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Attendez que la musique de Beethoven démarre et prenez le temps d’apprécier (8 minutes environ) cet

extrait du roman de Dino Buzzati: « Un amour »Les diapositives changent au clic de la souris

S’éveiller à six heures, chose tellement douloureuse en soi, fut une sorte d’émerveillement à la pensée qu’elle l’attendait, à la pensée de cette belle auto avec laquelle il allait la chercher…

Il partit à six heures et demie. Les rues étaient désertes. Quel dommage, ce ciel gris.

Chaque fois qu’il « champignonnait » un peu, c’était autant d’espace en moins qui le séparait d’elle.

Lui, à l’accoutumé, d’une prudence exagérée, volait littéralement à travers la ville.

Les maisons encore endormies et livides, les feux encore clignotant à l’orange, cette ville cueillie par surprise.

Il déboucha sur l’autoroute du Soleil alors que le soleil n’était pas encore parvenu à vaincre la brume matinale.

Personne devant lui.

Il ne lui était jamais arrivé de conduire à cent vingt, cent trente à l’heure. Sous lui les lignes blanches de l’autoroute s’amincissaient, s’estompaient de façon préoccupante. A cette heure, Laïde dormait sûrement… Elle se trouvait là-bas, au fond, derrière l’horizon, tellement lointaine encore.

Michel-BONINI-

Le paysage. Pas de maisons, pas de fermes, pas de postes d’essence comme sur les routes normales. La campagne déserte. Des champs couverts de brume et tout au fond la belle ordonnance régulière des immenses peupliers en plantations successives qui se perdaient au loin.

Louise NIGON

Et tandis qu’il courait sur la route les arbres se pressaient toujours davantage, se concentraient à l’horizon puis s’égayaient sur les côtés, tandis que d’autres, devant lui, couraient s’agglutiner à l’horizon; comme si deux immenses plates-formes tournaient en sens opposé, l’une à droite, l’autre à gauche.

Le soleil n’existait toujours pas mais on pressentait que, derrière les voiles d’humidité et de brouillard, il y avait du soleil. Ces campagnes qui s’étendaient à perte de vue l’attendaient, frissonnantes de froid. Et plus l’aiguille blanche du compteur grimpait, en de nerveuses saccades, plus l’air tourbillonnait sur la nuque d’Antonio.

Il lui sembla soudain que les longues plantations de peupliers, par leur mouvement en sens inverse de celui de la voiture, voulaient lui dire quelque chose. Oui, la fuite des arbres — enchaînement fluide et mouvant de perspectives dans cette double rotation de la nature à perte de vue — prenait une intensité d’expression particulière, comme lorsque quelqu’un s’apprête à parler.

Il courait, volait même en direction de l’amour et dans le même temps les arbres qui glissaient vertigineusement sur le bord de la route étaient emportés par une force immense. Chacun d’eux avait sa physionomie propre, une forme spéciale, une allure différente. Et ils étaient tant et tant, des millers et des milliers. Pourtant c’était une même force qui les entraînait vers l’abîme. Tous les peupliers de cette campagne démesurée fuyaient exactement comme lui.

C’était un curieux spectacle, dans ce matin désert, avec cette route vide devant soi et ces champs vides, des campagnes vides, pas une âme qui vive, il semblait que personne, excepté lui, ne s’était souvenu de l’existence de ce morceau d’univers.

Et elle était là-bas, au bout, derrière le tout dernier rideau d’arbres et même plus loin encore, probablement dormait-elle la tête enfouie dans l’oreiller, la lumière du jour naissant pénétrait par l’entrebâillement des doubles rideaux dans sa chambre illuminant la masse de ses cheveux noirs, immobiles…

Balthus

Il comprit à l’improviste la signification de cet enchantement de la nature. Que voulaient donc lui dire ces longues lignes de peupliers à l’horizon, dans ce cortège, dans ce ballet où ils semblaient le fuir et tout à la fois courir à sa rencontre, pour s’éloigner à nouveau derrière lui, dans la brume, se perdre, tandis que d’autres venaient prendre la relève et se précipitaient sur lui?

Il comprit soudain ce qu’ils disaient, il comprit la signification de ce monde invisible qui vous laisse stupéfait, sachant dire seulement

« que c’est beau! » tandis que quelque chose de grand pénètre dans votre âme.

Il avait vécu toute sa vie sans en suspecter la raison. Combien de fois n’était-il pas demeuré en admiration devant un paysage,

un monument,

une place;

un jardin,

l’intérieur d’une église,

un rocher,

un sentier,

un désert.

Et finalement c’était seulement maintenant qu’il perçait le secret.

Un secret fort simple: l’amour.

Tout ce qui dans le monde inanimé nous fascine, les bois, les plaines et les fleuves, les montagnes, les océans, les vallées, les steppes,

plus encore, plus encore, les villes, les palais, les pierres,

plus encore, le ciel, le vent de la montagne, les tempêtes,

plus encore, la neige,

plus encore, la nuit, les étoiles, le vent, toutes ces choses, indifférentes et vides par elles-mêmes, se chargent d’une signification humaine dans la mesure où, sans que nous en prenions conscience, elles contiennent un pressentiment de

l ‘amour.

Il demeura abasourdi de ne pas s’en être aperçu plus tôt. De quel intérêt serait une falaise, une forêt, une ruine si une attente n’y était implicitement contenue?

Et attente de quoi, de qui, sinon d’elle, de la créature qui pourrait nous rendre heureux?

Quel sens aurait le vallon romantique tout couvert de rochers et de sentiers mystérieux si notre imagination ne pouvait y conduire au soir celle que nous aimons dans une promenade emplie de chants d’oiseaux mélancoliques?

Quel sens aurait la muraille des anciens pharaons si l’on ne pouvait dans l’ombre de leur repaire affabuler sur une rencontre possible?

Et qu’importerait pour nous ce petit coin d’un village flamand,

ou le café de boulevard,

ou le souk de Damas, si l’on ne pouvait supposer qu’un jour là aussi elle pourrait passer, y laisser une bribe de vie?

Et la petite chapelle votive au croisement des chemins, pourquoi serait-elle si troublante si quelque allusion ne s’y trouvait cachée? Et allusion à quoi, à qui, sinon à elle, à la créature qui pourrait nous rendre heureux ?

Il pensa à la fenêtre solitaire illuminée dans un soir d’hiver,

à la plage sous les falaises blanches dans la gloire du soleil,

à la ruelle inquiétante et serpentant au cœur de la vieille vile,

aux terrasses du grand hôtel pendant les nuits de gala,

aux fenils,

à la lueur de la lune,

il pensa aux pistes enneigées sous le plein soleil d’avril,

au sillage du blanc navire de haute mer tout illumine,

aux cimetières de montagne,

aux bibliothèques,

aux cheminées allumées,

à la scène d’un théâtre désert,

à Noël,

à l’aube naissante.

Partout elle se retrouvait cachée, dans une pensée secrète, même si nulle part rien de tout cela ne savait qui elle était.

Oh! combien notre exaltation spirituelle serait mesquine, face à un grand spectacle de la nature, si nous seuls étions concernés alors et si nous ne pouvions la faire tendre en direction d’une autre créature.

Pascal PRELLION

Et même les montagnes, qu’il avait aimées intensément, les rochers escarpés, dénudés, d’une apparence tellement rébarbative, hostile aux choses de l’amour, prenaient une nouvelle signification.

De défi à la nature sauvage? Le dépassement du moi? La conquête de l’abîme? La griserie des sommets? Quelle monstrueuse bêtise ce serait, si ce n’était rien d’autre. La difficulté, les dangers deviendraient ridiculement gratuits.

Il avait longuement réfléchi sur ce problème, sans parvenir à le résoudre. Maintenant, oui. Un autre élan spirituel se tapissait dans son amour

des montagnes.

Si quelqu’un le lui avait dit quand il était enfant - et s’il avait pu comprendre - il aurait nié malgré tout, crié que ce n’était pas vrai, par une sorte de pudeur. Et tous les autres en diront de même, affirmant que c’est une bêtise, de la rhétorique, d’un romantisme hors de saison.

Pourtant, si on les interroge, ils ne sauront expliquer autrement pourquoi les émeut la tempête

ou l’arc de triomphe éboulé des Césars

ou la lanterne qui se balance au fond d’une ruelle mal famée.

Ils ne confesseront jamais que dans ces scènes ils trouvent aussi l’évocation d’un rêve d’amour…

Tout au bout de l’horizon, tandis que déjà le ciel se dissout dans le bleu et que le soleil se déverse, les bouquets d’arbres continuent à se défaire, à s’égayer lentement, puis ils roulent en se précipitant toujours plus vite et disparaissent sur les bas côtés, dans un enchaînement fluide de perspectives diverses, plus rapides les rangées les plus proches, lentes et paresseuses les rangées lointaines, dans cette double rotation à perte de vue de l’immense plaine. Et puisqu’en appuyant sur l’accélérateur il voyait s’accentuer et se précipiter le mouvement des arbres, Antonio pouvait s’imaginer que la nature entière lui obéissait.

Il se souvient aussi des caravanes de mégères piaillantes venues d’Amérique descendant de leurs autocars de luxe devant musées et cathédrales. Se peut-il que ces disgraciées, dans leur périple continuel, poursuivent aussi quelque pressentiment d’amour?

Ah! plaignez-les c’est justement cela. L’appel, à leur insu, résiste encore jusque dans ces ruines standard parfaitement hygiéniques; elles ont soixante, soixante-dix, quatre-vingts ans, ce sont de respectables et d’honnêtes dames, elles en mourraient de honte si elles pouvaient connaître ce qui les pousse ainsi à courir de par le monde.

Mais pourtant, s’il n’y avait dans les voyages ce rien, ce soupçon romantique et invraisemblable, jamais elles ne sortiraient de leur maison. Vagabonder ainsi de frontière en frontière, et d’hôtel en hôtel, deviendrait un supplice.

Et le langage universel de la poésie? Pourquoi donc tant de paysages, de forêts, de jardins, de plages et de fleuves, d’arbres, de crépuscules dans les vers à la femme aimée? Parce que, plus encore que quiconque, les poètes retrouvent dans la nature la relation fatale.

Les vieilles tours,

les nuages,

les cascades,

les tombes énigmatiques,

le sanglot du ressac sur la falaise,

les rames qui plient sous la tempête,

la grève déserte sous le soleil de midi, tout se

rapporte à elle, celle de notre cœur, qui nous réduira en cendres.

Toute chose du monde se conjuguant avec toutes les autres choses du monde en un complot parfaitement ourdi dans le but d’assurer la perpétuation de l’espèce….

Là-bas au bout, vers le sud, là où finit la route, elle est là qui t’attend…

Texte : Extrait du livre « Un amour » de Dino Buzzati

Musique : « Rondo allegro » du « Concerto pour violon » de Beethoven

Daniel Juillet 2007 danielvillaperla@gmail.com Ce diaporama numéro 26 est strictement privé. Il est à usage non commercial.

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