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Des facteurs inducteurs identifiables Il convient donc de s’intéresser aux facteurs déclenchants et aux moyens d’identifier un état de DER/DEP avéré ou imminent, pour répondre aux enjeux préventiques de ces actes récents de violence catastrophique hétéro(auto)agressive qui partagent plusieurs caractéristiques communes comme une rupture soudaine, « impré- visible », du comportement des intéres- sées, un substrat politico-théologique plus ou moins bien défini, une absence de remord immédiat (pour les acteurs qui en réchappe) et la mise en échec des moyens de préventions institués par les gouvernements concernés, pour aboutir à une interpellation sociale profonde, essentiellement émotionnelle, parfaitement illustrée par « Je suis Charlie ». Ou bien comme le fait d’égrener les noms des victimes du vendredi 13 novembre 2015 dans les médias (cf. fig. 2). On peut identifier deux facteurs déclenchants distincts qui peuvent se combiner pour engendrer un « fran- chissement du seuil » de DER/DEP. Le premier est la situation de « burnout », le second est la présence/influence de personnalités « harcelantes » ou « perverses narcissiques » (cf. fig. 3). En effet, le burnout, ou « épuisement professionnel », entraîne un état de La déréalisation /dépersonna- lisation induite est une situation réelle et méconnue qui touche la population générale, de manière transitoire (ne durant que quelques minutes), chez 1/3 à 2/3 des individus selon les études de prévalence 1 . Elle est aujourd’hui reconnue comme une entité clinique autonome particulièrement associée avec l’anxiété et la dépression surtout lorsque ces dernières sont déjà pré- sentes 2 . Elle peut durer de quelques minutes à plusieurs mois. La déréalisation (DER) correspond à une impression d’être étranger au monde. On devient convaincu que tout notre environnement est irréel ce qui nous conduit à perdre partiellement, voire totalement, nos affects et nos émo- tions. Notre famille n’existe pas vraiment, les liens affectifs ou sociaux préexistant ne sont plus si évidents, ni si absolus. La dépersonnalisation (DEP), elle, correspond à une impression d’être étranger à soi-même. On devient spec- tateur, et non plus acteur, de ses actes et de ses émotions. Cet état peut conduire à une véritable « héautoscopie » (sen- sation de flotter à côté de son propre corps et de s’observer en train d’agir). Le maintien de notre intégrité physique devient tout à fait accessoire et la mise en danger ne génère plus aucun stress. Compte tenu de ses caractéristiques, la dépersonnalisation/déréalisation (DER/DEP) fait disparaître toute trace d’empathie (cf. fig. 1). Or, l’empathie c’est la capacité à s’identifier à l’autre, à reconnaître la nature duale de sa dignité à la fois intrinsèque/ontologique et extrinsèque/acquise 3 . Ce détachement fait disparaître tout frein à l’éloignement, tout tabou relatif à des actes pouvant porter atteinte à l’intégrité d’autrui, qu’il s’agisse d’une personne phy- sique, morale ou de tout système/organi- sation. Les actes qui découlent de cet état ne font plus l’objet d’une évaluation du rapport bénéfice-risque, ni d’une « pesée » entre le bien et le mal. De même, les exclusions sociales ou les mutilations qui peuvent en découler sont, dès lors, sans aucun impact dissuasif. On le voit, l’état de DER/DEP autorise le passage à l’acte hétéro- ou autoagressif par le découplage social et émotionnel qu’il installe. Cependant, cet état n’est pas de l’oni- risme. Ce n’est pas non plus du mensonge ni du déni. Si le sujet n’a pas conscience de la portée morale de ses actes au moment où il les commet, il en prend toute la mesure dès lors qu’il sort de cet état. D’ou des repentis sincères et la capacité à rendre compte des actes commis. titre proposé : A320, Djihad : exemples de phénomène de déréalisation/déperson- nalisation induite 1. Hunter EC, Sierra M, David AS, « The epidemiology of depersonalisation and derealisation. A systematic review », Soc Psychiatry Psychiatr Epidemiol. 2004, 39 (1):9-18. 2. Baker D, Hunter E, Lawrence E, Medford N, Patel M, Senior C, Sierra M, Lambert MV, Phillips ML, David AS. « Depersonalisation disorder: clinical features of 204 cases », Br J Psychiatry, 2003 182:428-433. 3. Hansen JC, De la nature duale de la dignité en EHPAD, 2013 38(4):295-304. 4. Falkum E, « Hva er utbrenthet? » [Qu’est-ce que le burnout ?], Tidsskr. Nor. Laegeforen., 2000, 120(10) : 1122- 1128. Un chapo de trois cents signes pour un article. Iupus ea am, sent utat, quismodiam atue consed tate magna aliquatue te tio et adipisisit accum doloreet, qui er sit vulput wis nummodo luptationsed tatin ut nit nos ea feugait am doloreet luptat alit laortie faccum quat. Tem quis do eros nim dipisi. Jan Cédric Hansen Médecin, directeur des programmes DPC de la Société française de médecine de catastrophe 1 Figure 1. Le fonctionnement de la déréalisation/dépersonnalisation. Toutes illustrations JC Hansen A320, djihad… Étranger au monde et à santé publique 40 Préventique – N o 144 – Janvier 2016

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Des facteurs inducteurs identifiablesIl convient donc de s’intéresser aux facteurs déclenchants et aux moyens d’identifier un état de DER/DEP avéré ou imminent, pour répondre aux enjeux préventiques de ces actes récents de violence catastrophique hétéro(auto)agressive qui partagent plusieurs caractéristiques communes comme une rupture soudaine, « impré-visible », du comportement des intéres-sées, un substrat politico-théologique plus ou moins bien défini, une absence de remord immédiat (pour les acteurs qui en réchappe) et la mise en échec des moyens de préventions institués par les gouvernements concernés, pour aboutir à une interpellation sociale profonde, essentiellement émotionnelle, parfaitement illustrée par « Je suis Charlie ». Ou bien comme le fait d’égrener les noms des victimes du vendredi 13 novembre 2015 dans les médias (cf. fig. 2).

On peut identifier deux facteurs déclenchants distincts qui peuvent se combiner pour engendrer un « fran-chissement du seuil » de DER/DEP. Le premier est la situation de « burnout », le second est la présence/influence de personnalités « harcelantes » ou « perver ses narcissiques » (cf. fig. 3).

En effet, le burnout, ou « épuisement professionnel », entraîne un état de

La déréalisation /dépersonna-lisation induite est une situation réelle et méconnue qui touche la population générale, de manière transitoire (ne durant que quelques minutes), chez 1/3 à 2/3 des individus selon les études de prévalence1. Elle est aujourd’hui reconnue comme une entité clinique autonome particulièrement associée avec l’anxiété et la dépression surtout lorsque ces dernières sont déjà pré-sentes2. Elle peut durer de quelques minutes à plusieurs mois.

La déréalisation (DER) correspond à une impression d’être étranger au monde. On devient convaincu que tout notre environnement est irréel ce qui nous conduit à perdre partiellement, voire totalement, nos affects et nos émo-tions. Notre famille n’existe pas vraiment, les liens affectifs ou sociaux préexistant ne sont plus si évidents, ni si absolus.

La dépersonnalisation (DEP), elle, correspond à une impression d’être étranger à soi-même. On devient spec-tateur, et non plus acteur, de ses actes et de ses émotions. Cet état peut conduire à une véritable « héautoscopie » (sen-sation de flotter à côté de son propre corps et de s’observer en train d’agir). Le maintien de notre intégrité physique devient tout à fait accessoire et la mise en danger ne génère plus aucun stress.

Compte tenu de ses caractéristiques, la dépersonnalisation/déréalisation (DER/DEP) fait disparaître toute trace d’empa thie (cf. fig. 1). Or, l’empathie c’est la capacité à s’identifier à l’autre, à reconnaître la nature duale de sa dignité à la fois intrinsèque/ontologique et extrinsèque/acquise3.

Ce détachement fait disparaître tout frein à l’éloignement, tout tabou relatif à des actes pouvant porter atteinte à l’intégrité d’autrui, qu’il s’agisse d’une personne phy-sique, morale ou de tout système/organi-sation. Les actes qui découlent de cet état ne font plus l’objet d’une évaluation du rapport bénéfice-risque, ni d’une « pesée » entre le bien et le mal. De même, les exclusions sociales ou les mutilations qui peuvent en découler sont, dès lors, sans aucun impact dissuasif. On le voit, l’état de DER/DEP autorise le passage à l’acte hétéro- ou autoagressif par le découplage social et émotionnel qu’il installe.

Cependant, cet état n’est pas de l’oni-risme. Ce n’est pas non plus du mensonge ni du déni. Si le sujet n’a pas conscience de la portée morale de ses actes au moment où il les commet, il en prend toute la mesure dès lors qu’il sort de cet état. D’ou des repentis sincères et la capacité à rendre compte des actes commis.

titre proposé : A320, Djihad : exemples de phénomène de déréalisation/déperson-nalisation induite

1. Hunter EC, Sierra M, David AS, « The epidemiology of depersonalisation and derealisation. A systematic review », Soc Psychiatry Psychiatr Epidemiol. 2004, 39 (1):9-18.

2. Baker D, Hunter E, Lawrence E, Medford N, Patel M, Senior C, Sierra M, Lambert MV, Phillips ML, David AS. « Depersonalisation disorder: clinical features of 204 cases », Br J Psychiatry, 2003 182:428-433.

3. Hansen JC, De la nature duale de la dignité en EHPAD, 2013 38(4):295-304.4. Falkum E, « Hva er utbrenthet? » [Qu’est-ce que le burnout ?], Tidsskr. Nor. Laegeforen., 2000, 120(10) : 1122-

1128.

Un chapo de trois cents signes pour un article. Iupus ea am, sent utat, quismodiam atue consed tate magna aliquatue te tio et adipisisit accum doloreet, qui er sit vulput wis nummodo luptationsed tatin ut nit nos ea

feugait am doloreet luptat alit laortie faccum quat. Tem quis do eros nim dipisi.

Jan Cédric Hansen Médecin, directeur des programmes DPC de la Société française de médecine de catastrophe1

Figure 1. Le fonctionnement de la déréalisation/dépersonnalisation.

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La possibilité de repérer, de quantifier et de prévenir Finalement, la culture de sûreté domi-nante ne permet pas de percevoir faci-lement le problème, contrairement à l’approche cindynique. L’accident de l’A320 ou bien l’endoctrinement djiha-diste sont des exemples démonstratifs, pour le premier de la limite de l’approche de la culture de sûreté, pour le second de l’incapacité de la culture de sûreté à déboucher sur une possibilité d’action préventive ou curative (cf. fig. 4).

Si l’on suit une logique cindynique, il apparaît qu’une approche ethnosocio-logique du passage à l’acte proposant une appréciation de la dépersonnalisa-tion et de la déréalisation à l’aide de plu-

sieurs questionnaires validés sur le plan scientifique tels que le Multiscale Dissociation Inventory (MDI), le Mul-tidimensional Inventory of Dissociation (MID), le Dissociative Expe-riences Scale-Revised (DES-R), la Cambridge Depersonaliza tion Scale

(CDS), le Structured Clinical Interview for the Depersonalization-Derealization Spectrum (SCI-DER), permettrait l’iden-tification des sujet à risque tant sur le lieu de travail que parmi la population des individus surveillés par les services de sécurité. De plus, ces deux états pou-vant être réversibles grâce à une prise en charge de type psychothérapeutique ou chimiothérapeutique6, il pourrait s’avérer productif de proposer des stra-tégies de dépistage et de prévention du passage à l’acte aux individus identifiés comme à risque.

Symétriquement, grâce à une grille d’identification du pervers narcissique, il serait possible d’identifier ces dernier et d’avoir les moyens de mettre en œuvre la seule façon contre-intuitive de lut-ter contre eux. « Tuez-les, ils s’en foutent, humiliez-les, ils en crèvent ! »7. Ce dernier point est tellement reproductible qu’il a fait l’objet de quatre études explo-rant l’impact d’un rejet social sur leur agressiv ité directe et indirecte8.

Ainsi se dégage la possibilité de deve-lopper une réponse préventique adap-tée à une problématique qui, pour l’instant, déstabilise l’approche sociétale classique. n

DER/DEP plus ou moins associé avec des symptômes dépressifs4. Parmi les causes de burnout, on trouve, entres autres, une frustration sociale ou professionnelle et des espoirs déçus. C’est cette déper-sonnalisation/déréalisation induite par le burnout qui explique certains suicides au travail5. Les crashes du vol Flash Airlines 604 ou, plus récemment, de l’Airbus A320 de la filiale lowcost de la Lufthansa, contrairement à la thèse officielle, sont très probablement dûs à un état de déréalisation/dépersonnali-sation qui a conduit au passage à l’acte du pilote.

Les personnalités perverses narcissiques ont une connaissance quasi intuitive des mécanismes à même d’induire un état de DER/DEP chez ceux qu’ils choisissent comme victime pour les chosifier et les instrumentaliser (probablement parce qu’ils sont eux-mêmes – pour d’autres raisons – quasiment dépourvus d’em-pathie et constamment au bord de la dépersonnalisation). Ils sont l’archétype du recruteur des réseaux terroristes, caractérisé par la « triade maniaque » : triomphe–contrôle–mépris.

5. Zikic O, Ciric S, Mitkovic M. « Depressive phenomenology in regard to depersonalization level », Psychiatr Danub, 2009, 21(3):320-326.

6. Gentile JP, Snyder M, Marie Gillig P, « Stress and Trauma: Psychotherapy and Pharmacotherapy for Depersonalization/Derealization Disorder », Innov Clin Neurosci, 2014, 11(7-8) : 37-41.

7. Racamier PC, Le Génie des origines, Psychanalyse et psychoses, Paris, Payot, 1992.8. Twenge JM, Campbell WK. « “Isn’t it fun to get the respect that we’re going to deserve?” Narcissism, social

rejection, and aggression », Pers Soc Psychol Bull, 2003, 29(2) : 261-272.

Figure 3. Les situations catastrophiques.

Figure 4. Les caractéristiques partagées.

Figure 2. Le seuil de passage en mode DER/DEP.

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« ce détachement fait disparaître tout tabou relatif à ce qui porte atteinte à autrui»

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