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San FranciscoEnvoyée spéciale

Les histoires de Silicon Valleycommencent toujours dans unendroitmythique.LePeet’sCof-fee, par exemple, à Palo Alto, del’autre côté du campanile del’université de Stanford. C’est là

qu’ont eu lieu les premières réunions desfondateurs de la compagnie de virtualisa-tion VMware en 1998. «Nous étions dix, sesouvient Reza Malekzadeh. Aujourd’hui,c’est une société de plus de 15 000person-nes.» Le jeune homme, ayant grandi enFrance et sortant d’HEC, avait obtenu unstage en Californie grâce à un autre Fran-çais. Il n’aplusquitté la SiliconValley.

Le Peet’s Coffee est toujours là. Neufconsommateurssurdixontunordinateurouvert devant eux. Le dixième est un profengagé dans une conversation qui mêlebiologie moléculaire et actionnaires. A40ans,RezaMalekzadehn’aplusvraimentbesoinde travailler. Il a revenduune start-up à Cisco et une autre à Oracle. Il a aussifondéun réseaud’anciens élèves du systè-me universitaire français, Alumni, quicompte 600membres. «La France m’aaccueillià l’âgede7ans,quandjesuisarrivéd’Iran. Ellem’a donnéma chance à traversun système d’éducation extraordinaire. Jelui suis trèsattaché»,dit-il.

Les Français que François Hollande varencontrer pendant sa visite le 12février àSan Francisco sont des gens heureux.Contents d’aller travailler. Cécile Alduy aenseigné à l’université de Reims. Aujour-d’hui,elleestprofesseurassociéedelittéra-ture française à Stanford. «Ici, c’est par larelation entre le prof et l’élève que la trans-missionsefait.C’estduplaisir.Lesétudiantsparticipent.» Sylvain Kalache, diplômé deSupInfo,a25ans.«Jemelève, jesuiscontentd’aller auboulot.»Déjà, le trajet en vélonelui prend que 10minutes. Et son patron,chez LinkedIn, lui a demandé d’«éviter leburn-out».A16h45,sajournéedetravailsetermineparuncoursdeyoga.

Le consul de France à San Francisco,Romain Serman, estime à 60000 le nom-bredesescompatriotesdanslarégiondelabaie, dont de 10 000à 15000 travaillentdans la high-tech. Une communauté sou-dée. «On est loin de la France. On estcontents de se retrouver», expliqueNatha-lie Gobbi, une anciennede Supde Co Parisqui a monté le site Internet «Lost in SF»(«perdus à San Francisco»). «On aime ledébat, ajoute Reza Malekzadeh. Sur lesréseauxsociaux,lesingénieursfrançaispos-tentbeaucoupdelienspolitiques.LesAméri-cains, jamais.»

La France a toujours été présente àSanFrancisco, commeen témoigneNotre-Dame-des-Victoires,l’églisefondéeen1856pouraccueillir leschercheursd’or.Après laviticulture,lesFrançaiss’illustrentmainte-nant dans la haute technologie. «Dansn’importe quelle boîte de n’importe quelletaille, il y adesFrançais»,affirme le consul.Le numéro3 de Salesforce est un Français,comme le patron de la branche logicielsd’Appleou ledirecteurfinancierdePayPal.ChezTesla,lavoitureélectriquequifaitsen-sation, deux Français sont membres ducomité exécutif, dont le patron de la pro-duction. Google TV a été conçue par Vin-cent Dureau, un ingénieur paralysé quivoulait créerunechaînedestinéeauxhan-

dicapéssurYouTube.Ilyamêmeunequin-zaine de Français chez GoogleX, le labosecretdumoteurderecherche,quelesanti-Silicon Valley soupçonnent de préparer leBigBrotherdedemain.«Onaunavantagecompétitif,ditleconsul.Unemain-d’œuvrequalifiée, créative et pas chère.» Ou, com-me ledit un interlocuteurmoinsdiploma-te:«LaFranceestàlaSiliconValleycequeleMarocest à laFrancepour le textile.»

San Francisco est une ville d’ingénieursqui, sans cesse, a besoin de cerveaux. Letaux de croissance dans la baie atteint desscores chinois : 13% en 2011, 7,6% en 2012.

Lessalairessontauzénith:uncodeurdébu-tant touche 2 000euros parmois en Fran-ce.ASanFrancisco,c’est trois foisplus.«Ici,il y a une vraie reconnaissance des ingé-nieurs. Qui gère le monde aujourd’hui?D’un côté la finance, de l’autre, les ingé-nieurs», lance Julien Barbier, 33ans, qui afondé l’association internationale despro-grammeurs français, While42. Tous lesétés, de nouveaux diplômés débarquent àla poursuite du rêve californien. «C’estcommeunearrivéedeboatpeople», souritMarcRougier, le fondateurdeScoop.it.Cer-tains réussissent très vite. Ils sontmillion-naires à 25ans et leur famillene s’endoutemêmepas.

Pier9,unpontonultramoderne,prèsdel’embarcadère. Guillaume Luccisano,27ans,alescheveuxenbatailleetl’airgenti-ment dans la lune. Les dashboards (pan-neaux muraux) sont couverts d’inscrip-tions.Lacuisineestdigned’unBocuseavecde l’acier inoxydable partout. Guillaumeest diplômé de l’école d’informatique Epi-tech. Arrivé à l’été 2010, il a trouvé un joben une semaine, chez SocialCam, la plate-forme de partage de vidéos. Il se trouvequ’il connaissait le «ruby», un langage deprogrammationrecherchéàSanFrancisco.Depuis, la start-up a été rachetée 60mil-lions de dollars (44 millions d’euros) parAutodesk. Guillaume Luccisano n’a paschangé de mode de vie. C’est seulementquand«onreçoit l’argent sur soncompte»,dit-il,qu’onréaliseque«c’estpourdevrai».

Les jeunes de la «FrenchTech» adorentle style de vie de la Vallée. La tendance estau«brillantet furtif»,décritArianeZambi-ras, titulaire d’une bourse Fulbright desociologie à l’université de Berkeley. «Onaime le truc exclusif, le coup d’éclat». Toutnouveau: le restaurant «pop-up» (quiouvre et se referme). Un chef loue un lieuimprobable et il y cuisine pour un soir, etun seul. Le vendredi, on aime écouter desartistes locaux dans des salles de concertquin’ensontpas,unatelier,unancien loft.Le samedi, on va parfois allumer des bal-

lons-lanternes sur la plage. Le dimanchematin, c’est yoga – sur le toit, c’est encoremieux. Laméditation est très encouragée.«Lalogiquedesboîtes,c’estdepresser lecer-veau des employés au maximum, tout ens’assurant qu’ils restent créatifs», résumeuningénieur.

FlorianJourda,32ans,estunpolytechni-cien qui fait du chant, de la méditation etdes murs lumineux qui empruntentautant à l’art qu’à l’ingénierie. Après l’X etunmaster à Berkeley, il a travaillé pour lecabinet Boston Consulting, à Paris. «Jemesuis ennuyé. Tout le monde était toujoursfatigué, pas créatif.» Florian est revenu enCalifornie au moment de l’explosion duWeb 2.0. Il aime son travail et la «méta-réflexion» qu’il suscite. «De l’agriculture àla médecine, des millions d’emplois vontêtre remplacéspardesprogrammeurs,pré-voit-il. Ça va entraîner une nouvelle luttedes classes.»

Florian Jourda est l’«employé no7» del’entreprise de stockage en ligne Box. Lespremiers salariés sont numérotés selonl’ordre d’arrivée. Cela montre à quelmoment telle personne a pris le risque derejoindre la start-up. Box comptemainte-nant plus de 1 000 employés. L’ingénieurvitdansunappartementdestylevictoriensurDolores Street, nouveauquartierbobo.Sondernier projet: une lampede 2mètresd’envergure, en forme de grue. Il a com-mandél’échafaudagechezlesChinoisd’Ali-baba.com.«EnFrance, jen’aurais faitaucu-ne de ces œuvres, dit-il. Ici, je me suis vrai-ment libéré. Iln’yapascettedivisionartiste

ou pas artiste.»Unmatelas est roulé dansun coin. Florian est un adepte du «couch-surfing»,quipermetauxtouristesdumon-deentierdese logergratuitementchezdes«locaux». L’invitéedecesoirestune jeuneIsraélienne qui a monté une coopérativede produits bio. «C’est un peu la maisonbleue sur la colline»,dit-il, en référenceà lachansondeMaximeLe Forestier.

Lematin, Florian Jourdaprend lanavet-te pour la Silicon Valley, l’un des autocarsde luxe qui provoquent le ressentimentdes habitants de San Francisco. «C’est uneheure de bulle, on n’est pas dérangé, dit-il.Onroulesur la280, c’estassez joli,ona l’im-pression de partir en vacances.» L’ingé-nieur dit lui-même que son salaire est«énorme»etqu’iladoublédepuissonarri-véeen2006.Maislacompétitionestinten-se. «Quand j’écris une ligne de code, elle vapeut-êtreêtreutiliséesurunmilliarddetélé-phones portables.» Et à la longue, «passerd’une génération de technologie à uneautre, c’estunpeuusant».

Les Français vantent l’ambiance de tra-vail dans la Silicon Valley. «Les start-up,c’est l’inverse de l’esprit français», souritCécile Alduy, l’universitaire de Stanford.L’espritdecollaborationest indispensable,la hiérarchie volontairement en retrait.«On essaie d’avoir le moins de directeurspossible,poursuitFlorianJourda.Lesmana-gers sont censés se mettre en dessous del’équipeplutôtqu’au-dessus.»

R entreront-ils un jour ? Tous seposentlaquestion.GuillaumeLucci-sano pense qu’il ira plutôt ailleurs à

l’étranger. Florian Jourda est dubitatif : «ASaint-Germain, c’était une bulle du passé.Ici, c’est une bulle du futur. » A 39ans,AlexandreBayengèreunbudgetderecher-che de 5millions de dollars (3,4 millionsd’euros)paran. SonbureaudeBerkeleyestun testament à son attachement pour laFrance : la photo de la descente desChamps-Elyséespourle14-Juilletenunifor-medepolytechnicien,unemachineàcalcu-ler héritée de son grand-père, le physicienMaurice Bayen, ancien directeur du Palaisde ladécouverte.

Son équipe développe de nouveauxalgorithmes d’estimation du trafic sur lesautoroutes californiennes. Les médiaslocauxattendent avec impatience sondia-gnosticsurlesembouteillagesdeLosAnge-les.AlexandreBayenaaussimontéun sta-ge d’immersion pour polytechniciens. Al’issue de leur séjour, ils doivent avoirconçu une start-up. «De la fuite des cer-veaux à l’envers», sourit-il. Le professeurne rentrerait en France que pour faireœuvre de «réformateur».Mettre en placeune «université du futur» par exemple.Mais pourquoi rentrer quand on est auxpremières loges d’une révolution ?Comme dit Florian Jourda, «ici on voitcomment la technologie change lacivilisation».p

Aupaysdes«Frenchies»heureux

enquête

Lesémigrésvantentl’ambiancedetravaildanslaSiliconValley:

«Lesstart-up,c’estl’inverse

del’espritfrançais»

LesFrançaisque leprésidentHollanderencontrele 12févrieràSanFrancisconesontpasdéprimés,fiersd’évoluerdansla«bulledufutur».Lesentrepreneursaméricains, eux,accueillentàbrasouvertscettemain-d’œuvrequalifiée, créativeet…bonmarché

Florian Jourdachez lui à

SanFrancisco,dans la navette qui

le conduit dansla Silicon Valley, etdans les locaux del’entreprise Box,lundi 10février.

TODD SANCHIONI

POUR «LEMONDE»

Corine Lesnes

20 0123Mercredi 12 février 2014

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