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La note bleue des Vosges
« La note bleue résonne et nous voilà dans l’azur de la nuit transparente. »
Georges Sand, Impressions et souvenirs.
Gérard Oberlé, je n'avais jamais rien lu de ce
romancier dont j'ai fini par rencontrer le nom dans les
recherches que j'ai effectuées sur le roman de Jim
Harrison, Grand maître (ma chronique n° 14). Harrison
et Oberlé, deux compères dans la vie et par la plume, à
la fois humanistes et pessimistes, chantres des grands
espaces : le Michigan et le Morvan, c'est le même
esprit. Tout est affaire d'échelle. Fouinant dans les
rayons de la bibliothèque de Mosset, Il a fallu que je
tombe sur un titre : Retour à Zornhof, pour que je lise
du Gérard Oberlé. L'espace, la vie, la musique, le fond
mélancolique de l'âme humaine.
Henri Schott, la cinquantaine, écrivain rare et discret (il a toujours fui le tapage
médiatique), revient sur les terres où il a grandi et avec lesquelles il a fini, avec raison,
par prendre ses distances. Il ne le sait pas encore mais, dans ce retour, il trouvera la
matière de son prochain et dernier livre.
Ce roman, écrit au scalpel, dans une prose sensible, c'est à dire où les sens et les
sentiments président au choix de l'expression, peut être lu comme la relation en sept
chapitres d'un retour au pays natal : plus précisément une célébration poignante du
plateau lorrain, du côté de Saverne, dans les Vosges du nord…
II découvrait qu'il avait toujours
appartenu à ce pays, et qu'il lui
appartenait encore. II avait grandi sur
ce plateau, l'avait fui adolescent pour
n'y revenir que deux fois, à de longs
intervalles, et si depuis longtemps plus
personne n'attendait sa visite, l’homme
gardait cependant en lui des traces
primitives de ce sol de grès bigarré, de
marnes irisées, de terrains salifères et carbonifères. Les entrailles de houille, de
fer et de sel de ce plateau lui avaient peut-être forgé une nature à leur image :
une âme charbonneuse, une trempe que n’épargne pas la rouille et un
tempérament à se ronger comme la pierre sous le sel. Avec le temps il s’était
un peu tassé, pour s’être frotté à d’autres climats, érodé sous d’autres vents,
mais la mélancolie originelle demeurait toujours en lui. C’est à cette
mélancolie, cette Sainte Mélancolie, qu’il devait presque tous ses livres. (p.14)
Ce voyage, Henri Schott le jalonne d'étapes obligées comme autant de stations d'un
chemin de croix : la maison de la grand-mère, les rives d'une rivière (la Zorn), une
chapelle au fond des bois, tapissée d'ex-voto...
En revoyant cette collection d’imagerie populaire sans paroles, il fut envahi
par une émotion intense, un obscur mais profond sentiment de solidarité
envers le peuple de Lorraine, ce vieux pays aux annales chargées d’héroïsme et
de martyre, pays de frontière et de conflits où depuis longtemps s’affrontent et
s’épousent deux langues et deux civilisations. De son histoire est imprégnée
l’âme de ses enfants, frontaliers hésitants qui n’ont jamais connu le confort des
peuples avec un seul drapeau, soldats de fortune enrôlés malgré eux dans des
guerres où le frère devient l’ennemi, génération d’enfants perdus et de mères
endeuillées auxquels des maîtres asservis ont imposé une langue marâtre,
paysans, mineurs et métallos, ancienne nation autochtone revigorée par les
enfants de l’immigration italienne, polonaise, maghrébine et turque. Peuple
énergique qui depuis toujours s’est tué au labeur. La fermeture des mines, le
dépérissement de l’industrie sidérurgique, le processus inéluctable de la
récession et la misère de la petite agriculture ont sonné le glas de cette
véritable civilisation de la peine des hommes. (p.72)
Ce retour à Zornhof est aussi l'occasion pour Henri Schott de
célébrer, par la force du souvenir ou par la sincérité de la
rencontre, un certain nombre de figures : à commencer par
celle de la grand-mère (Baba). Dont le caractère est croqué en
un tableau inoubliable.
En approchant de la maison familiale, une scène lui revint en mémoire. A la
fin des vacances, lorsque sa mère venait le reprendre, la grand-mère pour ne
pas pleurer jouait chaque fois une petite comédie de rue qui enchantait le petit
garçon comme une scène de guignol. L’aïeule gesticulait en feignant la
colère : « Va-t’en, sale garnement ! et surtout ne reviens jamais ! Je t’ai
supporté tout l’été, petit voyou ! » Puis elle
se baissait et ramassait des cailloux qu’elle
lui lançait comme à un chien. C’était rituel.
Chaque année l’enfant se régalait de cette
comédie. Au moment des adieux il
insistait : « Baba, tu vas me lancer des
pierres, surtout n’oublie pas ! » (p.40)
Revenir à Zornhof, c'est aussi se souvenir de l'oncle Gustave, Gus, qui servit de
mentor à l'enfant Henri Schott (ou plutôt de maître es mauvaise conduite !).
A cette époque, Gus n’avait pas trente ans. C’était un vaurien. Il créchait dans
une garçonnière de Phalsbourg et vivait de trafics. Un foutoir encombré de
pièces de rechange, roues de motos, piles de vieux magazines sportifs et de
revues de cinéma. A la tête du large lit de cuivre étaient pendues deux paires
de gants de boxe rouges. Sur les murs, des portraits
d’acteurs, de champions et de culturistes découpés dans
les revues. Des photographies de Gus en boxeur, Gus sur
sa moto, Gus avec des filles et des troufions yankees dans
une boîte de nuit de Brouviller, Gus à la trompette avec un
trio de musiciens noirs. Corps d’athlète et gueule d’amour,
le gaillard était le parfait sosie de Clint Walker, l’acteur
viril et cependant suave de La Piste des Comanches. Bref,
il était scandaleusement beau et complètement dépravé.
Il passait son temps à trafiquer, picoler et forniquer dans
les pires buvettes et lupanars du département. (p.75-76)
Henri Schott, notre voyageur, ne vit pas que dans le souvenir. Ce retour sera
l'occasion de rencontrer de nouveaux visages : celui de la belle Marlène, qui tient
l'auberge du Chat rouge.
Une blonde en jeans, bottes et chemise rouge à carreaux lui a souhaité le
bonjour avec un fort accent alsacien. Elle avait une peau claire, rose et reposée,
comme si elle sortait d’une baignoire. Autour d’elle flottait un insolite parfum
de rose orientale. (p.107)
Elle a aussi des yeux d'un bleu tendre où Schott puise un
surnom qui la désigne telle qu'elle est : Fleur-de-bourrache.
Une plante sauvage, belle, saine, apte à soigner l'âme et le
corps. Une simple, comme on disait jadis.
Autre figure que devait fatalement rencontrer Henri Schott : Mathias le gitan. Il y
trouvera une sorte de frère. A tel point que dans le chapitre où il apparaît, c'est sur
lui seul que la narration se focalise, prenant la place du voyageur.
Mathias était un enfant de la forêt. Elle lui tenait en quelque
sorte lieu de foyer. Méprisé sous son toit, il se réfugiait sous
les chênes, les fayards des environs de Zornhof avec le
sentiment de rentrer chez lui. Hospitalité royale des
frondaisons, charme profond des domiciles sauvages, coulées,
terriers, bauges, nids. A l’instar des grands gibiers,
intuitivement, il avait marqué son territoire dans les
sapinières et les hêtraies. (p.163)
Comme Schott, il a la rage. Comme Schott, il se trouve en butte à l'hostilité et au
mépris de ceux qu'il côtoie. Comme Schott, il prendre le parti de s'échapper.
Dans ta solitude, nous sommes avec toi et nous soufflons sur la braise.
Réveille-toi, Mathias, et laisse la braise s’embraser. Tu es né dans ce pays, tu
souffres de ses plaies comme de douleurs infligées à toi-même, mais tu n’es pas
d’ici, pas plus d’ici que d’ailleurs. Comme nous tous, gitan, tu n’es de nulle part.
Réveille-toi et va t’expliquer avec le vent. (p.155)
D'ailleurs très tôt, Mathias a lu les romans d'Henri Schott, les lisant comme si ils
avaient été écrits pour lui, sur lui.
Dans les romans de Schott, Mathias avait décelé des rages et des espérances
intenses comme celles qu’il éprouvait lui-même, des goûts et des répulsions
proches des siens, un attachement profond à la nature, des sentiments obscurs
et sauvages qui lui rendaient cet inconnu plus proche qu’un frère. (p.171)
En même temps, Schott ne se fait pas d'illusions sur la nature humaine. A côté de
ces belles personnes qu'il croise sur son chemin ou dans son souvenir, il y a aussi un
régiment de beaux salopards auxquels Gérard Oberlé et son personnage règlent leur
compte. La belle-famille de Mathias, des nouveau riches arrogants et infects ; le
grand-père qui ne portait pas dans son cœur "l'enfant du péché" :
Pour ce cafard vosgien, une fille-mère était une créature du diable et son
rejeton le fruit du mal. Le vieux avait avalé sa chique, rabot en main, dix ans
plus tôt, mais Henri avait séché les obsèques. N’ayant pas eu le temps de se
comporter en mauvais fils, il s’était rattrapé dans le rôle de petit-fils indigne.
(p.46)
Autres cibles des imprécations oberléennes : ces petit-bourgeois, adeptes d'une
société de la satiété et du loisir qui, innocemment, viennent maltraiter l'âme des
paysages vosgiens et la beauté des étangs et des lacs :
... des rivages colonisés par des centaines de cabanons, mobil-homes et
chalets d’été où les vacanciers du Palatinat et de la Sarre viennent en
escadrons écluser leur bière sur des territoires autrefois annexés. Pour ne pas
succomber à l’aigreur, Schott battit en retraite en pensant au joyeux bordel
qu’un Gus aurait semé dans ce paradis du petit bonheur peinard. (p.80-81)
AVANT Images de l’étang du Stock trouvées sur un site touristique et tel que l’a vu évoluer l’oncle Gus : APRÈS http://www.moselle-tourisme.com/bouger/ficheproduit/F848146668_etang-du-stock-centre-de-loisirs-de-langatte-langatte.html?id_fiche=42000013#.U3ywTXZTyCk
J'ai parlé plus haut d'une prose sensible. Retour à Zornhof excelle dans la peinture
des sentiments éprouvés par son "héros" : la mélancolie, la nostalgie, l'amitié, la
douceur qu'il y a dans certaines rencontres où l'on s'apprivoise... La rage aussi : rage
de régler leur compte aux imbéciles, rage de vivre qui vous pousse à tout brûler
derrière vous.
Retour à Zornhof peut aussi être regardé (ou lu, ou écouté) comme un tombeau,
dans le sens musical que ce terme avait à l'époque baroque, tel celui composé par
Marin Marais pour Monsieur de Sainte-Colombe que ravivent le roman de Pascal
Quignard, Tous les matins du monde, et le film qu'en a tiré Alain Corneau. Tel aussi
celui dédié par Ravel au claveciniste François Couperin. Gérard Oberlé a imaginé en
musicien une méditation monumentale et harmonique sur ce qui vous attache et
vous arrache à une terre aimée. Surtout, du premier au dernier chapitre, le roman
résonne d'une mélancolie toute schubertienne. En effet Gérard Oberlé a mis les pas
de son personnage dans ceux du Schubert compositeur du Voyage d'hiver
(Winterreise) : des 24 lieder du musicien, il en a retenu sept pour en faire sept
chapitres. Je laisse découvrir par le lecteur les affinités entre tel lied (Rückblick,
"regard en arrière" ; Im Dorfe, "au village" ; Die Wetterfahne, "la girouette" ; Die Post,
"la poste"...) et les péripéties du roman.
A propos, si vous aimez lire en musique, voici la playlist donnée au fil des pages par
Gérard Oberlé lui-même :
Schubert – Aristide Bruant (à la Bastoche) – Ronnie Hawkins et Levon Helm du groupe
The Band (Lonesome Suzie…) – Carlos Gardel (Caminito) – Ben Webster (Don’t blame
me) – Django Reinhardt – Gabriel Fauré… (Au cimetière, sur un poème de Jean
Richepin).
Et il y a ce dernier motif sur lequel je ne m'appesantirai pas et qui traverse tout le
roman. Ce motif qu'on aura deviné trouve lui aussi un écho musical et tragique par
l'évocation du poète italien Pietro Matastasio (librettiste d'opéras prolixe s'il en fut) :
(Henri Schott) continu[ant] de délirer, a éclaté de rire en hurlant : »Métastase,
Métastase ! Un grand poète italien, ce Métastase ! Saloperie… Tout ça c’est ta
faute… Une honte, écrire des vers avec un blase pareil ! » (p.243)
Autre résonance musicale inattendue, la parenté que j’ai trouvé entre la carrière
d’Henri Schott, personnage de fiction, et celle, bien réelle, d’Alain Bashung. Parenté
pourtant, sans doute, involontaire. Tenez-vous bien. Comme Henri Schott, Bashung
est né de père inconnu ; comme lui, il a été élevé par une grand-mère, non-
francophone, dans un village (alsacien) bordé par le cours de la Zorn ; comme lui, il
suit la voie des arts (l’écriture pour l’un, la musique pour l’autre) ; tous deux sont des
chantres ténébreux des grands espaces (la dernière tournée de Bashung portait ce
nom) ; enfin le cancer les a emportés trop tôt, l’un comme l’autre.
Un premier aparté : Entre nous, j'ai constaté qu'ils ont été nombreux, celles et ceux
qui ont composé un "voyage d'hiver". Le premier, à tout seigneur tout honneur, fut
Franz Schubert avec son cycle de vingt-quatre lieder composé en 1827 sur des
poèmes de Wilhelm Müller. Le second, pour le lecteur amoureux de son œuvre que je
suis, se trouve être Georges Perec qui donna ce titre à une nouvelle publiée en 1979
et à laquelle ses compères oulipiens imaginèrent des suites rassemblées en 2013
dans un recueil (Le voyage d'hiver et ses suites). Il y eut aussi un roman du même titre
d'Amélie Nothomb (2009) que je n'ai pas lu. Et même un roman non traduit du
Catalan Jaume Cabré (Viatge d'hivern - 2000), l'auteur du récent best-seller Confiteor.
Retour à Zornhof aurait pu lui aussi être titré "Voyage d'hiver" mais on peut penser
que Gérard Oberlé, par humilité, a voulu laisser à Schubert ce qui lui appartenait.
Un second aparté : le fait que certains Mossétans soient
arrivés des Vosges n'est peut-être pas étranger à la présence
de ce roman dans notre bibliothèque, à côté des livres de
Miquel Perpinya et de ceux de Jordi Soler...
Ci-contre, un détail de la plaque minéralogique d’une voiture mossétane
Et ce dernier aparté en guise de facétie : si vous ne connaissez pas les chroniques
publiées par les soins de ce même site http://mosset.fr/ sur les balades autour de
Mosset, je peux essayer de vous en donner un avant-goût en reprenant ma chronique
à la mode de leur auteur, Jean Llaury, s'il m'autorise ce pastiche :
Rapide voyage d’hiver de Mosset à Zornhof, et retour
(comme un beau Lied)
Lundi, 27 janvier 2014 (sainte An…gèle, brrr).
Participants : l'Enric Schott, l'heroi del llibre - la Baba, seu àvia de la fusteria vella -
Gus, seu oncle, aficionat de dones i moto - la Marlène de la fonda del Gat Vermell -
Mathias en Gitano - Franz Schubert, en compositor del viatge d'hivern - i en Jean-Luc
del Plaçal del Castell
Météo del dia : temps plutôt frisquet et brumeux comme un hiver lorrain, qui très vite
se réchauffe à l'évocation de la grand-mère et de l'oncle, avec une belle éclaircie quand
arrivera le personnage de Marlène et, pour finir, une promesse de soleil aux rivages
d'une ville d'Alep d'avant la guerre...
Point de rencontre et de départ : près de l'église de Zornhof, aux abords de la Zorn,
charmante rivière vosgienne.
Particularités et buts de la randonnée : accompagner l’Enric, sur les routes de son
enfance et de sa jeunesse au milieu des sapinières (avetosas) et des bouleaux (bedolls).
Longueur : 255 pages. Déclivité : 42 lignes par pages. Difficulté : aucune pour un
lecteur entraîné
Qu'ai-je noté d'intéressant le long de ces 255 pages?
Notre guide, Henri Schott (l’Enric) était ce jour-là d’humeur pérégrine et
mélancolique. Il nous a fait découvrir le charme des paysages vosgiens, sans oublier de
nous faire partager sa consternation au spectacle de cette nature abîmée, en trop
d’endroits, par le tourisme mercantile.
Nous lui devons également la rencontre des quelques amis rares qu’il a eu l’occasion
de se faire lors de son dernier séjour dans cette région : Marlène, la belle aubergiste, le
père Lambour (93 ans : un cas, Lambour !) et Mathias (en Gitano).
Surtout, quelle idée merveilleuse que celle de nous faire faire cette balade aux accents
du Voyage d'hiver, le Winterreise (Viatge d’hivern) de Franz Schubert !
Cette fois, Georges n'est pas là pour faire le sommelier mais la fontaine miraculeuse de
Danne-et-Quatre-Vents nous offre son eau pure et naturellement fluorée.
Et puis cette divine surprise d’un déjeuner à l’auberge du Chat Rouge (nostre gat
moussetou aurait été à son aise) . Une bonne adresse à retenir, avec sa patronne
Marlène, un beau brin de fille aux yeux d’un bleu comme celui de la fleur de
bourrache.
Nous avons quitté Zornhof alors que le ciel nous promettait une nuit claire. Pourvu que
ne se réalise pas le dicton : Nit clara d’hivern, a l’endemà dia d’infern.
Une fois rentrés, nous pourrons lire, emprunté à notre bibliothèque de Mosset :
Retour à Zornhof. de Gérard Oberlé. Editions Grasset. 2004. 260 p.
écrit place du Château, le 21 mai 2014
Borago officinalis, photo Jean Tosti
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