27

EXTRAIT du roman « L'Impasse » d'Estelle Tharreau

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: EXTRAIT du roman « L'Impasse » d'Estelle Tharreau
Page 2: EXTRAIT du roman « L'Impasse » d'Estelle Tharreau

Estelle Tharreau

Extrait de

L’Impasse

Le Code de la propriété intellectuelle n’autorisant, aux termes de l’article L. 122-5, 2 e et 3e a, d’unepart, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et nondestinées à une utilisation collective » et, d’autre part, que les analyses et les courtes citations dansun but d’exemple ou d’illustration, « toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faitesans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite » (art. L. 122-4).Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc unecontrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

© 2017, Taurnada Éditions

Page 3: EXTRAIT du roman « L'Impasse » d'Estelle Tharreau

PREMIÈRE PARTIE

L’ImpasseSamedi 13 mai 2000

Page 4: EXTRAIT du roman « L'Impasse » d'Estelle Tharreau

1

Pascal jeta un regard acerbe en direction de sa mère.Elle lui faisait face de l’autre côté de la cour et s’en-tretenait avec Virginie Krakoviak, l’aide-soignante dela maison de retraite de la Mine. Inutile de s’interrogerlonguement sur le sujet de leur conversation. Les deuxfemmes étaient accompagnées de Benjamin, le fils deVirginie. Le gamin était blafard. « L’abruti malsain »devait être malade.

En sortant de son imposante demeure, Pascal regrettaque son père ait vendu l’ancienne dépendance au vieuxDesjot. Désormais, il devait partager l’espace qui sépa-rait les deux bâtiments avec des gens qu’il n’auraitjamais fréquentés en d’autres circonstances. Cette cour,baptisée « l’Impasse », servait de parking pour safamille et de jardinet pour « les locataires » de Desjot.Malgré les haies, leur voix et leur rire parvenaientjusque chez lui lorsque les fenêtres de l’étage étaientouvertes. Ces bruits étaient autant de nuisances qui luirappelaient leur indésirable présence. Par bonheur, lereste de la maison était orienté côté jardin. Ce n’étaitpas un hasard si les deux pièces donnant sur l’Impasseavaient été dévolues à l’atelier de sa femme et à lachambre de sa mère.

L’attitude ostensiblement malveillante de Pascaldécida Virginie à quitter Madeleine afin de rentrerrécupérer le cartable du petit. Cet homme importantne les aimait pas. Elle se doutait qu’à tout moment, aumoindre prétexte, il n’hésiterait pas à leur faire perdreleur logement. Et ça ! Nicolas Mazoyer, son concubin,

3

Page 5: EXTRAIT du roman « L'Impasse » d'Estelle Tharreau

ne l’accepterait pas. Il en profiterait pour se débarras-ser de son propre fils qu’il traînait comme un fardeaudepuis sa naissance. Il l’expédierait le plus loin possi-ble. Si Virginie n’avait pas la force de lutter contre soncompagnon, elle avait néanmoins assez de courage pourlui résister lorsqu’il s’agissait de leur enfant.

Pascal s’approchait d’un pas assuré. Virginie saisit lapetite main glacée de Benjamin et le força à la suivre.Avant de passer le seuil de sa porte, elle jeta un brefcoup d’œil en direction de Pascal dont les yeux inquisi-teurs étaient braqués sur sa mère. Aussitôt, elle baissala tête tout en exhortant gentiment l’enfant à se hâters’ils ne voulaient pas être en retard à l’école.

À quelques mètres de lui, Madeleine ne pouvait évi-ter son fils dont le visage se durcit. Ils étaient seulsdésormais. Les mots allaient être cinglants comme ilsl’étaient habituellement, comme ils l’étaient devenusdepuis si longtemps, depuis trop de temps ! Elle décidade prendre les devants :

« Je remplis les conditions pour entrer à la maisonde retraite de la Mine ! Ton père a commencé sa car-rière en tant que mineur de fond !

– Dans ce mouroir ? cracha Pascal. C’est hors dequestion que tu y mettes les pieds ! Rends-toi à latriste réalité, si difficile à admettre soit-elle : tu perdsla tête de plus en plus ! »

Madeleine ressentit cette dernière remarque commeun coup porté. Son visage se ferma. Pascal n’ignoraitpas que sa mère était consciente de la dégradation deson état, de la multiplication de ses absences et de sesmoments de confusion.

« Il te faut un établissement adapté à ta maladie. Tusais aussi bien que moi que la situation ne va pass’arranger. Un jour viendra où tu ne pourras plus sortir

4

Page 6: EXTRAIT du roman « L'Impasse » d'Estelle Tharreau

seule. Tu ne pourras même plus t’assumer pour lesactes les plus élémentaires. Dans la maison dont je t’aiparlé, on prend soin des vieux. Ce n’est pas le cas danston mouroir !

– Mets-moi où bon te semble, mais je refuse de quit-ter la ville ! s’entêta Madeleine, blessée.

– Tu sais pertinemment qu’il n’existe qu’une seulemaison de retraite ici : celle de la Mine. Tu te vois là-bas ? Au milieu d’un établissement tellement bondé quele personnel n’est pas assez nombreux pour assurer lessoins minimums ? »

Désormais, Madeleine se taisait, ses yeux immobilesdévorant les gravillons disséminés sur le sol. Elle ten-tait de contenir sa colère et son humiliation.

« Tu te vois baignant dans des couches saturées demerde et d’urine ? Tu te vois rivée à un fauteuil en traind’attendre dès ton réveil que la journée se termine ? Etça jusqu’à la fin !

– Je refuse de quitter cette ville ! » s’étouffa Madeleinedans un sanglot.

Pascal la fixa quelques secondes avant de reprendred’un ton calme, mais inflexible.

« Bientôt, tu ne choisiras plus rien ! »Madeleine planta ses yeux humides dans ceux de son

fils puis s’adressa à lui en l’implorant :« Réfléchis ! Je t’en prie ! Il n’est pas encore trop

tard pour éviter de tout détruire. Je suis ta mère… »Pascal, impénétrable, conclut cette discussion qui ne

menait à rien une fois de plus.« Avant d’être ton fils, je suis le chef de cette famille

tout comme mon père l’a été avant moi ! »Il la regarda rentrer dans leur maison avant de partir

à l’église comme tous les matins. Virginie n’était pasréapparue et n’avait toujours pas conduit « l’abruti

5

Page 7: EXTRAIT du roman « L'Impasse » d'Estelle Tharreau

malsain » à l’école. Il ne faisait aucun doute que l’en-trevue des deux femmes n’était pas fortuite. Il devenaiturgent de précipiter les événements avant que cettepetite fouine de Krakoviak ne vienne fourrer son nezdans la vie de sa mère et perturber ses plans.

Page 8: EXTRAIT du roman « L'Impasse » d'Estelle Tharreau

2

Pascal s’apprêtait à démarrer lorsqu’il se ravisa enapercevant Nicolas pénétrer dans l’Impasse. Le sacbaluchon vert kaki à son épaule indiquait qu’il avaitréussi à obtenir une nouvelle permission pour ce week-end. Le terme de son service national approchant, ilallait pouvoir reprendre les choses en main et s’occu-per de leurs petites affaires. Mais en attendant, Pascaldevait lui rappeler certaines règles.

Il sortit vivement de son véhicule et se dirigea versNicolas, dont la démarche nonchalante et l’air gogue-nard avaient le don de l’électriser. Le jeune homme lesavait sur ses talons. Mais il continuait d’avancer sanss’en soucier, le forçant à le suivre là où il voulait. D’unton sec, Pascal l’apostropha :

« Bonjour ! Tu ne m’as pas vu ou tu m’évites ?– Oh ! Salut ! s’exclama Nicolas en se retournant

lentement. Comment va votre mère ? »Le jeune homme souriait en coin tout en sortant

tranquillement une Camel de son paquet. Tout influentqu’il était, Pelissier ne l’impressionnait pas. Ni lui niles gens de son espèce. Ces gens si propres sur euxn’avaient aucun scrupule à faire appel à des gars commelui lorsqu’il fallait remuer la merde. Mais lui non plusne s’encombrait pas de scrupule.

« Elle va bien ! Mais tu vas t’arranger avec ta femmequi lui bourre le mou avec la maison de retraite. Per-sonne ne parle à ma mère : ni toi, ni ton gamin, et sur-tout pas ta femme. J’espère que je n’aurai pas à merépéter !

7

Page 9: EXTRAIT du roman « L'Impasse » d'Estelle Tharreau

– Je vais faire le nécessaire, répondit Nicolas serei-nement en tirant sur sa cigarette sans un regard pourPelissier.

– Ça vaut mieux ! Sinon plus d’arrangement ! Jepourrai facilement retrouver un type comme toi ! Maistoi ? Pourras-tu trouver un remplaçant aussi complai-sant que moi ? »

Cette fois, Nicolas aspira plus intensément la fuméede sa Camel. Son sourire s’accentua et ses yeux fixè-rent le chevalement1 du puits de Chanzy. Cette tour enpoutrelles métalliques sur laquelle s’appuyait une bigueétait coiffée d’un toit pointu composé de deux pans entôle. Sous ce toit précaire, des roues avaient servi àfaire descendre tant de mineurs dans le fond afin d’enremonter toujours plus de minerai noir. Des puitsaujourd’hui fermés, il ne subsistait plus que le cheva-lement, ce squelette noir qui dominait la ville. Nul nepouvait l’ignorer. Il était visible en n’importe quel pointde la cité. De ce passé, il ne restait désormais plus quelui et la légère poussière noire qui avait assombri lesfaçades au fil des années.

Nicolas tira une autre bouffée. Son grand-père, toutcomme le père de Pelissier, était descendu dans le fond.Seulement, Pelissier en était sorti plus rapidement etplus avantageusement. C’est pour cette raison qu’au-jourd’hui son fils employait ce ton avec lui. MaisNicolas attendait son heure. Dans un futur proche, ils’adresserait à lui tout autrement et c’est lui qui fixeraitles termes de l’arrangement. Tout était déjà en place.Il allait temporiser. Il allait parler à Virginie et puis leservice militaire s’achèverait…

1. Le chevalement est une construction métallique ou en béton,installée au-dessus d’un puits pour supporter les molettes sur les-quelles passe le câble d’extraction.

8

Page 10: EXTRAIT du roman « L'Impasse » d'Estelle Tharreau

« Tu as une date précise pour la fin de ton service ?lança Pascal à la volée en rejoignant sa voiture.

– Très bientôt, répondit simplement Nicolas.– C’est pas une date ça ! Tu repars quand ?– Demain soir après l’ouverture !– Tu vas au lac de la Borme pour pêcher le carnas-

sier ?– Oui ! répliqua toujours aussi calmement Nicolas

ne laissant rien transparaître de l’énervement queprovoquait en lui cet interrogatoire au faux air deconversation.

– Quand ?– À midi. »Pascal tiqua. Nicolas observa sa cigarette qui mena-

çait de se terminer avant le départ de son interlocuteur.Il n’en avait pas fini. Visiblement, « Sa Seigneurie »avait encore une exigence. Pascal regarda sa montre.Il disposait de cinq minutes tout au plus. Cinq minutesqui allaient lui éviter de supporter les geignements desa femme pendant un quart d’heure.

« Avant midi, prends le temps de tailler ta haie et dedésherber les bordures. Ma femme m’emmerde avec çadepuis une semaine. Elle trouve que ça fait “négligé” !Pour une fois, elle n’a pas tort ! »

Le permissionnaire promit de s’en occuper malgré lafatigue causée par l’inconfort des trains de nuit.

Pascal sentait Nicolas se dérober de plus en plus. Safiabilité se fissurait à mesure qu’il entrevoyait les secretsde la famille Pelissier. La situation ne devait pas luiéchapper. Pas en ce moment ! Menaçant, il se retournaune dernière fois :

« Et plus un mot ! Compris ? »

Page 11: EXTRAIT du roman « L'Impasse » d'Estelle Tharreau

3

Dissimulée derrière les rideaux de la chambre de sonfils, Virginie n’avait rien perdu de cette entrevue dansl’Impasse. Elle n’avait pas saisi la teneur de leurspropos, mais elle se doutait que ces deux salauds seconnaissaient plus qu’ils ne le laissaient paraître. Elleregarda la pendule puis se précipita dans l’escalier.Benjamin l’attendait dans la cuisine, assis sur une chaisesans bouger, son petit sac à dos rivé sur ses épaules.Le cartable semblait disproportionné par rapport à lataille de l’enfant. Affaibli par la fièvre de cette nuit, sonvisage avait encore blêmi. Les échos de la voix de sonpère ne devaient pas être étrangers à cette soudainerechute. Cependant, le croiser était inévitable. Elle pritla main de Benjamin qui la regarda gravement puis ilssortirent.

L’air frais et la lumière vive du soleil printanier rani-mèrent une faible lueur dans les yeux bleus de l’enfant.Il adorait ce temps qui rendait les gens joyeux après lafroideur de l’hiver et la morosité des jours de pluie. Lachaleur n’était pas encore trop assommante. Il allaitvite se rétablir et pouvoir jouer dans le dérisoire carréd’herbe qui leur servait de jardin. Tout était parfait !

Puis son père déboucha de derrière la haie. Benjaminse raidit. Il fixa durement cet homme qu’on l’avait forcéà appeler papa. Mais ce temps-là était révolu. Fini les« papas », les « mercis » et les questions ! Ils s’étaienttous rendus à l’évidence : Benjamin ne parlerait pluscomme les enfants de son âge. Il n’articulait pas lamoindre syllabe. Sa mère pleurait en silence chaque

10

Page 12: EXTRAIT du roman « L'Impasse » d'Estelle Tharreau

jour, son père s’en plaignait crûment dès qu’il disposaitd’un auditoire.

Nicolas embrassa furtivement Virginie et regarda froi-dement son fils. Il ne l’embrassait jamais. Il ne prenaitplus soin d’ébouriffer les beaux cheveux blonds commeauparavant. Il n’essayait plus de sauver les apparences.À quoi bon ? Tout le monde savait qu’il n’aimait pasce gamin. Il se contentait de le loger et de le nourrir, leminimum légal qui lui évitait tout tracas administratifou judiciaire. La population de cette ville s’appauvris-sait à mesure que les puits fermaient. Alors, les servicessociaux avaient bien d’autres choses à faire que de sesoucier d’un enfant en manque d’affection paternelle.Cependant, la présence quotidienne de Benjamin trou-blait Nicolas : il trouvait que son silence lui donnait unair sournois. On ne savait pas ce qu’il voyait, ce qu’ilressentait, ce qu’il comprenait. Ses colères, quant à elles,pouvaient s’avérer incontrôlables et dévastatrices.

Nicolas toisa ironiquement Benjamin :« Ça va bien, le bavard ? Tu pars à l’école ? »Virginie ne put réprimer un regard haineux à l’en-

contre de ce qui lui servait de concubin. « Le bavard » !Sous couvert de plaisanterie, Nicolas humiliait son pro-pre fils par ces deux mots d’apparence si anodine, maisqui blessaient autant la mère que l’enfant. Cependant,ce regard n’arrêta pas Nicolas :

« C’est quoi cette tête de déterré ? demanda-t-il endésignant Benjamin d’un coup de menton.

– Il a eu de la fièvre cette nuit ! répliqua sèchementla jeune femme.

– Tu travaillais cette nuit. Il était chez tes vieux ? Dela fièvre ! Tu parles ! Il leur a encore fait son cinéma !Et vous marchez tous !

– 39,4 ! explosa Virginie. C’est le thermomètre quile dit ! Pas moi ! Pas mes parents ! »

11

Page 13: EXTRAIT du roman « L'Impasse » d'Estelle Tharreau

Nicolas alluma une autre Camel. En moins d’un quartd’heure, il allait devoir subir une seconde conversationqu’il n’avait pas envie d’entamer. Heureusement, celle-ci promettait d’être encore plus courte que la précé-dente. La sonnerie de l’école allait bientôt retentir.Mais il n’allait pas les laisser partir en s’en tirant aussifacilement.

« Je ne sais pas ce que tu as foutu pour nous pondreun boulet pareil ! cracha-t-il en la regardant intensé-ment, un léger sourire aux lèvres. Comme toujours lagentille Virginie et ses gentilles idées qui emmerdenttout le monde ! »

Le souffle de Virginie s’accéléra. Elle le fixait haineu-sement sans voir le petit visage impassible de Benjamintourné vers elle.

« Taré ! Il ne parle pas et il est complètement hysté-rique. Ta famille a compté un bon paquet d’alcoolos etde débiles. Tu ne peux pas le nier, ça ? C’est toi quim’as raconté l’histoire de la famille Krako. Eh bien !Tu vois ! Si tu y as échappé de peu, lui n’a pas sautéde génération. Il est complètement taré ce chiard ! »

Ces derniers mots ramenèrent les yeux de Virginiesur son fils qui ne la dévisageait plus. Le regard del’enfant était maintenant rivé sur son père. Il l’observaitsans ciller. On pouvait lire l’austérité et la détermina-tion d’un adulte sur ce visage poupin. Cette discor-dance mettait les gens mal à l’aise en sa présence.Benjamin le savait. Sa mère savait également que cetteattitude précédait les crises dévastatrices de son fils. Ilfallait partir avant que la situation ne dégénère.

Sans un mot, elle entraîna l’enfant en direction de lavoiture qu’elle garait sous sa fenêtre de cuisine. Ainsi,elle n’encombrait pas la cour et permettait aux deuxvéhicules des Pelissier de manœuvrer sans être gênés.

12

Page 14: EXTRAIT du roman « L'Impasse » d'Estelle Tharreau

Dans son dos, la voix forte et directive de Nicolass’éleva :

« Au fait ! Interdiction de parler à la mère Pelissier.C’est mauvais pour mes affaires. Tu la boucles ! Et situ n’es pas contente, tu dégages de chez moi ! Tesvieux seront ravis de récupérer le bavard, mais toi…Ils n’attendent que ça : pouvoir te le prendre ! Si çaarrive, tu risques de ne plus le voir aussi souvent ! Ilsne vont pas faire beaucoup d’efforts les Krako pourque tu le rencontres en dehors de chez eux. Alors,ferme ta gueule ! »

Benjamin pressa fortement la main de sa mère, laforçant à poursuivre ses pas. Virginie ouvrit rapidementla portière de la vieille Renault 5 bleu délavé et s’es-crima à attacher la ceinture de sécurité de l’enfant, àdemi couchée sur lui pour atteindre la fixation entre lessièges. Cette position et ses longs cheveux blonds l’em-pêchèrent de remarquer le regard grave qu’échangèrentBenjamin et Madeleine lorsque celle-ci passa devanteux pour sortir de l’Impasse. Elle rejoignait une voisinequi l’attendait chaque matin pour faire le trajet jusqu’àl’église.

Page 15: EXTRAIT du roman « L'Impasse » d'Estelle Tharreau

4

Vêtue d’un collant sombre en lycra, d’une brassièreblanche et de baskets Asics bleues, Caroline Pelissierpénétra dans l’Impasse, absorbée par ses pensées noires.De plus en plus obscures, de plus en plus obsédantes !Chaque jour, elle s’enfonçait plus profondément dansle trou noir de la solitude et de la dépression. Elle avaitperdu son assurance, sa confiance en elle-même, le sensde sa vie. Rien ne la poussait plus à se lever le matin.Si tous les jours Madeleine, sa belle-mère, assistaitimmanquablement à la messe, Caroline, quant à elle,commençait sa journée en courant. Elle courait et cou-rait jusqu’à l’épuisement, jusqu’à l’étourdissement. Puiselle revenait et maintenait cet état second par tous lesmoyens médicamenteux en sa possession. Elle flottaitdans cette vie sans que personne ne s’en soucie plus.

Son corps, naguère charnel, s’était desséché au fil desans. Aujourd’hui, seuls des muscles secs parcourus deveines saillantes donnaient un peu de galbe à sa sil-houette. Son visage était l’unique vestige de son charme.Le temps passé aux côtés de son mari n’avait pas encoreterni la lumière de ses yeux mordorés et l’éclat doré deses cheveux châtains.

Son seul rayon de soleil était le sourire que Benjaminlui adressait. Il lui rappelait ses anciens élèves à l’épo-que où elle était heureuse et entourée des siens. Àl’époque où sa vie suivait une trajectoire.

La voiture de Virginie s’engageait dans la rue lorsquel’enfant tourna vers Caroline un visage apeuré. Ellecomprit instantanément et regarda en direction du jar-dinet de Mazoyer.

14

Page 16: EXTRAIT du roman « L'Impasse » d'Estelle Tharreau

Nicolas la scrutait de la tête au pied. Elle courutjusqu’à la Golf noire garée non loin de lui. Il savaittant de choses sur elle et sa famille ! Il était devenu simenaçant ! Malgré elle, elle leva les yeux au momentoù il lui adressa un clin d’œil en rigolant.

Paniquée, Caroline se précipita jusqu’à la portière,mit le contact et partit en trombe devant Madeleine et savoisine surprises par la furie soudaine de la conductrice.

« Je ne souhaite ma vie à personne, mais je n’enviepas la sienne pour autant ! » murmura Madeleine.

Caroline roula comme si elle cherchait à fuir un dan-ger mortel. Comme dans un rêve, sans se rappeler lemoindre détail du trajet qu’elle venait d’effectuer, elle seretrouva sur le parking du CAPA, le Centre d’activitésphysiques aménagé qu’avait inauguré récemment lemaire. Les puits étaient inactifs depuis plusieurs annéeset la dernière exploitation à ciel ouvert avait été aban-donnée l’an passé. Le CAPA, en partie achevé, devaitredonner vie aux anciens terrils qui avaient survécu àla fermeture des mines.

La nouvelle municipalité s’était lancée à corps perdudans d’importants projets visant à dynamiser le bassinminier et à faire oublier l’image « de gueule noire » dela région. Elle avait commencé par repeindre une grandepartie des façades du centre-ville dans des couleurstoutes plus vives et improbables les unes que les autres,puis elle avait entamé les travaux de réhabilitation desanciens sites miniers. À terme, le CAPA devait devenirun lieu de balade pour les familles et un parcours desanté pour les sportifs. En haut du plus imposant terrilpréalablement engazonné trônait une pyramide consti-tuée de quatre tubes de métal se rejoignant au sommet.Un escalier de béton menait à elle. La vue ne s’étendaitpas plus loin que les quelques allées du CAPA et les

15

Page 17: EXTRAIT du roman « L'Impasse » d'Estelle Tharreau

bulldozers qui travaillaient à son agrandissement. Encontrebas du monticule, un escalier similaire devaitaccueillir de l’eau pour former une cascade.

Caroline resserra ses lacets et se lança dans sa coursefolle. Elle emprunta les sentiers balisés puis alla seperdre dans les pistes en construction. Elle courait,esquivait in extremis les obstacles. Elle sautait par-dessus ceux qui ne pouvaient pas être évités. Ellecontraignit son corps à maintenir ce rythme jusqu’à ceque la brûlure de ses muscles devienne insupportable.Les allées défilaient tout comme les minutes. Le pointde rupture approchait. Elle accéléra encore et gravit lesmarches menant à la pyramide.

Au sommet, elle bascula violemment son buste enavant. Les mains sur les genoux, la tête baissée, elleattendit une trentaine de secondes en apnée puis sereleva si rapidement que l’afflux brutal de sang etd’oxygène provoqua un étourdissement. Malgré unevision brouillée, elle aperçut au-dessus des arbres duCAPA, le seul signe extérieur qui la rattachait au restede la ville. Le chevalement noir planait sur elle commeil écrasait l’âme de tous ceux qui le contemplaient.

Ne pas se laisser piéger ici plus longtemps. Trouverune issue ! Il fallait trouver une porte de secours coûteque coûte, avant d’en crever.

Page 18: EXTRAIT du roman « L'Impasse » d'Estelle Tharreau

5

Florence Gaudy entendit ce bruit de moteur si familier.Elle se leva de son confortable siège pour observer leparking depuis la fenêtre de son bureau. L’air sombre,Pascal Pelissier sortait de son véhicule. Elle connaissaitpar cœur les expressions de son visage, les moindresvariations de son intonation, la moindre signification deses gestes. Elle savait traduire chaque détail que trahis-sait le corps frêle de son patron.

Dix ans à ses côtés, dans l’usine au sein de laquelleelle avait gravi tous les échelons jusqu’à occuper leposte de secrétaire de direction, lui avaient permis dedéchiffrer et de voir évoluer cet homme. Le fils demineur de fond avait racheté une partie des bureauxadministratifs des anciennes Houillères. Il avait réha-bilité le bâtiment et avait fait sortir de terre des usinesflambant neuves. Désormais, des millions de pièces pourl’électroménager s’exportaient chaque année hors deces murs, et des centaines de salariés, dont bon nombred’anciens mineurs, avaient la chance d’y travailler. Dansun bassin économique sinistré, Cooktech était devenule principal pourvoyeur d’emplois de la région. Cetteréussite financière et ce passé si intimement lié à Chanzyet à la mine avaient ouvert des perspectives politiquesà Pascal Pelissier. Florence savait que cette entreprisen’était qu’une étape, une rampe de lancement vers unpouvoir plus grand. Ce petit rouquin à l’air inoffensifn’en était pas moins un homme insatiable. Il n’aimaitl’argent que pour le pouvoir qu’il lui procurait. Il aimaitbien plus posséder les personnes que les biens matériels.

17

Page 19: EXTRAIT du roman « L'Impasse » d'Estelle Tharreau

Florence voyait dans le pas plus rapide, les gestesplus secs et le regard plus perçant de son patron qu’unimportant problème se dressait face à lui. Plus ce pro-blème serait grave, plus elle s’imposerait à ses côtéspour l’aider à soulager son fardeau et son esprit. Elleconnaissait ce type d’homme. Fille de mineur elle aussi,elle n’avait cependant pas vécu la même histoire quePascal.

La famille Gaudy avait essuyé le drame de l’alcoo-lisme, de l’endettement et de la violence. Cadette d’unefratrie de neuf enfants, elle s’était élevée seule. Elleavait rapidement appris à maîtriser les situations de ten-sion lorsque sa mère reprenait un verre après avoir faitl’inventaire de son porte-monnaie, lorsque ses frèresrentraient complètement ivres entre deux policiers, etlorsque son père, abruti de travail, finissait les bouteillesqui ne l’étaient pas encore quand il retrouvait une mai-son transformée en taudis, une table vide à l’exceptiondes lettres de renvoi de ses enfants. Elle avait trouvétrès vite les moyens d’atténuer les injures et les coupsde ses proches en se rendant utile et plaisante. Ellepréparait un semblant de dîner avec ce qu’il restait, elleappelait les employeurs pour excuser ses frères lorsquec’était encore possible, elle attendrissait les policierscompatissants. Elle savait aussi quand le point de rup-ture était atteint et qu’il fallait prendre le large, se terreren attendant la fin de la tempête. Elle était même par-venue à supporter les gestes déplacés de ses frèreslorsque l’adolescence lui offrit d’autres attraits.

Elle n’avait pas fait d’études, elle n’était pas douéed’une intelligence particulière, mais de cette boue, elleavait tant appris sur les hommes et les situations ambi-guës. Elle ne les appréhendait plus. Elle était devenuecomme un chien flairant les miasmes de la bassesse.

18

Page 20: EXTRAIT du roman « L'Impasse » d'Estelle Tharreau

Elle soufflait le chaud, le froid et le stupre pour entirer avantage désormais. Depuis plusieurs années, elleanticipait les demandes de son patron, elle faisait bar-rage pour lui. Elle l’attirait. Elle le savait. Il ne man-quait qu’une occasion pour que la balance penche en safaveur. Le moment approchait ! Elle le flairait depuisplusieurs mois. Elle sourit en coin : son heure allaitvenir… vite.

Pascal entra dans le bureau de sa secrétaire attenantau sien. La vue des courts cheveux bruns, de la lignedes seins plongeant dans le col en V et des cuissesvoluptueuses le placèrent un instant dans cette déstabi-lisante impression de frustration, mélange empoisonnéde pulsion sexuelle bestiale et d’abstinence raisonnée.Pascal vit dans les yeux sombres de Florence qu’ellepercevait ses ennuis. Elle l’épaulerait mieux quequiconque. Mais elle serait aussi plus présente, pluspressante.

« Bonjour, Florence ! s’empressa-t-il de lancer. Annu-lez tous mes rendez-vous jusqu’à midi et ne me passezaucun appel. »

Florence acquiesça avant que son patron ne s’engouf-fre dans son bureau et ne referme la porte. Sa mère ousa femme ? Il s’agissait de cela ! La vieille folle ou ladépressive ou les deux à la fois. La politique se jetait àcorps perdu dans l’aire de la communication. Ces deuxfemmes instables et imprévisibles pouvaient menacerle nouvel avenir de son patron. L’occasion était tropbelle ! Il fallait attendre. Ça ne serait plus très longdésormais.

Page 21: EXTRAIT du roman « L'Impasse » d'Estelle Tharreau

6

« Tu ne réponds pas ? » demanda la mère de Davidd’un ton sec et autoritaire.

Le téléphone continua de vibrer sur la table en for-mica en s’agitant tel un cafard sur le dos. Gêné, Davidfixait l’appareil sans faire taire la sonnerie pour autant.Il ne pouvait pas se permettre de décrocher. Mais, enaucun cas, il ne devait rejeter l’appel qui, pour sa mère,constituait une réminiscence de dégoût mêlé de honte.

Martine Bertal continuait à scruter son fils d’un airréprobateur. Elle l’acculait ainsi à subir les foudres desa condamnation s’il choisissait de répondre ou à pren-dre ses distances avec l’objet de leur désaccord s’il neprenait pas la communication. Mais David ne bougeaitpas. Il laissa s’épuiser la sonnerie et pérenniser cettesituation inconfortable qui lui collait à la peau commeun vêtement poisseux et malodorant.

Il avait regagné sa ville natale de Chanzy aprèsl’avoir quittée dix ans plus tôt pour rejoindre les rangsde la police. Il avait travaillé dur. Il avait commencé àconstruire une autre vie pensant que son bonheur étaitailleurs, loin de l’univers étriqué de ce bassin minieren plein déclin. Sa mère en partant lui avait prédit qu’ilreviendrait un jour comme tous ceux qui n’avaient pasrompu les ponts définitivement ; ceux qui ne revenaientque pour les enterrements. En proie au doute et àl’épuisement, il était venu passer quelques jours devacances. Les lieux de son enfance, ses anciens amis,l’évocation de cette période heureuse, cette douceurde vivre avaient éveillé en lui l’envie de revenir pour

20

Page 22: EXTRAIT du roman « L'Impasse » d'Estelle Tharreau

oublier ses échecs et les dégâts de la déshumanisationdont il était spectateur chaque jour à Paris. Il avaitdonné sa démission dès que ses amis du commissariatde Chanzy l’avaient averti qu’un poste se libérait. Puisil avait été muté. Il y avait bientôt six mois.

Malheureusement, les images de vacances ne sontjamais les reflets fidèles de la réalité des lieux et deshabitants. Il s’était imaginé reprendre sa vie à Chanzylà où il l’avait laissée dix ans auparavant. Mais toutavait changé. Lui non plus n’échappait pas à la règle.Son passé le rattrapait et il se sentait piégé dans ceparadis perdu.

Le téléphone retentit à nouveau. Cela pouvait êtreurgent. Il devait partir et répondre. En voyant David selever, Martine comprit que son fils lui échappait enchoisissant son camp.

« Je ne reviendrai pas sur ma décision ! s’exclama-t-elle sèchement. Imagine ce que penseraient les gens sielle venait ici ! Tu devrais peut-être repartir. Si tu eshonnête avec toi-même, tu sais que tu n’as plus taplace à Chanzy ! »

Tandis qu’il se penchait pour l’embrasser, David eutun geste de recul. Il ne s’attendait pas à des propos sicrus de la part de sa propre mère. Ils se regardèrent unmoment en silence. Les yeux incrédules de David seperdaient dans les abîmes de froideur imprimés sur levisage de Martine. Il se détourna et sortit.

Une fois dehors, les phrases qu’elle avait prononcéesrésonnèrent longtemps dans sa tête jusqu’à lui faireoublier la sonnerie du téléphone qui se tut une nou-velle fois. Il fallait une échappatoire ! Peut-être fuirrapidement cet endroit où personne ne l’avait attenduet où personne ne voulait plus de lui.

Page 23: EXTRAIT du roman « L'Impasse » d'Estelle Tharreau

7

Pascal n’eut pas le temps de se calmer ; son télé-phone affichait le nom du sénateur Soilon. Il inspiralentement avant de décrocher.

« Monsieur le sénateur ! entama-t-il avec déférence.– Bonjour, monsieur le futur député-maire ! répondit

la voix joviale.– Croisons les doigts ! La route est encore longue !– Pas aussi longue que vous le croyiez, mon cher

ami ! objecta Soilon. Notre réseau, nos conseils et nosmoyens vous sont entièrement acquis. Le parti n’a pasmisé sur vous au hasard. Nous serons vite fixés ! Votrebaptême du feu approche avec l’inauguration du muséede la Mine ! En tant que sénateur, j’insisterai sur votreimportante donation pour la réalisation de ce projet etsur votre générosité en termes d’emploi dans la région.Concernant votre passé et vos attaches familiales danscette ville, je vous laisse le soin de peaufiner un beaudiscours plein de sensiblerie.

– Je le prépare activement !– À propos de préparation, je voulais m’assurer que

votre charmante épouse ainsi que votre mère serontprésentes. »

Pascal se mordit les lèvres et marqua un temps d’arrêtdans la conversation.

« Un problème, Pascal ? fit la voix sur un ton plusinquisiteur et moins affable.

– Non ! Non ! Aucun.– S’il y a un problème, réglez-le avant la semaine

prochaine ! Nous comptons sur vous ! À samedi ! »

22

Page 24: EXTRAIT du roman « L'Impasse » d'Estelle Tharreau

Soilon raccrocha sans autre forme d’au revoir. Lemessage était clair. Il devenait tout aussi clair que lasituation ne pouvait plus durer et attendre la fin du ser-vice de Nicolas. Il fallait le décider à agir aujourd’huiavant qu’il ne reprenne son train ou le mettre définiti-vement hors-jeu et trouver une autre solution.

Il emprisonna sa tête dans ses mains. Comme sortied’un mauvais rêve lui revint l’image de sa mère perdue,accroupie devant une tombe, le père Jean veillant à sescôtés.

Page 25: EXTRAIT du roman « L'Impasse » d'Estelle Tharreau

8

Torse nu, Nicolas venait de terminer la taille de lahaie quand il regarda sa montre. Il devait se dépêcherde désherber les bordures. Bruno comptait le récupérerà midi pour se rendre au Lac de la Borme et son maté-riel de pêche n’était pas prêt. Alors qu’il allumait unecigarette, il vit Caroline rentrer du CAPA et fuir jusquechez elle, probablement dans son atelier.

« Quelle famille de tarés eux aussi ! pensa-t-il touthaut. Pire que le bavard ! »

Un bruit de portière le sortit de ses considérations surles Pelissier. Virginie démarra rapidement avant que lesilence ne se fît à nouveau. En soupirant, il jeta sonmégot tout en priant que ses plans se déroulent commeprévu et qu’il puisse planter là tous ces abrutis.

Il venait à peine d’arracher un gros massif d’herbesépineuses quand Virginie réapparut avec Benjamin. Ilse dissimula un peu plus pour ne pas avoir à leur parler.Puis il plaça le casque de son baladeur sur ses oreilles.Les sons lourdement martelés du heavy métal trahis-saient son ouïe. Des pas semblaient se perdre sur le gra-vier. Il se releva en ôtant son casque quelques instantset s’écarta de la haie. Mais il était bel et bien seul. Ilregarda sa montre une nouvelle fois. Les minutes fi-laient. Il remonta le volume sonore et s’agenouilla versune autre touffe de mauvaises herbes.

Il lui semblait entendre différents bruits à proximité,mais il n’avait plus le temps de s’attarder et d’assisterau ballet de tous les dégénérés habitant cette cour. Ils’acharna sur le chiendent aux racines profondes quin’en finissait pas de s’étaler sous ses yeux.

24

Page 26: EXTRAIT du roman « L'Impasse » d'Estelle Tharreau

Soudain, Nicolas redressa le buste, sentant une pré-sence dans son dos.

Page 27: EXTRAIT du roman « L'Impasse » d'Estelle Tharreau

Taurnada Éditions

www.taurnada.fr