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Sommaire Introduction. .......................................................................................................................... 1
1. Histoire et philosophies du « milieu ». .............................................................................. 3
2. L’effet Uexküll. ................................................................................................................. 5
Le sujet animal et son umwelt. .......................................................................................... 5
La mésologie de la perception. .......................................................................................... 6
3. Penser le milieu par le mi-lieu. .......................................................................................... 7
Merleau-Ponty. Penser le milieu par le mi-lieu (le corps-milieu). .................................... 8
Canguilhem. Penser le milieu par le mi-lieu (le centre vivant). ...................................... 10
Simondon. Penser le milieu par le mi-lieu (le centre de la relation transductive) ........... 12
4. Du milieu au monde… .................................................................................................... 13
L’effet Uexküll (Merleau-Ponty, Canguilhem, Simondon).
Par Victor Petit. Post-doctorant à l’Université de Technologie de Troyes.
victor.petit@yahoo.fr.
Pour séminaire Mésologiques IV. Environnement, Milieu et Monde. Mésologie de la
perception. 13/11/2015.
Introduction.
Dans un article des Cahiers de Simondon, n°1 (2009), nous méditions l’héritage d’Uexküll,
avec les yeux de Simondon, à partir d’une triple distinction qui définissait selon nous le vivant
: individu/système (machine) ; rapport/relation ; environnement/milieu1. Dresser la liste des
1 Nous citions à ce propos les mots suivants : « L’Umwelt est proprement la relation Individu-Welt. Le
comportement observé exprime cette relation, exprime l’Umwelt. On voit pourquoi, selon nous, il n’est pas fondé
de parler de la relation entre un individu et son Umwelt » (Gaulejac F. et Gallo A., « Des interactions entre
l’animal et le monde à l’énaction d’un monde propre », dans Theraulaz G. et Spitz F. (éd.), Auto-organisation et
comportement, Paris, Hermès, 1997, p. 67). Ces mots sont problématiques… ce pourquoi, nous précisions : s’il
n’est pas fondé, en effet, de parler du rapport de l’individu au milieu (car l’un n’est pas extérieur à l’autre), il
faut au contraire continuer à parler de relation de l’individu au milieu, et se situer au milieu de cette relation
vivante – car c’est la relation, et non l’individu, qui est vivante. Le rapport se fait entre des termes constitués,
tandis que les termes ne préexistent pas à leur mise en relation, puisque celle-ci est constituante. C’est parce que
la relation est constituante que Simondon a pu écrire qu’elle est en réalité un rapport à trois termes. Nous
ajoutions : il n’y a de relation que vivante.
personnes qui ont, à leur manière, distingué le rapport physique d’un système à son
environnement de la relation biologique d’un individu à son milieu, s’avèrerait être une tâche
délicate, puisque cette distinction s’ancre dans l’éthologie et la psychologie animale, aussi
bien que dans la psychologie médicale, aussi bien que dans la phénoménologie du vivant et la
philosophie de la biologie, etc. Cette distinction est, selon nous, une autre manière de dire
l’effet Uexküll2. Avant de méditer cet effet chez trois philosophes contemporains et amis
(Merleau-Ponty, Canguilhem, Simondon : partie 3), nous resituerons le milieu d’Uexküll
historiquement, pour mieux saisir la philosophie du milieu (partie 1), avant de préciser de
quoi sa mésologie de la perception est fondatrice (partie 2).
De l’héritage philosophique d’Uexküll, nous ne dirons cependant presque rien3. Et son
héritage n’est pas tant ici explicite qu’implicite. Certes Merleau-Ponty, Canguilhem et, à
moindre égard, Simondon, disent explicitement l’importance d’Uexküll, mais ils ne l’étudient
pas de près – sauf dans les cours sur la nature (1957-1958) de Merleau-Ponty4. Si nous
pouvons parler d’ « effet Uexküll » cependant, c’est que le couplage dynamique de l’être et du
milieu qui est au fondement de leur philosophie n’est pas compréhensible sans l’héritage
d’Uexküll. Cet héritage pose des questions philosophiques qui sont autant de chantiers
mésologiques ; et l’un des chantiers les plus difficiles nous semble celui de préciser le rôle et
le statut du « milieu technique » (partie 4).
2 Le terme de milieu chez Merleau-Ponty et Canguilhem (comme celui d’Umwelt chez Uexküll) vise d’abord à
pointer l’irréductibilité du biologique au physique (et donc l’irréductibilité du milieu animal au monde physique,
l’irréductibilité de la relation vivante à une adaptation mécanique, etc.). Le terme de milieu n’a pas le même sens
chez Simondon car tout doit être compris à l’aune de son ontogénèse générale. Simondon se préoccupe moins de
l’irréductibilité du biologique au physique, il garde de Canguilhem le couple de l’individu et du milieu, mais y
ajoute une pensée de la relation constituante non spécifique au biologique (peut-être héritée de Bachelard). 3 L’héritage philosophique d’Uexküll est immense. La lecture d’Heidegger est probablement la plus commentée.
La lecture la plus audacieuse nous semble venir de Gilles Deleuze : selon lui, Uexküll est un spinoziste qui
s’ignore – la question « que peut-un corps ? » trouve la réponse dans son milieu. C’est audacieux, car à lire
Uexküll, on pense plutôt à Kant : relire Uexküll serait alors se demander en quel sens il a pu réussir là où Comte
avait échoué et en quel sens il a su devenir le Kant de la biologie en substituant au couple du sujet et de l’objet,
celui de l’individu et du milieu. Très nombreux sont aujourd’hui les philosophes qui s’y réfèrent, d’Agamben à
Sloterdijk à Latour, etc. À notre connaissance, il n’existe aucune étude complète méditant la totalité de cet
héritage. Il existe cependant des études partielles, comme par exemple celle de Brett Buchanan, Onto-
Ethologies: The Animal Environments of Uexkull, Heidegger, Merleau-Ponty, and Deleuze (2009). 4 “Le concept de Nature" (1956–1957) ; “Le concept de nature, l’animalité, le corps humain, passage à la
culture" (1957–1958) ; “le concept de nature, nature et logos : le corps humain" (1959–1960). Merleau-Ponty, La
nature. Notes de cours du Collège de France, Paris, Seuil, 1994
1. Histoire et philosophies du « milieu ».
Cette présentation très succincte de l’histoire du mot milieu n’a ici que deux buts : pointer
la place tardive de la « philosophie du milieu » (ou mésologie proprement dite) et du « milieu
technique ». Telle que nous la présentons la mésologie, celle de du vivant (ou plus exactement
de l’animal), date d’Uexküll ; mais le statut du « milieu technique » y demeure problématique.
1) HISTOIRE
Héritage grec (meson) et latin (medium).
Héritage éthique : « juste-milieu ». Héritage logique : « milieu-exclu ».
XVIIe siècle.
Milieu physique (Mersenne, Pascal).
XVIIIe siècle.
Milieux physico-moral ou médical (Mesmer)
NB. Naissance du biopolitique (de l’hippocratisme à l’hygiénisme). Cf. Foucault.
XIXe siècle.
Milieu biologique (Lamarck/Darwin, Comte/Cournot)
Sens bio-social (Balzac/Zola), sens mésologique (Taine, Robin, Bertillon).
Milieu sociologique (Durkheim/Tarde)
Milieu géographique (Vidal de la Blache)
NB. Le milieu de la biologie du XIXe siècle (Lamarck, Comte, Bernard) n’est pas à
proprement parler un milieu biologique, c’est un milieu physique pour la biologie. Ce ne sera
plus le cas de celui d’Uexküll.
XXe siècle.
1945. Milieu technique (Leroi-Gourhan, Friedmann).
NB. Il est lourd de sens pour notre histoire qu’il ait fallu attendre la fin de la seconde
guerre mondiale pour que l’on marie enfin l’économique (l’espace de l’oikos) et le politique
(l’espace du meson théorisé par Vernant et Detienne) à travers la considération de notre
milieu technique – dernier né de l’histoire et pourtant premier de notre histoire.
NB. Milieu & Environnement au XXe siècle. En un premier temps, le sens du milieu s’est
précisé en s’opposant à l’environnement (selon l’héritage d’Uexküll) ; en un second temps,
depuis l’officialisation de la « crise écologique », le milieu s’est trouvé identifié à
l’environnement, ce dernier mot cristallisant la nouvelle et dernière époque de notre histoire
(celle de l’anthropocène ou technocène).
2) PHILOSOPHIE.
Le mot n’est pas le concept. Le mot de milieu précède le concept de milieu. Et le concept
de milieu excède le mot de milieu. Le mot de milieu peut se traduire par environnement,
tandis que le concept de milieu, et c’est là sa première caractéristique, s’oppose à celui
d’environnement. Tous les philosophes du milieu (de Merleau-Ponty à Berque) distinguent le
milieu de l’environnement à la manière d’Uexküll. Il y a bien des philosophes qui font jouer
un rôle central au concept de milieu avant le XXe siècle – il suffit de penser à Comte –, mais à
nos yeux, il est très difficile de parler de philosophie du milieu avant Uexküll, puisque la
philosophie du milieu semble reposer sur la distinction entre Umwelt (milieu) et Umgebung
(environnement). L’histoire du mot n’est donc pas l’histoire du concept : cela est clair si on
rappelle que la mésologie historique (celle de Bertillon) n’est pas mésologique (au sens
d’Augustin Berque) ; ou bien que Jakob von Ueküll oppose das Milieu et die Umwelt5 – que
nous traduisons précisément par « milieu » – ; ou bien que James Gibson distingue le milieu
(qui est une composante de l’environnement terrestre, avec les substances et les surfaces) et
l’environment (écologique) – que nous traduisons précisément par « milieu ». Ce que Gibson
nomme « écologie », Berque le nomme « mésologie », et tous deux présupposent Uexküll6.
Si le mot français de « milieu » porte cependant avec lui une certaine philosophie (une
puissance conceptuelle), c’est en raison même de sa polysémie, de sa duplicité sémantique : à
la fois centre et autour, intermédiaire et environnement, medium et umwelt. C’est en raison de
cette duplicité que le milieu s’oppose d’ailleurs à l’environnement. Pour le dire vite : le
milieu dit plus que l’environnement, car il n’est pas seulement extérieur, mais extérieur et
intérieur, ou plus exactement il est au mi-lieu de l’intérieur et de l’extérieur. Mais le milieu
dit moins que l’environnement, car à proprement parler, il n’environne pas l’être dont il
est le milieu, il n’est pas extérieur à lui, il le conditionne, il le constitue.
5 « C’est en opposition au concept allemand couramment usité de Milieu que notre biologiste balte crée celui
d’Umwelt. Le sens de ce choix répond à la nécessité de comble un manque, le concept de Milieu ne permettant
pas, selon lui, de penser l’animal comme sujet vivant. Alors que Milieu renvoie à un champ neutre, indéfini et
homogène de type physique : l’eau, la terre, le plasma, le sang, l’argile, etc., et équivaudrait à ce qu’on appelle
aujourd’hui les « conditions du milieu », le concept de Um-welt implique quant à lui un centre ; cette opposition
entre das Milieu et die Umwelt correspond à celle que Canguilhem établira entre la science des champs et la
sciences des milieux, c’est-à-dire entre la physique et la biologie » Cf. Adrien GENS, Jacob von Uexküll.
Explorateur des milieux vivants, Hermann, 2014. p. 18 6 L’environment de Gibson équivaut à l’Umwelt d’Uexküll. Uexküll aurait pu dire avec Gibson que « Les mots
animal et environnement forment un couple inséparable… La relation de réciprocité de l’animal et de
l’environnement est irréductible aux relations traitées par la physique » Gibson, Approches écologiques de la
perception visuelle, Bellevaux, éd. du Dehors, 2014, p. 52
Comme nous l’illustrons plus loin (partie 3), tous les philosophes du milieu jusqu’à
Augustin Berque admettent que : 1) le milieu n’est pas l’environnement ; 2) penser le milieu,
c’est penser par le milieu (penser au mi-lieu).
2. L’effet Uexküll.
Le sujet animal et son umwelt.
On pourrait dire de la tique d’Uexküll, ce que Diderot disait de l’œuf : elle est susceptible
de renverser toutes les philosophies. Il est sûr du moins que son Umwelt ouvre un autre
espace-temps :
« Nous nous berçons trop facilement de l’illusion que les relations que le sujet d’un autre milieu
entretient avec les choses de son milieu se déroulent seulement dans le même espace et le même
temps que les relations qui nous lient aux choses de notre milieu d’humains » 7.
C’est en 1925 que l’éthologiste Jakob von Uexküll fonde à Hambourg l’Institut für
Umweltforschung (1925), seize ans après avoir posé les bases de son travail (Umwelt und
Innenwelt der Tiere, 1909), et neuf ans avant la publication de son ouvrage retentissant
Streifzüge durch die Umwelten von Tieren und Menschen (1934), désormais traduits par
Milieux animaux et milieux humains. Nous nous appuyons sur la première traduction, non pas
qu’elle soit meilleure mais elle contient aussi sa « Théorie de la signification ».
Uexküll est un chercheur d’Umwelt. Que fait celui-ci ? Il cherche des unités de sens, c’est-
à-dire, puisque le modèle est musical, des harmonies. L’important est de comprendre « qu’il
faut au moins deux sons pour former une harmonie8 ». Il faut être deux pour faire une unité ;
autrement dit, l’un est couplé. Le couple qu’étudie Uexküll est celui du sujet animal et de son
milieu : « nous devons toujours partir d’un sujet pris dans son milieu et étudier ses relations
harmoniques avec les objets particuliers qui se présentent à lui comme porteurs de
signification »9. « Théorie de la signification » et « théorie des milieux » sont en fait la même
chose, puisque le sens ne peut advenir que là où il y a un vivant couplé à un milieu. « Un
animal ne peut entrer en relation avec un objet comme tel »10, mais seulement avec ses
« porteurs de signification ». Les signaux objectifs de l’environnement ne font sens, ne font
signe, qu’à travers le cercle fonctionnel constituant un milieu subjectif. Un objet (un arbre ou
7 Uexküll, Mondes animaux et monde humain, éditions Denoël, 1965, p. 49. Uexküll poursuit : « Qu’il ne puisse
y avoir un tel espace, cela résulte déjà du fait que chaque homme vit dans trois espaces qui s’interpénètrent, se
complètent, mais aussi se contredisent en partie », à savoir l’espace actantiel, l’espace tactile, et l’espace visuel. 8 Ibid., p. 130. 9 Ibid., p. 131. 10 Ibid., p. 194.
une fleur par exemple) n’existe pas en soi, mais pour un sujet vivant qui lui donne sens ; ce
pourquoi un même objet est, selon les milieux, habitat, obstacle, nourriture, refuge, symbole,
matière, ou tout simplement inexistant. Pas plus que la mélodie morphogénétique n’est
divisible, elle n’est séparable de son umwelt ; les symboles de signification qui peuplent notre
jardin, interviennent dans la construction de la maison, qu’est notre corps. Il y a dans les
milieux des réalités (subjectives) qui n’ont pas de correspondant (objectif) dans
l’environnement : ainsi d’un chemin familier et du chemin inné, ainsi de la division en
territoire et terrain, ainsi de l’image-prospection, ainsi de ce que Uexküll nomme les « milieux
magiques ». Chaque centre vivant est lui-même un milieu pour d’autres centres, à l’image du
chêne abritant plusieurs milieux. Le milieu cosmologique de l’astronome, comme tout milieu,
« n’est qu’un morceau infime de la nature, découpé suivant les aptitudes d’un sujet
humain »11. Le milieu d’un explorateur, le milieu d’un chimiste, le milieu d’un physicien
atomiste, etc., « si l’on voulait récapituler toutes ses propriétés objectives, il en ressortirait un
chaos »12. Et pourtant, la Nature, qui unifie l’ensemble de ces milieux, demeure en ordre !
Sans rentrer dans les détails, on constate d’emblée deux problèmes. Le premier concerne le
statut de la Nature (le chef d’orchestre de tous les Umwelt, ce plan sans but). Le second
concerne le statut de l’Umwelt humain13. La radicalité d’Uexküll consiste précisément dans le
fait que pour passer de l’animal à l’homme, il n’a pas besoin d’un autre concept : l’Umwelt lui
suffit.
La mésologie de la perception.
« Les théories phénoménologiques de la perception, particulièrement celle de Merleau-Ponty en
France, se rattachent à la recherche de cette compréhension de l’activité perceptive comme une
fonction d’ensemble qui s’intègre elle-même dans une existence du sujet inséré dans le monde, selon
la perspective organismique de Goldstein ; elles sont assez larges, et n’excluent ni le rôle l’attitude
d’attente du sujet (le « set »), en rapport avec les conditions sociales et les motivations, ni
l’élargissement dans le sens d’une psychologie biologique qui veut découvrir l’univers perceptif de
chaque espèce et trouver ce par quoi chaque activité perceptive prend sens dans une situation, selon
les dimensions de la défense, de l’agression, de la quête de nourriture, de l’exploration, de la
sexualité, comme cherche à le faire von Uexküll »14
Jacob von Uexküll. Streifzüge durch die Umwelten von Tieren und Menschen (1934) ;
Kurt Goldstein. Der Aufbau des Organismus (1934), trad. La Structure de l’organisme
(1952) dans la collection dirigée par M. Merleau-Ponty aux éditions Gallimard.
11 Ibid., p. 164. 12 Ibid., p. 166. 13 Notons que lorsqu’Uexküll parle de l’homme, il parle du milieu de l’individu (le gourmet, l’astronome, la
jeune fille, etc.). Lorsqu’il parle des animaux, il parle du milieu, non pas de l’individu mais de l’espèce. 14 Simondon, Cours sur la perception (1964-1965), 2006, p. 96
L’effet Uexküll est une autre manière de dire la mésologie de la perception. La perception
suppose la signification (versus information) qui suppose l’animal (versus machine). Du point
de vue hérité d’Uexküll, le couple de la perception et de l’action (i.e du mouvement) est le
corolaire du couple de l’organisme et du milieu. Dans ses Cours sur la perception (1964-
1965) Simondon écrivait : « la perception redevient à l’époque moderne et contemporaine un
principe d’intelligibilité, non plus comme source de paradigmes logiques et critère de la
connaissance vraie, mais comme point de départ d’une théorie des rapports entre l’organisme
et le milieu »15. La mésologie de la perception a le même point de départ. La perspective
biologique développée par Uexküll permet de comprendre comment l’objet de la perception
est tout sauf précisément un objet (une valeur, une valence, un projet).
Dire avec Uexküll, que la relation de l’organisme à son milieu n’est en aucun cas
réductible au rapport d’une machine à son environnement, n’est qu’une autre manière de dire
le refus du modèle mécanique stimulus-réponse. Mais pour comprendre d’où part Merleau-
Ponty dans La structure du comportement (1942), Uexküll ne suffit pas, il faut aussi citer
outre Koffka16, Kurt Goldstein. Tout comme Merleau-Ponty, Canguilhem doit beaucoup à
Kurt Goldstein– qui devait lui-même beaucoup à Uexküll17.
3. Penser le milieu par le mi-lieu.
Hériter d’Uexküll, c’est opposer l’environnement et le milieu. Mais la philosophie du
milieu ajoute une seconde composante (penser le milieu par le mi-lieu) qui décline
différemment cet héritage.
15 Simondon, Cours sur la perception (1964-1965), éd. de la Transparence, 2006, p. 3. 16; Kurt Koffka. Principles of Gestalt Psychology (1935). À l’époque, Koffka était au Smith College de
Londres ; un de ses collègues se nommait James Gibson, qui écrira bien plus tard, The Ecological Approach to
Visual Perception (1979). 17 « Pour chaque organisme le milieu n’est pas fait de tout ce qui se passe dans le monde extérieur ; dans les
conditions normales ne s’avèrent être excitants que les événements avec lesquels l’organisme peut composer
[...]. Chaque organisme a son milieu, comme Uexküll l’a si bien montré » (Goldstein, La structure de
l’organisme, Paris, Gallimard, 1983, p. 99). Cf. aussi « Critique de toute théorie exclusive de l'environnement »
(ibid., p. 75-76).
Goldstein est médecin, mais un médecin qui part « davantage du problème de l'être malade que celui de la
maladie » (ibid., p. 343) et qui admet que soigner l’être malade demande de restructurer l’ensemble de son
milieu au sens large ; un médecin qui pense que la normativité (qui n’est ni la moyenne normale, ni l’anomalie
anormale) est toujours individuelle, qu’il n’y a de fait pathologique que par « son rapport d’insertion dans la
totalité indivisible d’un comportement individuel » (ibid., p. 50) ; que « la santé nouvellement acquise, n'est pas
celle de naguère » et que « l'organisme modifié doit trouver dans le “monde” un nouvel “environnement”» (ibid.
p. 350 et 355). La totalité qu’est l’individu ne se maintient comme telle qu’en se détotalisant, c’est-à-dire en
s’ouvrant sur un milieu. Le débat de l’organisme et du milieu est une ouverture de l’un à l’autre, une tension
dynamique, à partir de laquelle l’organisme se distingue de son milieu en même temps qu’il s’y inscrit.
Merleau-Ponty. Penser le milieu par le mi-lieu (le corps-milieu).
La philosophie de Merleau-Ponty peut être qualifiée de « philosophie du milieu », et cela,
dans la double acceptation de ce terme : être-au-milieu et être-entre – chair, chiasme,
entrelacs. D’une part, il tenta de penser le comportement comportant son milieu ou la
perception engageant son milieu, d’autre part il tenta de donner corps à l’entre-deux, au tiers
terme.
La structure du comportement (1942) est une critique du behaviorisme et du mécanisme en
biologie. À partir de Koffka, Buytendijk et ultimement Uexküll, l’auteur distingue le
« stimulus » (physique) de la « situation » (pour l’organisme) et l’« entourage géographique »
du « milieu de comportement »18. « En même temps que l’extériorité mutuelle des stimuli, se
trouve dépassée l’extériorité mutuelle de l’organisme et de l’entourage. À ces deux termes
définis isolément, il faut donc substituer deux corrélatifs, le “milieu” et l’“aptitude” qui sont
comme les deux pôles du comportement et participent à une même structure »19. Merleau-
Ponty proposait donc une conception dialectique du comportement, ni mécanique, ni
analytique, ni donc décomposable en causes et effets, parties et tout, selon laquelle les
relations de l’organisme et du milieu ne sont pas comparables aux rapports d’un système
physique et de son entourage. « La goutte d’huile s’adapte à des forces externes données,
tandis que l’animal projette lui-même les normes de son milieu et pose lui-même les termes
de son problème vital »20 ; c’est une autre manière de dire que l’unité des systèmes physiques
est une unité de corrélation, celle des organismes est une unité de signification. Et cela car
« avoir un corps c’est pour un vivant se joindre à un milieu défini »21.
Sa Phénoménologie de la perception (1945) prolongera cette idée. Le perçu résiste à
l’opposition de la res cogitans et de la res extensa, car engageant un être vivant, et donc la
relation d’une totalité organique avec un événement du milieu. Le perçu engage aussi le
mouvement, autrement dit toute perception a une signification motrice car elle a une
signification vitale. Le sujet percevant n’est pas face au monde, mais au milieu du monde,
notre corps n’est pas dans l’espace, il l’habite ; toutes ces idées se ramènent à l’a
compréhension du monde (welt) comme milieu (umwelt) – et dire qu’il n’y a plus de monde
18 Merleau-Ponty, La structure du comportement, Paris, PUF, 2002, p. 139-140 19 Ibid. p.174-175. 20 Merleau-Ponty, La phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. 93. Les actions des
organismes « ne sont pas compréhensibles comme des fonctions du milieu physique », « au contraire les parties
du monde auxquelles ils réagissent sont délimitées pour eux par une norme intérieure » (ibid., p. 173). 21 Ibid., p. 169.
face au corps, c’est dire qu’il n’y a plus de vérité intérieure ou de pensée intérieure au corps22.
« L’habitude ne réside ni dans la pensée ni dans le corps objectif, mais dans le corps comme
médiateur d’un monde »23. Ceci suppose de distinguer le corps objectif du corps phénoménal,
le corps « en tant qu’il projette autour de lui un certain “milieu” en tant que ses “parties” se
connaissent dynamiquement l’une l’autre »24. Et bien entendu, la médiation du corps renverse
l’être même de la chose : « En réalité toutes les choses sont des concrétions d’un milieu et
toute perception explicite d’une chose vit d’une communication préalable avec une certaine
atmosphère »25.
Merleau-Ponty cherche ce lieu commun au touchant et au touché, là où « le toucher se fait
du milieu du monde »26. À l’image de cette citation, le dernier livre inachevé de Merleau-
Ponty tente de penser l’être du milieu du monde. Emmanuel Alloa a relevé la portée du
concept de milieu chez Merleau-Ponty, qu’il définit comme « constitutive médiateté
corporelle de tout rapport au monde »27. Ce que Renaud Barbaras, dans sa préface, résume
ainsi :
« Le corps est essentiellement médiation : il est le milieu du milieu, au double sens de son
centre et de son moyen. Il n’est pas étonnant alors que, chez le dernier Merleau-Ponty, la médiation
en vienne à occuper la place du médiatisé, que ce milieu qu’est le corps – à la fois cœur du monde et
vecteur de son apparaître –, et qui sera désormais nommé Chair, délivre le sens d’être véritable de
ce premier milieu qu’est le monde »28 .
Dans une note inédite pour Le Visible et l’Invisible Merleau-Ponty écrit :
« Notre corporéité : ne pas la mettre au centre comme j’ai fait dans Ph.P. : en un sens, elle n’est
que la charnière du monde » (cité par Alloa, op.cit, p. 70).
Le milieu signifie « une réalité intermédiaire entre le monde tel qu’il existe pour un
observateur absolu et un domaine purement subjectif »29. Or ce milieu n’est autre que le
corps. Le corps de Merleau-Ponty, au fil de l’œuvre, passe du centre à l’entre, tandis que la
problématique du « milieu » passe donc de l’umwelt au milieu formateur du corps et du
monde :
22 « Le monde n’est pas un objet dont je possède par devers moi la loi de constitution, il est le milieu naturel et le
champ de toutes mes pensées et de toutes mes perceptions explicites.» (ibid., « Avant-propos », p. V). « La
pensée n’est rien d’“intérieure”, elle n’existe pas hors du monde et hors des mots » (ibid., p. 213). 23 Ibid, p. 169. 24 Ibid., p. 269. 25 Ibid., pp. 369-370. 26 Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, Paris, Gallimard, 1964, p. 174. 27 Alloa, La résistance du sensible, Kimé, 2008, p. 16. L’auteur fait jouer le concept de « milieu », avec celui de
« diacritique » et de « diaphane ». 28 Barbaras, dans sa « Préface » à E. Alloa, op.cit., p. X.
C’est dans ses Cours sur la Nature que Merleau-Ponty médite Uexküll, et c’est sa conception de la nature qui
change au fil de l’œuvre : http://pedagogie.ac-toulouse.fr/philosophie/forma/barbaras.htm 29 Merleau-Ponty, Psychologie et pédagogie de l’enfant, Cours Sorbonne 1949-1952, cité par Alloa, 2008, p. 35.
« Ce que nous appelons chair, cette masse intérieurement travaillée, n’a de nom dans aucune
philosophie. Milieu formateur de l’objet et du sujet, ce n’est pas l’atome de l’être, l’en-soi dur qui
réside en un lieu et un moment uniques : on peut bien dire de mon corps qu’il n’est pas ailleurs,
mais on ne peut pas dire qu’il soit ici ou maintenant, au sens des objets »30.
Canguilhem. Penser le milieu par le mi-lieu (le centre vivant).
Lorsque Canguilhem rend sa thèse de médecine, Essai sur quelques problèmes concernant le
normal et le pathologique (1943), il a 39 ans, et cela fait huit ans qu’il étudie la médecine,
tout en enseignant la philosophie. Si on se rapporte aux œuvre de jeunesse, désormais publiée,
son intérêt pour le milieu semble avoir une triple origine : critique du déterminisme du milieu
et irréductibilité de la valeur au fait ; intérêt pour les genres de vie de la géographie
vidalienne ; puis considération de la technique qui relève précisément du genre de vie, plutôt
que de la science appliquée. Les textes canoniques à propos du milieu sont cependant
postérieurs à la guerre, et donc à son expérience de la résistance. Comme le note Jean-
François Braunstein : « dans les œuvres de la maturité il s’agit pour Canguilhem de montrer
que la conception déterministe du milieu, qu’il avait d’abord rejetée parce qu’injuste, est
également scientifiquement erronée »31.
Trois conférences prononcée en 1946-1947 sont essentiels pour comprendre le « milieu »
canguilhemien : « Aspects du vitalisme » ; « Machine et organisme » ; « Le vivant et son
milieu ». Citons la première et résumons la dernière :
« On ne peut pas défendre l’originalité du phénomène biologique et par suite l’originalité de la
biologie en délimitant dans le territoire physico-chimique, dans un milieu d’inertie ou de
mouvements déterminés de l’extérieur, des enclaves d’indétermination, des zones de dissidences …
Lorsqu’on reconnaît l’originalité de la vie, on doit “comprendre” la matière dans la vie et la science
de la matière, qui est la science tout court, dans l’activité du vivant. La physique et la chimie en
cherchant à réduire la spécificité du vivant, ne faisaient en somme que rester fidèles à leur intention
profonde qui est de déterminer des lois entre objets, valables hors de toute référence à un centre
absolu de référence. Finalement cette détermination les a conduites à reconnaître aujourd’hui
l’immanence du mesurant au mesuré, et le contenu des protocoles d’observation relatif à l’acte même
de l’observation. Le milieu dans lequel on veut voir apparaitre la vie n’a donc quelque sens de milieu
que par l’opération du vivant humain qui y effectue des mesures auxquelles leur relation aux
appareils et aux procédés techniques est essentielle. Après trois siècles de physique expérimentale et
mathématique, milieu, qui signifiait d’abord, pour la physique, environnement, en vient à signifier,
par la physique et pour la biologie, centre. Il en vient à signifier ce qu’il signifiait originellement. La
physique est une science des champs, des milieux. Mais on a fini par découvrir que, pour qu’il y ait
environnement, il faut qu’il y ait centre. C’est la position d’un vivant se référant à l’expérience qu’il
vit dans sa totalité, qui donne au milieu le sens de conditions d’existence. Seul un vivant, infra-
humain, peut coordonner un milieu. Expliquer le centre par l’environnement peut sembler un
paradoxe.
30 Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, op.cit., p. 191. « Le soi et le non-soi, sont comme l’envers et l’endroit,
et que, peut-être notre expérience est ce retournement qui nous installe bien loin de “nous”, en autrui, dans les
choses. Nous nous plaçons, comme l’homme naturel, en nous et dans les choses, en nous et en autrui, au point
où, par une sorte de chiasma, nous devenons les autres et nous devenons monde » (Ibid., p. 210). L’antithèse de
l’en-soi et du pour-soi n’est pas tant une alternative (comme chez Sartre), mais plutôt un « lien vivant » où « le
sujet qui est son corps, son monde et sa situation, et en quelque sorte, s’échange » (Merleau-Ponty, Sens et non
sens, Paris, Gallimard, 1996, p. 89). 31 Braunstein, 2011, p. 125.
Cette interprétation n’enlève rien à une physique aussi déterministe qu’elle voudra et pourra, ne
lui retire aucun de ses objets. Mais elle inclut l’interprétation physique dans une autre, plus vaste et
plus compréhensive, puisque le sens de la physique y est justifié et l’activité du physicien
intégralement garantie.
Mais une théorie générale du milieu, d’un point de vue authentiquement biologique, est
encore à faire pour l’homme technicien et savant, dans le sens de ce qu’ont tenté Uexküll pour
l’animal et Goldstein pour le malade »32.
À défaut de savoir l’accomplir, nous pouvons au moins nommer notre tâche : travailler à
une théorie générale du milieu technique pour ce vivant qu’est l’homme savant.
« Le Vivant et son milieu », la conférence de Canguilhem prononcée en 1947, et publiée en
1965, fait du milieu une « catégorie de la pensée contemporaine », quoiqu’on ait du mal à
saisir son déploiement (« en géographie, en biologie, en psychologie, en technologie, en
histoire économique et sociale ») en une « unité synthétique ». Le « milieu » demeure au cœur
des sciences, milieu transfrontalier entre disciplines plurielles, mais il peine toujours à les
unifier. Selon Canguilhem, si le « milieu » peut fonctionner comme catégorie de la pensée
contemporaine c’est parce qu’il s’agit d’une notion féconde « pour une philosophie de la
nature centrée par rapport au problème de l’individualité »33. L’individu et le milieu sont,
pour Canguilhem, deux concepts complémentaires. Cette complémentarité définit
l’individualité comme ce qui n’est pas un être mais une relation, ce qui n’est pas un objet
mais une caractéristique dans l’ordre des valeurs. Symétriquement, elle définit le milieu par
opposition à l’environnement, c’est-à-dire, en premier lieu, par opposition au medium
décentré de la physique newtonienne et, en second lieu, à l’héritage du milieu physique dans
le champ biologique, héritage qui concerne aussi bien l’environnement quantifiable de
l’hygiène des populations, que l’environnement « mécanique » du béhaviorisme ou bien plus
généralement toute vision déterministe du milieu environnant (de Taine à Pavlov, Watson et
Skinner, en passant par Taylor). Le renversement ou retournement du rapport organisme-
milieu sera, aux yeux de Canguilhem, effectué par la géographie française, puis surtout par
Uexküll et Goldstein qui distingueront le milieu et l’environnement. Tout son article sur le
vivant et son milieu est tendu vers sa conclusion : « Le milieu propre des hommes n’est pas
situé dans le milieu universel comme un contenu dans son contenant. Un centre ne se résout
pas dans son environnement. Un vivant ne se réduit pas à un carrefour d’influences »34. Le
milieu est le nom que prend l’environnement lorsqu’il est référé à un centre vivant. « Vivre,
c’est rayonner, c’est organiser le milieu à partir d’un centre de référence qui ne peut lui-même
32 Canguilhem, « Aspects du vitalisme », La Connaissance de la vie, Paris, Vrin, 1992, p. 95-96. 33 Canguilhem, « Le vivant et son milieu », op.cit., p. 129. 34 Ibid., p. 154.
être référé sans perdre sa signification originale »35. Le milieu est précisément défini contre
l’idée d’une science qui pourrait se construire sans référence à la vie qui la porte. Canguilhem
ne part plus du monde environnant et de sa mesure pour tenter, après coup, d’y introduire le
vivant et son sens, il part du vivant et de ses normes pour donner sens au milieu de la
connaissance.
Simondon. Penser le milieu par le mi-lieu (le centre de la relation transductive)
Simondon effectue sa thèse de doctorat sous la direction de Georges Canguilhem (1958).
Ce n’est pas une petite thèse. C’est en réalité deux thèses. L’individuation (2005) et Du mode
d’existence de objets techniques (2012). On peut lire le tout selon les quatre modes
d’individuation : physico-chimique, vitale, psycho-sociale, et technique.
Pour Simondon, plus encore que pour ces prédécesseurs, les deux sens du concept de
milieu ne font qu’un. Si bien que le « milieu » devient une méthode : il faut situer « l’être
individué dans une dyade indéfinie dont il occupe le point médian »36, « comme toute série
transductive, l'existence de l'individu doit être prise en son milieu pour être saisie en sa pleine
réalité »37. Tandis que la tradition philosophique considère l'individu comme coextensif à
l'être, Simondon, qui le considère comme résultat partiel d'une opération, comme théâtre et
agent d'une relation, peut le définir par rapport à l'ensemble qu'il constitue avec son milieu :
l'individuation donne toujours simultanément naissance à un milieu associé. « L'individu est
réalité d'une relation constituante, non intériorité d'un terme constitué », « il est être de la
relation, et non pas en relation, car la relation est opération intense, centre actif »38.
L'individuation a réellement lieu à leur limite, elle joue à la surface, avant toute distinction
possible de l’intrinsèque et de l’extrinsèque. Autrement dit, pour comprendre l’individu, il
faut se situer au mi-lieu de l’individu et du milieu. Le rapport de l’individu et du milieu est
une relation en ce sens que le centre actif de l’individuation n’est ni dans l’individu ni dans le
milieu, mais dans leur relation, ce mi-lieu constituant39. Cette pensée du milieu par le milieu,
lui permet à la fois de critiquer l’hylémorphisme (ce qui lui est propre)40 et l’adaptationnisme
(ce qui lui est commun à Merleau-Ponty et Canguilhem)41.
35 Ibid., p. 147 36 Simondon, L’individuation, Paris, éd. Jérôme Millon, 1995, p. 30 37 Ibid., p. 216 38 Ibid., p.62 et p. 63. 39 « Individu et milieu ne doivent être pris que comme les termes extrêmes, conceptualisables mais non
substantialisables, de l’être en lequel s’opère l’individuation. Le centre de l’individuation n’est pas l’individu
constitué ; l’individu est latéral par rapport à l’individuation » (ibid., p.325). 40 « Le schéma hylémorphique comporte et accepte une zone obscure, qui est précisément la zone opérationnelle
centrale. Il est l’exemple ou le modèle de tous les processus logiques par lesquels on attribue un rôle
fondamental aux cas-limites, aux termes extrêmes d’une réalité organisée en série, comme si la série pouvait être
Notre propos ici est très limitatif, il est de rappeler que : 1) tout Simondon part du couple
de l’individu et de son milieu associé ; 2) toute sa philosophie tente de se situer au mi-lieu de
ce couple. Contrairement à Canguilhem, Simondon tente de penser la relation sans privilégier
un des deux termes de la relation – à savoir le terme sujet. Le centre n’est plus dans le sujet
vivant, mais au milieu de l’individu et du milieu.
4. Du milieu au monde…
« Si l’homme, écrit Merleau-Ponty, ne doit pas être enfermé dans la gangue du milieu
syncrétique où l’animal vit comme en état d’extase, s’il doit avoir conscience d’un monde
comme raison commune de tous les milieux et théâtre de tous les comportements, il faut
qu’entre lui-même et ce qu’il appelle son action s’établisse une distance »42. « La pensée, écrit
Canguilhem, n’est rien d’autre que le décollement de l’homme et du monde »43. Ce qui
caractérise le monde, par opposition au milieu, est qu’il est décollé de l’organisme.
Si l’animal et son milieu se touchent, c’est qu’il n’y a pas de mi-lieu entre eux. Pour que la
distance au monde advienne, il a fallu que l’homme se loge au mi-lieu, instituant le
décollement, il a fallu que la relation revendique sa place de médiation pour que puisse se
décoller les termes et les rendre désormais visibles l’un à l’autre. Cette relation ou ce
décollement nomme la pensée. C’est parce que l’homme vient prendre place entre, parce qu’il
vient décoller l’animal de son milieu, que peut advenir une relation au milieu. Si l’homme
s’échappe de la prison qu’est son Umwelt, ce n’est pas parce qu’il en abat les murs, mais
parce qu’il glisse sa conscience entre l’animal et le milieu. Mais la pensée ne décolle pas
l’animal du milieu pour s’ouvrir au milieu animal, elle crée un nouveau milieu auquel elle est
collée de nouveau. Ce milieu est le langage. Se demander comment le langage s’accorde au
monde, c’est un peu se demander comment un vivant s’accorde à son milieu, cela n’a pas de
engendrée à partir de ses bornes. Selon la méthode proposée pour remplacer le schéma hylémorphique ; l’être
doit être saisi en son ensemble, et le milieu d’un réel ordonné est aussi substantiel que ses termes extrêmes »
(ibid., p.312). 41 « Aussi bien la notion de relation adaptative de l’individu au milieu que la notion critique [encore
hylémorphique] de relation du sujet connaissant à l’objet connu doivent être modifiées » ; « il faut partir de
l’individuation, de l’être saisi en son centre selon la spatialité et le devenir, non d’un individu substantialisé
devant un monde étranger à lui » (ibid., p. 30). Ou encore : « L’individu ne rencontre pas seulement dans son
milieu des éléments d’extériorité auxquels il doit s’adapter comme une machine automatique ; il rencontre aussi
une information valorisée qui met en question l’orientation de ses propres mécanismes téléologiques ; il l’intègre
par transmutation de lui-même, ce qui le définit comme être dynamiquement illimité » (ibid., p.518). 42 Phénoménologie de la perception, 1945, p. 103 43 La citation complète est : « La pensée n’est rien d’autre que le décollement de l’homme et du monde qui
permet le recul, l’interrogation, le doute (penser c’est peser, etc.) devant l’obstacle surgi. La connaissance […]
est donc une méthode générale pour la résolution directe ou indirecte des tensions entre l’homme et le milieu »,
Canguilhem, « La pensée et le vivant », La Connaissance de la vie, op.cit., p.10. On remarquera le passage
problématique du « monde » au « milieu ».
sens. Le langage et le monde sont collés car le monde du langage est le milieu de notre
pensée. Si nous insistons ici sur cette colle, c’est que bien des débats philosophiques sont dus
au fait qu’on décolle deux faces d’une même surface (vivant/milieu, langage/monde), et qu’on
tente ensuite – et vainement – de les recoller de l’extérieur.
Mais notre lecture est faussée, car Merleau-Ponty, Canguilhem, Simondon admettent tous
trois que la distinction entre le milieu animal (umwelt) et le monde supposé humain (welt)
n’est pas une césure. Pour Merleau-Ponty comme pour Simondon, la rupture est plutôt entre
les animaux inférieurs et les animaux supérieurs, qu’entre les animaux supérieurs et
l’homme44. Les animaux supérieurs, explique Merleau-Ponty lecteur d’Uexküll, n’ont pas
seulement un Umwelt mais un Gegenwelt, une sorte de double du monde extérieur qui
suppose non pas une conscience, mais une médiation par le système nerveux ; médiation à
partir de laquelle le monde joue comme signe plutôt que comme cause, à partir de laquelle
donc l’Umwelt n’est plus fermeture mais ouverture45.
Mais notre lecture est faussée, car plutôt que par le langage, c’est en réalité par la
technique que Merleau-Ponty, Canguilhem et Simondon pensent le passage de l’Umwelt au
Welt. Pour autant, la mésologie de la technique est très problématique, chez ces trois auteurs
et en général – notons que seul Simondon ébauche une mésologie technique de la perception.
Qu’est-ce qu’un Umwelt conditionné par la médiation technique ? Uexküll a pu écrire :
« Nous avons créé à la fois des instruments de perception et des instruments d’action qui
permettent à chacun de nous, s’il s’entend à les utiliser, d’approfondir et d’élargir son milieu. Mais il
n’est pas d’instrument qui permette de sortir du milieu »46.
Est-ce si sûr ? C’est toute la question. L’homme, par la technique, ne cesse-t-il pas de sortir
de son milieu ? Certes pour Gibson la réalité de la technique nous permet de poser
44 S’appuyant sur Gaston Viaud, Simondon distingue « 1/ les Protistes vivent surtout dans un monde d’agents
physiques et chimiques, auxquels ils répondent par des tropismes et des réactions analogues ; 2/ les Métazoaires
inférieurs vivent dans un monde d’agents et de signes, auxquels ils répondent par des tropismes et des réactions
perceptives. Le monde de signes est le Merkwelt de J. von Uexküll ; 3/ les Métazoaires supérieurs vivent dans un
monde beaucoup plus complexe fait d’agents, de signes, et d’objets auxquels ils répondent par des tropismes,
des réactions perceptives à des signes et à des objets ; ce monde d’objets est le Gegenwelt de von Uexküll »
(Simondon, Cours sur la perception, op.cit., p. 114). 45 Merleau-Ponty, La nature, op.cit., p. 224-227. Dans ses ébauches de cours, Merleau-Ponty résume ainsi : « le
corps animal définit par l’Umwelt – l’Umwelt en tant qu’aspects du monde découpés et organisés par
mouvements. Neutre entre l’intérieur et l’extérieur du corps. Entrelacement mouvement-perception. Neutre entre
centrifuge et centripète ». Chez l’oursin « l’animal est mû, ne se meut pas, ne soutient pas son Umwelt. Pour
qu’il se meuve (et domine lui-même son Umwelt) il faudrait une centralisation » propre à l’animal supérieur. Le
corps humain seul « s’arme d’instruments d’observation et d’action – Donc non rapport avec le système de
déclenchement préétabli, gangue et rails du comportement, extase dans cette mélodie, clôture en elle, mais son
“interprétation”, projection de système d’équivalence et de discrimination non naturels. Non plus un corps
fusion avec un Umwelt mais corps moyen ou occasion de projection d’un Welt » (ibid. pp. 283-284) 46 Uexküll, op.cit., p. 162.
Ce n’est pas un hasard si Heisenberg invoquera l’Umwelt d’Uexküll (cf. Heisenberg, Manuscrit de 1942, Paris,
Seuil, 1998, p. 253), car il aurait pu dire avec lui que notre milieu technique de connaissance (milieu de
perception et d’action) ne nous sort pas de notre Umwelt.
philosophiquement que le corps n’est ni subjectif ni objectif47, mais il admet que « c’est une
erreur de séparer l’environnement naturel de l’artificiel comme s’il existait deux
environnements »48. Est-ce à dire que le laboratoire est l’analogue du milieu naturel ?
Canguilhem exprime un point de vue opposé, et soulève l’aporie, non pas tant de la biologie,
que du milieu technique :
Nous voudrions demander à une image de nous aider à mieux approcher le paradoxe de la
biologie. Dans l’Electre, de Jean Giraudoux, le mendiant, l’homme du trimard qui heurte du pied sur
la route les hérissons écrasés, médite sur cette faute originelle du hérisson qui le pousse à la traversée
des routes. Si cette question a un sens philosophique, car elle pose le problème du destin et de la
mort, elle a en revanche beaucoup moins de sens biologique. Une route c’est un produit de la
technique humaine, un des éléments du milieu humain, mais cela n’a aucune valeur biologique pour
un hérisson. Les hérissons, en tant que tels, ne traversent pas les routes. Ils explorent à leur façon de
hérisson leur milieu de hérisson, en fonction de leurs impulsions alimentaires et sexuelles. En
revanche, ce sont les routes de l’homme qui traversent le milieu du hérisson, son terrain de chasse et
le théâtre de ses amours, comme elles traversent le milieu du lapin, du lion ou de la libellule. Or, la
méthode expérimentale – comme l’indique l’étymologie du méthode – c’est aussi une sorte de route
que l’homme biologiste trace dans le monde du hérisson, de la grenouille, de la drosophile, de la
paramécie et du streptocoque49.
Résumons l’aporie : notre milieu (technique) traverse le milieu de l’hérisson, mais le
milieu du hérisson ne traverse pas notre milieu (technique). Cette dissymétrie doit être
élucidée.
En 1973, au moment où l’« environnement » et sa crise sont introduits en France,
Canguilhem, dans une conférence à Strasbourg, affirmait que l’écologie ce n’est pas la
technique ou la vie, mais la technique et la vie. Ceci était en réalité une invitation à méditer la
place du milieu technique.
47 « Cette capacité à attacher quelque chose au corps suggère que la limite entre l’animal et l’environnement
n’est pas fixée à la surface de la peau mais peut se déplacer. Plus généralement, ceci suggère que la dualité
absolue de l’objectif et du subjectif est fausse ; lorsque nous considérons les invites [affordances] des choses,
nous échappons à cette dichotomie philosophique » (Gibson, Approche écologique de la perception, op.cit, p.
96). 48 ibid., p. 215 49 Canguilhem, « L’expérimentation animale » [1951], La connaissance de la vie, 1992, p. 39.
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