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du 16 au 22/1/2014 - N°1464 - RéAlités - 11 Actuel EN COUVERTURE Il y a trois ans, les voitures venant de toute la Tunisie stationnaient à l’en- trée de la ville de Kasserine. Contrai- rement au tempérament des Tunisiens, enclins d’habitude à l’impatience lors de grands trafics, les passagers attendaient ce jour-là dans l’allégresse que la route soit dé- gagée afin de pouvoir entrer dans la ville. La population locale distribuait le pain tra- ditionnel et des bonbons aux passagers des véhicules. D’un côté, les personnes, af- fluant sur la ville, rendaient hommage au rôle joué par les habitants de Kasserine lors des dissidences prenant tout juste fin et pro- mettaient que, plus jamais, la Tunisie ne se- rait un pays de marginalisation et, de l’autre, les Kasserinois accueillaient chaleu- reusement ces compatriotes qui, pour nom- bre d’entre eux, n’étaient jamais venus par le passé. Ce furent des moments de frater- nité et de solidarité. Une paix sociale a été conclue et l’on oubliait, ou presque, qu’en Tunisie des régions souffraient d’une mar- ginalisation totale, tandis que d’autres jouis- saient d’un meilleur sort. Il y a trois ans, les Tunisiens étaient heureux, solidaires et rê- vaient tous d’un avenir radieux, et pourtant cela semble si loin en entrant à Kasserine qu’on oublie, aujourd’hui, qu’il s’agit de la même ville et de la même population. Aujourd’hui, elle sombre à nouveau dans les troubles et offre à ses visiteurs un décor enveloppé d’un grand nuage de gaz lacry- mogène … «Où sont ceux qui nous ont blessés et tués? Où est celui qui a tué Slaheddine et a tué Mohamed Amine, celui qui a tiré sur Naïm et sur Chokri et a tiré sur moi, celui qui a tué Wael…? Je ne pardonne pas le minis- tère de l’Intérieur !», déclare avec émotion un blessé de la Révolution. Une balle loge toujours dans son bassin sans qu’il ait pu se faire soigner. Colère et civisme La nuit, les heurts recommencent entre la police et les protestataires. Quelques pas dans la ville et on se retrouve dans le noir. Pas de routes aménagées, ni même de lu- mière suffisante. Dans le noir et le gaz, on croise quelques groupes hâtant le pas. Les ombres se détachent parfois dans la nuit. On courait, fuyait ou avançait. Une foule est rassemblée devant un bâtiment, le poste de police. Des dizaines de citoyens veillent ce soir afin que personne n’attaque le poste. Quelques-uns crient leur colère à la vue des journalistes : «Pourquoi vous venez tou- jours en retard, quand tout s’embrase ? Pourquoi ne transmettez-vous jamais nos attentes et nos difficultés ? Rentrez chez vous. Vous venez ce soir pour dire ensuite qu’on est une bande de voyous qui incendie et détruit ? Vous êtes l’une des causes de ces désastres !» Quelques Kasserinois en veu- lent aux médias, tout comme ils en veulent aux institutions de l’État. Relégués aux ou- bliettes, ils en veulent tout simplement au «système». La plupart des personnes pré- sentes accourent pour tempérer la colère de leurs concitoyens et offrir leur protection et leur aide. La police ne tarda pas à utiliser du gaz et le calme revient aussitôt. À quelques rues de là, dans la cité Ennour, une trentaine d’agents de l’ordre affronte quelque 500 jeunes du quartier. Une vérita- ble bataille rangée est livrée tandis que les deux «adversaires» se font face en deux lignes opposées. D’un côté, les jeunes éri- gent des barrages et jettent de grosses pierres et, de l’autre, les agents répliquent en renvoyant les mêmes pierres lancées à leurs pieds et en employant du gaz. On saute dans l’un des véhicules de la po- lice qui essaye de protéger les agents à pied et de leur faire de la lumière. À peine quelques minutes passent et un cocktail Molotov est jeté contre la vitre. Un groupe d’agents pénètre dans le bâtiment d’où il a été jeté, personne n’est là… Les nerfs sont à vif et la tension monte. Les agents de l’or- dre, dont l’effectif est largement inférieur aux jeunes, s’énervent. Ce soir-là, il n’y a eu aucun usage de balles, ni réelles ni en caoutchouc. Les jeunes arrêtés sont à peine âgés de 13 à 20 ans. Le plus âgé de la bande a été tabassé par des agents de l’ordre. Dans la cité Ezzouhour, une autre ambiance régnait : les jeunes des quartiers se sont réu- Reportage à Kasserine Trois ans se sont écoulés depuis la chute de Ben Ali et la Révolution triomphante des Tunisiens en ces jours mémorables de décembre 2010 et janvier 2011. L’espoir, la fierté, le rêve de construire un État libre et développé sont plus forts que jamais. Trois ans après, rien ne semble changer. Pis encore, l’économie s’effondre et les villes de l’intérieur se révoltent à nouveau. Reportage Les raisons de la colère Affrontements entre les forces de l’ordre et des groupes de jeunes à Kasserine

Reportage à kasserine

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du 16 au 22/1/2014 - N°1464 - RéAlités - 11

ActuelEN COUVERTURE

Ily a trois ans, les voitures venant detoute la Tunisie stationnaient à l’en-trée de la ville de Kasserine. Contrai-

rement au tempérament des Tunisiens,enclins d’habitude à l’impatience lors degrands trafics, les passagers attendaient cejour-là dans l’allégresse que la route soit dé-gagée afin de pouvoir entrer dans la ville.La population locale distribuait le pain tra-ditionnel et des bonbons aux passagers desvéhicules. D’un côté, les personnes, af-fluant sur la ville, rendaient hommage aurôle joué par les habitants de Kasserine lorsdes dissidences prenant tout juste fin et pro-mettaient que, plus jamais, la Tunisie ne se-rait un pays de marginalisation et, del’autre, les Kasserinois accueillaient chaleu-reusement ces compatriotes qui, pour nom-bre d’entre eux, n’étaient jamais venus parle passé. Ce furent des moments de frater-nité et de solidarité. Une paix sociale a étéconclue et l’on oubliait, ou presque, qu’enTunisie des régions souffraient d’une mar-ginalisation totale, tandis que d’autres jouis-saient d’un meilleur sort. Il y a trois ans, lesTunisiens étaient heureux, solidaires et rê-vaient tous d’un avenir radieux, et pourtantcela semble si loin en entrant à Kasserinequ’on oublie, aujourd’hui, qu’il s’agit de lamême ville et de la même population.Aujourd’hui, elle sombre à nouveau dansles troubles et offre à ses visiteurs un décorenveloppé d’un grand nuage de gaz lacry-

mogène …«Où sont ceux qui nous ont blessés et tués?Où est celui qui a tué Slaheddine et a tuéMohamed Amine, celui qui a tiré sur Naïmet sur Chokri et a tiré sur moi, celui qui atué Wael…? Je ne pardonne pas le minis-tère de l’Intérieur !», déclare avec émotionun blessé de la Révolution. Une balle logetoujours dans son bassin sans qu’il ait pu sefaire soigner.

Colère et civisme La nuit, les heurts recommencent entre lapolice et les protestataires. Quelques pasdans la ville et on se retrouve dans le noir.Pas de routes aménagées, ni même de lu-mière suffisante. Dans le noir et le gaz, oncroise quelques groupes hâtant le pas. Lesombres se détachent parfois dans la nuit. Oncourait, fuyait ou avançait. Une foule estrassemblée devant un bâtiment, le poste depolice. Des dizaines de citoyens veillent cesoir afin que personne n’attaque le poste.Quelques-uns crient leur colère à la vue desjournalistes : «Pourquoi vous venez tou-jours en retard, quand tout s’embrase ?Pourquoi ne transmettez-vous jamais nosattentes et nos difficultés ? Rentrez chezvous. Vous venez ce soir pour dire ensuitequ’on est une bande de voyous qui incendieet détruit ? Vous êtes l’une des causes de cesdésastres !» Quelques Kasserinois en veu-lent aux médias, tout comme ils en veulent

aux institutions de l’État. Relégués aux ou-bliettes, ils en veulent tout simplement au«système». La plupart des personnes pré-sentes accourent pour tempérer la colère deleurs concitoyens et offrir leur protection etleur aide. La police ne tarda pas à utiliserdu gaz et le calme revient aussitôt. À quelques rues de là, dans la cité Ennour,une trentaine d’agents de l’ordre affrontequelque 500 jeunes du quartier. Une vérita-ble bataille rangée est livrée tandis que lesdeux «adversaires» se font face en deuxlignes opposées. D’un côté, les jeunes éri-gent des barrages et jettent de grossespierres et, de l’autre, les agents répliquenten renvoyant les mêmes pierres lancées àleurs pieds et en employant du gaz. On saute dans l’un des véhicules de la po-lice qui essaye de protéger les agents à piedet de leur faire de la lumière. À peinequelques minutes passent et un cocktailMolotov est jeté contre la vitre. Un grouped’agents pénètre dans le bâtiment d’où il aété jeté, personne n’est là… Les nerfs sontà vif et la tension monte. Les agents de l’or-dre, dont l’effectif est largement inférieuraux jeunes, s’énervent. Ce soir-là, il n’y aeu aucun usage de balles, ni réelles ni encaoutchouc. Les jeunes arrêtés sont à peineâgés de 13 à 20 ans. Le plus âgé de la bandea été tabassé par des agents de l’ordre. Dans la cité Ezzouhour, une autre ambiancerégnait : les jeunes des quartiers se sont réu-

Reportage à Kasserine

Trois ans se sont écoulésdepuis la chute de Ben Aliet la Révolutiontriomphante des Tunisiensen ces jours mémorablesde décembre 2010 etjanvier 2011. L’espoir, lafierté, le rêve de construireun État libre et développésont plus forts que jamais.Trois ans après, rien nesemble changer. Pisencore, l’économies’effondre et les villes del’intérieur se révoltent ànouveau. Reportage

Les raisons de la colère

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nis autour d’un feu afin deveiller à la sécurité. «Onpasse une belle soirée, onparle de Newton et de Ka-lachnikov qui est mort il ya quelques jours», nouslance l’un d’entre eux. Unautre, évoquant les trou-bles, témoigne «on nousaccuse d’être des voleurs,pourtant, au rond-point dela Cité Zouhour, il y a euun rassemblement d’aumoins 2000 personnes etrien n’a été volé, aucunbâtiment cambriolé. Toutà l’heure, des enfants ontfait une collecte d’argentet sont partis acheter des bouteilles d’eaupour les agents de l’ordre.»«Nous sommes sortis il y a trois ans récla-mer du travail et le droit à la vie, au-jourd’hui rien n’a été construit à Kasserine.Il n’y a pas eu de Révolution et aujourd’huion est en colère contre les promesses nontenues» témoignent-ils. Un blessé de la Ré-volution ajoute «tout comme je suis sorti lapremière fois, je sors aujourd’hui manifes-ter, pacifiquement, ni pour incendier, nipour voler.»

Pourquoi se soulève –t– on ?À Kasserine, les gens sortent, certes, pourcommémorer avec colère et amertume lesévènements de décembre 2010 et de janvier2011 qui leur avait jadis apporté de l’espoir.Leur révolte est d’autant plus exaspérée parla création de la Caisse de compensation(Al Karama) pour les prisonniers d’Ennah-dha, une caisse qui, créée par ces temps de«misère», suscite leur indignation. Trois ans se sont achevés sans projets de dé-veloppement, ni d’infrastructure. Les en-fants sont obligés de marcher deskilomètres dans les zones rurales pour allerà l’école et l’hôpital est démuni d’équipe-ments. Dans la soirée, un enfant blessé à latête et un accidenté de la route avaient be-soin d’un scanner, il n’y en a pas à l’hôpital.Le médecin nous parle alors d’un patientavec un grave traumatisme crânien, maiselle ne peut rien faire sans scanner pour dé-terminer les lésions. Les routes étant cou-pées à cause des troubles au niveau deSbitla, l’ambulance transportant l’enfant etles deux patients a rebroussé chemin. Lavictime du traumatisme agonisait sur son litet son frère, impuissant, attendait un mira-cle à son chevet. «Quel équipement vousmanque-t-il ?» Avons-nous demandé à untechnicien de santé. «Il manque un hôpital

à l’hôpital !» nous répond-il. À Kasserine, cela fait trois ans que les bles-sés vivent avec des balles dans le corps etqu’on attend que les responsables des tirssoient jugés. Comme partout en Tunisie, leniveau de vie est en baisse et les prix aug-mentent. Le taux de chômage est de plus de34% pour une population de 500.000 per-sonnes, témoigne Mohamed Hédaya Ben-nani, 29 ans, gestionnaire de son état. Ilsouligne «les nominations dans les institu-tions de l’État et ses grandes compagniessont basées sur l’allégeance partisane. Onavait espéré qu’au moins ils puissent pro-poser quelque chose à la région, relever sonniveau, mais rien, pas de compétences,seuls les intérêts individuels et partisanssont servis.»Le mont Châambi et le terrorisme qui sévitdans la région alimentent la colère, les ha-bitants qui accusent des parties à qui celaprofite de nourrir le phénomène pour s’enservir comme moyen de chantage.

RevendicationsPlusieurs personnes ont souligné leur vo-lonté de voir chuter le régime, le change-ment gouvernemental ne suffit pas, carEnnahdha existe encore à l’ANC et en tireson pouvoir. Beaucoup ont témoigné unehaine féroce envers l’organisation desFrères musulmans.La population exige qu’on entame des pro-jets dans la région, principalement relatifsaux infrastructures. Elle revendique le droitdes blessés et que justice leur soit rendueainsi qu’aux martyrs et d’en finir avec ce quise passe dans les montagnes du Châambi.Mohamed Hedaya Bannani, actif dans la so-ciété civile et présent dans les manifesta-tions, nous explique que la population voitdans le départ du gouvernement une tenta-tive pour mieux revenir et qu’elle n’a pas

scandé des slogansappelant à le fairechuter pour une raisonpolitique, mais pour lanon-réalisation despromesses faites. Ilsouligne «il n’y a paseu de Révolution,mais une insurrection"Intifadha", qui a étémanipulée. Nous nedevons pas nous arrê-ter là. Il y a des pro-messes qui peuventêtre réalisées, aumoins nous faire uneautoroute. Ceux quinous présentent au-

jourd’hui comme une bande de voyous neveulent pas qu’on demande aux ministressortants ce qu’ils ont fait de l’argent ni quel’on soit en colère contre un gouvernementqui sort pour mieux revenir. Ils veulent alorsprésenter les troubles comme œuvres debanditisme et de voleurs comme a dit le pré-sident destitué "des gens masqués" et ilsmettent l’accent sur l’existence du terro-risme.Ils veulent qu’on reste dans cet état pourqu’on soit le bois alimentant le terrorisme etn’importe quels autres fléaux, en approfon-dissant l’ignorance et la pauvreté pour pou-voir manipuler les jeunes et, nous, ici, on estcontre cela et on lutte contre le terrorisme etla discrimination. Pourquoi n’avons-nousjamais par le passé "produit le terrorisme"chez nous ? Pourquoi aujourd’hui ?Il nous faut des infrastructures, une auto-route, un hôpital universitaire, on peut tra-vailler avec les autres gouvernorats. Unefaculté de médecine peut être établie dansune autre ville et l’hôpital chez nous. Lasanté, c’est un droit fondamental. Il n’y apas de partage équitable des richesses enTunisie. La situation est dramatique, lecalme peut revenir avec un minimumd’équité sociale et de projets de développe-ment, j’ai un message pour les jeunes de maville "on peut participer à gouverner." Onaurait voulu profiter de notre potentiel, maiscomment faire si on ne nous aide pas à lefaire ? On compte 33% des sites archéolo-giques de la Tunisie ici. Le développement et le travail sont les vec-teurs de la liberté et de la démocratie.On a exigé la chute de tout un régime et onva continuer nos protestations pacifistes, onnous a menti et on n’a pas tenu les pro-messes. Aujourd’hui, on voit de véritablessignes d’une nouvelle révolution.»

Hajer Ajroudi