimesmainslesavaientfaçonnés,carjelevoispartout:dansleschampsqu’iltraverseàcheval,àsafenêtrequandilobservedehors,surmespaupièresdèsqu’ellesseferment.J’oseenfinleverlesyeux.Sesprunellesvertesrencontrentlesmiennesetlesemprisonnentàjamais.—Jet’aidemandécequetutenais,merépète-t-il.Jeluitendslapoupéequemamanaconfectionnéepourmonanniversaire.Unepoupéedechiffonsetde
vieuxjupons,garnieavecdesplumes,desboutonspour lesyeuxetunrubanrougecousuàgrospointspourlabouche.Leprincenouscompare,Louetmoi.Sesyeuxvontdel’uneàl’autre.—Elleneteressemblepas,conclut-il.Saremarquemeblesse.—Non,VotreAltesse,c’estjusteunepoupée.—Commenttut’appelles?—Cathryn.—Quandjeserairoi,jeferaifabriquerdetrèsjoliespoupéesetjet’enoffriraiune.C’étaitlejourdemonanniversaire,troisjoursaprèslesien.Nousavionsseptans.
Chapitre2-Aujourd’hui
C’estlapremièrefoisqu’onmeconduitàsesappartements.Abrutiedesommeil,j’avanceentitubant.Sonvaletm’asortiedulitenpleinenuit,traînéejusqu’àunesalledebainsreculéeduchâteau,astiquéeàlabrosseetrincéeàl’eaubrûlante.Ilmepoussemaintenantenhautd’unescalierqu’uneservantecommemoin’empruntejamais.Levalet ne prononcepas unmot.Dans la chambre, ilme fait signede grimper sur unmatelas haut
perché.—Allonge-toisurledos,ordonnelevalet.Quandilarrachelaservietterêchedanslaquellejesuisenveloppée,moncœurs’arrêtedebattre.—VotreAltesse,lavoici.Monsangsetransformeenglace,j’essayedemecouvrirtantbienquemalavecledrap.Jen’avaispas
remarquéleprincedansunangledelapièce.SirDouglasattrapemespoignetspourmebloquer lesbrasderrière la tête.Malgré l’obscuritéde la
chambre, je constate que le prince est plus grand qu’avant. Il ferme les yeux et ses mâchoires sontcrispées.Luietmoin’avonspasparlédepuisdeuxans.—Monseigneur?—Douglas,non…—Illefaut,VotreAltesse.—Pascommeça.—Allez-y,ceseravitefini.Le prince s’approche alors du lit. Sa veste de pyjama est déboutonnée, je vois sa poitrine qui se
soulève à un rythme effréné. Il est livide. Je préfère fermer les yeux pour ne pas lire la détresse quidéformesonvisage.Detoutefaçon,sestraitspurssontgravésenmoi,jeleconnaisparcœur,monprince.Jel’avaisaperçuquinzejoursauparavant, ilgalopaitsursonchevalvers larivière.Lajournéeétait
radieuse,sansvent,avecuncielsibleuquejemenoyaisdanssonimmensité.Exactementcommedansmesrêvesd’enfant.Leprinceétaitpasséauloin,puisavaitdisparuaudétourd’unvirage.Savieestdifférenteàprésent.Plusstricte.Quand j’entends un froissement d’étoffe, je comprends qu’il est en train de se déshabiller. Puis le
matelass’enfoncesoussonpoids,sonsoufflesaccadés’amplifie.Lecoupd’œilméfiantqu’illanceverslesmainsduvaletmerappellemespoignetsentravés.Douglas raffermit encore sa poigne parce que la première fois, c’est douloureux, vous comprenez.
Maisaumoins,c’estrapide.Le prince neme touche toujours pas, il semasturbe avec rage.Au bout de plusieursminutes, il se
penchesurmoienexplorantàtâtons.—Pardon,murmure-t-il.La suite s’apparente àunmillierde coupsdeboutoir.Des larmes roulent surmes joues à causedu
choc,àcausedel’injustice.Jeseraisvenuedemonpleingrépuisquejeluiappartiens,l’ignore-t-il?Ilsefigeau-dessusdemoi,ensilence,tremblant,puisroulesurlecôtéavecunregarddedégoûtetde
soulagementpourleplafond.Lebrasrabattusurlevisage,ilglapitd’unevoixrauque:—Remmène-la.
Chapitre3-Autrefois
—Nelesmangezpas,c’estdupoison!J’attrapesamainpourfairetomberlesbaiesviolacées.—Maiscesontdesmûres,répondleprinceenécarquillantlesyeux.J’essuiesapaumeavecmonjupon.—Pasdutout,VotreAltesse.J’enailesoufflecoupé.Choquéparmaréaction,ils’assoitdansl’herbeetmeregardelonguement.—Tuviensdemesauverlaviealors…Oui,c’estvrai.—Quefaites-vousicitoutseul?Oùestvotrevalet?jeluidemandepourchangerdesujet.—Mononclehabiteparlà-basdanslesbois.Pèrem’autoriseàyallerlesamedi.Ilditquesijene
saispastraverserlaforêt,jenesuispasdignededevenirroi.—Maispourquoiyallez-vousquandmême?C’estdangereuxd’êtresiloindevotrechâteau.—Ettoi?Tuesunefilleettutepromènesseuledanslesbois.—Unefilleestplusensécuritéiciqu’unfuturroi.Ilmesourit,decesourirequicreusesesfossettesettransformesesyeuxenunehistoiretroplongueà
raconter.—Mononcleestleseulquimeparledemamère,avoue-t-il.Nous avions douze ans depuis quelques semaines. Le royaume était encerclé de tous côtés par des
hommesquin’auraientpashésitéà trancher la têtedu jeuneprinceetà laplanterauboutd’une lance.Maman me laissait rarement me promener, j’avais juste le droit de sortir cueillir des plantes que jerapportaisencuisine.
Chapitre4-Aujourd’hui
Desrumeurscirculentauchâteaucommeuncourantd’airfroid.Ellesdisentqueleprinceestrestépuretqu’ilattendsonmariagepourfairel’amouràunefemme.Nousavionsdix-huitansdepuisunesemainequandsirDouglasm’entraînedanslachambreduprince.
Ilestmaintenantenâgedesemarier,maisneveutpasattendresanuitdenoces.Quecesoitautourdepintesdebièredans lagrandesalledenotre taverneoudans lescuisines, les
hommesn’endémordentpas:ilestinsenséqueleprinceseprésenteencorepuceauàsonmariage.Ildoitexplorerlecorpsd’unedemoiselle,affirment-ils,pours’enemparer,expérimenter,sesoulager.Quant aux femmes, elles trouvent que c’est romantique. Qu’il attende, disent-elles. Il apprendra à
devenirunhommeaveccellequis’offriraàlui.Le prince est un vrai sujet de conversation, voyez-vous.On en parle parce que nos existences sont
insignifiantescomparéesàlasienne.Onenparleaussiparcequ’ilnousappartient,quellequesoitnotrefaçond’ycroire.Maismoi,jelaboucleetjegardelesyeuxvisséssurlefonddemachope.Aprèscettepremièrenuit,unjourcafardeuxs’estlevé.Jesuismoi-mêmeembrumée.J’aimoinsmal,
maisjerestetoujourssidéréeparcequiestarrivé.Durantladeuxièmenuit,leprincemefaitmoinsmal,maisilnemeregardetoujourspas.Sait-ilseulementquec’estmoi?Jemefichequemesbrassoientcoincésdanslesbarreauxdelitouquelevaletrestedanslachambre
endétournantlatête.Jen’osepasmeplaindredepeurd’êtrebattue.Pourtant,ilsdevraientsavoirquec’estinutiledemetenir,jenelutteraisjamaiscontrelui.J’auraisdû
medébattre,biensûr,supplierleprincedenepasdéflorermavertu.Maisjesuisincapabledelehaïr,monami,lefutursouverain,nideluitrancherlagorged’uncoupdecouteaupendantqu’ils’activesurmoi.Non.Jeleregardemechevaucher.Sesyeuxrestentclos,sabouchedessineunelignedouloureuse.Ilposeunemainlégèresurmahancheetbouge,déterminéàmepénétreravecapplication.Centimètre
parcentimètre,deplusenplusprofond.Samainestassezgrandepourenvelopper lamoitiédemataille.Sapaumeestdouceetchaude,ses
doigts tremblent. C’est la première fois depuis toutes ces années qu’il me touche. Il fait ce que j’aitoujourssouhaitéenrêve,maiscelan’arienàvoiravecmesrêves.Ilmarqueunepausequand ilestentièrementenmoi, regardeparendessousducôtédemes jambes
écartées.Ilseregardeêtreenmoi,bouchebée.Àl’intérieur,ilforcit,seraffermit,puissespaupièressefermentetiljouitl’instantd’après.J’aienviequ’ilmedemandemonnom,maisjenedisrien.J’observesestraits,leplaisirpalpitesur
son visage. Son front se déride, sa mâchoire frémit, il pousse un long soupir. Et soudain, il réalise,s’écartealorsbrusquementdemoi,roulesurledosetmerenvoied’ungestedelamain.
Chapitre5-Autrefois
Àpartir denosdouzeans,nousnous sommes retrouvésen secret chaque samedi, sur le cheminquimènechezsononcle.Ons’installecôteàcôtedanslesherbeshautes,àl’abridesregards.Leprincem’apportedeschutes
desoiepourmapoupéeetmoijecueilledesroseauxpourtresserdespaniers.On se raconte nos vies. Quelquesmètres à peine nous séparent, mais rien n’est comparable. Deux
mondes totalement différents, même si je vis juste sous ses hautes fenêtres, dans une petite maisonbiscornue.Onauraitpufairecroiren’importequoiàl’autre:—Monpèrem’entraîneàcombattrelesdragons.Pourgagnersacouronne,jedoistuerceluiquiviten
hautdelamontagne.—Touslesmatins,onnettoielesdallesavecdesbrossesfabriquéesavecnoscheveux.—Lescuisiniersduchâteaunousserventdesframboisessaupoudréesd’or.—Ondortàquatredansunlitetlesratsfontlajavatoutelanuit.Non,onseracontelavérité,pasdeshistoiresàdormirdebout.Sonpèren’estpascruel,maisfroid.Ma famille fabrique la bière pour ceux du château. Je ne supporte plus l’odeur dumoût,mais elle
imprègnemaviedepuislepremierjour.Les filles qui défilent dans la chambre de son père sont jeunes, très jeunes. Le prince ne fera pas
commelui.Jedétestemonuniversétriqué,leschoixrestreintsquis’offrentàmoi.Jedétestesavoirquesionme
surprendentraindeluiparler,jeseraifouettée.Jedétesteleshommesquifréquententlatavernedemesparents,leursmainsbaladeusesetlesremarquesobscènesqu’ilsmelancent.Cequ’ilavouedeplushonteux:nepasavoirenvied’êtreroi.Leplusgrosblasphèmequejedébite:vouloirêtrereine.Ensemble, nous sommes heureux. Nous discutons le plus longtemps possible, jusqu’à ce que les
ombresduvieuxchênes’allongentdevantnous.Alors,ilserelèveetjeluifaisunerévérence.—Jereviendraisamediprochain,medit-ilàchaquefois.Moi,jenerépondsrienaucasoùjenepourraispastenirmapromesse.Pendantuneannée, ilm’aappartenuchaquesamedi.Etpuisunmatin,dix semainesaprèsnos treize
ans,ilasortidesapocheunbraceletdefleurstressées.—C’estmononclequim’aapprisàlesfaire.Ilm’aditdet’enoffrirun.—Ilestaucourantpourmoi?—Oui!Cathryn?—VotreAltesse?—Cathryn…
Ilmeregardelonguement,puiss’enva,sansmedirequ’ilreviendralasemainesuivante.Cefutnotrederniersamediensemble.
Chapitre6-Aujourd’hui
—Lâche-luilesmains,demande-t-illatroisièmenuit,d’unevoixrauque.Lesyeuxduprincesontcaptivésparmapoitrine.Levalethésiteunpeu,puisobéitets’écarte,maisje
gardelesbrasenarrière,au-dessusdelatête.De ses doigts longs et souples, le prince part à la recherchedemeshanches. Il se coule entremes
cuisses,glisseenavant,enarrière.Jenesaispasquoifairedemesmainslibérées.Levaletestabsorbédanssesoccupations.Iltendla
têteversnous,puisreculedansuncoinsombre.L’étoffesoyeusedupyjamacaressemonventreetmesseinspendantqu’ilvaetvientsurmoi.Cesoir,
c’estdifférent :unefoisqu’ilestenmoi, ils’interrompt,prendson tempsau lieudesedépêcherd’enfinir.Ilestrigide,bienaufond,ilsemblesavourerl’instant.—Toutvabien?Ilprononcecettephrasesibasquejelacroissortiedemonimagination.Jefermealorslesyeuxpourmesouvenirdel’herbehaute,desdragonsetdugarçonquidétestaitles
framboisessaupoudréesd’or.
Chapitre7-Autrefois
Onzesemainesaprèsnostreizeans,leprinceestparti.EnFrance,paraît-il.Aprèscepremierséjourlointain,ilestrevenuunequinzainedejours,puisilsl’ontenvoyéenEspagne.Ilestrentréunanplustard,transformé.Biensûr,ilagrandietforci,maisilasurtoutapprissonrôle:
lui,lesoleildenosvies,saitmaintenantqu’ilestobligédel’être.Moiaussi,j’aigrandi.Jeressembleàmonpère.Mamèrerâleparcequ’elletrouvemeshanchestrop
étroitesetmesbrasmaigrichons.Jen’arrivetoujourspasàsouleverunchaudron.J’aiégalementhéritéducaractèredemonpère:impétueuxcommelefeuetdurcommeleroc.Quandlerois’adresseànous,leprinceestàsescôtés.Onserendcomptequ’ilamûri.Leroiveut
lancerlaconstructiond’unetour.Unetourpourlareine.Illuifautdesbrasetdescuisinièrespournourrirleshommes.Leroidéclareaussiquesafamilles’agrandiradanslesannéesàveniretquenousdevonsnousenréjouir.EnFranceet enEspagne, leprincea appris le commandement, lapolitique, laguerre et l’amour. Il
nousdirigeraetprendrauneépousepourengendrerdeshéritiers.Unrêvesebrise.Nousn’ironsjamaistrancherlatêtedudragonniexplorerlesgaleriessouslataverne
àlarecherchedepierresprécieuses.Ilseraroietjeneseraijamaisreine.Chacunsaroute,c’estécrit.Lesyeuxduprincemefixentquelquesinstantsdanslafoule,puisrepartent.J’aiquandmêmeletemps
d’yapercevoir lesoleilquidansedans lesvagues.Sesyeuxn’ontpaschangé.Maispour lereste, ilal’air d’un homme avec sa peau plus foncée, sa pomme d’Adam proéminente et l’ombre d’une barbenaissantesursesjoues.Après lediscours, jeparsdans lesboiscueillirde lasaugeetdesortiespourmasœurMary.C’est
alors que le prince arrive au galop. Je suis certaine qu’il m’a suivie. Je m’agenouille aussitôt dansl’herbeetattend,têtebasse.Unbruitsourdmefaitsursauter.Devantmoi,unepoupéevêtued’unejupedesoie.Sapeauestcouleur
deporcelaine,sescheveuxsontcommeduvelourssousmesdoigtsrugueux.Ilssontchâtains,commelesmiens.Sesyeuxsontenverre.Ilssontbleus,commelesmiens.—Pourtoi!FabriquéeenEspagne.Cettefois-ci,elleteressemble.Il tire aussitôt sur lesbridesde soncheval et disparaît derrièreunehaie en laissantderrière lui un
nuagedepoussière.
Chapitre8-Aujourd’hui
Durantlaquatrièmenuit,levaletmanquedediscrétionaumomentoùils’introduitcheznousetmetiredulit.Jecriedepeuretdesoulagement.Jefondsenlarmespourlegarçonquim’aoffertunbraceletdefleurs
et le jeune homme qui m’a rapporté la poupée Cathryn de l’autre bout du monde. Je sanglote surl’amoureux que j’ai toujours désiré mais qui refuse de me regarder. Je me lamente sur la fille autempéramentdefeuetderocquidoitsecontenterd’attendredanssonlitlegarçonimprégnédesoleiletdemer.Jepleurepourlafillequin’amêmepasledroitdeprononcersonnom.
Chapitre9-Autrefois
—Quelestmonnom?Stupéfaite, jerelèvela tête.Lesmargueritesquej’avaisramasséesdansmajupes’éparpillentsur le
sol.—VotreAltesse,dis-jeenmecachantlevisageentrelesmains.—Relève-toi.Tut’appellesCathryn,etmoi,quelestmonnom?Savoixestgrave,sansfaussenote.Ilm’interpelleduhautdesoncheval.Nousavionsseizeansdepuisseptmois.Jel’apercevaischaquefoisqu’ilquittaitlechâteau,maisnous
nenousétionspasreparlédepuisl’épisodedelapoupéedeporcelaine.Ilm’observe,leregardtriste.Ilnesouritpas.Celameretournel’estomacetmeliquéfielesjambes.Je
l’aime tant. Je l’ai toujours aimé,mon souverain,mon confident des herbes hautes,mon cavalier deschampsdeblé.J’aimeseslèvrescharnuesetsesyeuxtendres.Sesbouclesfolles,sesjambeslongilignes,sesmuscles
saillantsquisoulignentsacharpente.—Vousêtesmonseigneur.—Non,Cathryn.Biensûrquenousconnaissonstoussonprénom,nousl’avonssudèssanaissance.Toutcommenous
connaissonssesgoûts,sesplatspréférés,sasaisonfavorite,seséclatsderireoulebruitdesespas.Maisjenepeuxpasleprononceràvoixhaute.Jen’aijamaisosé.Impossible.—Iln’yaquetoietmoi.Jesuisvenuexprèspourteledemander.Cathryn,dismonnom.—Jenepeuxpas,VotreMajesté,jerépondsleslarmesauxyeux.Jenepourraijamais,c’estinterdit.Ildéglutit,détourneleregardpuiséperonnesonchevalpourlemettreaugalop.
Chapitre10-Aujourd’hui
—Brasse!ordonnemamèrepourmesortirdemaléthargie.Plusfortqueça!Labièredemamanestlameilleureducomté.Lameilleureduroyaumeprétendmonpère.—Maman,pourquoilafamilleroyalen’enboitpas?—Nesoispassotte,ronchonne-t-elle.Tusaisbienqu’ilsneprennentqueduvin.Brassedonc!Mamanapeut-être remarquéque jedisparais toutes lesnuitspour leplaisirduprince,maisellene
montrerien.Enrevanche,Marylesait.Elleatoujourseulesommeilléger.Declanentredanslabrasseriepourlivrerl’orgeetremporterlalevure.C’estungrandcostaud,avec
desmainscommedesbattoirs.Uneétincellebrilledanssesyeuxfoncés,maisquandilmereluque,j’ail’impressionqu’uneépéemetranspercedepartenpart.Papaetmamannebougentpasetobservent lascène.Gênée,Marysetourneverslefeu.—Bienlebonjourm’sieur-dames!s’exclamealorsDeclan.Lorsqu’ilressortdecheznous,papaadresseungrandsouriresatisfaitàmaman.
Chapitre11-Aujourd’hui
J’ailesbraslibresmaisleprincenemeregardetoujourspas.J’ignoremêmes’ilseraitencorecapabledemereconnaîtreaumilieud’unefoule.Deux ans se sont écoulés depuis qu’il m’a demandé de prononcer son nom. Deux longues années
pendant lesquelles il ne m’a accordé que de brefs coups d’œil lors des discours du roi et durantlesquelles,jen’aiaperçuquesasilhouettetraversantlacourouchevauchantauloin.La nuit, son attention se focalise exclusivement sur mes seins. Il se les approprie, les pétrit, les
contempleetlesgoûteavecsaboucheavantmêmedemepénétrer.Jemedemandequelleplacej’occupedanssonemploidutemps:unedistractionpouroublierlaguerrequimenace?Unjouetdocileàpalperméthodiquement?Avant, il semasturbait, fixaitma chair nue puism’assaillait jusqu’à la jouissance qui le terrassait.
Mais ce soir, il me caresse longuement. De longuesminutes s’écoulent. Il prendmes seins à pleinesmains,ensucelapointe,lamordille.Ilondulecontremeshanches,appuiesonsexehumidecontremonventre.Le contact de ses lèvres sur ma peau enflamme chaque cellule de mon corps, comme une torche
alluméeparcourantmesveines.—Tuaslegoûtdelaroséesurlechèvrefeuille,medit-il.Uneforêtdemassifsprintaniersjaillitdevantmespaupièrescloses.—D’oùviens-tu?demande-t-ilenléchantlachairvibrantedemoncou.Es-turéelle?Jeretombesurterre,submergéedehonte.Sarespirations’accélère.—BonDieucequec’estbon,soupire-t-il.Jefermelespaupièresencoreplusfort.Moiaussijesuisprêteàl’accueillir,humide,ouverte.Ilentre
sanseffort,secouleenmoisansà-coupbrutal.Toutemavie, j’aientendulesparolesobscènes, lesrâlesétouffésdesaccouplementsrapidesquise
produisentdanslesbasquartiers.Leprinceveutprendreletempsdejouir,ilenabesoin.Moncorpsleréclameaussi,ill’acompris.Va-
t-ilmeconsidérercommeunefilledejoie?—Jenecroyaispasquetu…Jenepensaispasqueceseraitcommeça,achève-t-il.Je rouvre les yeux. La flamme du bougeoir colore ses épaules. Son cou palpite, ses muscles se
contractent.Ilremueavecrythme,grogne,s’applique,vaetvientdurantdelonguesminutes.
Chapitre12-Aujourd’hui
Jel’observeparlafenêtre.Ilsortdelacouràchevaletsedirigeverslesprés,suividesonvaletetd’unepoignéedesoldats.Leprincetient lesrênesavecfermeté,ses longuesjambespressent leventredel’animal.Satunique
souligne lesmuscles de son dos. Je n’ai encore jamais posé lesmains sur lui,mais j’y pense en cetinstant.Monprinceestsolideetfort.C’estincroyable,samusculaturememetl’eauàlabouche.Quelquespetitsserviteurscourentderrièresonchevalenl’acclamantpardescrisjoyeux.Leprinceles
récompenseen leur jetantunepoignéedebonbonsauxpapierscolorés. Ilena toujoursaufonddesespoches,aucasoù.Personnen’oseraitsuivreleroi.Aumieux,illeurabandonneraitlapoussièresoulevéeparsamonture,
aupire,illeurferaittâterdesabotte.Jeregardeleprincedisparaîtredanslapénombredessous-bois.Lapaniquemegagneetm’oppresse.
Toutlemondesaitquelapaixduroyaumenetientqu’àunfil,maisnulnesaitsilaguerreestimminente.Sileprinceétaitcapturéoublessé,jenelesupporteraispas.Monuniversestlimité.Malgrétoutce
quej’endure,soncomportementégoïste,notreintimitédistante,mavirginitévolée,ildemeuremonsoleil.J’aimeraisavoir la forcedeme refuserà lui. J’aimeraisqu’ildemandemonpardon,qu’ilprononce
monnom.J’aimeraissentirlacaressedeseslèvressurlesmiennes.Jeveuxqu’ilmeconvoquecesoiretjemedétested’avoircettepensée.Mespoingssecrispent,jem’enrendscompteseulement.Mesonglesontlaissédesdemi-lunesroses
danslachairdemespaumes.Mesmainssontvides.Moiquiledésiretant,j’ailesmainsdésespérémentvides.
Chapitre13-Aujourd’hui
Lafamilleroyalequitte lechâteau.Delourdschariotschargésdecoffresetdevictuaillessuivent lecarrosse.Ilspartentpourquinzejours.Moncorpssouffre,moncœurseglace.Quandleprincereviendra,ilserafiancé.La rumeur rapporte qu’il va épouser une princesse espagnole, mais papa est persuadé que le roi
chercheuneallianceaveclaNorvège.Lafuturereineauralescheveuxblonds.Elle n’aura nima chevelure foncée, nimes yeuxbleus. Sa poitrine ne ressemblera pas àmes seins
pommés.Ellen’auranimonaccent,nimesmainsrugueuses,nimonossaturefine.Etelleseravierge.Pourmoi,c’estterminé.Sera-t-elle seulement amoureuse de lui ? Elle ne saura pas savourer l’odeur aigrelette de sa peau,
accueillirlepoidsdesoncorpsentresescuisses,lechatouillisdesesjambespoilues.Ellenefrissonnerapasaufrottementdesabarberâpeuse.Pourquoileprincecontinue-t-ildemefairevenirnuitaprèsnuit?Ilnesedoutepasunseulinstantde
latorturequ’ilm’inflige.Unjour,j’épouseraiDeclan.Declansoupçonnera-t-ilquej’aidonnémoncœuretmavirginitéàunautre,bienavantqueluiaussine
volemoninnocence?Lesdrapsneserontjamaistachésdusangdemavirginité.Nousauronsdesenfants,Declanetmoi.Jereprendrailabrasserie,Declanhériteradelaboulangerie.
C’estunmariageréfléchi,prévudelonguedate.Unmariageentreserviteurs,maisunealliancedepoids.C’estlapremièrefoisquemevientcettepenséeabsurde:unjourviendraoùjenepourraiplusaimer
leprince.