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Le refuge des hommes extrait long +

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Le refuge des hommes

Écrit

par

Stéphane de Saint-Aubain

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TABLES DES MATIÈRES

— Introduction page : 3

Chapitre 1er

— Trompe la mort page : 8

Chapitre 2ème

— Le patriarche page : 22

Chapitre 3ème

— L’hallucination page : 40

Chapitre 4ème

— Amnésie sélective page : 66

Chapitre 5ème

— La réquisition page : 82

Chapitre 6ème

— Oh my god page : 100

Chapitre 7ème

— L’hymne à la vie page : 117

Chapitre 8ème

— Les naufragés page : 129

Chapitre 9ème

— Le plan page : 152

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Introduction :

S’il y a bien un lieu où l’homme est encore à ses yeux l’égal de lui-même, il s’agit probablement bien de l’hôpital. Un lieu de neutralité, un havre, où la moralité est bienfaitrice et la même pour l’ensemble, et n’a aucun a priori en ce qui concerne les distinctions de genre. L’éthique s’élève gracieusement dans le cœur de ses hommes et de ses femmes qui veillent dans une bienveillance absolue à la bonne mise en pratique des traitements et des rémissions à travers le respect des individus, où l’égalité, la liberté et la fraternité possèdent encore un sens collectif.

Connus de tous et pour tous, aujourd’hui nous pourrions l’appeler l’île des naufragés. Un havre sécurisant mêlant des individus de classes et de races sans distinction précise dans son ensemble, échouant dans un même but et un même endroit. Un mélange des genres pas toujours vraiment bien assorti d’ailleurs. Imaginairement, il peut s’apparenter à un poumon de substitution, permettant de prévenir de potentielles asphyxies en lien avec d’éventuels maux d’origines viscérales ou mentales des individus, en oxygénant le sang, l’élément de principe à toute vie. L’humanité se côtoie à travers de multiples états de maladies et pathologies engendrées par la fatuité

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du destin. Celles-ci se distinguent de par leur caractère de gravités, insidieuses et sournoises, et sous diverses formes d’évolution.

Un petit point nécessaire sur l’évolution historique de l’hôpital s’impose quant à son origine et à ses missions. Machine opérationnelle à soigner conçue de l’homme pour l’homme, son nom premier était l’hospice, ayant pour vocation d’accueillir les plus infortunés de la nasse à savoir les malades, les vieux, les vagabonds, les fous, une boîte de Pandore en somme, un fourre-tout géant peu enviable, destiné à contenir tous les éléments indésirables et perturbateurs aux yeux d’une société. À l’origine, la pratique médicale n’y avait pas lieu. Dès lors que l’on recentra la maladie sur sa thérapeutique, le regard de nos concitoyens se fit un peu plus compatissant, et devint un peu plus complaisant de l’intérêt général. S’humanisant, et s’ouvrant peu à peu, l’hôpital se fondit dans le paysage communautaire et suscita immédiatement l’intérêt général, s’élevant par la même occasion au rang d’institution, se voulant de cette notion dite de service public. Implacablement, l’hôpital s’imposait à nous dans l’extrémité de nos vies. De nos jours, véritable fourmilière, médecins et personnels soignants s’unissent et collaborent pour le bien commun et dans l’intérêt de tous, donnant une véritable dimension sociale aux missions qui lui incombent, et dans ses engagements. Cependant, à l’heure actuelle, la situation dans laquelle ces personnels évoluent tend à « clientéliser » la « patientèle », car le système a fait le choix de la rentabilité au détriment du patient. Des études socio-économiques fiables ont été mises à jour sur ce sujet et mettent largement en avant ces dérives, détectées et analysées au plus juste dans un prisme macro-économique par des analystes de renom. En effet, la difficulté vient de là : comment prendre en charge correctement un « client » ordinaire, et dans des conditions optimales, quand, à l’heure des

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grandes et nombreuses restrictions budgétaires comme l’on nomme cela, qui paralysent « in vitro » ce système de soin, l’humain n’est plus au cœur des véritables préoccupations de la mission de soin du système de santé ? Pourtant, croyez-moi, nous avons tous réellement la foi ! Et nous croyons réellement et fermement en nos missions, nous savons quelle chance nous avons de vivre dans ce pays, fondé sur tant de valeurs humaines, que les pères de la république ont si vaillamment défendu et préservé, pour qu’il conserve ses lettres de noblesse dans les siècles à venir, et comme nous le voyons aujourd’hui. Mais malheureusement, comment voulez-vous que nous puissions travailler sereinement dans de telles conditions ? La compassion pour ses semblables est nécessaire, certes, mais là n’est pas tout. La tarification à l’activité en est bel et bien son exemple, une grande imposture. Cette mesure, qui consiste à diminuer les dotations financières tout en équilibrant les ressources économiques d’un établissement de soins, est une belle hérésie. Un jour, quelle ne fut ma stupéfaction, d’entendre au hasard d’une conversation, un individu, qui me sembla être le gestionnaire, pardonnez-moi ce lapsus, je reformule, le directeur du centre hospitalier, employant les termes d’« efficience proactive ». Ces termes agressent comme une entrave malveillante, nos petits tympans respectifs, prononcés dans l’un des nombreux couloirs de longueurs interminables que compte l’établissement. Parlons-en de ces portes, elles s’ouvrent aléatoirement et se referment en cadence irrégulières, provoquant des déplacements d’air propices à vous donner la maladie. Certains jours, nous pouvons y distinguer des silhouettes singulières et irrégulières se fondre dans la pénombre angoissante, et où la plupart de nos concitoyens étrangers à ces lieux détestent s’aventurer. Cette formule de management, à la tonalité corrosive, blasphématoire à la mode et au service de la technocratie avait été formulée dans ces lieux saints, accentuée dans son intensité par l’effet caisse de

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résonance de ces grands volumes structuraux. Ce qui veut dire, d’un point de vue général, dans la traduction de l’interprétation au sens commun, que le personnel n’est plus qu’une variable d’ajustement, évoluant dans une logique comptable d’un plan de retour à l’équilibre des budgets hospitaliers, ordonné par les Agences Régionales de Santé, missionné par le ministère de la santé lui-même. — « d’ici, je vous entends déjà dire : »

— « c’est du réchauffé ce qu’il nous raconte, épargne-nous tes poncifs s’il te plaît ! »

— « non, hors de question, ceci est la réalité, et moi je baigne là-dedans, je macère au quotidien dans cette marinade aigrelette, de la même manière qu’un petit oignon à demi émergé, composant facultatif de cette garniture aromatique, prête à déborder de son plat par l’imprégnation de tous les aliments gonflés de jus. J’espère que la comparative culinaire de cette image vous parle ? Peut-être ? Je peux continuer maintenant ! Merci de votre compréhension, je vous demande de ne pas m’en tenir rigueur ». Autant dire que les valeurs de l’institution en avaient pris un sérieux coup depuis la mise en place de la tarification à l’activité en deux mille sept, dans le cadre de la réforme du plan-hôpital de la même année. Inutile de préciser, tant que nous y sommes, que les objectifs premiers ne sont plus en rapport ni avec les engagements moraux, ni avec les pactes officiels, et ne reflètent plus le visage bienveillant d’une société protectrice de ses valeurs, et ne reposent plus sur les grands principes fondateurs d’autrefois. Notre fierté nationale, chère à nos petits cœurs, l’hôpital, n’est plus que l’ombre de lui-même, autrefois fleuron et icône de notre pacte social. Il s’est enfoncé progressivement ces dernières années dans une crise profonde, pour ne pas avoir vu les nouveaux changements s’opérer et n’avoir pas su anticiper l’évolution des besoins, par le concept d’hôpital-entreprise visant à donner avant

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tout ce pouvoir au management administratif, aux dépens du pouvoir médical, ce qui n’avait pas de sens. Le pouvoir en place s’était borné à chercher ailleurs, paradoxalement, sans aucune réflexion prospective sur les modèles hospitaliers adaptés à notre époque, l’état avait lancé dans les années deux milles, un vaste investissement, dans deux plans de restructuration du système de santé, de l’ordre de dix milliards d’euros, qui n’avait absolument rien rapporté. La suite est à méditer, je vous laisse libre de vos pensées et de vos réflexions. Avant tout, n’y voyez pas ici un manifeste exhaustif vindicatif d’un quelconque appel à exécrer une instance étatique. Je me permettrais, si vous le voulez bien d’être le simple rapporteur éclairé de l’un des nombreux services de l’hôpital ou j’officie moi-même dans la fonction d’aide-soignant, dans un service d’urgence, entendez par là, le collaborateur de l’infirmier sur le front des opérations de gravité. Je ne reviendrai pas sur l’état de santé du système, je pense avoir été suffisamment explicite, et ce qui dans l’idée, n’est pas du tout l’objectif de ce récit. Je souhaiterais avec vous, si vous le voulez bien, vous faire partager, et vous rendre compte de quelques scènes de vécu, rencontrées dans d’autres situations ; et parfois dans d’autres services de soins, auxquelles j’ai été confronté lors de ma carrière hospitalière. Pour ce faire, je vais organiser mon récit sous forme de petites saynètes de situations les plus communes, malheureuses pour certaines et cocasses pour les autres, rencontrées sur le terrain, composé de portraits d’hommes et de femmes dont par souci de discrétion, et surtout par respect du secret médical nous changerons volontairement les identités et les noms de naissance. Comme beaucoup ici sur cette terre bien basse, victimes de la fatalité, de l’infortune, et des aléas de la destinée. Portraits brossés par l’humble serviteur que je suis, et vous ferait l’inventaire de celles-ci. N’y voyez pas là une certaine forme de complaisance de ma part, ni même une forme de jugement de valeur, même si le contraire effectivement

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s’impose quand même à votre bonne lecture. Je ne puis retenir mes sentiments sur certaines injustices, c’est hors de mes forces. Oui, je vous l’accorde mes prises de position n’ont pas forcément d’intérêt à venir parasiter certains paragraphes dans le texte, je m’en excuse honorablement et modestement par avance, mais, comme dit l’adage populaire : « La vraie nature de l’homme revient au galop ». Voyez-y au contraire le compte rendu objectif de la réalité, d’un homme simple et sans prétention, installé aux premières loges de « l’humanitude », à travers ses croyances et ses doutes. La comédie humaine est à Balzac, de ce que ce récit est aux patients. Moi et mes paires avons pris la singulière habitude d’appeler ce service très particulier, « la Cour des Miracles », car il faut cependant distinguer les urgences absolues, bien moins nombreuses heureusement, des relatives. Les faits de ces scénarios, se rapportent tous quels qu’ils soient à la détresse sous toutes ses formes, avec des situations parfois théâtrales et burlesques, à la limite du grotesque. Ni plus ni moins que la réflexion maculée et parfois au contraire splendide de la nature existentielle de cette société dans laquelle nous évoluons et somme amenée à devenir.

CHAPITRE 1er Trompe la mort

Les grandes portes vitrées grincèrent, comme d’habitude, ce bruit strident tiré des profondeurs lointain d’un mécanisme enrayé, nous rappelait la possibilité de faire face à une situation dramatique, à laquelle la vie pouvait jouer parfois de vilains et mauvais tours, et plus particulièrement à celle ou celui qui lui tournait le dos. Dans ce grand sas démesuré, doté de ses deux grands rideaux de ferraille

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mécanisés, ouvert aux quatre vents, les courants d’air étaient légion, parfois même saisissants de par la nature de l’évènement. L’ambulance rouge ou blanche selon ce que la malchance déciderait et voudrait y faire entrer à l’intérieur, en fonction de son bon vouloir, s’avançait énergiquement et libérait son chargement d’hommes et de femmes en souffrance dans ce vaste monde qui pouvait s’avérer être impitoyable. Cette grande loterie contingente ne faisait aucun discernement parmi ses occupants ; accompagnés dans ce cortège de souffrance, par des héros, ces secouristes valeureux, altruistes et philanthropes œuvrant pour le bien de leurs semblables. Leur vocation professionnelle et la passion de leur métier étaient les maîtres mots de leur dévouement, ce qui était tout à leur honneur. Car leurs missions indispensables étaient aussi à la hauteur de leurs promesses et de leurs engagements de servitude pour leurs prochains. Je vous parle ici des différents intervenants de la chaîne de soin ; hétérogène elle l’est indiscutablement, au nom de ses différents éléments constituants : les pompiers, les ambulanciers, les forces de l’ordre. Des humanistes en puissance, convaincus au service de la collectivité. Mais passons les éloges, car mal employé, ils dépassent la définition de leur sens premier.

Des lumières célestes de forte intensité apprivoisées par des capteurs dans le sas éclairaient instantanément l’espace, le rideau s’ouvrait ; qui s’avérait être une porte coulissante automatisée. Elle donnait un accès direct dans la salle d’accueil des urgences vitales, où tout ce petit monde abandonné par la chance se confondait dans l’instant. Cette nouvelle intrigue affligeante mettait en lumière la nature de la problématique à venir. Voici notre homme, un sexagénaire de petite taille et trapu de ses imposantes épaules ; tout recroquevillé sur lui-même, emmitouflée dans un épais duvet bleu garni de matières isolantes. Ce corps, malmené par l’ingratitude de la fatalité, était

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supporté tant bien que mal par un brancard à la fois fonctionnel et désuet, en apparence d’un autre temps. L’expression de son visage fin et sec laissait deviner, un penchant addictif aux élixirs corrosifs de tous genres. Sur son large et proéminent front, des sillons écartés et tiraillés mettaient en évidence de vieilles rides profondes semblables à des vagues successives en perpétuel mouvement en face des ressacs opposants. Quelques mèches de cheveux de couleur blanches et clairsemées bataillaient dans cet espace désertique et anarchique, elles s’accrochaient obstinément à son cuir chevelu. Le regard vague et à la fois éteint se confondait dans des mirettes allongées, bleu claire, presque opaques et fixait le vide dans une indifférence absolue. Celui-ci, amputé de l’acuité de l’un de ses sens premier évoluait sans intention précise. Hors du temps, sans réelle conscience de l’environnement dans lequel la perception sensorielle ouvre la voie à ce guide essentiel vous menant aux embranchements des chemins de ce monde. Sur sa large mâchoire carrée en forme d’étau poussait une barbichette, qui ne devait pas excéder deux jours. Son gros nez hypertrophié, déformé et renfrogné sur lequel étaient visibles des petits vaisseaux sanguinolents et bleuissants, qui serpentaient sur cette grosse truffe au milieu de cette face ravagée par les abus. Le reste du portrait formait un contraste saisissant avec sa moustache à l’anglaise coupée au cordeau, linéaire et jaunie par le tabagisme. Les excès et le poids des années avaient parachevé de sculpter ce faciès peu enviable. Je connaissais par avance le motif de sa venue, par raisonnement empirique, l’expérience des évènements passée, affûte nos sens et nos capacités d’analyses. La prise en charge immédiate dans ma fonction consiste dans un premier temps à évaluer la nature de l’urgence sous l’autorité de l’infirmier et de mesurer les différentes constantes physiologiques humaines, sorte de bilan à intégrer en première intention à un examen médical d’ensemble. Cela consiste à mesurer les différents paramètres vitaux

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que sont la tension artérielle, la fréquence respiratoire, le pouls, la saturation en oxygène du sang, la température et plus subjectivement mesurée, une douleur éventuelle. S’ajoutent à cela divers examens un peu plus techniques permettant de déterminer d’autres caractéristiques physiologiques. Les données étant reportées dans leur dossier respectif, l’orientation dans le circuit se précise. Je m’affaire dans un deuxième temps à améliorer le confort de proximité du patient et à lui faciliter aisément l’accès à son environnement immédiat. Et éventuellement dans la position qui est la sienne, si les circonstances l’exigent, de mettre en œuvre des soins de nursing et du matériel d’élimination (bassins, urinaux) pour le soustraire à davantage de contraintes. Voilà pour l’essentiel de mes attributions, conditionnées par un diplôme d’état, délivré à l’issue d’une formation s’étirant sur une dizaine de mois. Le patient était installé, l’équipe paramédicale mobile repartait à d’autres obligations, la routine façonnait son œuvre. Cet homme-là n’avait pas fière allure en arrivant, cependant il avait l’attitude d’un homme résigné, ou bien peut-être, tout bien considéré, habitué à l’environnement dans lequel sa condition ne pouvait pas lui permettre qu’il en soit autrement. De son temps, au regard de cette situation sordide, Camus en aurait fait son affaire avec son lot d’absurdités ; car il y avait matière à développer. Ses vêtements ; il serait plutôt juste de signifier, ces bouillons de culture alimentaires et bactériologiques malodorants, imprégnés aux tissus de mauvaise qualité témoignaient misérablement de la grande détresse de ce que pouvait être sa vie. Dans ce vide intérieur, il semblait que son esprit avait déjà pris possession du lieu le plus naturellement du monde. Les premiers mots qui sortirent de sa bouche ne me semblèrent pas intelligibles et être encore moins en adéquation avec leur signification. Une saturation en oxygène prise instantanément, le constat d’une peau cyanosée, m’indiqua sur l’instant une faible et mauvaise oxygénation

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sanguine. En approchant mon visage au plus près de la victime, stupéfaite d’incompréhension, et de manière à saisir l’origine de ces sons incompréhensibles, ou devrais-je dire plus précisément de ces râles à la limite de l’audible, je perçus le souffle de sa bouche humide, dans laquelle s’ajoutait à l’agression de mon odorat, des remontées d’exhalaisons pestilentielles, s’extirpant des profondeurs et des méandres de son corps. En observant plus attentivement, l’aspect et le contenu de cette bouche ouverte puante, ou des déchets alimentaires putréfiés s’étaient logés confortablement entre de larges espaces interdentaires, je distinguai nettement une forme indéfinissable coincée au fond de sa gorge. Dans ce charnier buccal à ciel ouvert, parsemé des restes de ce que fut l’un de ses derniers repas d’ivrogne, il s’agissait d’extraire probablement un corps étranger, que j’allais devoir expulser sans ménagement. Je m’y employai dans la seconde et ni une ni deux, juste à peine le temps de le dire, simultanément, je saisis notre homme par la taille, et j’entrepris immédiatement de mettre en œuvre la méthode de « Heimlich », méthode qui consiste à désobstruer les voies aériennes. Pour ce faire, j’assis le patient sur son séant, penchai le buste légèrement sur l’avant ; il se trouvait à la limite du malaise. Ses yeux congestionnés de sang, s’évanouissaient progressivement dans le néant, ses lourdes paupières semblaient à la peine de résister longtemps à cette oppression physiologique ; martyrisées par un organe asphyxié par le manque d’oxygène. Malgré les compressions sternales vigoureuses dispensées à intervalles réguliers, le résultat obtenu resta décevant et improductif. Je m’égosillai à tout-va, à crier et à chercher de la rescousse autour de moi, avec ce corps ballant, telle une marionnette inanimée, jetée par son ventriloque. Ce type, ce parfait inconnu, dont le dernier râle me serait possiblement destiné, se faisait pesant et flaccide dans mes bras, tel un poids mort. Il n’y avait décidément personne dans les parages, le désarroi que je

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ressentais par le constat de l’impuissance de mon entreprise, cédait la place à de la rage de résignation. J’avais tant espéré dans ce grand moment de solitude et soumis au bon vouloir de Dieu, à ce qu’une âme en perdition de passage entende mes appels à l’aide. Du fond de cette infinité temporelle, plus rien ne semblait aller dans le sens de mes espérances. Tout en essayant d’arracher la bête à ses entrailles, je m’obstinai à croire que Dieu resterait sourd à mes complaintes. À ce moment précis, je constatai l’inertie du corps amorphe que je serrais contre moi, et finissait de constater amèrement la vie s’y évanouir inexorablement. Dans le désespoir, et en dernier recours, j’allongeai le mourant sur le dos tant bien que mal et tentai un massage cardiaque, mais en vain lui aussi. Le temps semblait s’être figé et restait indifférent aux affaires humaines. Au milieu de ce chaos sans nom, des visages hébétés et totalement insensibles de vieilles personnes paralytiques et éreintées par les maladies dégénératives observaient ce spectacle laborieusement sans émergence ou sursaut de lucidité. Ces vieilleries impotentes étaient plus occupées, à refaire les mêmes gestes à l’infini, sans vraiment comprendre l’intérêt de la chose qui me concernait. Décidément, Dieu s’obstinait à ne pas reconnaître ses semblables parfois. J’étais toujours le seul comédien sous les projecteurs, sans les textes et les répliques, plantées là sur la scène ; égal au personnage central de cette pièce sans scénario. Parachuté bien malgré lui dans cet esclandre, à la vue d’une foule froide et inexpressive, qui semblait bien plus captivée à observer une autre comédie vivante et moins ennuyeuse, devant se jouer dans un autre espace-temps de l’irréalité. Sans ressources, abasourdi par la situation, un sentiment de désarroi montait dans ma chair, ça en devenait viscéral, j’étais littéralement agressé dans mon être, car j’étais pris au dépourvu. Cette représentation était inattendue, elle n’avait fait l’objet d’aucune réclame de publicité, elle semblait juste avoir été écrite pour moi et cet être entre la vie et la mort, mais ne

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pouvait pas se produire, pas ici. La providence n’avait pas dit son dernier mot. Dans ce naufrage cauchemardesque, contre toute attente Dieu dans toute sa grandeur miséricordieuse et l’amour qu’il manifestait à l’égard de ses prochains avait décidé de contrarier ses desseins, d’avoir pitié d’un être en faiblesse et de secourir l’un de ses rejetons en perdition dans son malheur. C’était dans ses prérogatives, ses voies sont impénétrables, était-il dit, dans la grande voute céleste.

Par miracle, une équipe du Service médical d’Urgence et de Réanimation rentrait d’intervention sous la pluie battante du dehors. Ce concours de circonstances, si s’en était un, était écrit là-haut dans les grands rouleaux universels, comme le dirait Jacques le fataliste à son maître. Pour ma part, l’arrivée de l’équipe était une bénédiction, je passai donc naturellement « la main », expression du milieu, permettant de se soustraire à une difficulté particulière, pouvant être résolue par un ou des tiers, avec des moyens plus efficaces à mettre en œuvre. En effet, le simple fait d’y consentir, beaucoup par la force des choses d’ailleurs, fut salvateur pour notre patient que l’état actuel de la chose avait voulu voir mort et enterré. Tout ceci m’avait paru durer une éternité, alors que finalement les évènements s’étaient écoulés dans un laps de temps relativement court et n’avaient pas excédé dix minutes. Ils avaient déjoué les plans funestes de la prophétie, là était l’essentiel. Les jours futurs, j’allai m’enquérir de l’état de santé de notre revenant, ce trompe-la-mort, dans le service de médecine générale. En ouvrant la porte, à la place dans son lit, je trouvai un homme alerte, tout sourire ; il me considéra étrangement et était dans l’expectative de cette visite de courtoisie soudaine et inattendue. Il était différent et, étonnamment, il ne ressemblait plus guerre à ce mourant que je me représentais, et dont j’avais gardé les vagues réminiscences dans les profondeurs de ma mémoire. Il était désormais plus vivant que jamais, se tenant là devant moi, dans la

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même configuration qui aurait été la sienne dans un autre contexte. J’avais sur l’instant la nette sensation d’être trahi par l’exacerbation de mes sens. Je me présentai, et lui fis le récit exact et dramatique de l’évènement dont il avait été la malheureuse victime. Dans ce drame, égal à l’urgence quotidienne, mais supérieure par la gravité extrême que prenait la tournure, j’en avais oublié son nom. Il amena la conversation sans a priori, et me fit assoir sur son lit. Il semblait me considérer avec beaucoup d’empathie, et me narra son autobiographie avec l’empressement d’un type prompt à la communication, dont la fin de l’histoire elle, restait à écrire par son auteur. Il s’appelait Monsieur Alphonse, il était né un jour de printemps dans le quart nord-ouest des quartiers lyonnais, fils de Monsieur, qui était comptable de son état, et de Madame, Docteure en pharmacie. Ils travaillaient honorablement tous deux dans la proximité géographique l’un de l’autre, voisins professionnels en somme, dans les riches artères de l’hyper centre de la vieille ville, proche de la rue des antiquaires et de la préfecture. Ce couple au caractère accommodant, et admirablement bien assorti œuvrait au cœur des grands immeubles pluri centenaires du style des grands volumes haussmannien. Il vécut sa jeunesse avec son frère et ses deux sœurs dans le confort et le calme d’un quartier simple, mais sans histoires avec les habitants et voisins du même acabit. Ils fréquentèrent communément l’école du groupe scolaire, qui portait le même nom que le quartier, jusqu’à la fin du cycle primaire. Monsieur Alphonse étudia au lycée collège de Notre-Dame de Sion de Lyon ; il y fit de bonnes études, qui lui ouvrirent la voie de l’école centrale lyonnaise pour l’industrie et le commerce. Il devint ingénieur de conception de châssis de véhicules dans un grand groupe français, dont nous ne ferons pas ici la promotion. Je m’attardais dans la discussion avec ce personnage très sympathique au demeurant, au lieu de quitter l’établissement, ma journée de travail s’étant achevée

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depuis environ une heure. Il revint sur ses années de bonheurs avec un petit sourire de nostalgie, et puéril de petit garçon. Il vénérait, la période des vacances scolaires : elle signifiait pour lui la promesse de distractions infinies, lors des départs à la neige à la saison hivernale, lorsqu’avec sa famille il quittait la ville pour rejoindre la villégiature de montagne. Effectivement, ses parents y possédaient un pied-à-terre, un chalet plus exactement, à Saint-Pierre de Chartreuse, dans le parc naturel régional de Chartreuse, auquel Stendhal lui-même en son temps donnait pour surnom « l’émeraude des Alpes ». Entre nous, il est vrai que les Alpes, dont le massif gigantesque et étendu est devenu emblématique parce qu’il abrite « le toit de l’Europe » le Mont-Blanc. Ces hauteurs topographiques de reliefs positifs regorgent de trésors que sont les splendides parcs naturels, des centaines de petits villages authentiques fleurissent dans les vallées au bord des lacs, les alpages, refuge de bouquetins, de chamois, et d’une grandiose faune protégée. Sa situation dans un jeu de collines, de coteaux et de petits plateaux à l’ouest de la partie montagneuse, et la présence de doux reliefs, propices au développement de l’agriculture, en faisait un village authentique, à distance duquel se trouvait la ville de Lyon, à une centaine de kilomètres plus au Nord-Ouest, et à environ à deux heures et demie de route dans le meilleur des cas, ce qui représentait déjà pour l’époque une sacrée bonne distance. Dans sa jeunesse, et dans l’émulation de nouveaux plaisirs, qui rompaient avec la monotonie du train routinier et aseptisé de la vie urbaine, il affectionnait ces longs et distrayants déplacements inoubliables assis confortablement sur les sièges de simili cuir rebondissant de la DS. L’auto était bondée nécessairement de toute part pour l’occasion, de malles bombées, et remplies à l’excès de diverses commodités pour la durée du séjour, véhicule que ses parents avaient acheté chez le nouveau concessionnaire de la zone marchande. L’acquisition fut faite unanimement plusieurs mois avant

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le départ, et spécialement pour assurer dans les meilleures conditions possibles ces longues migrations saisonnières. Par la fenêtre, lorsque ses frères cessaient le chahut et les gesticulations désordonnées, qui faisait tanguer la voiture d’un coup à droite et le suivant à gauche, ce qui s’expliquait par la hâte de se dégourdir un peu les membres, et trahissait aussi la lassitude des corps dans la position assise, son esprit vagabondait à travers la belle campagne iséroise et rhônalpine. Ces aventures, agrémentées de paysages pittoresques, propices aux vagabondages des pensées, amplifiaient l’exaltation des yeux écarquillés d’un petit homme à peine âgé de huit ans. Qu’elle ne fut pas son admiration, à la vue impressionnante d’immenses et hautes formes indéfinissables, qui semblaient toucher le ciel par leurs sommets, ainsi que par l’approche et la traversée des authentiques villages montagnards tout droit sortis de l’imagination de leurs rustres habitants. Il se laissait séduire par la réflexion sur la beauté des hôtes de ces lieux, dans la contemplation exquise des différents panoramas qui s’offraient bien volontiers à sa vue d’enfant, dans cet écrin rocheux, recelant de plaines et vallées. L’organisation solennelle et stricte, et quasi militaire que son père instaurait avec une attitude de donneur d’ordres et l’énergie d’un lion, qu’il mettait en œuvre pour atteindre l’objectif alpestre le fascinait. Si l’attitude de son paternel l’amusait, très paradoxalement cette mise en scène lui renvoyait aussi l’image assez vulgaire et traditionnelle d’une transhumance humaine saisonnière, comme un berger mène son troupeau dans les hautes vallées montagnardes. Dans ce cadre idyllique, de carte postale, la saison hivernale lui offrait un vaste espace de jeux, illimité et ludique. L’espace blanc était totalement incroyable, par la présence de neige abondante, propice à toutes les activités de glisse, ce qu’il affectionnait plus que tout, hormis le ski alpin un peu moins connu, qui en était à ses prémices. En revanche, le ski nordique connaissait déjà son apogée, relayé par l’intérêt général

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que les spectateurs passionnés de ces courses exprimaient et dont les médias locaux, à leur tour vantaient les exploits innombrables des meilleurs fondeurs de la discipline. À travers les forêts et les pâturages, des parcours jalonnés serpentaient dans les blanches plaines, où étaient proposés différents circuits de ski de fond, en fonction des différents niveaux des pratiquants. Quels moments de majesté et de grâce il avait ressentis lorsqu’il empruntait les chemins et les sentiers des pistes balisées à travers le domaine enneigé. Tous ces chemins de traverse, étaient bordés de sapinières alpestres, de forêts remarquables de Picéa et d’Abies, ces arbres de la plate-forme subalpine inférieure, au milieu desquels, il avait abordé les stations atypiques de l’étage montagnard. Skiant avec fierté dans le sillage des traces des skis de son frère ainé d’une dizaine d’années son aîné, et bien plus expérimenté que lui, duquel il avait espoir de surpasser un jour. Il délaissait le ski certains jours de la semaine pour la randonnée en raquettes dans les grands domaines vierges et enneigés, avec ses deux frères cette fois, dont l’entraînement était bien supérieur au sien. La difficulté physique ne lui permettait pas toujours de terminer les parcours sans l’aide des deux autres qui, à mi-course, se jaugeaient et entraient en compétition subitement sans crier gare, mais que lui pressentait, en ayant pris le soin d’observer les attitudes respectives de chacun. Ces deux autres s’appréciaient du coin l’œil, pour essayer de deviner qui lancerait l’attaque le premier. Et tambour battant, ils se mettaient à marcher avec furie, comme des dératés, laissant monter dans l’air glacé leur souffle chaud sur de longues portions qui lui paraissaient interminables. Ce petit jeu agaçant et propre à l’orgueil mesurable de ces deux devanciers lui avait valu de méchantes courbatures certains lendemains par l’effort intense et surhumain qu’il avait fallu déployer dans l’espoir de raccourcir un peu plus la distance entre eux. Que fallait-il ne pas faire pour ne pas paraître ridicule ! Mais par-dessus tout, quelle idée de se mettre en

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difficulté par excès de fierté. Les étés, l’escalade avec le club de grimpette des petits diables, dans un décor de forêt et de vallées où se dressaient les belles aiguilles de calcaire de l’Aiguillette Saint-Michel, entre le cirque de l’Aulp du Seuil et de la falaise du grand Manti, était l’activité de référence des touristes, et en particulier des enfants en villégiature d’été au village. Ils évoluaient encadrés par des moniteurs d’expérience, sécurisés avec du matériel adapté aux grimpeurs dans les hauteurs de la roche. Verticalisés sur les pans de murs rocheux aux parois abruptes du col de Marcieu, situé à Saint-Bernard de Touvet et dont l’altitude est estimée à mille cent mètres, dominant la vallée du Grésivaudan, au pied des falaises de Chartreuse. L’escalade absorbait la majeure partie des journées des vacances estivales de pratiquants. Ces journées étaient parfois entrecoupées de randonnées pédestres, pour lesquelles son père, en féru de la discipline, avait porté énormément d’intérêt à préparer scrupuleusement la marche et le jalonnement minutieux des itinéraires à l’avance. En général en début d’après-midi, après le déjeuner, chaussures de randonnée aux pieds, et sac à dos avec trousse de secours et différents préparatifs nécessaires à l’expédition du lendemain dans la musette, son père faisait en première intention le circuit aller et retour. Il réapparaissait seulement pour l’heure du diner en soirée, où il semblait, par l’intervention de ses réactions enjouées, visiblement ravi de son organisation. Le grand marcheur et randonneur chevronné qu’il était avait toujours une préférence pour l’une d’entre elles, ou dans la progression ; il fallait contourner le large et fameux col du Granier, qui relie les villages d’Entremont-le-vieux au sud, Apremont au nord, Chapareillan à l’est, et dominé par la majestueuse montagne qui porte le même nom. Vous entriez alors dans le massif des Préalpes qui vous offrait une mosaïque de paysages variés, composés de forêts, de torrents, de falaises, de vieux villages blottis dans le creux des clairières, des vallons, et enfin des

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alpages haut perchés. Mon père, lors de ses randonnées familiales, avait pour principe de s’adapter aux marcheurs les plus faibles et les moins endurants, de manière à ce que tous les participants puissent atteindre sans dommage et sans peine l’avènement suprême, le point ultime. Cette randonnée fut idéale par la nature de ses courbes de terrain, avec de faibles dénivelés et des panoramas exceptionnellement remarquables et diversifiés. Dans cet environnement préservé du tourisme de masse, nous pouvions remarquer la présence admirable de la flore particulière des hautes prairies alpines, en particulier les principales fleurs qu’il avait appris à identifier dans les cours de botanique dispensés par l’école, où au fur et à mesure de la progression, il avait distingué plusieurs variétés de sa connaissance : la Gentiane, les renoncules des glaciers, la grande Pimprenelle, la Campanule du Montcenis, l’Arnica, l’Androsace, la Benoîte rampante, et bien d’autres encore.

Les souvenirs des choses oui, mais pas que, sa mémoire olfactive aussi le ramenait à l’odeur des murs du chalet, fabriqués à partir de bois bruts d’essences locales, et la présence sur ceux-ci des petites traînées marrons clairs ; coulantes et collantes de sèves odorantes qui se figeaient parfois comme de la colle sur les lames. D’ailleurs ces écoulements de sève résinifères, il les apparentait aux bonbons Valda, à la matière de la gomme, aromatisée à la menthe et à l’eucalyptus, ressemblant à de petits rochers verts, sur lesquels le sucre scintillait de petites paillettes lumineuses. Sa mère, une femme d’un caractère doux et d’une gentillesse reconnue, portait une attention très maternelle au bien-être de ses enfants et au devenir de chacun d’eux. Elle avait toujours de bonnes et petites attentions les concernant, leur préparait le petit déjeuner de bon matin, avec du bon lait entier naturel que le laitier déposait devant la porte d’entrée cossue, dans sa Berthe en ferraille munie d’une unique anse centrale recouverte

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de bois, et qui permettait de soulever tout son poids d’une main ferme. Le bon lait entier fraichement tiré à la main par la fermière de la laiterie en contrebas, des pis de la vache abondance de race savoyarde, réputée dans le milieu pour la qualité exceptionnelle de son lait, et accessoirement pour son excellent rendement fromager. Ce doux breuvage, pour l’occasion était doucement mélangé à de gros carrés d’une tablette de chocolat suisse qu’elle fît parvenir, et cela une fois l’an pour l’occasion, du grand marché traditionnel de l’hyper- centre du mercredi matin. Et plus précisément au moment du chalandage de la majestueuse place carrelée des Terreaux, autour de la magnifique fontaine Bartholdi. Cet opulent chef d’œuvre, ce monument remarquable, pesait à lui seul, la bagatelle de vingt-huit tonnes, dont vingt et-une de plomb, et le tout sur une hauteur conséquente de quatre mètres et quatre-vingt-cinq centimètres. Il faisait face et de plein front de l’hôtel de ville. Son noiraud douceâtre, comme elle le nommait, était fondu lentement à feu doux dans une casserole étamée, avec un petit morceau de beurre mélangé à une cuillerée à café de crème fleurette. Et pour accentuer le charme de l’authenticité, elle versait délicatement cette préparation encore frémissante aux doux nectars bien caloriques dans des bols épais de terre cuite, à gros pois blancs sur fond uni cerné par les couleurs que couverait le reste de leur surface. Il devenait inutile de vous dire et de vous préciser que dans ces moments de privilèges, ces doux effluves divins montaient et embaumaient tout l’étage, ameutant ses occupants sans réserve et à peine réveillés. Illico presto, la marmaille pas très assurée dévalait bien vite les escaliers de type ; grosse échelle de meunier ; artisanalement bien construits avec un véritable savoir-faire des artisans menuisiers locaux. Il avait la particularité d’être constitué de grosses marches épaisses et de bonne largeur des meilleures essences de bois régionale. La fratrie était littéralement envoutée à la vue de la belle disposition des magnifiques assiettes

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blanches aux bords peints de liserés bleus sur lesquelles figuraient des personnages, et des animaux rupestres des traditionnelles assiettes chartreuses. Ce festin digne d’une tablée royale contenait gracieusement les mets nécessaires et gourmands dans la perspective immédiate d’apporter aux précieux petits sujets du roi un petit déjeuner fortement complet, enclin à vous remplir l’estomac jusqu’au repas du midi. La maîtresse de maison ne lésinait pas sur les moyens et pour preuve, elle mettait à disposition de beaux morceaux de beurre fermier couleur de miel, dans deux beurriers traditionnels disposés en vis-à-vis à deux mètres d’intervalle l’un de l’autre, à côté desquels n’avaient pas leur pareil, de superbes plats larges et tout en longueur ; fabriqués avec de la terre cuite de pays et peints de motifs floraux des montagnes, où reposait une brioche tranchée par la main maternelle ; de celle que l’on sort des placards seulement pour les occasions des grands jours. De divines tartines bien solennelles, mais surtout appétissantes ne restaient pas en reste et se tenaient bien droite, rangées les unes derrières les autres, grillées à point encore fumantes, issues du pain de tradition confectionné par le boulanger du village de bonne heure et dans le respect d’une bonne cuisson lente. Ce produit de qualité était obtenu à partir des sacs de quarante kilogrammes de farine, livrée par le meunier depuis son moulin dans le bas de la vallée. Ces désirables toasts étaient éparpillés dans les corbeilles d’osiers sur la grosse et longue table en sapin du nord massif, derrière le gros poêle en fonte. Des chaises en hêtre avec des pieds ronds en bois d’épicéa, garnies de petits coussins en coton à motif de petits carreaux rouges, dont le rembourrage était entièrement écrasé par le poids de ces petits monstres encore soumis à l’éveil des sens, venaient compléter le reste du mobilier à l’esprit montagnard du chalet. De ce moment intimiste, il appréciait fortement la vue panoramique à cent quatre-vingts degrés par les grandes fenêtres vitrées, que les murs épais de pierre en forme de

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rotonde laissaient découvrir de la vallée des Entremont. La neige en hiver recouvrait entièrement de son grand manteau blanc, ces grandes étendues immaculées, que seules les empreintes des animaux trahissaient l’existence. Mais revenons au moment présent de l’histoire qui nous intéresse, il était l’heure de faire les comptes, il me fallut comprendre et analyser les dysfonctionnements de cette affaire qui nous avait conduits, lui et moi, dans cette impasse et jetés dans la plus grande des difficultés. Pour quelles raisons personne n’avait détecté en amont l’obstruction des voies aériennes ? Le personnel manquait, où était-il ? Et en particulier l’infirmier ? Ce jour-là, il n’y avait pas eu mort d’homme, c’est un fait, et ces questions n’avaient pas lieu d’être. Pourquoi aurait-il fallu chercher des problèmes, là où il n’y en avait pas ? N’importe quel homme, aussi misérable sa condition fut-elle, aurait peut-être mérité une réponse avec un peu plus de compassion de la part du genre humain. Ne trouvez-vous pas ? Et d’ailleurs, qu’en pensez-vous, mes chers lecteurs ?

CHAPITRE 2ème Le Patriarche

Nous sommes le jeudi vingt-quatre décembre au soir. Est-ce une

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soirée particulière ? Non, pas vraiment. A-t-elle un caractère symbolique ? Non, plus. Les gens qui travaillent à certains moments de l’année, en particulier pour quelques-uns la veille de Noël, se surprennent parfois à analyser les circonstances pour lesquelles certains s’aliènent malgré eux tout au long de l’année et cherchent à leur donner un peu de compassion et de paix, certes momentanées, mais tout de même. Cela dit au passage, cette perception intérieure, je l’ai moi-même ressentie, et partagée avec un certain nombre. Pendant la saison des agapes, nous vivons, une sorte de trêve ou d’échappatoire inconscientes, ou tout renvoie à des souvenirs du passé, avec son flot d’images du temps révolu ou prennent forme et apparaissent des lieux connus et des personnages un peu plus gais, ornés et décorés ou costumés à l’occasion des circonstances qui l’exigent. S’ils le pouvaient, le personnel travaillant pendant ces périodes de fêtes souhaiterait transposer ici sur leur lieu de travail ces scènes et ces images. Ces murs blancs impassibles construits en contreplaqué n’ont guère de sentiments à l’égard des hommes, et ne s’intéressent visiblement pas à la nostalgie de ses hôtes, ne ressentant ni joie, ni peine, se contentant d’exister sans but précis ; juste relégués au rang de la matière. Autour d’eux, une formidable valse incessante de noria de brancards, animé de plaintes et de douleurs est le lot quotidien de ces murs.

Réduits en nombre par l’organisation du service, les agents présents fêtent cet évènement à leur manière, dans la conception que chacun voudra bien apporter à l’importance de ce jour de fête, et selon leurs envies. Ils improvisent avec des moyens de fortune pour rendre l’ordinaire plus joyeux, dressent des tables singulières, en les joignant les unes aux autres. Cela donne l’impression de se retrouver face à une grande et longue tablée conviviale, dans l’esprit de celles des réfectoires des écoles, ou des ordinaires militaires. Tout droit sorti du

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placard de l’oubli, au milieu d’objets divers et désuets, un haut carton blanc avec, écrit dessus, « Champagne brut » en grandes lettres de couleur noire, à première vue en très mauvais état, rempli à ras bord d’accessoires de décors et d’un sapin de Noël garni de ses boules, et guirlandes multicolores ayant été utilisées une décennie durant à la même époque de l’année, fut délogé d’une année d’inobservance. Cet apparat scintillant aux mille reflets brillants et multicolores, viendra compléter le tableau et donnera par la même occasion, l’esprit de Noël dans la salle de pause qui se transformera en hall de fêtes juste pour l’espace d’une nuit. Ils s’affaireront également à décorer de mille manières possibles l’entrée de la salle d’accueil des patients, face aux grandes vitres d’un seul tenant, le temps d’une matinée entière. Ils apporteront également le plus grand soin à mettre en place la mini-crèche iconographique originelle à cet endroit passager, stratégique en visibilité. Cette mise en scène était truffée de figurines et de personnages immuables composant la Sainte Famille, reconstituée plus vraie que nature, dans un décor féérique de religiosité. Tout se petit monde figé dans de la matière de porcelaine, se retrouvera entouré de morceaux de coton pour donner l’illusion d’un sol enneigé et rendre ainsi la démarche crédible. Dans cette perspective idyllique et de bonne volonté, dans la meilleure des dispositions possibles, pourront s’installer les oubliés des contes de la nativité, et les égarés de Bethléem. Et ainsi, toute la Sainte Famille regroupée dans l’étable biblique donnera un semblant de joie et de gaieté à la détresse des infortunés de cette future nuit sans étoiles, que le ciel lourd, chargé de nuages, crèvera pour soulager son trop-plein d’humidité. Ainsi cette pluie froide et translucide ce transformera peut-être, si la météorologie le permet, en petite poudre blanche telle des morceaux de lambeaux de ouate déchirés, légers et volatiles, condamnée à venir s’échouer avec mansuétude sur un sol déjà froid, mais pas encore tout à fait glacé. Dans ce cadre

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merveilleux, tout ce petit monde fêtera Noël ce soir à sa façon. Tout le monde peut-être, sauf ces gens-là.

La pénombre du dehors, qui plongeait les âmes et les formes dans l’obscurité totale, nous rappelait à peine ce que fut cette journée ordinaire et comparable aux autres. Elle avait été triste et sombre. Le Nordet ce vent glacial de Nord-est en provenance d’autres latitudes, s’était levé en fin de matinée et avait redoublé brusquement d’intensité après l’heure du midi, plongeant la vie du dehors dans la mélancolie. Ce flux dépressionnaire persistant avait troublé les esprits de sa nébulosité, mais aussi les idées et les humeurs au cours d’un long mois de décembre froid et humide, mais ça vous, le saviez déjà.

— « Qu’aurions-nous pu espérer de plus à cet instant ? », « À quoi chacun pouvait-il vraiment penser ? », hormis peut-être aux dernières préparations du réveillon, qui devaient occuper pour le plus grand nombre, toute une armée de cuisiniers et de cuisinières amatrices de circonstance dans les logis. Ces marmitons en herbe s’apprêteraient à recevoir les premiers convives qui pousseront le portillon, dans une attitude pressante, comme se comportent les gens dans les files d’attente d’un spectacle ; munis de leur carton d’invitation, ce précieux sésame pourvoyeur de rêve. Au même moment, les émanations des bons petits plats en cours de cuisson devaient chatouiller les papilles, et mettre nos hôtes en appétit et dans les meilleures des dispositions possibles. Tous sans exception seront dans l’attente d’une telle symphonie gastronomique, dont le maître d’ouverture, muni de son beau tablier réglementaire annoncerait bientôt le commencement ; dirigée par un chef d’orchestre philharmonique en toque de calicot blanc sans bord, finissant de mettre au point les derniers détails de la représentation culinaires avec son ensemble musical. Alors, parlons-en de ces quatre familles que sont : les cordes (violons, altos, violoncelles,

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contrebasses), les bois (les flûtes, hautbois, clarinettes, saxophones, bassons), les cuivres (trompettes, cors d’harmonie, trombones, tubas), les percussions pour les claviers (xylophones, marimbas, vibraphones, glockenspiels, célestas, jeux de cloches ou carillons tubulaires), les peaux (timbales, grosses caisses, tambours d’orchestre, caisses claires), les accessoires (castagnettes, fouets, maracas, triangles, grelots, tams-tams, sifflets, klaxons, sirènes). Tous ces instruments sonores libèreront leurs notes musicales, en s’apparentant aux ingrédients d’une recette riche en arôme, et se mettront au diapason, ils formeront pour finalité un plat unique, propre à émoustiller les palais des plus exigeants. En ce qui me concerne, qu’importe, je n’assisterais pas à ce spectacle grandiose et plein de promesses gustatives, qui de toute manière ne m’étaient pas destinées. Cette année, le rideau restera immuablement immobile, laissant la scène orpheline de ma présence, et tout cela m’était bien indifférent, car nous fêterions cela entre agents symboliquement et sommairement, dans la chaleur et la fournaise de notre petite salle de pause. Trente minutes s’étaient déjà écoulées depuis la prise de mon service de vingt-et-une heures. Les transmissions relayées par l’équipe de jour, je laissai libre cours aux caprices du destin et des aléas, ils se chargeraient d’occuper cette nuit en devenir bien naturellement, et tout serait dans l’ordre des choses.

Mes collègues préparaient les festivités par le dressage des canapés, fabriqués de leur personne avec des soins particuliers. Structurellement des morceaux de baguettes traditionnelles d’antan coupées en plusieurs parties égales à la forme biseautée, composaient le socle, lui-même recouvert d’une compotée de pommes naturelles faite maison, saupoudrée de sucre de canne, dans laquelle reposait une gousse de vanille de Madagascar, insérée délicatement pendant la cuisson dans un chaudron d’étain. À cette

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préparation venait s’ajouter une purée de pruneaux réduite au vin rouge, mêlée à d’autres produits fruitiers sucrés, dans laquelle on avait mélangé d’autres excipients aromatiques, d’épices, de cannelle, de clou de girofle, et de badiane. Ensuite, nous découvrions les éléments principaux, un petit morceau de lobe de foie gras entier mi- cuit, ou l’on avait semé sur sa façade lisse et brillante, des petites paillettes de fleur de sel de manière à amplifier le goût et l’élégance pour les uns et une petite tranche encore légèrement rosée à cœur de magret de canard fumé, finement ciselé pour les autres, saupoudré d’une pincée de pistaches moulues et pour finir on ajoutait quatre brins de ciboulette superposés dans la forme géométrique d’un parallélogramme, dans l’intention certaine de sublimer ces petites merveilles gustatives. Il y avait également une autre sorte de canapé, composée d’une crème, montée au fouet, et à la force du poignet avec vigueur, mélangée à des brins de ciboulette fraîchement émincés, aromatisée d’un trait de jus de citron vert pressé pour rehausser la mesure d’acidité, qui donne ce délicat piquant à la composition, et incorporé à la minute. La base de la garniture était déposée sur une galette épaisse de type blinis réalisée artisanalement, et venait recouvrir le tout tel une toiture gourmande, d’une petite parure de saumon écossais ; fumée aux bois de hêtre tranchée dans la longueur du filet moelleux tirant à mi-chemin entre l’orangé et le rouge corail et, s’il vous plaît, ayant encore sa peau écaillée d’origine. Cette rognure avait été peinte d’une traînée d’huile d’olive de qualité pressée à froid et conditionnée dans une bouteille, dans laquelle des branches de thym et de laurier lévitaient en macérant, mise en déroute par une pincée de poivre de Sichuan moulue, qu’accompagnaient quelques baies de genièvre subtilement séchées. Tous ces délices, qu’une bouchée affamée anéantirait d’une becquée, étaient délicatement disposés en ordre précis dans de petites assiettes cartonnées souples à usage unique, de couleur or

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aux motifs verts en forme de feuille de branche d’arbre. Par la même occasion, on enfournait dans le vieux four noir les petites préparations de pâte feuilletée salées, de différentes formes, garnies d’ingrédients divers, achetées ce jour même par une commissionnaire, douée de surcroît du sens des affaires, et élue par nos soins bien entendu. Les discussions allaient bon train, se mêlant les unes aux autres et formaient un indéfinissable chahut extraordinaire, où l’on parlait de sujets occupationnels auxquels nous accordions de l’importance, et que nous avions en tête sur le moment. Ces conversations allaient bon train, composées de tout et de rien et parfois même tenues pour ne rien dire, histoire de meubler le temps. Les mots devenus trop nombreux dans cet espace confiné ne semblaient plus vouloir ne rien dire, orphelins de leur sens d’origine et faute de ne plus pouvoir respirer, s’entrechoquaient anarchiquement dans un ordre imprécis dans la structure d’une phrase. Des gouttes de condensations commençaient à perler et se formaient de toutes parts dans l’espace restreint de ce petit univers exigu, y compris dans les coins des vitres saturées de buées, rendant l’atmosphère lourde d’humidité et pesante. Cette liquéfaction dermatologique était obtenue par l’accumulation de la sueur que les pores de la peau n’arrivaient plus normalement à contenir, par l’effet de l’augmentation de la température corporelle. Certaines voix dans ce mélange hétérogène, commençaient à montée en puissance, accompagnées d’amples gestes un peu désordonnés, donnant au caractère de la situation une dimension anormalement festive, dans un lieu inapproprié à ce genre de réjouissances. Les coupes de champagne avalées à la hâte aidant ; donnait à ce qui était à l’origine notre isoloir à ragots, une atmosphère de bonne franquette. Toute cette petite bande de drilles joyeuse s’apprêtait à se laisser emporter dans la joie et l’allégresse que procure l’instant. L’entrée en matière n’eut qu’un goût de trop peu, car le service nous rappelait à nos

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obligations, par l’effet de sonneries répétées et insistantes du petit carillon au son strident placé à l’entrée du sas d’accueil des urgences.

Quatre pompiers se présentaient à l’accueil, une équipe d’intervention, composée de trois hommes de taille basse à moyenne, d’environs la cinquantaine, l’air nonchalant avec des grades d’homme du rang, allant de la Première Classe pour deux d’entre eux à celui de caporal-chef pour le dernier. Ces trois soldats des flammes étaient accompagnés dans leur mission d’une très grande jeune femme, très dynamique au physique plutôt agréable. Visiblement gradée de deux bâtons superposés et horizontaux, lesquels devaient correspondre au galon de lieutenant dans l’arborescence hiérarchique ; cet officier subalterne laissait deviner sous sa jolie casquette rouge excessivement bombée à l’excès et vissée sur le crâne, une chevelure volumineuse, que son couvre-chef devait bien avoir du mal à contenir seul. Ce mélange des genres contrastait visiblement et risiblement, surtout avec les trois autres à ce moment dans ce tableau si cocasse et amusant. Chez l’un d’entre eux en particulier, d’où ressortait de son visage et sous son nez une très grande moustache frisée aux extrémités, mise en avant par de grosses pommettes rouges proéminentes. Ils accompagnaient dans le cadre de leur intervention, un homme qui semblait avoir toutes les difficultés du monde à respirer normalement ; à la vue des amplitudes exagérées de son diaphragme qui se soulevait violemment à intervalles irréguliers et qui faisait monter et descendre sa tête théâtralement à chaque inspiration et expiration. Leurs regards inquiets ne le quittaient pas une seconde, ils semblaient absorber tout entier par ce type de grande corpulence, trapu, aux épaules carrées et au teint mat et basané, aux origines lointaines certainement méridionales. L’infirmier s’avança à son tour et entra en scène le plus naturellement possible, et je lui emboîtai le pas dans sa

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foulée. La situation renseignée par nos soldats du feu, nous essayâmes d’engager la conversation, mais en vain. L’homme n’était pas vraiment bavard, demeurait muet, et par son attitude méfiante que je décelais dans son regard, n’avait pas la moindre intention d’engager la discussion. Il restait égal à lui-même depuis son entrée dans le service, retranché dans son mutisme suspect. Il nous manquait un certain nombre d’éléments susceptibles le cas échéant de pouvoir immédiatement améliorer sa prise en charge dans de bonnes mesures. En premier lieu, nous disposions d’informations cliniques, annotées et collectées directement dans le premier bilan circonstancié, par les différents renseignements reportés sur la fiche du bilan d’intervention établie par les secouristes et qui nous suggéraient que le patient était dyspnéique à la base. La détresse respiratoire étant majorée par l’obstruction des voies aériennes, liée aux difficultés d’apparition des maladies saisonnières, celles que l’on nomme grippe saisonnière, angine de poitrine, rhino-pharyngite, trachéite, sinusite. De plus, sa consommation immodérée de tabac brun sans filtre ; qui représentait la bagatelle d’un peu plus de deux paquets au quotidien s’espaçant sur la durée d’une quarantaine d’années n’arrangeait rien au problème, mais au contraire l’amplifiait davantage. Plus tard, le bilan biologique confirmerait ce qui était déjà pressenti dès le départ, et diagnostiqué par l’auscultation du pneumologue. Le compte-rendu médical allait mettre en évidence la présence d’une infection virale, et un affaiblissement majeur des défenses immunitaires qui, vicieusement, étaient incapables de produire des anticorps pour défendre l’organisme par une réponse immunitaire adaptée ; le résultat était sans appel et tellement prévisible.

Au même instant, un bruit de foule compacte, comme ceux que l’on rencontre dans les lieux publics bondés d’individus, nous parvenait de

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la salle d’attente. Mais il s‘agissait ici de cris incongrus qui s’apparentaient plus à ceux d’une révolte illégitime, dont l’origine de la revendication restait indéterminée, et de nature à susciter la curiosité de chacun. Dans tout ce raffut, nous n’aurions pas pu entendre une mouche voler, cependant je discernais les protestations d’indignations d’une secrétaire des admissions qui haussait le ton, et qui se donnait du mal à vouloir se faire entendre. L’agent administratif en question essayait de contenir cette ruée affolée qui envahissait littéralement l’espace où avait lieu ce remue-ménage incessant, de laquelle des loups furieux hurlaient, se trouvant visiblement aux abois, telle une meute pourchassant son gibier. Dans un éclair, deux hommes tout droit sortis du néant, eux aussi biens charpentés, et larges de carrure approchèrent à grand renfort de pas rapides dans notre direction. Dans l’expression du visage, leurs regards sournois nous considéraient avec désobligeance, se faisaient menaçants et à la fois interrogateurs, comme si l’instant devait être solennel et leur appartenir de plein droit. Il fut évident, que nous n’étions à leur esprit que des moyens nécessaires à l’atteinte d’un objectif, un passage obligé, mais non indispensable dans la durée, pour résoudre une difficulté passagère. Ces individus, nous confiait par la force des choses l’un des leurs, car ils n’avaient probablement pas d’autre choix au vu de la problématique du moment. Par surprise et contre toute attente, notre homme pas tout à fait installé se redressa énergiquement, droit et raide dans son lit. Sous son maillot de corps très cintré d’une mince épaisseur de tissu, des muscles visibles, saillants et tendus se raidissaient de contractions. Dans cette densité musculaire impressionnante, chaque faisceau de masse sèche était mis en évidence d’une manière chirurgicale, laissant deviner que malgré sa faiblesse et son âge, il était d’une nature spécifiquement tonique. Je vous parle ici de cette force des gens manuels, notamment de celle des ouvriers de chantiers soumis à de gros

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travaux et que la nature dote naturellement de bons attributs pour pallier les efforts continus, dans un élan de générosité. Néanmoins, sur le moment, il avait l’air d’un chien enragé prêt à bondir. Les deux autres devenaient de plus en plus insistants et déclenchaient une avalanche de paroles, une cascade de mots pour la plupart incompréhensibles et débités avec une rapidité déconcertante. Il n’était pas possible de leur expliquer sereinement quoi que ce soit, ils n’étaient pas réceptifs aux paroles extérieures, et durcissaient volontairement leurs oreilles pour ne pas entendre ; ce qui avait pour conséquence de générer de l’énervement dans les deux camps. Je commençais l’espace d’un instant à perdre progressivement la disposition de mes moyens, mais me ressaisis tout à fait de la même manière. À ce moment de la situation, un regard furtif et complice échangé avec l’infirmier temporisait un peu l’inquiétude grandissante dans ce tableau surréaliste. Nous reculions en catimini de manière à accentuer l’espace qui nous séparait de ces individus, afin de ne pas leur révéler le sentiment de crainte qui nous habitait. Mais la vraie question était de savoir s’il ne fallait pas préparer une éventuelle retraite en cas de force majeure. L’instinct humain, dans certaines circonstances s’apprête fort bien au danger, et prend des dispositions adéquates et nécessaires à sa survie, c’est du domaine de l’intuitif.

Alors débuta à guichet fermé un long entretien entre ces trois hommes robustes qui nous tournaient à présent le dos, et nous cachaient du cercle intime, en resserrant franchement l’espace entre eux. Au milieu du grand hall des urgences, la conversation en aparté, initiée du cercle intime faisait totalement abstraction des autres évènements, comme si rien d’autre n’avait d’importance. Par moments, elle fut partagée par à-coups, de grands gestes expansifs, d’une bonne envergure et très démonstratifs ; entrecoupés d’éclats de voix, tels des fragments de sons brisés, virevoltant dans

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l’atmosphère. Leurs yeux francs, farouches et perçants devaient se mêler à ces signes inquiétants. Nous entendions toujours ce haut débit de flots de paroles ininterrompues, toujours aussi inintelligibles, qui de surcroît, semblaient totalement disproportionnées aux circonstances et dénuées de sens à qui n’est pas coutumier du fait. Cette réunion plénière informelle, semblait être maintenant close d’un accord commun, l’un d’entre eux, le plus petit, qui s’avérait être aussi le plus vieux des trois, et de ce que mon esprit un peu troublé me rapportait de ce moment, était celui qui m’avait semblé avoir le plus parlé jusqu’ici ; se dirigea franchement vers nous. Il avait sur le visage tout à coup l’expression d’un être serein, détendu, disposé à prendre la parole d’une manière courtoise et modérée. Comme par la magie d’un haut fait extraordinaire, il ouvrit la bouche comme s’il était à présent intimidé ; lui conférant par la même occasion, un air puéril d’enfant dépourvu d’amour et d’attention, quémandant naïvement les bras de sa mère. La confusion était telle, qu’elle s’immisçait dans mon for intérieur ; il venait à lui tout seul de brouiller les esprits, et demanda modestement, dans la plus grande simplicité, s’il pouvait avoir affaire à un toubib. C’était sans appel. À y regarder de plus près ; les gens du voyage faisaient leur entrée remarquée d’une manière originale et fracassante, non conventionnelle. Comme qui dirait les habitués de ces procédés, qu’ils savent si bien mettre en œuvre, étant coutumiers de ce genre de modes opératoires. Ils débarquaient comme une vraie horde sauvage dans l’univers où l’on prodigue les bons soins. Dans ce cas de figure, certes originale sur la forme, nous pouvions au moins leur créditer le fait qu’ils avaient un don naturel pour l’art de la mise en scène ; c’était totalement et théâtralement digne d’une mise en lumière ubuesque. Pour un souci d’éthique, et dans mon impartialité qui devient de rigueur, dont vous voudrez bien m’accorder de lui donner de l’importance à ce moment du récit, je les nommerais les

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itinérants.

Ils ont eux aussi l’accès aux soins et à la consultation médicale de plein droit, car il s’agit à l’heure actuelle de réduire les inégalités et les disparités de santé entre les différentes peuplades qui composent le pays. De plus, cette politique sociophilosophique s’inscrit dans le domaine de la discrimination positive en tant que telle, et doit être l’unique conduite à tenir dans tous les établissements de santé français. Selon les rapports gouvernementaux, cette population est estimée à environ 400 000 hommes, femmes et enfants à l’heure actuelle. Leur histoire est intimement liée à celle des Européens, étant pour la majorité des descendants de résidents de longue date, ils possèdent la nationalité française. La famille est l’unité de base chez les itinérants. L’ensemble du clan se déplace systématiquement lors d’un évènement particulier, car c’est la famille et le clan qui créent la cohésion au sein du groupe. Très solidaire la communauté apporte son soutien à tous sans exception. Ils ont un rapport intimement lié à la religion, de confession évangélique, des regroupements ont lieu chaque année en France. Leurs principes leur sont très chers, ils ne dérogent jamais à ces règles immuables et ancestrales. En voici un exemple qui a toute son importance, et à ne jamais perdre de vue. Lorsqu’un non sédentaire s’adresse à l’un d’eux, qu’importe le contexte, l’interlocuteur sans forcément le savoir s’adresse avant tout à l’ensemble de la famille. D’où l’importance de mesurer le poids des mots avant toute communication.

Leur accueil en milieu hospitalier est contraignant et très particulier ; ils n’ont pas forcément les mêmes notions que vous et moi, et de monsieur tout le monde. Un décodage mutuel peut-être utile au départ, de manière à bien clarifier les choses, pour ne pas se retrouver en porte à faux, et surtout pour ne pas se laisser déborder par une situation devenue ingérable, liée à l’incompréhension de part

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et d’autre. Et cela est valable dans diverses configurations en rapport avec leurs habitudes, par exemple, parfois le simple fait de respecter ou non certains facteurs devient une source conflictuelle : les rendez-vous, l’attente, les horaires, leurs peurs, leurs craintes, la douleur. D’ailleurs, parfois les relations avec les professionnels de santé peuvent prendre assez vite une mauvaise tournure, notamment quand certaines urgences se produisent subitement voire simultanément au sein d’un même groupe. Cette teneur importune a pour effet immédiat d’ajouter un stress supplémentaire à la problématique existante, en renforçant aussitôt les sentiments d’agressivité déjà présents envers les personnels. Sans appel, la demande de prise en charge immédiate s’installe dans un rapport de force rapide et insistant, et court-circuite totalement les procédures. Une mise en pression rapide et spontanée est exercée auprès des personnels se trouvant sur l’instant démunis. La maladie chez les itinérants est souvent en lien avec de nombreuses croyances de caractère surnaturel, l’interprétation des symptômes met en rapport le physique et le psychologique, l’irrationnel et le religieux. Dans la situation qui nous intéresse, travailler ensemble c’est souvent la réunion de deux mondes différents de concepts, de peurs et de représentations interagissant de manière pas toujours positive entre eux, malheureusement. Ce qui a pour effet de rendre le relationnel complexe. Pour minimiser au maximum les incompréhensions, il est essentiel de leur expliquer clairement les évènements, et les orientations visées en vue de la programmation d’éventuels soins et examens.

Nous installâmes rapidement le nouveau patient nécessitant une attention particulière dans un box individuel d’hospitalisation de manière à calmer les esprits. Au même instant, les sirènes des ambulances rugissaient dans le lointain. Les véhicules chargés des

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équipes médicalisées, sont réglementairement composés à leurs bords du médecin urgentiste, d’un infirmier-anesthésiste et d’un conducteur généralement détenteur du Diplôme d’État d’Ambulancier. Dans ce véhicule d’intervention urgente, s’y trouve également du matériel d’intervention composé de valises ou de sacs portatifs, étant en mesure dans l’état, de répondre à une demande de prise en charge de secours dans l’impératif absolu. D’autres équipes similaires à celles-ci démarraient à leur tour rapidement et se dirigeaient en trombe sur de nouveaux lieux d’intervention. Décidément de nouveaux drames devaient briser le silence monacal du moment et ne reposaient toujours pas les esprits échauffés. Peu de temps après tout ce charivari bruyant, l’air qui s’était chargé de tension nerveuse, commençait à s’affranchir de ces mauvaises ondes sur l’instant, et ne devrait être que d’une très courte pause, le calme avant la tempête ; cela présageait l’arrivée imminente du futur cortège. Les femmes bien en chair de tout âge, pour la majorité, vêtues d’habits sombres ; parées de la tête au pied de tout genre de colliers et d’apparats décoratifs, étaient accompagnées d’une légion d’enfants qui s’interdisaient de rire. Même si pour certains on le voyait bien, ils se contenaient, résistant avec une volonté surnaturelle, l’envie ne manquait ostensiblement pas. Ces nistons dans les jupons des mères gigotaient à tout-va et s’observaient mutuellement en douce, pour ne pas attirer les foudres de ces dames austères et se trouvaient dans l’attente d’un geste amusant qui lèverait automatiquement l’angoisse. Ils restaient muets, car dans ces circonstances la parole est d’argent et le silence est d’or ; il est bon de parler et meilleur de se taire, de ce que sont ces citations célèbres et intemporelles, qui prennent tout leur sens ici, à l’intérieur du box de consultation, où ils veillent inlassablement sur leur parent alité. Les visages étaient graves et présageaient de l’inquiétude, pareille à une assemblée à l’ambiance quasi religieuse. Les hommes en

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revanche quant à eux avaient pris possession des lieux extérieurs. Les solides gaillards parlaient entre eux, et l’on pouvait apercevoir de temps à autre des nuages de fumée en forme de ronds concentriques de taille égale s’élever dans les airs, émises par des ombres furtives, faiblement mises en lumière par opposition à la pénombre, que des lampadaires extérieurs mettaient en évidence. Cette foule masculine se déplaçait mécaniquement dans une sorte de rituel qui consistait à effectuer des va-et-vient discontinus. Ils partaient d’un point a, marchaient jusqu’au point B, ce qui représentait approximativement une distance d’une dizaine de mètres à chaque fois. Et vice versa, dans un sens comme dans l’autre, avec une attitude propre qui consiste en une alternance de balancements d’épaules, accordés par un déhanchement naturel sur l’avant. À les observer de plus près, à travers cette expression corporelle, on aurait dit qu’ils étaient fin prêts à en découdre à la moindre occasion avec un adversaire imaginaire, tout en jetant des regards à la volée ; inquiets et hâtifs, sur leur proche par la fenêtre. Leur nombre croissait et devenait de plus en plus conséquent, au fur et à mesure que le temps s’écoulait, et commençait sérieusement à entraver l’espace de circulation autour des box. Le médecin-chef, accompagné de l’administrateur de garde, mis au fait en aval du problème, dut intervenir quelques heures plus tard dans la soirée pour essayer de désengorger la situation face à l’afflux massif de nouveaux arrivants. La nouvelle mesure consistait à limiter les visites à un certain nombre d’individus, et en alternant successivement par petits groupes et à tour de rôle l’accès consécutif à la chambre provisoire d’hospitalisation. Le parking des véhicules destiné aux visiteurs était littéralement pris d’assaut dans son ensemble, par de grosses cylindrées et des bolides surpuissants et imposants, qui devaient être destinés à la traction des impressionnantes caravanes. Ces appartements mobiles étaient garés anarchiquement dans l’espace, dans lesquelles de temps à autre, au

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moment où les portes s’ouvraient, des petits faisceaux lumineux éclairaient le parking et mettaient en évidence la surface bitumée ; on aurait dit de petits feux follets éphémères qui disparaissaient tout juste le temps d’un songe. Tous ces véhicules étaient éparpillés sans ordre précis, en long et en large, et dans tous les sens de direction possibles. Toute cette espèce de grand bazar faisait penser à un marché de nuit fantomatique éclairé de lampions, par des commerçants spectraux, sans étals, dont les marchandises n’existaient pas. Face à nous les questions devenaient de plus en plus insistantes et pressantes, à la limite de la menace parfois, et de nature trop précise, certaines d’entre elles auraient été en passant plutôt destinées au médecin référent. Parlons-en de cet oiseau rare : on ne l’avait pas vraiment vu, il avait délégué la prise en charge médicale à un jeune interne du service, prétextant devoir terminer une ou deux paperasses administratives urgentes. Ces types bien plantés sur eux-mêmes, et pas des plus avenants d’ailleurs, cherchaient à nous soutirer des informations que nous ne possédions pas. J’appréhendais fortement pendant tout le temps de leur présence, les situations propres aux guerres d’usure qui seraient susceptibles de nous conduire inexorablement à un face à face, ou à un éventuel bras de fer psychologique. J’étais bien embarrassé de la posture dans laquelle je me trouvais, et dont je ne possédais pas les clés salvatrices, les codes libérateurs, dans ces rapports humains complexes et circonstanciels, qui apaiseraient sans doute les ardeurs de chacun. Malgré les dispositions pleines de bon sens, mises en œuvre par les personnels à la demande des cadres dirigeants, les allées et venues incessantes, continuèrent. Les enfants qui s’étaient à peu près effacés dans le calme jusqu’ici commençaient sérieusement à s’exciter depuis un certain temps déjà, lassés à leur tour de contrarier leur nature turbulente, soumise à cette longue attente ; prenant le service pour une cour de récréation grandeur nature.

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Renforcés dans ce sentiment de lassitude bien légitime face à un certain nombre de soignants, transformés à la hâte en moniteurs improvisés de colonie de vacances, tout de blanc vêtus, et tentant vainement et désespérément de les recadrer avec un sourire forcé, dans ce qui s’apparentait maintenant à un jardin d’enfants inattendu. Certains garnements, bien plus téméraires que les autres, les dépassant largement de leur insolence, et dont les parents n’avaient pas donné de cadre ni de limites destinées à freinées les ardeurs, s’en donnaient à cœur joie, et ne ménageaient pas les peines de mes collègues, visiblement irrités de tant de laisser-aller. Nos gardes d’enfants matérialisés pour la bonne cause se donnaient du mal, ils se fatiguèrent très vite et abdiquèrent de la même manière. Pris involontairement d’un étrange malaise à la limite de l’écœurement ; cependant de l’empathie pouvait encore se lire sur ces visages remplis de frustration. En effet, le burlesque de ce contexte ne leur permettait plus d’exercer leur rôle premier, les nécessiteux qui ce jour-là furent nombreux passèrent inévitablement au second plan. Les femmes également sortaient de leurs réserves, qui jusqu’ici s’étaient contentées de marquer leur présence auprès du souffrant. Elles posaient des regards noirs sur les étrangers que nous étions. Les matrones dévisageaient ces bêtes curieuses, en l’occurrence nous autres, les travailleurs hospitaliers, qui déambulions dans les couloirs, animés par de perpétuels mouvements en interactions, nous agitant sans cesse autour de la sphère familiale. Personnellement, pour des raisons qui m’étaient propres, j’avais apprécié, malgré la panade, les tonalités musicales des voix portantes et chantantes non mesurées en intensité, libres de toute censure et d’appartenance à notre univers de ces matriarches. Sur l’instant on aurait dit qu’elles jouissaient, hors d’atteinte, de l’immunité que procurait la non-adhésion aux codes de notre société. Ou bien n’avaient-elles seulement pas du tout cette notion d’être ou de paraître à nos yeux ? Qu’importe après tout, cela

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leur conférait à qui savait les regarder et les entendre, cette chaleur aux notes de musique épicées où l’harmonie s’enrichit naturellement dans certaine tessiture de voix féminine. Avec cette faculté déconcertante à alterner les variations entre les graves et les aigus spontanément par l’intermédiaire d’un savant dosage, n’ayant rien à envier aux typologies vocales des altos et sopranos de renoms. Ce sont des particularités remarquables, propres aux caractères des femmes sanguines et méridionales, au teint hâlé et tanné, éclatant de soleil et de nature, dont les effluves fugitifs parfument de leur présence l’espace de notes poivrées d’une oisive vie de bohème. Histoire de remonter un peu le moral des troupes dans ce contexte anxiogène et difficile à maîtriser, ou s’installait inévitablement une véritable guerre des nerfs entre les deux parties, il aurait peut-être été plus utile de prescrire de la « moralex », ou du « motivex » aux soignants de service ce jour-là. Il fallut cependant se rendre à l’évidence, force était de constater que nous perdions du terrain dans ce conflit interposé, et aussi bien admettre que nous n’avions plus le contrôle de la situation dans le moment. Dans ce cas de figure d’aucune concession possible, un interlocuteur ou un diplomate important et influent en matière de discussions devait être nécessairement nommé et reconnu de l’ensemble pour démêler ce qui devenait un véritable préjudice pour les autres patients. Un personnage trait d’union capable de jouer l’intermédiaire entre la communauté et le service public, une médiation devenait inévitable, pour le bon fonctionnement de l’ensemble. Car il devenait de bon ton de vous le rappeler une seconde fois, nos occupants utilisaient des codes naturels au sein de leur propre société, les rapports avec d’autres individus en dehors de la communauté, n’étaient pas facilités par les mêmes représentations, c’était ou à fait respectable certes, mais cette différence de culture était à prendre en compte objectivement dans toute sa globalité.

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L’ironie du sort, contrastait avec cette réalité qui parfois pouvait prendre des tournures édifiantes et qui nous laissait à coup sûr pantois. D’un commun accord, ils désignèrent unanimement pour les représenter bien légitimement, le vecteur et la victime de tout ce désordre, à savoir le patriarche, celui qui se trouvait être paradoxalement dans ce lit et qui ne manifestait toujours pas beaucoup de sympathie particulière à notre égard, sans animosité non plus remarquez. Comme à l’accoutumée, ils s’écartèrent pour se réunir et devaient donner suite au devenir qui nous intéresse. Entre-temps par mesure de sécurité, l’administrateur de garde rappela le service, au regard de ce qui était devenu quasiment à ce moment un tour de force inévitable, et qui devait s’empreindre maintenant dans la durée. Car qu’on le veuille ou nom, il s’agissait bien ici d’une dualité entre deux ensembles de traditions ancestrales dissemblables. À cela venait s’ajouter par moment la difficulté de coopérer en bonne intelligence. Décidément, la barrière des mœurs était bien trop élevée, telle une montagne encore vierge de toute expédition, pour la franchir et même une fois gravie, le versant opposé était à la fois hostile et impraticable, de nature à vous rejeter dans les profondeurs de ses pentes abruptes et glacées. Nous étions condamnés à l’immobilisme en son sommet immaculé où sa cime donnait le vertige des hauteurs, où l’air devenait irrespirable et froid, et où le malaise s’emparerait bien vite d’un alpiniste non chevronné un peu trop téméraire. Ce n’est à ce prix parfois que nous payions l’indifférence générale pour l’autre que nous n’avions pas su voir ou entendre, et que le plus simplement du monde, en toute sincérité, nous ne voulions pas forcément connaître. En tout état de cause, il avait été décidé de rouvrir une unité du service de semaine, en partie fermée le week-end, comme son nom l’indique, pour loger à bonne enseigne toute cette grande famille dans la décence et dans un minimum de confort. La décision fut acceptée et prise, la communauté adhéra

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sans poser de problème particulier à ces nouvelles perspectives. Un brancardier d’unité dépêché par ces obligations vint chercher le patriarche, et le conduisit dans son brancard dans l’unité d’accueil, accompagné des siens. Nous pouvions enfin reprendre le cours normal des activités, sans nous soucier du reste. Les autres patients furent auscultés et diagnostiqués sans complications, dans ce qu’aurait pu provoquer cette extrême désorganisation passée. Dès lors, nous pouvions de nouveau nous rattacher au train de la routine, et pour l’occasion revenir à nos petits projets mis entre parenthèses quelques heures plus tôt, le temps d’une dépaysante échappée belle d’une soirée de noël.

CHAPITRE 3ème L’hallucination

Certaines vies, illustres, laissent des traces indélébiles et profondément marquées à jamais dans l’esprit de nos contemporains, les élevant naturellement au rang de la postérité éternelle. Divinement relatées de manière figée dans les manuels historiques qui appartiendront à l’ensemble des générations futures et qui s’inscriront à jamais dans la mémoire collective. Elles n’omettront pas de rendre compte au plus grand nombre, des hasards et des aléas engendrant de hauts faits, et que l’histoire qualifiera de remarquables. À l’échelle du temps, ces glorieuses destinées d’entre toutes, citées en exemple pour des siècles et des siècles,

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perpétueront leurs singularités honorifiques par orgueil, et avant tout pour la très conventionnelle magnificence de leur passé. Car il s’agit méthodiquement d’inscrire ces récits dans les viscères de nos âmes prédisposées à entendre la grande messe de toutes les vérités glorifiées, de ces grandes circonstances immuables. Des hommes et des femmes au caractère bien trempé, et au courage valeureux ont inscrit leur nom au panthéon des souvenirs à travers les âges, et statufié leur corps dans la pierre des mémoires, des demi-dieux à l’apparence humaine, défiant au possible toutes ces petites superficialités existentielles de la vie des gens ordinaires.

Puis il y a comme vous et moi justement ces êtres ordinaires, des personnes foncièrement prosaïques et bien moins remarquables, ce contentant de venir grossir exponentiellement les rangs de l’humanité déjà bien surchargée qui se trouvent être aussi la majorité. Nos actes communs sont le poids de nos pensées, noyés dans la masse des souvenirs, mais ô combien indispensables à la bonne tenue de la cité ! Et la somme de l’ensemble nous procure de la sécurité, nous permet de nous élever dans la contingence. Certes, nous sommes quand même d’une certaine manière des exceptions individuelles, car nous possédons pour nous les différentes expériences unitaires du vécu, qui influencent l’objectivité de nos rapports entre les individus et le monde dans lequel nous aspirons à devenir. Dans nos hôpitaux, calqués par la réalité du dehors, qui n’est ni plus ni moins que son reflet, des évènements que je qualifierai de pittoresques, pas forcément en rapport avec le domaine de faits remarquables, mais au contraire, bien misérable dans la beauté du monde, se déroulent parfois étrangement dans l’intimité de son enceinte. Vous comme moi, nous ressentons parfois comme d’étranges moments de déjà vu, nos sens trompés et habitués par l’expérience d’un ressenti particulier, la possibilité d’avoir été nous-

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mêmes, mais dans d’autres circonstances, dans un même lieu. La vie devait être une succession d’évènements, réitérant les mêmes schémas empiriques, et les mêmes pensées dans une infinité de possibles, définis par la mécanique précise d’un mouvement métronomique. Cet instrument utilisé dans l’étude des partitions donne un signal audible ou visuel permettant d’indiquer un tempo. Égale à un tas de particules élémentaires en mouvance désolidarisées entre elles, propulsées dans l’univers immense et inconstant, ayant la conscience d’appartenir à un même noyau atomique. Ces corpuscules libres posséderaient intimement la faculté de compréhension, s’unissant à nouveau pour se matérialiser à l’infini dans un autre espace-temps. Dans ces moments- là, dans le trouble des âmes, nous reprenons aussitôt conscience d’être bien présents à l’instant « T » dans le monde présent tel qu’il est, comme il nous apparaît dans cette aspérité métaphysique. Parfois la complexité des pathologies psychiatriques face à l’intensité extrême des délires, peuvent pousser nos semblables dans leurs retranchements, sans notion de temps et de durée et dépassent l’entendement des êtres dits normaux, non avertis. En voici la preuve : Je faisais mon entrée cet après-midi-là, entrant dans le sillage d’une journée ordinaire déjà bien entamée et égale aux autres par l’aspect normatif qui caractérisait mon assuétude au service. Instinctivement, comme le veut l’habitude, je consultai une fois de plus la planification qui me concernait ; tel un névrosé devant s’assurer mécaniquement et plusieurs fois à l’avance d’avoir vu ce qu’il avait vu et de ne pas penser la minute suivante à ce qu’il n’avait pas vraiment vu. D’un point de vue comportemental, les névroses sont des maladies de la personnalité de gravité mineure. Elles ne nécessitent pas d’hospitalisation, lesquelles s’expriment par des troubles dont les malades sont conscients et dont la survenue est liée à des traumatismes psychologiques récents ou antérieurs. Dans son esprit, la réalité ne présente aucune altération profonde, mais

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seulement une déformation. Il existe plusieurs sortes de névrose : l’angoisse, le trouble panique, l’anxiété chronique, la névrose phobique, l’hystérie obsessionnelle. Dans sa « Psychopathologie de la vie quotidienne », Sigmund Freud présente les névroses comme une expression de l’inconscient. Selon lui, c’est l’angoisse qui constitue leur véritable moteur. Des signes cliniques viennent renforcer et peuvent confirmer le diagnostic : l’insomnie, la perte de l’appétit, la fatigue, et les troubles fonctionnels.

Après assimilation sûre et certaine de l’horaire de travail et de mon positionnement dans celui du pôle, j’assurai la relève de l’équipe du matin avec l’équipe du soir à l’Unité d’Hospitalisation de très Courte Durée. Cette unité avait vocation à prendre en charge uniquement des patients des urgences adultes, à soulager et à accueillir temporairement des patients en transition, et accessoirement à visée psychiatrique. Ils sont dirigés dans ce service dans l’attente d’un diagnostic clinique, afin d’assurer le soin et d’affiner le diagnostic en fonction d’une éventuelle orientation vers le service adapté à leur état. Dans une autre mesure, les malades sont orientés dans le cadre d’un transfert interservices, ou si la surveillance et la thérapeutique sont efficaces, d’autoriser le retour à domicile ou dans d’autres structures dans une durée maximale de vingt-quatre heures. Nous disposons de huit chambres d’hospitalisation, dont une spécialement conçut pour les cas les plus difficiles, auxquelles des personnels spécialisés et formés dans ce type de prise en charge sont affectés par un organisme extérieur.

Cet après-midi, nous avions en tout et pour tout seulement deux patients, dont Madame DELAMARRE, Simone de son prénom, une femme dans la soixantaine naissante, arrivée en catastrophe cette nuit accompagnée par les forces de l’ordre, pour déambulation dans un état second manifeste avec agressivité déclarée envers les

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automobilistes et agents sur la voie publique. Sa prise en charge avait été retardée momentanément, m’avait-on renseigné. En effet, le personnel de nuit des urgences avait été pris à partie, nos soignants menaient sur le front une autre bataille rangée, soutenus par les pompiers, face à des jeunes gens enivrés et extrêmement agressifs, à qui l’on ne pouvait faire entendre raison. Résultat de l’opération, un infirmier et un pompier blessés à l’arme blanche, qui ont dû être hospitalisés, mais heureusement sans conséquences majeures. Ces violences préjudiciables, contrairement à ce que l’on pourrait penser ; ne sont pas tant isolées que cela, bien au contraire. Les faits d’agressions envers le personnel hospitalier s’étaient grandement multipliés ces dernières années, mais malheureusement elles ne sont pas toutes répertoriées à leur juste place. Elles se contentent d’étoffer médiatiquement les faits divers des rubriques des journaux locaux. Elles sont comptabilisées dans les rapports des commissions d’hygiène et de sécurité du travail, ajoutées et noyées dans la masse des nombreuses statistiques nationales, se soldant bien souvent par un non-lieu sans intérêt majeur, n’ayant pas forcément le mérite d’exister. S’acharnant tout simplement à vouloir venir augmenter les rangs des évènements fortuits sans importance ; et pourtant Dieu sait que les personnels de santé de France sont en souffrance. À cet effet, des fiches d’effets des dits évènements indésirables sont systématiquement établies, et bien souvent rédigées ; en surnombre ; elles se retrouvent en attente sur un vieux secrétaire directoire, où elles s’entassent parmi les nombreuses piles incommensurables de documents administratifs divers. Cela dit en passant, victime en partie de la désuète et lourde intendance française, empreinte héréditaire persistante de l’ère napoléonienne encore présente au vingt et unième siècle. À quand véritablement l’allègement administratif de nos institutions ? Ceci a pour effet de minimiser la pertinence des évènements relatés, et de les classer commodément

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dans le sens de la verticalité. Et si par chance, elle devait rester une rescapée du lot de la première heure, et toujours bien visible au regard du cadre hospitalier, elle pourrait éventuellement être considérée l’espace d’un instant, mais ne rêvons pas. Car même si notre gentil « surveillant » s’affairait à bien vouloir daigner lui donner une once d’importance, en laissant de côté certaines tâches transversales de la plus haute importance, rien n’y ferait. Je vous parle de celles qui en principe ne devraient pas être en rapport avec les responsabilités de son poste. Parlez-lui-en, il semblerait que vous ayez touché une corde sensible chez notre ange gardien, tenez ! Quand on parle du loup, regardez-le ! Il fuit le lâche, aussitôt rattrapé d’une envie irrépressible d’assister à une éventuelle et urgentissime « réunionite ». Vous avez dit quoi ? Désolé, vraiment ! Traduisez plutôt ce sacro-saint mot par : inflammation sévère et répétitive d’une absence régulière se substituant à l’activité quotidienne, lorsque les véritables problèmes s’accumulent et surgissent de toutes part. Je ne peux lui jeter la pierre qu’à moitié, quand il ne s’agit pas d’un carriériste en puissance, dans la mesure où sa mission principale est détournée volontairement de son rôle premier de surveillant de proximité dans les soins ; et échangée contre un lavage de cerveau avec greffée sur la tête une irrévérencieuse casquette de manager de supermarché au service de la vulgarisation mercantile que sont devenus le soin et l’humain.

— « À combien l’estimez- vous votre santé, Mesdames et Messieurs les dirigeants de la haute sphère ? Vous assistez impassiblement et insensiblement au déclin, mais surtout à la paupérisation des âmes sensibles et altruistes que vous administrez, tout ceci est un non-sens. Vos intentions sont aussi plates et linéaires que la courbe mesurée d’un électro-encéphalogramme ! »

— « Dites-moi, je veux le savoir, à qui avez-vous vendu vos âmes

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corrompues, vous qui êtes assis dans votre impassible immoralité complaisante, vous vous auto-suffisez à vous-même n’est-ce pas ? Installés mollement sur vos séants adipeux avec vos largeurs disgracieuses qu’une chaise au coussin moisi de style Louis XVI d’un cabinet ministériel suranné à l’ambiance lourde et encaustiquée, qui s’avère être en fait l’état-major de vos projets égoïstes, peine à contenir. Ne soyez pas désobligeants, je vous en conjure, je n’ai rien contre vos derrières, si ce n’est qu’un bon coup de pied bien placé sur ceux-ci, ne ferait pas de mal à certains. Décidément, ne voyez-vous pas seulement que ces cœurs se dessèchent et se tarissent, ces âmes se vident de leur joie substantielle rien qu’en pensant au mauvais sens que prennent leur vie. Vous ne leur inspirez que de la peur et du mépris par vos perpétuelles réformes dénuées de bon sens. Vous asphyxiez de l’intérieur un système bien pensé par vos directives insensées. Dans le même esprit, vous effacez sans vergogne, de ce qu’il reste de moralité chez ces êtres dévoués à cette cause commune ; comment pouvez-vous ne pas le voir ? Ou tout compte fait, devrais-je dire comment ne voulez-vous pas le voir ? Ça revient d’une certaine manière à scier la branche sur laquelle vous vous êtes perchés, vous êtes-vous déjà imaginé avoir des problèmes de santé ! Ce qu’entre nous je ne vous souhaite pas bien entendu, pas même à mon pire ennemi »

— « Ah, mais, c’est que je vous entends d’ici vous dire tout bas »

— « Cause toujours l’artiste “réac”, on ne vit pas dans le même monde toi et moi, moi non plus je ne te souhaite pas la maladie, à part si tu continues à déblatérer de telles inepties du genre, non fondées et démagogiques. Dis-moi au passage sais-tu seulement qu’à la différence près, et pas la moindre d’ailleurs, d’entre nous deux, au cas où tu ne le saurais pas, ce qui m’étonnerait fortement, nous ne possédons pas le même portefeuille toi et moi. J’aurais une prise en

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charge moyennant finance, que dis-je ! Gracieuse bien heureusement encore, de par ma notoriété passée et la qualité de mes proches relations, pour les remerciements des petits services officieux rendus avec les frais de fonctionnement prélevés par la levée de tes impôts de modeste contribuable. Que dire également de tous ces retours sur investissement, dus et à me rendre à titre de l’échange des bons et loyaux services, attribuer depuis toujours à nos gourmands capitalistes. Rendez vous compte, ces gens-là possèdent la majorité des établissements de soins privés de ce pays, ils seront pour moi de véritables amis, un juste retour des choses diront nous. Ils m’ouvriront toutes leurs bonnes intentions à travers l’accès à une clinique de renommée privée, et de plus avec ces meilleurs médecins et chirurgiens à la pointe du progrès, et toi qu’auras-tu ? »

— « Vous le voyez bien maintenant, que nous évoluons dans une médecine à deux vitesses, mais stoppons ici la polémique ».

— « Mais rassurez-vous, vous aussi serez jugés par vos pairs, vos égaux, les autres méritants, mais à l’instar des êtres d’exception, l’histoire ne se rappellera probablement pas de votre utilité dans ce siècle. Elle se souviendra seulement de gens destructeurs de société, avides de pouvoir, et au passage, je vous remercie de l’attention que vous n’apporterez pas à mes remarques, dont je ne doute pas du manque de considération qu’elles vous inspireront et qui feront la part belle à l’insignifiance à laquelle elles aspirent. Qu’importe, en espérant tout de même ne pas vous avoir fait perdre de votre temps si précieux, votre non obligé, Mlle la moralité, qui ne saurait être la promise d’un destin malveillant ».

L’attitude de nos cadres s’inscrit dans une logique managériale, je m’explique : leur formation initiale d’une année, leur permettent d’acquérir des savoirs procéduraux en rapport avec la gestion

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humaine et matérielle d’une unité de soin. Cet enseignement se distingue également par la pertinence de son contenu, à savoir être un véritable vecteur de projets pour l’amélioration des conditions de travail des agents, acteurs au cœur de la dimension du soin. En définitive, elle forme des chefs diplomates aux qualités humaines indéniables, voilà pour le fond. La forme sur le terrain quant à elle, je vous l’ai déjà expliquée un peu plus haut, même s’il y a encore davantage de matière à développer.

Après ce bref égarement, occupons-nous de notre patiente identifiée, auprès de sa carte d’identité, confondue avec les nombreuses autres cartes d’achats, retirées expressément de son portefeuille, tapi dans un capharnaüm extraordinaire, qui lui tenait lieu de sac à main. Comme dit l’adage populaire bien de chez nous, tellement représentatif : « une vache n’y retrouverait pas son veau ». Après l’enquête de moralité, il apparaissait à l’étude du dossier, que cette dame ne possédait aucun antécédent médical et judiciaire connu, elle semblait n’avoir existé que cette nuit, était-ce là les signes du hasard, ce pourvoyeur inconséquent, responsable désintéressé de l’errance des ombres immatériellement visibles. J’allai à la rencontre de Madame DELAMARRE, pour lui prendre la tension avec un sentiment en demi-teinte assez partagé, voire même mitigé par rapport à l’appréhension de cette situation assez particulière. La patiente alitée que je vis pour la première fois laissait deviner de belles formes sous des draps fins et colorés ; ceux-ci en effet, épousaient parfaitement les courbes de son corps fin et rectiligne, qui malgré sa posture en position de chien de fusil, supposait aussi une grande taille morphologique. Sur le moment, elle semblait se trouver dans une insondable sérénité. Cette accalmie relative lui conférait bien visiblement, et sans ambages, cette béatitude apparente. Pareillement à un ciel sans tâche dans l’horizon, remarquable quand

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la vie s’apaise dans ses moments intimistes de solitude avec soi-même, quand l’esprit se tourmente et se complaît sans difficulté dans la dualité de la raison et de l’aliénation. Lui avais-je à peine frôlé le bras avec délicatesse et avec prévenance pour lui prendre la tension, qu’une réaction disproportionnée et inappropriée me fit reculer par surprise de plusieurs pas. Elle se retourna brusquement, et me jeta instantanément un regard de terreur, chargé de haine à travers des yeux démoniaques. Dans ce moment de surprise, j’avais sans intention, mais sans nul doute foulé et piétiné son espace vital. Finalement à froid, avec un peu de recul, je me surpris à penser que sa réaction avait été proportionnelle à l’agression de sa sphère individuelle. Se sentait-elle menacée par l’étranger hostile que devait représenter ce visage inconnu ? En l’occurrence le mien, qui la tenait en respect à ce moment-là. Elle m’avait pris au dépourvu à travers ce sursaut inopiné, qui en disait long sur la dangerosité de la situation dans laquelle elle se trouvait. Les contentions étaient prescrites pour sa sécurité aux deux bras et jambes ; la maintenant fermement au lit dans lequel elle se trouvait, pour éviter l’apparition d’éventuelles blessures et lésions dans ces déchaînements incontrôlables. De temps à autre, l’émission déconcertante d’un hurlement sauvage, à peu près identique à celui d’un animal déchiré de fureur venait déchirer le silence d’une belle journée de printemps ; auquel étaient associés des cris perçants et stridents analogues à des âmes de pécheurs non repentis. Telles des apparitions fantomatiques, condamnées à l’éternité des flammes de l’enfer pour les méfaits dont ils avaient été les auteurs le temps d’une vie terrestre. Ces agitations confuses me glaçaient d’effroi et me rappelaient par intermittence durant l’exécution de mon travail la présence de cette femme en souffrance. Vinrent s’ajouter à la complexité des moments difficiles, sans raison et sans transition, des moments de latence, dans lesquels elle semblait déraisonner au travers d’un relâchement nerveux. Elle

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décrivait des aventures imaginaires, relatées d’une façon tout à fait consciente. D’ailleurs, la précision avec laquelle elle dépeignait l’environnement et la vie dans ses récits imaginaires était stupéfiante, pour ne pas dire déconcertante. Péripéties romanesques narrées prodigieusement, comme l’originalité d’une toile de maître d’où l’on avait cette étrange impression que la vie ressortait et débordait du cadre à vouloir s’en échapper. Prendre la fuite pour ne pas pouvoir être contenu par l’expansivité d’une nature luxuriante qui était la composante dominante et la plus représentative dans le décor, laissant au second plan l’humanité au travers d’ombres suggestives. C’est dans l’ordre des choses me diriez-vous ! Cette dimension trompeuse rarement atteinte par son réalisme et son naturel, et ainsi que par la qualité obsédante de l’œuvre est amenée à déjouer l’œil critique et expert des plus influents amateurs d’art. Cette sacrée scénariste y mettait du cœur à l’ouvrage pour rendre présentable son expansive folie imaginaire. Finalement, était elle comparable à certains artistes que l’on croît fous ? Fondamentalement dotés d’une hypersensibilité d’âme et de cœur accru ; prédisposés à la création des belles œuvres raffinées, leur permettant de saisir le sublime la ou on l’attend le moins, au gré des rencontres hasardeuses, tout en posant ainsi l’œil exercé sur la marche en avant du monde. Cette propension innée de figer dans l’esprit certains moments de grâce avec un élan de générosité, octroyée par d’uniques sensations et de sentiments périssables, permettraient ils de fixer éperdument les éléments affectifs de la vie sans grande difficulté ? Si oui le cas échéant, il s’agit d’une qualité naturelle, de toute évidence. Malgré la maladie qui la déformait de l’intérieur comme dû dehors, elle possédait de beaux restes, son visage d’une beauté excessive à la forme triangulaire et aux traits fins ; soulignait et mettait en avant très légèrement les petites fosses des petits creux de ses joues rebondies. Elle-même, bien fermes et délicates, telles de petites

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balles de forme concentrique. Son teint de peau ombragé et éclatant était légèrement hâlé, et s’accordait mutuellement avec ses grands yeux bruns en forme d’amande enfouis dans ses pommettes. Autant vous dire que ce regard-là pouvait facilement exprimer sans objection les joies et les peines des mauvais jours. Sur ce portrait d’idylle enviable était réservé une place exiguë à un petit nez en trompette, accompagné d’une belle et longue chevelure en cascade, où venaient contraster des reflets blonds et gris argenté, laissant apparaître avec timidité de petites boucles vagabondes à leur extrémité. Elles descendaient librement jusqu’à sa taille fine et athlétique, laissant découvrir à son tour de belles et longues jambes toniques, filiformes, formées de muscles visibles et bien galbés comme en possèdent les gens entraînés à la pratique sportive.

Mais le répit fut bref et de très courte durée, car ces crises épisodiques et récidivistes, sur lesquelles je ne possédais aucune connaissance, du fait de ne pas avoir pu mettre de nom sur cet état maladif, étaient pour moi des inconnues, dont les présentations pathologiques ne m’étaient pas destinées, et ne m’avaient pas non plus été présentées. Cependant, je m’interrogeais et me renseignaient succinctement des causes responsables, provoquant ces effets chez une personne, par anticipation de la situation à laquelle il faudrait tout de même faire face, au moins pour les attitudes à adopter et les soins à apporter, et cela était dans mes attributions. De ce que l’on me rapporta, il s’agissait dans la situation qui nous intéresse et par définition objective de chez notre artiste de l’abstrait et de l’imaginaire, d’un développement d’une psychose hallucinatoire. Il s’agit d’une pathologie psychiatrique qui se manifeste par un délire hallucinatoire. Ce syndrome du délire chronique survient principalement chez des sujets féminins, à un âge avancé, souvent isolé, auto- persécuté, entraînant des hallucinations

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visuelles. Le malade se lance dans des discours ininterrompus, et emploie la troisième personne du singulier dans ses délires. Peuvent apparaître secondairement des troubles du cours de la pensée, une diminution de l’affectivité, et des symptômes paranoïaques. L’évolution de la maladie alterne avec des périodes de rémission et d’aggravation. Les conséquences sont relativement lourdes sur le plan personnel et social. En général, dans les mois qui précèdent la maladie, un événement marquant survient, un deuil, des soucis d’ordre professionnel, un divorce. Sa prise en charge s’effectue par un psychiatre, et le traitement repose sur des traitements antipsychotiques. Il n’est pas curatif, mais agit sur les symptômes de la maladie. Je n’ai jamais exactement bien compris pourquoi les sciences en général accordaient cet intérêt à la dénomination par des termes étymologiquement brutaux, que l’on pourrait qualifier plus simplement, surtout au regard d’une pathologie des troubles du comportement. D’un point de vue de l’ascendance des mots, de l’origine filiatique d’un terme basique, pourquoi vouloir attribuer à tout prix des épîtres fortes et complexes ? D’autant plus difficile à assimiler par le citoyen lambda pour désigner sa maladie. Pour définir là en l’occurrence ce qu’est une construction structurelle mentale, de l’esprit, viable ou non, me semble hors de sens. Même si l’on peut concevoir bien sûr qu’il faille bien tôt assimiler les rudiments abécédaires de nos langues respectives, par le simple fait de la compréhension de tous et pour tous, par exemple d’appeler un animal, un animal, un être humain, un humain.

Je pris la décision sur mon temps de pause, une fois les plateaux-repas servis, de tenir compagnie à notre hôte, et de tenter de l’attirer l’espace d’un instant dans notre réalité, et pourquoi pas, de percer la bulle invisible qui la retenait prisonnière de son univers. Ce n’est pas bien, je vous entends de nouveau — « de quel droit, prend- t’il de

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telles initiatives celui-là ? Usurpateur vas ! » Mais en même temps, j’avoue que cela me fascinait. L’envie me prenait à mon tour de m’immiscer dans son théâtre intérieur, et de pouvoir observer cette fabuleuse comédie qui s’y jouait à guichet fermé, sans spectateurs attentifs du monde réel ; hormis possiblement, ce soignant indiscret et impatient d’assister à la représentation, qui devant elle, jubilait de se trouver dans la loge d’honneur. Parfois le simple fait de prendre le temps d’écouter et d’observer vous procure d’agréables surprises et vous permet d’apporter un nouveau regard sur la situation, car machinalement, la somme totale de nos obligations ne nous rend pas toujours disponible aux autres, elles nous rendent aveugles et sourds aux évènements quels qu’ils soient. Le théâtre de la vie dans lequel nous préfigurons dans un ordre respectif, précis et établi par le seul destin sous toutes ses formes et avec toute sa troupe de comédiens, nous entraîne inexorablement dans une pléiade de possibles. Chacun peut être amené à emprunter librement par sa volonté une voie de grande affluence, ou au contraire accéder aux chemins de traverse, en sortant des sentiers battus, qui au final peuvent définir des rencontres à venir, accompagnées de magnifiques concerts d’ouverture à la musicalité terrestre. En ce qui me concerne, je prendrais le temps d’observer cette tragi-comédie, de la considérer véritablement pour ce qu’elle serait, mais aussi de l’apprécier, peu m’importe la difficulté de la tâche. Elle en était là à ce moment, les poings et mains liés pareils à l’Homme de Vitruve en position horizontale au plafond, le regard perdu dans le vaste monde insondable des songes qui défilent et se matérialisent devant des yeux inertes d’irréalité. Ces organes destinés à la réception des influx visuels fixaient le néant sans lucidité, se contentant de se fermer et de s’ouvrir sommairement dans leurs orbites pour reposer son cerveau en effervescence. Surprise en pleine connivence avec son délire, je me souviens de son rôle de « nez » ; enrôlée par des

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maisons prestigieuses. Elle exerçait ses talents à Grâce, capitale mondialement réputée pour son parfum, tantôt directrice de production hyperactive, par qui les ordres jaillissaient par milliers sur des recommandations de toutes sortes, qu’il fallait exécuter expressément, et selon ses moindres désirs. Égale à un général d’infanterie menant ses troupes au combat dans une cadence infernale ; elle menait, guidée par la candeur d’une main ferme et assurée, son unité sur le front. Je me souviens d’un autre de ces rôles, relevant une fois de plus de la fantasmagorie d’une chimère, de celui dans lequel elle était l’héroïne, égérie gâtée de prévenances d’une maison de haute couture, qui avait pignon sur la prestigieuse rue du Faubourg Saint-Honoré. Elle se pavanait aux yeux de tous ; libre comme l’air, tournoyant comme une figurine sur le socle d’une boîte à musique, vêtue d’une magnifique robe satinée de velours noir, couverte de mille et un bijoux, reposant majestueusement sur la partie inférieure de son cou. D’ailleurs, il serait difficilement impossible de ne pas lui accorder le bénéfice du doute concernant l’accord de ces pierreries et ornements d’apparats dans cette illusion de l’esprit entre eux et le tissu. Et tout aussi certainement, sans aucune mesure avec cette belle et merveilleuse peau hâlée, dont les femmes d’occitan gardent si jalousement le secret. Dans ce haut lieu de la mode qui s’apparentait à Byzance, cette redoutable ambassadrice autoproclamée usait du verbe haut pour assoir son autorité, elle criait désespérément à qui voulait l’entendre : « celle-ci est vraiment parfaite, elle fera largement l’affaire ! » Faites-la juste retoucher, et tout cela dans une répétition abasourdissante et sans fin. Ses yeux descendirent du ciel et déconsidérèrent ce plafond sans image, qui devait s’apparenter à ce moment, à la toile de projection des films de cinéma, où le souvenir de ce long métrage tombait dans l’oubli existentiel et semblait déjà loin, laissant derrière lui la possibilité de présager une suite. Finalement, elle n’avait que

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simplement changé de place, et s’était brusquement tournée vers moi me considérant d’une manière soupçonneuse sans me lâcher du regard. Sur l’instant, je changeai de statut, la scénariste avait décidé, je ne sais pour quelle raison, d’élever mon rôle dans la hiérarchie de cette adaptation. Du figurant de seconde zone, qu’elle devinait sans voir, je devenais soudain un élément clé du scénario, tel un personnage réel tout en couleur avec un chapeau haut de forme. J’étais maintenant visible ; elle s’adressait à moi sans me perdre de vue : — « êtes-vous cet inspecteur untel, dont on m’a signalé la présence lors de mon absence d’hier après-midi ? », je ne savais que lui dire, de peur de me faire reléguer au second plan, c’est-à-dire a mon rôle initial. Je l’avoue, j’étais un peu décontenancé sur le fait, mais paradoxalement, cette phrase avait fait son effet sur la forme de la tournure dans ce moment de doute. Elle était effectivement souvent absente ces derniers temps, et moi peut être un peu trop présent, trop absorbé à essayer de comprendre cette force curieuse de grandeur qui éveillait mon appétence à la curiosité. Je répondis donc d’un simple « oui » sans consistance, qui agacerait sans nul doute le personnage central qu’elle était, et la réponse ne se fit pas attendre, mais tellement prévisible :

— « Permettez-moi de vous dire Monsieur, je n’ai pas besoin de vous, mes égarements ne vous regardent d’aucune manière. Repassez plus tard, je vous accorderai un peu plus de mon temps » :

— Comment devais-je interpréter ces derniers mots dans la position qui était la mienne ? Le doute subsistait en moi. Il est vrai que sur le moment cela me plaisait de savoir que j’existais quand même dans son subconscient, même sans repère bien précis, au beau milieu de cet univers imaginaire et mystérieux sans réel fondement pour le commun des mortels. J’étais présent en qualité d’inconnu du grand public, dans cette production de l’esprit sans véritable scénario, dans

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lequel elle me projetait de plein fouet bien malgré moi, qu’importe, pour elle, j’y figurais vraiment. Étais-je simplement une image de sa cérébralité défaillante, malléable et corvéable à merci qui pouvait prendre les différentes formes et personnalités qu’elle désirait à tout instant, et composer avec à souhait ? Ou bien au contraire, me voyait-elle comme je lui apparaissais réellement, sous la forme d’un homme accoutré d’une tenue de soin de couleur blanche, les yeux rivés sur sa personne, fixés à cet endroit au milieu d’une chambre d’hôpital, dans ce qui lui restait de lucidité ? Peu importe, je m’apprêtais à quitter la chambre, lorsqu’un homme d’apparence distinguée, approcha à pas lent et mesuré dans ma direction. L’expression que prenait son visage sérieux et austère témoignait d’une vie qui ne lassait pas de laisser libre court aux plaisirs inutiles et au laisser-aller. Contrairement aux apparences ; arrivé à ma hauteur, étrangement son visage changea. Nous pouvions y lire sur l’instant de l’angoisse et de l’inquiétude mêlée. De son ton courtois et aimable, il me demanda des nouvelles sur l’état de santé de sa sœur qui, selon lui, avait accumulé beaucoup de soucis importants, et me confia qu’il n’était pas surpris que cela se passât ainsi. Je l’écoutai me raconter tous les déboires et mauvaises fortunes que sa sœur avait endurés, de ces mauvais démons qui lui avaient torturé l’esprit et que la destinée s’acharnait à vouloir malmener, ainsi que, de ce qu’elle venait de subir de plein front ces derniers temps. Plus le temps passait, plus il me parlait bien volontiers de leur vie respective, j’étais incontestablement l’homme de la situation, celui qui correspondait parfaitement à la mise en confidence des tristes sorts. Il arrivait de son domicile de Nantes en urgence ; après que le mari de madame Delamarre, qui était à ce moment précis en déplacement professionnel, l’avait joint instamment, avec beaucoup d’inquiétude sur son téléphone personnel, quelques heures auparavant. Il avait jugé plus sûr de contacter le frère de sa femme pour se rendre auprès d’elle, car tous

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deux étaient très proches et inséparables depuis leur tendre enfance. Ils étaient originaires d’Eze village dans le sud-est de la France, charmant petit village provençal perché en nid d’aigle de l’arrière-pays niçois dans le département des Alpes Maritimes. Hameau d’art et d’histoire, les ruines de son château et ses étroites ruelles bordées d’échoppes, constituées des vieilles pierres de charme chauffées par la chaleur du sud, avaient conservé leurs beautés des années passées. Elles font encore aujourd’hui le bonheur des passants et des curieux, surtout celui des artistes de tous poils et des artisans des métiers d’art. Cet écrin bâti à flanc de roche qui culmine à six cent soixante-quinze mètres au-dessus du niveau de la mer surplombe la presqu’île de Saint-Jean Cap Ferrat. Dans un cadre splendide, ce rubis d’exception suspendu laisse percevoir aisément en contrebas, l’une des plages discrètes de la baie des anges, au bord de la mer Méditerranée, nommée Eze sur mer et qui part du Cap Roux à la pointe du Cabuel. Ce petit bijou azuréen est largement accessible par les voies de desserte classiques du haut des corniches si atypiques de cette région. Cette crique est ombragée par une pinède qui descend à la mer. À un endroit légèrement en recul, masqué partiellement par une végétation vivace, en empruntant un petit escalier naturel, dont les marches composées des racines des arbres mêlées à de la terre de feux s’effacent progressivement par l’usure du temps, elle rejoint un piton escarpé dans la corniche. Perchée sur les hauteurs ; et tout en haut, se laisse découvrir une église aux murs peints de tons chauds à la couleur ocre clair. Les promeneurs seront toujours agréablement surpris par le jardin exotique, créé en mille neuf cent quarante-neuf. Ce beau coin parfumé des essences rares a été réhabilité depuis quelques années ; creusé à même la roche. Formé de terrasses et de jardinières naturelles où vivent sous des cieux ensoleillés une collection botanique aux plantes succulentes et rares en provenance des divers continents, que les Libeccio et sirocco rafraîchissent

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fréquemment de leur souffle éolien. Petite fille, elle aimait jouer aux billes les jeudis plutôt, quand il n’y avait pas école au quartier de l’Aiguetta. Elle, son frère Jean, et la petite voisine Nicole, se précipitaient sur les abords de la chapelle des pénitents blancs, près des carrés cultivés d’œillets provençaux, qui fleurissaient au printemps et au début de l’été, parfumant l’air, et qui annonçaient l’arrivée des beaux jours de chaleurs. Les années passantes, des trous étaient apparus et en faisaient des alliés idéals pour les parties de billes où Simone excellait dans ce jeu populaire. Elle avait souvent agacé son jeune frère avec la dextérité et la précision d’une diablesse dont elle faisait preuve et que chacun par humilité lui reconnaissait bien. Sans état d’âme, elle appliquait à toute chose l’adage préféré de son père « qui ose gagne, qui perd paye » elle détroussait ainsi sans grande difficulté les petites Bourses bien bombées qui contenaient les petites sphères précieuses de ses adversaires, si faciles à remporter. Ce jeu était très courant dans les cours de récréation, et sous les préaux d’écoles. La façon la plus classique d’y jouer consistait à projeter sa bille en formant une pince avec le pouce et l’index, puis donner une impulsion à ce dernier, qui percutait celle de son partenaire de jeu. Celui qui faisait entrer l’objet roulant le premier dans le trou, gagnait la partie et remportait le butin de son adversaire. De temps en temps, durant ces parties durement menées, on entendait, madame RUFIN, mère, qui appelait ses ouailles à l’heure de midi pour le déjeuner, au moment immuable durant lesquels, les cloches sonnaient douze coups à heure précise. Monsieur RUFIN, frère se souvient de la pissaladière confectionnée avec amour par sa mère, il y avait là beaucoup de nostalgie d’une époque révolue dans ce regard expressif, abondé de souvenirs, qui se contentait de fixer le vide sans orientation précise. Elle embaumait l’air chaud et sec de sa multiplicité de parfums subtils d’herbes aromatiques provençales. Et que dire de la vieille demeure à façade

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du seizième siècle aux charmantes persiennes bleues, si hautes pour des yeux d’enfants, qu’elle vous donnait le tournis à coup sûr. L’après-midi après la sieste, surtout l’été, quand la chaleur devenait insupportable, et pour se rafraîchir, elle se rendait à la fontaine du bourg, elle trempait ses doigts fins et frêles dans l’eau froide, que recouvrait l’étendue du dôme massif de pierre au-dessus de la surface ; sur laquelle il projetait son ombre tempérée. Elle admirait, et se laissait surprendre par le clapotis de l’eau, d’où s’échappaient de fines bulles aquatiques qui éclataient et libéraient leur contenu d’air en arrivant à la surface lorsqu’elle faisait tourner sa main, comme un tourbillon venu des profondeurs abyssales. Des petites feuilles à demi émergées vert pâle de cressons, contenues entre deux eaux, recouvraient partiellement la fontaine de ses pousses rampantes. Dû dessous, les petites ombres grises animées et fugaces des tritons venaient troubler par surprise la quiétude de ses rêveries en nageant librement dans l’eau tiède, créant sur son passage un petit sillon léger comme une vaguelette aux mille éclats d’argent, révélés par la réverbération du soleil sur ce liquide limpide. Les mille lueurs des rayons du soleil des fins de journée se reflétaient comme des étincelles dans un jeu de lumière et d’ombres interposées, et rendaient l’air d’un soir annoncé, un peu plus respirable. Des histoires de tritons, en voilà une, dans laquelle Simone s’était sacrément fâchée, tel un fauve enragé après Jean. Ce jour-là, pareil à un autre jour estival, il s’était rendu le matin de bonne heure à la fontaine ; aventurier naturaliste d’un jour ; armé d’une épuisette, il avait capturé l’une de ces petites bestioles. Sa mère l’avait surpris dans le jardin sous la pergola ombragée par les grandes feuilles de vigne à vouloir disséquer l’amphibien. Pour l’opération, il l’avait retourné sur le dos, les quatre nageoires-pattes en l’air de la victime. Elle l’arrêta net, l’invectiva pour l’occasion de tous les noms d’oiseaux du répertoire ornithologique. Jean, pour sa défense, sur le coup un peu

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confuse, redressa sa posture, haussa les épaules, il se reprit, et dit d’un air sérieux et grave :

— « c’est un sacrifice nécessaire pour les avancées de la science. Papy m’a montré son livre de biologie animale, où on y voit comment on y entrouvre la bête en deux pour comprendre le fonctionnement des organes entre eux, et c’est Monsieur Charles, le naturaliste anglais, qui l’a écrit d’abord ! » Voulait-il seulement parler de « de l’origine des espèces » par Charles Darwin ? Il avait commencé à consigner des notes à l’aide d’une plume dans un cahier d’écolier, à côté duquel se trouvait un papier buvard taché par l’encre qui se déversait de l’encrier renversé par l’effet de surprise. Mademoiselle Simone fut intransigeante, et se montra sous ses jours de colère, ce qui eut pour cause d’effrayer définitivement Jean dans cette histoire. Il abdiqua, sous un air de mou et, tout penaud, rapporta la cause du conflit dans son milieu naturel, conscient et réalisant avec du recul la bêtise qu’il venait de commettre sans réfléchir. Il revint la peur au ventre. Il appréhendait à présent la réaction de son père qui venait à l’instant de rentrer au domicile, et qui savait se montrer intraitable quand la situation l’exigeait, espérant que sa sœur tienne sa langue. Dans l’ensemble, ils vivaient heureux. La douceur de vivre du climat s’apprêtait fort bien à toutes sortes de polissonneries d’enfants insouciants, dont l’âme n’est pas encore corrompue. Évoluant au rythme des chants des cigales, ayant élues résidence, dans les champs de rocailles stériles environnants, ils se nourrissaient des fruits qu’ils n’avaient qu’à cueillir dans les arbres exposés à l’ensoleillement généreux des terres méridionales, dont les branches surchargées ne semblaient plus pouvoir contenir tant de délices. Ces enfants baignés très tôt dans les douces chaleurs du climat méridional étaient souvent accompagnés de la petite Nicole, cette gentille gamine de sept ans aux attraits physiques méditerranéens et

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au caractère de garçon manqué un peu désinvolte. Toutes les occasions qui se présentaient étaient les bienvenues pour braver les interdits. De plus, elle était casse-cou et intrépide comme l’étaient les petits monstres turbulents de son âge, cet excès d’énergie l’avait parfois desservie, ce qui lui avait valu de s’être fracturé les deux bras à un an d’intervalle. L’affaire avait fait grand bruit au cœur de la bourgade Ezasques, ce qui avait été l’objet au début de son drame, de toutes les curiosités de la part de ses camarades de classe. En effet chacun des petits écoliers avait apposé sa griffe de circonstance, voire un gros vilain gribouillage sur l’encombrant plâtre blanc. Le soir après l’école et l’encas de seize heures, les devoirs et les leçons apprises pour le lendemain, Simone dévalait les trois marches du perron à toute allure, comme un félin poursuivant une proie de choix, et filait tout droit rejoindre sa chère copine et camarade de classe. La maman de son amie avait le secret des bonnes gaufres à la cannelle qu’elle confectionnait elle-même avec beaucoup de soin. Cette mère attentionnée servait ces craquantes gourmandises avec de la confiture de citron de Menton, bien entendu, cela faisait le régal du goûter de nos deux chipies. Rien n’était de trop, elle accompagnait la plupart du temps ces petits péchés quadrillés et saupoudrés d’une pellicule de sucre glace, par un verre de la fameuse limonade traditionnelle de la célèbre fabrique du pays d’Aix-en-Provence. Une fois avalé, ce délicieux breuvage acidulé élaboré dans le respect de la tradition séculaire faisait pétiller les yeux. Dans ce moment amusant, avec un petit air de malice complice dans le regard, les filles se mettaient à rire à en pleurer, car ici on riait bien volontiers de ces petits riens fugaces qui ponctuent ces jours de bonheur dans la simplicité des bonnes choses. Jean les avait bien accompagnées de temps en temps dans leurs aventures, mais au final, il n’y trouvait pas toujours son intérêt. Son caractère semblait s’être durci sans raison apparente, Simone et Nicole s’en étaient persuadées. Notre Jean qui

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rit, se voulait présentement d’une attitude austère, et parfois y mettait du cœur à l’ouvrage, laissant deviner des occupations de la plus haute importance en affirmant qu’il y avait des affaires de toute évidence plus sérieuses dans sa vie. Il montrait en effet les premiers signes d’une intelligence précoce, et avait annoncé à son père avec intérêt qu’il étudierait l’erpétologie, suite à l’obtention des images des dinosaures par lesquelles la maîtresse l’avait récompensé pour son bon travail en classe. Son grand-père qui était au courant du fait, impressionné par l’intérêt que Jean avait apporté à la chose, lui avait offert un imagier par compassion d’un aïeul bienveillant à la réussite scolaire de son petit fils. L’illustration de toutes les espèces reptiliennes de l’ère secondaire y figurait, référencée et illustrée par catégories dans un beau et épais livre encyclopédique déniché volontairement par ses soins dans une librairie niçoise, lorsqu’il s’était rendu au bureau de l’administration de la défense et des anciens combattants à Nice. Rien sur l’instant ne comptait plus au monde pour ce petit garçon que les grands reptiles sauriens. Cependant, il lui manquait des éléments de réponse, lacunes qu’il compenserait bien vite, car il devenait impensable pour un petit génie de sa trempe de ne pas connaître toutes les subtiles caractéristiques de ses grands protégés, mais surtout, pire, de rester dans l’ignorance d’un tel savoir. Pour Noël, sa grande tante parisienne qui habitait le Faubourg Saint Honoré leur avait rendu visite, comme elle était à l’habitude une fois l’an. Coiffée de son éternel chapeau bibi noir en tissu tulle, cette fière dame du monde lutétien avait apporté exclusivement pour Jean, des reproductions miniatures de ces géants dans sa grosse valise, innovante pour l’époque. Soulignons-le quand même, car le cadre de celle-ci était en bois et recouvertes de fibres vulcanisées et donnait l’aspect du cuir brut, qu’on ne pouvait acquérir dans ce temps- là que dans les magasins spécialisés de la capitale. À la vue de ces figurines si bien représentées, et plus vraies que nature, une joie

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incommensurable jaillit de ce petit être émerveillé par l’ouverture en grand et instantané de ses grands yeux noisette où l’allégresse demeurait dans l’instant. Ces ophidiens terrestres hors norme, l’intéressèrent durant un certain temps, tandis que les jeux des filles l’ennuyaient fermement : quelle idée de jouer à la marelle, à la corde à sauter, et pire encore au chat perché ; les vrais jeux de garçon, à ça oui !

À ces douze ans, son certificat d’études obtenu, elle quittait le petit hameau de sa petite enfance, et prit le chemin de la grande ville voisine le jour de la rentrée scolaire. Voyageant par le même train qui menait son père à Nice, où il était pompier professionnel avec le grade de lieutenant de compagnie. La ville est située au fond de la baie des Anges. Elle est abritée dans sa cuvette par les hautes collines. Exposé plein ouest, le Mont Vinaigrier culmine à trois cent soixante et onze mètres. Il est constitué pour l’essentiel de calcaire massif aux strates étagées à la façon d’un mille-feuille en « terrasses » de verdure. Sa partie nord est boisée et plate. Au Nord-Ouest, proche de la vallée varoise et de la commune d’Aspremont, du même nom que le Mont, se trouvent sous la dénomination du « Mont Chauve » deux sommets jumeaux, le Mont chauve d’Aspremont à l’ouest qui culmine à huit cent cinquante-trois mètres de hauteur, et celui de Tourette à l’Est à sept cent quatre-vingt-cinq mètres d’altitude. Ils sont entourés de collines verdoyantes et sont occupés l’un et l’autre par d’anciennes fortifications. Au Nord-Est, au-dessus de la baie de Roquebrune culmine à trois cent soixante-dix mètres le mont Gros à la cime arrondie, ceinte de barres calcaires formées d’à-pics, où se trouve l’observatoire de Nice. Accroché à la falaise du mont Boron, dont le point le plus haut est à cent quatre-vingt-onze mètres, se trouve le quartier niçois, construit sur ses flancs et à ses pieds. À l’arrière-plan de ces petites sommités, le majestueux Mercantour

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joue les, trouble-fête de par son imposante stature. Tous les jours, le paternel empruntait par deux fois le chemin rocailleux, dit de la falaise de la Calanca, en bordure du vallon du Duc et du chemin Nietzsche, dit de mer d’Eze. Sur le chemin on peut observer à mi-parcours un moulin à huile hydraulique, émergeant d’une végétation luxuriante et sauvage ; connu sous le nom de « Moulin Perdu ». Heureusement pour lui, sa parfaite condition physique lui permettait de supporter l’effort à la limite de l’escalade ascensionnelle lors de la difficile montée sur le chemin du retour. Arrivé en contrebas, à environ deux cents mètres à droite en longeant le quai face à la mer, se trouve la mignonne petite gare ferroviaire. Ses murs colorés sont dans les tons ocre de l’Estérel. La station de chemin de fer permet la jonction sur la ligne Marseille-Saint-Charles à Vintimille et dessert les plus petites localités existantes sur le parcours. Dans la continuité de son cursus scolaire, elle fut pensionnaire du collège Henry Matis de l’Avenue Seilern, axe parallèle à l’Avenue Reine Victoria à Nice. Elle était accompagnée de Nicole, elle aussi déracinée pour la bonne cause, celle de l’apprentissage des indispensables rudiments de l’éducation obligatoire de l’institution Républicaine. Cependant, elles n’étaient pas affectées dans les mêmes classes, ce qui ne les empêcha jamais de se retrouver aux intercours, dans la grande enceinte murée, comme les deux meilleures amies au monde qu’elles étaient devenues. Les nouvelles matières que l’on enseignait furent dans un premier temps un flux non négligeable de nouvelles connaissances à assimiler dans une grande dynamique de travail, qui s’imbriquait chacune respectivement au cours des jours suivants. Très volontaires à la tâche, elles potassaient et bûchaient les devoirs sans rechigner, car ils feraient sans doute l’objet des interrogations des lendemains. Tout cela se passait le soir après le dîner pris dans le grand réfectoire des élèves. Le repas s’apparentait à un chahut extraordinaire de voix graves et aiguës, accompagnées parfois de cris plus ou moins

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compréhensibles, qui résonnaient formidablement sous la forme d’écho dans ce grand volume ou figuraient de remarquables voûtes d’ogives quadripartites, que l’on retrouve dans certaines églises. Le réfectoire se prêtait d’ailleurs fort bien à accueillir les vocalises des chanteurs lyriques amateurs. Parfois allant jusqu’à donner mal au crâne chez nos petites villageoises, lesquelles venaient des hauteurs où le calme prédominait et n’avaient que faire de toute cette cacophonie où l’on ne s’entendait plus respirer. Les résultats scolaires furent satisfaisants de parts et d’autres, laissant entrevoir de très bonnes perspectives pour la suite des études. La première année de cours avait été concluante et les évaluations dans les carnets de notes de Mademoiselle Simone faisaient la fierté de Monsieur et Madame Ruffin. Pour la remercier du travail accompli, à l’occasion de sa treizième année, le jour de son anniversaire, ils lui avaient offert des cours d’équitation dans un centre équestre du village voisin. Et toujours dans le même esprit qui la caractérisait, elle valida la moitié du cycle secondaire, ce qui lui permit de prétendre à l’étape suivante ; et pas des moindres. Elle intégra le lycée d’enseignement secondaire Masséna de Nice dans l’Avenue Félix Faure, qui fut autrefois le couvent des augustins Déchaux, construit en mille six cent vingt-trois face au Pont-Vieux. Avec les mêmes dispositions que pour le collège Henry Matis, elle fut également pensionnaire à quinze ans, mais cette fois-ci avec des sorties libres à l’heure du midi, plus exactement de douze heures à quatorze heures, portion de jour dans lequel le puissant soleil de Provence vous rappelle sa brulante présence. Dès la sortie de l’établissement, tout invitait à la rêverie dans toutes ces artères commerçantes citadines, animées par les voix des touristes de passage. Une fois engagé dans la rue du pont Vieux, vous franchissiez les escaliers, et au sommet, que du bonheur ! La belle niçoise se dévoilait à qui sait la regarder. Elle découvrit jusque dans les moindres ruelles le Tout-Nice, durant ces trois années de scolarité.

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Elle passa le plus clair de son temps dans la vieille ville, où elle vagabondait dans les heures chaudes de ces débuts d’après-midi. Extasiée par la présence des embaumantes senteurs des épices dans les rues ensoleillées, inondées de la luminosité bienfaitrice et éblouissante, des déclinaisons des couleurs. Du jaune safran au rouge-orangé, l’ocre, couleur de la bonne humeur, évocatrice du style provençal et des marchés aux douceurs d’épices, du bleu en camaïeu qui sent bon la lavande, le vert tendre, qui évoque les champs d’oliviers, les jeux d’ombres sur les murs des bâtisses provençales et leurs belles persiennes. Sans oublier à chaque coin de rue les charmants petits escaliers reliant les ruelles qui serpentaient dans la vieille ville, pleine de raccourcis élégants agrémentés de vases fleuris et de jolis perrons, les mêmes accents chantants des paysages du sud, de Giono et Daudet. C’était une véritable invitation aux plaisirs des sens. Tout était presque parfait dans son existence.

Elle avait décroché son bac pendant cet été de grosse chaleur. Hormis la perte de vue de Nicole, qui avait déménagé avec ses parents à Montpellier, à la suite de la survenue d’un drame familial, son père couvreur de métier s’était tué l’année du Baccalauréat sur un chantier, en ratant dans sa descente l’un des barreaux d’une échelle de toit, entraînant la chute mortelle sur une dizaine de mètres de hauteur. N’ayant plus la capacité financière de subvenir aux besoins de la famille, sa mère et les enfants étaient partis vivre auprès du frère de la mère de Nicole, dès lors, Simone n’avait plus revu sa sœur de cœur depuis. La voici notre belle Simone, devenue cette jeune et belle adolescente, elle s’était éclose comme une fleur et ouverte à la vie. La jouvencelle s’étant muée en une délicate jeune fille ; pareille à une doucereuse demoiselle à fleur de peau, s’était spontanément orientée dans une voie que personne n’avait imaginée. Elle avait pris la bonne et ferme décision de devenir infirmière. Le

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relationnel lui paressait une bonne optique au regard de ce qu’elle se représentait de sa personne, en fonction de son caractère modéré et attentionné, de sa qualité de prendre soin des opprimés à travers leurs faiblesses, d’assister les anciens, infirmes ou grabataires, que le temps avait usés par la vie. Ses principes et ses qualités relationnelles s’accommodaient fort bien à cette profession. Motivée par ses intentions, elle intégra l’Institut en soin infirmier du Centre Hospitalier Universitaire de Nice. Ce fut uniquement le hasard qui voulut que l’institut ouvrît ses portes cette journée de l’année mille neuf cent soixante-quinze dans la cité azuréenne.

Au milieu de ce récit, Jean, Monsieur RUFIN, m’apprit avec stupéfaction que sa sœur exerçait en qualité d’infirmière à l’hôpital psychiatrique voisin, dans l’unité de jour, à trois cents mètres d’ici. Un véritable concours de circonstances avait voulu qu’elle se retrouvât bien malgré elle hospitalisée de l’autre côté de cette mince frontière entre le soignant et le patient — « quand on dit que la vie ne tient qu’à un fil, n’y a-t-il pas réellement un peu de vrai là-dedans ? ». La direction de l’hôpital employeur en question avait contacté son mari dans un premier temps, s’inquiétant de ce qu’elle ne s’était pas présenté à son poste ce jour et qu’elle ne s’en était pas justifié ; ce qui ne lui correspondait pas du tout. Dans la position qui était la sienne, sans plus de précision, Monsieur Ruffin avait estimé par bon sens de commencer à questionner les établissements de soins de proximité, c’était effectivement la meilleure intention raisonnable, la première des démarches à effectuer dans ce cas de figure. La peur au ventre m’avouait-il, de la réponse positive qui pouvait lui être faite, et accessoirement accompagnée de renseignements funestes qui auraient pu sceller à tout jamais le sort de sa sœur et le sien par la même occasion. Et effectivement, il avait opté pour une démarche gagnante, laquelle lui laissait prendre concrètement la mesure de ce

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qui l’attendait. En ce qui me concernait, la suite ce cette histoire ne m’était pas destinée, elle s’inscrirait dans le devenir de cette famille occitane, je retournais ainsi vaquer à mes responsabilités professionnelles ; la pause réglementaire était terminée. J’appris de source sûre, qu’elle ne reprendrait pas ses fonctions pour le moment, qu’elle se remettrait péniblement d’une maladie dont le terme en vogue et à la mode paraît-il, remplaçait le commun « mal de dos » du siècle dernier, que l’on nommait outre-Atlantique « BURN-OUT », voulant dire littéralement qui se consume de l’extérieure, mais replacé dans son contexte, qualifiait grosso modo d’épuisement professionnel. Voici les grandes lignes : Il s’agit d’un état de santé se caractérisant par une fatigue intense, susceptible de vous faire perdre le contrôle et la capacité à aboutir à des résultats concrets en lien avec votre activité du moment, ce mal nouvellement nommé, mais déjà identifié concernerait dix pour cent des travailleurs en France, mais serait a priori plus important dans le domaine du médical. Tout est dit. Je prenais donc la fâcheuse mesure dimensionnelle que pouvait générer ce terme, une fois de plus, certes pas hyper-technique, mais à la fois tellement brutal et percutant. Depuis ce jour, il m’arrive de l’entendre un peu plus régulièrement dans ma profession, bien plus présent sur le devant de la scène, pour expliquer la situation des personnels en difficulté, résultant des conditions professionnelles dégradées que subit une nouvelle fois, comme j’aime à le rappeler, l’ensemble du personnel soignant.

Des jours heureux viendront nous prouver le contraire, de ce que furent nos pensées dans des moments dénués de moralité que subissent certains hommes, par d’autres hommes libres de mal penser par et pour eux-mêmes.

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Je vous remercie de l’intérêt que vous apportez à la lecture de « le refuge des hommes » ceci en est un extrait, si vous désirez le lire intégralement, je vous invite à bien vouloir télécharger la suite sur ce site (gratuit): http://www.monbestseller.com/manuscrit/le-refuge-des-hommes#.VYOdNfntlBd Cordialement; Stéphane Stéphane De Saint-Aubain