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MESURES 865 - MAI 2014 - www.mesures.com 18 E ntretien H Parmi les nombreuses et intéressantes conférences dispensées dans le cadre du salon Industrie Paris 2014 qui s’est déroulé du 31 mars au 4 avril 2014 à Paris Nord Villepinte, la présentation de José Gramdi, enseignant-chercheur à l’Université de technologie de Troyes (UTT), a particulièrement passionné l’auditoire. Et pour cause: M. Gramdi va à l’encontre de la pensée dominante dans le monde de l’entreprise et l’industrie qui place la réduction des coûts de revient au rang de Graal absolu. Or, selon le conférencier, ce modèle issu des Trentes Glorieures ne fonctionne plus. Pire, il nous envoie tout droit dans le mur. Il existe pourtant d’autres alternatives à la délocalisation… Mesures. José Gramdi, lors de votre pré- sentation intitulée «La voie de la relocali- sation industrielle » dispensée lors de la manifestation Industrie Paris 2014, vous avez dressé un portrait au vitriol du mo- dèle actuel de la plupart des entreprises. Celles qui placent au sommet de leurs priorités la réduction des coûts de revient unitaires de leurs produits, dans le but d’accroître toujours plus leurs marges bénéficiaires, et qui sont ainsi amenées à délocaliser.Vous démontrez notamment l’incohérence de cette stratégie. Pouvez- vous nous exposer votre point de vue? José Gramdi. Tout d’abord, permettez-moi de rappeler quelques chiffres provenant de l’Insee: entre 2001 et 2012, la France a perdu près d’un million d’emplois dans l’industrie, ceux-ci étant passé de 3,7 millions en 2001 à seulement 2,8 millions en 2012. Dans le même temps, le nombre de demandeurs d’emploi a bondi de 2 à 3 millions dans notre pays. Or ce désastre industriel est en grande partie dû à la pensée économique dominante qui veut que le coût de revient unitaire des produits fabriqués par une entreprise soit le plus bas possible. Et effectivement, au- jourd’hui, la très grande majorité des entre- PRODUCTION INDUSTRIELLE « Le modèle de la réducti nous envoie droit dans le prises partent du principe que leur compéti- tivité est uniquement basée sur le niveau de leur marge bénéficiaire, ce qui les pousse à réduire coûte que coûte le coût de revient uni- taire des produits qu’ils fabriquent. Et imman- quablement, cela les conduit très souvent à réduire leur masse salariale en délocalisant leurs unités de production dans des pays à bas coûts de main-d’œuvre, ce qui ruine notre industrie. Cette stratégie est basée sur un calcul très simple. Imaginons qu’une entre- prise veuille commercialiser l’un de ses pro- duits à 100 euros. Si elle le fabrique en France, le prix de revient unitaire de ce produit at- Figure 1. Fabriquer ou importer ? Approche microéconomique Fabriquer? Prix de vente 100€ Coût de revient 80€ Marge nette 20€ Marge nette 40€ Coût de revient 60€ Prix de vente 100€ Taux de rentabilité = 20 % Taux de rentabilité = 40 % Importer ? Fabriquer? Prix de vente 100€ Achats 30 € Travail 40 € Amort. 10 € Achats 50 € Travail 10 € Marge nette 20€ Marge nette 40€ Prix de vente 100€ Importer ? Fabriquer? Prix de vente 100€ Achats 30 € Achats 50 € Valeur ajoutée 70€ Valeur ajoutée 50€ Prix de vente 100€ PIB = somme des valeurs ajoutées des entreprises ! Importer ? a) b) c) Source : José Gramdi

Interview revue Mesures Mai 2014

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Parmi les nombreuses et intéressantes conférences dispensées dans le cadre du salon Industrie Paris 2014 qui s’est déroulé du 31 mars au 4 avril 2014 à Paris Nord Villepinte, la présentation de José Gramdi, enseignant-chercheur à l’Université de technologie de Troyes (UTT), a particulièrement passionné l’auditoire. Et pour cause : M. Gramdi va à l’encontre de la pensée dominante dans le monde de l’entreprise et l’industrie qui place la réduction des coûts de revient au rang de Graal absolu. Or, selon le conférencier, ce modèle issu des Trentes Glorieures ne fonctionne plus. Pire, il nous envoie tout droit dans le mur. Il existe pourtant d’autres alternatives à la délocalisation...

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Entretien

HParmi les nombreuses et intéressantes conférences dispensées dans le cadre du salon Industrie Paris 2014 qui s’est déroulédu 31 mars au 4 avril 2014 à Paris Nord Villepinte, la présentation de José Gramdi, enseignant-chercheur à l’Université detechnologie de Troyes (UTT), a particulièrement passionné l’auditoire. Et pour cause: M. Gramdi va à l’encontre de la penséedominante dans le monde de l’entreprise et l’industrie qui place la réduction des coûts de revient au rang de Graal absolu.Or, selon le conférencier, ce modèle issu des Trentes Glorieures ne fonctionne plus. Pire, il nous envoie tout droit dans le mur.Il existe pourtant d’autres alternatives à la délocalisation…

Mesures. José Gramdi, lors de votre pré-sentation intitulée «La voie de la relocali-sation industrielle» dispensée lors de lamanifestation Industrie Paris 2014, vousavez dressé un portrait au vitriol du mo-dèle actuel de la plupart des entreprises.Celles qui placent au sommet de leurspriorités la réduction des coûts de revientunitaires de leurs produits, dans le butd’accroître toujours plus leurs margesbénéficiaires, et qui sont ainsi amenées àdélocaliser.Vous démontrez notammentl’incohérence de cette stratégie. Pouvez-vous nous exposer votre point de vue?

José Gramdi. Tout d’abord, permettez-moide rappeler quelques chiffres provenant del’Insee:entre 2001 et 2012, la France a perduprès d’un million d’emplois dans l’industrie,ceux-ci étant passé de 3,7 millions en 2001 àseulement 2,8 millions en 2012. Dans lemême temps, le nombre de demandeursd’emploi a bondi de 2 à 3 millions dans notrepays. Or ce désastre industriel est en grandepartie dû à la pensée économique dominantequi veut que le coût de revient unitaire desproduits fabriqués par une entreprise soit leplus bas possible. Et effectivement, au-jourd’hui, la très grande majorité des entre-

PRODUCTION INDUSTRIELLE

« Le modèle de la réductinous envoie droit dans le

prises partent du principe que leur compéti-tivité est uniquement basée sur le niveau deleur marge bénéficiaire, ce qui les pousse àréduire coûtequecoûte le coûtde revientuni-tairedesproduitsqu’ils fabriquent.Et imman-quablement, cela les conduit très souvent àréduire leur masse salariale en délocalisantleurs unités de production dans des pays à bascoûts de main-d’œuvre, ce qui ruine notreindustrie. Cette stratégie est basée sur uncalcul très simple. Imaginons qu’une entre-prise veuille commercialiser l’un de ses pro-duits à100 euros.Si elle le fabriqueenFrance,le prix de revient unitaire de ce produit at-

Figure 1. Fabriquer ou importer ? Approche microéconomique

Fabriquer?

Prix devente

100€

Coût derevient

80€

Marge nette20€

Marge nette40€

Coût derevient

60€Prix devente

100€

Taux de rentabilité=20% Taux de rentabilité=40%

Importer? Fabriquer?

Prix devente

100€

Achats 30€

Travail 40€

Amort. 10€

Achats 50€

Travail 10€

Marge nette20€

Marge nette40€

Prix devente

100€

Importer? Fabriquer?

Prix devente

100€

Achats 30€

Achats 50€

Valeurajoutée

70€

Valeurajoutée

50€

Prix devente

100€

PIB=somme des valeurs ajoutées des entreprises !

Importer?a) b) c)

Source : José Gramdi

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i on des coûtsmur ! »

teindra 80e, contre seulement 60e si elle leproduit dans une usine implantée dans unpays à bas coût de main-d’œuvre ou si ellel’importe. La différence étant essentielle-ment due aux coûts de travail. La conclusionque tire immanquablement le chef d’entre-prise de ce calcul est qu’avec une margenette de 40e pour une fabrication parexemple enAsie et de seulement 20e pourune production dans l’Hexagone, il n’y apas photo: il faut délocaliser ou importer.C’est ce qu’illustre le schéma de la figure 1a.Mais cette manière de faire revient à ne re-garder que par le petit bout de la lorgnette.

Mesures. Alors comment interpréterces chiffres et en tirer une conclusiontout autre?José Gramdi. En allant un peu plus loin quece calcul simple, voire simpliste, on peut eneffet tirer une tout autre conclusion que ladélocalisation. Pour ce faire, il suffit de dé-composer ce que le coût de revient recouvre.Pour simplifier, le coût de revient est lasomme du coût d’achat, du coût de travail(R&D, conception, fabrication, vente, logis-tique, administratif, etc.) et du coût d’amor-tissement.Reprenons maintenant l’exempledu produit que l’entreprise veut vendre100e. Dans le cas d’une production enFrance, le coût de revient de 80e sera dé-composé en 30e d’achat matière, 40edecoût de travail et 10e d’amortissement.Dans le cas de ce même produit mais cettefois-ci importé car fabriqué dans un pays àbas coût de main-d’œuvre, la décomposi-tion du coût de revient s’opérera parexemple de la manière suivante: 50e enachat du produit fini importé, 10e en coûtde travail (seulement logistique et adminis-

Après l’obtention d’un DESS de robotique en 1988et suite à un bref passage chez un éditeur de logicielsde supervision, José Gramdi crée son cabinetà Marseille en 1990. Pendant 12 ans il y développeune activité de conseil, de formation et de servicesen systèmes d’information industriels, pilotage tempsréel de la performance et amélioration continue.En 2002, il rejoint l’Université de technologiede Troyes (UTT) en tant qu’enseignant-chercheur.Il y conçoit et développe des enseignementsen systèmes d’information industriels et améliorationcontinue (théorie des contraintes, Lean Management,Six sigma). En tant que responsable de l’usine-écolede l’établissement, il expérimente également diversessolutions MES et ERP avec pour objectif d’identifier

et de mesurer leur impact sur la performance globale (throughput, lead-time, satisfactionclient). Ses recherches se focalisent sur la modélisation, la simulation, l’optimisationet le pilotage de la performance globale des entreprises. En 2007, il invente le conceptet l’indicateur de Performance interactionnelle globale (PIG) qu’il véhicule inlassablementen entreprise à travers ses conférences, ses formations et ses missions d’accompagnement.En 2013, José Gramdi publie, aux éditions Lexitis, un ouvrage de 165 pages intitulé«La boucle vertueuse de l’excellence» dans lequel il expose le fruit de sa réflexionsur le sujet. Il est par ailleurs directeur associé d’Interaxys, société spécialisée dans l’expertiseen performance industrielle globale.

José Gramdi, enseignant-chercheurà l’Université de technologie de Troyes (UTT)

DR

tratif) et 0e en coût d’amortissement. C’estce qui est illustré sur le schéma de la fi-gure 1b. Maintenant, il suffit de convertirtous ces chiffres en valeur ajoutée produitepar l’entreprise, valeur ajoutée qui, rappe-lons-le, concourt directement à la richessede notre pays puisque la somme des valeursajoutées créées par toutes les entreprisesfrançaises est égale au PIB national.Mais la valeur ajoutée créée par une entre-prise ne se limite pas à la marge qu’elle gé-nère. Il faut aussi y ajouter l’amortissement

et le travail, car l’achat de machines parl’entreprise mais aussi le fait de fournir unpouvoir d’achat à ses employés en leur ver-sant un salaire concourent à la bonne santéde notre économie et à l’augmentation de larichesse de notre pays.Et qui dit bonne santéde l’économie et croissance du PIB dit meil-leures ventes pour l’entreprise en question.Il ne faut pas que les entreprises oublient queleurs salariés, ce sont aussi leurs clients, etamputer leur pouvoir d’achat ne peut avoirque des conséquences néfastes pour les en-

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Entretien

treprises.Tout est lié : nos salariés sont nosclients; nos achats sont nos emplois. Si l’onapplique cela à notre exemple, on s’aper-çoit que la valeur ajoutée générée par leproduit vendu 100e mais fabriqué enFrance sera de 70e contre seulement 50epour celui dont la production aura étédélocalisée dans des pays à bas coût demain-d’œuvre. C’est l’objet du schéma dela figure 1c. Et on peut aller encore plusloin en disant qu’en achetant de la matièreproduite en France pour fabriquer sonpropre produit, l’entreprise créera encoredavantage de valeur ajoutée. C’est cettecréation de valeur ajoutée en cascade quibâtit brique par brique notre PIB. Or ladélocalisation détruit ce cercle vertueux.

Mesures. Pour vous, la délocalisation estdonc une pure hérésie.José Gramdi. Oui, d’autant qu’elle possèdede nombreux vices, à commencer par sonimpact environnemental à cause du trans-port des marchandises aux antipodes de làoù elles sont produites, transport qui génère

une empreinte carbone désastreuse. Et puis,c’est humain, lorsque l’on dispose de pro-duits moins chers, provenant de Chine oud’ailleurs, on a tendance à en acheter et à enconsommer plus que nécessaire et donc àgénérer un gaspillage toujours plus impor-tant. Puis il y a surtout les vices cachés:quand on délocalise, on allonge de façondrastique la chaîne logistique, ce qui obligel’entreprise à bâtir son modèle de fonction-nement à base de prévisions et d’anticipa-tions des marchés afin de composer avec lesdélais de livraison très longs. C’est vraimentun comble à l’heure où le monde n’a jamaisété aussi incertain et imprévisible! Et puis ily a les vices cachés qui découlent en fait detout cela: dans leurs bilans comptables, les

entreprises ne prennent bien évidemmentpas en compte ce que j’appelle le syndromedes ventes ratées, ces affaires qui n’ont pu seconcrétiser faute d’un temps de livraisonsuffisamment court et/ou d’une qualité deproduit suffisante. Disposer du bon produitau bon moment est pourtant l’une des règlesde base du commerce que toute entreprisequi souhaite prospérer se doit de suivre. Ilfaut donc basculer de la productivité à l’agi-lité. Sans compter les clients qui ne re-viennent pas parce qu’ils ont eu à subir unmanque de réactivité du sous-traitant localde l’entreprise situé à l’autre bout du monde,ou un retard de livraison impromptu lorsd’une précédente commande à cause parexemple d’un problème de transport. Sansoublier les déplacements fréquents et coû-teux en Asie ou ailleurs afin de contrôler etde surveiller un tant soit peu la productionlocale. Et que dire des stocks de marchan-dises non écoulés faute d’une bonne prévi-sion du marché, un exercice qui devient deplus en plus aléatoire dans le monde actuel.Car, ce surplus de marchandises, il faudra

bien le vendre à prix cassé, dans le meilleurdes cas, ou le détruire, dans le pire.Tous ceséléments qui nuisent grandement à la com-pétitivité des entreprises et qui découlent del’allongement de la supply chain inhérent à ladélocalisation de la production ne sont bienévidemment pas pris en compte dans lemodèle de la réduction du coût de revientcher aux entreprises mais qui conduit notreéconomie tout droit dans le mur et qui a étéla cause de nombreux dépôts de bilancomme le montre la figure 2.

Mesures.Vous êtes en train de nous direque le modèle économique dominantactuel des pays dits industrialisés a casséune sorte de cercle vertueux en choisissant

la voie de la délocalisation à tout va. Maisalors pourquoi une grande majorité desociétés poursuit-elle cette voie?José Gramdi. Le mécanisme décisionnel dela grande majorité des entreprises qui placel’optimisation du coût de revient unitaire au-dessus de tout, y compris au-dessus de laqualité des produits, de la réactivité de l’en-treprise et de la satisfaction du client, nousfait clairement perdre notre dynamique in-dustrielle et amplifie la spirale de la baisse dela valeur ajoutée en France et par conséquentde notre PIB. Et malheureusement, les men-talités sont extrêmement difficiles à changerdans notre pays. En fait, cela fait longtempsque ce cercle vertueux est cassé car il s’agitd’un héritage tout droit issu des TrenteGlorieuses.Lemodèled’optimisationducoûtde revient unitaire est presque gravé dans nosgênes industriels puisqu’il faut remonter autout début du XXe siècle et à la formule deDupont de Nemours pour théoriser cetteidée. Cette formule dit que le rapport béné-fices sur capitaux engagés est directementproportionnel au rapport bénéfices surchiffred’affaires qu’il convientdoncdemaxi-miser en réduisant le coût de revient unitaire.A l’époque desTrente Glorieuses, la produc-tivité était reine et ce modèle fonctionnait àmerveille. Si bien que les entreprises en ontusé et abusé pour prospérer.Mais à cette époque, les conditions idéalesétaient réunies pour que cela marche avecune longue période de pénurie compte tenude la forte demande au sortir de la secondeguerre mondiale et d’une offre encore peufournie (voir la figure 3). De plus, les clientsn’étaient pas aussi exigeants qu’aujourd’huiet la mondialisation n’était pas d’actualité.Malheureusement, la situation macroécono-mique a commencé à changer à partir dupremier choc pétrolier et au cours d’unepériode comprise entre 1975 et 1995 quel’on pourrait appeler lesVingt Périlleuses, etau cours de laquelle les courbes de l’offre etde la demande se sont croisées. Et depuis1995 et jusqu’à aujourd’hui, nous sommesclairement dans un régime d’abondance oùl’offre dépasse largement la demande et oùles clients sont beaucoup plus exigeants entermes de prix et de qualité. J’appelle cettepériode les Vingt Déterminantes car ellesremettent clairement en cause le modèlebasé sur l’optimisation du coût de revientunitaire qui fonctionnait si bien lors desTrente Glorieuses et qui ne marche plusdésormais. Par analogie avec la mécaniquedes fluides, je comparerais les TrenteGlorieuses à un régime laminaire, lesVingtPérilleuses à un régime transitoire et lesVingt

Figure 2. La spirale dévastatrice du coût de revient unitaire

Performance globale =coûts de revient

unitaires bas

IL FAUT RÉDUIRELES COÛTS DE REVIENT

UNITAIRES !

Il faut produiresur prévisions !

Lots de fabricationLots d’achatLots de transportsMain d’œuvreDélocalisations

Performance globale Coûts de revientunitaires (calculés)

≥≥≥

≥≥≥≥

≥ ≥

Stocks invendusVentes ratéesClients insatisfaitsBFR

RéactivitéQualité

≥≥

Source : José Gramdi

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Entretien

Déterminantes à un régime turbulent oùl’on ne peut que subir si notre modèle restefigé sur des principes dépassés. Il devientdonc très urgent de changer de modèle.

Mesures. Que préconisez-vous?José Gramdi. La clé réside selon moi dans leremplacement impératif et rapide de la lo-gique de productivisme par une logique del’agilité qui permettra à l’entreprise de conci-lier compétitivité et satisfaction client.L’entreprise doit réagir aux perturbations,aux aléas, et avoir la faculté de se réinventerface à une nouvelle situation (concurrence,

attentes des clients, technologie…). Il fautsortir de la logique cartésienne qui compar-timente l’entreprise en plusieurs silos (mar-keting, communication, prospection, devis,commandes, conception, achats, réception,qualité,production,expédition, facturation)comme autant d’indicateurs parallèles qu’ilfaut absolument optimiser, indépendam-ment les uns des autres. Car c’est cette ap-proche cloisonnée de l’entreprise par silosqui cause notre perte. En effet, compte tenud’objectifs souvent contradictoires, l’optimi-

sation de tous ces silos n’est pas forcément legage d’un bon fonctionnement global del’entreprise. Il faut au contraire privilégierune approche systémique de l’entreprise.Elaborée dans les années 1950, la systémiquerepose sur trois principes fondamentaux quel’on peut appliquer à l’entreprise.Le principede système qui, comme l’a défini Joël deRosnay, pionnier de la systémique, est unensemble d’éléments en interaction dyna-mique, et structurés en fonction d’un objec-tif. Le principe de synergie qui stipule que letout est plus que la somme de ses parties. Etenfin le principe de totalité qui précise quela somme des optimums locaux n’est pasl’optimum du système global. Bref, noussommes ici dans une approche totalementopposée à la logique cartésienne de compar-timentation par silos. Dans la logique systé-mique, l’entreprise est considérée comme unsystème avec une entrée et une sortie. Onpeut ainsi assimiler l’entreprise à un tuyaucaractérisé par quatre paramètres. La sectionreprésente le débit de sortie des produits li-vrés, autrement dit la valeur ajoutée globalegénérée par l’entreprise. La longueur dutuyau correspond à la durée pour transfor-mer la matière première en produit.Les fuitesdu tuyau traduisent la non-satisfaction duclient (facteur qualité Q) et enfin son épais-seur équivaut aux charges globales d’exploi-tation de l’entreprise.Et plutôt que d’optimi-ser le coût de revient unitaire ou chaque silo,c’est un nouvel indicateur de performancede l’entreprise que je propose d’optimiser etqui combine les quatre paramètres décritsci-dessus. J’ai baptisé cet indicateur PIG,pourPerformance interactionnelle globale, dontl’optimisation dépend de l’interaction entreles cinq processus qui régissent le fonction-nement d’une entreprise,à savoir la vente qui

transforme une demande du marché encommandes pour l’entreprise, la conceptionqui fait qu’un besoin exprimé par le clientdevient une solution technique opération-nelle, les achats qui transforment un besoininterne en une référence disponible, la pro-duction qui métamorphose la matière pre-mière en produit fini et, enfin, la logistiquequi convertit une commande reçue en unproduit livré. En analysant les différents élé-ments qui influencent la PIG, il est possibled’identifier aisément des pistes d’améliora-tion possible de la performance de l’entre-prise, sans pour autant réduire sa masse sala-riale ni délocaliser.

Mesures. Dans votre intervention, vousavez dépeint un portrait assez noir denotre industrie et de la situation écono-mique en France et avez poussé une sortede cri d’alarme pour que les choseschangent rapidement.Mais votre discoursetvossolutionsvontà l’encontredel’ordreétabli. Etes-vous optimiste ou pessimistequant à l’avenir de notre industrie?José Gramdi. Je suis davantage révoltéqu’optimiste ou pessimiste car je suis per-suadé que les entreprises françaises ont tousles atouts en main pour être performantes.Mais pour atteindre cet objectif, il faut abso-lument qu’elles s’extirpent des mécanismesqui ont régi lesTrentes Glorieuses et qui nousenvoient aujourd’hui tout droit dans le mur.Et même s’il existe des solutions alternativescomme celle que nous avons évoquée en-semble dans ces lignes, ces mécanismes ontla dent dure, car ils sont profondément an-crés dans notre histoire industrielle. Mais letemps presse et un déclic rapide doit se pas-ser pour qu’aux Vingt Déterminantes nesuccèdent pas lesVingt Désastreuses. Je croisbeaucoup à la formation des futurs diri-geants et à la prise de conscience des diri-geants actuels pour provoquer ce déclic.C’est ce que je m’évertue à faire à traversmon métier d’enseignant-chercheur à l’Uni-versité de technologie de Troyes où j’essaiede sensibiliser nos futurs ingénieurs à cettevision systémique de l’entreprise, par mesactions de conseil et de formation auprès desentreprises,par des conférences et des sémi-naires un peu partout en France comme jel’ai fait dans le cadre de la manifestationIndustrie Paris 2014 et récemment parl’écriture d’un ouvrage sur ce sujet intitulé«La boucle vertueuse de l’excellence» [voirencadré en page 19, NDLR]. Je tiens d’ailleurs àremercier infiniment la revue Mesures pour latribune que vous m’offrez ici.

Propos recueillis par Pascal Coutance

L’ouvragede José Gramdiintitulé « La bouclevertueuse del’excellence »a été publié en 2013.

Figure 3. L’héritage des Trente Glorieuses

1945 1975 1995 2015

Régimelaminaire

Régimetransitoire

Régimeturbulent

Productivité Qualité Agilité

Limite :production

Limite :conception

Limite :vente

Limite :achat ?

Limite :logistique ?Pénurie

Abondance

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Source : José Gramdi