FFaabbrriiccee NNiiccoolliinnoo
UUnn eemmppooiissoonnnneemmeenntt
uunniivveerrsseell
CCoommmmeenntt lleess pprroodduuiittss cchhiimmiiqquueess oonntt eennvvaahhii llaa ppllaannttee
LLLLLL LLEESS LLIIEENNSS QQUUII LLIIBBRREENNTT
ISBN : 979-10-209-0173-6
Les Liens qui Librent, 2014
TTaabbllee ddeess mmaattiirreess
Un empoisonnement universel
Prsentation - Fabrice Nicolino
Prologue - Quand la nature danse et se marie
PPrreemmiirree ppaarrttiiee -- LLee tteemmppss lloonngg ddeess aallcchhiimmiisstteess
1 Promthe tait grec, arabe, persan et catholique
2 Comment la chrysalide devint lindustrie
DDeeuuxxiimmee ppaarrttiiee -- LLee tteemmppss ddeess aassssaassssiinnss
3 Fritz Haber, gnial criminel de guerre
4 IG Farben, fabrique de lHolocauste
5 Le Nylon de DuPont fait la bombe
6 Les grands oublis de Halabja, de Tambov, du Rif et de Syrie
TTrrooiissiimmee ppaarrttiiee -- LLee tteemmppss ddee llaa ppeessttee eett dduu cchhoollrraa
7 Pesticides : ce mot qui tue ceux quil approche
8 Les larmes en plastique de nos pauvres sirnes
9 Theo Colborn, la sublime pionnire
10 LEurope et la France regardent ailleurs
11 Ils sont partout, et mme ailleurs
12 Mais o est donc pass le spermatozode ?
13 Quand lhomme devient une dcharge ambulante
14 Lair tait pourri de lintrieur
15 Au vaste pays des lieux maudits
16 Combien de maux, combien de morts, combien de silences ?
QQuuaattrriimmee ppaarrttiiee -- LLee tteemmppss ddeess iimmppuuiissssaanncceess
17 Les grands mystres de linventeur des normes
18 Le magnifique et pathtique programme Reach
19 Comment on fabrique le grand mensonge
20 Le double jeu permanent de lOnu et du Pnue
21 Du ct de chez nous
CCiinnqquuiimmee ppaarrttiiee -- UUnn ffuuttuurr ssaannss aavveenniirr
22 Lavenir est un chien crev sous un meuble (chanson)
23 Encore deux mots
Bibliographie
UUnn eemmppooiissoonnnneemmeenntt uunniivveerrsseell
Cest un livre sans prcdent. Jamais on navait essay de runir tous les points pour faire enfin apparatre le
dessin complet. Comment en est-on arriv l ? Comment et
pourquoi lindustrie chimique a pu librer dans leau, dans lair, dans le sol, dans les aliments, et jusque dans le sang des nouveau-ns plus de 70 millions de molcules
chimiques, toute diffrentes les unes des autres ?
Quels sont les liens entre le temps des alchimistes et
celui du prix Nobel de chimie Fritz Haber, grand criminel
de guerre ? Do viennent Bayer, BASF, Dow Chemical, DuPont, Rhne-Poulenc ? Comment est-on pass de la
baklite des boules de billard et des combins du tlphone
au nylon, puis au DDT et aux perturbateurs endocriniens ?
Pourquoi des maladies comme le cancer, lobsit, le diabte, Alzheimer, Parkinson, lasthme et mme lautisme flambent toutes en mme temps ? Qui est Tho Colborn, la
Rachel Carson du XXIe sicle ? Pourquoi lOMS, la FAO, lONU ne bougent-elles pas ? Pourquoi les agences de protection franaises regardent-elles ailleurs ? Comment
les normes officielles ont-elles t truques ? Que contient
vraiment leau dite potable ? Comme les transnationales ont-elles organis une dsinformation plantaire sur cet
empoisonnement universel ? Y a-t-il une chance de sen sortir ?
Pour la premire fois, tout le dossier est enfin rendu
public. Il est effrayant, mais un peuple adulte na-t-il pas le
droit de savoir ? Ce livre, qui donne des noms, des faits, des
accointances, ne peut rester sans rponse. Cest lheure de se lever.
FFaabbrriiccee NNiiccoolliinnoo
Fabrice Nicolino est journaliste. Il est notamment
lauteur de Qui a tu lcologie ? et de Bidoche : lindustrie de la viande menace le monde aux ditions Les Liens qui
Librent.
DDuu mmmmee aauutteeuurr
La vrit sur la viande, ouvrage collectif, Les Arnes, 2013 Qui a tu l'cologie ?, Les Liens qui Librent, 2011 Ma tata Thrse, avec les dessins de Catherine Meurisse, ditions Sarbacane, 2011 Itinraire d'une goutte d'eau, avec les photos de Nicolas Van Ingen et Jean-Franois Hellio, ditions Plume de Carotte, 2011 Bidoche, lindustrie de la viande menace le monde, Les Liens qui Librent, 2009 Gurande, au pays du sel et des oiseaux, avec les photos d'Erwan Balana, ditions de l'trave, 2004 Le Vent du boulet, Fayard, 2009 La Faim, la bagnole, le bl et nous : une dnonciation des biocarburants, Fayard, 2007 Yancuic le valeureux, Sarbacane, 2007 Pesticides, rvlations sur un scandale franais, avec Franois Veillerette, Fayard, 2007 La France sauvage raconte aux enfants, Sarbacane, 2005 LAuvergne en ballon, avec Anne Herv, Au pays du nouveau monde, 1999 Le Tour de France dun cologiste, Le Seuil, 1993 Jours sang, Fleuve Noir, 1987
Pour Baptiste, Victor, Clara, et pour Marine, videmment
Pour Henri Pzerat, dont le souvenir ne sefface pas
Pour Andr Picot, un chimiste qui a choisi lhumanit
Pour Henri Trubert, lditeur et lami
Certains livres ne sont pas lus comme ils le devraient parce quils ont
saut une tape de lopinion, quils se fondent sur une cristallisation de
linformation de la socit qui na pas encore eu lieu.
Doris Lessing, Le Carnet dor
Nul nest plus avanc. tous ceux qui ont soulev leur sang pour une
uvre qui savre longue, il peut arriver de ne plus le tenir bout de
bras et quil retombe, priv de valeur et vaincu par son poids.
Rainer Maria Rilke, Requiem pour une amie
Est-il possible, pense-t-il, quon nait encore rien vu, rien su, rien dit
qui soit rel et important ? Est-il possible quon ait eu des millnaires
pour regarder, pour rflchir, pour enregistrer et quon ait laiss passer
ces millnaires comme une rcration dans une cole, pendant laquelle
on mange sa tartine et une pomme ? Oui, cest possible.
Rainer Maria Rilke, Les Cahiers de Malte Laurids Brigge
Par son objet (la molcule et le matriau), la chimie exprime sa
puissance cratrice, son pouvoir de produire des molcules et des
matriaux nouveaux nouveaux car nayant pas exist avant dtre
crs par recomposition des agencements des atomes en combinaisons
et structures indites et infiniment varies. Par la plasticit des formes
et des fonctions de lobjet chimique, la chimie nest pas sans analogie
avec lart. Comme lartiste, le chimiste imprime dans la matire les
produits de son imagination.
Jean-Marie Lehn, prix Nobel de chimie
Certaines choses sont crues parce que les gens sentent quelles doivent
tre vraies et, en pareil cas, il faut quantit de preuves pour faire
disparatre la croyance.
Bertrand Russell, The Impact of Science on Society
Ces domaines sont devenus si compliqus, nous dit-on, quil faut nous
en remettre au jugement de ceux qui savent. Il y a l, en ralit, une
sorte dexpropriation du citoyen. La discussion publique se trouve
ainsi capte et monopolise par les experts. Il ne sagit pas de nier
lexistence de domaines o des comptences juridiques, financires ou
socio-conomiques trs spcialises sont ncessaires pour saisir les
problmes. Mais il sagit de rappeler aussi, et trs fermement, que, sur
le choix des enjeux globaux, les experts nen savent pas plus que
chacun dentre nous.
Paul Ricur, 1991
PPrroolloogguuee
Quand la nature danse et se marie
Cest un monde onirique, o tout semble possible. Lentrechoquement est lun des grands matres de crmonie, servi par les passions les plus vives. On aime
la folie et lon se jette sans faon dans les bras dun quon ne connaissait pas la milliseconde davant. On dteste et lon senfuit la vitesse du son, sans se retourner sur un pass qui na jamais exist. Lunivers est fait de paillettes, de palettes, de couleurs, de formes, de rencontres
incessantes.
Dans ce cosmos dfinitivement provisoire, le
mouvement est perptuel, laventure permanente, lincroyable rel. Vous qui entrez sans passeport dans ce vaste pays inconnu, oubliez vos craintes et laissez lentre ce pauvre viatique qui ne ferait que vous encombrer. La
chimie est une merveille que lon doit contempler, au tout dbut du moins, avec les yeux dun enfant dcouvrant le bonheur.
Et en effet, quest-ce donc que la matire ? Au sens o nous lentendons, existe-t-elle seulement ? Prenons un exemple simple, celui dune goutte deau. Ce que lil nous dit masque 5 000 milliards de milliards datomes. Par commodit, disons quil sagit de billes dune dimension dfiant, bien entendu, nos sens.
Il a suffi pour cela de changer dchelle. Ce que lon peut appeler, pour mieux se faire comprendre, leffet Microcosmos. En 1996, les ralisateurs Claude Nuridsany
et Marie Prennou inventent le Peuple de lherbe . Soit un bout de champ dans lAveyron, quelconque la vrit. En adaptant lentilles et appareils aux dimensions des
insectes et des arachnides, ils mettent au jour un autre
univers, inconnu, o se droulent une infinit de
naissances, de combats et damours.
Certes, oui, la vie des atomes semble plus simple que
celle dune fourmi rousse ou dun scarabe rhinocros. Mais elle englobe ces petites btes, et jusqu la Voie lacte. Celle-ci, qui nous parat distance ne faire quun tout, est un ensemble dinnombrables points, qui contiendrait selon le tlescope amricain Kepler au moins 17 milliards de
plantes dune taille comparable celle de notre vieille Terre.
Une lvre ou un pied, Hitler ou Gandhi
Le temps aussi prend, dans ces conditions, des
contours fantastiques. Si lon tait capable dagir pleinement dautres dimensions que celles auxquelles nous sommes habitus, il nous faudrait une patience
dange. On a ainsi calcul que, pour dposer sur le plateau dune balance un seul gramme de soufre, il faudrait disposer de 6 000 milliards de sicles. En saisissant le
soufre atome aprs atome, videmment sans sarrter jamais.
Lunivers entier nest compos que dune centaine dlments chimiques de base : 118 ont t recenss, dont 94 sont naturels. Les combinaisons de ces lments de
base rendent compte de tout ce qui existe. Un grizzly ou un
tableau de Van Gogh. Un tablier de boucher macul de
sang ou une gorgone. Un matelas triple paisseur ou une
goutte de ptrole. Une lvre ou un pied. Hitler ou Gandhi.
La vie entire nest quun mlange des quelques fondamentaux que sont, par exemple, lhydrogne, le carbone, lazote, loxygne, mais aussi le plomb, le chlore, le calcium, le tungstne, liode.
Et latome, dont on a dbattu de lexistence pendant tant de sicles ? Le gnial chimiste anglais John Dalton a,
le premier, prsent sa thorie atomique en 1803,
affirmant que la matire est compose datomes qui se combinent entre eux dans un ballet sans fin. On sait
aujourdhui quun atome est fait dun noyau qui concentre lui seul 99,9 % de sa masse sous la forme de protons et le plus souvent de neutrons. Pourtant, il est entour par un nuage dlectrons plusieurs dizaines de milliers de fois plus tendu que lui. La surface gante du nuage signifie au
passage que la matire est surtout du vide. Mme un bloc
de bton. Le nuage lectronique contient, comme son nom
le suggre, des lectrons ultramobiles qui ne sortent pour
ainsi dire jamais de la sphre virtuelle entourant le
noyau.
Lanaconda tait dans la crpe Suzette
Les atomes ne restent presque jamais seuls ; ils
sassemblent le plus souvent en des constructions de structures appeles molcules. Laissons de ct la question
des cristaux et des agrgats. Si latome est une lettre, la molcule est un mot. Latome parat tre sempiternellement la recherche dun mouvement, dune rencontre, dune dbauche.
Reprenons lexemple de leau, dont la masse est constitue, dans son tat mloculaire, par 89 % doxygne et 11 % dhydrogne. Comment a-t-elle pu se former ? Chaque molcule est le fruit dune association entre trois atomes baladeurs : deux dhydrogne et un doxygne. On dcrira leau sous la formule H2O, qui signifie deux atomes dhydrogne (H2) pour un doxygne (O). Un seul atome doxygne ajout donnerait H2O2, soit la formule de leau oxygne, que personne ne songerait boire. Les
molcules unissent donc des atomes, jusqu plusieurs milliers, et mme, en thorie, sans limite discernable. ce
stade, on ne sait toujours pas comment lattraction se produit, et surtout quelles conditions.
Prcisons avant tout que les atomes ne font jamais que
changer dhabitat, se redistribuant dans une infinit de costumes de tout ordre. Tel atome qui a pu entrer dans la
constitution dun anaconda du Pantanal il y a cinq cents ans peut sans problme se retrouver dans une crpe
Suzette dguste dans les rues de Paris en 2014.
La cl de ce si curieux phnomne sappelle la raction,
un phnomne dattraction irrsistible bas sur lnergie lectrostatique. Des lectrons appartenant deux atomes
distincts appelons-les des clibataires trouvent sapparier. Ils se rapprochent sous le nom de doublets, fusionnant une partie de leur nuage et donc de leur atome respectif. Tel est le point de dpart, mme si tout cela est, on sen doute, mille (milliards de) fois plus entortill.
Quelle que soit sa forme ou son origine, la matire se
prsente sous lapparence de gaz, de liquides ou de solides. Mais le mot cl ici est apparence, car des forces contraires
se neutralisent constamment pour ordonner les lments
comme nous les percevons. La temprature, pour ne
prendre quun paramtre, est susceptible de rebattre les cartes dune faon spectaculaire, transformant la glace en eau, puis leau en vapeur. Et cela change tout. Sous leur forme solide, les molcules ne peuvent gure bouger,
serres quelles sont les unes contre les autres. peine peuvent-elles osciller autour de positions fixes. ltat liquide, elles peuvent changer de place avec leurs voisines
ou tourner sur elles-mmes.
10 milliards de collisions par seconde
Leur organisation est condense, mais leurs
mouvements sont varis. Cest quand la matire devient gazeuse que la libert des molcules atteint des sommets.
Dans lair ambiant, les molcules de dioxygne deux atomes doxygne courent la vitesse fulgurante de
1 500 km/h et chacune dentre elles doit supporter 10 milliards de collisions par seconde. Les molcules
gazeuses sont au paradis de la vitesse et de limmensit.
Ces collisions conduisent dans un certain nombre de
cas une raction chimique, laquelle entrane une
rorganisation des molcules. En simplifiant outrance,
on peut considrer une molcule gazeuse A2, constitue de
deux atomes A. Dans leffervescence du gaz o elle circule, elle rencontre une molcule B2, elle aussi gazeuse, avec ses
deux atomes B. Bien que cela soit hypothtique, car il
arrive que des milliards de collisions-seconde ne
provoquent aucune raction, il se peut alors
quapparaissent deux nouvelles molcules, AB et AB, chacune faite dun atome A et dun atome B.
Ces mouvements et rsultats sont incommensurables,
alatoires, et la redistribution des cartes atomiques ne dure
quun dix milliardime de seconde. Lordre est un complet dsordre momentanment vaincu. Le dsordre est au
fondement. Le dsordre est une matrice.
Le mystre est au bout de lallumette
Il faut tenter de se reprsenter, avec notre pauvre
imagination, combien les hommes du pass ont d tre
transports par les ractions chimiques dont ils taient les
tmoins ou les acteurs. Le spectacle du feu primordial
simpose. Par quelle magie cela brle-t-il ? Nos anctres lignoraient, mais pas nous. Ce que nous savons, cest quun triangle du feu est ncessaire. Dans la chemine, par
exemple, il faut dabord un combustible, le bois ; ensuite, la chaleur dune flamme, qui apporte une nergie dite dactivation ; enfin, un comburant, faute de quoi aucune flambe nest possible en la circonstance, le dioxygne de lair, que nous appelons, nous, oxygne.
Mais tout le processus nest que chimie. Y compris ltincelle de dpart. Le bout dune allumette est fait dune larme de phosphore qui recouvre une couche de soufre. Le
phosphore senflamme 50 C et le soufre fait durer le plaisir jusqu ce que le feu sempare du petit bout de bois. Encore faut-il un grattoir, qui permettra de chauffer le
phosphore par friction. En nos temps modernes, il contient
un mlange de poudre de verre et de phosphore rouge. Aux
poques les plus recules, il fallait se contenter de chauffer
deux morceaux de bois en les frottant lun contre lautre jusqu lancer le processus de combustion.
Et cette lumire que nous admirons tous avec tant de
plaisir devant le foyer ? Elle vient, dune part, des changes dlectrons au cours des ractions chimiques et, dautre part, du rayonnement qumet un corps quand il est chauff forte temprature. Le bois contient environ, car les proportions varient dune espce darbre lautre 50 % de carbone, 44 % doxygne et 6 % dhydrogne. Comme de juste, la radicale transformation du bois en
cendres redistribue atomes et molcules. Le carbone
redeviendra par tapes ce gaz carbonique capt dans lair par le bois au moment o il se formait dans la nature. Et il
repartira par le conduit de la chemine pour aller vivre
ailleurs, parfois trs loin, de nouvelles aventures
chimiques. Notons, sans y insister, que tout le carbone
disponible ne se change pas ncessairement en gaz
carbonique. Par exemple, une mauvaise combustion
provoque, marginalement, lapparition de monoxyde de carbone, ou encore de suies, trs riches en carbone. Les
hommes du Palolithique, et tant dautres aprs eux, navaient que leur imagination pour considrer ces mystres. Et nous avons donc, depuis si peu, la chimie.
En dfense de la curiosit
Le livre que vous allez lire nest en aucune manire une dnonciation de la curiosit. Ce qui quivaudrait une
plainte contre lhomme lui-mme. Il tait, il est et il sera invitable que les socits humaines sinterrogent sur les mystres inpuisables qui les entourent. La chimie, Dieu
sait, en fait partie. Latome, contrairement ce que beaucoup croient, nest pas une particule lmentaire de lunivers, car il contient, ainsi quexpos ci-dessus, des protons, des neutrons et des lectrons. Mais ce quon sait depuis 1964 seulement ! , cest que les deux premiers ne le sont pas davantage, car ils sont forms de quarks,
lesquels seraient de vraies particules lmentaires,
cest--dire dultimes composants ne reclant queux-mmes.
Cette dcouverte a les apparences dun pied de nez tous les imprudents qui croient avoir enfin trouv la cause
premire, quon peut sans peine rapprocher de la pierre philosophale des alchimistes. Un pied de nez qui na pas
chapp au dcouvreur des quarks, lAmricain Murray Gell-Mann, prix Nobel de physique en 1969. Car le mot
quark a t drob au livre de James Joyce Finnegans
Wake, ouvrage peu prs intraduisible. Lextrait en question dit : Three Quarks for Muster Mark ! , des
mots criaills par des oiseaux de mer et que lon transcrit parfois comme ceci : Trois railleries pour monsieur
Mark ! Le quark serait donc une raillerie.
Mais la contribution de Gell-Mann ne se limite pas
cela. En 1954, il introduit un nouveau nombre quantique,
quil nomme tranget. Peu importe, en la circonstance, le sens physique de cette proprit, associe la dcouverte
de nouvelles particules. Le mot commun renvoie la
bizarrerie dfinitive du monde qui est le ntre.
Gloire Jbir ibn Hayyn
La qute immmoriale de la connaissance chimique est
une belle disposition de lesprit. Il faudrait tre singulirement tourn pour ne pas apprcier la capacit de
quelques humains passer leur vie au milieu des cornues
et des formules. distance, la geste du Persan Jbir ibn
Hayyn dcouvrant probablement lacide chlorhydrique, au VIIIe sicle de notre re, remplit dune joie enfantine. De mme Abu Bakr Mohammad ibn
Zakariya al-Razi, autre Persan, entre le IXe et le Xe sicle,
isolant lacide sulfurique et lthanol. De mme Paracelse dcrivant pour la premire fois, il y a prs de cinq cents
ans, la formation de dihydrogne en versant du vitriol
(acide sulfurique) sur du fer. De mme Michael
Sendivogius subodorant, lore du XVIIe sicle, lexistence de loxygne. De mme, au sicle suivant, Joseph Black et son air fixe , autrement appel le gaz
carbonique. De mme Lavoisier, Volta, Gay-Lussac,
Berzelius, Faraday, et encore cent autres.
Non, ce livre nest nullement une condamnation de la chimie. Il dmontre, laide de quantit dexemples difficiles contester, que lindustrie ne de cette qute mne une guerre non dclare contre ce qui est vivant. Cela
na rien voir avec le gnie de la dcouverte, mais tout avec les limites indpassables de notre espce.
*
Ce prologue doit beaucoup au livre du professeur Paul
Arnaud, Si la chimie mtait conte, paru en 2002 aux ditions Belin. Arnaud, mort en 1999, tait un pdagogue
dune clart de cristal.
Premire partie
LLee tteemmppss lloonngg ddeess aallcchhiimmiisstteess
1
PPrroommtthhee ttaaiitt ggrreecc,, aarraabbee,,
ppeerrssaann eett ccaatthhoolliiqquuee
O lon fait la connaissance de dcouvreurs du monde cach. O lon croise les touts premiers chimistes davant la chimie, comme limprissable Empdocle. O lon apprend les origines du mot alchimie et comment la
vapeur schappe du vin. O lon se demande si la pierre philosophale nest pas, aprs tout, ce qui relie le mieux Geber, Paracelse et nos prix Nobel.
Cest une affaire damour et de haine. Tel tait en tout cas lavis dEmpdocle, grand mdecin, grand ingnieur, grand philosophe grec n entre 495 et 490. Avant
Jsus-Christ.
tait-il chimiste avant lheure ? On ne saurait rpondre avec certitude, mais son uvre parle pour lui. Dans Peri phuses ( De la nature ), un long pome dont il ne
nous reste que des fragments, il crit : Et je te dirai autre
chose. Il nest pas dentre lexistence ni de fin dans la mort funeste, pour ce qui est prissable ; mais seulement
un mlange et un changement de ce qui a t mlang.
Naissance nest quun nom donn ce fait par les hommes. Ne jurerait-on pas la prfiguration, plus belle
en vrit, de cette phrase attribue Lavoisier : Rien ne
se perd, rien ne se cre, tout se transforme ?
Dmocrite a-t-il exist ?
Empdocle considrait que quatre lments
composaient toutes choses, se mariant dans une sarabande
qui mlait la Terre, le Feu, lEau, lAir : un moment donn, lUn se forma du Multiple ; en un autre moment, il se divisa et de lUn sortit le Multiple. [] Et ces choses ne cessent de changer continuellement de place, se runissant
toutes en une un moment donn par leffet de lAmour, et portes un autre moment en des directions diverses par
la rpulsion de la Haine.
Si lamour et la haine ressortissent au domaine psychologique, lattraction et la rpulsion renvoient sans conteste au registre de la chimie la plus moderne qui soit.
Car, comme on le verra, cette science nexisterait pas sans la capacit des atomes sattirer et se repousser sans jamais sarrter. Et preuve est faite que, cinq cents ans avant le Christ, les hommes avaient ressenti lexistence de ce mouvement universel. Certains jugent mme
quEmpdocle a t le prcurseur dune thorie corpusculaire selon laquelle la Terre se diviserait en
corpuscules de terre, de mme que les autres lments
essentiels.
Suivant le mme sillon, il faut assurment voquer la
haute figure de Dmocrite, n vers 460 avant J.-C. Ce Grec
est-il ou non linventeur de latomisme ? On en discute
encore, car certaines sources considrent Leucippe comme
le vritable pre de cette thorie. Mais ce dernier, prsent
comme le professeur de Dmocrite, a-t-il seulement
exist ? En revanche, il est sr que Dmocrite voyait le
monde comme rgi par deux principes : le nant, constitu
par le vide ; et le plein, fait datomes. Et ces atomes taient selon lui des corpuscules si petits quon ne pouvait les voir, mais solides et indivisibles. Le mot grec atomos veut
dailleurs dire inscable, quon ne peut couper.
Trouver lme, dfier la mort
Mieux, si lon ose crire, ces atomes sont ternels, pleins, immuables, formant la totalit de ce qui existe, de
lme jusquau soleil. Et leur principe essentiel est dordre moteur, car les atomes, tels quimagins par Dmocrite, se dplacent dans lunivers et sassocient sans cesse, rorganisant mesure les formes de la matire. Cette
intuition, conteste au sicle suivant par Aristote pour lui, le vide nexistait pas , fut pour ainsi dire oublie. Ne ressemble-t-elle pas tonnamment ce que nous savons de
la physique atomique ?
Rtrospectivement, il est ais de relier la chimie
moderne ces lointaines et si profondes rflexions. Les
liens avec lalchimie sont semble-t-il plus dlicats tablir. Lalchimie serait ne quelque part ; mais o, mais quand ? Et, dailleurs, quelle dfinition lui donner ?
La vrit approximative est que personne ne le sait
rellement, tant lalchimie se drobe. Dune manire
gnrale, on peut dire quelle sappuie sur un invariant probable de lespce humaine : le besoin de dpasser le rel existant. Le monde, ses apparences, la prennit de ses
formes sont par force insatisfaisants. Pour la raison que
lexprience humaine est borde par la nature, la maladie, la mort. Transhumanistes avant lheure, les alchimistes nient lobstacle essentiel. La matire ? Elle doit tre change. La maladie ? Surmonte. Lme ? Trouve, approche, magnifie. La mort ? Dfie, et vaincue. Toute
lalchimie tourne autour de ces obsessions, mme si, selon les poques et les hros de lhistoire, les combinaisons, les proportions les plus varies sont possibles.
Al-kmiy ou khumeia ?
Ds avant Empdocle, au VIIIe sicle avant notre re,
des alchimistes chinois demeurs inconnus prparaient
des lixirs base de mercure, de soufre ou darsenic, tandis que des Indiens tout aussi anonymes menaient de grandes
recherches pour tenter de faire des mtaux des remdes.
Lalchimie des commencements provient dinterrogations pratiques, mais bientt mtaphysiques, sur la
transmutation des mtaux. Serait-on capable de passer
dun mtal jug ordinaire, comme le plomb, au merveilleux argent, lor peut-tre ?
Il est plaisant de constater que lorigine du mot alchimie est elle-mme incertaine. Dans la langue
franaise, celui-ci est une traduction de larabe al-kmiy, en passant par le latin alchemia. Mais le tout viendrait
sans doute du grec khumeia, lequel aurait acclimat le
vocable gyptien khemia, qui, lui, renvoie une ancienne
dnomination de lgypte, le pays de la terre noire . On notera la prsence probable de la Grce et de lgypte dans le tableau, ce qui ne saurait tre un hasard. Car, au point de
dpart, lastre le plus blouissant de cette galaxie humaine quest lalchimie sappelle Alexandrie.
On ne se hasardera pas dcrire la ville. Fonde par
Alexandre, dirige plus tard par les Ptolmes, derniers des
pharaons, qui y crrent la grandiose bibliothque, elle
demeure un rve et un espoir dintelligence partage. Cest au voisinage de ses jardins, de ses places, du tombeau
dAlexandre, du clbre phare, quratosthne, directeur de la bibliothque, russit lun des prodiges de lAntiquit en 240 avant J.-C. : lastronome calcule, grce quelques points gographiques et la gomtrie, la circonfrence de
la Terre. Selon lui, notre plante a un pourtour de
39 375 km. Les calculs daujourdhui fixent celui-ci 40 075,02 km, soit peine 700 km de plus.
Bolos dAlexandrie
Cest dans ce chaudron intellectuel et moral o tant de traditions se rencontraient quest vritablement ne lalchimie que nous connaissons, aux environs de 100 ans avant J.-C. On ne peut ici manquer de mentionner Bolos,
n peu prs cette poque, qui crivait en grec, mais
venait de la ville gyptienne de Mends. Bolos de Mends
savait marier au mieux les connaissances scientifiques de
son temps et les rites magiques la pense grecque et les traditions gyptiennes. Son texte le plus connu, Phusika
kai mustika (Sur les choses physiques et mystiques),
contient comme des recettes chimiques fondes sur ce
quEmpdocle et appel lamour et la haine cest--dire la sympathie et lantipathie que manifestent les lments quand ils sont la bonne distance. En la circonstance,
Bolos se concentrait sur lart de fabriquer de lor, de largent, du pourpre, des pierres prcieuses.
Par exemple, lalliage de cuivre et de zinc le laiton permet de crer un mtal qui ressemble lor, et que lon peut ds lors utiliser en bijouterie. Dans les lettres
adresses par Snque Lucilius probablement crites entre 63 et 64 aprs J.-C. , on trouve ainsi cette phrase nigmatique : Avez-vous oubli, me dit-on, que ce mme
Dmocrite trouva lart damollir livoire, de convertir par la cuisson le caillou en meraude, procd qui aujourdhui encore sert colorer certaines pierres qui sy prtent ? Le mot colorer na pas la mme signification quaujourdhui. Il renvoie lide de pierre philosophale, suppose permettre la transmutation de mtaux vils en or ou en argent. Au
reste, transmuter se disait en grec ancien baptizein,
cest--dire plonger dans un liquide 1 . La couleur par teinture tait lune des pratiques alchimiques. Il faudra attendre le Moyen ge pour que des tests permettent de
garantir quun objet est bien en or.
1 In Bernadette Bensaude-Vincent et Isabelle Stengers, Histoire de la chimie,
La Dcouverte, 2001.
la hauteur des dieux anciens
Cependant, il sagissait de bien autre chose que dune escroquerie. Car on pensait quintroduire du cuivre par exemple dans lor par fusion ntait pas une altration de ce dernier, mais la preuve que lor transmutait le premier grce ses qualits intrinsques. Quil tait en somme une noble semence.
Lalchimie ntait-elle pas une qute ? La recherche dun horizon perptuellement lointain ? Ajoutons aussitt que cette tension tait soutenue par des connaissances bien
relles. Au dbut de notre re, on sait dj beaucoup de
choses. Sept mtaux ont t recenss : lor, bien entendu, largent, mais aussi le fer, le mercure, le cuivre, ltain et le plomb. Le zinc, pourtant utilis pour fabriquer du laiton,
nest pas encore identifi comme un mtal part entire. On sait galement chauffer, y compris par bain-marie,
distiller, sublimer certains corps solides en gaz, modeler le
verre par soufflage, etc. Lalchimie, ne de la connaissance pratique, tente de slever la hauteur des dieux de lAntiquit et de rapprocher deux les hommes.
Lhomme considr comme le premier vritable alchimiste, Zosime de Panopolis, est n dans le sud de
lgypte au IIIe sicle de notre re et incarne la perfection la rencontre entre plusieurs mondes gographiques et
intellectuels. Non seulement il est n au pays des pharaons,
mais il a vcu Alexandrie, territoire de toutes les
inventions et magies. Il y a peut-tre rdig un texte
intitul crit authentique sur lart sacr et divin de la fabrication de lor , dont on connat des fragments en grec original, mais aussi des passages traduits en persan et en
arabe.
Lalchimie doit ainsi aux Grecs de lAntiquit, mais au moins autant la grande tradition arabe. Une lgende
prte Khlid ibn al-Yazd lacte fondateur. Prince omeyyade une dynastie de califes arabes , il aurait demand un moine byzantin du nom de Marianos ou Morenius de traduire des textes alchimiques crits en grec ou en copte, vers 685 de notre re.
Aprs lui vient Jbir ibn Hayyn, dont le nom latinis
est Geber. Bien que certains mettent en cause son existence
mme, on prendra ici le parti contraire, aucune preuve
dfinitive ne pouvant tre apporte. N vers 721 dans
lactuel Irak, il passe sa vie fort longue, puisquil serait mort en 803 ou 815 chercher. Auteur dun corpus considrable, pour lessentiel traduit en latin, il influencera pendant des sicles le Moyen ge occidental, et lon comprend aisment pourquoi. Il donnait lexprience scientifique osons le mot une valeur centrale, au point dcrire : Celui qui neffectue pas de travaux appliqus et dexpriences natteindra jamais la moindre matrise. Sur les 100 traits signs de son nom, 22 sont consacrs
lalchimie.
Faire natre des scorpions et des hommes
Sloignant de loccultisme trs rpandu dans son
domaine, Geber systmatise des pratiques telles que la
calcination rduction par chauffage , la cristallisation isolement dun produit, par exemple le sel de mer , la sublimation, lvaporation ou encore la distillation. On lui attribue linvention de lalambic, instrument cl sil en est, la dcouverte de lacide chlorhydrique, des acides citrique, actique, tartrique et nitrique, et mme de leau rgale, un mlange ractif capable de dissoudre lor.
Geber dcouvrit aussi quune trange vapeur inflammable schappait dun vin port bullition, premier pas sur le chemin de lthanol, isol un sicle plus tard par le Persan Al-Razi, auquel on prte une phrase qui
parat tout rsumer : Ltude de la philosophie ne saurait tre tenue pour complte, et celui qui sy adonne ne saurait se prtendre philosophe tant quil na pas ralis la transmutation alchimique2.
Tel demeure le cur des pratiques alchimiques : changer le cours naturel des choses. Selon Geber, le plomb
tant froid et sec, et lor chaud et humide, il devait tre possible de passer de lun lautre. Mieux : pour lui, tous les mtaux taient des combinaisons de soufre et de
mercure dont les diffrences pouvaient sexpliquer par leur place dans le sol et leur position par rapport la chaleur du
soleil.
2 Gabriele Ferrario, Al-Kimya : Notes on Arabic Alchemy , Chemical
Heritage Magazine, automne 2007.
Thomas dAquin lalchimiste
Notre Moyen ge part de ces hritages grec et arabe,
traduits en latin, pour continuer le long chemin. Et donne
naissance une alchimie chrtienne porte en partie par
des ordres religieux comme les dominicains et les
franciscains. Dans un assemblage qui nous parat
aujourdhui cribl de contradictions, tout se mle : llvation de lme et la transmutation de la matire ; la recherche de llixir, porte de limmortalit, et celle de la panace, remde universel ; lillustration de la foi et la pratique de la raison. Le grand thologien Thomas dAquin ne tenait-il pas la transmutation pour certaine ?
Les rapports entre lglise et lalchimie sont nettement marqus par lambivalence. La premire prtend combattre la seconde, mais sans jamais oser la dsigner
comme une hrsie, preuve sans doute de linfluence des ides alchimiques. Pis, mme la hirarchie des
dominicains choue faire reculer les partisans de la
transmutation. Cest en vain quelle exige des frres dominicains quils remettent leurs suprieurs les textes alchimiques en leur possession, dabord en 1273, puis en 1287, en 1289, en 1323, en 1356 et en 1372, soit pendant la
bagatelle dun sicle. Les franciscains, de leur ct, interdisent leurs membres, en 1295, de dtenir, de lire ou
dcrire des livres dalchimie.
Peut-tre sagit-il dune illusion rtrospective, mais lalchimie de cette poque semble se faire encore plus hermtique. Il existe un savoir cach que seuls quelques
initis peuvent apprendre, puis utiliser. Le signe est
partout, comme dans cette image si prsente dans
liconographie chrtienne : saint Georges terrassant le dragon. Le dragon nest-il pas une figure de lhermtisme, fermant le passage la grotte de la Quintessence, face
saint Georges lalchimiste ?
On retiendra de ces sicles engloutis que la qute na jamais cess, entretenue et enrichie par des livres comme
ceux dArnaud de Villeneuve ou ceux faussement attribus Raymond Lulle.
Paracelse le magnifique
Aprs des sicles de ttonnements dans les tnbres, la
Renaissance fait figure de premire grande victoire de
lalchimie. Que lon considre que lpoque a commenc avec Ptrarque, au milieu du XIVe sicle, ou avec
limprimerie, au milieu du xve, il est certain que Denis Zachaire, n en 1510, y appartient entirement. Bien que
Zachaire soit un pseudonyme nul ne sait qui se cachait derrire , cest sous ce nom que parat en 1567, quelques annes aprs la mort de lauteur, Opuscule trs excellent de la vraye philosophie naturelle des mtaux . Zachaire y
assure que, en 1550, le jour de Pques, il aurait russi le
miracle de la transmutation du mercure en or grce une
poudre qui ne saurait tre autre chose que la pierre
philosophale. Jen vis, crit-il, la vraie et parfaite exprience sur largent vif chauff dedans un creuset, lequel se convertit en fin or devant mes yeux moins dune
heure par le moyen dun peu de cette divine poudre. Vantardise ? Tentative de tromperie ? Zachaire serait mort
assassin et sa poudre magique aurait t drobe.
Tout autre est le sort de lincomparable Paracelse. Contemporain de Zachaire il est n en 1493 ou 1494 , Philippus Theophrastus Aureolus Bombastus von
Hohenheim, dit Paracelse, est un esprit dli, inventif,
libre. Grand mdecin et chirurgien, il se rvle galement
alchimiste. Mais son alchimie est singulire, tout comme
lui. Il ne cherche pas la manire de fabriquer de lor, mais la manire de soigner. Il ferraille donc, invitablement,
contre les mdicastres de son poque, qui estiment,
sappuyant sur la thorie des humeurs dHippocrate, que tout mal provient dun dsquilibre interne au corps. Trop de bile, par exemple. Paracelse a lintuition gniale de liens puissants entre le microcosme quest ltre humain et le macrocosme de lunivers extrieur. Il va mme plus loin, considrant qu chaque partie du corps humain correspond un lment minral extrieur susceptible de
provoquer au-dedans une inflammation. Le remde, en ce
cas, est trouver dans le minral responsable du mal.
En inventant liatrochimie, une vision de la mdecine, Paracelse ouvre la voie au mdicament au sens o nous
lentendons aujourdhui, et mme la pharmacope chimique. Paracelse dcrivant lexistence de maladies psychosomatiques avant tout le monde, ou donnant le nom
de zinc le vieil allemand zinke veut dire pointe acre llment chimique dj bien connu.
La dose fait le poison ?
On a beaucoup comment, raison, une phrase
figurant dans un livre de Paracelse paru en 1538, Septem
Defensiones (Sept dfenses). Elle dit ceci en allemand :
Alle Dinge sind Gift, und nichts ist ohne Gift ; allein die
Dosis macht, da ein Ding kein Gift sei. En franais :
Toutes les choses sont poison, et rien nest poison ; seule la dose dtermine ce qui nest pas un poison. Ou, de manire plus directe : Tout est poison, rien nest poison, seule la dose fait le poison. En somme, et cest ainsi que le constat entrera dans limaginaire social : La dose fait le poison.
Cette intuition a permis de sauver un nombre
incalculable de vies. Ne sagit-il pas, au fond, dune expression pionnire du principe de prcaution ? La
maxime paracelsienne, tout empreinte de sens commun,
na jamais t vraiment remise en cause ce jour, et les toxicologues des plus grandes institutions sen inspirent encore, sous une forme amliore. Il y aurait une relation
linaire entre la dose reue et leffet produit. On verra plus loin ce quil en est, et comment les ides les plus essentielles finissent par trouver leurs limites, voire
servir aux adversaires de la connaissance. Car il arrive que
la vrit d'un jour devienne le faux d'un autre.
Quelle que soit la manire dont on considre Paracelse,
il faut bien admettre quil est lun des principaux jalons sur la route reliant les grands anctres grecs aux chimistes du
XXIe sicle. lui seul, il reprsente sans nul doute la
magie des recherches et leur folie , ainsi que lextrme prcision des mthodes et des expriences. O finit chez
Paracelse lalchimie ? O commence la chimie ? Sa fantaisie et son exceptionnelle intelligence conceptuelle et
pratique font en tout cas de cet intellectuel un
porte-drapeau dont tous peuvent senorgueillir sans rserve. Paracelse ou lge de linnocence.
De Lavoisier la toute-puissance
Comme il nest pas question de visiter chaque laboratoire, disons que la grande explosion des savoirs
commence ds le XVIe sicle autour dingnieurs comme Bernard Palissy maux et faence , se poursuit au sicle suivant avec la redcouverte de latomisme cher Dmocrite Pierre Gassendi, Francis Bacon , et triomphe au XVIIIe avec la chimie des gaz. On y met en vidence
laction du gaz carbonique sur les plantes, on isole lhydrogne, on dcouvre lazote, le gaz chlorhydrique, loxygne. En 1789, anne intressante plus dun titre, Lavoisier publie son fondamental Trait lmentaire de
chimie, dans lequel lhydrogne, loxygne et le carbone apparaissent enfin sous leur nom.
Bien que les quelques pages qui prcdent soient
drisoires en regard de vingt-cinq sicles de si grandes
aventures, il nest pas interdit den tirer la leon. Il ny a aucune solution de continuit entre Dmocrite et la chimie
molculaire des nanotechnologies. Et, de mme, il ny a
aucune rupture relle entre les glorieux alchimistes du
Moyen ge et les prix Nobel de notre poque.
Ce qui a chang, en revanche, cest que tout a chang. Des millions, des dizaines de millions dassemblages chimiques invents par des savants pleins daudace et dintelligence ont envahi le moindre espace de notre si petite Terre. Il ny a quune seule et mme histoire de la chimie, qui inclut videmment Bolos, Zosime, Geber,
Zachaire, Paracelse et les grands massacres venir. Car en
chemin, la curiosit humaine a rencontr ltat, la guerre, lindustrie.
2
CCoommmmeenntt llaa cchhrryyssaalliiddee ddeevviinntt lliinndduussttrriiee3
O lon comprend enfin limportance dcisive de lure de synthse. O lon applaudit Perkin et ses robes la mauvine. O la dynamite transforme jamais les
grandes plaines amricaines. O lon comprend pourquoi nos pioupious ont d porter des pantalons rouge garance.
O lon se pose des questions sur les origines de laspirine.
De quelle manire est ne lindustrie chimique, qui devait plus tard changer la base mme du monde sensible ?
On commencera par Lavoisier, considr juste titre
comme lun des pres de la chimie daujourdhui. Avant de finir sur la guillotine lge de 50 ans, le 8 mai 1794 il ntait pas seulement chimiste, mais aussi fermier gnral , Lavoisier dcouvrit pour nous quune combustion implique la prsence dune substance : loxygne.
Tous les lves de France ont entendu au moins une
3 Parmi les sources de ce chapitre, citons la thse dune grande richesse
dArnaud Lejaille, La contribution des pharmaciens dans la protection individuelle contre les gaz de combat durant la Premire Guerre mondiale , universit de Nancy, 1999.
fois cette sentence : Rien ne se perd, rien ne se cre, tout
se transforme. Elle est un rsum de la loi dite de
conservation de la masse, ainsi dcrite dans lopus magnum de Lavoisier, Trait lmentaire de chimie :
Rien ne se cre, ni dans les oprations de lart, ni dans celles de la nature, et lon peut poser en principe que, dans toute opration, il y a une gale quantit de matire avant
et aprs lopration ; que la qualit et la quantit des principes est la mme, et quil ny a que des changements, des modifications. Il ntait pas le premier sinterroger sur ltrange maintien, aprs une raction chimique, si importante quelle ft, de la masse et du nombre dlments chimiques de dpart, mais il fut le premier noncer la loi qui rend compte du phnomne.
Derrire lure, la chimie de synthse
Aprs Lavoisier, le nom de Friedrich Whler, chimiste
allemand n en 1800, simpose. Whler fit basculer lhistoire de la chimie en russissant la synthse de lure. Avant cette perce majeure, les chimistes pensaient quon ne pouvait synthtiser en laboratoire des composs
provenant dorganismes vivants cause de leur extrme complexit. Selon eux, tout ce qui tait vivant ou avait t vivant , sous une forme vgtale ou animale, restait la porte des laboratoires. Lure naturelle, forme dans le foie partir de lammoniac, paraissait, en consquence, hors de porte. Pour lessentiel, la chimie tait minrale et nutilisait que des composs inertes, essentiellement les
minraux, dont les mtaux et les non-mtaux.
Mais, un jour de 1828, Whler trouva ce quil ne cherchait pas. Alors quil synthtisait du cyanate dammonium, il obtint un sous-produit qui ntait autre que de lure synthtique. Grce cette dcouverte une vraie rupture paradigmatique , lindustrie fabriquerait plus tard des engrais ou des matires plastiques, mais aussi
de la nourriture destine aux ruminants. Elle deviendrait
reine.
Cette rvolution mettait bas la thorie dite du fluide
vital. Le vitalisme, dominant depuis des sicles, postulait
en effet que, chez les tres vivants, une force extrieure
sajoutait la matire. Whler dmontrait par sa dcouverte que les lois chimiques connues pour
sappliquer au monde minral le soufre, le mercure, le plomb de lAntiquit sappliquaient de la mme faon aux molcules qui organisent le vivant. On pouvait obtenir
une substance organique synthtique lure partir de substances minrales en la circonstance, du cyanate dargent et du chlorure dammonium.
La porte tait ainsi ouverte au domaine de fort loin le
plus vaste de la chimie industrielle contemporaine. Cette
chimie-l comprend en particulier les composs innombrables tirs du carbone, dont les capacits de liaison chimique nont pas de limite connue. Ce qui inclut ceux que lon trouve au dpart dans le charbon, le ptrole et le gaz naturel, base industrielle par excellence.
De proche en proche, les chimistes allaient passer de la
synthse de molcules tires du vivant des assemblages
synthtiques de composs nayant jamais exist dans la nature. La prolifration actuelle de millions de composs
de synthse vient donc, en bonne partie, de la trouvaille
accidentelle de Friedrich Whler. On ne saurait exagrer
limportance de la chimie du carbone, qui continue, deux sicles plus tard, de dominer les recherches de la plupart
des chimistes de la plante.
La reine Victoria en mauvine
Puis vient William Henry Perkin, un chimiste anglais
n en 1838. Ds 1853, alors quil na que 15 ans, il entre au Royal College of Chemistry, fond en 1845, o il va suivre
les cours dAugust Wilhelm von Hofmann, grand adepte de la chimie organique.
En 1856, lge de 18 ans, Perkin essaie de synthtiser la quinine dans le but de soigner les soldats anglais vivant
en Inde, dcims par le paludisme. Il commet dabord erreur sur erreur, mais finit par obtenir une pte noire
dont lun des composants va se rvler fabuleux. Car il colore ! Ce premier colorant de synthse, qui sera appel
mauve de Perkin , est rapidement un triomphe
commercial et industriel. La reine Victoria dAngleterre elle-mme et limpratrice Eugnie, femme de Napolon III, sempressent de porter en public des robes teintes la mauvine, et Perkin finit ses jours fort riche.
On connaissait depuis des milliers dannes des colorants dorigine animale ou vgtale, mais ils valaient
une fortune. Il fallait la bagatelle de 12 000 coquillages des Murex pour obtenir 1,5 gramme de pourpre, couleur royale. On comprend donc lengouement pour la mauvine, ainsi que la postrit des colorants de synthse,
qui ont servi de base quelques nouveaux mdicaments,
comme les sulfamides, jusqu ladoption massive des antibiotiques aprs la Seconde Guerre mondiale.
Mais le temps des artisans ntait pas appel durer. La chimie allait fatalement, sur fond de rvolution
capitaliste et dexplosion des profits, rencontrer lindustrie.
DuPont et la guerre de Scession
Commenons par lanctre. Sans la rvolution de 1789, leuthre Irne du Pont de Nemours serait sans doute
mort franais. Ce royaliste fervent, n en 1771, part pour
lAmrique en 1799, en famille. En 1802, il cre dans le Delaware lentreprise E.I. du Pont de Nemours and Company, lorigine simple fabricant de poudre canon. Deux sicles plus tard (en 2012), le chiffre daffaires de DuPont atteint 34,8 milliards de dollars.
Irne, qui avait oubli dtre bte, dcide de tout miser sur la guerre, ou du moins sur le secteur militaire. Au
milieu du XIXe sicle, son entreprise est dj le plus grand
fournisseur de poudre de larme amricaine. La moiti de celle utilise pendant la guerre civile amricaine,
entre 1861 et 1865, porte la marque DuPont.
Mais on ne sentretue pas chaque jour qui passe.
Comment stendre encore ? Heureusement pour lempire naissant, Alfred Nobel invente en 1866 la dynamite, un
mot qui vient du grec dunamis, gnralement traduit par
puissance. Qui fait sauter le monde est donc puissant.
Chez les DuPont, pendant ce temps, les divergences se
sont multiplies. Lammot du Pont, petit-fils dIrne, a fait gagner des fortunes lentreprise familiale avec la poudre noire, mais, lorsquil savise de parler dynamite, son oncle Henry Algernon du Pont, connu aux Amriques sous le
nom de colonel Henry , rencle. Au point que Lammot,
persuad que lavenir appartient la dcouverte de Nobel, cre en 1880 une nouvelle entreprise, la Repauno Chemical
Company.
Or donc, la fortune par les explosifs. DuPont a compris
quune autre guerre commence dont lennemi, omniprsent, est le pays lui-mme. Le pays et son absence
de routes et de rails, ses absurdes rivires tumultueuses, sa
Grande Prairie sans limites apparentes. LAmrique des pionniers a un immense besoin de btons de dynamite
pour faire sauter les roches, ouvrir des voies nouvelles,
tendre vers louest les stations de chemin de fer. DuPont sera le prophte dun monde nouveau.
Plus tard, au dbut du XXe sicle, les ingnieurs de
DuPont travaillent sur de nouveaux explosifs, comme le
trinitrotolune, mieux connu sous le sigle TNT. En 1912,
dans un sursaut, le procureur gnral des tats-Unis
dcide de poursuivre lentreprise pour violation de la loi antitrust, estimant quelle dtient un monopole sur la
production dexplosifs. DuPont est dmantel, ce qui va lui donner loccasion de se dvelopper encore en se tournant vers les polymres, qui conduiront au grand basculement
du Nylon.
Entre-temps, la guerre de 1914-1918 est une aubaine.
Bien que les tats-Unis nentrent dans le conflit quen 1917, les fournitures de DuPont larme connaissent une pousse sans prcdent. En valeur, elles seraient passes
de 25 millions de dollars en 1914 318 millions en 1918,
avec un total cumul, sur les cinq annes, de 1,245 milliard
de dollars, une somme colossale pour lpoque. Le grand massacre est un multiplicateur de profit.
BASF et la mort de la garance
Le cas BASF (Badische Anilin und Soda Fabrik, ou
Fabrique badoise de soude et daniline) est lui aussi du plus grand intrt. Son crateur est un illustre inconnu :
lorfvre Friedrich Engelhorn. La petite histoire rapporte que les diles de Mannheim, la ville dAllemagne o il est n, refusent de laider. Il dcide donc, le 6 avril 1865, daller crer dans une autre ville, Ludwigshafen, sa minuscule socit, dont le chiffre daffaires en 2012 a atteint 78,7 milliards deuros.
Ds 1869, deux jeunes chimistes de la BASF naissante,
Carl Liebermann et Carl Graebe, parviennent obtenir de
lalizarine partir danthracne, lui-mme extrait du goudron de houille. Jusqualors, lalizarine tait obtenue partir dune plante, la garance. Lalizarine synthtique,
deux fois moins chre, supplante videmment la garance,
dont la culture disparat peu peu. Avec au moins deux
consquences remarquables : la premire pour les
planteurs de garance du sud de la France, contraints de se
tourner vers le vin ; la seconde pour les malheureux
pioupious de la Premire Guerre mondiale. En effet, pour
tenter de sauver lindustrie nationale de la garance naturelle, le gouvernement franais a ltrange ide dimposer larme lachat de pantalons rouge garance. Ce qui permettra aux soldats allemands de reprer de loin les
Franais dans leur seyant uniforme. Et de viser juste.
Sanatoriums contre explosifs
En 1876, un autre chimiste de BASF, Heinrich Caro,
russit synthtiser le bleu de mthylne. Quatre ans plus
tard, en 1880, luniversitaire allemand Adolf von Baeyer fait de mme avec lindigo, qui reprsente alors un enjeu conomique considrable. Von Baeyer nest pas un employ de BASF ; il lui vend peu aprs le brevet, que
lentreprise exploitera avec un trs grand succs commercial.
Tel est le point de dpart historique du dploiement de
BASF, aujourdhui la plus grosse entreprise chimique de la plante : des colorants. Quoi de plus utile ? Quoi de plus
inoffensif ? premire vue, BASF ne ressemble en rien
DuPont, dont les pionniers marchaient sur les cadavres
sans beaucoup dtats dme. Mais il faut ajouter que le groupe tait la mme poque le plus grand fabricant au
monde dacide nitrique, essentiel la fabrication dexplosifs. Et que ses chimistes taient parvenus en 1888 liqufier le chlore, que lon retrouvera lorigine des premiers gaz de combat militaires.
BASF est donc un Janus biface. Dun ct, la philanthropie : en 1892, le groupe lance la construction
dun vaste sanatorium destin ses employs tuberculeux. Sa politique sociale est vante dans toutes les paroisses
dEurope, catholiques et protestantes, car elle stend aux familles des travailleurs, offrant la fois logements bon
march et soins de sant. BASF, qui avait commenc avec
30 ouvriers en 1865, en compte 6 207 le 1er janvier 1900.
Mais, de lautre ct, la soif de puissance nest jamais bien loin. Au tout dbut du XXe sicle, BASF suit pas pas
les travaux dun certain Fritz Haber, chimiste dun immense talent. En 1909, ce dernier russit la synthse de
lammoniac partir de lazote et de lhydrogne. BASF achte le brevet.
Si lammoniac de synthse promet, via les engrais azots, de miraculeuses rcoltes, il permet aussi de
fabriquer quantit dexplosifs. Il peut en effet tre transform en acide nitrique, base de la poudre canon et
dexplosifs aussi puissants que le TNT ou la nitroglycrine. BASF ne va pas sarrter en si bon chemin.
Bayer et la synthse de laspirine
Bayer prsente la mme ambivalence que BASF.
Derrire ce groupe, qui pesait en 2011 36,5 milliards
deuros de chiffre daffaires, se trouve un homme, Friedrich Bayer, n en 1825. Commis en produits chimiques ds lge de 14 ans, il lance le 1er aot 1863 Friedr. Bayer et comp.,
et imite tous ses concurrents en vendant des colorants
base daniline ou encore dalizarine, ce compos synthtis par les chimistes de son rival BASF.
Le tournant se produit avec laspirine. En 1859 dj, un chimiste avait russi une synthse chimique de lacide salicylique, ce formidable antalgique et antiseptique nich
dans le saule. Mais cest Felix Hoffmann qui, le premier, en 1897, obtient de lacide salicylique pur, qui se prte une production industrielle. Son employeur, Bayer, dpose la
marque Aspirin et le brevet qui laccompagne en 1899. Avec le succs que lon sait.
Autre minente contribution de Bayer la
pharmacope : lhrone. Synthtise par lentreprise en 1898, elle sera considre jusquen 1914 comme une panace contre la toux, lasthme ou encore la diarrhe.
En 1900, un personnage inquitant devient patron de
Bayer. Carl Duisberg, chimiste lui-mme, y a fait sa
carrire comme de juste, dans le domaine des colorants partir de 1883. Politiquement, deux mots simposent pour le dfinir : pangermanisme et bellicisme. Le
pangermanisme, idologie ultra-nationaliste, affirme que
tous les germanophones dEurope, o quils se trouvent, doivent tre runis dans un seul tat, inspir de la
Germanie antique. Les peuples considrs comme
priphriques, ainsi que leurs frontires, doivent sincliner devant la force. Le lien avec la suite est vident : le
29 octobre 1914, soit trois mois seulement aprs le dbut
de la guerre, larme allemande envoie 3 000 obus de 105 mm sur la commune franaise de Neuve-Chapelle, dans le
Pas-de-Calais. Duisberg a supervis leur trs dlicate
fabrication par Bayer : ils contiennent du chlorure de
dianisidine, un toxique conditionn en une fine poudre
irritante pour les yeux et le nez.
Lattaque se solde par un chec. Ce qui ne sera pas le cas de celle du 22 avril 1915 prs dYpres, en Belgique, dont on parlera plus loin. En cette occasion, les chimistes
allemands Wilhelm Lommel et Wilhelm Steinkopf, de
Bayer, ont uni leurs efforts ceux de Fritz Haber, de BASF,
pour fabriquer la premire arme chimique de destruction
massive de lhistoire.
Dow Chemical et le brome 15 cents
Le groupe amricain Dow Chemical na t cr quen 1897. Son fondateur, Herbert Henry Dow, est un inventeur
prcoce. Pendant toute son enfance, il aide son pre,
ingnieur en mcanique, et, avant lge de 12 ans, il a dj imagin un incubateur ufs de poule.
Mais sa vritable passion est la chimie. Avant mme la
fin de ses tudes, il sintresse aux gisements de saumure naturelle de lOhio, o sa famille sest installe. Il dcouvre que la saumure ne contient pas seulement du sel, mais
aussi du brome, matire premire de bien des
mdicaments de lpoque, galement utilise dans la toute jeune industrie photographique. En 1891, Dow met au
point un procd dextraction du brome partir de la saumure qui sera brevet. Il serait absurde de lui en faire le
reproche rtrospectif, mais le fait est que, depuis, la
toxicit du brome et de ses drivs, connus sous le nom de
polybromodiphnylthers (PBDE), a t constamment
rvalue la hausse. On compte plus de 200 PBDE, qui
servent ignifuger des produits textiles et plastiques.
Aprs de nombreuses pripties, Dow cre en 1897
Dow Chemical, grce 57 petits actionnaires quil a eu le plus grand mal runir. Il commence par produire et
vendre de leau de Javel, mais le brome reste son objectif. Un cartel allemand, la trs puissante Deutsche
Bromkonvention, a fix pour ce dernier un prix mondial de
49 cents de dollar par livre. Cependant, grce son
procd, Dow parvient vendre son brome aux
tats-Unis 36 cents.
Souvre alors une guerre pique, quon ne racontera pas dans le dtail, entre David Dow et Goliath
Bromkonvention. Dow finira par gagner sur tous les
tableaux. En 1906, pionnier des pesticides, il vend ses
premiers produits chimiques destins aux fleurs et aux
fruits. Deux ans plus tard, un dpartement entier de
lentreprise sera consacr lagriculture, fond sur deux produits : le chlore et le phnol. La Premire Guerre
mondiale permet Dow de parachever sa russite. Les plus
grands fournisseurs de la chimie se trouvent en Allemagne,
et leurs exportations sont bloques par le blocus
franco-anglais. Dow profite de laubaine : en 1918, 90 % de son activit est au service de la guerre.
Un gant face un jeune colosse
Quand clate le conflit en 1914, un seul gant domine le
monde de la chimie : lAllemagne. Le prix Nobel de chimie, cr en 1901, a t attribu six fois un Allemand entre
1902 et 1918 prcisons que le jury ne la pas dcern en 1916 et 1917. Il est vrai que lEmpire allemand a pris trs tt conscience de limportance de la chimie, et dcid de soutenir ses chercheurs. La France de la Troisime
Rpublique a prfr lever ses lites par les humanits
dun ct et les mathmatiques de lautre, tolrant tout juste lexistence de quelques brillantes individualits. En 1905, lindustrie franaise des colorants, si fondamentale ailleurs, est sinistre4 et ne produit que 10 % des besoins
domestiques.
En Allemagne, dans le mme temps, on prpare le
lancement effectif en 1911 de la Kaiser-Wilhelm-Gesellschaft zur Frderung der
Wissenschaften e.V. (Socit Kaiser-Wilhelm pour le
progrs des sciences). Ltat paie les chercheurs et les employs, et lindustrie le reste, cest--dire les recherches elles-mmes. Trs vite, BASF, Bayer et dautres entreprises
4 Parmi les sources de ce chapitre, citons la thse dune grande richesse
dArnaud Lejaille, La contribution des pharmaciens dans la protection individuelle contre les gaz de combat durant la Premire Guerre mondiale , universit de Nancy, 1999.
prives comme Hoechst ou Agfa sapproprient le grand institut.
En comparaison, les tats-Unis font figure de nain de
la chimie. Pourtant, de nombreux chimistes allemands font
le voyage en Amrique, conscients quun pays neuf et puissant est en train de natre. Cest le cas de Carl Duisberg, le patron de Bayer. En 1903, visitant les
tats-Unis, il y constate la tendance irrpressible des trusts
tenter de dominer tout un secteur conomique. Est-il
sduit ? Le fait est que, son retour, il se fait lavocat inlassable de la constitution dun cartel de la chimie. Mme si un cartel nest pas un trust, la philosophie fondamentale reste la mme : dominer. En 1904, Bayer, BASF et Agfa
regroupent leurs activits dans le seul domaine des
colorants. Lentit restera dans lhistoire sous le nom de petite IG Farben , en attendant la grande.
Duisberg a bien raison de prendre lAmrique au srieux. Avant mme 1914, cet immense pays est
autosuffisant pour la plupart des produits de base de la
chimie, lexception de la potasse, importe dAllemagne, et du salptre, venu du Chili. cette date, lhistoire nest videmment pas encore crite, mais le dynamisme et le
savoir-faire industriels sont davantage en Allemagne et aux
tats-Unis quailleurs. Dans la chimie, en tout cas.
Scientisme et positivisme dans le mme bateau
La priode qui prcde le suicide de lEurope est marque par leuphorie gnrale. Entre 1900 et 1914
apparaissent la radio, le tube amplificateur qui ouvre le chemin de llectronique , la voiture individuelle, la machine crire lectrique, lacier inoxydable, lavion. Einstein, de son ct, nonce la thorie de la relativit.
Comment pourrait-on douter ? Le scientisme, cette
idologie rgressive selon laquelle la science et les
scientifiques doivent dominer le monde, est roi. On connat
le mot de Renan, philosophe et historien du XIXe sicle :
Organiser scientifiquement lhumanit, tel est donc le dernier mot de la science moderne, telle est son audacieuse
mais lgitime prtention. Le positivisme dAuguste Comte, trs rpandu la mme poque, renforce ces
visions : pour lui, lesprit scientifique est appel remplacer, tt ou tard, la foi et ses thologies, la
mtaphysique, et jusqu lintrospection.
Alors que lEurope sapprte sombrer dans la boucherie des tranches, la chimie est, avec dautres disciplines scientifiques, la promesse totalitaire dun monde o tous les problmes seront rgls par laction sur la matire. Tout le monde ou presque pense cela. Tout le
monde se trompe.
Deuxime partie
Le temps des assassins
3
FFrriittzz HHaabbeerr,, ggnniiaall ccrriimmiinneell ddee gguueerrrree
O lon voit quon peut prfrer ne plus tre juif. O lon applaudit tout rompre celui qui fait du pain avec de lair . O lon plaint la pauvre Clara, qui dcide de se tuer. O lon abomine le prix Nobel 1918.
Laffaire Fritz Haber est cruciale, car elle permet de relier lpoque des alchimistes et celle des assassinats de masse.
Commenons par sa personne. En apparence, cest un homme ordinaire, n en 1868 dans une famille juive de
Breslau, ville allemande devenue polonaise sous le nom de
Wrocaw. Son pre, Siegfried, le prnomme Fritz, diminutif de Friedrich (Frdric), peut-tre pour rendre
hommage Frdric le Grand, roi de Prusse au
XVIIIe sicle. La famille se sent profondment allemande.
LAllemagne de cette seconde moiti du sicle apparat comme la grande nation en devenir de lEurope. Son unit, acquise en 1871, stimule toutes les initiatives. Elle va galer
puis dpasser la puissance franaise, avant de talonner
lAngleterre. Mais ce dynamisme conomique et intellectuel fait flamber au passage le nationalisme, qui se
rvlera un monstre en Allemagne comme ailleurs.
Nous nous sentions 100 % allemands
En 1886, 18 ans, Haber part Berlin pour tudier la
chimie, qui sera son destin. En 1892, il devient protestant
par baptme. Pour quelle raison rompt-il ainsi
brusquement avec le judasme familial ? Il est certain que
lantismitisme, ds cette poque, barre certaines carrires. Fritz sait quun juif converti au christianisme aura plus de chances de russir la carrire universitaire quil convoite. Plus tard, bien plus tard, un de ses amis proches, Rudolf
Stern, rapportera ses confidences. La conversion aurait t
une sorte de conscration. Fritz aurait t saisi dun enthousiasme sans limites pour Bismarck et la toute
nouvelle unit allemande. Otto von Bismarck est
lhomme-orchestre de la renaissance allemande de lpoque, nationalisme compris. Et Haber dclare Stern : Nous nous sentions 100 % allemands.
En 1894, Fritz est engag comme assistant lInstitut fr Technische Chemie de Karlsruhe, o il noue des liens
qui ne se dferont pas avec BASF, dont le sige se trouve
moins de 60 kilomtres. Cest lune des singularits de luniversit allemande de ce temps : elle est troitement lie lindustrie en la circonstance, chimique. Les procds passent de lune lautre, et les personnels aussi, ce qui assure aux scientifiques des dbouchs pour leurs
produits et pour eux-mmes. Lindustrie allemande compte alors environ dix fois plus de chimistes que la
France.
En ces annes sans nuage visible, lOccident invente sans cesse et proclame chaque matin le progrs universel.
Mais il se heurte aussi dj un problme en apparence insoluble : comment nourrir la plante ? Les
sombres prvisions de Thomas Malthus vont-elles se
rvler exactes ? Dans son clbre livre paru en 1798, Essai
sur le principe de population, ce dernier annonce le pire.
La population humaine augmente de faon gomtrique,
tandis que les ressources alimentaires ne croissent que de
manire arithmtique. Tt ou tard selon lui, plus tt que tard , la famine sera gnrale.
Comment capturer lazote ?
En 1898, le chimiste britannique William Crookes
prside une socit savante rpute, la British Association
for the Advancement of Science, que lon appelle aujourdhui encore, outre-Manche, la BA . En septembre, il ouvre par ces mots lassemble gnrale de lassociation : LAngleterre et toutes les nations civilises courent le risque mortel de ne pas avoir assez manger.
Alors que les bouches nourrir se multiplient, les
ressources alimentaires diminuent. La terre est en quantit
limite, et celle qui peut porter des rcoltes dpend
troitement de phnomnes naturels aussi compliqus que
capricieux. [] La chimie doit venir au secours des communauts humaines menaces. Cest grce au laboratoire que la famine pourra se changer en abondance.
[] La fixation de lazote atmosphrique est une des grandes dcouvertes qui attendent le gnie des chimistes.
La fixation de lazote est en effet une question fondamentale. Non seulement ce gaz constitue 78,06 % du
volume de latmosphre terrestre, mais il devient, sous la forme dazote organique, un engrais susceptible de doper la productivit agricole des sols. Comment utiliser cette
manne inpuisable ?
Au moment o parle Crookes, il faut se contenter de
fumure organique, essentiellement produite par les
djections animales. Ou bien importer un cot lev du
salptre ou encore du guano nom donn aux excrments doiseaux marins. Qui trouvera le moyen de transformer lazote de lair en engrais deviendra lun des plus grands bienfaiteurs de lhistoire humaine.
Trouver le bon catalyseur
cette poque, Haber mne une carrire banale.
Certes, il publie des ouvrages remarqus au sein de la
petite communaut des chimistes europens, mais son
nom demeure ignor du grand public. Tout change partir
de 1904, quand il sattaque, justement, la fixation de lazote de lair.
La voie choisie se rvlera fructueuse : il entend
synthtiser lammoniac en combinant, comme le font tant de micro-organismes, lazote atmosphrique et lhydrogne. Passer ensuite de lammoniac aux engrais
azots ne reprsente pas une difficult insurmontable.
En attendant, toutefois, les recherches sont ardues.
Haber jongle avec les tempratures les plus hautes plusieurs centaines de degrs et les pressions les plus fortes 200 atmosphres , butant pendant des annes sur lobstacle du catalyseur ncessaire pour activer la raction chimique. Et ce nest pas le seul obstacle : il faut aussi concevoir un racteur dans lequel injecter un
mlange de gaz brlants, sous une extrme pression, de
manire obtenir, la sortie, de lammoniac liquide.
Cest la quadrature du cercle, pour ainsi dire. Pourtant, Haber russit le miracle en mars 1909. En utilisant comme
catalyseur de losmium, un mtal rare, en remplacement du fer, il obtient un rendement de 6 % dammoniac partir du mlange dazote et dhydrogne. Une formule de lpoque rsume bien la porte du rsultat : Haber a fabriqu du pain partir de lair .
Oublier le guano du Prou
Sur le papier, la dcouverte de Fritz Haber est une
immense avance humaniste. Fabriquer des engrais azots
bas prix ne peut que conduire multiplier la quantit de
nourriture produite sur terre. Mais la synthse de
lammoniac annonce-t-elle vraiment la fin de la faim ?
Les travaux sur la fixation de lazote sont financs pendant des annes par lindustrie chimique. Carl Engler, chimiste membre du conseil dadministration de BASF, a
servi de passeur. Na-t-il pas t le mentor universitaire de Fritz Haber ? Trs peu de temps aprs la synthse de
lammoniac, la dj grande entreprise chimique achte le brevet dpos par Haber et lance ses quipes dans des
applications industrielles.
Un autre chimiste de BASF, Carl Bosch, finira par
obtenir un rendement de 20 % dammoniac. Lhistoire de la chimie parle dailleurs de procd Haber-Bosch, tant la contribution de ce dernier a t essentielle. Dans la foule,
BASF construit une usine Oppau, o la fabrication
dammoniac synthtique commence rapidement. Lagriculture allemande devrait enfin pouvoir se passer des importations de salptre du Chili. Or lhistoire va en dcider autrement. On ne sait pas avec certitude pourquoi
BASF a tant investi dans linvention de Fritz Haber. Sans doute en partie dans lespoir de vendre rapidement des engrais azots synthtiques au monde entier. Mais
lammoniac peut aussi tre chang en acide nitrique, base indispensable des explosifs et des munitions.
Au service de lempereur Guillaume
Or lEmpire allemand de 1909 songe la guerre, ou tout au moins sy prpare. Le 14 mai 1910, une runion au sommet a lieu Berlin, convoque par llite politique prussienne. Tous les grands industriels sont prsents ou
reprsents ceux de lacier, de lquipement lectrique, du BTP, de la chimie, bien sr. Outre-Atlantique,
Rockefeller et Carnegie ont cr avec de remarquables
rsultats de grandes fondations, abondes par les profits
de lindustrie et qui aident la recherche scientifique. Si lAllemagne veut continuer davancer en Europe, annonce lentourage de lempereur, elle doit faire de mme, car ltat ne saurait payer. Cest lindustrie de financer les futurs Instituts Kaiser-Wilhelm. Un banquier du nom de
Leopold Koppel accepte de subventionner un vaste
Kaiser-Wilhelm Institut fr Physikalische Chemie und
Elektrochemie, qui sera difi Dahlem, aujourdhui un quartier de Berlin. Un deal est vite conclu : ltat paiera les salaires, Koppel le fonctionnement. Le banquier ne pose
quune condition : que Fritz Haber, dont il a pu apprcier la valeur dans le cadre de ses affaires, devienne le
directeur. Dahlem, dans lesprit de ses fondateurs, doit devenir un lieu dexcellence un Oxford allemand, comme il est envisag explicitement.
En juillet 1911, Fritz et sa femme Clara dmnagent de
Karlsruhe Berlin. Car Fritz a pris le temps de se marier en
1901 avec une chimiste, Clara Immerwahr ; leur fils
Hermann est n en 1902.
Haber prend les rnes de linstitut avec enthousiasme, alors que lAllemagne officielle ne pense qu la guerre. Les milieux nationalistes rvent dun destin dexception pour leur pays et constatent avec amertume que lAngleterre et la France se sont dj partag lessentiel des colonies lointaines, notamment en Afrique. Signe avant-coureur du
conflit, le coup dAgadir : en juillet 1911, la canonnire allemande Panther apparat sans prvenir dans la baie
dAgadir, port du Maroc, qui est un protectorat franais.
Les Allemands estiment avoir des droits sur ce pays et
entendent par cette action dfendre leurs intrts. Mais,
pour la France, il ne sagit que dune vulgaire provocation. Les deux pays seront pendant quelques semaines au bord
de la guerre.
La guerre pourra-t-elle durer ?
Quand cette dernire se profile pour de bon en
juin 1914, Walther Rathenau, haut responsable de lAEG (Compagnie gnrale dlectricit), se montre inquiet. Le sol allemand est totalement dpourvu de ces matires
premires sans lesquelles aucun conflit ne peut durer.
Ltat-major a prvu une guerre danantissement de lennemi, courte et rapide, mais quen sera-t-il si ce plan choue ? Le 9 aot 1914, Rathenau est reu sa demande
par le ministre de la Guerre, le gnral Erich von
Falkenhayn. Il lui explique que, en cas de blocus maritime
qui sera dcrt lautomne par la France et lAngleterre , lAllemagne aura le plus grand mal se fournir en caoutchouc, en ptrole, en mtaux dalliage et en nitrates. Or les stocks disponibles darmements ne dpassent pas six mois, et sans les nitrates du Chili
lAllemagne pourrait bien tre accule la dfaite faute dexplosifs et de munitions.
En septembre, Rathenau convoque Carl Bosch, le
co-inventeur du procd de synthse de lammoniac, et lui
expose sans dtour la situation5. Bosch se tourne aussitt
vers le chimiste Alwin Mittasch, qui a aid Haber dans ses
travaux, et lui pose la question suivante : Pensez-vous
quil est possible de construire en quelques mois une usine capable de produire autour de 100 tonnes dacide nitrique par jour ? Mittasch rpond par laffirmative. Bosch transmet cette confirmation ltat-major, engageant du mme coup BASF dans ce qui sannonce comme une vraie aventure industrielle.
Ds mai 1915, lusine dOppau produit 150 tonnes dacide nitrique par jour. Au cours de la guerre, une demi-douzaine dautres fabriques voient le jour qui multiplient la production de nitrates. LAllemagne pourra donc se passer du salptre chilien et produire massivement
des explosifs.
Cette fois, le drame est nou. Un Office de guerre pour
les matires premires est cr, dont la section Chimie est
confie par Rathenau Haber. Celui-ci est du mme coup
promu capitaine de larme impriale, grade inespr pour un juif allemand, ft-il converti. BASF devient un rouage
de larme, de mme que, travers lui, lalliance industrielle conclue en 1905 avec Bayer et Agfa. Ce cartel
porte un nom qui deviendra clbre :
Interessengemeinschaft Farbenindustrie (Groupement
dintrt de lindustrie des colorants), ou IG Farben.
La porosit est totale entre lindustrie des colorants et
5 Voir Daniel Charles, Master Mind. The Rise and Fall of Fritz Haber, the
Nobel Laureate Who Launched the Age of Chemical Warfare, Ecco, 2005.
celle des explosifs, qui utilisent en fait les mmes matires
premires, comme lacide nitrique, lactone ou encore la glycrine. Dans un livre paru en 1920, le chimiste Charles
Moureu note dailleurs : Il est certain que sans la puissance de son industrie, et tout particulirement de son
industrie chimique ; sans ses usines de matires colorantes
aisment et rapidement transformables, le cas chant, en
usine explosifs ou autres produits de guerre [], jamais lAllemagne ne nous et dclar la guerre6.
Mongols contre race blanche
Un autre groupement, plus personnel, se forme ds la
dclaration de guerre autour de Carl Duisberg (Bayer), Carl
Bosch (BASF) et Haber. Tous trois vont jouer un rle
crucial dans le dveloppement de lindustrie militaire. cette date, aucun procd ne permet encore de transformer
lammoniac synthtique de lusine dOppau en acide nitrique. Bosch et BASF sont sceptiques quant aux chances
de russite, mais Haber finit par les convaincre. Difficile
sur le plan technique, lopration permettra terme de fournir massivement larme allemande en munitions.
Le 4 octobre 1914, Haber signe, avec 92 autres
intellectuels et scientifiques allemands, un dshonorant
Appel au monde civilis : Il nest pas vrai que nous fassions la guerre au mpris du droit des gens. Nos soldats
6 Charles Moureu, La Chimie et la Guerre. Science et avenir, Masson et Cie,
1920.
ne commettent ni actes dindiscipline ni cruauts. En revanche, dans lest de notre patrie la terre boit le sang des femmes et des enfants massacrs par les hordes russes, et
sur les champs de bataille de lOuest les projectiles dum-dum de nos adversaires dchirent les poitrines de nos
braves soldats. Ceux qui sallient aux Russes et aux Serbes, et qui ne craignent pas dexciter des mongols et des ngres contre la race blanche [], sont certainement les derniers qui aient le droit de prtendre au rle de dfenseurs de la
civilisation europenne.
Cinq criminels deviennent prix Nobel
Haber va aller encore plus loin, car il dispose, la
diffrence des philosophes et des artistes qui ont sign le
texte avec lui, de vastes connaissances pratiques. Pass les
premires semaines de guerre, le front se stabilise. La
bataille de la Marne, acheve le 12 septembre 1914, stoppe
brutalement les Allemands, qui pensaient envahir la
France en six semaines. Pis : les tranches, creuses la
hte, figent le rapport de forces et interdisent aux
assaillants de mener les offensives rapides dans lesquelles
ils excellent. Ltat-major allemand cherche dsesprment un moyen dexpulser les fantassins anglais et franais de leurs tranches.
En novembre, le major Max Bauer est officiellement
charg de trouver une solution technique. Discutant avec
des chimistes, dont Haber, il constate une fois encore les
liens troits entre lindustrie des colorants et celle de la
guerre. En effet, la premire utilise des produits toxiques
comme le phosgne ou le chlore pour fabriquer diffrentes
teintures.
On pense que Fritz Haber assiste pour la premire fois
en dcembre 1914 un essai dobus chimiques, qui se rvle inefficace. ses yeux, aucun doute : il peut faire
mieux. Na-t-il pas invent la synthse de lammoniac ? En acceptant de prendre en charge la recherche sur des gaz de
combat, Haber sait exactement ce quil fait. Comme tous les protagonistes, il connat les conventions internationales
de La Haye la premire date de 1899, la seconde de 1907 qui interdisent formellement lemploi de projectiles qui ont pour but unique de rpandre des gaz asphyxiants ou
dltres .
Haber runit Dahlem un aropage de chimistes, dont
quatre futurs prix Nobel de physique ou de chimie. Cela
fait cinq avec lui. Otto Hahn, James Franck, Walther
Nernst et Gustav Hertz vont mettre leurs comptences au
service de la mort, ce que refuse en revanche de faire Max
Born, qui sera lui aussi prix Nobel de physique en 1954.
Aprs quelques dboires, Haber et son quipe dcident
dutiliser le chlore pour concevoir les premiers gaz de combat oprationnels. Dune part, il sagit dun gaz aisment disponible grce, on la vu, son usage dans lindustrie des colorants. Dautre part, BASF sait le liqufier depuis 1893. Haber, qui ne vit plus que pour cet
objectif, prlve dans les units de combat tous les
techniciens et chimistes qui lui sont ncessaires. Une unit
spcialise est cre sous la conduite du colonel Otto
Peterson. Elle sera dabord appele groupe de dsinfection .
En mars 1915, tout est prt. Le rgiment Peterson
est pied duvre sur le front belge, prs de la petite ville dYpres. Haber est prsent, survolt dit-on, ainsi que James Franck. Il faut transporter, depuis une station de
remplissage situe une dizaine de kilomtres, environ
6 000 cylindres en acier remplis de chlore et pesant autant
quun corps, sans faire de bruit, lentrechoquement tant susceptible de donner lalerte, puis les installer de nuit et les camoufler. Les cylindres sont placs en batterie on parle de Flaschenbatterien face aux soldats franais raison dun par mtre. Il faut ensuite attendre des conditions mtorologiques favorables, car un vent
contraire pousserait le nuage de chlore vers larme allemande, provoquant un dsastre. Le vent doit aussi
souffler une vitesse prcise, comprise entre 1 et 4 mtres
par seconde. Au-dessous, le chlore pourrait refluer, par
remous, jusquaux tranches allemandes. Au-dessus, le nuage se dissiperait trop vite. Rappelons quen certains points la distance sparant les tranches ennemies
natteint pas 50 mtres.
Les conditions du massacre sont donc
particulirement strictes. Pendant un mois, la mto est si
capricieuse que rien ne peut tre raisonnablement tent.
Des milliers dhommes touffs
Le 22 avril 1915, enfin, tout est runi et lordre est donn de procder louverture des bouteilles de chlore. Les hommes du rgiment Peterson, protgs par des
masques, librent le gaz sur 7 8 kilomtres. Les 150
tonnes de chlore anantissent en trs peu de temps
plusieurs milliers de soldats franais des 45e et 87e
divisions, dont beaucoup sont en ralit algriens.
Combien de tus ? 2 500 au minimum, mais dautres sources srieuses parlent de 5 000. Les blesss sont au
moins trois fois plus nombreux, parfois frapps 1 ou 2
kilomtres larrire. La panique prcde de peu une dbandade gnrale.
Un survivant, le lieutenant Jules-Henri Guntzberger,
post quelque distance, racontera : Jai vu alors un nuage opaque de couleur verte, haut denviron 10 mtres et particulirement pais la base, qui touchait le sol. Le
nuage savanait vers nous, pouss par le vent. Presque aussitt, nous avons t littralement suffoqus [] et nous avons ressenti les malaises suivants : picotements
trs violents la gorge et aux yeux [], battements aux tempes, gne respiratoire et toux irrsistible. Nous avons
d alors nous replier, poursuivis par le nuage. Jai vu, ce moment, plusieurs de nos hommes tomber, quelques-uns
se relever.
Le front est rompu, mais, faute de renforts suffisants,
les troupes allemandes ne peuvent aller au-del de 4
kilomtres en avant de leurs lignes. Les contre-attaques
canadienne et franaise ruinent en quelques heures ce gain
drisoire.
Le suicide dune pouse cure
Une consquence inattendue du drame attend Fritz
Haber Berlin lorsquil rentre chez lui pour une sorte de permission entre deux tueries vers la fin davril 1915. Dans la nuit du 1er au 2 mai, sa femme Clara se saisit de son
pistolet dordonnance et se tue. Le fils du couple, Hermann, qui a 14 ans, dcouvre le corps baignant dans
son sang.
On ne saura jamais avec certitude ce qui sest pass, car les tmoins directs nont jamais parl. Toutefois, certains lments permettent de penser que Clara Immerwahr ne
supportait pas limplication de son mari dans la guerre chimique par les gaz. Un tmoignage est particulirement
convaincant. En 1957, soit quarante ans plus tard, le
chimiste Paul Krassa se souvient. Il a t lami de Fritz et de Clara, et ne se sent nullement ml aux conflits qui les
ont opposs. Or il crit ceci : Peu de jours avant sa mort,
[Clara] rendit visite ma femme. Elle tait dsespre par
les horribles consquences de la guerre des gaz, dont elle
avait pu suivre les prparatifs au cours dessais sur les animaux.
Le 2 mai 1915, jour mme de la mort de son pouse,
Haber quitte Berlin et rejoint le front, o il doit superviser
de nouvelles attaques au chlore. Drle de deuil.
La nouveaut radicale des gaz de combat ne dure quun temps. Haber a ouvert une bote de Pandore do schappent quantit dautres monstres. La France cre elle aussi en juin 1915 un groupe spcialis, baptis
Commission des tudes chimiques de guerre et dont fera
partie le prix Nobel de chimie 1912 Victor Grignard. Elle
lance sa premire attaque au chlore le 1er fvrier 1916, non
sans pousser de retentissants cris de joie. Le chimiste
Charles Moureu dj cit , membre de lInstitut et de lAcadmie de mdecine, professeur au Collge de France, ira jusqu crire : LAllemagne, qui connaissait toute la dtresse de notre industrie chimique, comptait bien en
finir avec nous par la guerre des gaz. Elle ne se doutait pas,
et nous ne nous doutions peut-tre pas nous-mmes, de
quoi nous tions capables. En vrit, nos succs chimiques
constiturent la plus brillante illustration des miraculeuses
facults de la race.
Un empire de 1 500 serviteurs du Mal
Les Anglais ne font pas mieux. Aprs avoir cr des
compagnies spciales qui totaliseront la fin de la guerre
1 400 hommes, ils attaquent au chlore le 25 septembre
1915. Cest alors lescalade, car bien entendu les armes trouvent des parades. Ds lt 1915, Haber travaille sur un autre gaz, le phosgne, en collaboration troite avec le
chimiste Carl Duisberg et, derrire lui, le groupe Bayer.
Tout ce qui peut techniquement tre utilis le sera, et par
tous les belligrants : gaz irritants lacrymognes ou
sternutatoires , gaz suffocants, gaz vsicants. Une mention spciale pour lyprite le fameux gaz moutarde , employe pour la premire fois par larme allemande en 1917. Syntht