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Gouverner au nom d'allah b.s

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BOUALEMSANSAL

GOUVERNERAUNOMD’ALLAHIslamisationetsoifdepouvoir

danslemondearabe

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Lacritiquedelareligionestlapremièreconditiondetoutecritique.

KarlMARXLepireennemidelavéritén’estpaslemensongemaislaconviction.

FriedrichNIETZSCHE

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I

Untémoignageenguised’introduction:L’Algérie,ducolonialismeàl’islamisme

Cetopusculequitraitedelamontéedel’islamismedanslemondearaben’ad’autreprétentionquecelle que peut avoir un écrivain qui, s’emparant d’un sujet, essaie de le regarder d’une certainemanière, appelons-la littéraire, autrement dit avec sa subjectivité, et l’espoir cependant que cettesubjectivitéatteignequelquepartunecertainevérité.Pourautant,cen’estpasle«flouartistique»quiest recherché, il n’a pas sa place dans pareil sujet, c’est un éclairage sous un angle spécifique quimetteenévidencedespointsquepourmapartjeconsidèrecommeessentiels.

Mon texte n’est pas un traité académique, je ne suis ni historien ni philosophe, il n’est pasdavantageuneinvestigationjournalistique,encoremoinsunrapportd’expertenislamisme,etpasdutoutunessaid’islamologie. Ilest la réflexiond’un témoin,d’unhommedont lepays, l’Algérieenl’occurrence,atrèstôtétéconfrontéàl’islamisme,unphénomèneinconnudeluijusque-là.

Nous l’avons vu arriver, dans les années 1960, au lendemain de l’indépendance (1962), noussortions de cent trente-deux années de colonisation française et d’une guerre de libération de huitterriblesannées(1954-1962)quiavaitcausélamortdeplusieurscentainesdemilliersdepersonnes.CeventreligieuxnousaétéamenépardesprédicateursdiscretsvenusduMoyen-Orient,laplupart

membres des Frères musulmans, alors persécutés dans leurs pays, l’Égypte, où Sayyid Qutb,l’idéologuede l’islamisme radical etmilitantdesFrèresmusulmans, avait été condamnéàmort etexécutépar pendaison sur ordreduprésidentNasser, enSyrie où le présidentHafez el-Assad leurmenait la vie dure et ira, plus tard, en 1982, jusqu’à raser la ville de Hama, fief des Frèresmusulmans,enIrakoùlepartilaïcBaathexerçaituncontrôleabsolusurlasociété,enJordanieoùleroiHussein réprimait à tout-va islamistes et Palestiniens, et auYémen du Sud dirigé par un partimarxiste-léninistequiexécrait les religieux,commenous l’apprîmesd’eux,etd’autresencoreplusdiscrets,desprédicateurswahhabitesdiligentésparl’ArabieSaoudite,gardiennedesLieuxsaints,quivoulait inculquer un peu d’islam à notre pauvre pays si longtemps colonisé par les Français, deschrétienslaïcsetrationalistes.

Nouslesavonsaccueillisavecsympathie,unbrinamusésparleuraccoutrementfolklorique,leurbigoterieempressée,leursmanièresdoucereusesetleursdiscourspleinsdemagieetdetonnerre,ilsfaisaient spectacle dans l’Algérie de cette époque, socialiste, révolutionnaire, tiers-mondiste,matérialiste jusqu’au bout des ongles, que partout dans le monde progressiste on appelait avecadmiration« laMecquedesrévolutionnaires»,qui recevaitquotidiennementetavecquelleferveurleshérosdece temps, lesCubainsCheGuevaraetFidelCastro, affectueusement surnommés« losbarbudos»,lelégendairegénéralGiap,levainqueurdeladéjàmythiquebatailledeDiênBiênPhu,Gamal Abdel Nasser, le champion du panarabisme triomphant, Medhi Ben Barka, le Marocainpanafricaniste activement engagé dans la révolution tricontinentale,Mandela, qui un jour abattraitl’apartheidetseraitlepremierprésidentnoirdel’AfriqueduSud,lesBlackPanthers,dontlecélèbreEldridgeCleaver,et lesBlackMuslims,dont le trèsfameuxMalcolmXconnuchezlesmusulmanssouslenomdeEl-HajjMalekel-Shabazz,alorsmembredelaturbulenteNOI(NationofIslam),quipromettaitdedétruire l’Amérique impérialisteetblanche,etdespersonnagessulfureuxetexcitants

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commeIlitchRamírezSánchez,dit«Carlos»,ditencore«leChacal»,«theJackal»,leterroristeinternationalinsaisissable,amiinconditionneldenosfrèreslesPalestiniensdel’OLP(OrganisationdelibérationdelaPalestine)quel’Algériesoutenaitavecunepassionintensémentanti-impérialiste,anticolonialisteetantisioniste,commeelleaccueillaitenfraternitémilitantelescombattantsdel’IRA(IrishRepublicanArmy),duFLNC(FrontdelibérationnationaledelaCorse),del’ETA(EuskadiTaAskatasuna),ainsiquelesopposantsdeFranco,deSalazaretceuxdescolonelsgrecs(c’estàAlger,aveclalogistiquedel’arméenationalepopulaire,qu’aététournélecélèbrefilmZdeCosta-Gavrasqui dénonçait la dictature militaire en Grèce, scénarisé par Jorge Semprun, héros de la guerred’Espagne,résistantdurantlaSecondeGuerremondialeetdéportédanslescampsdelamortnazis,puisministre de laCulture du premier gouvernement post-FrancodeFelipeGonzález, et joué parYvesMontand, à cette époquemembre du PCF [parti communiste français], et le beau Jean-LouisTrintignant),etilyavaittousceuxquiavaientcourageusementsoutenulesrévolutionnairesalgérienspendant la guerre d’Algérie, et parmi eux ceux qu’on appelait les « porteurs de valise », quiacheminaientenSuissel’argentcollectéenFranceparleFLNauprèsdestravailleursémigrés,etilyavaitceuxquenousappelionslespieds-rouges,parcequ’ilsvenaientenquelquesorteremplacerlespieds-noirs et parce qu’ils étaient des socialistes, intéressés par l’expérience du socialismeautogestionnaire menée par le premier gouvernement de l’Algérie indépendante, dirigé parl’intrépideBenBella,surlemodèlededéveloppementchoisiparTitopourlaYougoslavie.TouscesgensvenaientàAlgerchercher refuge,solliciterdessubsides, s’initierauprèsduFLNà l’artde lalutterévolutionnaire,ousimplementrespirerl’airromantiqued’AlgerlaBlancheetfairelafêteentremilitantsdelacausedespeuplesopprimés,lesguerriersdoiventaussisereposer.

Occupésparnosbonnesactionsprogressistesetnoscommémorationshistoriques—nousavionségalement nos propres héros et martyrs à honorer —, nous ne prêtâmes qu’une lointaine etcondescendanteattentionàcettevaguedebigoterievenuedeceMoyen-OrientténébreuxquenousneconnaissionsqueparlecinémaégyptienetlesmerveilleuseschansonsdeFairuzetd’OumKalthoum.

Quelquesannéesplus tard,nousdécouvrîmespresqueà l’improvistequecet islamismequinousparaissait si pauvrement insignifiant s’était répandu dans tout le pays, à travers le réseau de nosmosquéesetdenossouksoùildispensaitsesprêchesetécoulaitsesmanuels,etavaitgagnélecœurdesgens,lesjeunesnotamment,enruptureaveclemondeétriquéetsanshorizonqueleurpromettaitle socialisme bureaucratique au pouvoir. Nous étions admiratifs, il y avait dans le regard de ces« fous d’Allah » une force qui semblait capable de déplacer des montagnes. Nous les avons vusensuite multiplier les revendications culturelles et sociales, qui consistaient en interdictions et enobligations très précises, que le pouvoir inquiet, qui au cours des ans avait beaucoup perdu de saververévolutionnaireetdesonaurahéroïque,faisaitsiennesavecunempressementtactiquehonteux,enfonçantparlàlepaysdansunerégressionmentaleporteusedetouslesdangers.C’enétaitfinidelamixité révolutionnaire entre étudiants et étudiantes et des tenues légères qui allaient si bien à nosfilles.Lachutedushahenfévrier1979etlamortdesesrêvesd’occidentalisationdel’Iranpassionnaient

lesislamistes,ilsobservaientavecjalousiecesIraniens,deschiites,desmusulmansdesecondordre,réussircequ’euxnepouvaientpasmêmeespérerentrevoirdanscettevietantlemondearabes’étaitéloignédelareligionetdestraditionsetenfoncédansl’hérésiesocialiste.

Nousl’avonsvuensuiteseradicaliseraufildesans,danscecontextemondialtenducrééparlesdéfaitesarabessihumiliantesde1967etde1973contreIsraël,lesguerresd’Irak(cellede1990-1991etcellede2003,baptiséeIraqiFreedom),lesguerresd’Afghanistan(àpartirde2001)etdeBosnie-

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Herzégovine(1992-1995)pourlesquellesilabeaucouprecruté(cequ’iln’aétrangementjamaisfait,soitditenpassant,pourlaPalestine,mêmeaujourd’huialorsqu’ilexisteàGazaunpartiislamiste,leHamas, disposant d’un bras armé déterminé, les brigades Iz al-Din al-Qassam). Hier inconnu etpersécuté, l’islamisme est devenu un phénomène planétaire, il pensait le monde et tentait de leredessineravecdeuxarmesqu’ilmaîtriseparfaitement:laterreuretlaprédication.Nousl’avonsvu,àlafindesannées1980alorsqu’ilétaitaufaîtedesapuissance,mobiliserdes

foulesimmenses,constituerdesmilicestapageusesquiimposaientl’ordremoralislamistedansnosrues, ouvrir des camps d’entraînement militaire clandestins dans nos maquis et nos djebels,développeruneéconomiediteislamique,investirmassivementlesactivitéscaritativesetsesubstituerauxservicessociauxpublicsparticulièrementinefficaces,éradiquerladélinquancedanslesquartierscontrôléspareux,défierquotidiennementl’Étatpardesmarches,desgrèvesetdessit-insauvages,etunjour,alorsquelepaysmenaçaitdes’effondrersuiteàlachutebrutaleduprixdubarildepétrolesurlesmarchésmondiauxaudébutdesannées1980,partiràl’assautdupouvoirdontlacorruptionavait atteint des niveaux outrageants et que le peuple haïssait de toutes ses forces. La tension étaiténorme et l’explosion imminente. Les rues d’Alger qui avaient connu la guerre coloniale et sesmisères, et son apogée, la bataille d’Alger que le cinéaste italien Gillo Pontecorvo amerveilleusementadaptéeàl’écran,étaientprêtespourunnouveaufilmd’horreur.

Etunjour,le5octobre1988,Algerentraenéruption,c’étaitle«printempsalgérien»,qui,aprèsdes mois de manifestations de rue et une répression féroce qui fit des centaines de morts et dedisparus,obligealepouvoiràconcéderdesréformesdanslaprécipitationetorganiserdesélectionslégislativesanticipéesquelesislamistes,regroupésdansunpartipolitiquenouveau,crééexnihiloeten contradiction avec la Constitution qui interdit la formation de partis politiques sur des critèresreligieux,ethniquesourégionaux,leFrontislamiquedusalut(FIS),emportèrenthautlamaindèslepremiertour.Effrayéeparlesmenacesd’épurationquel’aileradicaleduFISpromettaitdemettreenmarchedès

son investiture, l’armée cassa les élections, emprisonna les principaux leaders islamistes, décrétal’étatd’urgence,instauralecouvre-feu.Leurslieutenantss’enfuirentàl’étranger,principalementenAllemagne,Suisse,Grande-Bretagne,États-Unis,etlesmilitantsdebasegagnèrentlesmaquisoùlesattendaientcaches,armes,stocksdevivresetdemédicaments,préparésdelonguedate.Lesislamistesétaientoptimistes,ilsoubliaientquel’arméealgérienneétaitdirigéepardeshommesquiavaientfaitune guerre révolutionnaire contre la France et nemanquaient ni de technique ni de détermination.C’étaitenjanvier1991.Lepaysentraitdansuneguerrecivilequiallaitdurerunedouzained’années.Dèslespremièresopérations,nouscomprîmesquelesislamistesnes’embarrasseraientd’aucune

règle, d’aucune considérationmorale, ils firent une guerre effroyable, s’attaquant particulièrementauxcivils,n’épargnantnifemmesnienfants,etl’arméequin’avaitpasdavantagederetenueripostaavec une égale sauvagerie. Le peuple était pris en tenaille, sommé de se ranger derrière l’un ouderrièrel’autre.Desvillagesentiersfurentmassacrésparonnesaitqui,legouvernementaccusantlesislamistes et les islamistes accusant le gouvernement. La population, elle, ne se trompait pas, elleattribuaitàchacunsescrimesetsesmensonges.Lemonde entier a suivi cette barbarie qui au fil desmois prenait des alluresdegénocide,mais

jamaispersonnen’estintervenu,nileConseildesécurité,niunquelconqueÉtat.ÀAlger,nousavionsl’impressiondevivreunefindemondeàhuisclos.

Nousavonsvuégalementlesislamistesfairepreuved’ungrandtalententermesdestratégieetdecommunicationnationaleetinternationale,nettementsupérieuràceluidugouvernementengluédanssabureaucratie et surtoutdiviséquant à la façonde«gérer» l’islamisme : l’éradiquer, comme le

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voulaientleschefsdel’armée,appelésles«éradicateurs»,ounégocieravecluietluifaireuneplacedans lepouvoir,cequepréconisaient lespolitiques,appelés les« réconciliateurs».Commeilétaitquestiondepouvoirderrièrecesjeuxclaniques,éradicateursetréconciliateurssefirentlaguerre,lesmorts mystérieuses se multiplièrent. Les islamistes, jouant les victimes des méchants généraux,réussirent sans difficulté à convaincre les gouvernements occidentaux (mais pas leurs opinionspubliquesquisentaientbienquel’islamismeétaitunemenacequiunjourgagneraittoutelaplanète)delajustessedeleurcombat,arguantdufaitindiscutablequ’ilsavaientgagnélesélections,etdanslemêmetempsilsfaisaienttoutpourétendrelarévolutionislamistedansd’autrespaysarabes,leMarocet laTunisieenpremier,maisaussienEurope,enFrancesurtout,pour lapunird’avoir longtempssoutenu ladictature impied’Alger,dans lebutdecréerunedynamiqueglobale irréversible,qu’ilsappelaient«lejihadcontrelesjuifsetlescroisés»ou«legrandjihadpourAllah».Cesexpressionsquenousentendionspourlapremièrefois,habituésquenousétionsauxslogansdel’Internationalesocialiste,avaientuneforceapocalyptiquequiexaltait lesunset tétanisait lesautres.Réellement,unmondefinissaitetunautrecommençait.

LorsquedesislamistesdissidentsduFIS,jugeantleurschefstropindécisdanslaconduitedujihad,voiretentésdenégocieraveclegouvernement,formèrentlesGIA,lesGroupesislamiquesarmésdetristemémoire,nousapprîmesparleurscommuniquésqu’ilsn’étaientpasseulementenguerrecontreunrégimedespotiqueetcorrompu,cequi leuravaitapportéunsoutienassezgénéral,etcontre lespaysoccidentauxqui appuyaient ces régimes, cequi leur avait assuréunautre soutien,maisqu’ilsétaient enguerre contredes religions, contredes races,des civilisations,des cultures.Les talibansafghansétaientleurmodèle,ilsvoulaientfaireaussibienqu’eux,sinonmieux:restaurerlecalifat,vucommel’État islamiqueparfaitoùnul infidèle,nulhypocrite,n’aurait saplace.Leurslogan,qu’ilsscandaientenbrandissantleCoran,était:«Pourluinousvivons,pourluinousmourrons.»

Nous découvrîmes que derrière l’image de violence primaire et de désordre mental qu’ils sedonnaient pourmieux effrayer se cachait ce qui était, et commençait à transparaître, une stratégiedécoulantd’unplanancien,dedimensionplanétaire,néde la jonctionidéologique,dans lesannées1930-1950,entre la trèspuissanteet très influenteassociationdesFrèresmusulmans (en1948,ellecomptaitdéjàplusdedeuxmillionsd’adhérents),larichissimeArabieSaoudite,premièrepuissancepétrolière au monde, et certains non moins richissimes émirats du Golfe, visant à combattrel’occidentalisationculturelledespaysmusulmansquiavaitdéjàséduitleursélites,etd’unemanièregénérale les citadins, à les ré-islamiser en profondeur et de là, grâce à la force acquise par lafédérationdeleursmoyens,àlibérerlaPalestineetàislamisertoutelaplanète.C’étaitlaNahda,néedans le fracashumiliantde lachutede l’Empireottomanetdescolonisations, revuepar lesFrèresmusulmans,mûrementpenséedepuisetpatiemmentmiseenœuvregrâceàl’argentdupétroleetauxmoyensmodernesdecommunication.LalittératureislamistequicirculaitparseslivresetparleNetnelaissaitaucundoutelà-dessus.LaNahda,ouÉveildel’islam,étaitprécisémentladémarchevisantàredonneràl’islamladignitéetlaforceconquérantequiétaientlessiennesautempsduProphèteetdespremiersgrandscalifes.

Lebilandecetteconfrontationentrelesislamistesradicauxetlepouvoiralgérien(1991-2006)estterrifiant : plus de deux cent mille morts, une économie dévastée, un pays détruit, des blessuressocialesetmoralesirréparables,l’élitemodernedupaysdécimée,assassinéeparlesunsetlesautresoudisperséedansuneémigrationsansretour,l’imagedupeuplealgérienterniedanslemondepourtrèslongtemps.

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Aujourd’hui, en 2013, la guerre est finiemais la paix n’est pas revenue, l’islamisme radical estvaincumilitairementmaisilesttoujourslà,enracinédanslapopulation,ancrédanslesinstitutions,serenouvelantconstamment,s’adaptantauxconditionsrécentes,serépandantdenouveauettissantdesliens profitables avec l’internationale islamiste, aussi bien la tendance modérée que la tendancejihadiste,etlesréseauxmafieuxinternationauxquiontfaitduSaharaetduSaheluneplaquetournantedutraficintercontinentaldedrogueetd’armes.LatransformationdesGIAenGSPC(Groupesalafistepourlaprédicationetlecombat)etplustardenAQMI(Al-QaïdaauMaghrebislamique)montrequel’islamisme radical algérien dépassait la problématique purement algérienne et rejoignait le planmondial,conçuparlesFrèresmusulmansetl’ArabieSaoudite,àtraversundeleursinstruments,Al-Qaïda. Les islamistes internationalistes avaient disqualifié les islamistes nationaux, appelés lesdjaz’arites(deElDjazaïr=Algérie),lesalgérianistes,quieuxlimitaientleursambitionsàleurpays,l’Algérie.L’internationaleislamisteavaitimposésesvues:c’estlemondequ’ilfautislamiseretpasseulementlespaysmusulmansqu’ilfautremettresurlavoieduvéritableislam.

Sous le masque de l’islamisme modéré (qu’en Algérie la rue appelle « l’islamisme radical encostumecravate»etparfois«Jekyll&Hyde»),l’islamismeradical,quiatoujoursplusieursfersaufeu,aétablidesliensfructueuxavecdesdignitairescivilsetmilitairesdupouvoiralgérien,aveclesnotablesetlesoligarquesprochesdupouvoir(commerçantsetentrepreneursquilefinancent)etaveclesélitesintellectuellesdéçuesparl’Occidentetenruptureavecsesvaleurs.De l’autre côté, l’État est toujours là, plus fort que jamais, disposant d’une manne pétrolière

considérable,maisiln’estl’Étatquedelajuntemilitaireetdesesclientèleslocalesetétrangères.Lescrimes et les horreurs commis durant les douze années de guerre civile sont aussi là, parmi lesnombreux non-dits de ce qui est pudiquement appelé la « tragédie nationale » par la loi dite deRéconciliationnationale,votéeen2006,quienréaliténeréconcilierien,elleofficialiseuneamnistiegénéralequineditpas sonnomet consacre l’accord secretpasséentre leschefsde l’arméeet lesislamistes de l’AIS (Armée islamique du salut, bras armé du FIS) pour une sorte de partage dupouvoiretdelarentepétrolière.Cesnon-ditsplanentsurlepays,jetantlediscréditsurlesinstitutionsnationalesetceuxquilesdirigent.Cesilenceimposé,cettehontecachéerendentimpossiblesleretouràunepaixvéritableetl’émergenced’unprocessusdémocratiquesincère.

Parallèlementàl’évolutiondelacrisealgérienne,nousavonsvul’islamismeserépandredanslemonde, s’internationaliser à travers de multiples organisations civiles, la plupart légalementconstituées, et se radicaliser dans des organisations jihadistes comme Al-Qaïda et ses avatars(AQMI),jusqu’àconcevoirdesplansgigantesquesdontle11-SeptembreàNewYorkaétél’apogée.Nousavonsvucomment,lorsdu«printempsarabe»,en2011et2012,ilasuinfiltrerdesrévoltespopulaires d’essence démocratique et les retourner à son profit. Nous l’avons vu s’installer enOccident et s’attaquer à ladémocratie enusantde ladémocratie avecart et subtilité. Il abeaucoupapprisaucoursdecesannéesdeconfrontationsaveclespouvoirsarabesetavecl’Occident.Ilsesentvictorieuxet enmesuredevaincre lesplusgrands, lesplus forts. Il agagné saplacepartout etnecessedel’élargir.Ilaatteintlestadeoùilcroitpouvoirallerplusviteensemettantdanslesillagedesislamistesmodérésquiontleventenpoupe,quirassurentlesopinionsnationalesetinternationalesetdisposentdenombreuxcadrescapablesdegouverner.

C’estàpartirdecevécuetdesdébatsintensesquenousavonseusaveclesunsetlesautresdurantceslonguesannéesdeguerre,dontjeviensderappelerquelquesélémentssignificatifs,quej’aiécritcetopuscule.C’est ce vécu quim’a amené, au plus fort de la guerre civile enAlgérie, entre 1996 et 1998, à

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écrire Le serment des barbares, qui fut publié en France en 1999. Dans ce roman, je tente uneexplicationdelaguerrecivileenAlgérie,enpartantdel’idéequeledéchaînementdeviolencedansunpaysa forcémentdescausesmultiples,dontcertainessontanciennes,voire trèsanciennes,doncdifficiles à percevoir et encore plus difficiles à expliciter, qui s’imbriquent d’une manière nonlinéaire,etqu’ilestforcémentlefaitdeplusieursacteurs,prisdansunepartiequilesdépasse,cequine réduit en rien leur responsabilité.Cedéchaînement deviolencen’a pas, commeon aurait pu lepenser, conduit à la résolution de la crise, il a installé le pays dans un marasme et une douleurdurables.

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II

Islametmondemusulman,unevued’ensemble

Cette présentation, articulée en trois points, s’adresse au lecteur insuffisamment informé surl’islam, elle lui fournit des informations de base dont il a besoin pour entrer pleinement dans leprésent ouvrage. Elle renvoie à deux annexes, 1 et 2, dans lesquelles il trouvera un complémentd’informationssusceptibled’améliorersacompréhensiondumondemusulman.

1.Contrainteetdomained’applicationdelachariaDans les débats sur l’islamisme, on entend tant de mots qui semblent dire la même chose et

recouvrir des réalités différentes qu’on est perturbé. Nous voyons par exemple que les activistesislamistes,dontonparlesouvent,etpresqueexclusivementquandonabordelaquestiondel’islam,sont désignés par de nombreux vocables : musulmans, fondamentalistes, intégristes, salafistes,jihadistes.Leprofaneestrebuté,l’islamismeluiparaîtplusmystérieuxquejamais,ils’imagineavoiraffaireàunehydreàmilletêteséchappéedel’Antiquité.Delamêmemanière,lemot«islamisme»est concurrencé par autant de vocables : fondamentalisme, intégrisme, salafisme, islam politique,islamradical.Laconfusionesttotalelorsque,enplus,etc’estcequ’onfaitsouvent,onaccoleàcesmots d’autres vocables tels que wahhabite, sunnite, chiite, etc. On comprend qu’avec une telleprofusiondemotsd’aucunsenviennentàfairedesamalgames,dontlepluspréjudiciablepourtousest de confondre l’islam, religion respectable et brillante s’il en est, et l’islamisme, qui estl’instrumentalisation de l’islam dans une démarche politique, sinon politicienne, critiquable etcondamnable. Le lecteur avisé ne tombera pas dans le piège, il cherchera plutôt à approfondir saconnaissancepourrestermaîtredesonjugement.

Deuxconsidérationsfondamentalessontàsavoirpourfaireledistinguoentrecestermes:

Lapremièreestledegrédecontraintequel’autoritéenislam—quipeutêtrelegouvernementouuneinstitutionreligieusehabilitéeàémettredes«avisreligieux»(enarabe:fatwa)—peutoudoitexercer sur les fidèles pour les amener à une pratique conforme de l’islam et aussi sur les non-musulmansvivantdanslepayspourlesameneràrespecterlesusagesreligieuxlocaux.Or,leCoran,quiest lasource fondamentalede l’islam,ne répondpasclairementàcettequestion—c’est lecaségalementpourd’autresquestionsaussisensibles—,ilfournitenvéritédesréponsescontradictoires,dumoins susceptiblesde lecturesdivergentes.Laméthode,préconiséepar leprophèteMohammedlui-même en cas de difficulté et de doute, ainsi que par les plus éminents savants de l’islam, estl’interprétation par diversmoyens : l’effort de réflexion (ijtihad), l’analogie (qiyâs), le consensus(ijma’),laconsultationdesérudits,lejugementpersonnelendernierressort.Cesméthodessontdessourceslégitimesdedroitmusulman,dumoinsdanscertainsrites,lorsqueleCoranetlaSunna,ainsique les hadiths canoniques, à savoir « les dires » explicitement reconnus comme étant ceux duProphète,nefournissentpasderéponsesclaires.L’islamn’étantpasencadréparunclergé,etnedisposantpasd’unVatican,n’organisantdoncni

conclavepourdésignerunpontife,nisynodeniconcilepourtranchersurlesquestionsdedogme,ilappartient à chacundedécider en fonctionde sa lecturedes textes religieux, des circonstancesquisontlessiennesetdel’endroitoùilsetrouve.

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C’estdecettepossibilitéofferteauxfidèles,maisaussienconséquencedesinnombrablesconflitspolitiquesetguerresfratricidesquiontjalonnél’histoiredesmusulmans,quel’islam,quiestcenséclorelecycledesrévélationsdivines,commencéaveclejudaïsmeetpoursuiviparlechristianisme,s’est très tôt divisé en courants (en arabe :madhhab, pl.madhâhib), dont les principaux sont : lesunnisme,lechiisme,lekharidjisme,lesoufisme,qui,àleurtour,sesontdivisésenécolesdepensée,ayantelles-mêmesdonnénaissanceàdenombreusessous-écolesetsectescommelewahhabisme,quiestunesectedusunnismehanbaliteprofessantunislamultraorthodoxeetsalafiste(ayantdeuxvoies,l’une traditionaliste et l’autre jihadiste), dont on parle aujourd’hui beaucoup parce qu’elle est lareligionde l’ArabieSaoudite et que cepays est religieusement, politiquement, économiquement etfinancièrementtrèsinfluentsurlascèneinternationale,etcommelasectedesFrèresmusulmansquele«printempsarabe»apropulséeaupouvoirdanscertainspaysarabes(Tunisie,Égypte).Ces divisions de l’islam (en arabe : fitna = sédition, division, guerre civile entre tenants d’une

mêmeobédience)couvrenttoutlespectredelafoietdelaloi,ellesvontdel’islamcontemplatifetpoétique desmystiques soufis, quasi anachorètes, dont les territoires se réduisent comme peau dechagrinsouslapressiondesidéologiesdominantesetlessollicitationsdelaviemodernequilaissentpeudeplaceaumysticisme,jusqu’àl’islamismeleplusfanatique,leplusrétrograde,quiaatteintdescimes dans l’Afghanistan des talibans, dans l’Algérie des GIA durant la guerre civile, et dont lesterritoiresnecessentdes’étendreenAfrique,auMoyen-Orient,enAsie,enEurope,enAmériqueduNord.Signalons,àtitreanecdotique,cetislamnouveaudontlecredosembletournéversunhédonisme

purementmatériel qui fleurit dans cet eldorado surgi du désert qu’estDubai où faire du shoppingcinqfoisparjourtientlieuderitereligieux.Onletrouveaussiicietlàdanslesmilieuxenrichisparla rente dans plusieurs pays arabes oùpiétisme et affairisme se tiennent lamain pour réaliser uneaccumulationjouissivedebiensmatérielsetdegadgetscoûteux.

Dans toutes les écoles et tous les rites, la question de la contrainte en religion s’est posée et asoulevé d’innombrables et interminables disputes théologiques, parfois violentes, jusqu’àaujourd’hui, balançant entre contrainte et liberté en matière religieuse. Dans certaines écoles depensée, on s’en tient à cet enseignement duCoran qui dit explicitement : «Point de contrainte enreligion»(Lâikrâhafi-dîn),ouencoreàceluide lasouratedesInfidèles :«1–Dis :“Ôvous lesinfidèles!2–Jen’adorepascequevousadorez.3–Etvousn’êtespasadorateursdecequej’adore.4–Et jenesuispasadorateurdecequevousadorez.5–Etvousn’êtespasadorateursdecequej’adore.6–Vousavez votre religion et j’ai lamienne.” »Ces écoles enseignent un islam tolérant,respectueux,etmoderneencesensqu’ilprofesseaussietdemanièreinsistanteunvéritableamourdela science. Dans un hadith célèbre, le Prophète a recommandé aux fidèles qui le questionnaient :«CherchezlesavoirmêmeenChine.»EnAlgérie, lesavantmusulmanréformisteBenBadis(1889-1940),fondateurdumouvementdes

ulémasmusulmansalgériens,afaitdecetterecommandationlecœurdesonprojetdemodernisationdel’islam.BenBadisainspiréuncourantréformisteimportantdanstoutleMaghrebmaisilestrestétrès élitiste, alors que le discours desFrèresmusulmans s’adressait aux couches populaires et auxjeunes tenailléspar lenationalismeet l’envied’endécoudreavec lecolonialismeet l’Occident.EnAlgérie, ce discours radical était celui de Messali Hadj, chef du parti populaire l’Étoile nord-africaine,leaderincontestédesnationalistesalgériens,notammentauseindel’émigrationenEurope.Messalin’avaitévidemmentqueméprispourladémarcheréformatricedeBenBadis.Danstouslespays arabes, on retrouvait les mêmes évolutions et les mêmes personnages très semblables auxfiguresemblématiquesalgériennes.

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D’autres écoles privilégient en revanche les versets qui légitiment la contrainte, jusqu’àl’écrasement ; ceux-là commandent aumusulman le jihad contre l’infidèle, et notamment le versetdans lequel Allah ordonne àMohammed : «Ô Prophète, mène le jihad contre les infidèles et leshypocrites et sois dur à leur égard. » Et parfois en effet, le Prophète se montra impitoyable.L’extermination de la tribu juive des Banu Qurayzah sur ordre de Mohammed est évidemmentsouventrappeléeparlesislamistespourjustifieretexalterleurscrimes.

Selonl’écoleetlecontextehistorique,onenseigneradonclamodérationetlacompréhensionoul’intoléranceetlasévérité,lapersuasionparleverbeoulasoumissionparlesarmes,lacoopérationou la séparation et le conflit, etc.Laquestiond’essence religieuse est évidemmentpolluéepar desconsidérations politiques, les pouvoirs et les partis ont toujours instrumentalisé la religion etconstruit leur propagande partisane sur les versets qui leur conviennent, arguant en appui de leurdémarche du fait que l’islam est une totalité, il statue sur toutes les questions qui se posent aumusulman et à la communauté, qu’elles soient d’ordre théologique, politique, juridique, social ouautre.Surcesquestions,onsereporteraavecprofitauxouvragesdeGillesKepel,sansdoutelemeilleur

spécialiste de l’islam politique, et notamment à ces deux livres : Jihad. Expansion et déclin del’islamismeetFitna.Guerreaucœurdel’islam,publiésauxéditionsGallimarden2000et2004.

Lasecondeconsidérationconcernelechampd’applicationdelaloiislamique.Ilyaceuxquiconsidèrentquelaloiislamiques’appliqueauxseulsmusulmans,etvivantdansun

paysmusulman,c’est-à-diredansunmilieuquipermetunepratiqueaiséeetcohérentedelafoietdela loi islamiques. En voyage, le musulman n’est pas tenu durant le trajet de suivre toutes lesprescriptions concrètes de la loi coranique, ni même à l’arrivée s’il se trouve en pays nonmusulman ; comment en effetmanger halal, prier dansunemosquée, pratiquer l’aumône, dansunpaysayantd’autrespratiquesreligieuses?Etlemusulmanquirésidedansunpaysétrangerestappeléà respecter en priorité les lois de ce pays,même si elles sont en contradiction avec les préceptescoraniques ; il peutmême, si révéler sa foi lemet en danger, pratiquer la taqîyya, c’est-à-dire ladissimulation,quecertainsritesautorisent.L’étrangerenvoyagedansunpaysmusulmanestquantàluitenuàlasimplerègledelabienséanceetdelacivilité.Et ilyaceuxquipensentque la loi islamiqueavocationuniverselle,puisquedictéeparAllahà

l’humanité entière, elle s’applique à tous et à chacun sans distinction, sans tergiversation niarrangement.Ilfautporterlaparoled’Allahpartoutetcedevoirs’imposeàtoutmusulman.Certaines écoles acceptent cependant que les populations non musulmanes vivant dans un pays

musulmanconserventleurscultes,maisalorsellessontplacéesdansunstatutsocialinférieuràceluidesmusulmans,lestatutdedhimmi,quileurfixedesobligationsspécifiquesdontlalistepeutêtretrèslongue,comporterdesprescriptionshumiliantes,allantparexemplejusqu’àleurimposerlaformeetla couleur des vêtements, la façon de marcher dans la rue et quoi faire quand ils croisent unmusulman,maisleurgarantitenéchangelaprotectionpourleurspersonnesetleursbiens.Jadis,cestatutimposaitaussilepaiementd’unetaxespéciale.Lespopulationspassiblesdeladhimmavarientd’unritemusulmanàl’autre,d’unpaysàl’autre:cepeutêtretouslesnon-musulmanssansexception,ouleschrétiensetlesjuifsseulement,oulesidolâtresseulement,etc.Il semble que pour les juifs vivant en pays musulman, le statut de dhimmi qui leur était

systématiquementimposé,pourdurethumiliantqu’ilaitpuêtre,leurassuraitunesituationmeilleureque celle qu’ils connaissaient en terres chrétiennes. Cela demande à être relativisé, en terresmusulmanes il y a eu aussi des ghettos juifs et des pogroms comme en terres chrétiennes, etinversement, en certaines terres chrétiennes (Pays-Bas, France, Allemagne) il y eut en certaines

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périodesderéellesfacilitéspourlesjuifs,ceuxdumoinsquiparleursactivitésetleursconnaissancesavaientréussiàsehisserdanslahiérarchiesociale.Onsegarderadegénéraliseretdeprendrepourvéritévraielesassertionsdesunsetdesautres.

Dans lePortugalet l’Espagneaumomentde laReconquistade lapéninsuleIbériquepar lesroiscatholiques (718-1492), musulmans et juifs connurent la même déplorable situation, ils furentimpitoyablement pourchassés par les gendarmes des rois chrétiens et par la Sainte Inquisition,dépossédés, convertis de force ou expulsés du pays.L’histoire desmarranes et desmorisques, cesjuifs et cesmusulmans restés enEspagne et auPortugal, est une tache dans l’histoire de ces pays.Convertisdeforceauchristianisme,ilssesouvenaientavecregretdelapériodeoùilsétaientsoumisaux sultansmusulmans.Pour lesmorisques, c’était la fin de l’âge d’or, ils ne guériront jamais decetteperteetdecettehumiliation;pourlesmarranes,c’étaitletempsoùilsvivaientenpaixdansleurfoisouslatutelledessouverainsmusulmans.

Selonledegrédecontrainteetl’étenduedudomained’applicationdelaloicoranique,onparleradoncd’islamtolérant,defondamentalisme,desalafisme,d’islamismemodéré,d’islamismeradical,d’islamismesectaire,etc.Ilnefautpassous-estimerlaforcedesdébatsetdespolémiquesautourdeces deux questions, elles eurent autant d’impact sur l’évolution de l’islam que les disputes sur lapauvretéduChristontpuenavoirsur l’évolutionduchristianismeetdesonÉglise,dontUmbertoEco a formidablement rendu la complexité dans son chef-d’œuvre Le nom de la rose, débat quirevientàl’honneur,aprèsdessièclesdereflux,aveclenouveaupapeFrançois,quidèssonélectionenmars2013déclarait:«JevoudraisuneÉglisepauvre,pourlespauvres.»

2.LesécolesislamiquesÀcestade,pourquelalecturedecequisuitsoitprofitable,ilfautavoiruneidéedelatypologiedu

mondemusulman,quicompteaujourd’hui1,57milliarddepersonnes,présentesdansquasimenttousles pays. Elles représentent 23 % de la population mondiale, se répartissant comme suit : Asie(972 millions), Moyen-Orient + Afrique du Nord (315 millions), Afrique subsaharienne(240millions),Europe(38millions),AmériqueduNord(5millions).CeschiffressontceuxduPewResearchCenter aux États-Unis dont les études statistiques font autorité. Sur son site, on trouveratouteslesdonnéesdésirablespoursefaireuneidéeprécisedumondemusulman.L’annexe2rappellequelques-unesdecesdonnées.

Selon une autre statistique (ONU), en 2006 le nombre de musulmans dans le monde a pour lapremière foisdépasséceluidescatholiques(19,2%contre17,4%).Cette informationproduisituneffet considérable, les islamistes y virent le signe que leur victoire était proche ; dans les payschrétiens qui comptent en leur sein une communauté musulmane importante, on décréta que levéritable danger était la démographie, elle jouait infailliblement en faveur des musulmans, lacontraceptionetlecontrôledesnaissancesétantinterditsdansleurreligion,alorsqu’enOccidentlanatalité est en baisse tendancielle constante depuis des décennies. Cette peur est à relativiser, lapopulationmusulmanecroîteneffetplusviteque lesautrespopulationsetcroîtramêmedeux foisplus vite dans les vingt prochaines années mais, comme partout, une inflexion de la féconditéapparaîtra. Déjà, le nombre de jeunes dans maints pays musulmans baisse sensiblement et lesmariages se fontdeplusenplus tard,chez lesgarçonscommechez les filles.Ladémographieestinfluencée par la religionmais, sur la durée, elle obéit à sa logique propre, elle se régule selond’autresconsidérations,trèsconcrètes.La peur de l’islamisme agissant, la démographie est constamment sollicitée enEurope, elle fait

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partiedesinstrumentsd’analysedumondemusulmanetduphénomèneislamistequis’ydéveloppe.EnFrance,ilaétéenvisagédemettreenplaceunsystèmedestatistiquesethniquespoursuivre,entreautres,lapopulationmusulmane,maisleprojetaétéabandonnécarjugédiscriminatoireauregarddela Constitution, qui interdit de traiter des données personnelles faisant apparaître les orientationspolitiques, religieuses, syndicales, sexuelles, l’état de santé ou les origines ethniques ou raciales.Dans un pays comme Israël, la démographie au Moyen-Orient est une obsession. Son évolutiondétermine dans une large mesure les orientations politiques et sécuritaires fondamentales desautorités israéliennes. En revanche, du côté des islamistes, on observe avec satisfaction touteévolutiondémographiquequi renverse le rapportdeforceenfaveurdesArabesetdesmusulmans.OncitesouventlaparolesuivanteattribuéeàYasserArafat:«NousvaincronsIsraëlgrâceauventredenosfemmes.»Danscettecourse,leHamasencouragelanatalitédanslesfamillesarabesvivantenIsraëletdans lesTerritoirespalestiniens,etenIsraëlonencouragelavenued’immigrés juifspourcompenserlabaissedelanatalitéchezlesIsraéliensjuifs.

Rappelonsquel’islamcomprendquatregrandscourants(madhâhib) : lesunnisme, lechiisme, lesoufisme, lekharidjisme,plusquelquesautresdemoindre importance,voireminusculescommelaNOI (Nation of Islam), née aux États-Unis et présente seulement dans ce pays, dont les adhérentsétaientprincipalementdesNoirs,d’oùleurnom:BlackMuslims.C’estunehistoireparticulière,onse reportera avec intérêt au livre deRobertDannin,BlackPilgrimage to Islam, OxfordUniversityPress, 2002. On apprendra comment l’islam est arrivé en Amérique, par les esclaves africainsmusulmanslorsdelatraitenégrière,commentilaévoluéaucoursdutempspourdeveniraveclesBlackMuslimsunmoyend’affirmationidentitaireetdeluttecontrel’hégémonieblanche,etcommentilévoluedenosjoursdanslecontextecrééparl’expansiontousazimutsdel’islamismeetalorsquel’islam« importé»par les immigrantsmusulmansdeces trentedernièresannées(arabes,afghans,africains…) prend corps en tant qu’islam américain, s’organise et, comme partout, produit à samargedesrameauxislamisteshyperactifs,sansdouteliésàl’internationaleislamiste.

Lesquatregrandscourantsdel’islamsont:

1.Lesunnisme,quis’appuiesurleCoranetlaSunna(motdésignantàlafoislaLoideDieuéternelleetimmuable,ainsiquel’enseignementduProphète,d’oùlenomde«sunnisme»),estporteurd’unevisionorthodoxedel’islam.Ilestlecourantdominant,ilreprésente85à90%desmusulmansdanslemonde. Il se divise lui-même en quatre grands rites, professant chacun une vision différente del’islamsunnite.Lesdignitairesdecesritessevouentuneinimitiéfraternelleetpassentleurtempsàsedisputersurdespointsdedogmemaisaussi,deplusenplus,surdesquestionsdepolitique.Cesritessont:lemalékisme,lehanafisme,lechafiisme,lehanbalisme,chaquerites’étantlui-mêmescindéenplusieurs branches et rameaux, couvrant chacun une aire géographique plus ou moins grande,intégrant iciet làdespratiquesculturelles localesantérieuresà l’avènementde l’islamouacquisesdepuisaucontactd’autrespopulations,quidonnentauritesacouleurlocaledistinctive.

–Lemalékisme,fondéauVIIIesiècleàMédineenArabieparl’imamMalekIbnAnas,professeun islam orthodoxe austère, très ritualiste, il est le ritemajoritaire enAfrique duNord et del’Ouest;20%desmusulmansdanslemondesontattachésàcerite.

–Lehanafisme, fondéaudébutduVIIIe siècleàKoufaenIrakparAbûHanîfaAl-Nu’manIbnThabit,c’estleriteleplusancien,ilprofesseunislamlibéraletrationaliste,ils’estdéveloppédans les pays musulmans non arabophones. Il domine en Turquie et en Asie (Chine, Inde,Bangladesh).Ennombredefidèles,ilestleplusimportant.

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–Lechafiisme,fondéauIXesiècleparl’imanAlChafii,ils’estrépanduenÉgypte,enIndonésie,enMalaisie,auxComores,auxPhilippines,àBrunei,auYémen.Ennombred’adhérents,ilvientaprèslehanafisme.Danscerite,l’excisiondesfillesestobligatoire.

–Lehanbalisme,fondéauIXesiècleparl’imamIbnHanbal;c’estuneécoledepenséerigoristetrèsconservatrice;ils’estdéveloppéenSyrie,enIrak,enPalestineetsurtoutenArabieSaouditeoù il s’est encore durci pour donner naissance au XVIIIe siècle au wahhabisme, créé par leprédicateurMohammedBenAbdelWahhab.

2.Lechiismeestuncourantcomplexe,àlafoisrationaliste,spiritualisteetésotérique.Ilfaitunelargeplaceauraisonnementdéductifquiinsistesurl’argumentation,lelibrearbitre,etlecaractèrecrééduCoran,contrairementausunnismequileconsidèrecommeunobjetrévélé.Lemot«chiisme»s’estimposémais ilest impropre, leschiitesseconsidèrentseulsorthodoxesetsenommenteux-mêmeslesadéliés,partisansdelajusticeoupartisansd’Ali,AliétantlecousindeMohammed,c’estluiquele Prophète aurait désigné pour lui succéder en tant que premier calife mais les compagnons duProphèteendécidèrentautrement,ilschoisirentAbuBakr,sonbeau-père,d’oùlapremièredivisiondel’islamensunnismeetchiisme.Levocable«chiite»,quivientdumotarabecha’ïa(faction,parti,etparextensionhérésie),leuraétédonnéparleursadversaires,lessunnites.Lechiismereprésente10à15%desmusulmansdanslemonde,ilestdominantenIranetenIrak,ilexisteenSyrieetdanslenorddel’ArabieSaoudite.L’islaminterditdeplacerdesintermédiairesentreleshommesetDieu,maislechiismeestleseul

courant musulman à disposer d’une sorte de « clergé », devenu très puissant au fil du temps,notammentenIrandepuisl’instaurationd’unerépubliqueislamiquedanslaquellel’ayatollahexerçantlafonctiondeguidesuprêmeestau-dessusduprésidentdelaRépubliqueéluausuffrageuniversel.Danslechiisme,l’histoireaunesuite,Mohammedn’estpasledernierprophète,lesfidèlesattendentleMahdi(elmahdimountadhar=lemahdiattendu),unesortedemessie,quiàla«findestemps»sortiradeladescendanceduprophèteMohammed,pourvenir«comblerlaterredejusticeetd’équitéautant qu’elle est actuellement remplie d’injustice et de tyrannie ». Le chiisme se divise en quatrebranchessedivisantelles-mêmesendenombreusesécolesetsectesdissidentes:

– Les duodécimains (appelés aussi jafarites) ; ils croient en l’existence des douze imamslégitimesetenleurinfaillibilité(lesdouzeimamsétantlesmembresdelafamilleduProphète,les seuls selon les chiites qui pouvaient lui succéder et rapporter fidèlement ses hadiths, sesdires),c’estlecourantofficielenIrandepuislarévolutionislamiquede1979;80%deschiitesappartiennentàcecourant.

–Les zaïdites ; ils sont présents presque exclusivement dans lesmontagnes du nord-ouest duYémen.

–Les ismaéliens,dont lechefspirituelest l’AgaKhan.Unedes trèsnombreusesbranchesdesismaéliensestlerameauhétérodoxedruze,présentauLibandanslesmontagnesduChouf,leurfief ancestral ; les Joumblatt, fondateurs et dirigeants duParti socialiste progressiste libanais,sont une des deux familles (l’autre étant les Hamadé) emblématiques des druzes. Les druzesrejettentlachariaetcroientenlamétempsycose.

–Lesghoulâts,parmilesquelsestlaminoritéalaouitequigouvernelaSyriedesAssad.

3.Lesoufisme(tassawuf)estunevoieésotériqueinitiatique;lessoufischerchentl’amourdeDieuetlasagesseetpratiquentdesascèsesextatiquessouventextrêmes.Ilssontorganisésenconfréries(en

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arabe, tarîqa,pl. turuk),des sortesd’organisationsmonastiquesvivantenmarge,demanièrequasiautarcique.Lesplusconnuessontlaqadiriyya,latidjaniyya,larahmaniyya…EnAfriqueduNord,lesoufismeprendparfoislaformedumaraboutisme.Pourlesmusulmanssunnitesetchiites,ilestuneinnovationsuperstitieuse(enarabe:bid’âh),lessoufisnesontpasdesmusulmans,onlesaccusedepratiquer la sorcellerie et le paganisme, ils furent souvent persécutés par les sunnites, qui lessoupçonnentd’êtredesalliésdeschiitesaveclesquelsilspartagentaudemeurantunecertainevisionésotériquedumondeetl’idéequelaconnaissancefondamentaleestcachée,incompréhensiblepourlecommunetnese transmetquedemaîtreàdiscipleaprèsunelongueinitiationtrèscodifiée.Onlesaccuse d’affaiblir l’islam par leurs pratiques mystiques peu compatibles avec les traditionsmusulmanesorthodoxes, très centrées sur la règle et la loi.EnAfriqueduNord, on les tolère, ilsvivent en marge, ne se mêlent pas de politique, et constituent un secteur culturel et économiqueimportant,notammentauMaroc,oùilsformentla«couleurlocale»dontletourismeexploitesibienlescharmes.Lesmevlevis,qu’enEuropeonappelleles«dervichestourneurs»,sontdessoufisquipratiquentl’ascèseparladanseetlatranse,ilssontimplantésenTurquie.Les grands maîtres soufis sont universellement connus, ils étaient aussi d’immenses poètes et

d’éminentsphilosophes, telsAl-Hallaj,JalalEddineRûmi(fondateurdelaMevleviyya),Al-Bistâni,Ibn Arabî et l’extraordinaire Rabia al-Adawiyya appelée « la Mère du bien ». L’émir algérienAbdelkader, qui mena la résistance contre la colonisation française de l’Algérie, est égalementreconnu comme un grand maître soufi. Il est aussi réputé pour avoir été un maître de la franc-maçonnerie en France (GrandOrient de France).On croit également savoir queHassan el-Banna,fondateurdesFrèresmusulmans,unesectesunniteultra-orthodoxe,salafisteet jihadiste,était liéausoufisme, qui est une quête intérieure contemplative et poétique, ce qui ajoute à l’étrangeté dupersonnage.

4.Lekharidjismeestuncourantdissidentancien,quicontestelesdeuxgrandscourantsdel’islam,lesunnismeet le chiisme. Il enseigneun islam tolérant etpacifique tout enétant rigoriste etpuritain,pratiquantuneascèsepar le travail.C’est le ritedominantdans le trèsprospèresultanatd’Oman,àtraversundeses rameaux, leplus important, l’ibadisme.Ailleurs, ilexistequelquespoches,vivantdiscrètement, dont la plus importante se trouve en Algérie. Pour les grands courants musulmanssunniteetchiite,l’ibadismeestunesecteimpie,ilaétéviolemmentcombattuaucoursdel’histoireetpartoutrepoussé.EnAlgérie,lesibadites,appelésmozabitesparcequeimplantésdansleM’zab,unerégioninhospitalièreauxportesduSahara,viventenmargedelasociétémêmesideplusenplusdemozabites, généralement très instruits et cultivés, occupent des fonctions importantes dansl’enseignementsupérieuretlahauteadministration.Ilssontaussitrèsprésentsdanslecommerce,labanque et l’industrie manufacturière, activités qu’ils exercent avec efficacité et sérieux. Par leurtravailetleurgestionexceptionnelledel’écosystèmeetdelaressourcehydrique,ilsontfaitduM’zabl’unedesrégionslesplusprospèresdupays.DeuxautrespochessetrouventenTunisiedansl’îledeDjerbaetdanslenord-ouestdelaLibye,dansledjebelNafûsa.

Aucoursdu temps,d’autres courants et d’autres écoles sont apparus et ontdisparu, certainsontlaissédestracesetd’autresaucune.Ils’estconstituéunislamhorsécolesdepenséequirevêtlesmêmesformessurtoutel’étenduedu

monde musulman : c’est l’islam populaire. Il est à la fois simple et serein — il se réduit àl’observancesanstapageniostentationdesobligationsislamiquesprincipales(laprière,leramadhan,le pèlerinage [elhadj] et l’aumône légale [zakat]) et quelques rites traditionnels devenus au fil dutemps communs à tous les musulmans où qu’ils soient dans le monde (fêtes liturgiques) —, etcontraignant et compliqué dans la mesure où il fait peser sur la société une chape infaillible qui

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l’empêched’évoluer.Celas’expliqueparlefaitquelesmusulmansdumondeentiersontenquelquesortecontraintsdevivreencommunautépourdiverses raisons, anciennesetnouvelles,notammentpoursedoterdesmoyensnécessairesàlabonnepratiquedeleurreligion(unemosquée,uneécolecoranique, un cimetièremusulman, un hammam, un commerce halal de proximité, un greffe aveccadi pour constater les transactions passées entre les membres de la communauté selon le droitmusulman).Àl’étranger,cettedémarcheestd’autantplusnécessairequelacommunautéfinanceelle-mêmecesstructures,parlesdonsdescroyantsetd’autresvenantdesourcesétrangères,cequin’estpas forcément souhaitable et explique certaines dérives, comme des mosquées transformées enannexescommercialesouencentresd’endoctrinementetderecrutement.Lesnécessitésdesécurité,desolidaritéetdepréservationdel’unitésocialeetreligieuseentrentégalementenlignedecompte.Danslesfaits,lecommunautarismeestencorepluscontraignantcaronseregroupeentremembresd’unmêmerite,d’unmêmepays,d’unemêmetribu,d’unemêmefratrie,cequirenforced’autantlepouvoirdecontrôleetdecoercitiondugroupesurl’individu.Cettepromiscuitéengendreparfoisdeseffetspervers,chezlesjeunesquipeuventtrouverquelacommunautéesttropformalisteetaustèreouaucontrairepasassez.Danscescommunautés,leseulchoixoffertauxjeunesestlasoumissionoularévolte,cen’estpasunclimatfavorableàuneévolutionetuneintégrationsereines.

En annexe 1 est fourni un aperçu de la configuration du monde de l’islam en rites, écoles etmouvements.Quandonsait lesdifférencesfondamentalesquilesséparent,ettouslesressentimentsaccumulésaucoursdessiècles,onmesurecombiensont illusoires lesprojetsquivisentà lesunirdansunehypothétiquefamille,lamythiqueoumma,lacommunautédetouslesmusulmansdumonde,projets queplusieurs paysmusulmansont caressés à unmoment ou l’autre de l’histoire, l’Égypte,l’Afghanistan, l’Iran, l’ArabieSaoudite, laTurquie, chacunévidemment autourde son rite, sunnitepour les uns, chiite pour les autres, et à l’intérieur de son plan stratégique (leadership auMoyen-Orientpourl’Iran,constituerunlienentrel’EuropeetleSudméditerranéenarabepourlaTurquie,unificationdel’islamsunniteautourduwahhabismepourl’ArabieSaoudite).

Ceconstatenexpliqueunautre,latrèsfaible,pournepasdirel’inexistante,coordinationentrelesmusulmans des différentes obédiences, que ce soit à l’échelle des rites et des écoles ou des États.L’Organisationdelaconférenceislamique(OCI),crééeen1969,dontlesiègesetrouveàDjeddahenArabie Saoudite, s’est donné pour vocation de développer la coopération entre les cinquante-septÉtats-membresmaisellen’ajusque-làobtenuaucunrésultatsignificatif.Lesdivergencesreligieusesetpolitiques,lessystèmesdegouvernementetlesalliancesstratégiquesdesunsetdesautresensontla cause, tout entre ces États fait opposition. C’est sans doute aussi le côté hétéroclite del’Organisation qui en est la cause, ses buts sont trop larges, trop nombreux, religieux, politiques,économiques, sociaux, culturels, elle regroupe des États très religieux (Arabie Saoudite, Qatar,Maroc…) et des États laïcs (Azerbaïdjan, Kazakhstan, Kirghizistan, Ouzbékistan, Liban, Turquie,Sénégal, Syrie, Tadjikistan,Turkménistan)mais pas l’Inde, laRussie et laChine qui comptent desdizainesdemillionsdemusulmans(20enChine,20enRussie,138enInde).SienChineetenRussiela situation des musulmans est difficile, elle est dramatique en Inde où fanatiques musulmans etfanatiques hindous rivalisent de barbarie face à des pouvoirs publics impuissants. La situation dessikhsestdésespérante:selonlecas,ilssontvuscommemusulmansoucommehindousetbrutalisésparlesunsetlesautres.LesÉtatsarabessont tousmembresde l’OCI,mais ilssontaussirassemblésdans laLiguearabe

dont le siège est au Caire et dont les instances sont le Sommet des chefs d’État, le Conseil desministresdesAffairesétrangères,lesComitéspermanentsspécialisés(économie,culture,politique),lesagencesspécialiséesautonomes(travail,télécom,sciences).

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Dans tout ce qui suit, nous parlerons plus spécifiquement de l’islamisme dans ses différentesvariantes:modéré,radical,salafiste,jihadiste.

3.DelalibertéenislamPour de très nombreuses raisons, tels l’éclatement de l’immense empire musulman à partir du

XIesiècleenunekyrielledepetitsroyaumesféodaux,instablesetenguerrepermanenteentreeux,lacolonisationparlespuissanceseuropéennes,ladominationintellectuelledel’Occidentjudéo-chrétiensurl’ensembledumonde,l’islam,lui-mêmeéclatéenunemultitudedecourants,d’écoles,derites,enconflitentreeuxous’ignoranttotalement,aprisénormémentderetardquantauxinterpellationsquela vie adresse aux individus et aux sociétés, auxquelles les religions doivent aussi, pour leur part,apporter des réponses diligentes afin que l’évolution soit harmonieuse, que la société puisse sedéterminerparrapportàcequiestlicite(halal),illicite(haram),réprouvé(makrouh)selonledogmereligieuxenvigueuretl’étatdesconnaissancesprofanesdel’humanité.Unedesraisonsdumalaisequi traverse lemondemusulman tient à cela, le refusdes institutions religieusesde considérer lesinterpellationsdel’époqueprésenteetdeleurapporterdesréponsesappropriées.Depuis les indépendances nationales, qui ont enclenché un désir puissant d’émancipation par

rapport à des traditions tombées en désuétude, ou à des pratiques de l’islam restées figées sur desjurisprudences anciennes, ou à la vision du monde que leur avait inculquée ou imposée lecolonisateur occidental, la demande d’explicitation et de débat est allée croissant, d’autant plusfortement que dans ces pays la population majoritairement très jeune a enregistré des progrèscertainsenmatièred’éducationetd’informationetqu’elleestplusdirectementconfrontéeaurestedumonde.Mais les féodalitésanciennesetnouvelles, religieuses,économiques,militaires,aupouvoirdans ces pays ont jusque-là empêché cette actualisation (en arabe : ijtihad) visant à repenser,moderniser si possible, la relation dumusulman au sacré, aumonde, à la société, à l’individu, àl’autre, à la science, la technologie, la morale, au droit positif, à la femme, à la sexualité, ladémocratie,lalaïcité,etc.Lebouillonnement et les tensionsqueconnaît aujourd’hui lemondemusulman, et arabe, tant en

internequedanssesrelationsavecl’étranger,montrentquecetteactualisationestentraindesefairedansledésordreetlaviolenceplutôtquedanslacontinuité,laréflexion,lanégociation.Ilfautgarderà l’esprit que lemusulman pratiquant a, bien plus que lemusulman laïc et non croyant, besoin deréponsesauxmultiplesquestionsqu’ilseposeetquil’assaillentdansunmondeenévolutionrapide,unmonde qui ne le connaît pas et que lui-mêmene connaît pas, pour en avoir été tenu à distancedurant si longtemps. La seule voie pour que cette actualisation de la pensée islamique se fasse demanière pacifique et profite à tous, c’est de libérer la parole des musulmans, que chacun puisses’exprimer en toute sécurité en tant qu’individu et en tant que citoyen.C’est tout le défi auquel estconfrontélemondemusulman.

Ilfautnoterque,relativementàlaquestiondudébatsurl’islam,lalibertédeparoleestégalementmalmenéeenEuropeoùlesimpleénoncédumot«islam»bloquetoutediscussionouladirigeversleslieuxcommunsdupolitiquementcorrect.Lesréactionstoujourstrèsviolentesdesislamistesàlamoindreremarquesurl’islam,réactionspromptementrelayéesetamplifiéesparlesmédias,ontfinipardresserunesortede«murdeBerlin»entrel’islametlacritiquequetouthommepeutémettreàl’endroit de toute idée, fût-elle sacrée. L’image de ce qu’on a appelé « la rue arabe », que lestélévisionsdumondeentierdiffusentsouvent,montrantdesfoulesdéchaînéesbrûlantledrapeaudetel pays, occidental généralement, ou attaquant son ambassade, exerce un effet terrorisant surl’opinion.Certainsn’osentmêmeplusparlerenpublicdel’islam,desmusulmansoudesArabes,depeur de se voir accusés d’islamophobie, de racisme et de vouloir provoquer des conflits

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intercommunautaires.En ce domaine, les islamistes radicaux ont innové, ils ne se contentent plus d’intimider ou de

menacer:prenantexemplesurlesAméricains,ilsrecourentauxtribunauxqu’ilssaisissentàtoutboutdechamp,pour toutproposqui leurdéplaîtetqu’ilsqualifientde leurproprechefd’islamophobe,d’anti-arabe, de discriminatoire, diffamatoire, vexatoire, etc. Les médias eux aussi rivalisent deprudencedans le traitementde l’imageetde laparole, ilspréfèrentmêmeéviterd’aborder lesujet«islam».En Europe, terre de liberté s’il en est, on peut tout critiquer et user de toutes les formes de la

critique, jusqu’àlasatireet laparodie,maisonnepeutpascritiquer l’islametsonProphètemêmeaveclesmotslesplusconvenusetlesmeilleuresintentions.Lesaffaires,quiontdéfrayélachronique,de toutescespersonnescondamnéesàmortpouravoirexpriméunpointdevue jugéattentatoireàl’islamet sonProphète sont làpour témoignerde lagravitéde la situation :SalmanRushdiepouravoirécritLesversetssataniques,lejournaldanoisJillands-PostenpouravoircaricaturéleprophèteMohammed en terroriste, le philosophe français Robert Redeker pour avoir dénoncé lesintimidations des islamistes,TaslimaNasreen pour avoir critiqué la condition faite à la femme auBangladesh, son pays, et avoir incriminé l’islam, la psychiatre syro-américaineWafa Sultan pouravoir déclaré que l’islam était unemenace pour la liberté et la paix dans lemonde, leHollandaisTheoVanGoghassassinépouravoirproduitunfilmjugéattentatoireàladignitédesmusulmans,ettantd’autres condamnations,parfoisd’une insupportable cruauté, commecelledeRimsha, l’enfantpakistanaisechrétienneaccuséedeblasphèmeetmenacéedemortpouravoirdéchiréuncoran.Enconséquencedequoi,l’islamismeestdevenulesujetsurlequelonserabatpours’exprimeren

creuxsurl’islam.Etpourmieuxdirecequiestinsinué,onsefaitledéfenseurd’unislamdetoléranceetdepaixquisemblesortird’uneréclamederêveetonreporteainsisurlesmusulmanslescritiquesquel’onvoulaitenvéritéadresseràl’idéologiedontl’islamaétéchargéaucoursdessièclespardesrégimesféodauxetdesreligieuxfanatiques.Celaestégalementunamalgame,aussigravequeceluiquiconsisteàconfondreislametislamisme:lesmusulmansnesontresponsablesnidesincohérencesde la religion ni de l’instrumentalisation que des régimes arabes féodaux et des partis islamistesténébreuxenfontetquidonnentuneimagesitristed’eux.J’observe,etcelaestunparadoxe,quec’estquandmêmedanslespaysmusulmansquel’onentend

lesseulsvéritablesdébatssurl’islametsonprophèteavecdescritiquesparfoisosées.Ladifférencetientsansdoutedanslefaitqu’unmusulmandisposedudroitnatureldecritiquersareligionmaispasunchrétienouunjuifdontlescritiquesseraientforcément,parnature,blasphématoiresetinsultantes.Ilyatoutlecomplexehistorique(croisades,colonisation,dominationéconomique)quiintervientàunmomentouàunautrepourinstallerledébatdanslebiaisetlapolémique.

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III

L’islamismedanslemonde:Constatsetinterrogations

L’islamisme est aujourd’hui une réalité installée dans lemonde. Il a su le faire discrètement, àl’ombredesdictaturesquigouvernaientlespaysmusulmansetsouscouvertdel’islamquepeuàpeuilatransforméenundiscoursidéologiquedontlafinalitéestlecontrôledelasociétéetlaprisedepouvoir.Ce projet politico-religieux est en passe d’être concrétisé dans plusieurs paysmusulmansarabesetcommenceàs’enracinerau-delàdesfrontièresdesterresmusulmanes.Toutcela,ilfautlenoter,etc’estunélémentimportantdel’analyse,s’estfaitentrèspeudetemps,

ce qui démontre d’une part la fragilité et la permissivité des systèmes politiques, juridiques,philosophiques,morauxetautresmisenœuvredanslesÉtatsàl’effetdeprotégerlesinstitutionsetlespopulationscontrelesdérivesextrémistes,etd’autrepart lapuissancedesmoyensmodernesdecommunication(Internet,réseauxsociaux)quelesislamistesutilisentavecuntalentcertain.

Toutcelasurprendmaisnoussavonsqueneselaissesurprendrequeceluiquileveutbien.

Dansuneinterviewdonnéeen1946,AndréMalrauxnousavertissaitdéjà:«Leproblèmecapitaldelafindusiècleseraleproblèmereligieux.»Laformuleavaitfaitgrandbruit.Précisément,laquestiondel’islamismefaitaujourd’huigrandbruitdanslemonde,endesdébats

sans fin, enflammés et catégoriques souvent, violents parfois, qui enveniment les relations àl’intérieurdescommunautésetentreelles.Parailleurs,lesattentats,lesprisesd’otages,lesattaquescontredesminorités,lesviolencescontre

les femmes en particulier, les profanations et expéditions punitives diverses, revendiqués par desactivistes islamistes ou qui leur sont attribués, et l’état de violence endémique dans plusieurs paysmusulmans (Afghanistan, Algérie, Liban, Nigeria, Somalie, Soudan…) ainsi que la jonction desréseauxislamistesjihadistesaveclesréseauxmafieux(narcotrafiquants)fontl’actualitéd’unboutàl’autre de la planète depuis une trentaine d’années, et bloquent le monde dans un état de tensioninsupportableauxplanssécuritaire,socialetpsychologique.

L’hypothèsedeMalrauxsembletrouveruneconfirmation,ondiraitquel’islamtelquevéhiculéparles islamistes pose un problème, sans doute le plus sérieux de ces trente dernières années, et toutlaisse à penser qu’il le sera davantage dans les temps à venir. On peut en effet supposer que lephénomène affectera aussi, par contagion, par réaction ou pour des raisons endogènes, les autresreligionsqui vont se radicaliser, ce quenousvoyonsdéjà avec certains évangélistes américains etfondamentalistes juifs dont les protestations et les propos guerriers vont crescendo. Le pasteuraméricainTerryJonesadéfrayélachroniquetoutaulongdel’année2012avecsonprojetdebrûlerdes corans en public et il a été soutenu par de très nombreux fidèles à travers plusieurs Étatsaméricains.Onimaginequ’enparlantdereligionMalrauxsongeaitàtouteslesreligions,enpremierlestrois

religionsrévéléesquipartagentlemêmeDieuetlesmêmesprophètes.Ondiraitquenousarrivonsaupoint où le Dieu unique ne peut plus appartenir qu’à l’une ou l’autre religion. Le dialogueinterreligieuxaréellementbesoind’êtrerelancé,soutenuetdémocratisé.Remarque : La création récente (2012) à Vienne (Autriche) par l’Arabie Saoudite d’un centre

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interreligieuxetinterculturelestunebonnechose.Maislerisqueestimportantqueleditcentre,dirigéparleministredel’Éducationnationalesaoudienenpersonne,nesoitenréalitéqu’uninstrumentdepromotionduwahhabisme.

Enl’occurrence,lesdébatssurl’islamismetournentautourd’uncertainnombredeconstatsetdepostulatsplusoumoinsvalidés,devéritésetdecontrevéritésclaméesgénéralementavecforce.

1. L’islam est en pleine expansion dans le monde et cette expansion inquiète. Elle aurait un côtéconquérant et brutal, elle est en tout cas large et rapide et génère des crispations, des colères, desrejets, des affrontements.Elle se fait par l’émigrationmusulmane, par les conversions, de plus enplus nombreuses, et par les investissements énormes que certains États musulmans consacrent audéveloppementdel’islamdanslemonde,enOccidentenparticulier,danslespaysetlesvillesoùdescommunautés musulmanes importantes sont implantées (Europe occidentale, pays scandinaves,AmériqueduNord,Australie).

2.L’islamisationseraitarrivéeàunpointoùellemodifieraitenprofondeurdeséquilibresanciens,sensibles, annonçant des ruptures ou des inversions de tendances lourdes. Des projections sontfournies, donnant à penser qu’à terme l’islam supplanterait le christianisme dans plusieurs paysd’Europe,dumoinsennombredefidèlesfréquentantrégulièrementleurtemple(synagogue,église,mosquée) ; lespaysarabesquantàeuxsevideraientde leurschrétienscomme ils sesontvidésdeleurs juifs ; les chiites minoritaires disparaîtraient du monde arabe sunnite et inversement ; destraditionsetdessymbolesanciensquistructurentl’imaginairedessociétésmusulmanesetfontpartiedu patrimoine culturel et symbolique de l’humanité seraient déclarés impies et éradiqués (parexemple, les statues géantes de Bouddha en Afghanistan, lesmausolées soufis de Tombouctou auMali, leskoubbassoufiesenTunisie,etc.).Lacartedumondechangeetestappeléeàchangerplusviteetplusradicalement.

3. Les raisons de cette expansion restent inconnues. On ne sait pas si l’islam et dans sa fouléel’islamisme progressent en réponse à une demande de spiritualité induite par le matérialismedominant;s’ilssontunenouvelleexpressiondupanarabisme,versionislamo-baathiste,ressurgissantà la faveur d’une mondialisation qui annonce la fin relative de la suprématie de l’Occident parailleurs en déclin intrinsèque, ou du panislamisme, dans une sorte de Nahda foncièrement anti-occidentale, visant à unifier le monde musulman dans un nouveau califat et islamiser le reste dumonde;ous’ilssontsimplementunedémarched’affirmationidentitaireetculturelledansunmondelui-mêmeenquêtederepères;ous’ilssont,encoreplussimplement,lerésultatdutropismenaturelquipousseunorganismejeune,vigoureuxetfortementgrégaireàdominersonmilieu,d’autantplusbrutalement que celui-ci est divisé, décadent, vieillissant, individualiste, et dépendant de ressourcesdésormaishorsdesaportée.

4.Concrètement,làoùl’islamismes’installe,ilsacraliseleterritoire,enyconstruisantunemosquéepar exemple, ce qui en fait ipso facto un espace rattaché àDar el islam (maison de l’islam), il seradicaliseenconséquence,devienthégémoniqueetentreenconflitaveclesidentités,lescroyancesetles traditions locales, et une fois le territoire conquis, rompt le contact avec l’extérieur ou vaconquérir le territoire voisin. Dans les pays musulmans, l’islamisme entend se réapproprierl’intégralité du territoire islamique historique, rogné par les évolutions vers la modernité, ladémocratie, lamondialisation, et le laverde ses impuretés et de ses péchés, il rejette lesminoritésreligieuses et les étrangers qui polluent son atmosphère, et sanctionne les mauvais musulmans

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(démocrates, libres-penseurs, femmes modernes, homosexuels, etc.). La destruction d’Israël entredansceschémadepurification,cetteterre,laPalestine,estplusquetouteautreDarelislam,elledoitle redevenir et le rester à jamais, c’est de ce lieu, Jérusalem, dumont duRocher, que le prophèteMohammedguidéparl’archangeGabrielest«monté»auparadis.Etparcontrecoup,IsraëlestDarelharb,laterreoùilfautporterlaguerresainteaunomd’Allah,eljihadfisabilelah.Remarque:lesnotionsdedarelislam(maisondel’islam),darelharb(maisondelaguerre),dar

es-silm(maisondelapaix),darelhikma(maisondelasagesse),darelhaqoudareladl(maisondelajustice),etleurscontraires,lesmaisonsdel’impiété,del’injustice,desténèbres(génériquement:darelKofr),sontdesnotionsfortesetsimplesquistructurentlavisiondumondedumusulman.Touteterre,toutlieu,toutdomaine,matérielouimmatériel,réelouvirtuel,estregardésousl’angledecettedualité. Ilya lemondede l’islamqu’il fautprotégeret ily a lemondedumaldans lequel il fautporter la guerre. Pour le musulman pacifique et tolérant, ce sont là des notions symboliques, oncombatlemalenlerefusant.Pourl’islamisteradical,laguerreapourbutdetuerl’autre,celuiquicontrevientauxloisdel’islam.

5.Partoutl’islamestdeplusenplusprisenmainspardesislamistes,aujourd’huitrèsnombreuxetbien structurés, qui s’inscrivent dans une démarche offensive : ils endoctrinent, recrutent,convertissent, développent des affaires dites islamiques (finance, commerces halal, écolescoraniques),édictentdeslois,imposentdesnormesislamiques,assurentlapolicedesmœurssurleurterritoire.Les plus radicaux forment des cellules, s’articulent à des réseaux (jihadistes, terroristes,mafieux). Selon le cas, ils travaillent pour eux-mêmes, localement et à leur échelle, ou pour desorganisations nationales ou internationales plus ou moins secrètes, ou pour des organisationsreligieuses(caritatives,culturelles)œuvrantofficiellementàl’expansiondel’islam,financéespardesÉtats,l’ArabieSaoudite,l’Iran,leQatar,lePakistan,l’Algérie,leMaroc,quiveulentenvéritéexercerun leadership sur l’islam à l’échelle planétaire ou régionale et contrôler leurs concitoyens àl’étrangerquiàleursyeuxrestentdesnationauxbienquenésdanscespaysouyayantéténaturalisés.

6.C’estunfait,partout,lacommunautémusulmanerestepassivedevantcesagissementsquipourtantladesserventetnuisentà l’islam.Ondéplore toutparticulièrement lesilencedeses intellectuels.Àquelquesraresexceptionsprès,ilssontabsentsdesdébatspublics.Onentendsouventdire,àraison,quec’estauxmusulmansqu’ilrevientdedéfendreleurreligion.Lesilencevalantconsentement,onvoit cette communauté, dans son ensemble, comme une armée de réserve, une cinquième colonne,mobilisableàtoutmoment,etons’enméfie.Elleestobservée,stigmatisée,etelleréagitcommetelle,elle s’indigne, accuse et stigmatise à son tour. L’attitude des gouvernements arabes est égalementcritiquée, ils combattent le terrorismemais nourrissent et protègent l’islamismequi est samatriceidéologiqueetlivrentl’enseignementdel’islamàdescharlatansoudesidéologuesquitransformentl’islamen islamisme; leurchoixestdegouverner leurpeuplepar l’ignoranceetdans lapeurafind’empêcher la revendicationdémocratiquedeprendrecorpsetvenir les submerger.Maisenvéritéc’estunepolitiquedécidéeunpeuau-dessusdeleurtête,pardesarrangementscomplexesentrecesdirigeants, l’ArabieSaoudite, leQatar,et lesgrandespuissances, lesÉtats-Uniset l’Europe,quiontdes politiques spécifiques en direction du monde arabe et musulman (souvent simplistes) et quientendentquechacuns’y inscrive.Outre les intérêtséconomiquesàpréserver (pétrole,marché), laraisondecette ententeestque lemondearabeest entrédepuis les indépendancesdansunepérioded’instabilité politique et existentielle probablement longue et qu’il doit être contrôlé, et les seulsmoyens d’y parvenir sont les dictatures militaire ou religieuse car il serait fondamentalementrécalcitrantàladémocratie.

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Telleseraitlaréalitéobservableenmaintsendroitsdumonde,ettellequelarapportentl’actualitéet lesdébatsprécités.Elledonneune imagenégativede l’islametdesmusulmans,horrible si l’onajoute les crimes innombrables qui se commettent en leur nom et les archaïsmes culturels quiviolentent les sociétésmusulmanes d’autant plus durement qu’elles vivent dans une précarité et unisolementdestructeurs.

Mais,etc’estlàquerésideleparadoxe,unparadoxeextraordinaire:

1. Dans le même temps que l’actualité donne de lui une image repoussante, l’islam ne cesse des’étendre, de se renforcer, de mobiliser et fasciner des foules, susciter des vocations et desconversionsdanstouslespays,touslesmilieux,jusqueparmilesélitesetlescélébrités(scientifiques,intellectuels,sportifs,artistesetmêmedesmilitairesquiontcombattuleterrorismeislamiste)ainsiquelesreligieuxchrétiensetjuifs(pasteurs,rabbins).Ilenvademêmedel’islamismequi,parsondiscoursjusticier,sagesterévolutionnaireetsespromessesd’éternité,passionneles«Damnésdelaterre»,commelesappelaitFrantzFanon,lesexclusetlesmarginauxquelamondialisationnecessedemultiplier.

2. Partout dans le monde, des intellectuels et des journalistes de renom, arabes et occidentaux,œuvrent à donner une autre image de l’islam et desmusulmans. Ilsmettent en avant la qualité dumessage coranique, qui est un hymne à la paix et à la tolérance, ils soulignent les qualités desolidarité et d’hospitalité des musulmans, l’originalité et la finesse de leur culture, et pointent dudoigt ceux qui diabolisent l’islam et les musulmans pour des motifs politiciens. Ils montrent lesprogrès réalisés ici et là, auMaghreb en particulier (statut de la femme, éducation, liberté de lapresse,etc.),quidémontrent l’avancéedessociétésmusulmanesvers lamodernitéet ilsfournissentdes batteries d’indicateurs démographiques (taux de scolarisation des filles, recul de l’endogamie,progressiondesmariagesmixtes,etc.),quieneffetévoluenttousversdesstandardsmodernes.L’idéequelareligionn’estpasresponsabledescrimescommisensonnomestaussivieillequeles

religions.Le fait est quebeaucoup,dans tous lespays, sont convaincusque les attentatsprêtés auxislamistes,mêmelorsqueceux-cilesrevendiquent,ontétéorganisésetcommispard’autres,laCIA,leMossad,lesservicessecretsarabes,etc.Certainsintellectuelsoccidentauxconsidèrentmêmequeletempsdel’Occidents’achèveetquel’islamestpeut-êtreentraind’ouvrirunevoieaumonde,entoutcas il serait en train de féconder et revivifier l’Occident, vieilli et épuisé. Le philosophe françaisMichelOnfray,quiconnaîtuneaudienceconsidérableenFranceet sansdoutedans toute l’Europe,grâceàsonuniversitépopulaire libre, siseàCaen,dont lesconférences, toutespassionnantes, sontaccessiblessurInternet,n’estpasloindetenirundiscourssimilaire.

3. Le « printemps arabe », déclenché au nom de la liberté et de la démocratie, a partout donnédémocratiquementlepouvoirauxislamistesetaujourd’huilesgensréclamentl’applicationpleineetentièredelacharia,danslaquelleilsvoientlagarantied’unevraiejustice.LespaysduMaghrebetduMoyen-Oriententrentdansunedynamiquequilesverrapeut-êtreréaliserlevieuxrêvedespartisansdelaNahda:rassemblerlespaysarabesdansuneunionislamiquequiseraitledébutd’unnouveaucalifat.Lesislamistesycroient,certainsobservateurslepensent,lareligionainsiexaltéepeutêtreuncimentpuissant.LaLigue arabe a tentédepuis sa création en1945de fédérer tous lesÉtats arabesmais le projet n’a jamais été loin, les pays arabes sont tropdifférents sur beaucoupdeplanspourentrerdanslemêmemoule,ilyeutquelquesmariageséphémères,certainsn’ontpasdépassélestadede l’annonce officielle.On a vu naître pour un jour ou quelquesmois uneRépublique arabe unie

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(RAU) socialiste fédérant l’Égypte, la Syrie et leYémenduSud, et quelques unions vite enterréesentrelaLibyedeKadhafietl’unoul’autrepays«arabe»frère: l’Égypte,l’Algérie,laTunisie,leMaroc.En revanche, lemariagede sept émirats arabes enune fédération, lesÉmirats arabes unis,créée en 1971 — Abou Dhabi, Ajman, Sharjah, Fujaïrah, Dubai, Ras al-Khaima et Umm al-Qaïwain—, dont la capitale fédérale estAbouDhabi et dont le président est le souverain d’AbouDhabi,lecheikhKhalifabenZayedal-Nahyane,atenubonetfaitmontred’unebellestabilitéetd’uneprospéritésolide.C’estunparadoxe,làoùdesrépubliquesquisevoulaientmodernesontéchoué,cesémiratsféodauxfortementreligieuxontréussi.Quant à l’Union du Maghreb arabe (UMA), formée en 1989 entre la Mauritanie, le Maroc,

l’Algérie,laTunisieetlaLibye,elleexistetoujours.L’organisationasonsiègeàTunisetdesagencesdanslescinqpays,maisc’estunemachinequitourneàvide,sansorientationpolitiqueniprogrammed’aucune sorte, et cela depuis sa création, en raison des tocades de Kadhafi, des coups d’État enAlgérie,enMauritanie,delaguerrecivileenAlgérie,etdelaguerresourdeentrelesdeuxgrandspaysdel’Union,leMarocetl’Algérie,àproposduSaharaoccidentalqueleMarocconsidèrecommeterritoiremarocainetquel’Algériesoutientdanssaluttepourl’indépendance.Avec les transformations que connaît leMaghreb depuis le « printemps arabe », l’UMA, qui a

l’avantage d’exister depuis vingt-quatre années et d’avoir les structures adéquates, peut devenir untremplinpourlesislamistes,aupouvoirdéjàdansdeuxpays(MarocetTunisie)etenmarchepourleprendredanslestroisautres(Mauritanie,Algérie,Libye),quileurpermettradeconcrétiserleurrêvedeconstruireunepuissanteunionislamisteàlaquelleviendraientnaturellements’agrégerl’ÉgypteetleSoudan,voiredemainlaSyrie,etquelesmonarchiesduGolfevoudrontaussitôtoccuperetmettresousleurtutelle.L’islamestnédanslapéninsulearabique,c’estlàqu’ildoitrayonnerànouveauetc’estdelàqu’ildoitrepartiràlaconquêtedumonde.

4. En Europe, l’islam connaît une expansion fulgurante malgré les obstacles mis sur sa route, lepremier étant la démocratie elle-même qui empêche l’application de nombreuses prescriptionsislamiques. Les jeunes musulmans de la deuxième et de la troisième génération s’engagentmassivement et avec ardeur dans la voie de l’islam, dont pourtant ils ont une connaissancerudimentaire,etconvertissentavecsuccèsleursamischrétiens.Certainsseradicalisent,généralementà la faveur d’un voyage en pays musulman où ils vont chercher un perfectionnement. Peshawar,Le Caire, Alger, Islamabad, Kaboul, Sanaa, mais aussi Londres, ont été des destinations pour cesjeunes en recherched’unmaîtrequi lesguiderait versAllah. Ils reviennent toujoursprofondémenttransformésparcesvoyagesinitiatiques.

5. On voit aussi l’islam investir les sciences et les techniques les plus avancées, nucléaire,informatique, recherches médicale, spatiale… Il s’est incontestablement constitué une élitescientifique musulmane nombreuse, de haut niveau, pieuse et respectée dans son milieu, qui estpersuadée de tenir sa réussite de sa foi et qui se considère en retour au service de l’expansion del’islam.Sonprosélytismeesttrèsefficace.Lessuccèsdecesmusulmansd’élite,oùqu’ilssoientdanslemonde,sontconnuset largement rapportés,par Internetetpar lesprêches. Ils sont lesmeilleursarguments«marketing»pourconvertirdanslesmilieuxuniversitairesetimpressionnerlesjeunes.Lesprogrèsscientifiquesdel’Iransontmisenavant,ilssontd’autantplusimpressionnantsquele

paysestsouslecoupdesanctionsduConseildesécuritédesNationsunies.Lesuccèséconomiquedela Turquie, gouvernée par des islamistes, est autant salué, et il n’est pas que commercial, il estindustriel, ce qui dénote des capacités managériales supérieures, savoir-faire qui était jusque-làl’apanagedesgrandespuissancesoccidentales.Ce sont làdesarguments fortspourdémontrerquel’islamestcompatibleaveclamodernitéetouvertsurlemonde.

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LaTurquieestmêmereconnuecommeélémentdestabilisationdelarégion.Àsonpropos,onseposecettequestionformidable:LaTurquieest-elleentraindemoderniserl’islamouest-cel’islamqui l’a sortie pacifiquement de la dictature militaire et des rêveries de son passé ottoman, etmodernisée en une petite dizaine d’années, qui aujourd’hui, sans concession sur son identitémusulmane,veutintégrerl’Europe?C’estlàuneévolutionextraordinairequ’unpaysmusulmanvoieson avenir dans la modernité et dans un environnement chrétien, en union intime avec lui, celadémontreunattachementfortàl’islamquinecraintpasdes’ouvrirmaisaucontraireabesoindelefaire pour résister au temps, et cela montre que l’islam est à la recherche d’une profondeurstratégiquepourserépandredansunespacedémocratiqueetlaïcquinepeutlerefuserniluirésister.Cen’estquelàquel’islampeutintégrer,digérerettransformerlamodernitéetladémocratieetlesmettreauservicedesonexpansion.Lemondemusulmantraditionnelnepeutpas,avant longtemps,très longtemps, lui offrir ce tremplin. La violence islamiste n’a pas, si on y réfléchit, beaucoupd’aveniretentoutcasellenepermetpasd’atteindretouslesobjectifs.L’influencedelaTurquiesurlesArabes,qu’ilssoientdémocrates,nationalistes,islamistesmodérésouradicaux,estconsidérable.Ilssontdesmillionschaqueannéeàs’yrendrepourvoirdeleursyeuxcemiracleislamique.Onciteaussienexemple leSénégal, laMalaisie, l’Indonésieoù l’islamfaitbonménageavec la

modernitéetlepluralismereligieux,etneselaissenidéborderniinstrumentaliserparlespouvoirsoulesislamistesradicaux.Pour l’Iran, le jugement est réservé, son implication présumée dans le terrorisme inquiète les

Arabes (ils pensent que cela ne sert pas la cause de l’islam mais les intérêts de l’Iran chiite audétriment des intérêts de la nation arabe sunnite)mais l’accusation portée contre son programmenucléairequi seraitmilitairen’estpasprouvée.Sa résistanceet sa fermeté faceauxÉtats-Uniset àl’Europeluivalentunesympathiecertainechezbeaucoupdemusulmans,demêmequesonsoutienàd’autreshérosdelacausearabe,leHezbollahetleHamas,luiestfavorablementcompté,mêmesileclivagesunnites/chiitespropreauMoyen-Orient(iln’existepasdepopulationchiiteauMaghreb)necessedes’élargir,singulièrementdepuislaguerreIrak-IranetlelancementduprogrammenucléaireiraniendontlesArabespensentqu’ilpourraitunjourêtretournécontreeux.LavieilleetinsolublehaineentrePersesetArabes,chiitesetsunnites,esttoujourslà,contrôléemaisvivace.Quoiqu’ilensoit,lesmusulmansrestentunanimesàdénoncerd’abordIsraël,puissancemilitairenucléaireavérée,etàattribueràsapolitiquebellicisteenverslesmusulmansl’étatdeguerredanslarégion,etensuitel’Amérique, son alliée indéfectible. L’injustice du « deux poids, deux mesures » est chaque foissoulignéeparlesmusulmanspourjustifierleursoutienàl’Irandanssonbrasdeferavecl’Occident.

Ce qui vient d’être dit, qui donne deux images de l’islam, une image très négative et une autreplutôt positive, montre que nous ne comprenons pas les phénomènes qui sous-tendent l’éveil etl’expansion de l’islam et la radicalisation de franges importantes de la communauté musulmane,radicalisationamorcéedanslespaysduMaghrebetduMoyen-Orientilyaunetrentained’annéesetconfirméedemanièreéclatanteetassezinattendueparle«printempsarabe».EnEurope,laradicalisationquigagneduterrainparmilesjeunesmusulmansdeladeuxièmeetde

latroisièmegénérationetparmilesjeunesEuropéensconvertisàl’islamresteaussiinexplicableetinexpliquée.Lesdébatsontexplorétouteslespistesettouteslestentativesontétémenéespourapaiserlestensionsetpromouvoirunnouveau«vivre-ensemble»,maisrienn’yfait.Lasituationestarrivéeàunpointde rupture,à la radicalisationdesuns répond la radicalisationdesautres.Ledivorce, sijamaisilyaeumariage,entrelacommunautémusulmaneetlacommunauténationaleseprofilesousl’actionconjuguéedel’actualitéetdesextrémistesdetousbords.

Le phénomène de l’éveil de l’islam et de la radicalisation de nombreux croyants est difficile à

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comprendreparceque l’évolutionpasséede l’islams’est faiteà l’insude tous. Ilyaeucommeuneffet de surprise qui a dérouté tout lemonde. L’islam était sur une ligne de sommeil et de déclindepuis des siècles (depuis le XIe siècle, selon certains spécialistes), en Europe personne ne s’yintéressait, endehorsde raresuniversitaires,etdans lemondemusulman les féodalitésaupouvoirl’ontsciemmentmaintenudanslarégressionetl’ignorancepourmieuxcontrôlerleurpopulation.LacolonisationeuropéennedespaysmusulmansauXIXesièclepuisl’orientationsocialistepriseparlaplupartdespaysmusulmansà l’indépendance (Égypte,Syrie, Irak,Tunisie,Yémen,Libye,Soudan,Indonésie, Algérie, Mali, Guinée, Niger, Afghanistan, Albanie…) sont venues accentuer soneffacement. Dans ces pays socialistes, plutôt révolutionnaires et tiers-mondistes, la religion étaitregardée comme « l’opium du peuple », selon l’expression de Karl Marx, et les rares opposantsislamistes furent réprimés, forcés à l’exil comme l’Iranien Khomeiny et le Tunisien Ghannouchi,emprisonnéscommelesAlgériensAbassiMadanietAliBenhadj,fondateursduFrontislamiquedusalut, ou assassinés comme l’Égyptien Hassan el-Banna, fondateur de l’association des Frèresmusulmans, ou condamnés à mort et exécutés comme Sayyid Qutb, l’idéologue des FrèresMusulmans. Durant tout ce temps, l’islamisme radical est passé dans la clandestinité, où il a étérécupéréetinstrumentaliséparlesunsetlesautres,lesÉtats-Unis,lesmonarchiesconservatricesduGolfe,pourfairebarrageaucommunismeencouragéparMoscou.Ilaaussitissédesliensaveclesgroupesterroristesd’extrêmegaucheetlesnarcotrafiquants.

Comment,aprèsavoirdisparuduradardel’histoire,monopoliséeparl’OccidentchrétiendepuisleMoyenÂge, l’islama-t-ilpu, en sipeude temps,deuxou troisgénérations, revenir aupremierplan avec cette force et ces certitudes qui emportent tout devant lui ? Le rejet de la civilisationoccidentale, discréditée par ses guerres, dont deux guerres mondiales monstrueuses, soncolonialismeracisteetsoncapitalismeexploiteur,n’expliquepastout.Ilfautremontercettehistoireetrelirelemessagecoraniquepourvoircequiapupréparerunetelleévolution.

Si l’éveil de l’islam se traduit par un regain de piété chez les fidèles et un retour aux valeurspremières de l’islam, démarche appelée salafisme (en arabe : salaf = prédécesseur, ancêtre), lesislamistes ajoutent une aspiration forte au pouvoir démiurgique et totalitaire sur la société, surlaquelleilsexercentdéjàunepressionforte,continue,multiforme,terrorisante,etsurlesinstitutionsde l’Étatqu’ilsencerclentetminentpard’incessantes revendications. Ilsportentaussi lavolontédechâtierceuxquiontmisl’islamdanscetétatderégression,quiontdiviséethumiliél’oumma,c’est-à-dire l’Occident et ses relais dans le monde musulman, les pouvoirs arabes corrompus, lesintellectuelsoccidentaliséspromptsàdénigrerl’islam.Lebutétantdereconstituerlecalifat,sousunedirectionarabe,etrepartiràlaconquêtedumonde.Enmaintsendroits,lesrésultatssonttangibles,icietlàseformentdescommunautésvivantselon

les règles strictes de l’islam orthodoxe et, dans plusieurs pays arabes, elles sont parvenues aupouvoir.Cessuccessstoriesvontsusciterdesvocationsetservirdemodèles.

Lapousséedel’islamismeetsonarrivéeaupouvoirdansplusieurspaysarabesinquiètentd’autantplus qu’on pense que la victoire de l’islamisme dit modéré prépare l’accession au pouvoir del’islamisme radical et qu’il y a une intelligence à lamanœuvre disposant demoyens illimités. Laréalitéetlefantasmeserejoignentenl’occurrencepourobscurcirl’analyse.Danslerôledudeusexmachina, on voit l’Iran, l’Arabie Saoudite, le Qatar, ou des organisations auxmille ramificationscommelesFrèresmusulmans,oulesÉtats-Unisquiontjouéunrôleimportantdansl’expansiondel’islamisme et son orientation vers le jihad pour servir leurs plans durant la guerre froide et leurstratégiedecontrôledesgisementsdepétroledanslemondearabe.S’agissantdurôletrèsparticulier

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duQatar, on lira avec intérêt le livre de Christian Chesnot et GeorgesMalbrunot, deux reportersfrançais qui durant cent vingt-quatre jours ont étéotagesde l’armée islamique en Irak, ayant pourtitreQatar.Lessecretsducoffre-fort,paruen2013auxéditionsMichelLafon.Selon lesauteurs, leQatarauraitjouéunrôledansleurlibération.Mais on sait aussi que le développement de l’islamisme radical vient également des dictateurs

arabesquil’ontencouragépourfairecontrepoidsauxrevendicationsdémocratiquesquis’élevaientdanslasociété,courageusementportéesparlesfemmes,lesétudiantsetlessyndicatsouvriers,suiteàl’échecavérédumodèlededéveloppementsocialisteempruntéausystèmesoviétique.Ilyaaussileconflitisraélo-palestiniensurlequelunformidableimaginaireaétéinvesti,etilyalamondialisationquicréeunedésorientationdouloureusepourceuxquinesontpaspréparésetquisententquedanscenouveauschémadumondeilsn’ontpasplace.

Cesont touscesélémentsqu’il faut interroger.Sinousneconnaissonspas l’évolutionpasséedel’islam et dumondemusulman dans ses interactions avec le reste dumonde, depuis les croisadesjusqu’àlacolonisation,enpassantparlaReconquista,lafinducalifatarabepuisducalifatottomanachevéparKemalAtatürk,etlacréationd’Israël,donnéesauxquelleslemondearabo-musulmanfaitconstammentréférence,nousnesauronspasprédiresonévolutionfuture,dumoinsappréhenderlesobjectifsplusoumoinsréalistes,plusoumoinsmythiques,poursuivisparlesmusulmansd’unepartet par les islamistes radicaux d’autre part, ces objectifs n’étant pas forcément lesmêmes.Ainsi lareconstitutionducalifatquirégneraitsurlemondemusulmanestunobjectiffortpourlesislamistesradicaux, mais pour les simples musulmans c’est une histoire du passé, les notions modernes denation, d’État et dedroit positif ont assez largement remplacé la notionmythique de califat danslequell’oumma,lacommunautédetouslesmusulmansdanslemonde,seraitgouvernéeparlacharia.

Au cours des trente dernières années, le point devue sur l’islamisme a changé aumoinsquatrefois, ce qui a empêché d’avoir un regard lucide sur la réalité et la constance du phénomène deradicalisationprogressivequiletravaillaitdel’intérieur.

1.Onl’ad’abordregardéavecsympathie.Danscetislamrenaissant,revendicatifetcombatif,onavulemoyenparlequellespeuplesmusulmansselibéreraientdesdictaturesquilesopprimaientet,parconséquent, échapperaient à l’influence deMoscou et se rapprocheraient de l’Occident.On a suiviaveclamêmesympathiel’aventuredesmoudjahidinesafghanschassantlesSoviétiquesdeleurpays,celle des mollahs renversant le shah, celle des islamistes algériens s’attaquant à la dictature desgénéraux.Onparlaitd’islamlibérateur,émancipateur.

2. Ensuite, on l’a regardé avec une certaine inquiétude. L’islam libérateur se transforma sousl’influencedesislamistesetdevintsynonymederégression.Parleurrigiditéetleurintolérance,lesislamistes entraient en conflit avec la société qui aspirait à mieux vivre, prenant clairement pourcibles les femmes, les intellectuels, les artistes, les homosexuels, les étrangers juifs et chrétiens.L’image des talibans lapidant des femmes, exécutant pour un oui ou pour un non, détruisant lepatrimoine historique du pays (destruction au canon des statues géantes de Bouddha), révulsait etrévoltaitlemonde.

3.L’inquiétudes’est transforméeenpanique lorsque les islamistesont recouruà laviolencearméepourcontrôlerlasociétéetrépandrelaterreurpartoutoùilslepouvaientdanslemonde.

4.Dansunquatrièmetemps,c’estl’étapeactuelle,lesentimentestàlacolère,àlaconfrontation.Le

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terrorismea refluédevant le renforcement étouffantdesdispositifs sécuritairesdans tous lespays,mais l’islamismeradicalachangédestratégie, ilavancecaché, il s’enracinepartout,dans lespaysmusulmansetjusquedanslecœurdel’Occident.Ilcréed’énormestensionsdanslessociétés,quisetrouventainsimenacéesdedéchirement.C’estlastratégieduverdanslefruit.

Il sembleque,dans laphaseàvenir,on incriminera l’islametpasseulement l’islamisme,cequiaccréditeraitl’hypothèsechèreàSamuelHuntington,repriseetmiseenpratiqueparG.W.Bush,quele monde est embarqué dans un choc des civilisations et pas seulement dans une guerre contrel’islamismeradicaletleterrorisme.Cettevisionholistiqueetapocalyptiqueestréellementenvisagéeetrecherchéeparlesextrémistesdesdeuxbords.

Cesont toutescesconsidérationsqu’il faut regarder,de façonà faire lapartdeschosesentre laréalitéet le ressentidecetteréalité. Ici, le ressentipeutêtreexagéré, lapeurnourrissant lapeur, laréalité est vue avec une loupe déformante et grossissante.Et là, le ressentiminimise la réalité parmanqued’informationouparbesoindese rassurer. Ilyadescalmes trompeurscomme ilyadestempêtesquisontpassagèresetlocales.C’estàcediscernementqu’ilfauts’efforceretcelapasseparunemeilleureconnaissancedebasesurlesujet.Ceàquoinousespéronscontribuer.

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IV

Lesvecteursdel’islamisme

L’islamisme n’est ni absurde ni réellement dangereux en lui-même. C’est un courant religieuxultraorthodoxeavecunobjectifdetransformationradicaledespaysmusulmans,voiredumonde,auxplans religieux, politique, social, culturel, comme les sociétés humaines en ont connu et enconnaissentencoreetquel’onsaitcontenirsil’ons’yprendauplustôt,enluiopposantdesidéesetdesprogrammesadéquats.

Danslaplupartdescourantsislamistes,latransformationsociétaleestrecherchéepardesmoyensclassiques, plutôt pacifiques— la prédication, le jeu politique, l’action caritative et la solidarité,l’éducation—,etparl’entrismeauprèsdesgrandesinstitutionsnationales(armée,justice,éducation,universités…) mais aussi des organisations civiles jusqu’aux petites associations de quartier,technique que les islamistes ditsmodérésmaîtrisent au plus haut point jusqu’à en faire leur armefavorite : elle a démontré son efficacité dans divers contextes. Dans ce jeu, ils sont comme despoissonsdansl’eau.Deplus,illesfaitparaîtrecivilisésetsympathiquesparrapportauxradicauxquine jurent que par la violence. C’est par cette voie que l’AKP en Turquie, Ennahda en Tunisie, lesFrères musulmans en Égypte sont arrivés au pouvoir, cependant on constate chaque jour que latransformation sociétale voulue par eux n’est pas forcément acceptée par les sociétés turque,tunisienneouégyptienne,celles-ciadhèrentàcertainsdeleursprojetsmaispastous.C’estlalimitedesislamistesmodérés,ilsaspirentaupouvoir,saventl’atteindreparl’entrismeetl’actionpolitiqueetsocialemaisnesaventpasl’exercerpourgouverner.Seulslesislamistesturcsontsulefaire, ilssontaupouvoirdepuisdixansetleursrésultatssontprobants,ilsleurvalentunsatisfecitgénéraletcela,ilestimportantdelesouligner,sansquejamaisilssoientapparuscommeétantunemenacepourla démocratie turque ou pour la paix et la stabilité dans la région, malgré pourtant une gestionmuscléedel’oppositionpolitiqueinterne,delarébellionkurde,etmalgrédesrelationstenduesavecl’Europelorsdesnégociationsenvuedel’accessiondelaTurquieàl’Unioneuropéenne.Maisilesttroptôtpourjugerdelasituationdanslemondearabe,le«printempsarabe»n’estpasretombéetlesnouveaux rapportsde forcene sontpasassurés, les islamistesgouvernentencore sous le règnedel’étatd’urgence,maisdanslefondilsconsolidentplutôtbienleurspositions.

D’autres courants islamistes recourent à des méthodes radicales, l’offensive, le harcèlement, lamenace,l’escaladedanslaviolenceetlaterreur,poursubjuguerlespopulationsetobtenird’ellesunesoumissiontotale,immédiate,démarchequenousavonsvueàl’œuvreenSomalie,enAfghanistan,enAlgérie,danslenordduMalilorsqu’ilétaitcontrôléparAQMI,danslesprovincesmusulmanesduNigeriadominéesparlegroupejihadisteBokoHaram.

Detellesidéesextrémistesexistentdanstouteslessociétés,ellessontgénéralementmarginalesetportéespardespartistrèshétéroclitesdansleurseffectifsetconfusdansleurspensées,etmarquésparunetendanceirrépressibleàsediviserpourdesquestionsdeleadership,cequienfindecomptelesempêched’atteindreunrangnational,maisonavuaucoursdel’histoirequedetelspartismarginauxpouvaient en certaines circonstances exceptionnelles prendre une soudaine ampleur et menacer lasociétédanssesvaleursetsesstructuresfondamentales.ÀplusieursreprisesdurantleXXesiècle,ilsn’ont pas fait qu’effrayer, ils sont arrivés au pouvoir, prenant tout le monde par surprise, l’ontmonopoliséettransforméenpouvoirabsolutiste,etontinfligéaupaysetaumondedessouffrances

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incommensurablesdontlescicatricessontencorevives.C’estlorsqu’ilsparviennentaupouvoirqueles partis extrémistes révèlent leur vraie nature et leur extrême dangerosité, ils sont alorsirrésistiblementconduitsàseradicaliseretàs’érigerendictatureomnipotente.

Cela s’est produit, il n’y a pas si longtemps, dans des pays que les structures sociopolitiquesinternes prédisposaient sans doute à cela (par exemple : la révolution communiste de 1917 qui atrouvédanslesstructuresféodalesdelaRussieetdelaChinelecreusetetlefermentpouraccoucherdu stalinisme et du maoïsme, dont le bilan est effroyable, ou la révolution islamique que lesarchaïsmes des sociétés musulmanes, aggravés par les politiques de régimes despotiques etcorrompus, soumis à des intérêts étrangers cupides [Iran], ont transformée endictatures islamistesqui ont engendré guerres civiles, régression,misère et isolement),mais cela est également arrivédansdespaysoùsemblables idéesn’avaientaucunechancedesortirde lamarginalité,aucœurdel’Europeoùladémocratieatrouvédanslacriseéconomiquede1929etdanssesprolongementsdequoiaccoucherdunazismeetdufascisme;c’estpourcelaquenoussommesinquietsfaceàl’avancéeimplacabledel’islamismeetsatendanceànesupporteraucuneoppositionetàseradicaliserdevantlesdifficultésqu’ilneparvientpasàrésoudre.Nouslesommesd’autantplusquelesdiguescenséeslecontenirsontfragilisées.L’islam,entant

que religion révéléequienseigneà l’homme« ledroit chemin» (es-sirâtel-moustaqim) ainsi quel’annoncelapremièresourateduCoran,laFatiha,l’Ouverture,estdeplusenplusmalconnu,mêmede ses fidèles fervents, etmal enseigné ; onne sait plusutiliser sa forcebienfaisante et normativepourcontrecarrerlesidéesmortifèrespropagéesparlesprédicateursdel’islamradical.Laquestionsepose:d’oùviendraitalorscetislamdesLumièresquipromouvraitlessociétésmusulmanes,etquil’enseignerait aux fidèles ? Quel islam de paix et de tolérance peut-il sortir des mosquéesimprovisées,clandestines,échappantàtoutcontrôle,dontl’enseignementn’estriendemoinsqu’unendoctrinement primitif exercé sur des personnes en perte de repères ou en rupture avec leursociété?Ladémocratieestunbarrageformidablemaiselleestenreculjusquedanslespaysquil’ontvue

naître,commeentémoignentlamontéecontinuedesextrêmesetdel’abstentionnismedanscespaysetl’apparitionconcomitanted’unislamismeendogènefortementrevendicatif,cequiseconçoit,maisaussi,conséquencedesesconnexionsmultiplesavecl’internationaleislamiste,fascinéparlaviolenceetdeplusenplustentéparlejihadinternational.

Et toutcelas’inscritdansuncontextemondialdesplusanxiogènes :unecriseéconomique fortedurablement installée, un environnement en dégradation continue, une montée constante del’insécuritéetdusentimentd’insécurité,unemondialisationsanséthiquequis’avèreêtreuneénormemachinedespéculationéchappantelleaussiàtoutcontrôleinstitutionneldémocratique.Deplus, unpeupartout, et paradoxalementdans lespaysdevieille démocratie, le politiquement

correct,inspiréparlapeuroulesoucidenepasexacerberlestensionsentrelescommunautés,faitdesravages.Ilempêchelevraidébatetl’émergencedecontrepoidsauxintimidationsdesunsetdesautres. Aux yeux des radicaux, cette retenue est vue comme la preuve que la société est prête àcapituler,qu’ilsuffitdelapousserpourqu’ellesebrise.Quelquesexemplesmontrentcommentledébatpeutêtreplombé.EnAlgérie,prononcerenpublic

le mot « terrorisme » expose le contrevenant à une amende ou à la prison. C’est la loi dite deRéconciliation nationale, qui est en fait une loi d’amnistie pour tous les crimes commis durant laguerre civile, qui stipule cela. La sanction est alourdie si le contrevenant précise et parle de«terrorismeislamiste».EnEurope,lesinterdictionssontinsidieuses.Toutlemondel’aremarquéetcelaaétérelevéavecinsistance : leprésidentFrançoisHollanden’aàaucunmomentprononcéles

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motsessentiels« terrorismeislamiste»durantsavisite triomphaleauMaliaprèsquelecontingentmilitairefrançaiseutlibérélavillemythiquedeTombouctouetchassélesislamistesquil’occupaientetl’avaientgravementdéfigurée.Sonesquiveaétéreçuecomme«élémentdelangage»pourtous,depuisplusaucunevoixautoriséeenFranceneprononcecesmots.«Parisvautbienunemesse»,ditlebonroiHenriIVlorsqu’ilacceptadeseconvertiraucatholicismepourêtresacréroideFranceetdeNavarre.OnsedemandecontrequisesontbattuslessoldatsfrançaisetquiadétruitTombouctouetmassacréseshabitants.Enn’appelantpasleterrorismeislamisteparsonnom,Hollandetrahitlesmilitaires françaisquisebattentsur le terraincontre les islamistesd’AQMI(Al-QaïdaauMaghrebislamique) et duMujao (Mouvement pour l’unicité et le jihad enAfrique de l’Ouest), il trahit lesotagesfrançaisentreleursmains,iltrahitlesMaliensquiontsouffertsousleurféruleetquieuxlenomment sans hésitationni ambiguïté, et il trahit lesmusulmansqui savent bien ce qui nuit à leurreligionetàleurpays.Beaucoupdetrahisonsqu’aucunemessenepeutlégitimer.«Malnommerleschoses,c’estajouteraumalheurdumonde»,disaitCamus.

Danstouslespays,ledébats’estainsiferméàforced’intimidations,decensure,d’autocensureetde précautions oratoires. D’ores et déjà, le débat sur l’islam a disparu des enceintes publiques.Pourtantl’islamdoitêtreétudié,discuté,interpellé,critiquééventuellement.Commentfaireévoluerlestatutdelafemme,commentconcilierislametmodernité,islametdémocratie,droitsetdevoirsducroyantetducitoyen,commentenseignerl’islamauxjeunesenquêted’identité,commentconstruireun«vivre-ensemble» entremusulmans et non-musulmans, ce sont desquestionsqui attendentdesréponsesdepuis des siècles, et deplus enplusurgemmentdans lemondemodernequi bouleversebiendescertitudesdupassé.C’estdanscedébatouvertetfranc,surcesquestionsprécises,quenoustrouveronslesargumentspourdénoncerlafaussetédel’islamismeetlefairereculer.Nousledevonsd’autantplusquel’islamismeaffirmetirersalégitimitédel’islametenêtrelegardienloyal,et,parlà,ils’arrogeledroitdenouscritiquer,nouscondamneretnoustuer.

Maisconnaître l’islamismen’estpassuffisant—etonvientdevoircombienilestdifficiled’enappréhender les contenus et toutes les formes, quiont tellement et tant de fois changé au coursdutemps—,ilfautaussiconnaîtrelesvecteursquilepropagent.

1.LescourantsreligieuxradicauxAudépart, ilyadescourantsreligieuxissusdespremiersschismesde l’islamquiprofessentun

islamorthodoxed’où sont sorties des tendancesultraorthodoxes, comme lewahhabisme saoudien,rameauultraorthodoxes’ilenest,quiestsortid’unebranchetrèsorthodoxe,lehanbalisme,lui-mêmenédusunnismequiestlepremiercourantorthodoxedel’islam.C’estdecetteévolutionverstoujoursplusdefondamentalismeetderadicalismequ’estnéauXXesièclel’islamisme,mélangedereligion,de politique et de révolution ; d’où aussi toutes ces appellations hybrides : islam politique, islamradical,républiqueislamique,révolutionislamique,etc.IlfautdirequeleXXesiècle,avecunedépressionéconomiquemondialesévère(lacrisede1929),

deuxguerresmondialesgigantesquesetl’effondrement,souslechocdescolonisationsoccidentales,duderniercalifat,lecalifatottoman,colonnevertébraledecequirestaitdel’empiremusulman,étaitpropiceàtoutesleshaines,touteslesrestructurations,touteslesradicalisations.Jamaissièclen’avaitapporté autant demalheurs, occasionné autant demisères et fait autant demorts et de blessés.Lesreligieux y ont vu le signe que les temps avaient changé et qu’ils étaient interpellés à cet effet.Rappelons que le calife est à la fois chef d’État, chef spirituel, mais surtout le représentant duProphète sur terre (en arabe : khalif = représentant, successeur). La disparition du califat et ledémembrementdumondemusulman,partagéentrelespuissancescolonialeseuropéennes,ontlivré

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l’islamàladéshérenceetaujeudesféodalités.Dansl’espritdesislamistes,c’estunmondeidéalquis’esteffondréparlafautedesOccidentauxetl’impéritiedesdirigeantsmusulmans.

Mais,envérité,lesislamistessontversatilesetopportunistes,ilsbutinentàleurgrédansl’immensearbredel’islam,prenantceciàtelcourant(sunnismeouchiisme),celaàtellesecteoutelledoctrine(wahhabisme, mouvements réformistes divers comme celui des ulémas algériens du cheikh BenBadis…), ou à tel épisode glorieux de l’histoire desArabes, ou encore à tel grand théologien ouérudit(ancienscommeEl-Boukhari,IbnTaymiyya,IbnTumert,pluscontemporainscommeDjamalEddineel-Afghani,Hassanel-Banna,SayyidQutbouSaïdRamadan,dontl’undesfils,Hani,dirigeaujourd’huileCentreislamiquedeGenèveetl’autre,Tariq,estunislamologueréputéconseillerdeplusieurs institutionsnationales et internationales— ils sont également lespetits-filsdeHassanel-Banna,ouSayyidAbual-Maududi,ouYoussefal-Qaradâwî,chefspiritueldesFrèresmusulmansquiofficie aujourd’hui à partir du Qatar et d’Al Jazeera, télévision phare pour le monde arabe etmusulman…); ilspuisentaussichez lesgrandscheikhsd’Al-Azhar faisantautoritédans le fiqh, lajurisprudence islamique, et en cas de refus de ces maîtres (ce qu’ils font parfois, et c’est à leurhonneurcarrefuserauxpotentatsarabesetauxislamistesestdangereux),ilsfontappelàdesexégètessansconscienceniqualificationsquin’hésitentpasàcommettredesfauxenécrituressaintespourlesservir et se faire un nom dans lemilieu jihadiste toujours à la recherche de nouveaux guides, denouveauxhéros.Les islamistespratiquentunesortedeself-serviceopportunistequi leurpermetdes’adapteràtouteslessituations.C’estainsiques’attaqueràdespopulationsciviles,dontlesfemmesetles enfants, a été légitimé comme acte de guerre sainte, de jihad sacré, par des exégètes qui nonseulement trahissent les enseignements explicites du Coran et du Prophète en la matière, maisrecourent pour leur démonstration à des hadiths jugés apocryphes par tous les grands courants del’islam,voireàdesfauxfabriquéspourlacirconstance,surl’idée:Quin’estpasavecnousestcontrenousetcontreAllahetdoitêtrecombattuetexterminé,ainsiquesonengeance.Ainsil’avaientdéclaréles islamistes algériens du FIS, et cela a été endossé par les autres islamistes. Et le pouvoir y arépondudelamêmemanière:Quin’estpasavecnousestcontrenousetseraexterminé.

L’islamisme d’aujourd’hui est une vaste nébuleuse dans laquelle il est difficile de se retrouver,même pour un spécialiste, et de voir les liens qui articulent ses différentes structures et quellecoordination existe entre les multiples organisations islamistes, celles-ci ne se définissant jamaiscomme islamistes mais comme islamiques et très souvent, voire toujours, ne faisant état d’aucunobjectifpolitiquedansleursmissionsofficielles.Deplus,lesstructuresformellementconstituéesseprolongentsouventdansdesstructuresinformelles.Ainsi,autourd’uneinstitutionislamiqueformelleclassique, anodine, une mosquée par exemple, peuvent graviter plusieurs structures, religieuses,éducatives,commerciales,financières,lesunesformellementconstituées,lesautressansstatutlégal,chacuned’ellespouvantseprolongerdansd’autresstructures,plusoumoinspermanentes,plusoumoins formelles, voire secrètes, sans lien organique entre elles mais le tout constituant un corpsvivant sans forme précise, parcouru cependant par lemême influx nerveux et visant des objectifsprécis.Au sein de lamouvance islamiste, les alliances entre les différents groupes se nouent et sedénouentsurunmot,uncoupdetéléphone.Cefaisant,elleschangentdenom,dechef,delieu,cequirenddifficiletoutetraçabilité.

Par un tropisme propre au monde arabe qui tend à multiplier les structures religieuses pourmontrer sa foi et sonengagement (labigoterie fait intrinsèquementpartiede l’universmusulman),maiscelatientaussiàsonorganisationtribale,chaquetribuagissantpoursonproprecompte,etpourdes raisons de sécurité, les réseaux sont souvent doublés par d’autres réseaux, actifs ou dormants,

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concurrentsoucomplémentaires.Lemondeislamisteestmouvantettrèsréactif,ilsebricoleaujourlejour,ilévoluesanscesse,augrédescirconstances,delapersonnalitédesdirigeantsquiraisonnentenchefsdeguerre,encommerçants,enéducateurs,enimams,enprédicateursetexégètes.Ilnefautpasoublierquelesislamistesseconsacrentàtempspleinetprioritairementàleursactivitésmilitantesau sein des structures auxquelles ils sont affiliés.La religion et le jihadpassent avant tout.À cettedose,ilssontprisdansunesorted’envoûtementmacabrequilesrendsourdsaumonde.Delàpeut-êtrevientl’appellationde«fousd’Allah»aveclaquelleonlesdésignesouvent.

Ilarriveparexemplequ’ilyaitplusieursmosquéesdansunquartieralorsqu’uneseulesuffiraitauxbesoinsdelapopulationlocale.Iln’yapasd’explicationrationnelleàcetteredondance,elleestlerésultatdelacompétitionhistoriqueentredifférentscourantsreligieux,chaquetraditioncultuellevoulant que sa mosquée porte le nom d’un imam qui appartient à sa doctrine, comme elle peutrésulterd’unecompétitionentrelesdifférentescomposantesdelapopulationlocale,chacunevoulantun lieu de rassemblement et de prière qui lui soit propre.Dans lesmilieux de l’émigration, où lapopulation est naturellement hétérogène (origines nationales, ethniques, religieuses différentes), lacompétitionintègredescritèrestenantcompteaussidelalégislationdupaysd’accueiletdurapportde force au sein de la communauté, entre les simples fidèles qui vont à lamosquée pour prier etdiscuterdesaffairesduquartieretlessalafistesjihadistespourquilamosquéeestunquartiergénéralcommode et innocent à partir duquel ils organisent les activités de leurs militants. Autour de lamosquéesedéroulentsouventd’âpresluttesdeleadership.Localement,lamosquéeestuncentredepouvoiràmultiplesfonctions—religieuses,politiques,économiques,culturelles,éducatives—,quiseposeeninterlocuteurdespouvoirspublicsetenmonopoleenmatièredecaptationdefinancementsinternesouétrangers.

Aucentredelamouvanceislamistemondiale,noustrouvonsl’associationpanislamiquedesFrèresmusulmans, dont le siège historique est en Égypte, où elle est née en 1928. Cette organisationtentaculairecomptedesmillionsd’adhérents,enÉgypte,danslespaysmusulmansetdanslemonde.IlsemblequeletoutestcoordonnédeLondresparlaMuslimAssociationofBritainquis’appuiepourses finances sur laBankal-Taqwa (installée enSuisse, auxBahamas, auLiechtenstein, etc.) etbiend’autres banques arabes et internationales dont les capitaux viennent principalement d’ArabieSaoudite, du Qatar, du Koweït, du Bahreïn, des Émirats arabes unis, comme l’ont montré denombreusesinvestigationsdejournalistesoud’expertsdel’islamismeetduterrorisme.Lesmesuresrestrictivesrécentes(2012et2013)prisesparlegouvernementdelaGrande-Bretagne

à l’encontre des islamistes, qui se sont traduites par des expulsions de leaders islamistescharismatiques et un renforcement des dispositifs de contrôle des mouvements de capitaux,pourraient changer la donne. Mais cela n’affectera que peu et momentanément l’organisationgénérale des Frères musulmans, leur réactivité et leur mobilité les mettent très au-dessus descontingencesréglementaires.Deplus,lesystèmefinancieretbancaireauquelrecourtl’organisationoffre toutes les commodités et les garanties de secret nécessaires à tous les opérateurs dumondequellesquesoientleursactivités.

En1978,danslafouléedesaccordsdeCampDavidquiconsacraientlapaixentrel’ÉgypteetIsraëlet définissaient un cadre de recherche de la paix au Proche-Orient, les Frèresmusulmans avaientofficiellement renoncé au jihad armé, sauf en Palestine, mais la plupart des groupes islamistesjihadistesexistantdanslemondeseréclamentplusoumoinsdeleurenseignementetbénéficientdesmêmes financements. L’absence de lien organique ne prouve rien et nous savons que l’une desdevisesdesislamistesjihadistesest:«laguerreestruse»(enarabe:elharbkhidâ’).

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LeprésidentSadateaétéassassinéen1981parungroupeislamistejihadistenomméAl-Gama’aal-Islamiyya, qui se réclamait des Frères musulmans, c’était la preuve que l’association avaitsimplementdéplacésabranchearméedansunestructureparallèleclandestine,crééeàceteffet.LesliensdelapieuvreAl-QaïdaaveclesFrèresmusulmanssontégalementconnus,lesmêmeshommes,lesmêmesidées,lesmêmesréseauxleslientdemillefaçons.Enavril2013,legroupejihadisteAl-Nosra,quisebatenpremièrelignecontrelerégimesyriend’El-Assad,aofficiellementannoncésonallégeanceàAl-Qaïda.On se reportera aux écrits des spécialistes du terrorisme islamiste et d’Al-Qaïda pour avoir un

aperçudecesconnexionsetdeleurincroyableenchevêtrement.

Dans presque tous les pays musulmans, il existe un parti islamiste légalement constitué seréclamant des Frères musulmans ou influencé par lui (le Hamas palestinien, le MSP algérien[anciennementappeléHamas],l’EnnadhaenTunisie,lePJDauMarocquin’estpasclairementaffiliéaux Frères musulmans mais qui partage leurs idées…). On trouve aussi des partis islamistes seréclamantd’autresobédiencesmaisqui,lecaséchéant,notammentdanslescompétitionsélectorales,fontvolontiersallianceaveclesFrèresmusulmans.

Les Frères musulmans animent ou contrôlent par ailleurs d’innombrables organisationsreligieuses, politiques, culturelles, éducatives, sociales, aux quatre coins de la planète. Citonsrapidement : le Centre islamique deGenève, le IslamischeGemeinschaft inDeutschland, la Ligueislamiquemondiale,leConseilislamiqued’Europe,l’Uniondesorganisationsislamiquesd’Europe(UOIE),l’UniondesorganisationsislamiquesdeFrance(UOIF),leConseileuropéendelafatwabaséàDublin…Lalisteestlongueetàvraidiren’estpasconnueenl’étatactueldelaconnaissancedelanébuleuse. À chaque nouvelle investigation, on découvre de nouvelles ramifications, de nouvellespistes.Ilexiste,depuis1933,unebranchefémininedesFrèresmusulmans,aussitentaculaire:lesSœurs

musulmanes. Elles sont très actives dans le recrutement des femmes, l’éducation des enfants, lacollecte(argent,vêtements,produitsalimentaires),l’administration,lespremierssecoursetlessoinslors des catastrophes, mais elles ont aussi d’autres missions dont nous savons peu. Dans lescampagnesélectorales,ellessontd’uneefficacitéredoutable,inlassablementellesvisitentlesfemmesoùqu’ellessoient,àdomicile,auhammam,danslescimetières,lesmarchés,lesfoyers,leshôpitaux,lesusinesetlesadministrations,etlesaccompagnentjusqu’auxbureauxdevote.

Dans le domaine économique et financier, les Frères musulmans ont déployé d’immensesstratégiesqui font qu’aujourd’hui ils sont au cœurde la finance islamique internationale, en joint-ventureaveclesprincesetlesémirsduGolfeetlesrichissimeshommesd’affairesarabes,àtraversdesbanques,dessociétésd’investissement,dessociétésdebourse,etdeplusenplusprésentsdanslecommerce (le commercehalal, s’agissant de l’alimentaire), l’hôtellerie, l’industrie, principalementles industries de pointe. L’hégémonie religieuse suppose à la base une hégémonie financièrecommerciale et industrielle, ce à quoi les Frèresmusulmans et les princes arabes qui s’inscriventdans leur stratégie œuvrent avec beaucoup de persévérance et de talent. Les fonds souverainsd’ArabieSaouditeetduQatarsontdesmodèlesd’efficacitéetdeperformance.

Les Frères musulmans ont également des ambitions scientifiques fortes. On note que beaucoupparmileursélitesontfaitdesétudestrèspoussées,danslesmeilleuresuniversitésdumonde,danslesdomainesdepointe:informatique,nucléaire,mathématiques,médecine,recherchespatiale.Celaestd’autant plus remarquable que leurs pays ne disposent pas des structures professionnelles idoines

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pourlesaccueilliretlesutiliseraumieuxdeleurscompétences.Cetteaviditépourlascienceobéitàdesconsidérationsdiverses:religieuses(«Cherchezlascience,mêmeenChine»,recommandaitunhadithduProphète),démentirl’imaged’ignoranceetdebrutalitéquicolleauxmusulmans,rappelerquelesmusulmansontétédescréateursdescienceetqu’ilssontporteursd’unavenirfaitdeprogrèset de lumières, donner les moyens de la puissance aux États qui émergeraient de la révolutionislamiste.LesFrèresmusulmansoctroientdesboursessouventsubstantiellesauxjeunesquimontrentdesaptitudesfortespourlesétudessupérieuresetlessuiventd’unboutàl’autredeleurcursuspourlesaffermirdanslafoietlapratiquereligieuse.Ladémarchedel’Iranquientendsemunirdemoyensnucléairescivilsetsansdouteàtermemilitairesobéitàcesmêmesconsidérations.

Ilyalà,danscetteévolution,unprocessusremarquabledetransformationdumondemusulman,lafameuseNahdaquifaitrêvertouslesmusulmansdepuislafindel’âged’or.Ilsedoted’uneclassemoyennedehautniveau,danstouteslesdisciplinesetdansledomainescientifiqueenparticulier,quiluiatoujoursfaitdéfaut,cequiexpliquequ’unerévolutionintellectuellesemblableauxLumièresenEurope n’a pas été possible dans l’univers musulman. La présence de cette classe sociale est uneconditionnécessairepourproduirelesLumièresmaispassuffisante,ilfaudraitaussiqu’ellepuisses’autonomiseretentrerdansunprocessusderévisionfondamentaledelapenséemusulmane.Lefaitestquedeuxdémarches sont encours :unedémarche, très timide,vers lesLumièresmodernesausens occidental (universel ?) du terme et une démarche plus volontariste vers les Lumièresislamiques. Elles pourraient converger et se fondre l’une dans l’autre, mais cela ne semble paspossible, un principe d’antinomie que ni les uns ni les autres ne veulent ou ne peuvent lever est àl’œuvre. On peut dire que, relativement à cette question, il se produit en ce moment un schismecolossalauseindumondemusulman,unepartierejoignantlesvaleursuniverselles,l’autretentantderéinventeretré-enchanterlesvaleursislamiquesdel’âged’or.Aucunenesemblepouvoirproduireunepenséeentièrementnouvelle,indépendanteetdesvoiesoccidentalesetdesvoiesislamiques.C’estcelaquiafaitdirequ’aufondl’islamismeétaitd’aborduneréactioncontrelesmusulmans,ceuxenparticulier qui, depuis les colonisations, s’éloignent peu à peu de l’islam et rejoignent les valeursuniverselles,etceuxquirecherchentunislammodernequi,selonlesislamistes,finiraitparseheurteràl’orthodoxieetpars’enaffranchir.

2.LesÉtatsmusulmansTous les États musulmans ont, à unmoment ou à un autre, été des vecteurs de propagation de

l’islamisme. Ils l’ont fait en connaissance de cause, pour faire barrage à lamontée de l’idéologiecommuniste, venue de Moscou, qui au final a quand même pu prendre pied et s’installer dansplusieurspaysmusulmans,oupourbriserlamontéedesrevendicationsdémocratiquesinspiréesparl’Occident,dontlesidéesontpuégalementpénétrerlasociétéetaccrochercertainsmilieux(femmes,professions libérales, intellectuels, syndicats, étudiants). LesÉtatsmusulmans ont fait de l’islam la«religiond’État»etainsil’ontgérécommeunprogrammedepropagandedemassemisenœuvreparlesapparatchiksdupartietlapolicepolitique.Laporteaétéouverteauxprédicateursislamistesquitrèsviteontformédesarméesdemilitants,

aussitôt lancées à l’assaut des communistes et des démocrates. Cette politique a été pratiquée d’unboutàl’autredumondemusulman.Etpluslaforcemobilisatricedunationalismequiavaitmenéauxindépendances faiblissait, plus les pressions internationales pour une démocratisation de ces paysaugmentaient, et plus le recours à la religion dans sa version la plus conservatrice et la plusxénophobe était renforcé.Dans tous ces pays, il y a eu à unmoment ou à un autre une opérationd’expulsion des étrangers, chacun l’habillant d’un discours patriotique propre ; « algérianiser »,«marocaniser»,«égyptianiser»,«arabiser»ontétédesmotsd’ordreàlamode.

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Aufinal,lesrégimesenplaceonttenuetperduréàl’ombredel’islamqu’ilsinstrumentalisaientetdel’islamismequ’ilscombattaientd’unemainetencourageaientdel’autre.Danscetteluttesourdeetviolente, lesdémocrateset lescommunistesontété laminés,beaucoupontétéassassinésousesontexilés, ce qui a renforcé d’autant l’emprise des islamistes sur la société et facilité la politiqued’entrismequ’ilsmettaient enœuvre à travers des partis islamistesmodérés créés à cet effet pourséduirelesclassesmoyennes.Leplanseretournaitcontreceuxquil’avaientconçu,lesislamistesleuréchappaient,ilsjouaientàleurproprejeuetilssavaientyfaire.Nousl’avonsvuenAlgérie,lorsqu’àlamortduprésidentBoumedieneen1978,décèsquiasigné

lafindunationalismeetdeladictaturesocialisteprolétariennequ’ilavaitinspirée,lesuccesseurdutabandonner le discours nationaliste, épuisé par les surenchères et les échecs du modèle dedéveloppementsocialiste,maisaussilaisserentrerlesprédicateursislamistesvenusduProche-Orientetleurouvrirlesvannesducommerce,quipourlesislamistesestlaseuleactivitééconomiquedigned’unmusulmancarc’estcelleque leProphèteexerçait,celapour leurpermettrededévelopper lesactivitéscaritativesavec lesquelles ilscontrôlent lespopulationspauvresetdéshéritées.Cet Infitah,autrement dit l’abandon de l’option de développement socialiste au profit de l’économie de bazarvoulue par les islamistes, avait étémis enœuvre, de lamême façon, par Sadate après lamort deNasseretlafindunassérisme.Ilenfutdemêmeailleurs,enTunisie,auMaroc.EnSyrie,enIrak,enLibye,oùlesrégimesétaientforts,onlâchaunpeudelest,onlaissalacorruptionetlemarchénoirsediffuserdanslesclassesmoyennesetpopulairessensiblesaudiscoursdesislamistes.Onfreinalesévolutionssocialesmoderneset lesrevendicationsdémocratiquesqu’ellessuscitent

en injectant, à plus ou moins fortes doses, de l’islamisme et du bazar, qui crée des illusions deprospéritéetdeliberté.Partoutdanslemondemusulman,onassistadanslesannées1970-1980àunboom économique sans valeur ajoutée aucune induit par l’abandon des politiques publiques,forcément dispendieuses mais à terme génératrices de progrès, et la libéralisation sauvage del’économie nationale. L’existence dans plusieurs pays musulmans d’une rente (pétrole, mines,tourisme) permettait de faire fonctionner une telle économie sans trop de difficulté car le coupleislamisme-bazar réduit la demande sociale à sa plus simple expression, elle est donc facile àsatisfaire.Ainsisemetenplaceunespirale:lamisèrealimentel’islamismequiaccroîtlamisère,etainsidesuite.

3.LesélitesintellectuellesetlesuniversitésLecasdesintellectuelsdanslemondearabemériteunouvrageàluiseul.L’étudedel’islamismemontrequececourantdepenséen’estpaslephénomènevulgaireetbrutal

quenousprésententl’actualitéetlesmédiasquilarapportentavectoutl’effetdegrossissementvoulu.Àlabaseœuvrentdesquestionnementsgravesetdesconsidérationsphilosophiquescomplexes, lesmêmesd’ailleursqueceuxquiontmenéjadisauxschismesauseindelachrétienté.Danstouteslesreligions, de tels questionnements sont apparus à un moment ou à un autre et ont conduit à desréinterprétationsplusoumoins fondamentalesdudogmedans sesvérités etdans sespratiques.Audépart, ce sont des intellectuels et des érudits qui ont amorcé ces débats et en ont formalisé lesconclusions, dont certaines ont servi de cadre méthodologique et idéologique à toutes sortes demouvements,lesunsintégristes,lesautreslibéraux.Ces questionnements existent toujours, plus forts sans doute qu’hier, et les mêmes élites sont à

l’œuvre.LesfrèresHanietTariqRamadan,quenousavonseul’occasiondeciter(rappelonsqu’ilssontlespetits-filsdeHassanel-Banna,fondateurdel’associationdesFrèresmusulmans),travaillentàl’approfondissementetàlapropagationdelapenséeislamiquesousl’angledelaphilosophiequiainspiré leur grand-père, et nous savons comme ils sont puissamment engagés dans ce travail ;d’autresœuvrentaucontraireà«libérerl’islamdel’islamisme»,selonl’expressiond’Abdelwahab

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Meddeb,éminentislamologuefranco-tunisien,cequefaitégalementMalekChebel,unislamologuefranco-algérienfortconnuettrèsengagédanslapromotiond’un«islamdesLumières»,un«islamsans complexe », selon ses expressions ; d’autres œuvrent à libérer la société de l’emprise del’islamisme,etmêmeàséparerl’Étatetlareligion.LephilosophefrançaisAbdennourBidarvaplusloin,ils’enharditàplaiderpourunexistentialismemusulmanetcroitmêmequetelestlemessageduCoran:levraimusulmanestceluiquisaits’affranchird’Allah.QuantàMohammedArkoun,franco-algérien,professeuréméritede lapensée islamiqueà laSorbonne, ilplaidepourun islamrepensédans lemondecontemporain ;onpeutdirede luiqu’ila inauguréceque lui-mêmeanommé« lacritique de la raison islamique ». Il était aussi un fervent défenseur de la laïcité dans le mondemusulman.Maiscesontlàdesexceptions,lesintellectuelsmusulmansdansleurimmensemajoritésetiennent

dansuneattitudederetraitassezincompréhensible,mélangedepeur,d’indifférence,desoumission.Ilnesemblepasqueletempsdel’émancipationsoitvenupourcesélites,dansleurspaysellessont

prisonnièresdel’ordretraditionnelquiseresserresurelles,etdansl’émigration,oùpourtantellesjouissent d’une liberté certaine, elles se confinent dans lamarginalité, volontairement peut-être ouparcequelasociéténelesintègrepasoulefaitseulementparlebiaiséconomique.Le problème est que leur silence assourdissant est devenu préjudiciable, il apparaît comme une

adhésionetunsoutienauxthèsesislamistes,selonleprincipede«quineditrienconsent».Envérité,beaucoupn’arriventtoutsimplementpasàsedéterminer,ilsn’adhèrentpasauxthèsesdesislamistesmaisilscomprennentleurrévoltecontrel’Occidentetlesdictaturesquigouvernentleurspays,etilsadhèrentauxvaleursdel’Occidentmaisluireprochentle«deuxpoids,deuxmesures»etl’ambiguïtéqu’il pratique à l’encontre des peuples arabes, musulmans et africains, soutenant une fois lesdictatures,unefoislesislamistes,toutenprêchantladémocratieetlesdroitsdel’homme.

D’uncertainpointdevue,lesilencedesintellectuelsestlevecteurleplusfortdel’islamisme.Ilsportenteneffetuneresponsabilitélourde:ensedérobantàleurfonctionsocialequiestd’expliciteràleursociétélesenjeuxauxquelselleestconfrontée,ilslivrentlapopulationetnotammentlesfrangeslesplusfragiles,lesjeunes,auchantdel’islamismeetdubazarouàlacorruptionetaudespotismedespouvoirsarabes.Par là, et pourd’autres raisons tenant à ladégradationgénéraledes structuresde formation, les

universités,habituellementtrèscritiquesàl’égarddel’ordretraditionnel,deviennentdesfoyersactifsduconservatismeetdel’islamisme.Danslespaysarabes,lesuniversitéssontdeslieuxfragiles,sanstraditionsetmalencadrées,ellessontdesciblesprivilégiéeset facilespour tous lesmanipulateurs,aujourd’hui les prédicateurs islamistes, car c’est dans les universités où lamixité est forte que lesislamistes trouvent les meilleurs arguments pour dénoncer la dépravation amenée parl’occidentalisation des mœurs. C’est toujours sur cet aspect de la corruption des mœurs et de lamorale islamiquequ’ils investissent lesdifférentsmilieuxet lesminentde l’intérieur.C’est cequefontlesislamistesradicauxtunisiensetégyptiens:depuisledébutdu«printempsarabe»,ilsfontlesiègedesuniversités,s’attaquantprincipalementetsauvagementauxfillesnonvoilées.Ensemantlaterreur,ilsvisentàempêcherquel’universitédevienneunfoyerderevendicationdeladémocratieetdecontestationdel’islamisme,quidelàgagneraitl’ensembledupays.

4.LesmédiasCelafaitlongtempsquelesislamistesontcomprisl’intérêtdemaîtrisercesecteur.Trèstôt,ilsse

sontinvestisdansladiffusiondeleursidées,leursdiscoursetleursactions.Àpartirdesannées1920commencentàpullulerdanstoutlemondearabedesjournauxcrééspardescerclesd’intellectuelsetdesorganisationsreligieusessesituantdanslamouvancenationaliste;laplupartdecesjournauxont

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été influencés par les idées révolutionnaires dumufti de Jérusalem, Hadj Amin el-Husseini, et sageste mouvementée contre la puissance mandataire (Grande-Bretagne) et contre le mouvementsioniste qui prenait pied dans la région, idées qui allaient nourrir la pensée d’un jeune instituteurd’Ismaïlia, l’ÉgyptienHassanel-Banna, futur fondateurdesFrèresmusulmans,et sepropagerdansl’ensembledumondemusulman.Cesuccèstientengrandepartieàlamultiplicationdespublicationspériodiquesquitrèsvitevontinstallerunehabitudenouvelledanslemondearabealorsoccupé,isolé,coupédumonde,celledumédiaécritpériodique,qui,outrelesinformationsqu’ilfournit,entretientunesortededialoguemilitantetfraternelentrelesgrandesfiguresdumondearabeetlepublic.Enfait, il exerçait sur les gens l’effet qu’exerce le tract sur les populations en temps de crise ou deguerre.Lesislamistesl’ontcomprisetontaccordélaplusgrandeattentionàcesecteur,qu’ilsmaîtrisent

parfaitement. Ilsdisposentenplusd’un formidable réseaudemaisonsd’éditionqui leurpermetdeproduire des quantités colossales de livres, de manuels et de corans et de les distribuer quasigratuitement dans l’ensemble du monde musulman, jusque dans les plus petits villages. Dans lecontextedespaysmusulmansdel’époque,sousdominationcoloniale,laseulevuedecesjournauxetdeceslivres,entrésclandestinementdanslepayspourlaplupart,provoquaitunevéritableexaltationchez les lecteurs. Le fait qu’ils étaient écrits en arabe, la langue sacrée, et qu’ils parlaient depersonnalitéscélèbresmythifiéesparlavoxpopuliopéraiteneuxunetransformationremarquable:ilsdécouvraientquel’islamn’étaitpasseulementleurreligionetleurculture,ilétaituninstrumentdelibération et de promotion extraordinaire. C’était une révélation, ils n’avaient jamais connu quel’islamdesoumissionetderécitationqueleurenseignaientlesféodauxquilesavaientopprimésaucoursdessiècles.Ladimensionjihadistedecenouvelislamexaltaitcesvaleursguerrièresendormieseneuxdepuislongtempsquiavaientjadisportél’islamd’unboutàl’autredumonde;dansleurcœur,l’islamismecommevecteurd’illumination,delibérationetdepuissanceprenaitcorps.

Avec la radio, les cassettes audio et vidéo, puis la télévision et Internet, les islamistes disposentaujourd’hui de l’ensemble des moyens pour faire circuler leurs idées et leurs mots d’ordre.L’efficacitéd’unetélévisioncommeAlJazeera,fortementinfluencéeparlesislamistes,n’estplusàsouligner. Dans le domaine de la prédication, ils disposent de nombreuses stations de radio et detélévision spécialisées qui connaissent des audiences extrêmement élevées d’un bout à l’autre del’année.

5.La«ruearabe»La«ruearabe»alargementacquissaplacedemédiaspécial.Sonefficacitéestredoutableetles

islamistes savent en user enmaîtres, beaucoupmieux que ne le faisaient les régimes de dictatureprécédentslorsqu’ilsvoulaientenvoyerunmessageaumondeoccidental.Ilsarrivaientàrassemblerdes foules considérables mais des foules amorphes, encadrées par des haies d’apparatchiks et depolicierspeudiscrets.Aucontraire,la«ruearabe»livréeauxislamistesauncôtééruptifetspontanétrès convaincant. Ces manifestations durant lesquelles on brûle des drapeaux et on assiège desambassades occidentales produisent toujours leur effet : elles provoquent toutes les réactionsattendues,d’autantquelestélévisionsinternationaless’yintéressentdeprèsetlespassentenboucle.Ensuite Internet, la blogosphère et les réseaux sociaux s’en emparent et c’est le déluge. La « ruearabe»estdevenuela«rueislamiste».C’estunchangementfondamental,c’estaunomdel’islamqueparlentdorénavant lespeuples arabes et nonplus aunomdunationalismeet de la lutte contrel’impérialisme.

L’affaire des caricatures deMahomet, publiées par le journal danois Jyllands-Posten, est venue

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changerladonne.Elleamisenévidencedeuxchosesessentielles.Lapremièreestquela«rueislamiste»n’avaitenfaitriendesispontané;commeavantsousle

règne des anciens régimes, elle obéissait à des injonctions précises venant d’un centre decommandement. En l’occurrence, la « rue arabe » n’a réagi que plusieurs semaines après lapublicationdescaricatures,commesielleattendaitunordrequitardaitàvenir.Cetteaffaire,commenulle autre, a été émaillée de rebondissements, de manifestations aux quatre coins du monde, deprocèsjudiciaires,decrisesdiplomatiques,deboycottsetdeguerrescommercialesinternationales,etamontréàquelpointétaientgrandeslescapacitésdesislamistesàprofiterdessituationsquis’offrentà eux pour concevoir des scénarios catastrophes et imposer leur jeu au monde entier. C’est unmessage très fort qui a été envoyé au monde : « L’islam est sacré, personne ne peut le critiquerimpunément.»Lasecondeestque,pourlapremièrefois,unphénomènederas-le-bolestapparuenEuropedevant

les menaces islamistes. Plusieurs journaux européens, en France, au Danemark, en Suède, enAllemagne, en Espagne (CharlieHebdo,Brussels Journal,Magazinet,DieWelt,Der Tagesspiegel,Berliner Zeitung, etc.), ont diffusé ces mêmes caricatures et d’autres encore pour manifester leursoutienauJyllands-Postenetpouraffirmerleurengagementàdéfendrelalibertéd’expressionmiseàmalparlesislamistes.Nonobstant,la«rueislamiste»s’estimposéeenoccupantquasiquotidiennementlestélévisionset

Internet,elleaforgéuneopinionpubliqueislamistepartoutdanslemondeetpasseulementdanslespaysarabesetmusulmans,quientendsedresseretdiresacolèrechaquefoisquel’islamestcritiquéoùquecesoitetparquiquecesoit.

6.L’émigration,oul’échecdespolitiquesd’intégrationCommeledéveloppementdel’islamismedanslespaysmusulmansestquelquepartlerésultatdes

politiquescalamiteusesdesrégimesquigouvernentcespays,onpeutpenserqueledéveloppementdel’islamismedans lemondeoccidentalest le résultatdepolitiques inadéquatesde l’émigrationetdel’intégration.On relève que, dans la plupart des cas, l’appel à la main-d’œuvre étrangère (du Maghreb et

d’Afriquenoire)avaitpourbutdefairel’appointdelamain-d’œuvrelocalemaisaussi,voiresurtout,d’exercer une pression à la baisse sur les salaires et les avantages sociaux afin de maintenir lacompétitivitédupaysetdesentreprisesmiseàmalpardespolitiquessocialestrèsgénéreusesetdesdépensespubliquesexcessives,financéesparladetteetdeplusenplusparl’appauvrissementdepaysdutiers-monde.Lespolitiquesd’intégrationn’avaientdanscesconditionsaucunechancederéussir,les émigrés devaient rester la variable d’ajustement d’économies qui n’avaient plus d’autresflexibilités (structurelles,monétaires, budgétaires, fiscales ou autres). Si les premiers émigrés ontacceptécettesituation,parpeurd’êtremisauchômageourenvoyésdansleurspaysetdeperdreleursmaigresdroitssociaux, leursenfantsnésdanscespaysnepouvaient l’accepter,encoremoinsleurspetits-enfants.Despolitiques correctives (ascenseur social, discriminationpositive, formation, etc.)ont quelque peu amélioré la situation des nouvelles générations mais n’ont pas supprimél’humiliation que les enfants ressentent de voir leurs parents exploités et rabaissés à ce point. Lesidéologues islamistes l’ont bien compris, l’humiliation est un levier puissant qu’il est facile demanipuler.Enleuroffrantdelareligionetuneautrevisiondesrapportspolitiquesdanslemonde,ilscanalisentleurcolèreversdesobjectifstranscendantsexaltantsetleurfontaccepterjusqu’àl’idéedemourirenmartyrs.Lacriseéconomique,lamontéedeségoïsmesetdel’extrêmedroiteontaccéléréleprocessus,des

fiefs islamistes se constituent, ce qui facilite le recrutement et la sécurisation du groupe, et toutnaturellement se lient aux partis islamistes les plus en vue, ceux qui ont le discours le plus

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revendicatifétantlesplusécoutés.

C’estlaconjonctiondecessixvecteursquiapermisàl’islamismeradicaldesedéveloppersiviteau sein des populations arabes. Celles-ci étaient allées de mirage en mirage, de désillusion endésillusion,nil’indépendancedeleurpays,nilespolitiquessocialistesoucapitalistesmisesenplacepar leursgouvernementspourdévelopper leurspays,ni l’émigrationet l’intégrationdans lespaysriches et démocratiques ne leur ont apporté ce minimum : une vie décente et digne. L’idée selonlaquelle« lesmusulmansnedemandentquedupain»étaitassez répanduechez les féodauxarabescommechezlesEuropéens.Parsoncôtésystématiqueetrévolutionnaire,parlerecoursauxenseignementslesplusradicauxde

l’islam,parsadénonciationmoraleetpolitiquedel’Occidentetdesesvaleurs,parsesconceptionslibéralesde l’économieetsonconservatismesocial,parsespromessesédéniquesetson incessanteexaltationdusacrificeetdumartyre,l’islamismeavaitdequoiséduiretouteslescouchessociales,lespauvresetlesriches,lesintellectuelsetlesignorants,leslibérauxetlesconservateurs,lesbourgeoisetlesrévolutionnaires.

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V

Lemondearabe:Unmondevirtuelàlarecherched’uneidentité

etd’unavenir

Lemondearabeestunefictiondontnulnesaitquil’aécrite,quandetpourquoi.Ilesteneffetuneétrangetédansl’ensemblemusulmanetcelaàplusd’untitre.

1.Uneidentitéquieneffaced’autresLespeuplesformantlemondedit«arabe»sontlespeuples,conquisparlesarméesarabeslorsde

l’expansionde l’islam,quiont totalementépousé l’identitéde leursconquérants.Audépart, ilsontprisd’euxlareligion(maispastous,certainsontgardélaleur,païenne,juive,chrétienne),lalangue(maisseulementcommelangueliturgiqueetlanguedecour,etparfoisseulementl’alphabet),ilsontégalementprisd’euxquelquescoutumes,puis trèsvite ilsontendossé leurhistoireetenontfait lasource de leur nouvelle identité, et comme on jette de vieux habits ils ont rejeté leurs propresidentités,leurslangues,leurstraditions,leurhistoiremultimillénaire,etsesontfièrementhabillésdeleur nouvel etmagnifique uniforme : l’identité arabe. À cette époque, lemonde arabe naissant seprévalaitdudivinprivilèged’avoirenfantéleprophèteMohammed,choisientretousparAllahpourapporterleCoranàl’humanité.C’estuncasuniquedanslesannalesdesconquêtestoutaulongdel’histoirehumaine,sauferreuril

n’yapasd’autreexempledefusionaussitotale,jusqu’àdisparaîtresoi-même.D’unboutàl’autredecemonde,delaMauritanieàl’Irak,enpassantpar l’Égypte, laSyrie, leYémen,lespeuplesdecesrégions se déclarent arabes et insistent sur la pureté de leur origine arabe. Inutile de leur rappelerqu’ils avaient une existence auparavant, qu’ils appartenaient à des empires puissants et descivilisationsanciennesbrillantes,qu’eux-mêmesontfondédesempiresetdescivilisationsetconçudes religions remarquables, rien n’y fait, ils se revendiquent arabes et renient leur passé et leursorigines.Celuiquileurenparleestregardéavechauteuretmépris,s’ilestdesleursilseratraitéderenégat,sic’estunétrangerilseraaccuséd’ignorance,deracismeanti-arabe,etchassé.Lecaslepluscriant est l’Égypte, où les Égyptiens ont quotidiennement sous les yeux les plus extraordinairesvestiges du monde, qui témoignent d’une antique et brillante civilisation, mais pas un ne se ditdescendant du peuple qui a produit cette civilisation, tous se disent arabes, venus d’Arabie. On sedemandeoùsontalorspasséslesÉgyptiensdel’Égypteantique.Laraisonestpeut-êtrelà:apparteniraupeuplearabe,sedirearabe,c’étaitàcetteépoqueglorieuse

de l’expansion de l’islam appartenir à l’élite, à la royauté, au premier collège des premiersmusulmansdumonde.Danstouslespays«arabes»,encoreaujourd’hui,despersonnalités,destribusetdesrégionsentièresseprétendentdescendantesduProphète,desescompagnons,desatribu,delatribudetelgénéralarabeayantconduitsesfierscavaliersàlaconquêtedel’AfriqueduNordetduMoyen-Orient.AuMaghreb,ellessedonnentletitreglorieuxde«chérif»,«chôrafa»,«chorfa»(noble,dela

lignée du Prophète), descendantes directes du Prophète. Au Machrek, elles se donnent le titred’«achrâf»,descendantesdesnoblesdesgrandesdynastiesomeyyades,abbassides,alides.OnserapporteraaulivrefortdocumentédeBernardLewis,TheMultipleIdentitiesoftheMiddle

East (éditionsWeifendel&Nicholson,Londres,1999).Onydécouvreceque l’identité arabedans

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cetterégioncomplexedumonde,maisconnueseulementàtraversdesstéréotypespeuconvaincants,cache de peuples différents, d’identités diverses, de langues, de cultures, de visions dumonde. EnAlgérie,c’esttoutunmondeavecsesmultiplesidentités,kabyle,chaoui,touarègue,bambara,chleuh,koulougli,mozabite,etc.,quiestenfouisousl’identitéarabe,norméeparlenationalismepanarabeetl’islamisme. Mais ainsi est l’histoire de tous les pays gouvernés par des pouvoirs dynastiquesautoritaires, ils inventent une identité nationale fondée sur l’ethnie dominante et forcent les autrespeuplesàs’yinscrirequitteàlesréduire(URSS,Chine,ex-Yougoslavie,etc.).On lira aussi avec intérêt le livre de Jean-Paul Oddos, Isaac de Lapeyrère (1596-1676), un

intellectuel sur les routes du monde (éditions Honoré Champion, 2012), consacré à IsaacdeLapeyrère, diplomate français, juriste et fin lettré, qui en son temps fit scandale en publiant unlivre, ayantmystérieusement disparu depuis, sur ordre duVatican sans doute, titréPrae Adamitae,danslequelildisaitcettechosesimple,etsiévidentepournous,qu’Adamn’étaitpaslepremierdesêtres humains comme le prétend la Bible mais seulement le père des Juifs, et que les païens, lesgentils, existaient avant lui et qu’ils avaient formé des civilisations très anciennes dont certainesfurent brillantes, savantes et prospères. Isaac de Lapeyrère fut pourchassé, emprisonné, et faillitconnaîtreunsort funeste.Lespréadamites, ainsi appelait-on ceuxqui croyaient à l’existenced’unehumanitéavantAdam,ont longtemps tenusecrète leurconviction.Undemi-siècleplus tôt, l’ItalienGiordanoBrunoavaitétépurementetsimplementbrûlépouravoirditquel’hommeétaitparentdusinge.Aujourd’huiencore,enmaintesrégionsdumonde«arabe»,direquelespeuples«arabes»existaientavantl’islametlesArabes,qu’ilsavaientfondédescivilisationsbrillantes(Babylone,Ur,Numidie, Égypte antique, etc.), c’est proférer un blasphème passible pour le moins de critiquesviolentes. Pour eux, ces peuples païens étaient des êtres primitifs, des créaturesdes ténèbres et del’ignorance(enarabe:aldjahiliyya)souslecontrôled’Ibliss(Satan),ilsontdisparuavantl’islametontétéremplacésparlesArabes,élusparAllah.Leplus étonnant est quemême lesOccidentauxont adhéré à cette fictiond’unmonde« arabe»

peupléd’Arabes.Cen’estquelorsdescolonisationsqu’ilsdécouvrirentquelespeuplesditsarabesétaientenréalitéunemosaïquedepeuplestrèsdifférentsetquelemot«arabe»,aveclequelilslesdésignaient et avec lequel ces peuples se désignaient eux-mêmes, renvoyait à un autre mot, unmarqueuridentitairetrèspuissant:lemot«musulman».Audépart,quandl’islamétaitcantonnédanslaseulepéninsulearabique,lesmots«musulman»et«arabe»étaientsynonymes,ilsfinirentparseconfondre,durant toute lapériodeoù lesArabesconduisaienteux-mêmes laconquête.ToutpeupleconquisparlesArabesdevenaitarabe.Quandilsperdirentleleadershipetquelaconquêtefutportéepard’autrespeuples,lesMongols,lesOttomans,lesPerses,l’amalgamenefutplusrépété,maispourlespaysconquisinitialementparlesArabes,laconfusionétaitfaiteetconsacrée.Il est toujours difficile, voire impossible, de revenir sur une définition, on continue ainsi à

désigner lesAmérindiens par l’ethnonyme Indiens alors que nous savons, et depuis le début de lacolonisationdel’Amérique,quelecontinentdécouvertparChristopheColombn’étaitpaslesIndes.Lecasdes«Arabes»estd’autantplusétrangequejamaislesconquérantsarabesn’ontimposéà

quiconquedesefondreeneux,saufdansledomainereligieux.Partoutailleurs,lespeuplesconquisparlesarméesarabesetconvertisàl’islamsontrestéseux-mêmes.LesPerses,lesTurcs,lesKurdes,lesMongols, les Indiens, lesAfricains, lesChinois, lesRusses, les Indonésiens, les Philippins, lesMalaisontprisdes conquérants arabes leur religion,unpeude leur languepour lesbesoinsde laprière,unpeudeleurscoutumes,maisilsn’ontjamaiscesséd’êtreeux-mêmes,aucontraire,ilsseflattaientdeleursoriginesetdeleurpassé,leuradhésionn’ajamaisétéunesoumissionauxArabes,une conversion à l’arabité, mais seulement une conversion à l’islam. Ils ont d’ailleurs très vitesupplanté les Arabes dans l’expansion de l’islam et le gouvernement du monde musulman enformation.

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Cen’estqu’audébutduXXesiècle,alorsqu’ilsétaientsousdominationcolonialeeuropéenne,quedans les pays dits arabes sont apparues les premières tentatives de recouvrement des identitéspremières,berbèreetafricaineenAfriqueduNord,syrienne,égyptienne,irakienneauMoyen-Orient.Ceciestpeut-êtrelaconséquencedunationalismenaissantdanslemondearabequisemontraittropexclusif et autoritaire pour permettre d’exprimer autre chose que l’identité arabe magnifiée parl’islam,rejetantlesidentitéslocalescommedesscoriespaïennes,voiredescréationsducolonialismepour servir ses politiques « diviser pour régner », « aliéner pour exploiter », « effacer pourassimiler».En Algérie, pour des raisons qu’il serait trop long d’expliquer ici, le mouvement nationaliste

indépendantiste né entre les deux guerresmondiales s’est très tôt implanté enKabylie, une régionberbère rebelleet fière.Parconséquent,dans les rangsdespartisnationalistes, lesBerbèresontpuapparaîtrecommemajoritairesetquelquepeuhégémoniques.EtdangereuxàtermecarlesKabylespouvaient à l’indépendance s’avérer un facteur de division de l’unité nationale, voire prendre lepouvoir. Ainsi est apparu un clivage Arabes/Berbères, jusque-là latent, qui a conduit à des luttesfratricides,parfoissourdes,parfoisviolentes.Lapremièrecriseouverte,survenueen1949,estrestéedans les mémoires sous le nom de « complot berbériste », selon l’expression employée par lesarabophones.Ilyeutunepurgedanslesinstancesdirigeantesdumouvementnationaliste,lesKabylesfurentévincésducommandementopérationneloudoubléspardesarabophones.Lemouvement nationaliste a depuis beaucoup souffert de ce clivage, qui s’est considérablement

aggravé après l’indépendance. Le chef de la révolution durant la guerre de libération, AbaneRamdane,aétéassassinéparsespairsnonpouravoirfailliàquoiquecesoitmaisparcequ’ilétaitkabyle et qu’il voulait une Algérie indépendante plurielle, moderne, démocratique et sociale.L’alliancesacréeétabliedurantlaguerredelibération(1954-1962)pourfairefaceàl’ennemiavaitvécu.Laméfiances’est installéeet les tensionssontalléescroissant, lescrisesdevenantdeplusenplus graves. En 1980, des manifestations berbères colossales se sont produites, et ont été trèsdurementréprimées.Cesmanifestationsconnuessouslenomde«printempsberbère»ontprovoquéune rupture entreArabes etBerbères qui paraît définitive.En 2001, de nouvellesmanifestations, àcaractère insurrectionnel, ont été pareillement réprimées, elles firent cent vingt-trois morts etplusieurs milliers de blessés. Elles ont rapporté au moins un premier résultat, mince maissignificatif:lalangueberbèrefutreconnuecommelanguenationale.Aprèsunequarantained’annéesd’interdictiondepuisl’indépendance,lesBerbèresétaientenfinautorisésàparlerleurlangue.En 2011, la situation s’aggrave, radicalisant le clivage. Il s’est créé un Mouvement pour

l’autonomiedelaKabylie(MAK)etpeudetempsaprèsaétéforméungouvernementdelaKabylieenexildont leprésidentestunchanteurkabyleengagé,FerhatMehenni.PlusieursdesesministresrésidentenAllemagned’oùilsmènentunediplomatieactivesurtoutel’Europe.

Ilexistedesemblablesmouvementsautonomistesouséparatistesdanstouslespaysdits«arabes»;ils sont généralement pacifiques, car ils sont animés par des intellectuels et des démocrates, quiréclamentdesdroits civiques simples, la reconnaissancede leur culture, leur langue, leur religionéventuellement, et qui savent qu’une actionbrutale déclencherait une répression férocedupouvoircentral,quelesautrespouvoirs«arabes»approuveraient,appuieraientsansdoute,etlesdémocratiesoccidentalesneréagiraientpasforcément,tantlesconflitsinternesauxpaysarabesleuronttoujoursparuincompréhensibles.LeMarocconnutàplusieursreprisesdescrisesethniquesgraves,dontlaguerrediteduRif(1921-

1926)quimenaen1922àlasécessionduRifetàlacréationdelaRépubliqueconfédéréedestribusduRif.Entre1957et1959,unenouvellerévoltedanscetterégionberbèrefutrépriméeférocementetdesannéesdurantleroiHassanIIlasoumitàunblocusetàuneadministrationmilitairequiaruiné

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sonéconomiepourlongtemps.

Partout dans lemonde arabe opèrent des forces centrifuges créées par des clivages identitairesentrelesdifférentescommunautés,lesunesvoulants’affranchirdel’identitéarabeécrasanteetvivredanslaleur,lesautresvoulantéradiquerlesidentitésrebellesdangereusespourl’identitéarabe,pourl’islam et pour l’intégrité du pays. Ces tensions naissent autour de l’éducation, des langues, de larépartitiondesrichesses,l’accèsaupouvoir,l’autonomierégionale,carilyaévidemmentdesviséespolitiques derrière les revendications identitaires. Outre la reconnaissance pleine et entière de laberbérité de l’Algérie, le MAK (Mouvement pour l’autonomie de la Kabylie) revendique ladémocratieet la laïcitécommefondementsdupaysetun justepartagedes richessesnationales.EnÉgypte, les coptesœuvraient dans lemême sensque leMAKalgérien,maisdepuis le «printempsarabe»en2011et l’arrivéedes islamistesaupouvoir, lecoursde l’histoireachangépoureux, ilspensentqu’ilsn’ontplusd’avenirenÉgypte,plusdecentmilleontfuienEuropeetauxÉtats-Unisetlemouvement s’amplifie demois enmois. Tout celamontre que le « printemps arabe » doit êtreregardé de près, il est aussi une révolte identitaire contre une hégémonie de l’arabité devenueétouffante.

2.UneidentitéuniquepourmieuxsediviserBienqueseréclamantdelaseuleetuniqueidentitéarabe,lespeuplesdits«arabes»nesontjamais

arrivésàse fondredansunmêmepeupleet formerunÉtatunique. Ilsontbienessayémais ilsontconstamment échoué et se sont toujours affrontés. Même l’islam auquel ils sont très fortementattachésn’apas réussià lesunir.Legrandhistorien,philosopheetdiplomate IbnKhaldoun (1332-1406),considérécomme leprécurseurde la sociologiemoderne,a laissécemot trèsdurpour lesArabes:«LesArabessesontentenduspournejamaiss’entendresurrien.»Enannexe4,nousfournissonsunextraitdesonlivrefameuxayantpourtitreLesprolégomènes(en

arabe :AlMuqaddima),dans lequel il faitunedescriptiondesmœursdesArabesde l’époque.Soncaractère raciste est réellement choquant, il faut le lire en le replaçant dans son contexte,mais ledocument est intéressant à connaître en ce sens qu’il est largement utilisé dans plusieurs pays dits«arabes»pourdénoncerladictaturedel’arabité.OnvoitaussipourquoiIbnKhaldounesttrèsétudiéenOccidentpourcomprendrelessociétésarabesetmaghrébinesetpourquoiauMaghrebsontexteestocculté.Onpourraitajouterl’incroyablesortiedeMustafaKemalAtatürk,fondateuretpremierprésident

de la République turque, à propos du prophète Mohammed et des musulmans. De tels propos,aujourd’hui,venantd’unchefd’État,lefût-ildelaplusgrandepuissancedumonde,déclencheraientaussitôtunerupturediplomatique,voireuneguerre.Maisdumoinsnousapprennent-ilsqu’ilyavaitet qu’il y a encore dans lemondemusulman des volontés fortes d’émancipation par rapport à lareligion.« Depuis plus de cinq cents ans, les règles et les théories d’un vieux cheikh arabe, et les

interprétationsabusivesdegénérationsdeprêtres crasseuxet ignaresont fixé, enTurquie, tous lesdétailsdelaloicivileetcriminelle.EllesontréglélaformedelaConstitution,lesmoindresfaitsetgestesdelaviedechaquecitoyen,sanourriture,sesheuresdeveilleetdesommeil,lacoupedesesvêtements, ce qu’il apprend à l’école, ses coutumes, ses habitudes et jusqu’à ses pensées les plusintimes. L’islam, cette théologie absurde d’un Bédouin immoral, est un cadavre putréfié quiempoisonnenosvies.»Aujourd’hui,lessociétés«arabes»sontmoinsuniesquejamaiscardepuisle«printempsarabe»

opèrent en leur sein de nouvelles forces antagoniques, s’ajoutant aux vieux clivages identitaires,conséquencesd’unenouvelledonne,lamontéedel’islamisme:lesunsréclamentlegouvernementde

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l’islametdelachariasurlemodèleafghan,lesautresveulentladémocratieetlalaïcitésurlemodèleoccidental.Laquestion seposemaintenantque le«printemps arabe»œuvre à la recompositiondumonde

arabesurdesbasesnonplusdel’islametdel’arabité,maisdel’islamismeradicalsupranationaletinternationaliste.Ilesttroptôtpourdécelerlemouvementdesplaquestectoniquesquitravaillentdanslesprofondeurspuisque l’islamisme radical est implantépartout et déjà fait sentir ses effets sur lecontinuumdespaysoùilaatteintunecertainemassecritique.La(ré-)islamisationaccéléréedespays«arabes»selonlesvuesdesislamistes,lamondialisation

qui d’un côté homogénéise le monde et de l’autre réveille les vieux nationalismes qu’on croyaitéteints et exacerbe les réticences des terroirs, qui versent parfois dans le folklore pour mieux sedistinguer, et remet en cause les hiérarchies et les valeurs qui ont gouverné le monde jusqu’ici(l’Occident, l’économie de marché, les droits de l’homme), vont créer des situations inédites. Laquestion est : Allons-nous en tant qu’individus et peuples suivre ces évolutions et les intégrer ouallons-nouslesrefuseretavoiràlessubirouàlescombattre?Beaucoupdegensselaposent.

Lemonde«arabe»est,quantàlui,entrédanscettephaseoùlaquestionseposedansl’urgenceduquotidien.Quefaire?Acceptercequelamajoritéadécidéoualleràsonencontreetluiproposer(luiimposer?)uneautrevoie,siéloignéed’elle,lavoiedeladémocratieetdelalaïcité,etceladansunmondequineconnaîtplusquelesrapportsdeforcemilitairesetéconomiques?

3.UneévolutionlenteetdesdésirstropgrandsCesontlespeuples«arabes»quidanslemondeaccusentleplusgrandretarddansleurévolution.

Touteslespropositionsdelamodernitésurtouslesplans(philosophiques,politiques,scientifiques,culturelles)ontétérefuséesoureçuesavecsuspicionparlespouvoirsdecespays,quicontinuentdepratiquerlesmêmesimmuablesinterdits,ressasserlesmêmesvieillesaspirations,accorderlemêmecrédit auxénoncésde la tradition, bref, devivredans lepassé, unpassémythifié, sacralisé, figé àjamais.Riennedoitchangerdansleurenvironnementpouréviterlanouveautéetsesinterpellationsquiébranlentlescertitudesetdétournentdelavoieislamique.Pourdetrèslargespansdessociétés«arabes»,l’universmentalestceluidespremierstempsdel’islam,d’oùlafacilitéaveclaquellelediscours islamisteprendenelles.Ilestrassurant, il leurditqueleurmondenevapaschanger,quetoutécartserasanctionné.Lefosséentrelesmassespopulairesetlesélitesouvertesaumondeetayantintégré lamodernité dans leursmentalités ne cesse de s’élargir, rendant impossible le dialogue etdonctoutepossibilitéd’actualisationdel’islamdansletempsprésent.Ce retard est d’autant plus incompréhensible que les Arabes ont joué un rôle essentiel dans la

révolutionintellectuellequiaouvertlepassagedel’humanitédel’Antiquitéverslestempsmodernes.EntraduisantlesGrecs,dontilsontenrichilapenséedeleurspropresdécouvertes,etendiffusantcesavoirdanslemonde,ilsontmisenmarcheunprocessusquiaplacélemonde,l’Europed’abord,surles rails d’un progrès qui ne s’est jamais arrêté. Et alors qu’ils leur passaient le relais, que lesEuropéens reçurent avec un engouement extraordinaire, le monde « arabe », comme pris d’unesoudainefrayeurdevant les fascinationset les incertitudesdufutur,s’estarrêtédanssonévolution,créantde facto les conditions de sa chute, voire de sa disparition.Car qui s’arrêtemeurt. Einsteindisait:«Lavie,c’estcommeunebicyclette,ilfautavancerpournepasperdrel’équilibre.»

D’aucuns affirment que lemonde « arabe » a été sauvé de cette fatale issue par la colonisation(ottomanepuiseuropéenne)quiestvenuelesortirdesatorpeuretdelarégressiondanslaquelleils’étaitenfermé.D’autresaffirmentquec’estaucontraireàl’éveildel’islam,amorcéenAsiepardeséruditscommeDjamalEddineel-Afghani,considérécommelefondateurdumodernismeislamique,

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relayé par des « Arabes », l’Égyptien Mohamed Abdou, éminent juriste et mufti, que le monde« arabe » doit d’avoir repris sa marche, et d’autres attribuent son relatif renouveau au ventrévolutionnairequelesLumièresontsoufflésurlemonde(Révolutionfrançaiseen1789,révolutionaméricaineàpartirde1763,l’èreMeijiauJaponentre1868et1912,révolutionrusseen1917,etc.)etquiaatteint lemonde«arabe»audébutduXXe siècle.Cesursautdecourtedurée luiapermisdumoinsdeselibérerducolonialismeetd’accéderàl’indépendance.Onpeutaussidirequelestroisinfluencessesontadditionnéespourcréercechocsalutaire.

Lesraisonssontnombreusesetdiscutables (colonisation,guerrescoloniales,guerresmondiales,ordremondial injuste, dictature, pauvreté, etc.)mais le fait est là, les populations « arabes », bienqu’ellesaientaccédéàl’indépendance,viventdansunétatdesous-développementextrême.Endehorsdesféodalitéstrèsconservatricesdanslefondquigravitentautourdespouvoirs,etquiviventdansleluxefacticeettapageurqueprocurentl’accaparement,l’incivilitéetl’inculture,lespeuples«arabes»s’enfoncentdans laplusnoiredesmisères.Enmaintes régions, ilsviventcommeleursancêtresauMoyen Âge et cela alors que leurs pays disposent d’immenses richesses (hydrocarbures, soleil,patrimoinetouristique)etsetrouventdansunepositiongéographiquetrèsavantageuse,aucarrefourde l’Europe,de l’Afriqueetde l’Asie,etquepar leurhistoire ilsontdes liensavec lespeuplesdetoutescesrégions.Ilsétaientdespasseursdecivilisations,ilssesontfermésaumonde.

Maiscetétatdesous-développementquifermeleshorizonsn’empêchepaslessociétés«arabes»denourrirdesdésirsetdesambitionsdémesuréset ruineux,rarement tournésvers leprogrèset lebien-êtredespopulations.Cesontsurtoutdesambitionsmilitairesetsomptuairesquelesgouvernantsarabespoursuivent.Ilendécoulefrustrationetrégressioncarcesprojetssontfinancéssurledosdespeuples. Les islamistes font lamême chose quand ils sont au pouvoir : le régime islamiste d’Iranmènedesprojets nucléairesgrandiosesquin’apportent rien aupeuple iranien, au contraire, ils luienlèventtoutetlefontvivresouslamenaced’uneguerremassive.

4.LavoixdurigorismeetdunationalismevétilleuxC’estdans lemonde«arabe»quesesontdéveloppés les rites lesplusconservateurset lesplus

littéralistesdel’islam:lesunnismedanssesriteslesplusaustères,lesplusrigides,lemalékismeetlehanbalisme,choisispourritesofficielsparlespouvoirs«arabes».Ilsontévidemmentimprégnélaculturenationale et formaté les esprits.La rigidité, le formalisme, le refusde lanégociation et ducompromissontvuscommedesvaleursvirilesdoncpositivespardéfinition,alorsquelasouplesse,lepragmatismeet lacompositionsontdesvaleursnégatives,propresauxfemmes.C’estunevisionmachiste dumonde, portée par les trois religionsmonothéistes,mais ici elle est exacerbée par lerigorisme des rites en vigueur dans lemonde « arabe » et le nationalismemartial nourri par lesguerrescolonialesetlesguerresisraélo-arabes.Dans le contexte qui était celui des pays « arabes » sous la domination coloniale occidentale et

chrétienne,lerigorismereligieuxaétéamplifié,l’islamétaitunearmure,unrefugepourrésisteràl’emprise de la culture européenne et supporter la misère de l’indigénat et les injustices ducolonialisme.Durantlaguerred’Algérie,leFLN(Frontdelibérationnationale)faisaitlaguerreaucolonialismemaisn’oubliaitpasdemultiplierlesinterdictionsaupeuplecommel’ontfaitlestalibanslorsqu’ils étaient au pouvoir en Afghanistan, il interdisait aux Algériens de boire de l’alcool, defumer,chiquer,alleraucafé,aucinéma,austade,àlaplage,defairelafête,jouerauxdominos,lireles journaux, de s’habiller à l’européenne pour lesAlgériennes… la liste s’allongeait au fil de laguerre.Lescontrevenantsétaientsévèrementpunis, ilsétaientabattusouon leurcoupait lenez, leslèvres.

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Cettedémarcheaétéreconduiteaprèsl’indépendance.Lescampagnesdemoralisationsousformedecoupsdepoingétaientpériodiques,ellesétaientmenéesparlapolice,etellesfaisaientbeaucoupdedégâts.Ellesontfaitfuirdupaysdesmilliersdejeunes.Touslespaysarabessansexceptionontrecouru auxmêmesméthodes, violentes, humiliantes, castratrices.Envérité, aucun colonisateurnes’estcomportécommeontpu le faire les régimesdeKadhafi,d’El-Assad,deBoumediene,deBenAli,deSaddamHussein.

Oncroiraitqueles«Arabes»sontcondamnésàtoujoursvivredanslerigorismereligieuxetladictature politique, et la malédiction continue car, après le colonialisme et les dictaturespostindépendance,etaprèsletrèscourtintermèdedu«printempsarabe»,voicivenuelarépubliqueislamisteportéepar les «princes»de l’islamisme : lesFrèresmusulmans.L’épisodeduprésidentégyptien Mohamed Morsi qui voulait amender la Constitution pour renforcer ses pouvoirs déjàénormes—cesontceuxques’étaitoctroyésMoubarak,quelarueégyptienneappelait«lePharaon»— est révélateur de l’état d’esprit des islamistes, ils veulent décider non pas dans le cadre de laConstitutionetdeladémocratie,ilsveulentdécréterselonleCoranetlacharia,autrementditselonleurbonplaisir.

Lespeuples«arabes»seraientdemêmecondamnésàlaviolencepourselibéreretavoirlapaix.Maispourlespauvres,laviolencequ’illeurfautdéployerpourselibérerd’unedictaturelesépuiseetles plonge dans une longue apathie propice à l’arrivée d’une nouvelle dictature et ainsi de suite.Commentdanscesconditionsromprelecercledelaviolenceetdeladictature?L’histoiremontrepeud’exemplesdepeuplespauvresqui sontarrivésà sortirducerclevicieux,

comme si cette possibilité n’était offerte qu’auxpeuples prospères. «Onneprête qu’aux riches »,l’adageestvraienhistoirecommeenéconomie.L’histoirenousapprendaussiquelerigorismeetlenationalismeardentssontdesmaladiesgraves,

ilsgrandissentlespeuplesparlediscoursmaisdanslesfaitsilslestirentverslebas,etleurfermentlesportesdel’avenir.

5.LesArabes,califesetmissionnaireséternelsd’AllahetduProphèteParce que le ProphèteMohammed, toujours désigné par la formule «Mohammed, l’Envoyé de

Dieu » (en arabe :Mohammed rassoul Allah), est arabe, et parce que les « Arabes » ont été lespremiers à recevoir lemessage coranique et à le porter aux autres peuples dans lemonde, ils seconsidèrentcommeunpeupleélu,chargédelamissionsacréed’êtrelesmessagersetlesgardiensdel’islam,commelestemplierssevoulaientlesgardiensjalouxetéternelsduGraal.Chaque«Arabe»croyant estprofondément convaincudecela. Il vit et agit enconséquence.Cette croyance,quipeutressembler à une prétention nobiliaire, déplaît souverainement aux musulmans non arabes, ils laressententcommeraciste, incompatibleavec lafraternitéenreligionque l’islamplaceauplushautniveau.Qu’unblasphèmecontrel’islamsoitproféréquelquepartdanslemonde,qu’unlieuappartenantà

Darel islam soitprofané,etvoicichaque«Arabe»prêtàprendre lesarmes (symboliquementouréellement) pour sanctionner le coupable. Il agira ainsi chaque fois qu’il verra, entendra ou liraquelquechosequiattenteà l’islametà sonprophète.Chez lesuns, ladémarcheserapédagogique,chezlesautreselleseraviolente.La réaction individuelle sera aussitôt relayée et amplifiée par la communauté et tout aussi vite

l’incidentdeviendrauneaffaired’État,voirel’affairedetoutel’oummaàtraverslaplanète.Personnenepeutéchapperàcetteobligationvengeresse,elleestmiseàlachargedechacunetdetous,entouttemps, en tout lieu. Il en cuira à qui se montrera indifférent à ces atteintes ou qui fera une autre

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analysedel’événement.L’adhésiondoitêtrespontanée,totale,etlaréactionconformeàlarègle,onmanifestera s’il faut manifester, on frappera s’il faut frapper, on fera la guerre s’il faut faire laguerre.Si le blasphème est grand, seuls les grands imams etmuftis pourront dire quand la colère doit

cessermaisaucunnepeutdemanderquelecoupablesoitépargné,iltrahiraitlaloi.Lafatwaémiseparl’ayatollahKhomeinycondamnantàmortSalmanRushdieesttoujoursvalideetlaprimeamêmeétéportéeen2012à3,3millionsdedollars.Ilestrévoltantdevoirquelavied’unhommetientàunefatwadequelqueslignes.Enl’occurrence,

elleditceci:«Au nom de Dieu le Tout-Puissant. Il n’y a qu’un Dieu à qui nous retournerons tous. Je veux

informer tous les musulmans que l’auteur du livre intitulé Les versets sataniques, qui a été écrit,imprimé et publié en opposition à l’Islam, auProphète et auCoran, aussi bien que ceux qui l’ontpubliéouconnaissentsoncontenuontétécondamnésàmort.J’appelletouslesmusulmanszélésàlesexécuterrapidement,oùqu’ilsse trouvent,afinquenuln’insulte lessaintetés islamiques.Celuiquiseratuésursoncheminseraconsidérécommeunmartyr.C’estlavolontédeDieu.Deplus,quiconqueapprochera l’auteurdu livre,sansavoir lepouvoirde l’exécuter,devra le traduiredevant lepeupleafinqu’ilsoitpunipoursesactions.QueDieuvousbénissetous.»Signé:RouhollahMusaviKhomeiny.

Cette fonction de protecteur de l’islam, ayant droit de vie et demort sur quiconque, exerce unefascinationmaladivesur les islamistesradicaux(talibans,GSPC,AQMI,Mujao,BokoHaram),elledonneàleursbasinstinctslemoyendeselibéreretàleurconsciencelajustificationlaplusélevéepourdormirdusommeildujuste.C’estaunomd’Allahettoutfièrementqu’ilscondamnent,pillent,saccagent,violentettuent.

6.Lesjeunesetlesfemmes,otagesperpétuelsdusystèmereligieuxLemonde«arabe»adeuxrichesses,sesenfantsetsesfemmes,ilsportenteneuxl’avenirmais,cet

avenir,ilsnepeuventquelerêverensecret.Lesjeunesrêventd’amour,devoyagesetd’expériencesinéditesetlesfemmesrêventd’êtreunjour,unmoment,maîtressesdeleurvie,deleurcorps,deleursaspirations.Mais l’organisationdumonde« arabe», religieux, patriarcal et tribal, ne laisse aucundegrédelibertéàquiconque,auxfemmesetauxjeunesencoremoins,ilssontsurveillés,contrôlés,lesystèmeayantcomprisdepuislongtempsqueleursrêvespouvaientêtreundangerpourl’ordreétabli.Onlesmarieratrèsvitepourlesfairepasseràl’âgeadulteoùlaloipourraleurêtreappliquéedanstoutesasévérité.Unehirondellenefaitpasleprintempsmaispartoutdanslemonde«arabe»souffleunpetitvent

d’émancipationchezlesjeunesetlesfemmes.Alorsquelasociétéarabeserefermesouslapressiondesislamistes,ilssontdeplusenplusnombreuxàafficherleurlibertéetàvouloirsecouerlejoug.Ilssemblentaussiavoirintégrécetteidée,révolutionnairedanslemonde«arabe»,quelaviolenceest contre-productive, elle renforce les chaînes que l’onveut briser. Ils empruntent doncdes voiesnouvelles,lesétudesqu’ilsprolongentpourdistendrelesrelationsaveclesystèmefamilialettribal,letravailquileurdonnel’autonomie,l’émigrationlorsqu’ilslepeuventdanslaquelleilsachèventdes’émanciper,ilsontapprisàtravaillerenréseaugrâceauxnouveauxinstrumentsdecommunication,etainsiilsontaccédéàl’idéequeleurproblèmeparticulierétaitaussiunproblèmeglobal.L’unionfait la force, c’estunevéritéqu’ilsontpuvérifierdans lespremiers joursdu«printempsarabe»mais,hélas, lespartispolitiquesdémocratestropdivisésetpeuancrésdanslapopulationsontallésdansledésordreauxélectionsfaceàdesislamistesuniscommelesdoigtsd’unemain.Sousréserved’uninventaireplusfin,ondiraqu’ilsontétél’étincellequiaalluméle«printemps

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arabe ». Les islamistes l’ont bien compris et c’est dans ce domaine, le contrôle des jeunes et desfemmes,qu’ilsvontleplustravailler.Ilslefontdéjà.

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VI

Lapolitiqueoccidentaledel’islamisme

Laquestionneseposaitpashiermais,depuisle«printempsarabe»quiaportélesislamistesaupouvoirdansplusieurspaysarabesetquiasurtout révéléquedans l’ensembledumondearabe lespeuples étaient largement favorables à un gouvernement religieux, il est devenu légitime de se laposer : l’islamisme est-il un problème pour les pays musulmans ou l’est-il seulement pourl’Occident?Leregardachangéaucoursdutemps.Pendant longtemps l’islamismen’étaitunproblèmepourpersonne,etsansdoutemêmepaspour

l’islam,sinonpourquelquesraresintellectuelsmusulmansquiicietlàs’interrogeaientsurl’avenirdel’islam—lesunssedemandants’ilallaitdisparaîtredanslamarchedumondeverstoujoursplusde modernité, comme le christianisme avait reflué dans les sociétés occidentales, les autres sedemandant comment ils pourraient le revivifier, le moderniser, l’enseigner aux générationsmontantes, et d’autres pensant que le retour à l’islam des origines était la seule voie pour sauverl’islam. La plupart n’avaient pas de préoccupation politique, ils voulaient préserver, sauver unpatrimoine religieux,culturel, linguistique,poétique,architectural.Dans lemonde,personnen’étaitaucourantdecequestionnementetdesécritsproduitsparcesintellectuels.Puis,àpartirnotammentdelacampagned’ÉgyptedugénéralBonaparte,doubléed’uneexpédition

scientifiquedegrandeenvergure,l’Occidentsedécouvritunintérêtsubitpuisunevraiepassionpourl’Égypte et le monde arabe. En ce temps, on le désignait sous le nom d’« Orient » qui fleuraitl’exotismeetl’aventuremaisaussiévoquaitlefoyerorigineloùétaitnélechristianismeetd’oùétaitpartie la civilisation judéo-chrétienne.Et ainsinaquit l’orientalisme,une façonunpeumystiquederegarderl’Orient,semblableetsidifférentparlareligion,lalangue,laculture.Etl’orientalismecréal’occidentalisme.Lesdeuxmondesavaientinstalléentreeuxunmiroirdéformantquiallaitleurjouerbiendestours.Passélecharme,vintl’incompréhension.Lapolitiquearabedel’Occidentsemettaitenplacesurunmalentendu.

Grâceàd’éminentséruditsmusulmans,telsDjamalEddineel-AfghanietMohamedAbdou,quiontvisité l’Europe où ils furent reçus dans les enceintes les plus prestigieuses (universités, salonslittéraires, partis politiques, logesmaçonniques), une nouvelle étape s’est ouverte, lesOccidentauxcomprenaient que le monde musulman avait entrepris de se réformer et qu’il avait érigé l’islamcomme l’instrument de sa rénovation. Et dans cet attendu, il y avait implicitement un rejet et uneréprobation de l’Occident, lequel, depuis les Lumières et la Révolution française de 1789,s’acheminaitverslaséparationdel’Égliseetdel’État.OnserappelleralafameuseconférencequelecélèbrephilosophefrançaisErnestRenanadonnéeà

laSorbonneen1883,danslaquelleils’attachaavecbrioetforceargumentsàdémontrerquel’islamdanssonessenceétaitopposéàlascienceetquelesArabesparnaturen’aimaientnilessciencesnilaphilosophie.Parlàilrejoignaitlesproposd’IbnKhaldoundontilconnaissaitlepointdevuesurlesArabes.L’affaire fit scandale et gagna tout lemondemusulman.La réponse deDjamalEddine el-Afghani fut très forte,elle serasuivied’une levéedeboucliersde tous les intellectuelsmusulmansdans lemonde.Les réponses aux réponses fusaient departout.Onnotera avec tristessequede telsdébats,élaborésetpacifiques,sontaujourd’huiinconcevables.Danssonlivrefameux,L’orientalisme.L’Orientcrééparl’OccidentlePalestino-AméricainEdwardSaïddénonçalediscoursorientalisteet

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colonialiste de Renan et, à travers lui, la violence séculaire que l’Occident nourrit à l’égard del’Orient.Celivreestàrelire,danslecontexteactuel,certainesdesesconclusionsprennentunreliefparticulier.Oncomprendmieuxleressentidesintellectuelsarabesetleurattitude.Petiteremarque:l’identitéreligieused’El-Afghaniresteincertaine.Lesunsledisentpersan,chiite,

de rite jafarite (duodécimain), les autres le disent afghan, sunnite, de rite chafiite. Lui-même semontrait également attaché à l’Iran et à l’Afghanistan et connaissait parfaitement les subtilités desdeuxritesqu’onluiprêtait.Cecis’expliquesansdoute:ilœuvraitàlarénovationdel’islametàsesyeuxcelaexigeaitunedémarcheunitairequidépasselesdivisionsdogmatiquesentrelesdeuxgrandscourantsmusulmans,lesunnismeetlechiisme.Unpeuplustard,enAfriqueduNord,lepenseuralgérienBenBadis(1889-1940),acquisauxidées

réformatricesdeDjamalEddineEl-AfghanietMohamedAbdou,etaussifortementinfluencéparleLibanaisChakibArslan(princedruze,surnommé«lePrincedel’éloquence»poursamaîtrisedelalanguearabe,ferventpanislamisteetsoutiendel’ottomanisme—ilrecommandaitauxArabesetauxmusulmans de soutenir coûte que coûte l’Empire ottoman car sa fin, prédisait-il, entraîneraitl’éclatementdel’oummaauprofitdespuissanceseuropéennes),quis’étaitrenducélèbredanstoutlemondemusulmangrâceàsarevueLaNationarabequiexaltaitl’unitéarabeetlalanguearabeetquiétaitlue«deRabatàJava»,créaitlemouvementdesulémasmusulmansalgériensdontladeviseferaflorès dans l’ensemble dumonde arabe où chacun la déclinera à samanière : « L’Algérie estmapatrie,l’islammareligionetl’arabemalangue.»Danslesannées1930,ildénonçaaveccouragelefascisme, le nazisme et l’antisémitisme, qui connaissaient un succès certain parmi les Françaisd’Algérie, dont beaucoup étaient pétainistes et sympathisants de l’hitlérisme, et dans les milieuxnationalistesarabes,sympathisantsdel’hitlérismemaispourd’autresraisons:ilssuivaientencelalegrand mufti de Jérusalem, Hadj Amin el-Husseini, qui s’était rapproché de Hitler et avaitofficiellement proclamé le jihad contre les juifs, les sionistes et les Occidentaux (Français etAnglais),etappelélesjeunesArabesàs’engagerdansl’arméeallemande,cequebeaucoupfirent,etaveclesquelsHitlerformalafameuse123edivisiondelaWaffen-SS.

L’Occidentdécouvraitl’islamisme,unislamismeencoreserein,animépardegrandsintellectuels,maisquiallaitseradicaliserquelquesannéesplustardavecHassanel-Banna,forméauxidéesd’El-AfghanietdeMohamedAbdou,qu’iladmiraitmaisqu’iljugeaitêtredansl’erreursurlefond;quantàlaméthode,ils’opposaitàleurconceptionpurementspiritualistedel’islam,etproclamaitquelesmusulmans devaient aller plus loin, faire émerger un islam social et politique, se libérer ducolonialisme et de l’influence occidentale par la voie de l’islam, quitte à recourir à des moyensradicaux.À vingt et un ans, à Ismaïlia, il fonde l’association des Frèresmusulmans qui se doterabientôtd’unbrasarméclandestinappelél’Organisationsecrète.CetislamismeauxcouleursdesFrèresconnutinstantanémentunimmensesuccèsdansl’ensemble

du monde arabe. Il y rencontrera les idées naissantes du nationalisme et du panarabisme (lamobilisation du peuple, la lutte armée pour l’indépendance, l’union des Arabes) auxquelles il semêlerad’uneétrangemanière.Decesyncrétismehâtifsortituncouranthybride,avecdesobjectifsmodernes d’un côté (construction d’un État sur lemodèle occidental) et traditionalistes de l’autre(constructiond’unÉtatislamique).Ainsiestnéleconcepthybridede«républiqueislamique»poursatisfaire les modernes, attachés à la république, et les religieux, naturellement attachés augouvernementparlacharia.L’Occident fut confronté à cet islamisme syncrétique durant les décolonisations, mais comme

celui-cimêlaitsondiscoursbrumeuxaudiscoursnationalistemoderne,iln’étaitpastrèsaudiblenitrèsvisible.Trèsvite, lesnationalistesd’inspirationsocialiste l’emportèrentet s’érigèrentenpartisuniques.

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Avec la chute du shah et l’instauration d’une république islamique en Iran, et la victoire desislamistes afghans sur les Soviétiques qui occupaient leur pays (aidés en cela par les États-Unis),l’Occident découvrait que l’islamisme avait atteint sa pleine puissance et que ses ambitions iraientcroissant. L’islamisme était passé à la phase jihadiste et terroriste, il avait perdu toute dimensionspiritualiste,morale,culturelleouautre.Ildevenaitunfascismemeurtrierobéissantàlaseulevolontédepuissance.

Malgré tous lesméfaits commis par les islamistes, qui ont terni l’image de l’islam, les peuplesmusulmansvotentencorepoureux.Ilsl’ontfaitenTurquie,enAfghanistan,enAlgérie,enTunisie,auMaroc,enÉgypte,ilssontdominantsailleursetleurarrivéeaupouvoirestunequestiondetemps.MêmeenEurope,lesmusulmansvotentennombrepourlesislamistes.Ceuxquilesdésapprouventnevontcependantpasjusqu’àlesdénonceretlescombattre,parcequec’estdangereuxetsurtoutparceque l’islamisme traverse les familles en Europe comme au pays. Combattre l’islamisme revient àcombattresaproprefamille,sesfrères,sesvoisins,sesamis.Aveclessiens,onessaiedecomposer,aupireonsesépare.

Il est trop tôt pour en décider, mais il semble que l’islamisme est d’abord un problème pourl’Occidentdontildénonceviolemmentlesvaleursetqu’ilattaquedanssesintérêts,bienquepourlemomentcesoitauxsiens, lesmusulmans,qu’ilfait leplusdemal.Danslespaysmusulmans, ilestpossibletoutefoisquelesmusulmanss’accommodentdel’islamisme,carilsontunterraincommunavec lui : l’islam.Encela, l’exemple turcest à considérer :danscepays, l’islam, ladémocratieetl’islamismeontpucomposeretconstruisentensembleunenouvelleTurquie.

Aveclerecul,onpeutvoirquelesgouvernementsoccidentauxcommelesgouvernementsdespaysarabesetmusulmansontsous-estimél’islamisme,puisl’ontcombattufrontalement.LesOccidentauxont soutenu les dictatures arabes pour faire barrage à l’islamisme et l’affronter par les armes.Cefaisant, ils l’ont renforcé, ils lui ont donné les héros et les martyrs dont il avait besoin pour seconstruireuneimagesaintedignedelagesteduProphètequandilcombattaitlesinfidèles.La gestion de l’islamisme a été entourée de beaucoup de secrets, on en a fait une affaire de

spécialistes et de services de sécurité alors qu’il s’agit d’une affaire politique, publique donc, quidevrait se traiter en pleine lumière et mobiliser la société. Un problème social dont on confie lagestionauxseulsspécialistesatoutesleschancesdesedévelopperetdes’aggraver.Enl’ouvrantàtous,onchassel’ombre,onlevidedesonmystère.Maislemalestfait,denouvellesapprochessontàinventer, car entre-temps l’islamisme a gagné en puissance et en légitimité, il a une histoiremaintenant,ilgouverne,ildominedansplusdevingtpayscomptantplusieurscentainesdemillionsd’habitants.Lesdonnéesnesontpluslesmêmes.La crise économique—mais peut-être est-elle aussi une crise des valeurs— dans laquelle se

débattent lesgrandspaysoccidentauxainsique ledéplacementducentredegravitéde lapuissanceéconomiquemondialeenAsie,etl’absencedecoordinationentrecesgrandspays,laissentàpenserque l’islamisme va semouvoir avec une plus grande liberté d’action. Les Chinois, les Russes, leBrésil, l’Afrique du Sud, etc., n’auront pas lesmêmes attitudes avec lui. Ils ne le connaissent pasvraiment, n’ont pas de relation historique avec lui, ils travailleront avec lui sans difficulté et luifournironttoutcequ’ilvoudraacheterchezeux.

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VII

Conclusions

L’islamismevientdeloin.Dèslespremiers joursdel’islam,deshommesexaltésontvouluallerplusprèsdeDieuqueleProphètelui-même,quiétaitunpeudisperséentresesmultiplesfonctions:prophète, chef de parti, chef d’État, général en chef, éducateur, juge, chef d’une grande famille. Iln’avait pas les qualités de toutes ces fonctions, il était analphabète et n’avait jamais exercé que lemétierdemarchand.Ilaapprissurletas,avecsescompagnons,etavecl’archangeGabriel(Jibril)quiluidélivraitàl’oreillelesmessagesd’Allah.Comme la banquise au printemps, l’islam s’est rapidement disloqué en chapelles pour lemoins

adverses—kharidjite,sunnite,chiite,soufie—,etcen’étaitqueledébut,oncomptebientôtplusieursdizainesdeblocserratiquesplusoumoins importants,semouvantdansdesairesgéographiquesetculturelles très différentes— africaine, européenne, indienne, asiatique. La constitution du califat,disposantd’unpouvoirabsolutiste,et l’écrituredéfinitiveduCoranontmisunpeud’ordredanscebouillonnementetcettedispersion.L’expansiondel’islamparlaconquêteetlaprédication—telleestla mission donnée aux musulmans par Allah —, la découverte et la confrontation avec descivilisationspuissantes(Perse,Turquie,Chine,Inde,Afrique)ontdéplacédixfoislecentredegravitéetdupouvoirdumondemusulman.Plusletempsavançait,plusleterritoires’agrandissait,pluslesschismessemultipliaientetplusle

monde musulman s’affaiblissait. Il aura finalement duré assez peu, à peine autant que l’Empireromainquiacomptécinqsièclesd’existence(milleanssil’oncomptelescinqprécédentssièclesdelaRépublique romaine),mais il a occupé un espace plus grand.Comme l’Empire romain, il s’esteffondréassezbrutalement.Lecentredumondes’estdéplacéenEurope,unmondedontlesvaleurss’opposaient auxvaleurs qui fondaient lemondemusulman.Hors la croyance aumêmeDieu et lepartagedesmêmesprophètes(quel’islammetcependantàdesrangsdifférents:defilsdeDieupourleschrétiens,Jésusdevientchezlesmusulmansunprophèteplutôtmineur;parcontre,Abraham,peuimportantchezleschrétiens,estplacéchezlesmusulmansausommetdelahiérarchiedesprophètes,justeaprèsMohammed), rienne leurest commun.L’affrontemententrechristianismeet islamétaitinéluctable. Il fut pacifique quand l’Andalousie brillait sur le monde, les savants musulmansparcouraientl’Europeetenseignaientdanssesuniversitésnaissantes,enFranceetenItalie.Puisilfutmilitaire,onsebattait,pourselibérerdel’occupationmusulmane,enFrance,enEspagne,enSicile,enAutricheet,avecunepassionfabuleuse,enPalestine.Puis,dessièclesdurant,cefutlereflux,Arabesetmusulmansreculaientsurtouslesterrains,leur

monde se réduisait comme peau de chagrin, sur tous les plans, territorial, politique, culturel,scientifique,économique.Ilnerestaitriendel’âged’oretdelamythiqueDarelislam.Leurspaysontétémorcelés,reconfigurés,colonisés,etsesontdépeuplésparl’effetdesguerres,delamisèreetdel’émigration.Il leur restaitcependantunechosequepersonnenepouvait leurprendre, l’islam. Ilsenfirentun

cache-misère,unrefuge,uneespérance.Ilyeutbiendesprojetsderénovationaucoursdessièclesmaispersonnen’enentendaitparler, ilsnesortaientpasdescerclesqui lesavaientconçus. Jusqu’àl’avènement de l’islamisme. De tous ceux qui proposèrent une rénovation par l’islam, celle desislamistesétait lapluscrédible, laplusexaltante.Elleétaitglobale, religieuse,politique,sociale.Etpuisdonnersaviepourl’islamestlerêvedetoutmusulman.Lespeuplesyadhérèrentetcelaavecd’autant plus de conviction que ceux qui les gouvernaient étaient des étrangers, des infidèles

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exploiteursetarrogants,etqueceuxquilesremplacèrentaprèslesindépendancess’avérèrentêtredesmécréants despotiques et corrompus. Quel autre choix avaient-ils ? La démocratie sur le modèleoccidentalexigeaitunerévolutiondesidéesquiétaitirréalisableenislamcarenoppositionradicaleavecsesloisfondamentales.Lefaitestlà,enquatorzesiècles,aucunetentativederévolutiondesidéessemblableàcelledesLumièresn’apuémergeretprendrecorpsdansl’universmusulman.S’ilyenaeu,ellesrestèrentconfinéesdansdesmilieuxfermésouellesfurentrapidementtuéesdansl’œuf.

Ce qu’on a hâtivement appelé « printemps arabe » attend d’être requalifié. Est-ce réellement lapremièreétaped’unelongueetchaotiquemarcheversladémocratie?Est-celepremiertempsd’unedictatureislamiste?Qu’ensortira-t-il?UneuniondesÉtatsarabesislamistesquiréaliseraitlaNahdaattendue ? De nouvelles dictatures militaires ? L’anarchie permanente comme en Somalie, enAfghanistan,enIrak,enLibye,etdenouvellesguerresciviles?Desviolationsmassivesdesdroitsdel’homme ? Des exodes massifs ? Comment réagira l’opposition démocratique ? Verrons-nousapparaître une opposition armée dans ces pays ? Les islamistes vont-ils se diviser et se faire laguerre ?Quelles relations avec lemonde occidental ?Quel avenir pour laMéditerranée ?Quelleévolutiondansleconflitisraélo-arabe?Lesislamistesseront-ilsmoinsnuisibles,moinscorrompus,que les précédents régimes ? Feront-ils en matière d’économie et de sécurité aussi bien que lesislamistesturcs?Qu’apporteront-ilsàleurspaysetaumonde?Touteslesquestions,touteslespeurs,touslesespoirségalementsontpossibles.Jusque-là,danslemondearabe,nousn’avonsconnulesislamistesquedansl’opposition,pacifique

ouarmée.Àprésent, ilssontaupouvoir.C’estréellementunenouvelleèrequicommencepourlespays«arabes».Pourlemondeaussi,peut-être.

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ANNEXES

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Annexe1

Courants,écolesetmouvementsenislam

L’islams’estdiviséaucoursdutempsencourantsquiontdonnénaissanceàdifférentesécolesdepenséequiontinspiréchacuneplusieursmouvements,factionsetsectes.

1.Sunnisme

–Quatreécolesdepensée:chafiisme,hanafisme,hanbalisme,malékisme.

– Plusieurs mouvements : salafisme, atharisme, acharisme, maturidisme, ahbach, Frèresmusulmans,TablighiJamaat.

2.Chiisme

–Troisécolesdepensée:usulisme,akhbarisme,jafarisme.

–Mouvements:duodécimains,râfidhites,alévisme,yârsânisme,alaouites,shaykhisme,khojas,ismaélismeseptimain,druzes,nizârites,mustaliens,dawoodi,kaysanites,zaydisme…

3.Soufisme(diviséenconfréries)

– Aïssawa, chadhiliyya, chrishtiyya, mourides, nayshbadiyya, nematollah, qadiriyya,rahmaniyya,tidjaniyya…

4.Kharidjisme

–Ibadisme,azraqites,sufrites,nekkarites,mutazilisme,murdjisme,coranisme,takfirisme…

5.Courantsnonreconnusparl’orthodoxie

–Ahmadisme,NationofIslam,din-îlahi.

Cetteénumération,quin’estpasexhaustive,montrecombienl’histoiredel’islamfutmouvementée.Commedans lachrétienté, lesschismesquiontsecoué lemondemusulmanontpour laplupartétédouloureuxetontproduitparfoisd’immensesdéplacementsdepopulationscherchantàéchapperauxpersécutions.

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Annexe2

Répartitiondesmusulmansparrégionsetpays

Pourunpanoramacompletsurlemondemusulman,onsereporterautilementàl’enquêteréaliséeparlePewResearchCenter,unthinktankaméricainbaséàWashingtonquimènedesétudessurdessujets controversés, études qui ont une influence sur les États-Unis et sur lemonde. L’enquête estaccessiblesurInternet,sontitreestTheWorld’sMuslims:UnityandDiversity.Ellenousmontrequelesmusulmanssontprésentsdans170pays,dont88comptentplusde5%de

musulmansdansleurpopulation.Dans47pays,lesmusulmanssontmajoritaires(plusde50%).Parrégions,larépartitionseprésentecommesuit:

Régions Nombredemusulmans(millions)

%populationdelarégion

%populationmondiale

Asie 972 24,1 61,9Moyen-Orient+Maghreb 315 91,2 20,1

Afriquesubsaharienne 240 30,1 15,3

Europe 38,1 5,2 2,4Amérique 4,97 0,5 0,3Monde 1572 22,9 100

Toujours selon le Pew Research Center, le nombre de musulmans dans le monde s’accroîtannuellement de 1,5% contre 0,7% pour les autres communautés. Aux États-Unis, la populationmusulmane a doublé en une décennie.C’est enEurope que son dynamisme est le plus fort : seloncertaines projections, en 2030, le nombre de musulmans atteindrait 58,2 millions, soit 6 % de lapopulationtotale.LespaysconcernésparcetteévolutionsontlaBelgiquequipasseraitde6à10,2%,la France qui atteindrait 10,3 % contre 7,5 % aujourd’hui, la Suède qui passerait de 5 à 10 %,l’Angleterrede4,6à8,2%etl’Autrichede6à9,3%.Cetteexpansionsefaitdemanièrenaturelle(natalité),parl’émigrationetparlesconversionsqui

connaissentunsuccèsnotable.Uneautreévolutionremarquableestlabaissesensibledelapartarabedanslenombreglobaldes

musulmansdanslemonde.Dansunevingtained’années,79payscompterontunepopulationdeplusd’unmilliondemusulmanscontre72actuellement.Lenombredemusulmansdanslemondepasseraitde1,6à2,2milliardsavec6musulmanssur10vivantdanslazoneAsie-Pacifique,entrel’Indonésieet le Pakistan. En Afrique, le Nigeria détrônera l’Égypte, il sera le premier pays musulman ducontinent.Cesévolutionsdémographiquesaurontsansdoutedesincidencessurlesrapportsàl’intérieurdu

mondemusulmanetentrecelui-cietlesautresrégionsdumonde.

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Annexe3

Petitemonographiedumondearabe

Le monde arabe est en fait très difficile à définir. On ne sait quel critère retenir pour définirl’ensemble:—Leseulcritèredel’appartenanceàl’islammettraitdansle«mondearabe»l’ensembledespays

musulmans,soitenviron1,57milliardd’êtreshumains,parmilesquelslesplusnombreuxsetrouventenAsie(Indonésie,Malaisie,Chine,Inde…).—Lecritèredelalanguearabenepeutdavantageêtreretenu.L’arabeestpratiquédansunespace

quidépasselargementlemondedit«arabe»,ilestlargementpratiquéauTchad,Niger,Mali,Iran,Turquie,ilestprésentdansleszonesruralesdeplusieurspays,Sénégal,SoudanduSud,Cameroun,Érythrée,Éthiopie,Kenya,Tanzanie,Républiquecentrafricaine.L’arabeestdominantauMaghrebetau Machrek mais d’autres langues s’y pratiquent, le berbère, le kurde, et aussi, conséquence descolonisations,lefrançais,l’anglais,l’espagnoletl’italien.—Lescritèresdenationetderacenesontpasclairs,ilsnecorrespondentenfaitàaucuneréalité.

Iln’existeniraceninationarabes.

Jusqu’à la création de laLigue arabe en 1945, lemonde arabe couvrait une aire beaucoup plusréduite qu’aujourd’hui, l’Algérie (département français), le Soudan, la Somalie, Djibouti n’enfaisaient pas partie. La Ligue arabe a démarré son existence avec sept membres (Égypte, ArabieSaoudite, Syrie, Jordanie, Irak, Liban, Yémen du Nord). Aujourd’hui ils sont vingt-deux. Et rienn’interditquedemain laLigueélargisse son tourde tableauTchad,auMali, auKurdistan (s’il estcréé),auNiger,etc.Ceciveutdirequec’estl’appartenanceàlaLiguearabequidonnel’identitéarabeauxpaysquiensontmembres.QuandleroiHassanIIdemandal’adhésionduMarocàl’Unioneuropéenne,ildemandaitàfairedu

Marocunpayseuropéen,selonlarèglequiaformélaLiguearabe : l’adhésionàunespacedonnel’identitéque se reconnaît cet espace.Cequin’est pas absurde, tout autre critère (religion, langue,race,couleurdelapeauouautre)rendraitimpossiblelaconstitutiondetelsensembles,puisqu’entoutendroitdecesensemblesviventdespopulationsdereligionsetdelanguesdifférentes,deracesetdecouleursdifférentes.Mêmelesvaleursnesauraientêtreunfacteurpourdéfinircetteappartenance,onpeutavoirdesvaleursdifférentesetpartagerlamêmeidentité.

L’histoireadivisélemonde«arabe»endeuxgrandsensembles,leMaghrebconstituédespaysàl’ouest de l’Égypte et le Machrek formé des pays situés à l’est de l’Égypte. Depuis longtemps,l’Égypte,parsonéminentrôledansl’histoireetlatailledesapopulation,aétélepivotdecemonde.Pourd’autresraisons,privilégiantl’homogénéitéhistorique,géographiqueetculturelle,onfaitaussiuneautredivision:ondistingueleMaghreb(Mauritanie,Algérie,Maroc,Tunisie,Libye),lavalléeduNil (Égypte, Soudan), laCorne de l’Afrique (Djibouti, Somalie,Comores), leCroissant fertile(Irak, Syrie, Liban, Jordanie, Palestine), la péninsule arabique (Arabie Saoudite, Bahreïn, Qatar,Émiratsarabesunis,Koweït,Oman,Yémen).C’estainsiqu’ilyauneEuropeoccidentaleetuneEuropeorientale,uneEuropeduNordetune

EuropeduSud,uneEuropericheetuneEuropepauvre.Cessegmentationsnesontpasanodines,ellescorrespondentàdeslignesdefracturation(anciennesoupotentielles)entrelesdifférentesrégionsdel’ensembleetontdoncuncaractèretoutàfaitopérationnel.

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PopulationLesstatistiquesofficiellessurlapopulationdanslemondearabesontsujettesàcaution.Ellessont

produites par des institutions obéissant à des impératifs qui ne sont pas forcément ceux de ladémographie.Commedansplusieurspayseuropéens,maispourd’autresraisons,lesstatistiquesnetraitent pas la population selon les critères ethniques, religieux, linguistiques. Les statistiquesofficielles dans ces pays considèrent la population comme une collection homogène constituéed’Arabes et de musulmans. En Algérie, on ne saura pas combien le pays compte de Berbères,d’Arabes, de musulmans, de chrétiens, de juifs et autres, de locuteurs dans telle ou telle languecourantedupays(arabe,berbère,français).Onsaitseulementqu’ilcompte36millionsd’habitantsen2012 répartis selon les critères habituels de la démographie : répartition par sexe, âge, lieu,profession,revenus,etc.Danslesautrespaysarabes,lesstatistiquesofficiellesnedirontrienoutrèspeusurlesKurdes,lesArméniens,lescoptes,lesjuifs,etc.Quant aux statistiques produites par des organisations non officielles, elles sont encore plus

discutables.

LangueofficielleC’est l’arabe dans tous les pays de laLigue arabe.Mais tous ces pays ont connu et connaissent

encoredesconflits linguistiques importants.AuMaghreb, lesBerbèresont longtempsbataillépourobtenir laconstitutionnalisationde la langueberbère.Elleaété reconnueenAlgérieen2002etauMarocen2011maisseulementcommelanguenationale(nonofficielle).Ilrestemaintenantàdonnercorps à cettedisposition constitutionnelle, cequi s’avère êtreun longet difficile combat.Dans lesautres pays du Maghreb (Tunisie, Libye), la revendication très souterraine sous les régimes deKadhafietdeBenAlicommenceàs’exprimerouvertement.Legouvernementmauritanienniequantàluil’existenced’unelangueberbèreenMauritanie.Danscepays,lespopulationsnoiresmilitentpourleurlanguemaisaussipourleurémancipationcivique.LeproblèmeseposedansdestermesdifférentsdanslespaysduMachrek(lekurdeenIraketen

Syrie).

ÉconomieLes économies des pays de la Ligue arabe ne sont pas intégrées entre elles comme le sont les

économies des pays de l’Union européenne. L’intégration interarabe est quasi nulle, les échangescommerciauxnereprésententpas2%deleurséchangesaveclerestedumonde.Celavientdecequechaquepaysest intégrédans l’économiemondiale selon ses spécificités.Beaucoup le sontpresqueexclusivementparlarentepétrolière(Algérie,Libye,ArabieSaoudite,Qatar,Koweït,Émiratsarabesunis),d’autreslesontpar le tourismeet l’agricultureet les transfertsdesémigrés(Maroc,Tunisie,Égypte). Aucun d’eux ne dispose d’une industrie moderne qui assure des revenus réguliers àl’exportation.Ce sontdeséconomies fragiles, exposéesà tous les chocs, interneset externes.Leurmodernisation semble assez improbable tant ces pays se trouvent dans des situations politiques etsociales difficiles. Depuis le « printemps arabe », toutes les économies arabes connaissent unestagnationou,pire,unrecul.

LesatoutsdespaysarabesIlsenontbeaucoup.Leurmiseenévidenceet leurexploitationsupposentune révolutiondans le

système de gouvernance de ces pays. Les principaux atouts sont la jeunesse de la population et lapositionprivilégiéeaucarrefourdel’Europe,l’Afriqueetl’Asie.Dansleséchangesmondiaux,cesatoutssontessentiels.Lespaysarabesbénéficientenoutrederessourcesnaturellesnombreusesdont

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la valorisation interne pourrait assurer des revenus élevés et réguliers. Les avantages comparatifsdontilsdisposent(abondanceetfaiblecoûtdel’énergie,main-d’œuvrerelativementbienforméeetpeuchère,proximitédumarchéeuropéenquipeutabsorberleursurplus…)nedemandentqu’àêtremisauserviced’undéveloppementnationalvertueux.

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Annexe4

ExtraitdelaMuqaddima(Prolégomènes)d’IbnKhaldounconsacréeauxArabes

Voiciunextraitdecequ’IbnKhaldounécrivaitsurlesArabes.CejugementtrèssévèreasouventserviauxdétracteursdesArabesaucoursdutemps,jusqu’ànosjours.

XXIV.LesArabesnecontrôlentquelesrégionsdesplainesEnraisondelanaturedeleurvieàl’écart,lesArabespratiquentlepillageetlesdéprédations.Ils

pillentcequiestàleurportéeenévitantd’engagerdescombatsetdes’exposeraudanger.Puisilssereplientsurleurspâturagesdudésert.Ilsnesoutiennentjamaisuneattaque,etnelivrentcombatquepour se défendre. S’il se présente une forteresse ou une position difficile, ils les évitent pour desentreprises plus aisées, et s’abstiennent de s’en approcher. Aussi les tribus protégées par desmontagnes inaccessiblessont-ellesà l’abride leursdéprédationsetde leursméfaits.LesArabesnefranchirontpaslescollinespierreuses,nechercherontpaslesdifficultésetneprendrontaucunrisquepourallerlestrouver.Lesplaines,aucontraire,sontlivréesàleurpillageetàleuravidité,dèsquel’absencedemiliceou

lafaiblessedel’Étatlesmetàleurportée.Ilsmultiplientlesraids,pillentetattaquentsanscesse,parceque l’entreprise est aisée.Les habitants finissent par courber l’échine. Ils sont ballottés entre leursautoritéschangeantesetcorrompues,jusqu’aujouroùleurcivilisations’éteint.DieuapouvoirsurSescréatures.

XXV.LespaysconquisparlesArabesnetardentpasàtomberenruineEnvoicilaraison.Habituésauxconditionsdevieàl’écartetàtoutcequiyprédispose,lesArabes

sont une nation farouche. La vie isolée fait partie de leur caractère et de leur nature. Ils s’ycomplaisent,parcequ’elleleurpermetd’échapperaujougdel’autoritéetdenesesoumettreàaucungouvernement. Mais cette disposition est incompatible et en contradiction avec la civilisation. Ilspassent ordinairement toute leur vie en voyage et en déplacement, ce qui est en opposition et encontradictionavecuneviefixe,productricedecivilisation.Lespierres,parexemple,neleurserventque comme points d’appui pour leurs marmites : ils vont les prendre dans les édifices, qu’ilsdévastentdanscebut.Leboisleursertuniquementàfairedesmâtsetdespiquetspourleurstentes.Pour s’en procurer, ils démolissent les toits des maisons. Leur existence est essentiellement enoppositionaveclaconstruction,quiestlabasedelacivilisation.TelssontdonclesArabesengénéral.De plus, il leur est naturel de piller ce qui appartient à autrui. Pour gagner leur subsistance

quotidienne,ilsnecomptentquesurleurslances.Leurtendanceàextorquerlesbiensd’autruin’apasde limites. Dès que leur regard se pose sur un bien quelconque, mobilier ou ustensile, ils s’enemparent.Quand ilsutilisent leurdominationet leur autoritépolitiquepourpiller, il n’y aplusdegouvernementpourprotégerlesbiensdesgens,etlacivilisationestdétruite.Parailleurs,ilsforcentlesartisansetlesouvriersàtravaillerpoureux,maisleurtravailleurparaît

sansvaleur,etilsneluiaccordentaucunerétribution.Or,commenousleverronsplusloin,letravailestlabaseréelleduprofit.S’iln’estpasappréciéetrétribué,l’espoirderéaliserunprofits’affaiblitetlesgensneveulentplustravailler.Leshabitantssedispersent,etlacivilisationsedésintègre.En outre, ils n’ont aucun souci des lois, ne se préoccupent guère de réprimer lesméfaits et les

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agressions.Ilsn’ontqu’uneseulepensée:s’emparerdesbiensd’autruiparlepillageoul’impôt.Unefois leurbut atteint, ils nevoientpasplus loin. Ils nepensentni à améliorer le sort desgens,ni às’occuper de leurs intérêts, ni à réprimer ceux qui cherchent à nuire. Souvent, ils imposent desamendes,maisc’estuniquementpour leurprofitetpouraugmenter les revenusfiscaux,commedecoutume.Celan’aideenrienàcombattrelesméfaitsetàdissuaderlesmalfaiteurs.Aucontraire,celanefaitqu’enaugmenterlenombre,carlapertereprésentéeparuneamendeestpeudechoseàcôtédecequel’ongagneenréalisantsonbut.Sous leur gouvernement, les sujets vivent comme en état d’anarchie, sans lois. Or, l’anarchie

détruitl’hommeetruinelacivilisation.Commeonl’avu,lepouvoirpolitiqueestunecaractéristiquenaturelledel’homme;laseuleàrendrepossiblesonexistenceetlavieensociété.C’estcequ’onadéjàvuaudébutdecettepartie.Enfin,ilsveulenttouslecommandement.RarementunArabeconcéderalepouvoiràunautre,fût-

ilsonpère,sonfrèreoul’aînédesafamille.Quandcelaseproduit,c’estparexceptionetparcequeladécence l’exige.Aussi trouve-t-on chez eux unemultitude de gouverneurs et d’émirs. Leurs sujetsdoiventobéiràdesautoritésmultiples,qu’ils’agissedesimpôtsoudeslois.Ainsilacivilisationsedésintègreetdisparaît.‘Abd al-Malik interrogea un Arabe venu le voir au sujet d’Al-Hajjâj. L’homme, voulant faire

devantlecalifel’élogedecedernierpoursonbongouvernementetsonœuvredecivilisation,dit:«Quandjel’aiquitté,ilétaitseulàpratiquerl’injustice.»VoyezcequesontdevenuslespayssurlesquelslesArabesontrégnéetqu’ilsontsoumisdepuisle

débutdelaCréation:leurcivilisations’esteffondrée,ilssesontvidésdeleurpopulation,etmêmelaterre n’y est plus ce qu’elle était. Le Yémen, lieu de leur séjour fixe, n’est plus que ruines, àl’exception de quelques cités. De même, la civilisation persane de l’Irak arabe est complètementdétruite.C’estlecasencoredelaSyried’aujourd’hui.Etc’estpareilpourl’IfrîqiyaetleMaghreb:quandlesBanûHilâletlesBanûSulaymyvinrentauVe[XIIe]siècleetqu’ilss’yfurentbattusduranttroiscentcinquanteans,cespaysconnurentlemêmesortquelestroispremiers:leursplainesfurentcomplètementruinées.Autrefois,toutelarégions’étendantentreleSoudanetlamerByzantineétaiturbanisée,commeentémoignentencorelesvestigesdelacivilisation:monuments,sculptures,ruinesdevillagesetdebourgades.Dieuestl’héritierdelaterreetdeceuxquiyvivent.Ilestlemeilleurdeshéritiers1.

XXVI.LesArabesn’obtiennentlepouvoirqu’ens’appuyantsurunmouvementreligieux—prophétieousainteté—,ouàlafaveurd’ungrandévénementreligieuxengénéralEn voici la raison. À cause de leur caractère farouche, lesArabes sont,moins qu’aucune autre

nation, disposés à accepter la soumission : ils sont rudes, orgueilleux, ambitieux, et veulent touscommander.Ilestrarequeleursdésirsserejoignent.Maislareligion—grâceàunprophèteouàunsaint—leurpermetdesemodérereux-mêmesetdeperdreleurorgueiletleurespritderivalité.Illeurdevientalorsplusaisédesesoumettreetdes’unir,dufaitqueleurreligioncommuneeffacelarudesseet l’orgueilet refrène la jalousieet l’espritdecompétition.Quandunprophèteouunsaintapparaît parmi eux et les appelle à observer les commandements divins, les débarrasse de leursdéfautsetleurinculquelesvertus—leurpermettantainsiderassemblertoutesleursforcespourletriomphedelavérité—,ilsdeviennentunisetobtiennentladominationetlepouvoir.D’ailleurs,lesArabes sont les hommes les plus prompts à accepter la vérité et la bonne voie, parce que leurscaractèresnesontpasdéformésparlesmauvaiseshabitudesnicontaminésparlesmœursdépravées.Leurcaractèrefarouchepeutêtrefacilementcorrigé.Ilestdisposéaubien,puisqu’ilgardeencoresanature originelle, et est éloigné desmauvaises habitudes et des vices qui s’impriment dans l’âme.

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Commeleditlatraditionprophétiquedéjàcitée:«Toutenfantnaîtdansl’étatoriginel…»

XXVII.LesArabessontlesmoinsaptesàgouvernerEnvoicilaraison.Plusquetouteautrenation,lesArabessontdesgensdudésert.Ilss’yenfoncent

leplusloin,etilssontlesmoinsdépendantsdesproduitsetdescéréalesdescollines.Ilssonthabituésàlapauvretéetàlarudesse,etpeuventsepasserdesautres.Àcausedelaviequ’ilsmènentetdeleurcaractère farouche, ils se soumettent difficilement les uns aux autres. Chez eux, le chef agénéralementbesoindesautresmembresde la tribu,parceque l’espritdecorpsestnécessaireà ladéfensedugroupe.Ilestdoncforcédelestraiteravecdouceuretd’éviterdelesheurterpournepasrisquerdecompromettrel’espritdecorps—cequicauseraitsaperteetlaleur.Or,legouvernementetlepouvoirexigentquelesouverainexerceuneautoritédecontrainte.Sinon,sapolitiqueéchoue.D’autrepart,ilestdelanaturedesArabes,commeonl’avu,des’emparerdesbiensd’autrui.C’est

cequilesintéresseenpremierlieu.Ilsnesepréoccupentnidefairerespecterlesloisnideprotégerlesgens.Quandilsrègnentsurunenation,ilsn’ontd’autrebutquedeprofiterdeleurpositionpours’emparerdesbiensdeleurssujets,sansautrementsesoucierdeleurrôledegouvernant.Souvent,ilsinstituentdesamendespourpunirlesméfaitsafind’accroîtrelesrevenusfiscauxetd’augmenterlesprofits.Cen’estpaslàunmoyendedissuasion,maisbienplutôtunencouragement,sil’onconsidèrelesobjectifsdesmalfaiteursetl’insignifiancedecequ’ilssontobligésdedonnerencomparaisondelaréalisationdeleursobjectifs.Celanefaitqu’accroîtrelesméfaits,etlacivilisationestdétruite.Unenationainsigouvernéeestdansunétatdequasi-anarchie,oùchacunveutprendrecequiappartientàl’autre.Lacivilisationnepeuts’ymainteniretnetardepasàtomberenruine,commedanstoutétatd’anarchie,commeonl’avu.Pourtoutescesraisons,lanaturedesArabesleséloignedel’artdegouverner.Ilsn’ydeviennent

aptes que lorsque leur nature est transformée par la religion, qui les débarrasse de leurs ancienscomportements, les pousse à se modérer eux-mêmes et à protéger leurs sujets les uns contre lesautres,commeonl’adéjàdit.C’estcequis’estproduitavecladynastiequ’ilsontfondéeàl’époquemusulmane.Lareligionleur

permitde fonder leurgouvernement sur laLoi religieuseet sesprescriptions, lesquelles,de façonexpliciteouimplicite,tiennentcomptedel’intérêtdelacivilisation.Lescalifessesuccédèrent.Ainsi,lesArabeseurentunempireétenduetunpouvoirfort.QuandRustumvitlesmusulmansréunispourlaprière,ils’écria:«‘Umarmemangelefoie.Ilapprendauxchienslesbonnesmanières.»Plus tard, de nombreuses tribus tournèrent le dos à la dynastie et négligèrent la religion. Elles

oublièrent la politique et retournèrent dans le désert. Elles en vinrent à ignorer leurs liens desolidarité tribale avec la dynastie, parce qu’elles n’étaient plus disposées à obéir ni à se plier à lajustice. Elles reprirent leur vie à l’écart comme autrefois. Elles n’eurent plus rien à voir avec lepouvoir,sicen’estlefaitquecelui-ciappartenaitauxcalifes—quiétaientdesArabes.Etquandlecalifatdisparutetqu’iln’enrestanulletrace,lesArabesn’eurentplusaucunepartaupouvoir,quileurfutenlevépar lesnon-Arabes. Ils retrouvèrent leurviedenomadesdans ledésert, ignorant toutdupouvoiretdugouvernement.Laplupartnesaventmêmeplusqu’ilsonteu,autrefois,unpouvoir.Or,aucune nation au monde n’eut un pouvoir aussi étendu que celui des différentes générations desArabes.Entémoignentlesdynastiesdes‘Ad,desThamûd,desAmalécites,desHimyar,desTubba‘,puis celles desMudar, à l’époque de l’islam, avec les Omeyyades et les ‘Abbâssides.Mais, ayantoubliéleurreligion,lesArabesperdirentdevueleurexpériencedugouvernementetretournèrentàleurcivilisationnomadeoriginelle.Si,quelquefois,ilsparviennentencoreàimposerleurdominationàdesdynasties affaiblies, commedans leMaghrebactuel, ilsne fontque ruiner la civilisationdesrégionssoumisesàleurautorité,commeonl’avuprécédemment.Dieuestlemeilleurhéritier2.

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Cepassage de laMuqaddima, traduit parAbdesselamCheddadi, est extrait du volume I duLivre des Exemplesd’IbnKhaldoun,parudanslacollection«LaPléiade»,©Gallimard,2002.

1.Cf.Coran,XXI,89.

2.Cf.Coran,XXI,89.

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©ÉditionsGallimard,2013.

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BOUALEMSANSAL

Gouverneraunomd’AllahIslamisationetsoifdepouvoir

danslemondearabe

«Nouslesavonsaccueillisavecsympathie,unbrinamusésparleuraccoutrementfolklorique,leurbigoterieempressée,leursmanièresdoucereusesetleursdiscourspleinsdemagieetdetonnerre,ilsfaisaient spectacle dans l’Algérie de cette époque, socialiste, révolutionnaire, tiers-mondiste,matérialiste jusqu’au bout des ongles, que partout dans le monde progressiste on appelait avecadmiration“laMecquedesrévolutionnaires”.Quelquesannéesplustard,nousdécouvrîmespresqueàl’improvistequecetislamismequinousparaissaitsipauvrementinsignifiants’étaitrépandudanstoutle pays. » Après avoir brossé un tableau d’ensemble des courants musulmans, Boualem Sansals’interroge sur les acteurs de la propagation de l’islamisme : les États prosélytes, les élitesopportunistes,lesintellectuelssilencieux,lesuniversités,lesmédias,«laruearabe»…Ilquestionneaussil’échecdel’intégrationdanslespaysd’accueildesémigrés.Ainsi,l’islamismearabetendàs’imposer,malévaluéparlespouvoirsoccidentauxquiluiopposentdesréponsesinappropriées,tandisquelesfemmesetlesjeunes,sesprincipalesvictimes,sontdeplusenplusàsamerci.Boualem Sansal, devenu l’une des grandes voix de la littérature algérienne, propose une synthèseengagée, précise, documentée, sans pour autant abandonner les prises de position humanistesintransigeantes qui, au fil de ses romans, l’ont amené à dénoncer à la fois le pouvoir militairealgérienetletotalitarismeislamiste.

Né en 1949, Boualem Sansal vit à Boumerdès, près d’Alger. Son œuvre a été récompensée par denombreuxetprestigieuxprixlittéraires,enFranceetàl’étranger.

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DUMÊMEAUTEUR

AuxÉditionsGallimard

LE SERMENT DES BARBARES, roman, 1999. Prix du premier roman 1999. Prix Tropiques, Agence française dedéveloppement,1999(«Folio»no3507).

L’ENFANTFOUDEL’ARBRECREUX,roman,2000.PrixMichel-Dard2001(«Folio»no3641).DIS-MOILEPARADIS,roman,2003.

HARRAGA,roman,2005(«Folio»no4498).

POSTERESTANTE:ALGER,Lettredecolèreetd’espoiràmescompatriotes,2006(«Folio»no4702).

PETITÉLOGEDELAMÉMOIRE,quatremilleetuneannéesdenostalgies,2007(«Folio2€»no4486).LEVILLAGEDEL’ALLEMANDouLejournaldesfrèresSchiller,roman,2008.GrandPrixRTL-Lire2008,GrandPrixSGDLduroman2008(«Folio»no4950).

RUEDARWIN,roman,2011(«Folio»no5555),prixduRomanarabe2012.

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CetteéditionélectroniquedulivreGouverneraunomd’AllahdeBoualemSansalaétéréaliséele23septembre2013parlesÉditionsGallimard.

Ellereposesurl’éditionpapierdumêmeouvrage(ISBN:978-2-070-14289-7-Numérod’édition:256041).

Codesodis:N56596-ISBN:978-2-072-49744-5.Numérod’édition:256042