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Calvinus Redivivus : Pierre Jurieu, un monarchomaque théonomiste du Refuge Pierre Jurieu (1637-1713), petit-fils de Pierre Du Moulin (premier pasteur du temple de Charenton), fut professeur de théologie et d’hébreu à l’Académie réformée de Sedan de 1673 à 1681. Après que les répressions dioclétiennes du « Roi-Soleil » le forcèrent à s’exiler aux Pays-Bas, il occupa les fonctions de ministre de l’église huguenote de Rotterdam (comptant un demi-millier de communiants) jusqu’à la fin de sa vie ainsi que de professeur d’histoire sacrée à l’École Illustre dans cette même cité commerciale jusque vers 1700. Il fut la principale figure de l’orthodoxie protestante française de son temps. Je propose de vous faire découvrir la pensée théo-politique de cet homme courageux à travers des citations sélectionnées dans l’article Tyrannie et tyrannicide selon Pierre Jurieu du Bulletin de la Société de l’histoire du protestantisme français (Jean Hubac, tome 152, 2006, p. 583-609) ainsi que du chapitre Contribution de Calvin et du calvinisme à la naissance de la démocratie moderne dans Calvin et le calvinisme – Cinq siècles d’influences sur l’Église et la société (Mario Turchetti, Labor & Fides, 2008, p. 291-326). +++++ « Un gouvernement qui va droit à la ruine de l’humilité ne peut être de l’intention de Jésus-Christ. » (Jurieu, Traité de la puissance de l’Église, 1677 ; Hubac, p. 587) « Jurieu a condensé sa pensée dans une sorte de maxime de bon gouvernement qu’il a placé au début de l’Avis aux protestants de l’Europe tant de la confession d’Augsbourg que de celle des Suisses, de 1685. […] Jurieu appelle les protestants à s’unir pour établir le règne de la Vérité. Le pasteur écrit, à propos de l’autorité, que ‘la force sans sagesse & destituée de raison ne réussit jamais ou ne réussit pas longtemps. Mais la sagesse soutenue de force ne saurait manquer de succès’. La sagesse prime et la force lui doit être soumise et auxiliaire ; n’est bonne que la force accompagnée de raison. »

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Calvinus Redivivus : Pierre Jurieu, un monarchomaque théonomiste du Refuge

Pierre Jurieu (1637-1713), petit-fils de Pierre Du Moulin (premier pasteur du temple de Charenton), fut professeur de théologie et d’hébreu à l’Académie réformée de Sedan de 1673 à 1681. Après que les répressions dioclétiennes du « Roi-Soleil » le forcèrent à s’exiler aux Pays-Bas, il occupa les fonctions de ministre de l’église huguenote de Rotterdam (comptant un demi-millier de communiants) jusqu’à la fin de sa vie ainsi que de professeur d’histoire sacrée à l’École Illustre dans cette même cité commerciale jusque vers 1700. Il fut la principale figure de l’orthodoxie protestante française de son temps.

Je propose de vous faire découvrir la pensée théo-politique de cet homme courageux à travers des citations sélectionnées dans l’article Tyrannie et tyrannicide selon Pierre Jurieu du Bulletin de la Société de l’histoire du protestantisme français (Jean Hubac, tome 152, 2006, p. 583-609) ainsi que du chapitre Contribution de Calvin et du calvinisme à la naissance de la démocratie moderne dans Calvin et le calvinisme – Cinq siècles d’influences sur l’Église et la société (Mario Turchetti, Labor & Fides, 2008, p. 291-326).

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« Un gouvernement qui va droit à la ruine de l’humilité ne peut être de l’intention de Jésus-Christ. » (Jurieu, Traité de la puissance de l’Église, 1677 ; Hubac, p. 587)

« Jurieu a condensé sa pensée dans une sorte de maxime de bon gouvernement qu’il a placé au début de l’Avis aux protestants de l’Europe tant de la confession d’Augsbourg que de celle des Suisses, de 1685. […] Jurieu appelle les protestants à s’unir pour établir le règne de la Vérité. Le pasteur écrit, à propos de l’autorité, que ‘la force sans sagesse & destituée de raison ne réussit jamais ou ne réussit pas longtemps. Mais la sagesse soutenue de force ne saurait manquer de succès’. La sagesse prime et la force lui doit être soumise et auxiliaire ; n’est bonne que la force accompagnée de raison. » (Hubac, p. 589 ; dont Jurieu, Préjugés légitimes contre le papisme, volume I, 1685)

Le contractualisme monarchomaque : antidote à l’absolutisme

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« Tous ceux qui ont mis en la main d’un homme quelque pouvoir & quelque autorité sont en droit d’avoir l’œil sur la manière dont il en use. » (Jurieu, Traité de la puissance de l’Église, 1677 ; Hubac, p. 588)

« Dans divers écrits de controverse, comme dans ses Lettres pastorales, Jurieu se plaît à reprendre et à développer la théorie que des calvinistes, disciples directs de Calvin […] avaient élaborés dans les années 1570, dans le feu des Guerres de religion ou après la St-Barthélémy. À présent, sous le feu – on peut reprendre l’image – de la Révocation, les idées des disciples d’antan sont devenues plus explicites. Et Jurieu de leur conférer une telle flamme et une telle agressivité qu’il ira jusqu’à s’attirer la désapprobation de ses [pseudo-]coreligionnaires eux-mêmes. Au milieu du règne de Louis XIV, il écrit Les soupirs de la France esclave qui aspire après la liberté (1689) [… ou il soulève] qu’il ‘est notoire que la Cour de France a bâtie sa puissance despotique’ en diminuant ‘liberté des peuples’ jusqu’à abolir ‘les Assemblées Générales de la Nation où résidaient le souverain pouvoir’. […] Grâce à ses connaissances historiques et juridico-politiques hors du commun, Jurieu propose de ‘réformer l’État’, de régénérer la monarchie qui est désormais réduite, à son avis, à un niveau pitoyable […]. Sa thèse de fond est qu’il faut remettre ‘le souverain pouvoir entre les mains du peuple et des assemblées composées de leurs députées’.

[…]

On trouve chez les auteurs calvinistes de cette époque des expressions telles que ‘liberté des peuples’, des appels au ‘souverain pouvoir’ dont le peuple est dépositaire. Peut-on dire qu’ils apportent leur contribution à la démocratie moderne ? Oui, bien sûr, en notant au passage qu’ils écrivent un siècle ou presque avant la Révolution [française …]. Et il n’est pas étonnant que cette théorie de la souveraineté populaire (ante litteram et dont l’origine est communément attribuée au siècle des Lumières) devait blesser les oreilles des catholiques et, en tous cas, de tous ceux qui étaient proches de la politique royale. De fait, Bossuet (1627-1704) le premier ne tarda pas à s’opposer avec virulence à la thèse de la souveraineté du peuple dans ses Avertissements aux protestants sur les lettres du Ministre Jurieu (Paris, 1689). » (Turchetti, p. 320-322)

Dans la dialectique monarchomaque de Pierre Jurieu, « l’alliance entre Dieu et son peuple est conçue à l’identique du pacte mutuel qui fonde la légitimité de la souveraineté et organise les relations entre le prince temporel et ses sujets. […] Toute relation de domination doit être fondée sur des traités qui définissent clairement les attributs et les limites des pouvoirs de chacun. » (Hubac, p. 592-593)

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« L’un des principes de la théorie politique de Pierre Jurieu est la disqualification de la souveraineté populaire qui ne respecte pas le droit naturel. Selon Jurieu, le droit naturel est un ensemble de libertés garanties à l’homme […] qui ne sauraient lui être aliénées. Jurieu n’établit pas de différence marquée entre droit de la nature et droit de Dieu. Le peuple peut se servir du droit naturel pour en opposer le contenu au souverain qui en viole certains articles. Le pacte mutuel entre le peuple et le prince est l’expression même de la domination politique du droit naturel : l’une des parties contractantes peut opposer à l’autre le contenu même du pacte. […] Le souverain s’engage à procurer au peuple paix et sécurité, le peuple lui promet obéissance et soumission. […] La rupture du pacte par une des deux parties dégage l’autre des ses obligations. » (Hubac, p. 596)

Jurieu argumente que si les princes ordonnent quelque chose qui soit contraire au droit naturel et aux commandements de Dieu, alors « on peut employer les armes contre les souverains, quand ils ruinent la société. » (Jurieu, Lettre pastorale 17, 1689 ; Hubac, p. 598)

Le « droit de Glaive » pour tous les chrétiens

« Selon Jurieu, le droit de résistance est celui de tout homme, car le ‘le droit de conservation est un droit fondé dans la nature de l’homme’. La défense de vie, de son bien, de sa religion est toujours légitime. […] Sa liberté essentielle consiste dans cette part d’autodétermination qu’il ne peut aliéner au profit du pouvoir souverain. […] Reconnaître de droit de résistance populaire, c’est admettre tacitement que le peuple est en mesure de juger de l’adéquation des lois et des actes commis par le pouvoir souverain avec les préceptes du droit des gens, des droits naturel et divin. » (Hubac, p. 600)

« Il n’y a point de particulier qui ne soit obligé de faire ses efforts pour le salut de la république quand ceux qui gouvernent & qui tiennent le timon de l’État sont les instruments de la tyrannie. […] Le droit de Glaive a été laissé à tous ceux à qui a été laissé le droit de légitime défense, même contre les souverains qui se sont déclarés ennemis de l’État. » (Jurieu, Examen d’un libelle contre la religion, l’État et la Révolution d’Angleterre, 1691 ; Hubac, p. 605)

Plus qu’un droit, la résistance armée est un devoir

« En 1698, Jurieu écrit ses Lettres pastorales adressées aux fidèles de France qui gémissent sous la captivité de Babylone, assimilant la France à Babylone et dont implicitement Louis XIV à Nabuchodonosor, roi impie qui déporta les Hébreux. Calvin s’était déjà servi de l’exemple du roi babylonien contraignant à l’idolâtrie pour dénoncer les dérives tyranniques du pouvoir

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royal et autoriser la résistance active à la tyrannie (cf. sermon 9 sur le Livre de Daniel, 1552). En 1691, Jurieu qualifie Louis XIV d’‘ennemi déclaré de Dieu […] et cruel persécuteur de son église’. Cette image du roi est fondée sur des arguments tirés de la législation contre les protestants : entrave à la liberté de résidence, interdiction de toute conversion à la Réforme, bannissement des relaps, exclusion des charges judiciaires, limitation des exercices du culte, dragonnades, révocation. » (Hubac, p. 595)

« L’obéissance des sujets envers le souverain prince est réglée ‘sur ce qui fait la conservation de la société, et on peut résister à quiconque la détruit’. C’est ainsi que le peuple peut légitimement résister au tyran. L’obéissance n’est plus requise lorsque le prince va à contre les lois de la nature et de Dieu. […] La rupture du contrat provient de la conception synallagmatique [bilatérale] du lien social. L’obligation de conserver la société et la religion contraint les sujets è la résistance à la tyrannie : le peuple est responsable du bien commun, au même titre que le roi légitime. » (Hubac, p. 596 ; dont Jurieu, Lettre pastorale 17, 1689)

L’impératif théonomique comme rempart à la décadence morale

« Attardons-nous sur un auteur qui peut – avec précaution, bien entendu – jouer le rôle de Calvin [hypothétiquement transposé à la fin du XVIIe siècle] : Pierre Jurieu, qui se prend lui-même pour un Calvinus Redivivus. […] Ce dernier combat avec acharnement ‘la grande source des illusions de nos libertins’ prétendant que la conscience erronée a les mêmes droits que la conscience orthodoxe. De même, sur le plan politique, il récuse catégoriquement la conséquence, à savoir ‘qu’un prince idolâtre a le même droit pour la défense de l’idolâtrie qu’un prince orthodoxe pour la vérité’. Jurieu comprend parfaitement que, dans la situation de l’après-Révocation, les tolérants à la façon de Bayle voudraient établir les droits de la conscience erronée aux dépens de ceux du prince pour soulager le sort des persécutés protestants. Mais cet élargissement de la liberté de conscience représenterait un abus, parce que les juifs, les Turcs et les païens eux-mêmes pourraient en bénéficier. Sans compter que cela priverait les souverains de leur droit d’intervenir dans les affaires religieuses, c’est-à-dire ‘ôter aux roys de France et d’Espagne l’autorité pour chasser le papisme de leurs États, comme l’ont fait les roys d’Angleterre et de Suède’. » (Turchetti, p. 318-319 ; dont Jurieu, Des Droits des deux souverains en matière de religion & de la tolérance universelle, 1687)

« Le prince hérétique n’a aucune des prérogatives du prince chrétien en matière religieuse, et le prince infidèle encore moins. S’il se mêle de vouloir

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diriger la discipline de ses sujets fidèles à la vraie foi, il se conduit alors en tyran manifeste. [… Jurieu soutient qu’un] roi protestant est en droit de forcer les consciences de ses sujets parce ce qu’il le fait au nom de la Vérité évangélique. [… Si le prince se dresse pour l’Évangile contre le paganisme ambiant], le prince chrétien est le libérateur de la conscience de ses sujets. Ce droit du prince chrétien, le prince hérétique ou idolâtre ne l’a pas. […] La tolérance est unilatérale. Le prince orthodoxe peut abattre toutes les manifestations de l’impiété et ainsi accomplir la volonté divine qui veut que les rois ‘dépouillent la Bête et brisent son image’, le prince hérétique n’a pas ce droit, car ‘c’est la justice et la vérité qui donne ce droit’. » (Hubac, p. 607-608).

Le renversement des pouvoirs impies dans l’histoire

« La Glorieuse Révolution d’Angleterre permet à Jurieu de proposer une lecture providentialiste de la destitution du tyran : Jacques II est redevenu un particulier en abandonnant le pouvoir et l’intervention de Guillaume d’Orange à la demande du Parlement anglais est à la fois conforme à la dévolution légitime de la couronne à un prince de confession protestante et conforme à l’intervention providentielle de Dieu dans l’Histoire. Guillaume est considéré par Jurieu comme un nouveau David, porteur de l’espoir renaissant des protestants. » (Hubac, p. 599)

« ‘Les droits de Dieu, les droits du peuple, & les droits des roys sont inséparables. […] On ne doit rien à celui qui ne rend rien à personne ni à Dieu ni aux hommes.’ L’allusion aux Maccabées, ‘loués d’avoir pris les armes contre les roys de Syrie leurs [supposés] légitimes souverains’, permet à Jurieu d’établir un lien entre le peuple élu d’Israël et celui des protestants, afin d’assurer une généalogie prestigieuse et indiscutable qui prend ses racines et sa sève dans la terre fertile de l’Ancien Testament. » (Hubac, p. 603 ; Jurieu, Lettre pastorale 9, 1689)

Le despotisme papal comparé au despotisme islamique

Dans le 4e volume de son Histoire du calvinisme et du papisme mises en parallèle (1683), « Jurieu prend alors l’exemple de la domination turque : le Turc agit en tyran de conquête et d’usurpation […] avec les chrétiens, en élevant leurs enfants dans la religion mahométane et en leur ôtant ‘toute propriété de biens’. Dans ce cas, un prince chrétien peut venir et rompre les chaînes de cette injuste tyrannie ; les chrétiens opprimés peuvent légitimement ‘se ranger sous les étendards’ de ce prince providentiel et se battre pour leur liberté ; ils peuvent aller jusqu’au tyrannicide.

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[…]

Il est intéressant de comparer l’exemple du Turc avec la situation française ; l’un des principaux reproches huguenots faits aux catholiques concerne la Déclaration royale du 18 juin 1681 portant que les enfants de la Religion Prétendue Réformée pourront se convertir à l’âge de sept ans. On reconnaît une allusion à cette déclaration derrière l’accusation faite au Turc de soumettre les enfants chrétiens au culte mahométan. […] La similitude des situations turque et française autorise un rapprochement. » (Hubac, p. 606-607)

Illégitimité de la servitude involontaire

Selon Jurieu, l’esclavage est une « espèce de gouvernement [qui] est brutale. […] Elle est opposée à toutes le lumières de la raison, puisqu’elle suppose que des millions d’hommes ne sont faits que pour être le jouet des passions & de la fureur d’un seul ; elle est opposée aux intentions de Dieu & des peuples qui ont fait les roys pour conservateurs de la société et non pour destructeurs. […] Le christianisme l’a aboli comme incompatible avec son esprit. » (Jurieu, Examen d’un libelle contre la religion, contre l’État et contre la Révolution d’Angleterre, volume II, 1691 ; Hubac, p. 591)

« Bossuet apporte son appui à l'esclavage pratiqué par la France lors de ses disputes avec Jurieu. La discussion engagée par l'évêque de Meaux avec le pasteur protestant était subtile. Jurieu soutenait que l'esclave était libre faute d'un accord librement consenti entre lui et le maître. Bossuet niait l'existence d'un tel pacte. » (Encyclopédie Universalis, Esclavage)