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L’Amérique en miniature
Las Vegas, nous, ça nous gave, Hélas !
Laissez-vous guider : vous remontez le Las Vegas Boulevard (le Strip) et vous passez
allégrement d’une réplique de la Tour Eiffel à celle du Campanile de Venise, d’un
Sphinx kitsch au luxe romain tapageur du Caesars Palace, de l'art pseudo-florentin de
l’hôtel Bellagio à la Liberté en miniature du N-Y Hotel… Le monde dans votre poche.
Il en va de la lecture du roman de Joël Dicker La Vérité
sur l’affaire Harry Quebert comme d’une déambulation
le long du Las Vegas Boulevard, dans la ville du même
nom. Une illusion de visite de l’Amérique (et du monde)
qui peut en éblouir certains mais qui se dissipe dès que
s’éteint la symphonie des néons. Et que l’on braque des
projecteurs plus inquisiteurs.
Le temps d’une course en limousine, le temps d’une
nuit, Las Vegas vous offre le monde et ses monuments.
Joël Dicker, lui, vous propose un « roman américain »1
au long de ses 667 pages.
Un condensé d’Amérique.
Mais, des deux côtés, nous sommes dans le factice.
Jusqu’à la démesure pour Las Vegas, à l’économie
pour notre romancier. A l’économie à la fois parce que
cet auteur joue petits bras (peut-être sans s’en rendre
compte) et que la fabrication de son roman me paraît
relever d’une opération de marketing.
1 C’est ce qu’écrit la quatrième de couverture : « sous ses airs de thriller américain »
Joël Dicker convoquent en effet tous les lieux communs de la littérature et du
cinéma américains : le protagoniste professeur d’université, la fascination d’un
homme mûr pour une adolescente instable (American beauty1), la pratique de la
boxe, l’avidité et le cynisme du monde de l’édition, la mère juive2, une Lolita3/Baby
Doll, une mère abusive et maltraitante (Carrie4), la trace (!) de l’épisode Monica
Lewinsky, une ville balnéaire de la Côte Est (Un été 425, Les dents de la mer, surtout
si elle est juive et abusive), le ‘diner’ (le snack à l’américaine, comme dans Short cuts
ou Waitress6), le policier noir bougon et accrocheur (Reginald VelJohnson7 dans Die
Hard / Piège de Cristal), d’autres flics ripoux, la stigmatisation du racisme… et une
Love Story genre guimauve. Ils y sont tous, jusqu’à la saturation. Alignés et plaqués
(contreplaqués ?) les uns à côté des autres. Ça sent le neuf, la colle à bois et la
peinture fraîche comme on l’imagine dans les décors des parcs d’attraction
reproduisant en réduction les curiosités touristiques d’un pays ou du monde.
1 2 3 4 5 6 7
Lire La Vérité sur l’affaire HQ, c’est comme visiter le
parc « La France miniature » (à Elancourt, dans les
Yvelines) : en une enjambée vous passez des arènes de
Nîmes au Mont Saint-Michel ; la Tour Eiffel côtoie le
Pont du Gard mais, pour passer de l’un à l’autre,
l’organisateur a prévu un trajet
faussement labyrinthique – tout
y est propre, net et sans bavure.
Vous vous promenez au milieu
de groupes de séniors ou de
collégiens. Vous croyez en avoir pour votre argent. Mais tout
est en toc. Un pur produit commercial.
Je n’explique pas autrement le succès du roman de Joël
Dicker auprès des séniors de l’Académie Française (passés de
Derrick à Dicker !) qui lui ont décerné son prix et auprès des
lycéens, buveurs de Champomy, cornaqués par la FNAC, qui lui ont attribué leur
Goncourt (les kids pour Dicker !).
Tout est artifice dans ce succès de la rentrée littéraire 2012 (plus de 600.000
exemplaires vendus, quand même !). Le fléchage à rebours des 31 chapitres, ouverts
chacun par un prétendu conseil pour écrire un bon roman (des truismes fumeux pour
la plupart1) ; l’irréalisme du contexte : toute l’Amérique se passionnerait pour un fait-
divers banal à pleurer (la disparition d’une ado)2 ; les fautes et maladresses de style3 ;
la platitude risible des extraits donnés en exemples de l’œuvre d’Harry Quebert4
(dont il est dit qu’il en aurait vendu quinze millions d’exemplaires après avoir reçu le
Booker Prize et le National Book Award, excusez du peu) ; la fadasserie du récit des
amours d’Harry et de Nola ; la niaiserie de
certaines qualifications rapportées aux
personnages5 ; le ratage dans l’exposition
des scènes de dédoublement Nola/sa mère
(Dicker nous les fait voir alors qu’il aurait dû
les faire percevoir par Nola pour en
prévenir le grief d’objectivation)6…
1 « Marcus : n’écrivez que des fictions. Le reste ne vous
attirera que des ennuis. » (p.181) ; « Faire des idées…
…des illuminations. » (p.301)
2 « Nola, à la suite d’un article du New York times, se
voyait désormais surnommée ‘la fillette qui avait ému
l’Amérique’. » (p.548)
3 Quand l’auteur écrit : se rappeler de ; « je fus frappé
d’une terrible crise de page blanche… » (p.19) ; « Ben oui, j’ai compris, Maman.
J’opine, là… » (p.138) ; « elle me remplissait, avec ses grands yeux amoureux,
d’une confiance exceptionnelle » ; « c’était une très belle femme, avec de
magnifiques cheveux blonds et ondulés. » (p.338)
4 EXTRAITS DE : LES ORIGINES DU MAL, PAR HARRY QUEBERT (sic, p.280)
Ma tendre chérie,
Vous ne devez jamais mourir. Vous êtes un ange. Les anges ne meurent jamais.
5 A l’université, le narrateur Marcus Goldman est
surnommé « le Formidable » (un nom de cuirassé !) ;
« (Nola) avait cette joie de vivre sans pareille qui
pouvait illuminer les pires jours de pluie. » (p.65) ; sa
fleur préférée, l’hortensia ; son oiseau favori, la
mouette (ce que j’ai du mal à imaginer pour une ado
de 15 ans : une fleur funèbre et un oiseau criard!)
6 L’exemple le plus célèbre de scène d’exposition de dédoublement de
personnage se trouve dans le roman Psycho de Robert Bloch (1959), adapté au
cinéma par Alfred Hitchcock (ici
la première apparition de Mme
Bates).
On comprendra, à la fin du
roman, que la défunte Mme
Bates n’agit
et ne parle
que dans la tête de son fils Norman, l’amenant même à ce qu’il
devienne elle. Chez Joël Dicker, le fait que Louisa Kellerman
regarde sa fille Nola objective son existence.
A la table du petit-déjeuner, sa mère lui avait fait de
sévères réprimandes.
- Maman, je te promets que je ne fais rien de mal.
Louisa Kellerman avait dévisagé sa fille avec un mélange
de dégoût et de mépris. (p.216) (Dicker aurait dû écrire :
« Nola s’était sentie dévisagée… »)
Le principal reproche qui a été fait à l’encontre de Joël Dicker,
et que je reprends à mon compte, est d’avoir visiblement
procédé à un démarquage de la trame de l’excellent roman de
Philip Roth, La Tache (2002 pour l’édition française).
4ème de couverture : A la veille de la retraite, un professeur
de lettres classiques, accusé d’avoir tenu des propos racistes
envers ses étudiants, préfère démissionner plutôt que de
livrer le secret qui pourrait l’innocenter.
Tandis que l’affaire Lewinski défraie les chroniques bien-
pensantes, Nathan Zuckerman ouvre le dossier de son voisin
Coleman Silk et découvre derrière la vie très rangée de
l’ancien doyen un passé inoui, celui d’un homme qui s’est
littéralement réinventé, et un présent non moins ravageur :
sa liaison avec la sensuelle Faunia, femme de ménage et
vachère de trente-quatre ans, prétendument illettrée, et
talonnée par un ex-mari vétéran du Vietnam, obsédé par la
vengeance et le meurtre.
Relevons quelques similitudes.
L’AFFAIRE LEWINSKY
- Voici pour quoi l’Amérique se passionne : les histoires sexuelles, les histoires de morale.
L’Amérique est le paradis de la quéquette. Notre Président aime se faire pomper le nœud de temps
en temps. Et alors ? Il n’est sûrement pas le seul. Qui, dans cette salle, aime aussi ça ?
- Monsieur Pipe (il se tourna dans ma direction), pourquoi vous nous avez fait de telles
confidences ?
- Parce qu’au paradis de la quéquette (les USA), professeur Quebert, le sexe peut vous perdre mais
il peut aussi vous propulser au sommet. Et à présent que tout l’auditoire a les yeux rivés sur moi, j’ai
le plaisir de vous annoncer que j’écris de très bonnes nouvelles qui paraissent dans la revue de
l’université, dont des exemplaires seront en vente pour cinq petits dollars à l’issue de ce cours. (p.91)
Comparons maintenant deux passages où l’on traite justement de l’affaire Lewinsky :
(chez Roth, p. 12)
En Amérique, ce fut l’été du marathon de la tartuferie : le spectre du
terrorisme, qui avait remplacé celui du communisme comme menace majeure
pour la sécurité du pays, laissait la place au spectre de la turlute ; un président
des Etats-Unis, quadragénaire plein de verdeur, et une de ses employées, une
drôlesse de vingt et un an folle de lui, batifolant dans le bureau ovale comme
deux ados dans un parking, avaient rallumé la plus vieille passion fédératrice
de l’Amérique, son plaisir le plus dangereux peut-être, le plus subversif
historiquement : le vertige de l’indignation hypocrite… En Amérique, cet été-là
a vu le retour de la nausée… Cet été-là, chacun ne pensait
plus qu’au sexe du président : la vie, dans toute son
impureté impudente, confondait une fois de plus
l’Amérique.
(chez Dicker, p. 91 : Harry Quebert fait cours à ses
étudiants, dont Marcus)
- Voici pour quoi l’Amérique se passionne : les histoires
sexuelles, les histoires de morale. L’Amérique est le paradis
de la quéquette. Notre Président aime se faire pomper le
nœud de temps en temps. Et alors ? Il n’est sûrement pas
le seul. Qui, dans cette salle, aime aussi ça ? (Marcus lève le… doigt)
- Monsieur Pipe (il se tourna dans ma direction), pourquoi vous nous avez fait
de telles confidences ?
Philip Roth, La Tache (2002)
Histoire située dans le New-Jersey
Le narrateur : un jeune écrivain en mal
d’inspiration, Nathan Zuckerman
Le protagoniste : un vieux professeur, Coleman Silk
Ce qui fait scandale : amoureux d’une jeunette de
37 ans sa cadette
La tache : a caché ses origines noires depuis son
service militaire. Une imposture
Le contexte : l’affaire Monica Lewinsky
Joël Dicker, La Vérité sur l’affaire HQ (2012)
Histoire située dans le New-Jersey
Le narrateur : un jeune écrivain en mal
d’inspiration, Marcus Goldman
Le protagoniste : un vieil écrivain, Harry Quebert
Ce qui fait scandale : amoureux d’une jeunette
de 19 ans sa cadette
La tache : n’a pas écrit le livre qui a fait son
succès. Une imposture
Le contexte : l’affaire Monica Lewinsky
- Parce qu’au paradis de la quéquette (les USA), professeur Quebert, le sexe
peut vous perdre mais il peut aussi vous propulser au sommet. Et à présent que
tout l’auditoire a les yeux rivés sur moi, j’ai le plaisir de vous annoncer que
j’écris de très bonnes nouvelles qui paraissent dans la revue de l’université,
dont des exemplaires seront en vente pour cinq petits
dollars à l’issue de ce cours.
On mesurera la différence de hauteur de propos entre l’une et
l’autre citation.
De mon côté, j’ai aussi repéré des ressemblances entre
l’intrigue de La Vérité sur l’affaire HQ et celle du dernier roman
traduit de Joyce Carol Oates, Le Mystérieux Mr Kidder (VF, mars
2013 – VO, A Fair Maiden, first published 2009)
Enfin, manière peut-être de porter l’estocade, le roman se termine par un prétendu coup de génie
qui, de mon point de vue, se trouve être une belle ânerie dont je me demande si Joël Dicker a pu en
avoir conscience.
On a dit saturation
Marcus Kidder ! Nous ne sommes pas loin du Marcus de Dicker (quasi
anagramme !). J’oserai même avancer que ce roman (pas terrible, entre nous1) de J-C.
Oates est le chaînon manquant entre Roth et Joël Dicker.
1 Voici un avis trouvé dans un blog : « Tout le propos de ce roman à
l'eau de rose saupoudrée de pseudo-sexualité transgressive au goût
de Canada Dry qui ne fait pas long feu et au style parfois lénifiant
repose sur les atermoiments janusiens de l'adolescente entre
méfiance et désir de croire au miracle, répulsion et fascination, peur
et curiosité face aux alternatives possibles quant à l'obscur objet du
désir de Mr Kidder. » Appréciation qui pourrait, sans qu’on en
change un mot, être appliquée à La Vérité sur l’affaire Harry
Quebert. Le Blog : http://www.froggydelight.com/froggydelight.php?article=13031&theme=lecture&rubrique=livres&onglet=1
J-C Oates (2009)
Histoire située dans le New-Jersey
Protagoniste : Marcus Kidder (!), un vieux
monsieur, peintre à ses heures et auteur de livres
pour enfants
Amoureux de Katya, une jeunette de 52 ans sa
cadette, en conflit avec sa mère
Kidder fait le portrait de Katya
J. Dicker (2012)
Histoire située dans le New-Jersey
Protagoniste : un vieil écrivain, Harry Quebert
Amoureux de Nola, une jeunette de 19 ans sa
cadette, « en conflit » avec sa mère
Elijah Stern, lui aussi plutôt âgé, fait faire le
portrait de Nola nue
L’éditeur De Fallois présente le roman de Joël
Dicker comme un « thriller à l’américaine ». Un
thriller ? Pour qu’une œuvre relève de ce genre
littéraire, il faut qu’elle fasse frémir. Or, chez Joël
Dicker, en-dehors d’un billet menaçant (« Rentre
chez toi, Goldman. ») et de l’incendie de la
Corvette de Quebert, il ne se passe rien qui fasse
frissonner. Qui dit thriller dit aussi suspense. Là, je le concède, l’élucidation de la
disparition de Nola connaîtra deux ou trois coups de théâtre. Mais, sur le plan de
l’action, tout est déjà joué. Un thriller doit faire peur, c’est loin d’être le cas ici.
Enfin, après, promis, j’arrête de tirer sur l’ambulance : le roman se termine sur une
dernière révélation qui se voudrait être un coup de génie mais qui, pour moi, fait un
flop magistral (et sans doute involontaire). Luther Caleb est le chauffeur noir d’Elijah
Stern : il peint et, secrètement, il écrit. Il porte une trouble affection à Nola.
EPILOGUE - (une année après la sortie du livre) - Plage de Goose Cove, 17 octobre 2009
- une rumeur court selon laquelle vous avez un nouveau manuscrit prêt,
l’écrivain.
Gahalowood sortit une page de journal de sa poche et la déplia. Il lut :
Page spéciale : Les Mouettes d’Aurora (1), le nouveau roman qu’il faut
absolument découvrir. Luther Caleb, accusé à tort du meurtre de Nola
Kellerman, était surtout un écrivain de génie dont on ignorait tout du talent.
Les éditions Schmid & Hanson lui rendent justice en publiant, à titre posthume,
le roman flamboyant qu’il a écrit sur la relation entre Nola Kellerman et Harry
Quebert. Ce roman magnifique raconte comment Harry Quebert s’est inspiré
de sa relation avec Nola Kellerman pour écrire Les Origines du mal(2).
Il s’interrompit et éclata de rire.
- Qu’est-ce qu’il y a, sergent ? demandai-je
- Rien. Vous êtes juste absolument génial, Goldman ! Génial !
- Il n’y a pas que la police qui peut rendre justice, sergent.
- Au fait, vous ne m’avez pas dit : quel est le litre de votre nouveau bouquin ?
- « La Vérité sur l’Affaire Harry Quebert ». (p.663)
La paternité du roman 2 a été volé à Caleb par Quebert. Pour que justice soit
rendue, le roman 1 inédit de Quebert sera attribué à Caleb. Sauf que le secret est
tout de suite éventé puisque avoué tel quel à la page 663 de ce nouveau roman de
Marcus Goldman intitulé La Vérité sur l’affaire Harry Quebert, et qui sera lu par tous
les citoyens et lecteurs du New-Jersey et au-delà.
En effet, le roman tel qu’il est publié intégralement aux éditions de Fallois est celui
de Marcus Goldman avant d’être celui de Joël Dicker (d’ailleurs les remerciements qui
clôturent le livre sont de la plume de Marcus et adressés à certains des personnages
fictifs rencontrés au fil des pages : le sergent Gahalowood, la secrétaire Denise, etc).
On peut même dire que ce dernier « coup de théâtre » vient ajouter une unité à la
somme des romans à imputer à Harry, Marcus et consorts. Heureusement que Joël
Dicker ne nous en restitue qu’un seul des sept répertoriés ! A défaut de frisson
(thrill), tout cela a de quoi donner le tournis.
Après Dans la ville des veuves intrépides de James Cañon (ma
chronique n° 7), c’est le deuxième roman contre lequel j’ai la dent
vraiment dure. James Cañon avait, lui aussi, été honoré d’un prix
littéraire, immérité selon moi (le prix du Premier
Meilleur Roman Étranger, 2008). Le roman en
question était sorti aux USA en 2007. A ma
connaissance, James Cañon n’a plus rien publié depuis. A croire
qu’on ne peut faire illusion qu’une fois seulement.
Si vous voulez lire un vrai thriller sur une histoire de spoliation
de manuscrit et de gloire littéraire usurpée, lisez Je suis un
écrivain frustré, de José Angel Mañas, aux éditions Métailié.
Jusqu’à ce jour, la bibliothèque de
Mosset a résisté aux sirènes du battage
médiatique et n’a pas acheté le roman
de Joël Dicker. Pour découvrir par vous-
même ce livre survendu, vous n’aurez
pas de mal à l’emprunter, ne serait-ce
qu’à la médiathèque de Prades (66).
à Mosset, le 22 juillet 2013
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