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Opinions tunisiennes Hassen Zargouni Aug 28, 2013 En Tunisie, l'opinion publique existe, n'en déplaise au sociologue Pierre Bourdieu, qui avait un jour prétendu le contraire, dans un article resté célèbre. Nos hommes politiques seraient d'ailleurs bien avisés d'en tenir compte. Car les conséquences de la rupture des Tunisiens avec la chose publique risquent d'être irréversibles et de rendre le pays ingouvernable. Le 23 octobre 2011, la moitié du corps électoral a élu une Assemblée Nationale Constituante et l'autre moitié s'est abstenue. Aujourd'hui, le rapport de force politique a évolué drastiquement. Les tensions sociopolitiques que vit actuellement le pays proviennent essentiellement de ce décalage. Le paysage politique tunisien n'a pas fini d'évoluer près de deux ans après le 14 janvier 2011. Il est même en pleine gestation. Entre modernité et conservatisme, entre tensions régionalistes et reconquête citoyenne, l'opinion publique s'impose comme métronome de la vie politique tunisienne... L'opinion paradoxale des Tunisiens et la difficulté à gouverner la Tunisie post-14 janvier En Tunisie, et en matière d'opinion publique, les positions des Tunisiens varient très peu. Près de 30% des Tunisiens se positionnent dans la modernité et le progrès, 30% dans le conformisme identitaire arabo-musulman et près de 40% s'accommoderaient des valeurs du gouvernant quelle que soit l'obédience de ce dernier. L'axe bourguibisme / islamisme domine et structure la vie politique tunisienne. Il correspond aux grands blocs de l'opinion publique. Cet équilibre politique entre les partisans de la "modernité de l'Etat" d'un côté et les défenseurs des "valeurs identitaires" de l'autre, fait qu'aucune formation politique n'a actuellement, et n'aura, sur le moyen terme, de majorité forte. A priori, aucun parti n'est actuellement capable de former une coalition forte et homogène sur le long terme tant les positions semblent antagonistes. La conséquence d'une large coalition éventuelle de type Nida Tounes et Ennahdha signifierait l'absence d'une opposition. Ce qui pourrait répondre aux aspirations d'une majorité de Tunisiens. Faute d'une culture politique bien ancrée et compte tenu de la spécificité de la période de transition vers la démocratie. A cet égard, les études d'opinion indiquent qu' une majorité des Tunisiens ont une phobie du dissensus. Le spectre du déchirement et de ses conséquences potentiellement violentes ne rassure pas la classe moyenne et aisée. Ce qui ne veut pas dire pour autant que ces Tunisiens cherchent le consensus, c'est différent. D'ailleurs, très souvent lors des enquêtes par sondage sur l'état émotionnel de la société tunisienne et des études d'opinions, de larges franges de la population arrivent à exprimer ce qu'elles ne souhaitent pas voir arriver en Tunisie, et ce d'une manière quasi-collective. Les gens disent plus facilement ensemble non, "non nous ne voulons pas de telle ou telle orientation politique ou de cette situation socio-économique". Mais ils arrivent très rarement à exprimer collectivement un oui, "oui à un projet de société commun". Tout cela rend la reconstruction institutionnelle du pays particulièrement difficile et explique en partie la non-émergence d'une élite politique capable de répondre aux aspirations des Tunisiens et apte à gouverner. Pour cela, il faudra du temps, probablement beaucoup de temps... Du temps pour comprendre notamment le paradoxe suivant: Les Tunisiens, dans leur immense majorité, votent pour des valeurs, mais si on les interroge sur les priorités du gouvernement, la rationalité l'emporte - l'amélioration matérielle de leurs conditions de vie, la sécurité, l'emploi, la santé, l'éducation et la baisse de la petite corruption... Les territoires: foyers des antagonismes culturels et politiques, et risque grave pour la cohésion du pays L'analyse approfondie des baromètres politiques portant sur les intentions de vote des Tunisiens indique qu'actuellement, le Sud tunisien vote massivement en se référant à son ancrage identitaire arabo-musulman. Le littoral du nord et du centre de la Tunisie vote majoritairement la modernité et le progrès social. Les régions enclavées de l'ouest ont un vote social, lié aux conditions de vie. La région de Sfax reste en ballotage. Ces différents votes régionalisés, très homogènes en intra et très hétérogènes entre les différents territoires, concourent à l'idée d'un éclatement potentiel de la cohésion du pays. La machine républicaine, avec son socle de valeurs communes partagées, d'égalité des chances, de solidarité et de cohésion sociale, est visiblement en panne. Certaines formations politiques jouent actuellement de ce phénomène et aggravent cet état de fait avec des calculs politiciens électoralistes. Aucun homme ou femme politique n'a soulevé le problème de la régionalité des votes, révélé au grand jour lors des élections du 23 octobre 2011, tant le sujet dérange, tant il est complexe voire tabou. La région d'appartenance explique le vote bien plus que l'âge de l'électeur, le genre, la catégorie socioprofessionnelle, voire le niveau d'instruction. Cela constitue une preuve supplémentaire de la prévalence des valeurs identitaires et culturelles dans le choix électoral. Ce critère d'ordre ethnique, anthropologique, parfois tribal, fait peur aux Tunisiens. Ceux-ci sont habitués à un discours présentant leur pays comme étant "très homogène", puisant même sa force dans son caractère monolithique: un pays musulman, sunnite, malikite, où le verbe est arabe avec des apports berbères, andalous, ottomans, occidentaux totalement "digérés" réduits à l'état quasi-folklorique. La réalité est tout autre: Les Hammamas, les Jlass, Les Ayyar, les Hwamdia, les Mrazig, les Majeurs, lesMthalith, les Mhadhba, les Frechich et les autres, semblent prendre leur revanche sur cette République trop intégratrice et trop souvent considérée comme étant gouvernée par des Sahéliens et des nantis de Tunis... Les échéances électorales que connaîtra le pays, dans les prochains mois, ne dérogeront pas à la règle: Pour gagner, les formations politiques se doivent d'assurer un financement important, un bruit médiatique des plus élevé mais aussi et surtout un réseautage qui tient compte des spécificités régionales et locales les plus capillaires.

L'opinion politique tunisienne de Hassen Zargouni

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Opinions tunisiennesHassen Zargouni Aug 28, 2013

En Tunisie, l'opinion publique existe, n'en déplaise au sociologue Pierre Bourdieu, qui avait un jour prétendu le contraire, dans un article resté célèbre. Nos hommes politiques seraient d'ailleurs bien avisés d'en tenir compte. Car les conséquences de la rupture des Tunisiens avec la chose publique risquent d'être irréversibles et de rendre le pays ingouvernable.

Le 23 octobre 2011, la moitié du corps électoral a élu une Assemblée Nationale Constituante et l'autre moitié s'est abstenue. Aujourd'hui, le rapport de force politique a évolué drastiquement. Les tensions sociopolitiques que vit actuellement le pays proviennent essentiellement de ce décalage. Le paysage politique tunisien n'a pas fini d'évoluer près de deux ans après le 14 janvier 2011. Il est même en pleine gestation. Entre modernité et conservatisme, entre tensions régionalistes et reconquête citoyenne, l'opinion publique s'impose comme métronome de la vie politique tunisienne...

L'opinion paradoxale des Tunisiens et la difficulté à gouverner la Tunisie post-14 janvier

En Tunisie, et en matière d'opinion publique, les positions des Tunisiens varient très peu. Près de 30% des Tunisiens se positionnent dans la modernité et le progrès, 30% dans le conformisme identitaire arabo-musulman et près de 40% s'accommoderaient des valeurs du gouvernant quelle que soit l'obédience de ce dernier.

L'axe bourguibisme / islamisme domine et structure la vie politique tunisienne. Il correspond aux grands blocs de l'opinion publique. Cet équilibre politique entre les partisans de la "modernité de l'Etat" d'un côté et les défenseurs des "valeurs identitaires" de l'autre, fait qu'aucune formation politique n'a actuellement, et n'aura, sur le moyen terme, de majorité forte. A priori, aucun parti n'est actuellement capable de former une coalition forte et homogène sur le long terme tant les positions semblent antagonistes.

La conséquence d'une large coalition éventuelle de type Nida Tounes et Ennahdha signifierait l'absence d'une opposition. Ce qui pourrait répondre aux aspirations d'une majorité de Tunisiens. Faute d'une culture politique bien ancrée et compte tenu de la spécificité de la période de transition vers la démocratie. A cet égard, les études d'opinion indiquent qu'une majorité des Tunisiens ont une phobie du dissensus. Le spectre du déchirement et de ses conséquences potentiellement violentes ne rassure pas la classe moyenne et aisée.

Ce qui ne veut pas dire pour autant que ces Tunisiens cherchent le consensus, c'est différent. D'ailleurs, très souvent lors des enquêtes par sondage sur l'état émotionnel de la société tunisienne et des études d'opinions, de larges franges de la population arrivent à exprimer ce qu'elles ne souhaitent pas voir arriver en Tunisie, et ce d'une manière quasi-collective. Les gens disent plus facilement ensemble non, "non nous ne voulons pas de telle ou telle orientation politique ou de cette situation socio-économique". Mais ils arrivent très rarement à exprimer collectivement un oui, "oui à un projet de société commun".

Tout cela rend la reconstruction institutionnelle du pays particulièrement difficile et explique en partie la non-émergence d'une élite politique capable de répondre aux aspirations des Tunisiens et apte à gouverner. Pour cela, il faudra du temps, probablement beaucoup de temps... Du temps pour comprendre notamment le paradoxe suivant: Les Tunisiens, dans leur immense majorité, votent pour des valeurs, mais si on les interroge sur les priorités du gouvernement, la rationalité l'emporte - l'amélioration matérielle de leurs conditions de vie, la sécurité, l'emploi, la santé, l'éducation et la baisse de la petite corruption...

Les territoires: foyers des antagonismes culturels et politiques, et risque grave pour la cohésion du pays

L'analyse approfondie des baromètres politiques portant sur les intentions de vote des Tunisiens indique qu'actuellement, le Sud tunisien vote massivement en se référant à son ancrage identitaire arabo-musulman. Le littoral du nord et du centre de la Tunisie vote majoritairement la modernité et le progrès social. Les régions enclavées de l'ouest ont un vote social, lié aux conditions de vie. La région de Sfax reste en ballotage. Ces différents votes régionalisés, très homogènes en intra et très hétérogènes entre les différents territoires, concourent à l'idée d'un éclatement potentiel de la cohésion du pays. La machine républicaine, avec son socle de valeurs communes partagées, d'égalité des chances, de solidarité et de cohésion sociale, est visiblement en panne. Certaines formations politiques jouent actuellement de ce phénomène et aggravent cet état de fait avec des calculs politiciens électoralistes. Aucun homme ou femme politique n'a soulevé le problème de la régionalité des votes, révélé au grand jour lors des élections du 23 octobre 2011, tant le sujet dérange, tant il est complexe voire tabou.

La région d'appartenance explique le vote bien plus que l'âge de l'électeur, le genre, la catégorie socioprofessionnelle, voire le niveau d'instruction. Cela constitue une preuve supplémentaire de la prévalence des valeurs identitaires et culturelles dans le choix électoral. Ce critère d'ordre ethnique, anthropologique, parfois tribal, fait peur aux Tunisiens. Ceux-ci sont habitués à un discours présentant leur pays comme étant "très homogène", puisant même sa force dans son caractère monolithique: un pays musulman, sunnite, malikite, où le verbe est arabe avec des apports berbères, andalous, ottomans, occidentaux totalement "digérés" réduits à l'état quasi-folklorique. La réalité est tout autre: Les Hammamas, les Jlass, Les Ayyar, les Hwamdia, les Mrazig, les Majeurs, lesMthalith, les Mhadhba, les Frechich et les autres, semblent prendre leur revanche sur cette République trop intégratrice et trop souvent considérée comme étant gouvernée par des Sahéliens et des nantis de Tunis...

Les échéances électorales que connaîtra le pays, dans les prochains mois, ne dérogeront pas à la règle: Pour gagner, les formations politiques se doivent d'assurer un financement important, un bruit médiatique des plus élevé mais aussi et surtout un réseautage qui tient compte des spécificités régionales et locales les plus capillaires.