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« O N ne pouvait maintenir la marmite fermée en appuyant éternellement sur le couvercle. Le silence et les mensonges n’étaient supportables que jusqu’à un certain point. » Illustrations du poids des non-dits dans les relations filiales, frater- nelles, amoureuses... ces phrases traduisent aussi métaphoriquement le rapport de l’Espagne d’au- jourd’hui avec le franquisme. Elles pourraient résumer le roman de l’écrivain espagnol Víctor del Arbol, qui, après l’immense succès de La Tristesse du samouraï (Actes Sud, 2012), signe ici un ouvrage aux ressorts similaires, entremêlant l’histoire et les bouleversements intimes, auxquels le lecteur se soumet avec bonheur. Moscou, 1933. Elías, jeune ingénieur asturien communiste, aide à construire la révolution. Mais il sera propulsé dans l’abjection stalinienne des procès et des déportations, dont il sera l’une des victimes. Barcelone, années 2000. Gonzalo, son fils, après le suicide de sa sœur Laura, va reconstituer l’itinéraire de ce père méconnu. Autour d’eux, nombre de personnages, tous décisifs, dont le policier Alcázar, matérialisation du temps d’hier dans le présent. Leurs parcours se croisent ou s’imbriquent sans qu’ils le sachent, pris dans les rets de l’histoire en train de se faire (celle du stalinisme, celle du franquisme) et des résurgences du passé, inévitables ou accidentelles, suscitées par un mot, un objet. Quel chemin emprunter ? De quel(s) choix disposons-nous ? Quelle est ma liberté d’agir, d’aimer ? Dois-je attraper cette main ? La lâcher ? Le lecteur évolue dans une intrigue noueuse qui jusqu’au bout le saisit. Leningrad, décembre 1941. Elías écrit à son épouse : « Ils ne comprennent rien, ni les Allemands ni les Soviétiques. Ils croient que nous luttons pour eux, alors que nous nous battons contre nous. Ils ne comprennent pas qu’il suffit de crier d’un côté le nom de Belchite, ou de Badajoz, ou de Tolède, pour que les uns et les autres se lancent dans la bagarre comme des chiens enragés. (...) Que de mal nous a fait cette guerre ! Je me demande si un jour on pourra laisser tout cela derrière nous, et la réponse m’atterre.» Est-ce la guerre d’Espagne qui a fait du mal aux Espagnols ? Ne serait-ce pas plutôt la dictature franquiste, la transition démocratique ? Le roman pose, à bien des égards, ces questions, tout comme celle de la soumission de l’existence au politique. Les personnages sont «en situation », pour reprendre l’expression de Jean-Paul Sartre, comme l’est le romancier, presque malgré lui : « Chacun choisit les batailles où se battre et vaincre. » Et si on entend Charlie Parker interpréter Perdido (« Perdu »), c’est pour nous rappeler que derrière le désespoir se nichent des voies qui refusent l’impasse. La respiration naît des moments où les personnages improvisent, sortent du piège tendu par le passé, du silence rédhibitoire. Toutes les vagues de l’océan rappelle que tout acte est politique et que chaque geste engage. «Voyageur / il n’y a pas de chemin / le chemin se fait en marchant », ponctuerait le poète Antonio Machado. Víctor del Arbol a bâti des personnages « faits de lumières et d’ombres» « comme tout le monde ». Si une photo devait illustrer ce roman, elle serait en noir et blanc, bien sûr, avec une ombre insistante et oppressante, mais qui permet de voir sourdre la lumière. Car il nous faut « accepter la réalité de la nuit » afin de conquérir la liberté. LE MONDE diplomatique AOÛT 2015 Le pouvoir de la nuit Toutes les vagues de l’océan de Víctor del Arbol Traduit de l’espagnol par Claude Bleton, Actes Sud, coll. «Actes noirs » , A rles, 2015, 599 pages

Accepter la nuit pour conquérir la liberté

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Page 1: Accepter la nuit pour conquérir la liberté

«ON ne pouvait maintenir la marmitefermée en appuyant éternellement sur le couvercle.Le silence et les mensonges n’étaient supportablesque jusqu’à un certain point. » Illustrations dupoids des non-dits dans les relations filiales, frater-nelles, amoureuses... ces phrases traduisent aussimétaphoriquement le rapport de l’Espagne d’au-jourd’hui avec le franquisme. Elles pourraientrésumer le roman de l’écrivain espagnol Víctordel Arbol, qui, après l’immense succès de LaTristesse du samouraï (Actes Sud, 2012), signe iciun ouvrage aux ressorts similaires, entremêlantl’histoire et les bouleversements intimes, auxquelsle lecteur se soumet avec bonheur.

Moscou, 1933. Elías, jeune ingénieur asturiencommuniste, aide à construire la révolution. Maisil sera propulsé dans l’abjection stalinienne desprocès et des déportations, dont il sera l’une desvictimes. Barcelone, années 2000. Gonzalo, son fils, après lesuicide de sa sœur Laura, va reconstituer l’itinéraire de cepère méconnu. Autour d’eux, nombre de personnages, tousdécisifs, dont le policier Alcázar, matérialisation du tempsd’hier dans le présent. Leurs parcours se croisent ou s’imbriquentsans qu’ils le sachent, pris dans les rets de l’histoire en trainde se faire (celle du stalinisme, celle du franquisme) et desrésurgences du passé, inévitables ou accidentelles, suscitéespar un mot, un objet. Quel chemin emprunter ? De quel(s)choix disposons-nous? Quelle est ma liberté d’agir, d’aimer?Dois-je attraper cette main? La lâcher ? Le lecteur évoluedans une intrigue noueuse qui jusqu’au bout le saisit.

Leningrad, décembre 1941. Elías écrit à son épouse :« Ils ne comprennent rien, ni les Allemands ni les Soviétiques.Ils croient que nous luttons pour eux, alors que nous nousbattons contre nous. Ils ne comprennent pas qu’il suffit decrier d’un côté le nom de Belchite, ou de Badajoz, ou de

Tolède, pour que les uns et les autresse lancent dans la bagarre comme deschiens enragés. (...) Que de mal nous afait cette guerre ! Je me demande si unjour on pourra laisser tout cela derrièrenous, et la réponse m’atterre. » Est-cela guerre d’Espagne qui a fait du malaux Espagnols ? Ne serait-ce pas plutôtla dictature franquiste, la transitiondémocratique ? Le roman pose, à biendes égards, ces questions, tout commecelle de la soumission de l’existenceau politique.

Les personnages sont « ensituation », pour reprendre l’expressionde Jean-Paul Sartre, comme l’est leromancier, presque malgré lui : «Chacunchoisit les batailles où se battre et

vaincre. » Et si on entend Charlie Parker interpréter Perdido(« Perdu»), c’est pour nous rappeler que derrière le désespoirse nichent des voies qui refusent l’impasse. La respirationnaît des moments où les personnages improvisent, sortent dupiège tendu par le passé, du silence rédhibitoire. Toutes lesvagues de l’océan rappelle que tout acte est politique et quechaque geste engage. «Voyageur / il n’y a pas de chemin / lechemin se fait en marchant », ponctuerait le poèteAntonio Machado.

Víctor del Arbol a bâti des personnages « faits delumières et d’ombres » – « comme tout le monde ». Si unephoto devait illustrer ce roman, elle serait en noir et blanc,bien sûr, avec une ombre insistante et oppressante, mais quipermet de voir sourdre la lumière. Car il nous faut « accepterla réalité de la nuit » afin de conquérir la liberté.

LE MONDE diplomatique– AOÛT 2015

Le pouvoir de la nuitToutes les vagues de l’océan

de Víctor del Arbol

Traduit de

l’espagnol

par

Claude

Bleton,

Actes

Sud,

coll. «Actes

noirs » , A rles,

2015,

599

pages

Jean-Jacques
Zone de texte
JJ
Eric LEGER
Texte surligné
Carole
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Carole
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Carole
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Carole
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