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«Elles’appelaitVictoire»

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GroupeEyrolles61,bdSaint-Germain75240Pariscedex05

www.editions-eyrolles.com

AveclacollaborationdeCécilePotel

Enapplicationdelaloidu11mars1957,ilestinterditdereproduireintégralementoupartiellementleprésentouvrage, surquelque supportque ce soit, sans autorisationde l’ÉditeurouduCentreFrançaisd’ExploitationduDroitdecopie,20,ruedesGrands-Augustins,75006Paris.

©GroupeEyrolles,2011ISBN:978-2-212-55162-4

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Histoiresdevie

PaulineAymard

«Elles’appelaitVictoire»

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Àmesfilles.

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Remerciements

MessincèresremerciementsàMarlèneSebbag,VanessaSaabetMichelLpourleuraideprécieusequim’apermisd’avancerdansceprojetetaujourd’huidevouslivrercetémoignage.

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PréfacedeLaetitiaSchul

«Lamortd’untout-petitn’estpasunepetitemort»DocteurMaryseDumoulin1

Iln’yapasdemotspourdécrirelasouffranceengendréeparlamortdesonbébé.EtpourtantPauline,mamandeVictoire,décédéeaprèssept joursdevie, lesa trouvés,se lançantdansunvéritable travaild’élaboration pour nous livrer son histoire. Les mots de Pauline rejoignent si justement la douleurindicible des parents amenés à vivre le deuil de leur tout-petit qu’ils nous propulsent au cœur de sasouffrance.La souffranced’une femmesubmergéeparcet amourmaternelqu’ellevitpour lapremièrefois.

JesuisentréedanslerécitdePaulinecommeonpénètredansunlieusacré.Àlafoisdansunmouvementderecueillement,etenmêmetempsémerveilléeparlajustessedecetuniversqu’ellenousfaitvisiteraufil des pages. J’ai pu percevoir et éprouver toute la sincérité des émotions exprimées. J’ai été trèshumblement touchée par la beauté de son récit intime, bouleversant. Au travers de ce précieuxtémoignage,j’airetrouvélesdifférentsaspectsdudeuilpérinatalquirévèlentàquelpointils’agitd’uneépreuvesingulière.

Enrèglegénérale,l’attenteetlavenued’unenfantinaugureunenouvelleèredanslavieducouple:laparentalité, avec tous ses rêves et ses espoirs. Avant même de voir le jour, cette petite vie se voitgénéralement investie de beaucoup d’amour et de projets. Alors que les futurs parents sont en droitd’espérerque leurbébévienne aumonde sans souci et que cedernier soit accueilli par lavie àbrasouverts, il arriveparfoisque ledestin les fassebasculerenenfer.Qu’il s’agissed’unemort fœtale inutero,d’uneinterruptionmédicaledegrossesseoud’unemortsurvenantlorsdespremiersjoursdevie,làoùunavenirradieuxdevaitsedéployersousleurspieds,c’estuneviolentedéchirureetunlongchemindedeuilquisedessine.

Leséquipeshospitalièressontdeplusenplusconscientesdel’impactqu’unemortpérinatalepeutavoirsur l’ensemble d’une famille (parents, fratrie, grands-parents) et par conséquent de l’importance d’unaccompagnementdequalité,entermesdetransmissiondesinformations,detemps,decoordinationetdecohérenceauseindeséquipes...maissurtoutd’humanité!Lesparentsnousrapportentavecuneprécisionterrible les paroles énoncées, les gestes et les regards qui les ont entourés à ce moment précis oùs’amorceletravaildelaperte.

Du côté des parents, à l’annonce de la mort du fœtus ou du bébé, le temps s’arrête brutalement. Lepsychisme humain doit faire face à un véritable choc, portant en lui un haut potentiel traumatique.L’horreuret l’effroiprennentd’assaut lesesprits.«Etpourtant, je restedemarbre,nageantdansunvraicauchemar.»écritPauline.CommeMarie-JoséeSoubieuxnousl’explique2,àcemoment-làetdansunpremiertemps,lesparentspeuventapparaître«commedevraisautomates»auxyeuxdessoignants.

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Eneffet,faceàunetelleannonce, lescapacitéspsychiqueshabituellesdesparents lesabandonnent.Ilssemblent ne plus pouvoir comprendre ce qui leur arrive. En réalité, cet état apparent de sidérationsignifiequelepsychismenepeutencaisserd’unetraitel’informationqu’ilvientderecevoir.ChristopheFauréparlede«protectionpsychique»:«Cetteétapeestdoncàcomprendrecommeunmoyendeseprotégercontrel’énormitédecequivientdesepasser.»3C’estbiencetarrêtsurimageimmédiatquivapermettreàchaquepersonned’intégrerlaréalité,àsonproprerythme.

Lors d’un pronostic létal, les parents sont parfois amenés à accompagner leur petit bébé dans sesdernières heures de vie. C’est ce que Pauline etGrégoire ont vécu « vaillants comme des guerrierspartant sur le champ de bataille ». Lors de cette épreuve, les équipes hospitalières doivent pouvoiraider les parents à réagir avec leurs propres ressources. Progressivement, les parents sont amenés àchoisirlamanièredontilsvontseséparerdeleurenfant,toutensachantqu’iln’existepasqu’uneseulefaçondevivrecettesituationetquechacundoitpouvoirêtrerespectédansseschoix.Prendresonbébédans ses bras, lui chanter des berceuses, lui donner le bain, lui dire des mots doux, sont autant demoments de tendresse partagée qui procurent souvent un certain apaisement. Soulagés de pouvoiraccomplir leur rôledemamanetdepapa jusqu’aubout, lesparentspeuventaccéderàunsentimentdepaix.C’estégalementcequerapportentlesparentsquiontsouhaitévoirleurbébémort-né.Certainsl’ontlavé,habillé,tenudansleursbras.

Lorsquelesrepèressesonteffondrésetquel’impensableestentraindeseproduire,ilestindispensabledeposerdesmotsetdesgestes,notammentautraversderituels(qu’ilssoientreligieuxounon).Eneffet,cesdernierspermettentderéintroduiredelacohérenceetdulien,làiln’yaplusquelechaos,l’absurdeet l’incompréhensible.Pauline fait référenceauPèreVetuparexemplequi,àsademande,baptise leurfille à l’hôpital. «Ses paroles sont sans doute banalesmais ellesm’apaisent. J’ai l’impressionquenousavonsenfindroitàunpetitboutdevienormale.»Leschantset lesprièresà l’unissonse sontmêlésauxsanglotsautourdel’enfant.Cettecérémonieapermisauxpersonnesprochesd’êtreprésentes...mais le rituel peut aussi rester très intime et personnel. Aussi modeste soit-il, il s’avère soutenant àconditionbienentenduqu’ilsoitporteurdesenspourlespersonnesconcernées.Grâceàlasymboliquequilesous-tend,ilestunvecteurdementalisationtoutàfaitprimordialdansleprocessusderécupérationaprès un choc émotionnel. Les cérémonies post-mortuaires offrent par ailleurs la possibilité d’unereconnaissancesocialedel’enfant.Ledroitd’êtreinhuméparexempleluiconfèred’embléeuneplaceauseindenotrecommunauté.«MêmesiVictoireestpassée fugacement sur terre,notre tribureconnaîtson existence. » Pauline souligne ainsi combien il est important que l’existence de sa fille ait étéreconnueparsonentourage.

Unefoisderetouràlamaison,lesparentsendeuilléssontenvahisparuneinsoutenablesensationdevide.« Comment survivre après ce drame ? De quoi sera faite notre vie ? Qu’allonsnous devenirmaintenant?»sedemandent-ils.Siledeuilestuncheminindividuelsurlequelonsesentterriblementseul,ons’aperçoitquelesparentsonttendanceàchercherdusoutienetdesréponsesautraversderécitsdeviesimilairesqu’ilstrouventdansdeslivres,surinternet,lesblogsetlesforumsd’échanges.Certainssedirigentverslesassociationsdesoutienetlesgroupesdeparolespécialisésdansl’accompagnementdeparentsendeuillés.

Alors que notre association « Parents désenfantés » existe depuis plus de trente ans, c’est seulementdepuisunedizained’annéesquenousrecevonsdesdemandesspécifiquementliéesaudeuilpérinatal.Lefait que ces parents nous arrivent de plus en plus nombreux traduit une évolution des mentalités. La« conspiration du silence », telle que décrite par l’obstétricien Pierre Rousseau à la fin des annéessoixante-dix,laisseplaceprogressivementàunelégitimepriseenconsidérationdelamortdecestout-petits,tantauniveaudel’encadrementpsychologiqueetmédicalréaliséenmaternité,qu’auniveausocio-

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juridique.Malgrécetteévolution,lesmamansetlespapasquiviennentàl’associationmanifestentunréelbesoind’être reconnus et écoutés sans jugement.Beaucoupd’entre euxnous expliquent avec colère etdésarroi à quel point ils se retrouvent confrontés à de l’indifférence, voire à un véritable déni. Ils sesententincomprisetsoumisàunepressionsocialeleurinterdisantdeparlerdecequ’ilsontvécu.Tropsouvent les souffrances se transforment en non-dits et les « bons conseils » de l’entourage en petitesphrases assassines : « Il faut passer à autre chose maintenant ! Vous en aurez pleins d’autres desenfants. » Lorsque l’on sait que la reconnaissance sociale est l’une des pierres angulaires dansl’accomplissement d’un travail de deuil, on mesure toute l’ampleur de la difficulté que cela peutengendrerdanslecadreparticulierdudeuilpérinatal.Àcetitre,l’auteuredulivre,nousfaitdécouvrircomment une jeune femme apprivoise ce redoutable statut de mère endeuillée, confrontée, à certainsmoments,àl’incompréhensiondessiens,desesamisetdesonentourageprofessionnel.

L’objectifpremierd’associations tellesque«Parentsdésenfantés»estdoncd’offrir lapossibilitéauxpersonnesendeuildesortirdeleurisolement.Grâceàuncadrerespectueuxetsécurisant,lesgroupesdeparole favorisent le partage d’expériences entre participants ayant tous vécu la mort de leur enfant.Submergésparleursouffranceetleurspensées,lesparentsrapportentsouventleurscraintesde«devenirfou».Puis,aufildesrencontres,cequinepouvaitêtrenommésemetenmots,sanstabou.Àl’écoutedesunsetdesautres,lesparentsapprennentàidentifieretàverbaliserlesémotionsquilestraversentsanscrainte d’être rejetés. Les témoignages se croisent, permettant aux personnes demettre en lumière lesressemblances et les différences sur le chemin parcouru. Les liens se tissent et le travail de deuillentement s’opère, avec en filigrane unmessage d’espoir : «Oui, on peut survivre à cela ».Mais ilfaudrapourtantaccepterleschangementsquis’opèrentennousetaccueillirlaplacequenousdonnonsànotretoutpetitquiestmort.

C’estcequenousconfiePaulinequiregardeavecdouceurcesdixannéesécouléesdepuislamortdesapetiteVictoire : «Aujourd’hui, je sens effectivement l’âmedeVictoire enmoi, tout au fonddemoncœur.»

LaetitiaSchulMembredel’association«Parentsdésenfantés»4

Psychologue

1. Hôpital Jeanne de Flandre, C.H.R.U. de Lille, France. Association « Nos Tout-Petits ». Site :nostoutpetits.org

2.M.-J.Soubieux,Leberceauvide,Toulouse,Erès,2008.

3.C.Fauré,Vivreledeuilaujourlejour,Paris,AlbinMichel,2004.

4.Association«Parentsdésenfantés»Belgique.Site:www.parentsdesenfantes.org

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PréfacedeFrançoiseMolénat

En dédiant son livre à sa filleVictoire, dont la vie s’arrêta à sept jours dans un service parisien depédiatrienéonatale,PaulineAymardnousoffreunchantd’amourindestructible.Sasincérité,savolontéinébranlabledesurvivredans l’épreuve toutenaffrontant laviolencedesheurespasséesentrerefusetacceptation de l’insupportable, ses moments de désespoir, son souci constant de protéger ceux quil’entourent,sontautantdemessagesdeviepourlesparentsendeuillés.Onnepeutques’inclinerdevantce déploiement d’énergie, devant l’humour dont elle imprègne la description quasi sociologique desréactionsdel’entouragepersonnel(famille,amis,collègues).

Puisque j’ai l’honneur de préfacer ce qui constitue un témoignage personnel n’appelant en soi aucuncommentaire,hormisl’admirationdevantlecouragedel’écriture,j’aisouhaitéparlerdevivevoixavecPaulineAymard,avantdem’autoriserunequelconqueréaction.C’estenprofessionnelle–pédopsychiatreimpliquéedepuisplusdetrenteansenmédecinepérinatale,quejel’aisollicitée.

Lors d’un entretien téléphonique, elle m’autorisa à faire part d’une longue expérience à l’écoute desfamilles,maisaussidesacteursimpliquésiciouailleursdanslesmauvaiscoupsdudestin.Enéchoàsaquestionlancinante,fildirecteurdesonrécit–unemèrepeut-elleseremettredeperdrel’enfantportédelongsmoisavecunteldésir,attenduavectantd’impatience?–l’onestendroitdequestionnerledéroulementdes faits.Laissonsdecôté l’aspect strictementmédicald’unaccouchementcatastrophiquequi ne manquera pas d’attirer l’attention du lecteur un tant soit peu averti. Une fois parcourue ladescriptiond’unepremièreépreuve–l’aidetechniquepourqu’unegrossesses’enclenche–cequenouslisonsde l’accueil enmaternité soulève le cœur : « elle a étémassacrée».Ungrand silencevoile ledéroulementdecettegrossessequalifiéeplusloinde«merveilleuse».PourtantPaulineAymardévoqueunépisodedefortescontractionsàsixmoisquilaconduitauxUrgences,desangoissesdemortitérativeslesdeuxderniersmoisdegrossessejusqu’àl’entréeglaçante,aujourprévu,pourundéclenchementdit« de confort » (le confort de qui ?).On cherche vainement, à travers les lignes, qui a entendu, qui aprotégé, qui a recueilli ces signes d’alarme que les sagesfemmes, lesmédecins, ont appris à décodercommeannonciateursd’unrisquededystocie1?

L’insécuritéd’uneéquipebancale,insuffisantefaceàtouslesdéclenchementsprévuscesamedimatin,sedéversera sans filtre sur le couple. PaulineAymard décrit lesmouvements d’inquiétude autour d’elle,jusqu’auventdepaniquelorsquelasituationsecomplique.Il luifauthurlerpourvoirl’enfantavantletransfert.Toutessesforcessemobiliserontpourlavieàtoutprix.Ellepassevitesursoncorpsmeurtri–et l’on se pose une vaine question : qui prend soin de son corps à elle, maintenant, plus tard ? Quirecueillesesémotionsenvracaprèsunenaissancetraumatique?

Elleparvientcependantànousfairesourirelorsqu’elledécritsacuriositédevantl’arrivéedefemmesquiaccouchentencore«naturellement»,sansdéclenchementprogrammé!Commesilefaitqu’ileûtpuenêtreautrementn’effleuraitmêmepaslaconsciencedecettemèrerespectueusedumondemédical–pourraisonsfamilialesnousdit-elle...Aveclaplusgrandeprudence,nousnepouvonsnousempêcherdenousinterroger:dequoiPaulinetente-t-elledeseremettre?Del’absencedeVictoire?Delaculpabilitéque

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toute mère éprouve lorsque son enfant lui échappe ? Ou du cauchemar traversé, sans mots pour lereprendreaveclestémoinsimpliqués?Dudésastrecorporeletaffectiftellementmêlésqu’ellen’apasd’autres choix que de s’en prendre à elle-même ? Notre expérience auprès de centaines de parentsfrappés par l’épreuve, leurs paroles entendues si souvent, nous permettent d’affirmer : il peut en êtreautrement.L’erreur,lamaladresse,fontpartiedudifficiletravaildeséquipes.Aucund’entrenousn’estàl’abri d’undérapage.Mais faut-il alcool etXanaxpour remplacer lemanquecrueld’attention ?C’esttoute une société qui se trouve concernée. Les parents nous ont appris la surprise qu’ils éprouventlorsqu’undramemédicalprovoquelarencontreavecdessoignantsd’uneextraordinairehumanité,grâceauxquelsilsdécouvrentdenouvellescapacitéseneux-mêmes:fairefaceàladouleur,sesentirreconnudans ce qu’ils ressentent, faire confiance à leurs propres émotions, éprouver la sécurité d’unenvironnement coordonné – en l’occurrence d’une étroite communication entre équipe obstétricale etpédiatriquequi icin’apparaîtpas...Mercià touscesparents,par leurparole,denous sortirdes lieuxcommuns,etdenousrappeler,commececoupleilyafortlongtemps:«Perdreunenfantc’estterriblemaisonpeuts’enremettre...Sesentirvolédesesémotions,decelaonneseremetpas».

Heureusement, le décor change lorsque les parents de Victoire rencontrent l’équipe pédiatrique. Lesgestesprofessionnelsdessoignantsetuneempathieprochedelatendressechezchacund’euxrendentladouleursupportable.PaulineAymard livre làunformidable témoignagedecequ’uneéquipemédicale,compétente et reconnue comme telle, peut développer pour s’ajuster aux mouvements affectifs d’unefamille meurtrie, heure après heure, élaborant avec elle l’accompagnement singulier d’une histoireunique :celledeVictoire,desesparents,de la fratrieàvenirquidécouvriraàson tourqu’uneviesicourte garde toute sa valeur. L’auteur nous rassure sur ces ressorts existant en chaque professionnel,ressorts qui ne demandent qu’à s’activer, dans des conditions qui mobilisent actuellement de trèsnombreuxsoignants.

Ladeuxièmepartiedulivrepermetderelirelapremièreavecd’autresyeux:lesoulagementrevientenapprenant que l’obstétricien concerné s’est trouvé plus tard interdit d’exercice. Une personnalitéproblématiquepeutinfluencertouteuneéquipe,danslebonoumauvaissens,etgageonsquecettemêmeéquipe,sousd’autresauspices,pourraretrouversondésirprofonddesoulagertoutesouffrance,danslaconsciencedeslimitesdechacun...

Il se produit actuellement en médecine périnatale un changement profond de mentalité. La mère deVictoireapus’appuyersursespropres ressourcesetsurcellesdesonentouragepour reprendrepied.Pourtouteslesmèresquin’ontpaseucettechancelerôledessoignantsrestedéterminant.Ilyaurgence.

FrançoiseMolénatPédopsychiatre

[email protected]

1.Nde–Dystocie:Difficultégênantouempêchantledéroulementnormald’unaccouchement.

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Cematin-là

Iln’ajamaisfaitaussibeauquecematin-là.

Lescigaleschantent, lecielbleuondoieau-dessusdes flotset lamontagneformeunécrinaccueillant,apaisant. Le soleil m’aveugle, augmente la réverbération sur les pierres blanches desmaisons et desmarchesdel’escaliersurlequeljemetiens.Malgrélafindumoisd’octobrelachaleurmecuitàtraversmesvêtementsnoirsetentretientenmoicefeuardentquim’obligeàallerjusqu’auboutdemoi-même,jusqu’auboutdemonamouretdemasensibilité.Faceauxflotsbleus,c’estcommesitousmessouvenirsde jeunesse et le bonheur vécu dans ces contrées que j’aime tant s’étaient rassemblés pourm’accompagneretmetenirlamain.

Cematin-là,j’aiaussiundesplusgrandsfousriresdemonexistence.Honteusementcachéedansl’épauledemonmari,spectatricedemavieetde tousceuxquisesont rassemblésautourdenous, j’étouffederire, submergée par l’ironie de la scène, la bonne volonté de ses acteurs et leur impuissance àcomprendreetàpartagerneserait-cequ’uneinfimepartiedecequenousvenonsdetraverser.

Cematin-là,sansquejem’enrendetoutàfaitcompte,levoiledelalégèretésedéchireenmoi.Alorsqueplusieursdizainesdepersonnesm’entourent,proches,intimesouinconnus,j’apprivoisecommeuneamielaplusgrandesolitudequej’aiejamaiséprouvéeauparavant.

Cematin-là,j’enterremafille.Victoire.

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Leparcoursducombattant

«Tiens,j’aieumonpèreautéléphone.Ilvoulaitsavoirsituavaiseutesrèglesoupas.»

Jebondisintérieurement.Comment?Dequoisemêle-t-il?L’hégémoniedugrandpatronadoncbesoind’investir lesmoindres recoinsde la famille ?Nepeut-il pas laissermavie intime tranquille ? Il n’adonctoujourspascompris.Cen’estpasparcequej’aiépousésonfilsquejeluiappartiensetqu’ilpeutrégirmaviecommes’iltraitaitunpatientlambda.

«Depuisquandt’appelle-t-ilpourcegenredechoses?

—Depuisquejeluiaiditquenousvoulionsunenfant.

—Etiltetéléphonesouvent?

—Touslesmois.Tusais,ilaétégynécoavantdedevenirchirurgien,doncilsaitcompter.»

Lesmotssesuccèdentcommeautantdecoupsdepoingdansmonestomac.Lepetit-déjeunerabeauêtrepourmoiunmomentexquisd’éveilàlavie,dedésengourdissementdemanuitdesommeil,deretourauxsens,àtraverslalumière,lesoleil,lesnouvellesdelaradio,legoûtdemoncafé,ladouceurdemarobede chambre, je n’arrive pas àme protéger de cette intrusion incompréhensible dansma vie de jeunemariée.Ilm’afalludutempspouraccepterl’idéedefaireunenfant.Unan.Unandemariage,àhésiterentrecarrièreprofessionnelleetviedefamille,unanàployersouslejougdelabelle-famille.Unanàregretterdem’êtremariée,d’avoirabandonnémaliberté,denepasavoirvisitélemondeentier,denepasavoircontinuémesétudes.Unanm’aeneffetsuffiàfaireletourdemaprisondorée.Enquelquesmois lemariage s’était transformé en poids social surmes épaules.Mon devoir d’épouse,mon statutd’épouse,mesobligationsd’épouse...Toutçapouruneparticule.MadamedeLaTourPenchée,commemagrand-mèreappelaitensontempssesamiessnobsquis’enivraientdebranchesaînéesetdebranchescadettes et d’alliances des plus honorables. Pourquoi avais-je abandonné mon nom de jeune fille,pourquoiavais-jerenoncéàdevenir«MadameToutleMonde»?Etcettebelle-famillevientsemêlerdece qui ne la regarde absolument pas. Mon intimité la plus profonde. Ma féminité est examinée etdisséquée.

«Donc,papapensequetudevraisconsulter.Tudoisavoirunproblème.»

Je rêve.Moi, un problème ? Et puis quoi encore... J’ai déjà à peu près tout entendu surmonRhésussanguinlorsdesbilansprénuptiaux.MonmalheureuxO-neconvenaitpasdanslecadreidéaldumariagedu fils aîné. L’avantage est qu’aujourd’hui, je suis parfaitement au fait des difficultés des femmes aurhésusO-, lespiqûresd’agglutininesirrégulières, lesrisquesdetoxémiepourlesbébéset lafréquentedifficultéàfaireplusdetroisenfants...Etenplus,maintenantilfaudraitquejeconsultecar,biensûr,jedoisavoirdesproblèmessijeneprocréepasimmédiatement?Ilfautquejemesauvedelà,quejemesauvedemacuisine jauneetorangecomme le soleil,que jem’enfuiedans lagrisailledumétro,dansl’anonymatdelafoule,quejeregagnemontravailavectoutcequ’ilimpliquedereprésentationetdejeuxd’acteurspouroublier,menoyerdanslafouledumagasin,m’enivrerdetoutescesrelationsdeventequisesuccèdentsansjamaisêtrelesmêmes.«Enquoipuis-jevousaider,madame?»Paradoxalement,cetourbillond’activitésmedonnel’illusiondereprendremonsouffle.Avantderentreràlamaison...

Lelendemainmatin,lesujetrevientsurlatabledupetitdéjeuner:

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«Papaadesadressessituveux.Ilpeutt’envoyerdanslesmeilleursservicesdeshôpitauxdeParis.»

Grégoirenelâchepas.Sonpapatout-puissant«adit»,doncilfautfaire.Jelerenvoiedanssesbuts.

«J’aimonmédecin,jen’aibesoindepersonnemerci.»

Unmoisplustard,jevaisconsultermonbonmédecinToutrose.Àquijecachepeulasituationbiologiqueetfamiliale...Luiquimeconnaîtdepuismes18ansetmapremièrepilule,merassure.Etpuis,c’estmasœur–biensûr–quimel’aconseillélorsquejesuisarrivéeàParisquandjeluiaiconfiémondésirdeprendrelapilule...Masœuretsesnombreusesgrossesses,suiviesparledocteurToutrose,n’ontfaitquerenforcerlaconfiancequejepeuxavoirenlui.Ilalereculnécessairepourjuger,habituéqu’ilestàvoirdéfilerdanssoncabinettouslesmalheursovariensdeParis.Jeconfiedoncmessoucis,l’attitudedemonbeau-pèrequimechoque,sesgrandsairsdechirurgien.Meretrouverassisedanssonpetitcabinetdufinfonddu13earrondissementmedonneducouragepourregarder lasituationavecluciditéetmeconfieravec des mots simples, même s’ils sonnent cru à mes oreilles. Toutrose me propose de procéderimmédiatement aux examens. Au moins le doute sera levé et nous pourrons reprendre nos projetsd’agrandissement de la tribu en toute tranquillité, comme deux jeunes amoureux. Premiers examens,érotismetorridedelaprisedetempératuredèsseptheuresdumatin,prisesdesangentoutgenre.Verdictsansappel:jen’aiaucunproblèmed’infertilité.Ilfautdoncpasseràmonsieur,cequivademanderdedéployerdestrésorsdediplomatie...Leseulmomentquim’arrachedeslarmesestlefameuxexamendestrompes. Je compatis aux pages et aux pages de forums et de posts angoissés – avant l’examen – ourésignés–post-examen–quejeconsultefrénétiquementsurAufeminin.com.Jevousconfirmenéanmoinsladouleursurprenantedel’hystérosalpingographie,douleurquimeravagelesentraillesetmelaissetouteflageolante, incapablederentrerseuleà lamaison.Grégoirenerépondpasàsonbureauet jemevoismalexpliqueràquiquecesoitd’autreletyped’examenquejeviensdesubir.Heureusement,aprèsunquart d’heure passé pliée en deux sur un banc du boulevard Montparnasse, au sortir du cabinet deradiologie, je trouve la forcedehélerun taxi. Je rentredirectementà lamaisonme réfugierdansmesdraps.

Unesemaineplus tard,Grégoireetmoinous retrouvonsdans lecabinetdeToutrosepour les résultatsfinaux. Le verdict tombe : spermatozoïdes en déroute. À peine 1 million et, parmi eux, seuls 5 %pourraient envisager une poursuite de carrière dans mon utérus. Grégoire et moi allons donc devoirenvisagerlaprocréationmédicalementassistée...

***

NotrepetitappartementdelaruedesCamomillesabeauêtreremplidejaune,lapluies’installedansnoscœurs.Jenemesenspasprête.Horsdequestiondesubirtouscestraitements,cettemisèrehumainedelaprocréationmédicalementassistéeque j’ai entraperçuedans les forums.Etpourtant je suismariée.Lesentimentdem’êtretrompéedeviem’envahit.Jesuismariée.Onnedétruitpasunmariagecommeça.Au-delàdetoutcequepeutmeracontermonmagazinepréféréNous,celanesemblepasàmesyeuxuneraisonsuffisantepourfuirmesengagements.Ilfauttrouverunesolution.Jesuispliéeendeuxaufonddemonlit,réactionsansdoutepsychologique.Ironiedelavie,j’aimesrègles,commepourmerappelerquemoncorpsestvide,sansespoirdeprocréation.Pourunedespremièresfoisdemaviedejeunefemme,unmaldeventredesplusterriblesmeterrasse.Monmaritourneencage.Ilnem’ajamaisvuemalade.Jenesuispasdugenreàmeplaindre.Etlà,subitement,ilnecomprendpas,jen’assureplusmonrôle.Pasdedîner,pasde«bonsoirchéri,commentçava?».Jedoisreconnaîtrequejesuisunemauvaisemalade,jedéteste la douleur et cela me rend d’une humeur de chien. En plus, j’ai passé mon enfance à raillersecrètement les filles qui ontmal au ventre, reproduisant – sans honte, inconsciente que j’étais – les

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attitudesdemonpère,médecinquisemoquaitrégulièrementdesrèglesdouloureuses.

Lesamediaprès-midi,jemetraînedanslesalon,etlà,lepireestàdeuxdoigtsdeseproduire.Grégoireoccupelemilieuducanapéetjeluisuggère,unpeuagacée,desepousser.Aprèstout,c’estmoiquisuismalade,defaçoninjustifiéepuisquejen’airien.Etilnefaitmêmepasd’efforts.Jeluidemandepourquoiil fait cette tête-là, comme on pose toutes des questions totalement idiotes. Je n’aurais pas dû maisj’enchaînemalgrémoienluidisant:

«C’estmoiquisuisobligéedesubirtouscesexamenshumiliants,douloureux,àcausedetoiquin’espascapabledetetaire,quiexpliquesàtonpèreàquelledateonbaiseetcombiendefois...»

Grégoireseretourne,lèvesurmoiunemainmenaçanteet...lagifleretentit.Tellementfortquejeretombedirectsur lecanapé.Monmarivient-ildemebattre?Est-oncenséssedonnerdesgiflesentremarietfemme?J’aibienreçudesgiflesétantenfantet luiaussisansdoute,maisest-onsupposéscontinueràl’âgeadulte?Pourquoiya-t-ilmistantdeforce?Pourquoisuis-jetombéeàmoitiésurlamoquetteetàmoitiésurlecanapé?Pourquoisuis-jeparterreentraindepleurer?Grégoirepartenclaquantlaporte.Prendre l’air.Deuxbonnesheures.Cequime laisse le tempsdepleurerungrandcoup,d’appelermamèreparcequemêmesic’estladernièrepersonneàquij’aimeraisparlerellemesemblelaseuleassezâgéepourentendreça.

Heureusement, Grégoire part très souvent en mission à l’étranger pour son travail et je me retrouverapidementàespérerces lundismatinqui l’emportentversRoissypourne le ramenerque levendredisoir.Etcommemoncher travail requiertmaprésenceunsamedisurdeux,monbesoind’air frais s’entrouvenaturellementsatisfait.Jemesensseulemais,enl’occurrence,mieuxvautêtreseulequ’endanger.QuandGrégoirerentre,nousn’abordonsjamaislesujet.Ilrestelà,pourtant,cecontentieuxextrêmementbrûlant,ilcoucheentrenous,nouséloignel’undel’autredanslelit.Heureusement,lesdeuxmètressurdeuxdenotreterraindefootconjugalnouspermettentdevivredanslestatuquo.

***

Del’air,desgensnouveaux,nepasétouffertouteseulefaceànosproblèmesetfaceàcemariquiprendsesdifficultéscommeunnouveaucoupdusort,quibaisselesbras.Pourlui,c’étaitnormal.Cetaccidentcérébralà17ans,HECratéà22,etmaintenantpasd’enfants.Justenormal.Lesorts’acharnecontrelui,c’est aussi simple que ça. En plus, je dois moimême me confronter à une nouvelle question bienangoissante.Est-cequejel’aimeassezpourendurertouscestraitements?Pourquoiest-cequemoiaussijedevraispâtirdescoupsdusortquis’acharnentcontrelui?Est-cequejenepeuxpasavoir,moi,desenfantssimplement,normalement,«oups,onn’apasfaitattention»etçayest,enroutepourl’aventure?Jepassedeplusenplusdetempsaubureausurlesforumsàlirelesexpériencesdemesautrescollèguesd’infortune. Je deviens spécialiste de ce langage ésotérique. Je participe peu. Je n’ai pas encorecommencé.Jesuisvéritablementétonnéepartoutescesfillesquiviventenapnéedansl’attentedeleurprochaine prise de sang, de leur prochaine piqûre. Courage ?Manque de courage ?Amour ? Preuved’amour?Erreur?Divorce?Sacrifice?Etmasanté?Vais-jeendurertoutcelapourlui?

Et puis, un matin de juin, environ trois mois après ces horribles nouvelles, l’envie revient avec soncortèged’optimismeetd’espoir.L’envied’avoirunenfantavecGrégoirecoûtequecoûteenvahitmoncœuretmonventre.L’enviedelareproduction,delalignée,deladescendances’imposeàmoi.L’enviedemeublerceslongsweek-endsdejeunesactifsavecdescrisd’enfant.L’envieaussiderompreuntête-à-tête devenu stérile qui nous fait plus demal que de bien.Grégoire accueille cette nouvelle avec ungrandbonheuret, toutdesuite,a la touchanteattitudedemedirequ’il seraavecmoi, toutcontremoi,

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qu’ilmesoutiendraautantquefairesepeut.Etilmeditaussiqu’ilm’aimepourcecadeauquejeluifais.Momentd’éternité.Onenrêvetellementdecesmotsdouxquelesgarçonsgénéralementsegardentbiendenousdireaumomentoùnous lessouhaitonsde toutnotrecœur,de toutesnos tripes.Beaudialogued’amour.Nous nous aimons ; j’aimemonmari,malgré tout,malgréma belle-famille,malgré la gifle,malgré la vie qui se chargedenous compliquer les choses, et je vais le luimontrer.Mon courage enbandoulière,latêtedanslesnuagesenrêvantaujouroùjeserrerainotrepetitd’hommedansmesbras,jerevienschezledocteurToutroseenluidisant:«Çayest,onestprêts.»

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UngoûtdeVictoire

Le19octobremarquelaveilledemonaccouchement.Malgrélapériodedesbudgets,Grégoirerentretôtdubureau.Leplusgrandjourdemaviedefemmeapproche:demain,jevaisdevenirmère,accoucherdans lapeuretpeut-êtreaussi ladouleur.VictoireMarieAugustineest attendue.Nousn’avonspaspurésisteràAugustine.C’estlepetitnomquenousluidonnonsquandmademoisellem’empêchededormiràtrois heures dumatin avec ses petits coups de pied. C’était le prénom dema grand-mère. Je l’avaisdécouvert tardivement lors d’une confidence demon père quim’avait avoué que, par coquetterie,magrand-mère,quiseprénommaitAugustine,avaitpassésavieàsefaireappelerPauline.Profitantmêmede la confusion de la guerre pour faire changer son prénom sur ses papiers d’identité.Enfin,VictoireMarie Augustine arrive demain.Mon gros ventre et mes 22 kg pèsent sur mes reins et, après un étécaniculaire,jen’enpeuxplusdemetraîner.Heureusement,lapremièresaisondelaStarAcademyetlesaventuresdeJeniferetMarioontréussiàmetenirallongéedansmoncanapépendantcespremiersmoisd’automne.

Exceptionnellement,Grégoire lâchedoncenfinson travailpour rentrerà lamaisonetm’emmènedînerdehors.Ilfaitencoretellementchaudence19octobrequenouscherchonsuneterrassequipuissenousaccueillir.AvenuedesTernes,avenueNiel,nousbaguenaudonsetfinissonsparatterrirdansunebrasserieoùnousgoûtonsl’airfraisdelanuitquitombesurParis.Malgrécemomentintensedebonheuràdeux,toutdansl’intimitédecegrandtournantdenotrevieprivée,denotreprojetdeviedefamille,jenepeuxm’empêcherd’avoirdespenséesmorbides.CelafaitdeuxmoisenvironquejerêvesystématiquementqueGrégoire, ne résistant pas aux émotions, le jour de l’accouchement et de la naissance de ce bébé tantattendu, est victime d’une crise cardiaque. Mon rêve vire au cauchemar quand je me retrouve àl’enterrementdemonmari.

Jenepeuxrésisterà la tentationd’enparleràGrégoire,quibiensûrmeprendpour folle, futuremèreayantperdusesConverse,etm’écouted’unaircompatissant,acquiesçantàlamoindredemesrequêtes.Subitement,c’estmoiquiaipeurdemourir.Jeluidictedoncmontestamentendirectàlaterrassedecebistrot de l’avenue Niel. Mon collier de perles ira à ma nièce Stella, mon piano à mon neveuMaximiliano – je n’ai pas grand-chose àmoi en fin de compte –,mes verres reviendront àma sœurEugénie,mabaguedefiançaillesserapourmonfilleulMichelAngelo,etmonvaseChristofleenargentmassifquemagrand-mèrem’avaitdonnéaufondd’unecavequandj’avais13ansiraàmanièceCamille.Je sais pertinemment que Grégoire trouve ces considérations ridicules et n’écoute que d’une oreillediscrète.Jen’oseluidirequecelafaitdeuxmoisquejesuishantéeparcesrêvesdemort...

Surlescoupsde23heures,nousdécidonsderentreràlamaison.Noustraînonsbrasdessusbrasdessousdans le quartier. Comme d’habitude, je ne peux résister à la tentation de faire du lèche-vitrines. LestrottoirssontdésertésdeleurfaunehabituelleetGrégoirefumecigarettesurcigarette.Unefoischeznous,jejetteunœilàlavalisedelamaternitéquiestprêtedepuisdéjàtroissemaines.Lavalisedubébéelleaussi regorge de layette rose que nous avons chinée en Espagne cet été, petite brassière après petitebrassière.Bodys,pyjamasenvelours,couchesenfil,tenuesd’apparatpourvisitesprotocolaires,colsenguimpe...Toutestprêt,mafuturefilledisposed’untrousseaudigned’uneprincesse.Sachambreattendsilencieusement.J’aichoisivoilàquelquesmois,lorsquenousavonsrefaitl’appartement,unpapierpeintintitulé«lesBêtesàbonDieu»quiessaimeaulongdesmurscoccinelles,papillonsetlibellulesdansdestonsdeparme.

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J’arriveàmecoucher.Etaprèsavoirfaitunedernièrefoisl’amouravecGrégoire,jem’endorsdanssesbras.Demainjevaisdevenirmère.Jemesensbien,àuntournantmajeurdemavie,nesachantcequim’attendvéritablementmaisempliedusentimentquedemainrienneserapluspareil.Jefermelesyeuxenm’engageantsurunpontdecordeau-dessusduvide.

***

Le réveilnous tiredesbrasdeMorphéeà6heures,nous sommesconvoquésà7heurespétantes à lamaternité.Grégoireprendsonpetit-déjeuner,unedouchepourbienseréveilleretnousvoilàpartis.Nevoulant pas débarquer avec mon paquetage, je n’emmène tout d’abord qu’un petit sac qui contientuniquement la tenue du bébé et une chemise de nuit pour moi. Grégoire répète une dernière fois lesconsignes. Oui, il a bien compris, il laisse tout dans le coffre de la voiture et, une fois que je serairemontée dansma chambre, il ira petit à petit chercher lematériel.Nous sommes prêts.Victoire peutarriver.Enroutepour,soi-disant,lameilleurecliniquedu16earrondissement.

***

Ànotrearrivée,noussentonsunventdepaniquesoufflersurlamaternité.Ah,nousaussinoussommeslàpourundéclenchement?Àvoirl’airréjouidelasage-femme,nousnousdemandonssinousn’avonspasfaiterreur.Est-cebienlabonneclinique?Oupeut-êtren’avons-nouspaslelookadéquat?Ilestvraiquejesuisénorme,maisbon...LadescriptionidylliquedelacliniquedesLilas,quem’avaitfaitemonamieEmmanuelle, accouchée depuis peu, semble bien différente et bien éloignée de ce que je constate cematin-làicidansle16e,gagnéeparlesondesdestressquitraversentlessallesdetravail.Onnousfaitasseoirdanslasalled’attenteetc’estainsiquenousvoyonstroisautrescouplesarrivereuxaussipourundéclenchement ce jour.Une famille qui attend des jumeaux est prise en priorité... Et tout lemonde lecomprendbien.Nousnoussentonsdéjàtoutestellementencombréesavecnospetitsbébésetnosventresénormes qu’en avoir deux prêts à naître, nous préférons juste ne pas y penser.Nous laissons donc lamamanetlepapaemmêlésdansleurssacsmaternitéendouble,leurschâlesendoubleettoutendoublepartirverslasalledetravailetcommencercetteformidableaventure.

Lasage-femmerefusedenousinstallerensalledetravail,nousintimantd’attendrel’arrivéedumédecin.Cette sage-femmeme déplaît. Je suis déjà venue enceinte de sixmois, suite à une nuit dantesque decontractions, faire unmonitoring à la clinique. Ses gestes brusques, le ton tranchant qu’elle avait prispour nous dire que « ce n’était rien du tout », alors que j’étais légitimement angoissée par cescontractionssurprenantes...Cettesage-femmenem’inspirepasdutoutconfiance.Sacoiffuredeblondedécolorée,sonfonddeteintorangeetsonfardàpaupièresbleumétallisém’ontimmédiatementlaisséuneimpression de vieille chouette. Et à présent, la vieille chouette s’énervant,mes illusions sur la bonnematronequisoutientsesparturientess’effondrent.Heureusement,vers8heures,l’équipedejourarriveetje me rends compte entre deux battements de portes anti-incendie que la vieille chouette va partir.Soulagement,Grégoireetmoinousregardonsetsommesheureuxdevoirunnouvelhorizondedouceursedessinerdevantnous.

Cependant, au fur et àmesure des passages de la sage-femme et du relais avec l’équipe dumatin, jecommence à comprendre le problème. Après une nuit relativement normalemais néanmoins occupée,l’équipedumatinrencontredesdifficultés.Uneseulesage-femmeestprésentecematin.Sacollègueestenarrêtmaladie.Desbribesdeconversationnousparviennentàtraverslesportesbattantes.

«C’esttoujourscommeça.

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—Là,çasuffit,jenerestepas.Trop,c’esttrop!»

La clinique la plus chic du16e arrondissement, où l’accouchement coûte la bagatelle de 3 000 euros,baisse sérieusement dans mon estime, d’un coup. Nous ne baignons pas véritablement dans la doucebéatitudedetantdenaissancesheureusesannoncées.Uncoupdefilàladirectionnousrévèlelepotauxroses:étanttouteseuleetsacollèguedelanuitrefusantderester,lasage-femmequiprendlerelaisà8heures dumatin se déclare incapable d’accoucher toute seule quatre femmes dont une qui attend desjumeaux.Cequejenesaispasencore,c’estquelesfemmesdontl’accouchementestdéclenchésuiventtouteslemêmeprocessusàquelquesminutesprès.Parconséquent,touslesbébésnaissentenmêmetempspeuouprouquatreheuresouquatreheuresetdemieaprèslaposedelapremièreperfusion.Jecomprendsmieuxaujourd’huil’inquiétudedelasage-femmedevantl’encombrementdelasalled’attente.

L’anesthésiste arrive, compatit à la situationde la sage-femmeetpart s’occuperdupremier cas.Nouspatientonsdans la salled’attente.Àunmomentdonné,àboutdenerfsetgagnéepar le stressquem’acommuniquécettesage-femmeenfaisantclaquerquelquesportes,jeproposeàGrégoirederentreràlamaison.Noussommesclairementdanslecadred’unaccouchementdeconfort.Montermen’estprévuquetrois semainesplus tardenprincipe.Exceptémesproblèmesd’œdème, rienne justifieque j’accoucheabsolumentcematin.Jeveuxrentrer.Pourtantledéclenchementprogrammélesamedimatindansle16eest idéal, n’est-ce pas.Cela permet à toute la famille de venir admirer la petitemerveille pendant leweek-end,etsansaucundouteaussideremplirleslitsd’unecliniquepeut-êtremoinsremplieleweek-end, et les bons docteurs peuvent rentabiliser leur samedi matin avant de partir se détendre au golfl’après-midi.De quoi nous plaignons-nous ?Néanmoins, la situationme stresse, je peux attendre unesemaine de plus, je veux rentrer. Mon Grégoire immuable, avec ses principes jésuites de petitebourgeoisieprovinciale,m’intimedemecalmer.Pasdevagues,j’arrêtedemefaireremarquer.Commed’habitude,jeneveuxenfairequ’àmatête,etlà,çasuffit.Donc,jem’assois,jemecalmeetonattendpatiemmentdevoircequivasepasser.

Sij’avaispuimaginer...

***

LedocteurLinguauxarrivetoutilluminéparsonbronzage«spécialUV».Dansuneenvoléedebrasquitournent,ilremetdel’ordredansl’organisationenquelquesmots–commentose-t-onfaireattendresespatientes?!–,etlasage-femme,visiblementapeurée,sedépêchederattraperletempsperdu.Quelquesminutesplustard,l’anesthésisteetsonéquipenousinstallentensalledetravail.Intriguéepartoutescesfuturesmèresquireviennentàl’accouchementnaturel,curieusedesavoirenfincequ’estunecontractiond’accouchement,jedemandeàattendreavantquel’onmefasselapéridurale.

Les monitorings nous indiquent à Grégoire et moi les contractions qui rapidement, sous l’effet de laperfusion, se déclenchent et je commence à les sentir longer ma colonne vertébrale. Génial, grandbonheur,cejourtantattendudepuisbientôtcinqansvaenfinarriver.Notrebébéestenroute.Nousallonsavoir un enfant. Je me lève, je marche dans la salle, accrochée à la potence de la perfusion. Lescontractionsnefontpasmalàproprementparlermaiscommencentàm’empêcherdeparler,derespireretjenepeuxplusresterallongée.Serais-jedugenreàaccoucherdebout?Jemeprendsaujeu.Jusqu’oùserais-jecapabled’allersanspéridurale?

L’infirmièreetl’anesthésisterentrentensemblepourcontrôlerlasituationetmecollentdirectementsurlatabledetravailpourfairelapéridurale.Jesuisdilatéeà5centimètres,horsdequestionderaterlebonmomentpourmepiquer,aprèsilrisqued’êtretroptard.Aufonddemoi,jesuiscontented’êtrepriseen

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chargeetdenepasavoiràaffrontertouteseulemondestindemère.Mêmesijeregrettedesubitementneplus sentirmes jambes ni aucunmouvement de ce qui se passe dans le bas demon corps. Grégoire,toujoursdanslasalle,assisteauballetfascinantdescontractionsetdesbattementsducœurdubébésurlesécrans.

Maissubitement,cecœursemetàbattremoinsfort.Quatrevingtspulsationsparheure,est-cebiennormalpourunbébé?Lasage-femmeetl’anesthésisteéchangentunregarddeconnivenceet,quelquesminutesplustard,ledocteurLinguauxrappliquepourprendrelamesuredelasituation.Ilnemeparlequ’àmoietsemet àme tutoyer. Bon,Victoire doit avoir le cordon enroulé autour du cou et c’est la raison pourlaquellesoncœurbataussifaiblement.Maisonvas’ensortir.Jedoisluifaireconfiance.

Abrutie par la péridurale et les calmants, je bois ses paroles.Grégoire semble totalement accessoire,posésursontabouret.Jepeuxàpeineparlertellementmonespritestembrumé.D’uncôtéj’aimeraisbienqu’il semontre plus protecteur car je nemaîtrise plus du tout la situation et d’un autre côté, étant laparturiente, il me semble normal que le médecin s’adresse directement à moi, considérant mon maricommequantiténégligeable.

Une fois l’équipemédicale partie, nous retrouvons le calme de la salle de travail. Nos souffles sontrythmésparlescontractions.Grégoiresortfumerunecigarettepuisrevient.Jedorspresquetellementjesuisembruméepar toutescesdrogueset abrutiepar le faitdeneplus rien sentir. Je suisquandmêmeétonnée, je croyaisque lapochedeseaux se rompaitplusvitequeça.Décidément,Augustinen’apasl’airdécidéeàsortir.

Lasage-femmerevient,elleaussis’impatientedecettepochedeseauxquinecrèvepasetdécrètequ’ilfautlarompre.Puisellerepartdansunbruissementdeportesbattantes.L’horlogeimplacabletrôneau-dessusdelatabledetravailet,hypnotisésparlecheminementdelatrotteuse,nousaccrochonstouslesdeux notre regard à cette aiguille pour constater que désormais les contractions surviennent toutes lesquatreminutes.

Grégoiresegaussedubrouhahaducouloiretmetientaucourantdespotins.Lesjumeauxsontnés.C’estencoreplus lapaniquecar troisnouvelles femmesse sontprésentéesenaccouchement spontané.Noussommesdonc sept au total cematinlà.EtGrégoire s’amusede lapauvremamanqui accouchedans lecouloir,parmanquedeplace.

Enfin, une de nos voisines monte au bloc pour une césarienne, ce qui libère une des sallesd’accouchement.Lescésariennessesuccèdentcommelaloidesséries.L’activitésecalmeforcémentenbas et nous restonsun longmoment tout seuls,Grégoire etmoi.Nous aurionspresquepumettrede lamusiquetellementl’atmosphèreestcalmeetapaiséedansnotresalledetravail.

Etsoudain,lesalertessedéclenchent.Quesepasse-t-il?L’alarmedure.Nousavonsbeauêtretouslesdeuxenfantsdemédecins,noussommesincapablesdecomprendrecequisepasse,maisleproblèmeestbiencheznous,cesontmesmonitoringsquisonnent.Jevois lasage-femmeredescendreencourantdubloc et conclure immédiatement à un problème. Elle se rue sur le téléphone pour appeler le bloc etdemanderqueledocteurLinguauxredescendeimmédiatement.

Jecomprendstouteseule.LecœurdeVictoireacessédebattre.LedocteurLinguauxseprécipitedanslasalle,prendunscalpel,épisiotomie,j’entendsquelebébéestcoincédanslebassin.Forceps,ilfautallerlachercher,onvaallerlarécupérer.Scalpel,forcepsànouveau,jevoislesbicepsdemongynécosaillir,lasage-femmemontesurmonventrepourpousserlebébé.

Victoire sort de mon ventre. Aucun cri. Un bébé tout blanc, endormi à l’intérieur d’une poche, estimmédiatement emmené dans la salle d’à côté.Ma fille n’a pas crié.Monmari tente de suivre. Il est

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immédiatementrembarré.Nousrestonsdanslasalle.Toutvabiensepasser.Mafillenecriepas,jenel’entendspascrier.LedocteurLinguauxrevientmesignifierqueVictoireestfatiguéeetqu’ellenecriepasparcequ’elleestsousassistancerespiratoire.Sonarrêtducœurl’aépuisée.«Maistoutvabiensepasser»,medit-onavecdegrandssourires.

Et je vois maman rentrer dans la salle d’accouchement. Là, au fond de mon cœur, je commence àcomprendrequ’ilyaunsérieuxproblème.Pourquemaman,avecquij’aitoujourseudesrapportsunpeuchienetchat,sepointedanslasalled’accouchement,ilyaunproblème.Jesuiscontentequ’ellesoitlàetparadoxalement c’est bien la dernière personneque j’aurais souhaité voir.Tout lemondeme répète àl’envidesparolesrassurantes.Toutvabiensepasser,Victoireestjustefatiguée.

LedocteurLinguauxrevient,ilestplusprudentd’emmenerVictoiredansunservicedenéonatalogieoùellepourrareprendredesforcesetêtrebiensurveillée.Donclesamuvavenirlachercher.Jenesaispaspourquoimaisjesuischoquée.Stoned.Aucuneréaction.Peut-êtreest-cedûàl’anesthésieoubienaufaitd’êtreétenduesurunetable,mêmepasencorerecousue.

Grégoire revient dans la salle et me confirme que Victoire va bien, qu’elle est intubée mais qu’ellerespire et que le samu va l’emporter. Et là, j’exige de voirma fille.Donc je répète : « Je veux voirVictoire, amenez-la-moi ». Il faut que je répète cinq fois, dix fois et que je commence à m’énerversérieusement.Jeveuxvoirmafille.

Auboutdetrèslonguesminutes,l’anesthésistearriveavecunpetitpaquetimmaculé.Monbébéesttoutblanc,pasbienrose.Monpetitbébétantattendu.J’aiàpeineletempsdedéposerunbaisersursonfrontetelles’envoleverslacouveusedusamu.

Toutlepersonnelmesertdessouriresextrêmementenjôleurspourm’expliquerquetoutvabiensepasser,quec’estjusteunbébéfatiguéetque,sous48heures,elleaurareprisdescouleursetretrouvétoutsontonus.Grégoirepasseencoupdeventpourmeprévenirqu’ilsuitlesamu.Biensûrqu’ilpeutyaller.Jelui suis reconnaissantemêmede réagir aussi bien et de suivre notre enfant.Moi, je ne peuxpas fairegrand-chose,attachéeauxperfusionsetlestripesàl’air.

***

Une fois Victoire partie, maman revient. Je suis toujours en état de choc. C’est mon premieraccouchement.Jenepensaispasqu’ilsepasseraitainsi.Pourquemamansoitlà,jesensbienaufonddemoiquec’estgrave.LedocteurLinguauxrevientauboutdelonguesminutesd’absence.Bon,ilvafinirdemeremettreenétat.Mamans’envaetcommencentalorsquarante-cinqtrèslonguesminutespendantlesquelles il me recoud. Je ne sens rien mais je me demande vraiment ce qu’il fabrique. Enfin, ils’applique,medit-il.Jesuistrèsembarrasséeparlesirruptionsrégulières,danslasalled’accouchement,d’unedameblondeàlamèchebalayéeimpeccablequis’adresseaudocteurLinguaux:«Tuasfini?Tuenaspourlongtemps?»

J’aijustetoutemonintimitéàl’air.Ellepourraitfrapperaumoins.J’aivraimentl’impressiond’êtredansun hall de gare. Elle ne se présente pas, n’a pas un mot d’excuse pour moi, ni même un regard.J’apprendraiplustardqu’ils’agitdesafemme.Jecomprendsmieuxsonimpatience.Lesamediaprès-midià15heures,onestcenséfaireautrechosequerecoudredespatientesquandons’appelledocteurLinguaux.Enprincipeonjoueaugolf,onfaitdescourses...Dépêchonsnous,voyons.

Enfin, le docteurLinguauxprend son temps pourme recoudre. Je comprendrai plus tard les séquellesinévitables que m’aura infligées cet accouchement. J’avais toujours lu dans les romans que lesaccouchements au forceps étaient embêtants, sous le coup de l’anesthésie je ne vois pas bien de quel

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problèmejevaisdevoirm’occuper,maisrapidementmoncorpsvasechargerdemelefairedécouvrir.

Jemeretrouvedansunétatsecond,couchéedansmachambre.Mamèreetmabelle-mèreserelaientpourentreteniruneconversationmornesurlesujet:«Maistoutvabien,madamelamarquise,noussommestellement fières d’être grand-mères. » Grégoire, parti derrière le samu, revient avec un polaroïd deVictoire.Unpetitbonnetblanc,unecouveusequifaitdesreflets,deuxbrasminusculesquis’agitentenl’air.Monenfantestloindemoi.Jemesensvide,lesbrasvides.Jem’endors,shootéeparlescalmants,aveclepolaroïdàcôtédemoisurmatabledenuit.

***

Lelendemainmatin,à9heures,Grégoiredébarquedanslachambredelaclinique.Jesuisétonnéedelevoirarriversitôt.Jecomprendsenl’espaced’unéclairqu’ilyaunproblème.Victoirenevapasbien.Enfin,onmeditlavérité...Bref,cen’estpaslemomentd’endébattre.Victoireacommencéàfairedesconvulsionscérébralesà5heuresdumatinetlesmédecinsontbeauluidonnerduRivotril,ilsn’arriventpasàlesfairecesser.Ilsvontdonclaplongerdansuncomathérapeutiquepourprotégersoncerveau.Sijeleveux,c’estlemomentd’alleràl’hôpitallavoir.

En cinq minutes, me voilà habillée, dans l’ascenseur avec mon mari. En arrivant dans le hall de laclinique,jevoismesparentsetmesbeaux-parentsenrangd’oignonssurlabanquettedel’accueil,etlà,jecommenceàcomprendrequenousavonsunsérieuxproblème.Etpourtantjerestedemarbre,nageantenpleincauchemar.Jemarchevite,colléecontremonmari.J’aieuunaccouchementtellementdifficilequejenedevraispasêtredebout.Maislesmédecinssesontenfindécidésàleverlevoileenjôleurdu«Toutvabien,madamelamarquise»etjedoisfaireface.

Monesprit,curieusement,sevide.Jecoupelescanauxcommejesaissibienlefaire.Latêted’uncôtépourdéciderdel’actionimmédiatequivasuivre.Lecœurenfouiaufonddemapochepourbienétouffertoutes les émotions que je pourrais ressentir. Et mon corps, on verra plus tard. Ce n’est pas moi leproblème.Jefais justeface.Jemontedansnotrevoiture...Toujoursaussiraides, lesGolfVolkswagen.Leskilomètresdupériphériques’envolentsousunsoleildeplombet jedécouvrelafaçadehideusedel’Institut de puériculture. Les boulevards extérieurs n’ont jamais été un endroit par lequel je passefréquemment.Lafaçadeenbriquessalesdel’Institutdepuériculturemedomineetm’écrasedéjàdanslesilenceassourdissantdecedimanchematin.

Quatrièmeétage.Servicedesoinsintensifs.LedocteurLachapellemereçoitdanssonbureau.Iladéjàexpliquétroisfoislasituationàmonmari,monpèreetmonbeau-pèremaisjesuislamèreetc’estmoileurprincipalealliéedanslabataillequemafillevamenerpourvivre.Ahbon?Enquoipuis-jeaider?Jemesenssoudaintrèsseuledevantlebureaududocteur,quicommenceàm’expliquercequisepasse.Grégoires’estinstalléenretrait,surunechaise.Pourquoin’est-ilpasavecmoi,àcôtédemoi?

Je suis seule en première ligne lorsque j’apprends que l’heure est grave. Victoire est dans un étatd’épuisementavancé.L’arrêtcardiaquequ’elleaeupendantl’accouchementaététrèslongetsesorganesont été touchés. Même si les poumons vont repartir, le pancréas semble en mauvais état et reste àsurveiller.Restentlesconvulsionscérébrales.LedocteurLachapellem’expliquel’origineneurologiquedesconvulsions, comment ils lesontdétectées chezVictoire etpourquoi le fait qu’elles seprolongentainsidevientàchaqueheureplusgrave.

Aussi,quandledocteurLachapellenousexpliquequelameilleureoptionestdeplongernotrefilledansuncomaartificiel,pouréviterquesaviecommencedanslasouffrance,Grégoireetmoisommestouslesdeuxsoulagésetconvaincusquecetteoptionestlameilleure,quenousœuvronspourlemeilleurconfort

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denotrebébé.Je ressorsdubureauassommée.Selon ledocteur, laseulechoseque jepuisse faireestd’êtreprésente,dedonnermonlaitàVictoire,deluiparler,delasoutenirdanscetteluttepourlavie.Jemarchehébétée dans le long couloir bleu.Les circonstances sont préoccupantesmais il faut se battre,lutteretledocteurestlàavecnous,etavectoutesonéquipe,pouraiderVictoireàs’ensortir.

LedocteurLachapelleetPacom’accompagnent.CesonteuxquiontprisenchargeVictoireetilsnelalâchentpas.Elleabiendormijusqu’à5heuresdumatin,etlà,problème,elles’estmiseàconvulser.Lesconvulsionsnes’arrêtantpas,ilsontprisladécisiondelaplongerdanslecomadefaçonànepaslafairesouffrir.Maisellemange,ellem’entendetellemesent.Jerentredansunepiècetoutebleuedanslaquellesontdisposéessixcouveuses.Danslapremièreàgauchejedécouvremafille.Onm’approcheuntabouretenmétaljaunepourquejesoisàmoitiédeboutàmoitiéassise,àlahauteurdelacouveuse.Jeglissemamaindansunedeschaussettesdelacouveuseetvaisàlarencontredelapetitemaindemonbébé.

BonjourVictoire,c’estmaman.

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Unebatailledeplus

Aucoursdelasemainesuivante,chaquematin,nousretournonsàl’hôpital.Leréveilsonneà7heures.Commedesautomates,Grégoireetmoinousréveillons, la tête lourdedesomnifèresetd’alcool.Dansune grande intimité,malgré la présence dans l’appartement demes parents, auxquels j’ai demandé deresterpourl’instant,nousprenonsuncafétouslesdeux.Celanouslaisseletempsdenousréveiller,letempsdeprofiterunpeul’undel’autreaussi,etsurtoutletempsdereveniràl’horribleréalité:Victoirenousattendàl’hôpital.Alors,commesinouspartionsàunentraînementpour«bonsparents»,nousnoushabillonsetnousprécipitonsboulevardBrune.

Danslestravauxdutramwayparisien,lesbouchonsdumatin,nousvoyonsdéfilerlepériphériquesousnosyeuxhébétés.Grégoireconduit,jem’enfoncedanslesiègebaquetàcôté.Jesuistellementfatiguéequejenesaisplussimondostientlesiègedelavoitureousilesiègetientmondos.Laradioégrènelescatastrophesdumonde,lavoixdeJean-LucDelarue,pourunefois,neréussitpasànousdonnerlapêche.Derrièremeslunettesdesoleil,jecontempleParissanslamoindreémotion,sanslamoindreréaction.

Commechaquematindepuisquej’aiaccouché,ilfaitbeau.Etcommechaquematin,à8heurespétantes,nous nous enfournons dans ce noir bâtiment de briques salies par la pollution qu’est l’Institut depuériculture.C’estdevenuunrituel,unedansesacrée.Nousarrivonsdansleservice,passonsparlesasde stérilisation et,munis denos charlottes, denosblousesde cosmonautes, denosmasques et denossurchaussures,nousentronsdanslasalledescouveuses,oùcinquantepetitesviesbattentàl’unissondeleurspacemakers,respirateursetautresmachinesmédicales.Nivuniconnu,derrièrel’horriblemurdebriquesnoircies,secacheicileservicederéanimationnéonatalelepluspointudeFrance.Chaquematin,mespremierspasdanscelieum’arrachentquelquessanglots.Est-cel’émotiondemeretrouverainsiaucœurdelabataillepourlavie?Oubienledésespoirdecommencerainsimaviedejeunemaman?

Paco,duhautdesonmètrequatre-vingt-quinze,vientnousvoiretsepenchelégèrementversnous,pournousparlertoutdoucement.Cettepetitevoixtendrecontrasteétrangementavecsesépaulesdedemidemêlée,etsonairsombredeBasqueàlachevelurenoireetauteintmat.Chaquefoisqu’ilprendVictoiredans ses bras – ou plutôt devrais-je dire dans sesmains tellement elles sont énormes – enme disant«non,non,nebougezpas,jevaisluichangersacouche»,j’aiunmomentd’appréhensionenvoyantcettegrossemassequiveuts’occuperdemonbébé.Puis,finalement,ladouceurquisedégagedechacundesesgestesnousrassuretouteslesdeux,mèreetfille.Pacoarriveànousréconforter,Pacoarriveànousconvaincrequeoui,ellemangebienetqu’elleaimelelaitdesamaman,puisquelebonDieuetlanatureme permettent d’avoir du lait en abondance, et que oui, elle reprend des forces chaque jour. Et Pacoarrivechaquesoirànousrenvoyer,l’espritàpeuprèstranquille,verscetappartementquiauraitdéjàdûnousaccueillirtouslestrois.

LedocteurLachapelle,lui,estcomplètementdifférent.Grand,maigre,abritéderrièredegrosseslunettesqui lui mangent le visage, il est néanmoins d’une extrême douceur. Je le soupçonne d’être un grandsensible, tant il semble se réfugierderrière les faits, les chiffres, le« tableauclinique», comme il lenomme. Victoire n’est pas pour autant un numéro, non, mais c’est un cas. Il veut la sauver et nouscomprenons bien quand il nous parle que tous ses neurones sont en action pour atteindre cet uniqueobjectif.Luiaussinousinspireconfiance.PacoestgarantduconfortdeVictoireetdesapetitevieaujourlejour,etledocteurLachapelleestenchargedesasanté.Examens,vitamines,nourriture,calmants,ilfaitensortequ’elleaillelemieuxpossibleetsoitpriseenchargedanslesmeilleuresconditions.

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Aussi,quandlesoirilnousvoit,danslasalle,deboutmaisn’osantpaspartir,nousregardantGrégoireetmoi l’air désespéré au-dessus de notre couveuse, n’hésite-t-il jamais à sortir de la salle de staff, àprendrelerelaisdePacoetànousraccompagnerlui-mêmejusqu’auvestiaire.Toutvabiensepasser.IlssontlàpourveillersurVictoire.Ilnousappelles’ilsepassequoiquecesoit.Etc’estainsiquechaquesoirnouspartons,laissantVictoireaumilieudescouveusesdanscetuniversdescience-fictionquibipe,renvoyantdeslumièresbleues,vertes,jaunesetrouges.

***

Dèsledeuxièmejourd’hospitalisationdeVictoire,etdevantlaminesombredudocteurLachapelle,mapremièrepenséeestdefairebaptiserVictoire.Sil’ondoitsebattre,autantmettretoutesleschancesdenotrecôté.NenousprivonspasdelaprotectiondeDieu,siellepeutserviràquelquechose...Ilnenousresteplusqueça,prier.Celafaitbienquinzeansquejenemetspluslespiedsàl’églisehormispourlesfêtes de famille, quinze ans que ma foi s’est émoussée face à l’incompréhension du curé à qui jeconfessaismesdoutessurlareligion.Pourtant,ilmesembleabsolumentvitalqueVictoiresoitaccueillieparmilesenfantsdeDieu.Malheureusementjen’aipasletempsdem’enoccuper.Mafilleabesoindemoi toute la journée, je ne peux pas téléphoner depuis les salles de réanimation et quand bienmême,accaparéeparl’étatdemafille,jerisquedenepasapportergrand-choseàcetteentreprise.Jedoisdonctrouverdel’aide.

SainteEugénie,masœur,marrainedeVictoireet toujours fidèleaupostequand lebateauprend l’eau,mobilise toute son énergie. Elle entreprend de faire le tour des paroisses de Paris, mais se heurterapidement aux difficultés : «Hormis le saint sacrement, on ne donne rien d’autre dans les hôpitaux,madame.Labénédictiondesmalades?L’extrême-onction?»Lesgrenouillesdebénitierquiassurentlapermanencetéléphoniquedesparoissessemblentsourdesànotredemande.Àmoinsquecenesoitnousqui formulionsunsouhait incongru.Bref,aprèsdeux joursderecherche intensive, leconstatestclair :personneparmileshommesdeDieuneveutvenirbaptiserVictoireàl’hôpital.

Cependant,aprèsdenouvellesrecherchesauprèsdesécolesprivées,nousfinissonsenfinpartrouverlepèreVetu,quiaprèsexpositiondesfaitsacceptedevenirbaptiserVictoireàl’Institutdepuériculture.Lacérémonieestprévuedeux joursplus tard.Jemesensapaisée.Victoirevaêtrebaptisée,elleaurauneprotectionsupplémentairedanscecombatpour laviequ’ellemèneet j’auraiaccomplimondevoirdemère:fairetoutmonpossiblepourmafille,quellequesoitl’issuedelabataille.

QuandlepèreVetuarriveàl’hôpital,ilestaccompagnédemasœur,quileguide.Aucunautremembredela famille que les parents, la marraine et le parrain ne peut assister au baptême, conformément auxcontraintesstrictesdesservicesderéanimationetàlanécessitédeprotégercespetitscorpsdesmoindresmicrobes. Les deux familles sont regroupées dans l’accueil de l’hôpital. Grégoire emmène son frèreGuillaumes’habiller.

JeretrouvelepèreVetudanslesasdestérilisationoùPacoetledocteurLachapelleluiexpliquentdéjàlafaçondeprocéderaulavagedesmains.Pourcefaire,lepèreVetuleurremetnaturellementses«outilsdetravail».PacoaccueillelaBibledanssesgrossesmains,qu’iljointspontanément,commes’ilrecevaitunehostie.Jedevineinstantanémentàsonair lepasséd’enfantdechœurdecegrandescogriffequisedandined’unpiedsurl’autre,commes’ilavaitpeurdefairetomberleprécieuxouvrage,quesesmainsrecouvrent entièrement à présent. Le docteur Lachapelle, lui, hérite d’une fiole d’eau bénite et d’unepetiteboîteenbronzesurmontéed’unecroix.Tousdeux,généralementgrandsetfortsfaceàl’adversité,semblentsoudaindémunis,nesachantpluscommentcontinuer.LepèreVetulesréveille:«Çayest,jemesuis lavé lesmains.»LedocteurLachapelle,embarrassé, l’interrogesur lecontenude la fiole.Le

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pèreVetu lui répondqu’il s’agitde soneaudu Jourdain, ramenéede sonderniervoyageen Israël.LedocteurLachapelledoitlui-mêmeêtrejuif.Jevoissonvisagesedétendre.L’eauduJourdainnepeutêtrequestérileetpure...

«Bon,onvasecontenterdedésinfecter l’extérieur.Etvotreboîte,monpère?Excusez-nous,mais lesbaptêmesnesontpassifréquentsdanscethôpital...

—Jecomprends,monfils.Ils’agitdusaintchrême.Voilà,n’hésitezpasàbiendésinfecterl’extérieurdecettepetiteboîte.C’estducuivre,elleenavud’autres.»

Il ne reste que laBible, au cuir usé par le soleil, par lesmains qui l’ont sans cesse parcourue et lescentainesdemessesetdeprièresquelepèreVetuadéjàdûprononcerdanssonoffice.PacotendlaBibleà l’examen du docteur Lachapelle, qui regarde ce dernier objet, effaré, laissant échapper un « quoiencore?!».JerestesilencieusemaisjesensbienquePacoetlemédecinsontaussiémusquenous.LedocteurLachapellesembledéjàregrettersafolied’avoiracceptéd’organiserlebaptêmedansleservice,alorsqueVictoirenepeutpassepasserneserait-cequedixminutesdesmachinesquil’aidentàsurvivre.

Énervé,jetantsesmainsenl’air,ilconclutlacérémoniedelastérilisationenmurmurant:

«Unebible,cenepeutêtrequesaintetstérile,quevoulezvousqu’onfasseàunebible!Ellenepeutpasapporterdesmicrobesdansleservice,aprèstout!»

Malgrél’émotiondel’instant,del’occasion,labonnevolontédechacunarriveàévacuertoutspectredestress,d’angoisseetcelamefaitbeaucoupdebiendevivrecemomentsimplementdansladouceur.Laséance de stérilisation terminée, nous pénétrons dans le fameux couloir où les salles de couveuses sesuccèdent.Nousavançonsverslapetitesalleoù,pourplusd’intimité,Victoireaététransportéedanslanuit.GuillaumeetGrégoiresontdéjàauprèsdemafille,Guillaumelevisageravagéparlatranchedeviebalbutiante qu’il vient de découvrir et dont il avait réussi jusqu’ici à se préserver. Le parrain et lamarraine sedisent àpeinebonjour, tellement l’émotionmonted’un coupautourde la couveusedemachérie.LepèreVetusalue tout lemonde,puis ils’approche toutdoucementde lacouveuse.Pacoet ledocteurLachapelleouvrentlacouveuseetarrêtentlesalarmespourquenousayonsquelquesminutesdesilence.PuisPacomeglisseques’ilyalemoindreproblème,jepeuxletrouverdehors,danslecouloir.

DèsquePacoetledocteurLachapellesontsortis,lepèreVetus’approchedeVictoire,luiprendlamainetluiparled’unevoixtoutedouce:

«BonjourVictoire,jem’appellepèreVetuetjesuisvenuaujourd’huipourtebaptiser.Tuvois,tonpapaet tamamansont là,demêmeque tonparrainet tamarraine. Jesuisvenupour te faire rentrerdans lacommunautédesenfantsdeDieu.N’aiepaspeur,jevaistoutàl’heuretemouillerunpetitpeulatêteetpuistemettreunecrèmesurlefrontpourtebénir.»

Illuiexpliquetoutdoucementledéroulementdelacérémoniecommes’ilparlaitàn’importequelpetitenfant.Sesparolessontsansaucundoutebanalesmaisellesm’apaisent.J’ail’impressionquenousavonsenfindroitàunpetitboutdevienormaleetlavenuedupèreVetu,mêmedéguisédansunaccoutrementinhabituelpourunbaptême,m’apportetoutleréconfortetlaprotectiondontj’aibesoin.Moiquiaitantpestécontrecesprêtresendoctrinésquinerépondentàaucunequestionetnevoulaientdansmonenfanceouvriraucundébat,jereprendslechemindelafoietprieavecluidetoutmoncœur.NoussommestouslesquatredeboutautourdelacouveuseouvertedeVictoire.Eugénieluttepourretenirseslarmes.Jelaconnais,ma sœur, à force.Elle fait toutpournepaspleurer enpublicmais, lorsqu’elle est émue, sonmaquillagecoulelégèrement...

Victoiredortpaisiblementlesbrasrelevésdechaquecôtédesatêteetlesmainsouvertescommesielle

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aussiétaitapaiséeparlesdoucesparolesdupèreVetu.Àl’invitationduprêtre,nouschantonsd’unevoixhésitante,mêléedesanglotsetd’émotions:

Commeunsoufflefragile,taparolesedonne

Commeunvased’argile,tonamournousfaçonne

Taparoleestmurmure,commeunsecretd’amour

Taparoleestblessurequinousouvrelejour.

Je ne me serais jamais imaginée aussi bigote. Mais ce chant que je connais depuis ma jeunesse meréconforte.Etcommenousleconnaissonstous,nosvoixàl’unissonenmurmurentlesparolesàtraversnossanglots.

PuislepèreVetudemandesiquelqu’unaunemédaille,j’ensorsunedemapoche.IlesthorsdequestionbiensûrquenouspassionsàVictoireunechaîneautourducou.Celapourraitmeurtrirsapeaufragiledebébémalade,maisuneminusculeépingleànourricedoréeaccompagnelamédaille.JelatendsaupèreVetuquinousdemandesinoussouhaitons fairebénird’autresobjets.Eugénie lui tendalorsunboîtierdanslequeljedécouvreunpetitbraceletenorsurlequelsesuccèdent,àintervallesréguliers,desperlesblanchesetroses.Ladélicatessedubijoum’émeutautantquel’attentiondemasœur,toujoursprésente,qui neparle pas beaucoupmais compatit pleinement à ce quenousvivons etmontremalgré l’hôpital,malgrélescontraintesquil’ontempêchée,elleaussijusqu’àmaintenant,devoirsafilleule,combienellelaportedanssoncœur.

Cebaptêmedevraitêtreunejoieeffectivement.Nousavonstouslemouchoiràlamain,lavoixpleinedesanglotsetlesépaulestremblotantes.Peut-êtreai-jetortd’avoirvouluprécipitercettecérémonie.Jenousprivepeut-êtred’unebelle fête à l’occasiondubaptêmedenotrepremier enfant.Mais aujourd’hui, lafête,jem’enfiche.SeulscomptentlavaleurdelabénédictionetlefaitqueVictoirepuissebénéficierdelaprotectiondeDieu.

Malgré son respirateuret sa sonde, j’ai l’impressionqueVictoireesquisseun souriredecontentementquandlepèreVetuluiversequelquesgouttesdel’eauduJourdainsurlefront.Delamêmefaçon,quandil lui bénit le front avec le saint chrême, elle écarte les bras. Réflexe ou message, Victoire sembleaccueilliravecbonheurcettebénédiction.Celameréconforte,jenemesuispastrompée.Cesréactionsnousarrachent,àtous,unsourire.Àprésentnouspouvonsnousbattreentouteconfiance,touteslesarmessontdansnosmains.

***

Chaquematin,dèsquenousavonslongélecouloirbleuetquenousapprochonsdelasalleoùsesituelacouveusedeVictoire,Pacoseprécipitedansl’entréepournousaccueilliretnousfairelecompterendude la nuit. Ces comptes rendus qui se succèdent sont toujours désespérants de positivisme et derépétition : « Victoire a bien dormi. » Se moque-t-il de nous ? Évidemment qu’elle a bien dormipuisqu’elleestdanslecoma.Pourrait-ilenêtreautrement?Maisalors,quepourrait-ilsepasserdepirequedesconvulsionscérébralespermanentes?Laquestionnemetaraudepaslongtemps.Jesuistellementabasourdieparcequenousvivons,parcettenaissancequines’estpasdutoutpasséecommejel’avaisimaginéquejen’arriveplusàréagir.

ChaquematinPacom’aideàdébrancherlerespirateur,sortVictoiredesacouveuse,l’installedansmesbras,puislarebranche.Etchaquematinjeretrouvemonbébé,quiselovecontremonventre,attrapemonindexpourleserrertrèsfortavecsapetitemenotteetesquisse,dumoinsenai-jel’impression,unsourire

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decontentementmalgrésonrespirateur.Mafilleestentrelavieetlamortmaisjeviscesmomentsavecungrandbonheur.SerrerVictoirecontremoimedonnel’impressionderetrouvercetétatfusionnelquenouspartagionspendant la grossesse.Laissez-moi tranquille, tous, laissez-moiprofiter dema fille, denotrelienunique,decettedouceurquichaquejourrecommenceetnousenveloppetouteslesdeux.

Lesjournéesfilentàtoutevitesse,jemebalancesanscessedanslerocking-chairenchantonnantDouceNuit.Delamêmefaçonquejenemesuispaspréparéepourmonmariageetmesuiscontentéed’arrivercommeuneinvitéeavecunerobeunpeuplusbellequecellesdesautres,jenemesuispaspréparéepourjouermonrôledemère.Non,jen’aipasachetéleslivresdeLaurencePernoud,jenesaispasparcœurlafaçondontvontsedéroulerlessixpremiersmoisdelaviedemonenfant.Jeneconnaisparconséquentaucuneberceuse.Pourtantlamusique,lechant,mesembleleseulmodedecommunicationpossibleavecVictoire.Biensûrjeparleaussiàmonbébé,jeluimurmuredesmotsdouxmaiscommeunemélopéedubassinméditerranéen,jeressenslebesoinprofond,animalpresque,delabercerdechansons.Ettoutelajournée,d’unevoixgravequimontedemonventredéchiré,jerépèteinlassablementDouceNuit,laseuleberceusequimevientàl’esprit.

Cesmomentsm’apportent paradoxalement un profond sentiment de bonheur. Jeme retrouve avecmonbébésurmonventre,dansunebulledesérénitéetdecalme.Noussommestouteslesdeux,tranquilles,personnenevientnousdéranger.Grégoireluitientl’autremain,ousecontentedenousregarder,ouvaetvient. Nous sommes bien, nous nous sentons protégés. Victoire va se remettre, c’est une question detemps,d’amouretjustementl’amour,nousessayonsdeleluitransmettreleplusintensémentpossible.JenequitteVictoirequepouralleraulactariumtirermonlaitoupourqu’ellepuissemanger.SoitGrégoireprendlerelais,soitnouslalaissonsfairelasiesteunepetitedemi-heure.Elleboit,lamiss.Celanousfaitaumoinsunpointpositif.Elleboit,ellenevomitpas,elleappréciemonlait,lelaitdesamaman.

Malgré tous les tuyaux, tous les moniteurs qui suivent patiemment l’activité de son cœur, nous nousretrouvonsmèreetfilleentêteàtête.J’aibeauavoirmoncorpsdéchiré,j’oublietout.J’aibeauavoirdumal àmettre un pied devant l’autre, assise avecma fille au creux demes bras, j’oubliemes propressouffrances, touchée par le miracle de la maternité. Mon bébé joufflu, toute blonde avec ton doublementontypiquedesdeChevo.Tonpèrenepourrapasterenier.J’aimerais tantquetuouvrestespetitsyeuxbleusqui,paraît-il,sontsiprofonds.Tuestropfatiguée,encore,cen’estpasgrave,jevaisattendre.Viensdormircontremonsein,vienstoutcontremoiprofiterdemachaleuretdemonodeur.

Jouraprèsjour,jesuishabitéeparuneseuleforce,toutfairepourquemafillesoitbien.Malgréquelquesmoments d’abattement, j’agis en bon petit soldat. Il faut du lait pourVictoire ? Pas de souci, docteurLachapelle. Jeme rendsau lactariumdeux foispar jourpour tirermon lait. J’enai tellementque j’endonneplusdelamoitiépourlesautresbébésdel’hôpital.IlfautquenousrentrionsdormirlesoiraprèsavoirpasséprèsdedouzeheuresauchevetdeVictoire?Pasde souci,Paco,nous rentrons, oui, nousallons la laisser dormir, notreVictoire. À force de la bercer et de la caresser toute la journée, nousdevonslafatiguer,notrechérie.Etnouspartons,laissantnotrepetitboutdanssacouveuse,brasdessusbras dessous, Grégoire et moi, pour affronter l’horrible réalité de l’extérieur. La vraie vie. Notreexistencesemblerythméeparunependule.Douzeheurespenchésau-dessusdenotrepetitboutd’amour,attentifs.Douze heures seuls dans notre lit aumilieu du salon. J’ai convaincumes parents de prendrenotrechambre,afin,soidisant,depareràmespossiblesinsomnies.

PacomesuggèredelaisserprèsdeVictoirequelquesélémentsquiluirappellentsamamanetfassentdesacouveusenonpasunebulledeplastiquestériliséemaissonpetituniversàelle.Jeretrouvedansmestiroirsdevieuxmouchoirsenfilouenpopeline,toutdoux,àlatramepresqueàjouretauchiffreuséparle temps.C’estmagrand-mèrequim’avaitdonnécesmouchoirs.L’unestassezmasculin,blancbordéd’unbleumarineunpeupassé avecun jourdroit quiporte le chiffredemonarrière-grand-père,Paul

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Aymard.L’autreestunepopelineparseméedepoisdedifférentescouleurs,pastel,vertanis,bleu,orangeetrose.Celui-làportelechiffredemonarrière-grand-mère,JeannePenaud.Ilsn’ontriend’exceptionnel,cesmouchoirs,j’auraispuchoisirdelabelledentelleoudesbroderiesplusfinesderosesparexemplemais,dèsquejelesaitouchésdansmontiroir,j’aisuqueceseraientceux-là.Ilssontsimples,maistoutdouxavecdeschiffresusésparunsiècledelarmesqui,dèssespremiersjours,inscriventVictoiredansla lignéedes femmesdemafamille.Jeportecesmouchoirscontremonseinpendantune journéepourqu’ilss’imprègnentdemonodeur.EtVictoireestsipetitedanssacouveusequ’unmouchoirsuffitpourluiservirdedrap.Je luiendisposeunautresous la tête,ainsiest-elleaumoinsdansununiversquinousappartient,àelleetmoi.

DemêmePacodans sa rudessedeBasque espagnolmepasse commandepour undoudou.Undoudoudansunecouveuse?Pastrèsstériletoutça,maisj’ail’impressionqu’ons’enficheunpeu,delastérilité.Cequicompte,c’est surtout lemoraldeVictoire, savolontéde lutter,desebattre,desentir les siensprochesd’elle. Je trouveunminusculenounoursquim’avaitétéoffertdansuneparfumerie.Unepetitepelucheviolette, qui devient ledoudoudeVictoire.Elle le sentprèsd’elle et parfois elle s’endort lamainposéesurlui.J’espèrequ’ellesesentmoinsseule...Parmisesnombreuxcompagnonsdesurvie,aumilieudesmachinesquitroublentméthodiquementlesilencedeleursommeil.

Jepleureparfois–jamaisdevantmafille–danslevestiairequandjesuisentraindem’habillerlematin.Souvent,uneinfirmièremeporteunmouchoiretm’offresonépaule,justepourquejecontinueàpleurer,«parcequeçafaitdubien».L’appréhensionderetrouvermonenfant,l’appréhensionderetournerdanscetuniverssidifficile,siintense,l’appréhensiondel’aprèsaussi.Est-ceàcelaquevaserésumernotreviedeparents?Est-ceàcelaquevaserésumerlaviedeVictoire?Commentest-cequeçavachanger?Quand?Queva-t-ilsepasser?Commentfont-ils,touscesmédecins,toutescesinfirmièresetinfirmiers,pourtenir,résister,travaillerjouraprèsjourdanscecombatpourlavie?Combiend’enfantsarrivent-ilsàsauver?Jem’effondresurlesbancsduvestiaire,touteseule,àl’abridesregards.CelafaitquatrejoursàprésentqueVictoireestplongéedanslecoma.

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Aurevoir,machérie

Lecinquièmejour,unmercredi,lesmédecinsnousinforment,Grégoireetmoi,qu’ilesttempsdereparlerdel’étatdeVictoire.Nousentronsdoncdansl’hôpital,flanquésdenosdeuxpères.Grégoireautantquemoiavonsdumalànousfaireentendredansnosfamilles,àdiffuseruneinformation,sansêtreaccusésd’exagérer, d’amplifier, de déformer la réalité. Et nous n’avons pas envie de devoir affronter cesréactionsunefoisencoredansunmomentaussidramatique.C’estpourquoinouscontraignonsnosdeuxpères à nous suivre comme s’ils étaient nos gardes du corps. Au moins, nos deux familles serontinforméesparlespersonnesquiensontlesplusimportantesetnousnousépargneronscessempiternellesaccusationsinutilesettellementblessantes...

LeprofesseurVillarsnousemmènetrèsgentimentdansunesallederéunion,affreusementgriseavecdestablesbeiges,sansaucundoutelasalledestafdesonservice.Nousnousrassemblonssurundescoinsdestablesdisposéesdanslasalleenrectangle.Etlà,leprofesseur,entourédesonchefdeserviceetdesdeuxinternesquisuiventledossierdenotrebébé,posesesyeuxbleusettendressurnousavantdenousannonceraveclaplusgrandedouceurquenotrefillevamourir.Defaçonirrémédiable.Quand?Cela,enrevanche,c’estimprévisible,maisimminent.

Cetteenfantquejeserrecontremoi,quejenourrisdemonsein,àquijechantedepuisdesjoursetdesjoursDouceNuitsansm’arrêter,jen’auraipasréussiàlasauver.Moisamère,monseinn’aurapassuffi.Nousnousretrouvonsimpuissants,faceàl’annonceetàlaréalitéimplacabledesexamensmédicauxqueleséquipesontpratiquéslaveille.LecerveaudeVictoireestentraindesedétruirepetitàpetit.Cettedestructionvas’accéléreretl’issueserairrémédiable.Lecœuretlarespirations’arrêteront.

Ensortantdecetteréunion,ilestmidimoinslequart.Grégoireetmoi,nousnoussentonsincapablesderejoindre immédiatement notre fille. J’ai besoin de prendre l’air, de voir le soleil et le ciel qui nepénètrent jamaisderrièrecesmursépaisdebriqueséclairésuniquementpar la lumièreartificielledesnombreusescouveusesetdesnéons.Vite,del’air.JenesaispascequeressentGrégoire,ilmesembledéjàloin,perclusetnoyédanssonchagrinetsonabattementdevantle«coupdusort»,l’acharnementdudestin.Jepasseinstinctivementenmodesurvie.Jemesensseule,jesuisseule.Grégoirefuitmonregarddèsquenosyeuxsecroisent,papaaucontrairemesoutientvaillamment.

Nousfonçonsdanslebistrotenfacedel’hôpital.Mepasseparl’espritlefaitqu’ilyatoujoursdescafésenfacedeshôpitauxetqu’ilsdoiventtousabriterôcombiendepeinesetdejoies,dedésespoirsdevantuneviequisetermineetdesoulagementsdevantuneviequiestsauvée.Lepatronducafévientprendrenotrecommande,ildoitimaginertoutdesuite,enapercevantnosmines,cequisepasse.Deuxcafés,pournosdeuxpères,undoublewhiskypourGrégoire et unbloodymarypourmoi.Et papamedonnemonpremierXanax.Àpartirdecemoment-là,notrerégimeseralemêmetouslesjours.Dès11h30dumatin,bloodymaryetXanaxpourmoi,doublewhiskysansglacepourGrégoireetaussiunXanax.

Une fois l’effroi de l’annonce un peu passé, une foismes poumons remplis à nouveau de l’odeur dubitumeparisien,unefoismoncœuretmoncerveauanesthésiésparlesvapeursduginetdelavodka,jeretrouvesubitementl’enviedeserrermafillecontremoietnousrentronsàl’hôpital,vaillantscommedesguerrierspartantsurlechampdebataille.Notredevoirdeparentsnousattend.Nousaurionsbienaimé,jecrois,unautredestinouuneautrehistoire,mais là,nousn’avonspas lechoix.Notreviedes joursquiviennentconsistebienàaccompagnernotrefilleverslamort.

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***

Quand je laprendsànouveaudansmesbrasce jour-là, j’ai l’énergiedudésespoirpour lacouvrirdetendresse. L’équipe a déménagé sa couveuse dans une chambre à part, pour que nous soyons plustranquilles.Pourépargneraussisansaucundoutelesautresparentsdutristespectacledecettepetiteviequis’envole,alorsqu’àchaquecouveuseestmenéavecl’énergiedel’espoirunnouveaucombatchaquejour.Jeretrouvemonfauteuilrocking-chairetjereprendscommeuneritournellecetteberceusequimepoursuitetquienréalitéestlaseule,absolumentlaseulequimevienneàl’espritencesjourssitendus.

Je réalisequenousn’avonspasprisune seulephotodenotre fille.Elle est si jolie avec ses cheveuxblonds, son crâne tout rond, ses yeux finement dessinés, ses joues rebondies et son double menton,caractéristiquedemabelle-familleetdelabrancheanglaise...Victoire,notrevictoiretantdésirée, tantsouhaitée,tantattendue,tuvasnouslaisservaincussurnotrechampdebatailleànouspourt’envolerversdescontréesplusdouces.Dors,Victoire,repose-toi.Sapetitemains’agrippeàmonindexquandjeluiparleetaufuretàmesurequejelabercesedétendpetitàpetit.Satêtesefaitpluslourde,mafilledortetselaisseallercontresamaman.

Nousne sommespasdouéspour les photos.Cen’est pasun réflexe cheznous et, alors que l’ère desappareilsnumériquesadéjàlargementcommencé,nousavonstoujourslevieuxReflexquelagrand-mèredeGrégoirenousaoffertpournosfiançailles.Grégoireessaiedeprendreunclichéavecl’appareilqueluiprêtemasœur.Laphotoestaffreuse.L’environnementdelachambredeVictoireestaussitristequ’unesalledesoinsintensifs,aveclecarrelage,lebleuhôpital,lestuyauxquisortentdepartout,lesmachinesquisurveillentsonpetitsouffledevie.Sansparlerdelalumièreblanchequinoustombedessusnidestremblements qui habitent les mains de Grégoire dès que celui-ci essaie de porter son œil derrièrel’objectif.J’aienvied’avoirunephotodeVictoiremaisnousavonsbesoind’aide.Zac,monZacpréféré,luiquiadorefairedesphotos,jevaisluidemander.

***Autéléphone,jenepeuxm’empêcherd’expliqueràZacenquoimadémarcheestspéciale.Victoirevamourir.Nousnesavonspasquandexactement.J’aienviedegarderunephotod’elle.Magorgeestserréequandjeluiparleautéléphone.Jenepeuxm’empêcherdedireleschosesmaismesphrasessontcourtes,plustranchantesquejenelevoudrais.Jenesaispasenjoliverlaréaliténiadoucirlesfaits.L’émotiondeZacàl’autreboutdufilestencoreplusperceptible.Jesaisquejeluiassèneuncoupsurlatête.Jeleplongedansundramequin’estpaslesienetdontiln’apasvoulu.Pourtantilditouitoutdesuite.Jesuistrèsémuedesaréponseimmédiateetdutonchaleureuxdesavoix:«Oui,évidemment.»Rendez-vousestprispourlelendemainmatin.J’espèresecrètementqueVictoiretiendrajusque-là.

Lelendemain,curieusement,Grégoiresedéfausse:

«Non,nonjenevienspas,jevouslaisseentrevous.»

Jesuistrèsétonnéeparcettefuiteetceprétexte.Quelbesoina-t-ildenouslaisserentrenous?JesaisbienqueZacaétémonmeilleurcopaind’école,montémoindemariage,maisenfin,pourquoiGrégoireneveut-ilpasvenir?JecroisquesecrètementGrégoiren’enpeutplusdepassersesjournéesàl’hôpital.Il vient autant pour me soutenir moi que pour voir notre bébé. Et je crois aussi que maintenant queVictoirevamourir,ilessaiedéjàdes’endétacher.

Je passe prendre Zac en voiture chez lui et l’emmène dans l’antre tant redouté. Il a préparé tout sonmatérieldephotographeetprendvisiblementsamissiontrèsausérieux.Jeconnaissaissapassion,étant

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donnélesphotosqu’ilm’avaitmontréesquandilétaitrentrédesesvoyagesenBirmanieetenIndemaisjen’imaginaispassonprofessionnalisme.Àmatérieldeprofessionnel,sacsdeprofessionnel,lecoffredenotrechèreGolfVolkswagensuffitàpeine.

Commechaquematinquandj’arrive,Pacomefaitlerapportdelanuit.Victoirevabien,elleserepose,elle ne souffre pas, elle m’attend. Nous pénétrons dans la chambre au fond de l’étage, et là je sensl’émotionétreindreZacdetoutsoncorps.Biensûr,onn’imaginejamaiscequeçapeutêtre.Biensûr,ilseretrouvetoutémudevantcepetitêtretoutfragilequilutteentrelavieetlamort.

Aprèsquelquesminutesdesilencedontl’émotionm’étreint,Zacseretourne,saisitsessacsdevoyageetcommenceàinstaller lesprisesdevue.Ilbaisselesstoresquidonnentsur lecouloir,metunfiltresurl’ampoule qui pend au-dessus de la couveuse, repositionne la couveuse aumilieude la chambrepourpouvoircirculerautour.J’essaiedemefairetoutepetitemetenantdansuncoindelapiècesansbouger.Zac dégage une énergie pour la photographier quime surprend. Photos en plongée, contre-plongée, iltourne, semetàgenoux,montesurunechaise.Lascènepourraitparaître ridiculeà toutepersonnequirentrerait subitement dans la piècemais j’apprécie sa volonté à prendre aumieuxmapuce enphotos.Pendantprèsdetrenteminutes,Zacmitraille.

Puissubitementilseretourneversmoipourmedire:

«Bon,jevaisvousphotographiertouteslesdeux.Tupeuxlaprendredanstesbras?»

Jesuisdésemparée.Pour lapremièrefoisdepuis troissemaines, jemesensmoche,bouffiede larmes,pascoiffée,malhabillée.

«Allez,tuserascontented’avoirunephotoavecelle.»

Jem’approchedelacouveuse,enouvrelecouvercle,caresselamaindeVictoire,sonfront, laprendsdélicatementdansmesbrastoutenfaisantattentionànepastirersurlerespirateur.

Pendantcetemps-là,sansbruit,Zachariemitraille.Nosdoigtsemmêlés,nossoufflesrapprochés,majouecontresajoue,meslèvressursonfront,sansbruit,sonappareilphotosaisitauvolcesinstantsabsolusparcequederniersetfugitifsdenotreduomère-fille.

***

SachantqueVictoiredoitmourir,monbeau-père toujoursdans l’actionmepersuade levendredimatind’aller consulter les pompes funèbres pour avancer le dossier. Avancer le dossier, je trouve celaextrêmement bizarre comme conception. Victoire n’est pas encore morte que, déjà, il faut l’enterrer.Pourquoinepaslajeteràlapoubelletantqu’onyest?Etbiensûr,ilnepeutpasmelaisserorganiserlesobsèquesavecmafamilleàmoi.Non,nouslespaysansdelaLozèrenousn’aurionspeut-êtrepasassezd’argent pour payer, il fallait qu’il soit là pour avancer, vérifier qu’il n’y a pas de problème. À sadécharge,sijevoulaisqueVictoiresoitenterréedansleSud,ilfallaitbienqu’ilviennepourassurerlerelais.Lapremièretentativeestunéchec.J’aidocilementacceptédelesuivremaisletéléphonesonnequandnousarrivonssurlaplaceduTrocadéro.Victoireesteffectivemententraindemourir,ilfautquejerentre.

J’arrive à temps. Victoire m’attend. Mon petit paquet de bonheur avec son double menton sicaractéristique des de Chevo. Je la prends dans mes bras et la serre contre moi. Paco l’infirmierm’installe dans le fauteuil à bascule. Je suis là, avec Grégoire, pour accompagner ma fille dans sesderniers instants.Douce nuit, sainte nuit, enveloppe-nous pour nous emmener vers unmondemeilleurprivédesouffrancesoùseulslatendresseetl’amourexistent.

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Victoireestdanslecoma,uncomabéniquiluiévitedesouffrir.Pourtantelleestlàavecmoi,toutcontremonsein.Elleserremonindexetsonpetitcorps toutchaudmeparleavecamour.Lascèneressemblemalheureusementtropànossériespréférées.LedocteurLachapelle,lechefduservice,estlà.Pournoussouteniretaussisansaucundoutepours’infliger ledépartdecebébéqu’iln’apaspusauver.Etpuisaussi, sûrement, pour soutenir Paco, l’infirmier puériculteur qui s’est occupé de Victoire depuis sonarrivéechezeux.Victoire,ouvrelesyeuxs’ilteplaît,monamour,ouvre-moitespetitsyeuxquejevoieunedernièrefoislefonddetonâme.Tesjolisyeuxbleusquejenereverraiplusjamais.

Les alarmes sedéclenchentpeu àpeu,Pacoet ledocteurLachapelle les éteignentpournous éviter lestressetlebruitdecettemortannoncée.LepetitcorpsdeVictoiresedéglingueaufuretàmesure.Lesorganeslâchentlesunsaprèslesautresjusqu’àcequelespoumonsnerépondentplusetlàc’estfini.

Monbébélaisseéchappersonderniersoupir.Etsubitementc’estfini.Heuredudécès,12h25.

LedocteurLachapelleetPacomeprennentVictoirepourladésintuberetluifaireunedernièretoilette.Apparemment une hémorragie interne a accéléré sa fin. Ils l’habillent pourmoi. Sa dernière tenue estprête.Touteblanche,amoureusementtricotéeparMamieRosie,lavieillegrand-mèreespagnoledemescousins, qui tricote de la layette au kilomètre de façon absolument étonnante.Victoire est prête. Petitbonnet au point mousse, petite brassière toute douce et petit pantalon qui lui permettent de rester auchaud.Jelareprendsdansmesbras.Monpetitamour.

J’aieubeautenirtrèsfortmafillecontremoi,luichantersaberceusedetoutmoncœur,j’ail’impressionde ne pas lui avoir dit au revoir. Elle n’a pas ouvert les yeux ainsi que de nombreuses pages de lalittératuremel’auraientlaisséepenser.Jemesensseule,abandonnée.Grégoireestlàmaisluiaussiestmalheureuxetjen’aipasenviedepartagersonchagrin.J’aibesoind’air.

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Doucenuit

Bien sûr,ma belle-mère, fidèle à elle-même, ne veut pas venir. Je ne la juge pas. Apparemment desexpériencestraumatisantesdesajeunesselarendentautistedèsqu’ils’agitdeparlerdelamaladie,del’hôpital et de lamort. C’est pourtant sa petite-fille, la première fille de son fils aîné, dont il s’agitaujourd’hui.Bon,tantpis.Biensûrmonbeau-pèreresteavecellepourlasoutenir.Seulemamèrevient.Rendrehommageàsapetite-fille,àmafille,mapremièrefille.Mamanenfaitunpeutrop,àsonhabitude,tellementelleaenviedemeprouvercombienVictoirecompteetcombiensonpassagetropcourtsurterreauramarquélesesprits.J’apprendraiultérieurementquemasœuraussiestvenue.AlorsquedurantlesdeuxjoursquiontsuiviledécèsdeVictoire,nimonmarinimoin’avonsressentilebesoind’alleràlamorgue, de revoir notre fille, Eugénie est venue. Se recueillir, prendre soin de cette petite filleenveloppéedanssonchâleespagnoltoutrose.

JenemesouvienspastrèsbiendesinstantsimmédiatsquiontsuivilamortdeVictoire.Jemesouviensd’unirrésistiblebesoinderespirer,deprendrel’air.J’étaisdanslebrouillardlepluscomplet.Jepassaisaumilieudesgens,aumilieudelafamilleetpersonnen’osaitm’arrêterpourmeparler,pourmeprendredanssesbras.C’estlàquej’aicommencéàmesentirseule.Jefaisaislaréclame:«QuiveutvenirvoirVictoire ?Qui a envie de lui dire au revoir ? »Hormismamère etma sœur, personne n’en a eu lecourage.Notrepetitboutd’amourquenousavionseutantdemalàavoir,notrepetitboutd’amours’enétaitallé.DieuavaitrappeléVictoireàLui,j’espèrebienqu’Ill’aemmenéedirectementauparadis.

***

Zachariefaitpartiedespremièrespersonnesquej’appellepourleurdirequeVictoireestmorte.Ilauraété un des rares à avoir le courage de venir la voir vivante, avec en plus la douloureuse missiond’immortaliseràtoutjamaissonpassageparminous.Quandildécroche,aprèssonhabituel«çava?»jel’assommedirectementenluilâchantl’informationessentielle.

«Victoireestmorte.

—Comment,déjà?

—Oui,toutàl’heure,àmidivingt-cinq.»

Savoixsebrise,sonsoufflesefaitcourt.C’estsansaucundoute lapremièrefoisqu’ilphotographiaitquelqu’unpromisàunemorttrèsproche.

«J’étaisentraindetravaillersurlestirages.Jesuisdésolé.

—Moiaussi,Zac,jesuisdésoléedet’avoirdemandédevenirlaphotographier.

—Non,nedispasça.Çamefaitplaisird’avoirpufaireçapourtoi.»

Zachariefaitpartiedesraresquej’appelle,enfindecompte.Incapabled’allerplusloinquecepremiercoupdefil,j’arrêted’appelermesamis.Jeréglerailagestiondel’informationparmail,ledimanchesoirà17heures,àlaveilledel’enterrement.

***

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DepuisqueVictoireestmorte, j’ai envie,besoindem’habillerennoir. Jepense souventàceversdupoèmedeVerlaine:«Ilpleuredansmoncœurcommeilpleutsurlaville»,etça,j’aienviedeledireaumondeentier.Jedois,jeveuxporterledeuil.J’enaibesoin.Unefoisdeplus,delamêmefaçonquej’osaisexprimerilyaquelquesheuresàpeineledésird’enterrermafillefaceàlamer,mademandeestimmédiatementpriseencompte.

Dès le samedi après-midi, ma belle-sœur aux blonds cheveux et aux yeux bleus ainsi que ma sœurdécidentdeprendrel’affaireenmainetderefairemagarde-robe.Biensûr,jedoisêtrelà.L’entreprisedevientdoncaffairefamiliale,mamèresouhaitantsejoindreàl’expéditionàlafoispourveilleràcequej’aieunetenuedécentepourl’enterrement,garantir lebonfinancementdel’opérationsansquej’aieenplusàaffronterunecarterefuséeàlacaissepourm’achetertroisboutsdechiffonetenfinpourprendresoin de àma santé.Après tout, je n’ai accouché qu’une semaine auparavant seulement etma fille estmortehier.

Ilfaitencorebeauetmalgrélatempératurequidescend,cesoleilm’éblouitcommelespremiersrayonsdefévrier.Passy,premierspasdemavieparisiennequimesembleêtreuneruchesansfin,Zaraestunthéâtredanslequeljemeretrouvecommeuneextraterrestre.Jen’aipasàmarcher,mabelle-sœuretmasœur volent comme des abeilles ouvrières pour me ramener modèles, imperméables, gilets, pulls etpantalonsrépondantau«cahierdescharges».

Toutes deux affichent une complicité et une énergie inhabituelles. Elles font tout pour me soutenir,m’épargnant le moindre effort. On est décidément toutes pareilles. D’une part, faire chauffer la cartebleue,quelleque soit lapersonneàqui elle appartient,nous soulage.D’autrepart, jouer lapoupéeetrhabiller une tierce personnedevient en cinq secondes un jeud’enfant.Elles tournent, elles volent, seconcertant, me proposant, m’aidant à essayer, me protégeant de leur rempart bienveillant contre lesregardsextérieurs,etellesdécident.Mamanestaussisonnéequemoi.

Mafilleestmortehieret jesuisen traindeshopperchezZara. Indéniablement j’aihonteet,enmêmetemps,ilfautbienquejem’habille.Indéniablement,jemedemandecequejefaislàet,enmêmetemps,regarder ce spectaclequotidiennement renouvelémepermetd’oublier.Sans aucundoute est-cedû auxrondseffluvesdubloodymaryde11heuresmaisjeneréagismêmepasàl’absurditédelasituationetmelaisseporter,entraîner,diriger.

Je crois que nous sommes toutes les quatre plongées dans une fureur de l’oubli. Oublier, allégerl’insoutenableduquotidien,sesaoulerdefutilité.Nousavonsdescoursesàfaire,jen’aiplusrienàmemettre, notre quatuor détient enfin un excellent prétexte pour oublier l’horreur du quotidien et nousaffairerdansnotrelistedecourses.Jesurprendsmêmemasœuretmabelle-sœuràs’amuserdanscettescènederucheoùjeposecommeunereine.Etjeleurensuisprofondémentreconnaissanted’ailleurs.

Nenoustromponspas,Zaran’estpasphilanthropeàcepointdanssamondialisation.Encemoment,jesuisloind’êtrelongiligne...Cetaccouchementm’alaisséedansuncorpsquasimentdémantelé,détruitparles forceps, un corps vidé de samaternité et sans amour à donner. Les 22 kg quime restent demonaccouchementmepèsentphysiquementetmoralement.L’avantagedeporterledeuilestqu’aumoins,celamepermetdemeplanquerderrièremonparaventchinois.Bref,les22kgquimerestentdemagrossessene se logent pas dans tous les modèles de hauts. Nous ne repartons en fin de compte qu’avec unimperméablenoir,quej’aitoujours,etunpantalon.

Notrepériples’enchaîneavecunmagasin«spécialrondes»quejedécouvre,AlainWeizjecrois,oùlà,miracle,noustrouvonslestee-shirtsidéauxdansleurnégritudeetlesgiletsélégantsmaisdignesquimepermettront d’assumer les « anti-festivités » qui nous occuperont la semaine prochaine. Quand jetravaillaisdansuntempledelamode,avant,avantquemafillenemeure,lenoirétaitquasimentundiktat.

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UndiktatàlaYamamoto,undiktatdubongoût,duchicdelarivegauche.Jen’avaispaslesmoyensàl’époque de refaire ma garde-robe en noir, gris, grège avec éventuellement, les trois semaines deprintempsoùilnepleutpas,unpetitpeudebleumarinecroisière.Aujourd’hui,tristeironiedusort,jesuistoujoursaussifauchée,certes,maisledeuils’imposeàmoi.Jevaisenfinpouvoirmedraperdenoiretainsirejoindrelechictantenvisagémaisjamaisatteintjusqu’àaujourd’hui.

Jesuisévidemmentfatiguéeauboutd’unedemi-heured’ambiancesurchaufféeàessayeretmedévêtirdevêtementsd’hiver.J’aibesoindeprendrel’air,dem’asseoir,deboireuncafé.Oui,celam’amused’allermangeruneStarlette–ungâteauaufromageblanc0%àl’aspartamquivousaidesoidisantàtenirvotrerégimeenvousdonnantl’illusiond’unegourmandise,ironiqueavecmes22kgdesurcharge,non?–chezThéCoolencesamediaprès-midioùmavievientdebasculer.Oui,celam’amusedemefondredanslafouleaffairéedesParisiennesde l’Ouestqui recherchentavec frénésie les immanquablesdecethiver.J’ai30ans,mavieestuncauchemar,jesorsdedixjoursdeterreuretjeneseraiplusjamaislamême.

***

L’enterrementestprévulundià9h30,jesuislamère–etnonlaveuvecommecelaauraitpeut-êtreétédavantagedansl’ordredeschoses–ilfautquejesoisbien,voyons.Quevontdirelesgenssinon?Eneffet, j’ai tout un programme à assurer : lundimatin 9 h 30messe, 24 heures plus tard nous prenonsl’aviondirectionlaCôted’Azur,lelendemainmatin11heures,nouvellemessepourlesgensduSudetlesamisdemesbeaux-parents,enterrementà12heures,sempiternelbuffetdecondoléances,et17heures,ouf, nous reprenons l’avionpour rentrer àParis, le centredes anti-festivités.Moi-même,pauvremèreéploréequineseremettra jamais«detoutes lesfaçons»decedrame, jepourraienfinéchapperàcetourbillonde célébrations et d’hommages.Toujours est-il qu’avecunprogrammede2bénédictions aucimetière, environ 250 mains à serrer, 80 bises non souhaitées et 8 ou 9 accolades encore plusembarrassantes, ajoutées à 2 bonnes heures de messe où je serai le centre des regards, il faut quej’assure.Effectivement le noir s’imposemais unbonnoir, que je sois bien, digne et sérieuse enmèredésespéréepourassurerceprogrammedignedelareined’Angleterre.

Danslefond,jecroisquej’auraispuenterrermafilleenjeanouenn’importequoi.Danslefondj’auraissouhaité l’enterrer face à lamer,mais commeKaren Blixen dansOut of Africa : pas de messe, unebénédictionaumomentdelaséparationdéfinitive.Etm’enallerfaceauvent,faceàmondestin,faceàmanouvellevie, sansma fille, leventrevideet le cœuressoré.Mais la légèretéde l’entreprisenousgrise en ce terrible aprèsmidi du 27 octobre. Cela peut paraître vieillot, désuet et une « habitude deriche»deporter le deuilmais, de toute façon, je nepensepas à ça. Jemedélecte à l’avancedemeréfugierdansladouceurdunoir.Pourcachermeskilos,cachermonventredefemme-enceinte-jusqu’à-il-n-y-a-pas-longtemps,cachermonmalheur,cachermaféminité,cachermesseinsquin’allaiterontplusetquejetorturepourstopperlamontéedelait.

Quand on pleure trop, je crois aussi que le noir est une couleur qui repose. Pas de couleurs, pasd’émotions.Jenepleurepaspourautant,jecroisquejenesaispluspleurer.Biensûr,toutlemondemedit« Il fautpleurer»,maisceque lesgensnesaventpas,c’estque j’aigrandidansunefamilleoù leleitmotivpréféréest«Nepleurepas»!Ducoup,jenesaispasoùsontpasséesmesémotions,enfinsi,jesuisuneexpertepourlesenfouirtoutaufonddemoietvivrequasimentenapnéetoutelajournéepournepasleslaisserremonter.Mesémotionssontplanquéesaufonddemonventre.Cequitombebien,parceque c’est actuellement la partie demon corps la plus doulou-reuse.Toujours est-il que je ne sais paspleurer.Jen’yarrivepas.

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Expéditeur:[email protected]

Dimanche28/10/200117:26

Objet:Faire-partdécèsVictoiredeChevo

NousavonsladouleurdevousfairepartdurappelàDieudenotrepetitefilleVictoirelevendredi26octobre2001.Angeparmilesanges,ellearejointdirectementleroyaumedessaintspuisqu’elleareçulessacrementsdubaptêmelemercredi24.

Unemesse d’enterrement est dite demain lundi 29 octobre à 9 h 30 en l’église Saint-Pierre-du-Gros-Caillou98rueSaint-Dominique75007Paris.

Lafamillenerecevrapasdecondoléances.

Nifleursnicouronnes.

VictoireseraensuiteinhuméeaucimetièredeSaint-Paul-de-Vencemercredi31octobreà10h30.

LespersonnessouhaitantfaireuneintentionenmémoiredeVictoirepeuventadresserundonàl’ordredeADHMI – Institut de puériculture et l’envoyer à Institut de puériculture à l’attention de MonsieurBEAUNE–Directeur–26boulevardBrune–75014PARIS.

Nousvousadressonsnosexcusespourcetenvoidefaire-partparmaild’unepart,etsitardifd’autrepart,mais les pompes funèbres et le calendrier qui s’impose à nous ne nous ont pas permis d’imprimer defaire-part.

GrégoireetPaulinedeChevo.

***Je regrette d’avoir laisséVictoire à l’hôpital. Cette chambre froide, ce petit visage encore plus froidmalgré toutes les lainesdont je l’ai entouré. Je lui aimêmemisdeuxpairesdechaussettes, comme lerecommandaitdesonvivantmagrand-mèrequiavaitpeurd’avoirfroidauxpieds,ycomprisquandelleseraitmorte.Paradoxalement,larameneràlamaisoneûtétéau-dessusdenosforces.J’aicraint,etjelecroisencoreaujourd’hui,quecelanemarquenotreappartementetquenousnepuissionsplusyhabitersereinementtellementl’odeurdelamortl’auraitempli.

Jecroisquec’estdifférentaveclesgrandesmaisonsdefamilleàlacampagneoùlavieentreets’enva,oùlesmursontunehistoireetveillentsurlesgénérationsqu’ilsabritent.Onaère,onfaitdoucettementleménageauprintempssuivant, lesdernières tracesdemorts’envolentdans lespremiersfrimasdumoisd’avril et lamaison retrouve son âme, fortede toutes sesviesqu’elle a abritées en son sein.Lepetitappartement dans lequel nous avions emménagé en mai pour la naissance prévue en octobre, notrepremierappartementdepropriétaire,allaitonpouvoirtraverseruneveilléefunèbredanscequiauraitdûêtreunechambred’enfant?

Jen’enaipaseulecourage.

***

Le lundimatin lors de lamise en bière, jeme confronte à nouveau à cette terrible réalité de lamort

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glaciale.Victoireestrestéetoutleweek-endàlamorgue.Elleestgelée.MalgrétouteslesprécautionsprisesparPacol’infirmierquiestredescendunousvoir,notrepetitamourestglacé.Lalaineestgelée.Peut-être aurions-nous dû la ramener chez nous ?Mais envisager celame rappelait les campagnes oùnousveillionslecorpsetoùtoutlemondedéfilait.Jenem’ensentaisdéfinitivementpaslecourage.

Lederniersouvenirquej’enavaisétaitlamortdemagrand-mère,j’avais18ans.Nousdéfilionstouslesuns après les autres dans sa chambre.Bien sûr il était de bon ton de commenter un visage soi-disantreposéquimontraitbienàlaterreentièrequegrand-mèreétaitpartiedanslasérénité.Jesuiscontented’avoirévitécescénario.Siçasetrouve,personnen’auraiteulecouragedevenir,non?

Etpuis j’avaisdurant tout leweek-endeu irrésistiblementbesoind’air.Respirer.Ladernière chose àlaquellej’aipenséaétédem’enfermerchezmoiaveclecorpsdemafille.Cettemaisonqu’ellen’aurajamaisconnue, jeneveuxpas l’yramenerseulementunefoismorte.C’estvivantequ’elleauraitdûenfranchirleseuil,pasmortedansuncercueil.

Etinversement,jemesensgênéedel’avoirlaisséeàlamorgue.Nousaurionspeut-êtredûlagarderavecnousàlamaison.Nousavonslaissénotrefilledansuncongélateurtoutleweekend.Curieusemanièredes’enoccuperjusqu’aubout.J’aifailli,nousavonsfailli,occupésànoyernotrechagrindansl’alcool,lafamilleetlesommeil.

***

Nos gardes du corps, à savoir mon père et mon beau-père, sont là, fidèles au poste, avec nous.Curieusement nous avons dit au revoir à Victoire l’un après l’autre. J’ai le sentiment d’être seule.Grégoiren’estpasavecmoi.Etjenesuispasrestéeaveclui.Jecroisenvéritéqu’ilestsimplementrestéderrièremoipendantquejedisaisaurevoiràmafille.Maisalorsquej’auraisaimésentirsaprésence,ilsetientenretrait.Nousn’arrivonspasàsupporterlapeinedel’autre.Nousn’arrivonsplusàêtreparentsdanslamortdenotrefille.DéjàVictoireestmortedansnosbras,Grégoireàmesgenouxluitenantlesmains.Etmaintenant,nousconfronteràsonpetitcorpstoutfroid,déjààsonabsence...J’aibesoind’air.

Jeposeunbaiser sur le frontdema fille, l’enveloppeànouveaudanssonchâle rosesidouxpuismedétourne.Ilfaitsibeaucematin-là,jesorsm’asseoirsurlebancdanslacourpourprendrel’air.Toutecettesemaine,j’aieuunirrépressiblebesoind’air.J’aibesoinderespirer.Demesentirvivante,jecrois.Jerestequelquesminutessurlebancdanslacourdel’hôpital,ausoleil.Àmescôtésmonpèremetientcompagnie,ensilence.Lescroque-mortsexécutentleurballetirrémédiableeuxaussisansunbruit.Nousattendons que le commissaire appose les scellés sur le cercueil, de façon à ce queVictoire, après lamesse,puissepartirverslesudoùnousavonsdécidédel’enterrer.Monseulcaprice,maseuleenvieencesjours-là.Monbeau-père,lesbrasballants,m’ademandévendredicequ’ilspouvaientfairepourmoi.Autantuserdeleursrelations.Maseuleenvie,quimesemblaitirréalisable,estqueVictoiresoitenterréefaceà lamer, sous le soleilde laMéditerranée.BiensûrMagicbeau-papa rend leschosespossibles.Victoirereposeradanslecimetièred’unpetitvillagedeProvence,faceàlamer,puisquetelenestmondésir.

***

L’église est pleine.Et ça fait unbien fou.Cebébéqui n’apas eu le tempsdevivre et quequasimentpersonnen’apuvenirvoir,étantdonnélessoinsintensifs,onluiporteenfinreconnaissancedanssamort.Cette messe d’enterrement, j’ai mis tout mon amour à la préparer. C’est la dernière chose, ai-jel’impression,quejepuissefairepourmonenfant.Doncjeveuxquecesoitlemieuxpossiblepourelle.

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Justecequ’ilfaut.

Dansl’église,mesyeuxnecessentderegarderunangesculptédanslafriseduplafondjusteàdroitedel’autel.J’ai l’impressionque,derrièrelasculpture, jevaisvoirVictoireapparaîtreetmefaireunpetitsourirecommedanssonsommeil.Seslèvressifines,boudeusesavecsafossettesurlementon.Grégoirepleure.Nosdeuxpapasnousencadrentcommenousl’avonsdemandé.Devantnoussurlepremierbancsont assis les enfants de la famille, Maximiliano, Michel Angelo, Camille et Stella. Ma familleuniquement. Dans ma belle-famille, on ne va pas imposer ça, voyons. Emmener des enfants à unenterrement,quellehérésie. Ils’agit justede leurcousine.Unecousineattenduecar lesenfantsavaientfiniparcomprendrequenousavionsdesdifficultéspouravoirunenfant.Stellapleure.Franchement,pourelle,lebonDieun’existepaspuisqu’ilpermetdeshorreurspareillesetquedesijeunesenfantsmontentauciel.

Lamessesedéroulecommeprévu.Mabelle-famille–touslesdeChevoadultes–estaurendez-vous.Mabelle-sœuraprévuunelecture,masœuruneautre,monbeau-frèreaussi,jecrois.Entantqueparrain,c’est bien lamoindre des choses qu’il puisse faire, à défaut de savoir dire les bonnes choses au bonmoment.Leseulpassagequej’écoutevéritablementestlesermonduprêtre.Cesermonmeblesseparcesparoles si connues de nos péchés et des souffrances que Dieu nous impose pour nous sauver de cesderniers.Qu’a-t-onbienpufairecommepéchéspourdevoirendurerunepareilleperte?Dites-le-nousaumoins!

LepèreVetus’échinedurantl’homélieàcomprendrepourquoiDieunousinfligeàtousunetelleépreuve.Ce quime fait du bien, c’est que lui non plus ne comprend pas et nous fait part de ses doutes avechumilité, simplicité.Sondésarroi sonne juste.Cette enfantqu’il estvenubaptiser à l’hôpital, qui étaitalorsplacéesouslaprotectiondeDieu,pourquoinotreSeigneurlarappelle-t-IlàLui?Sonhomélieesthabitéeparcetteincompréhension:«Noussommesendroitdenousdemanderpourquoi,monDieu,nousinfliges-Tucetteépreuve?»IlnousexpliquealorsquesiDieularappelleàLui,c’estqu’Illuifaitunegrâce. Que s’Il ne lui permet qu’un si court passage sur terre, c’est que sa vie d’humaine aurait ététellementrempliedesouffrancesqueDieuapenséqu’ilvalaitmieuxlarappelerauciel.

L’explication est sans aucun doute simpliste mais elle m’a fait pendant tout mon deuil et aujourd’huiencore...énormémentdebien.«DieuarappeléVictoireàLuiparcequec’estcequ’ilyademieuxpourelle », nous dit le père Vetu. Les médecins ont effectivement reconnu qu’au-delà du pronostic vitalengagé,Victoire,même si elle survivait, aurait de graves séquelles.Nous savions que ce risque étaitgrandpourVivi.L’anoxiedu cerveau avait duré longtemps, le pancréas était grandement touché.Dansquellesconditionsaurait-ellesurvécu?

Monpetitbébéest làdanssoncercueilsoussesfleursblanches.Je le regardeavec tendresse.JesensVictoireprèsdemoi.Jesuisseule,debout.Grégoirepleureàcôtédemoi,recroquevillésurlebanc.Etmes yeux balancent de cet ange quime regarde du haut dumur au-dessus de l’autel aux bougies quientourentmapetitefilleetauxfleursquiornentsonlitpourl’éternité.Lysetrosesblanches.Lapuretédel’ange. L’orgue retentit sans fureur, nimbant l’église, notre chagrin et nos familles de la douceur deVictoire. L’organiste m’a confié samedi après-midi avoir lui aussi perdu un enfant et savoir ce qu’ilfallait jouer. Jeveuxbien lecroire. Ilnousoffreunemesse justecomme il faut, recueillie, tristemaisdouce.Lamessed’enterrementdeVictoireestréussie.Laseuleetdernièrechosequejepeuxfairepourelle.Commencentalorslesbénédictionsducorpsetlàgrandesurprise,endépitdesprédictionsdemabelle-mèrequin’attendaitpersonneàlamesseunlundimatin,endépitd’unfaire-partenvoyépare-mailetlaveilleà17heures,plusde200personnessesuccèdent.

Nosamisdetoujours,desamisrencontrésdepuispeudetempsmaisquisontlà,lesdeuxchefsdemon

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mari,mescollèguesdebureauaussi.Unmondefou.Etsurtoutl’impressionpourunefoisdenepasêtreseulsaumonde faceànotrecercueil.Notre famille,nosamis sont là avecnous.MêmesiVictoireestpassée fugacement sur terre,notre tribu reconnaît sonexistence.Nousne sommespas seulsdansnotrecauchemar.Dansledéchirementdelaséparation,notretribunousentoure,noussoutient.Monbeau-pèrevad’ailleursavoirunmot terribleque jene luiai toujourspaspardonné :«C’estbien,vousavezpuvivrevotrematernité.»Cettephrasemalheureuse,digned’unchirurgien,quisansaucundoutevisaitàmesoutenirmoralementmebrûlelesoreillestellementjelatrouveégoïste.Mamaternitépeutêtre,enfin,ils’agitd’unenfant.Unenfantàquitouslesespoirsauraientdûêtreofferts,àquilavieauraitdûsourireets’ouvrircommeunegranderoutedecampagneauprintempsbordéedeplatanescentenaires.Ilmesemblequec’estloind’êtrequantiténégligeable.

SubitementretentitlechampdesortieDouceNuit.

Doucenuit,saintenuit!Danslescieux!L’astreluit.Lemystèreannoncés’accomplitCetenfantsurlapailleendormi,C’estl’amourinfini!C’estl’amourinfini!

Saintenfant,douxagneau!Qu’ilestgrand!Qu’ilestbeau!EntendezrésonnerlespipeauxDesbergersconduisantleurstroupeauxVerssonhumbleberceau!Verssonhumbleberceau!

C’estversnousqu’ilaccourt,Enundonsansretour!Decemondeignorantdel’amour,Oùcommenceaujourd’huisonséjour,Qu’ilsoitroipourtoujours!Qu’ilsoitroipourtoujours!

Lamusiquem’atoujoursbeaucoupémuemaislàdéfinitivementj’ailecœurtorducommeuneserpillière.J’aipassémontempsàl’hôpitalàchantercetteberceuseàVictoire.C’étaitlaseuledontj’avaisl’airentêteetquimesemblaitsuffisammentdoucepourl’apaiser.EtVictoireétaitmonpetitJésusàmoi.Leroidemoncœur.Jemesouviensencoredesespetitsdoigtsquienserraientmonindexcommepourmedire«continuemaman».Cette sortiedemessen’enestqueplusdure.Cetteberceusequi retentitdans lesorgues, puis le corbillard qui emmène ma fille vers les rivages de la Méditerranée, et d’un coupl’absence.Le vide, la perte.Monmari aussi est aux abonnés absents, effondré de douleur sans aucundoute.Jenelevoispas,jesuisseulesurleparvisdel’église.Sansaucundoutea-t-ilcédéàunecrisedelarmes et ma belle-famille a-t-elle cru bon de l’évacuer vers une voiture. Soutenir sa femme estaccessoire,paslapeinequelepauvrepetits’infligeça,n’est-cepas.J’auraistantaiméqu’ilrestelàtoutprèsdemoi,àmescôtés.

Une fois le camion des pompes funèbres disparu au coin de la rue, jeme retourne et vois toutes lespersonnesmasséesensilencesous lesarcades. Ilabeauêtre11heuresdumatin, lesilence règne.Aucœur du vacarme du 7e arrondissement, au cœur des klaxons des livreurs du lundi matin, le monde

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s’arrêtede respirerquelques secondespourvoirpasser le cortègedema fille. Je faisunpremierpaspourm’approcherdesvisagesconnusetenchaînetouteseuleunelonguesériedecondoléances.Toutlemonde a envie de m’embrasser, de me dire combien ils sont touchés et avec nous. Cette messed’enterrementme réconforte.Mapetite fille a existé, est reconnuepar la société, par notre entourage.Aujourd’hui encore j’adore l’expression anglaise to payattention. Nos familles, notre entourage, nosamisontpayédel’attentionànotreenfant.

***

Au-delàdelafoule,desamisetdesmembresdelafamillequiétaientprésents,cettemessed’enterrementme laisse commeprincipal souvenir ledésarroidupèreVetu. Je saisquenombredenosamisont étéchoquésparcettehomélie.Jesaisqu’elleaétédifficileàsuivreparl’assistancecarlaplupartd’entreeuxn’avaientpassuivilecheminementspirituelquenousavionsconstruitensemble,Grégoire,leprêtreetmoi,enfaisantbaptiserVictoireàl’hôpital.Plusieursdenosamiseuxaussijeunesparentsontmêmetrouvé injuste que le prêtre nous accable de la sentence deDieu.Qu’aurait-il pu dire d’autre qui soitjuste?Moi,çam’afaitdubiendemesurerledésarroietl’incompréhensiondupèreVetuquisigentimentavait accepté de nous accompagner. Qu’il nous parle de ses doutes, de ses errements, de sa révoltetellementilpensaitquelesacrementdubaptêmeaideraitcepetitenfant,leprotégerait.Ilavaitpasséleweek-end,nousdit-il,àréfléchiretàchercherpourquoiDieunousinfligeaitcetteépreuve.Dieu,unefoisde plus, réparait la main de l’Homme. Victoire n’avait devant elle qu’une vie de souffrances. Lesmédecinsnenousl’avaientpascaché,lesséquellesdetouteslesfaçonsauraientétégrandes.DieuluiaépargnécetteviedesouffrancesenlarappelantàLui.

Pourmapart,j’écrischaqueannéeaupèreVetu.Etsiaujourd’huijedoisanalysercequim’adonnélachancede reprendreunevieaprès ledécèsdema fille, lepèreVetuoccupeunegrandeplacedans lelancementdeceprocessusde résilience.Dieunous fait lagrâceàVictoireetànoussesparentsde larappeleraucielpour la fairedirectemententrerau royaumedesanges.Chaquefoisque jemerendsàSaint-Pierre-du-Gros-Caillou, où une grande partie de ma famille continue de regarder grandir lanouvellegénérationaufildescommunionsetautresconfirmations,jeregardelafigured’angequimefaitfacedanslafrisesculptéeduplafondpendantlamesseàdroitedel’autel.C’estmafillequimeregarde.Personne neme l’a dit mais je le sens, cela s’impose àmoi. Je regarde ce petit ange et je me sensenveloppéed’unedoucechaleur.Victoireestentréedirectementauroyaumedesanges.Elleestavecmoi,aufonddemoncœur,etportesurmoisonregardbienveillant.

***

NoussommesencoreàParis.IlfautunejournéeentièreaucorbillardpourdescendresurlaCôted’Azur.J’aidonclaissémafillepartirsurlesroutesdanssonpetitcercueiltendudesatinblanc.Nousprenonsl’aviondemainmatinpourlarejoindre.J’étouffedansnotrepetitappartement.CommentGrégoiretrouve-t-il la forced’êtredéjàrepartiau travail?Jedemandeàallerprendre l’air :papaa l’airenchantéet,alorsquemaman,légitimement,auraitpréféréquejeresteallongéeaprèslesdeuxsemainesquejevenaisdepasser,nousnousruonsdehorspourrespirer.Jenepeuxguèremarcherpourtant.Nouspassonsdonctroisheuresàfaireletourduquartierennousarrêtantàchaquebistrot,papapourboireunebièreetmoiunPerrier.Ilfaithorriblementbeau.Lecielestlimpidecommeauprintemps,lesarbressontencoreornésde leurs feuilles, une briseme rafraîchit le visage,me donnant l’énergie de continuer àmettre un pasdevantl’autre.

Arrivésenhautdel’avenue,noustombonssurunedemesamies,Charlotte,quivientànotrerencontreet

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m’embrasse.Jenel’aipasvue,pasreconnue,perduequej’étaisdansmespensées,occupéeàcontinuerdetenirdebout.Charlottesortd’unrendez-vousetrentreàsonbureau.Cematin,nousétionstousdanslamêmeégliseautourducercueildeVivietlà,déjà,laviereprendsoncours,toutlemondeestrevenuàsesactivités.Iln’yaquemoi,lamère,lapauvremèreéploréequidoitattendre,attendrel’enterrement,attendrelafindudeuil.Lecauchemarn’apasdefin.

Papa, en redescendant l’avenue,me dit alors : «De toutes les façons,ma chérie, ta vie ne sera plusjamais lamême,etc’estnormal.Onnesurvitpasàcegenred’événements,onn’ensortpas indemne.Doncautorise-toiàneplusêtrecommeavant.C’estnormal.»Enmonfor intérieur jepense:«Mercipapa. Tu essaies deme parler et çame touche. Toi qui es taiseux au possible, qui durant toute notreenfancen’estintervenuquepourlesgrandesoccasionsdansnotreéducation,tumetouchesénormémentdanscesparolessimplesquim’autorisentàvivrel’Après.IlyeutunAvantetdésormaisilyaunAprès.Maispourquoiest-cequejem’autoriseraisàêtredifférente?Non,cen’estpasçaquejeveux.Moijesouhaitequetoutredeviennecommeavant...Jesouhaitequetoutlemondeoubliequemafilleestmorteetarrêtedemejeterdesregardshorrifiés.»

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Faceàlamer

L’enterrementdeVictoireestaussiensoleilléqu’unaprès-midid’août.Jesuiscontentequelesoleilnousaccompagnemaiscelanefaitqu’accentuer,dansmoncœur,l’ironieetl’absurditédelasituation,lepoidsimplacabledudestin.Nousavons30ans,nousenterronsnotrefille,lecielsurlaCôted’Azurestd’unbleucristallinetlesoleildeplombnousécrasedansnosvêtementsnoirs.Lanuitaétélongue,sansrêves,abrutie que je suis par lesmédicaments etmes bloodymary quotidiens... Jeme sens vide, quasimentinaniméeet lepoidsdemeskilosdegrossesseme fait ressentirà l’avance tout lepoidsqu’auracettejournée, ce que je vais devoir endurer.Aujourd’hui, c’est enfin l’enterrement deVictoire.Deux joursaprès la messe. Le temps me semble long, aussi lent que peut l’être un chemin de croix, j’imagine.L’attente, le tempsque le cercueildescendepar la route.Puis l’avion, en famille,mes frèreset sœursm’accompagnantsurlacôtepourenterrermafille.Enfin,lanuitàl’hôtel,seulemêmesiGrégoiredortavecmoi.Jemeretrouveseuledansmoninsomnie,seuledansmaperte,seuleavecmesbrasvides.LesChevo souhaitent qu’une messe soit dite à nouveau. La famille me presse pour que je participe àl’organisationde lamesse. Jen’ose leurdireque j’enai ras leboldecesbondieuseries.Victoireestmorteetpriern’ychangerarien.J’essaiededélégueràmabelle-sœur,laspécialistedetoutcequiatraitàlareligionmaisrienàfaire,toutlemondesouhaitequejechoisisseleslecturesetletextequ’onlirasurla tombe. Je n’en peux plus. À quoi ça sert de demander à Dieu pourquoi Il nous inflige pareilleépreuve?Onyest,danslesépreuves,enpleindedans,etjen’aiplusqu’àmedébrouiller,touteseulemesemble-t-il,pourquemonmariageysurvive,pourquemoimêmej’ysurviveetquemonmariaussi...

L’heuredelamessearrivevite.Àpeineletempsdenousprépareretçayest,nousvoilàenvoiturepourrejoindre lecimetièredeSaint-Pauletsapetitechapelle.Damned it,enarrivant,nousapercevonsunelonguefiledevoituresrangéessurlebas-côté.Jesensqu’unelonguesériederondsdejambem’attendencore...Jetrouvelecouragedem’extirperdelavoitureetjem’accrocheaubrasdeGrégoirequej’aibienl’intentiondenepaslâcher.Quelquesamisprochesdemesbeaux-parentss’approchentlelongdusentierquenoussuivonspouraccéderàlachapelleafindenousembrasser,l’affectionquej’aipoureuxleurdonnantlecouragesansdoutedenoustémoignerleursympathie.Heureusement,lamajoritéresteenarrière.Même si ces personnes sont importantes pourmabelle-famille, je n’enpeuxplus de recevoirtoutescesmarquesdecompassion.Arrêtez,sinonjevaistomber,m’effondrersouslepoidsdevosairsdramatiques et ne plus me relever. Ouf ! nous pénétrons les premiers dans la chapelle et rejoignonsrapidement lepremier rang.L’obscuritéme réconforteaprès l’éblouissanteclartéquinousaaccueillisdehorsetquifatiguemesyeuxlourdsdesanglotscachés.J’entendslafoules’installerderrièrenousmaisne me retourne même pas, comme si j’étais figurante dans une scène qui n’est pas ma vie.Malheureusement,c’estbienmaviedont il s’agitet j’ensuis laprincipaleactrice...L’idéemesembledifficileàaccepter, jepréfèremeréfugiersur lesgradins,pourfuirquelquesinstantsencorel’horribleréalité.Et là, jedécouvre lecuré.D’uncertainâge,grandetmaigre, lescheveuxblancs, lepauvreestaffubléd’unaccentduSudàcouperaucouteau.Ilinviterapidementl’assembléeàs’asseoirenouvrantgrandlesbrasetlalitanierecommence...«Qu’avons-nousfaitaubonDieupournousvoirinfligerunetelleépreuve?»Décidément...LepèreVetuaumoinsa trouvé lesmotspournousaccompagner,nousaider et nous soutenir moralement. Peut-être a-t-il bénéficié du fait de nous avoir vus à l’hôpital etd’avoirbaptiséVictoireavantdel’enterrer,cequiluiapermisdetrouverdesmotsplusjustes.Lamessesedérouleet,honnêtement,j’attendsqueçapasse.Jesuisassise,monstatutdemèreéploréemedonneledroit de ne pas forcément me lever, ce qui fait que je me repose, je prends des forces en attendant

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l’horribleadieuducimetière.

Subitementdébouleenjeanetchemisette...unautrecuré.Quiinterromptlamessesur-le-champetnousprésenteabondammentsesexcuses,nousexpliquantqu’ilauraitdûêtrelàpournousaccueillirmaisquedesembouteillagesl’ontempêchéd’êtreàl’heureetque,vraiment,ilestbiendésolé.Jecroisquenousavonstousvitecomprissonembarras,maisnon,ildécidedereprendreaupiedlevél’homélieetnousenremet une couche. Qu’avons-nous fait au bon Dieu pour qu’il nous inflige une épreuve pareille ? !L’enterrementdemafilleadoncdécidédetournerauburlesque.Onn’enarienàfairedesavoirqu’ilapassédeuxheuresdans lesembouteillages!Jenepeuxm’empêcher,devant l’absurdedeceprêtrequinous inflige ses explications, en prenant son temps, en interrompant sans vergogne l’homélie de soncollègue, de céder au fou rire. Grégoire,me sentant agitée par des soubresauts,me prend contre sonépaule, inquiet que les sanglots me ravagent et que cette homélie tant de fois entendue m’achèvedéfinitivementetlà,serendantcomptequ’enfaitjerisnerveusement,luiaussiestgagnéparmonfourire.Jen’enpeuxplus.Épargnez-nous!Heureusement, ladécenceestsauvée,Grégoirememaintient la têtedanssoncoudefaçonàcequepersonneneserendecomptequejepiqueunecrisedenerfsetquejesuistoutsimplemententrainderirenerveusement.Jesuislassée,lasséedetoutescesmesses,detoutescesimplorations. Toute l’assemblée s’apitoie en pensant que je pleure toutes les larmes de mon corps.Grégoiremedonneunmouchoir,histoiredemedonnerunecontenance,etmesbeaux-parentsfontenfinsigne aux deux curés de passer à la suite. Ça suffit, les explications à chercher et les interrogationséternelles...

Lamessereprenddonc.Jen’écouterien.J’attendsqueçapasse.Etunefoisremisedemesémotionsetdemonfou-rire,jemelaissetomberlourdementsurlebanc.Jesensautourdemoilafouledesgensselever,se rasseoir selon les instructions du prêtre. Je ne me lève même pas pour aller communier. Je suisfatiguée,rincéepartoutescesémotions.Çasuffit...Libéreznousdecedeuilquenousn’avonspasvoulu!Jelaissemonespritvoyagerdeparlemondeetpenseauxautrestypesd’enterrementquenousaurionspuavoirsinousavionshabitéunautrepays.EnIndeparexemple,unecrémationauraitétéjolie,leréconfortdufeu,labeautéducercueilposésurunauteldefleurs,lescouleurschatoyantesdessarisentourantnotrefamillequiauraitététoutdeblancvêtue.

Enfin,jevoisleshommesennoirs’approcherducercueiletjeréalisequelamesseestfinie.Jemelèvedonc soutenue par le bras de Grégoire et nous nous dirigeons vers l’éblouissante clarté de laMéditerranée.Lecortègesilencieuxprogressedanslesescaliers,àl’ombredespinsparasols,puisnousaccédonsenhautducimetièreàlaterrasseoùnousattendladernièredemeuredeVictoire.Jelèveenfinla têteetcontemplelesflotsbleusdelaMéditerranée.Cettevueauloinm’apaiseetm’enlèveaussitôtunepartiedupoidsdemonchagrin.Aumoinsaurons-nousévitél’horreurgriseetpolluéedescimetièresdelabanlieueparisienne.Lescigaleschantent,quelquesbougainvilléesornentencoreicietlàdetouchesmauves lesmurs desmaisons grèges, les cyprès se balancent dans une douce valse et le soleil nouséblouit.PourquoimonDieufait-ilsibeau?L’as-TufaitexprèspournousréconforteretguidernotrefilledanslaclartédeTonroyaume?Leprêtrereprendlaparole,etlà,jemerendscomptedelalonguefileducortègequisemasseenarcdecerclesurlaterrasseducimetière.Jenereconnaispaslesvisagesmaislespersonnessontnombreuses,toutesdenoirvêtueset,danslaclartédecesoleilméditerranéen,ellesmefontpenseràunlongcortègedefourmisvenuesdanslablancheurducimetièreenterrerleurreine.

Perduedansmespensées,jelaissemonregardcontemplerlesvagues,etsouhaitesecrètementmefondredanscesprofondeursmarinespourapaisermonchagrin,meretrouverdanslesilencedelamer,dansladouceurdesesflotsbleus...Jen’écoutepascequiseditet,subitement,Grégoiremedonneuncoupdecoude.Leprêtremetendunrecueilde lectures.Ilaapparemmentétéprévuqueje liraiuntextesur latombedemafille,jel’aioublié,bienquemasœuretmabelle-sœurm’aientdemandéaumoinsdixfoissi

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j’avaischoisilalecture...Noway.Mêmepasenrêve.Jem’avanced’unpasetm’approchedelatombe,de ce trou noir béant dans lequel bientôtma petite fille va être enfournée, comme hypnotisée. Aprèsquelques instants de vertige, je me reprends et regarde l’assemblée. Mon père s’approche pour medemandersiçavaaller.Maisoui,çavatrèsbienaller.

Jerendsauprêtresonlivretdelecturesetsorsdemonpantalontroisfeuillespliéesenquatreettouteschiffonnées.Tarddanslanuit,harasséeparmoninsomnie,jesuisredescendueàlaréceptiondel’hôteletj’ai soudoyé le gardien de nuit pour qu’ilme laisse accéder à son ordinateur et à Internet. Et là, j’airetrouvéparchancelesversquimetournaientdanslatêteetlepoèmedontilsétaientextraits.«Etrose,ellevécutcequevivent lesroses, l’espaced’unmatin.»Tarddans lanuit, j’ai recopiéd’uneécriturechancelantel’intégralitédupoèmedeFrançoisdeMalherbedontjetrouveletitretoutàfaitappropriéànotrehistoire,«ConsolationàM.Dupérierpoursafilledéfunte».Cepoème,jelelisàl’intentiondemonmari, avec toutmoncœur.Grégoire.Terrassépar lechagrin, frustrédans sesenviesdepaternité,fauchédanssonexistenceparlecoupdudestin.Grégoire,jet’enprie,resteavecmoi,soyonsfortspournous, pour notre fille. Je tiens dansmesmains tremblotantes ces feuilles froissées et lismon écrituredéformée.Mesurprenantmoi-même:mavoixestforte,profonde,empliedetoutl’amourquej’aiàcrieraumonde.

Je sens le prêtre derrière moi stupéfait. L’assistance m’écoute, tout le monde a relevé la tête et medévisage.Mesmotss’envolentverslamer,dansl’azur,commeunedernièresuppliqueàDieu.Voilà.Unpetitpeudepoésiepourcélébrerl’existencefulguranted’uneenfantquinedemandaitqu’àvivre.Unpetitpeu de douceur pour remplacer la culpabilité éternelle dans laquelle la religion voudrait nous voirplonger.Jefinislepoème,cetrèslongpoème.Leprêtres’approchedemoietmedit:«Quandmême,cen’est pas très optimiste. » Grégoire me reprend à côté de lui, me soustrayant aux remontrancesecclésiastiques,etlescroque-mortss’attellentàdescendrelecercueilaprèsunedernièrebénédiction.Etlà, une fois de plus, ils se retournent versmoi etm’invitent àm’approcher pour jeter une rose sur lecercueildemafille.Pourquoipareilcérémonial?Jen’enpeuxplus,desgestessymboliques.Victoireestmorte.Riendetoutcelanechangeracettehorribleréalité.J’aiétémère.Septjours.Etmaintenant,c’estfini.Jeprendsunerose,lajettesurlecercueiletm’éloignedelalonguefiledesamisetconnaissancesdemabelle-famillevenusluirendreundernierhommage,sansjeterunautreregardàcetteassemblée.Jemedisbienaufonddemoiquej’exagèreetquecen’estpastrèspoli,maisjen’enpeuxplus.JeredescendsseuleàtraverslespinsparasolsverslavoitureetsuisbientôtrattrapéeparGrégoire,inquietdesavoirsiçava.

«Désolée,jen’enpeuxplus.

—Viens,onrentreàlamaison.»

Nousmontonstouslesdeuxdanslavoituredesamèreetpartons,abandonnantnotrepetitefillesouslesoleil de laMéditerranée.Ai-je bien fait ?Victoire repose enpaixdésormais.Mesbeaux-parents ontsouhaitéqu’onrecommenceiciunecérémonie,ehbien,jeleslaisserecevoirlescondoléances.Là,c’esttroppourmoi,c’estmalimite.J’aibesoinqu’onm’allègedetoutecettecompassion.Besoind’êtreseule.Besoinderespirer.Besoinderetournerdanslavie.

Paradoxalement, je suis soulagée que ce soit achevé. Nous avons conduit Victoire en sa dernièredemeure. Et j’ai réussi à échapper à encore de la confliction, encore du pieux repentir et encore demultiplescondoléances.Cesgensnemesontrien,jelesconnaisàpeineetjenetrouveplusenmoilaforcederecevoirleurcompassionetleursmarquesdesympathiequinefontàchaquefoisquem’achevercommedes coups de hache qui s’acharnent sur une bûche. Personne n’osera faire allusion àma fuite,d’ailleurs.Jeretrouvelejardindemesbeaux-parentsetm’assoissurlaterrasse,seuledanslesilence,

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faceàlamer,lepaysagequivaveillerdésormaissurcequim’estlepluscher.Mafille.

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Survivre

Après une fin de mois d’octobre horriblement ensoleillée, le mois de novembre ouvre son ballet derafalesdeventetdejournéespluvieuses.Monenviedeporter ledeuilrestetenaceetessentielleàmasurviecommeunbâtondeboisquimepermetchaquematindememettredebout,contreleventdelavie.Mameilleure amie se fiance dans quinze jours en grande pompe. Elleme convainc d’assister à cettesoirée,qu’elle,jeunetrentenaire,attenddepuissilongtempsetàlaquellejemelaissepersuaderquemaprésenceestindispensable.

Jemerendsdoncchezunpetitcouturier,montourdetaillenecorrespondantpasvraimentauxnormesdelaconfection,etdanslapoursuitedemafièvreacheteusecompulsiveetdel’importancequej’accordeaufaitdeparaîtredigne,tristeetendeuil,jemecommandeunpetittailleurnoirencrêpe.Jem’offreavecculpabilité ce joli vêtement. Je m’étonne moi-même. Je crois que, par-delà la mort de Victoire, j’aibesoindecroirequemafilleseraitfièredesamèreendeuillée.Jeveuxêtreélégante,porterledeuilmaisêtrebienhabillée,vêtued’un joli tailleur.Avecundécolletébaignoire,ai-jeentendu.C’estcertain, jen’aipasgrand-choseàmettreenvaleurhormismesgrandsyeuxtristes,autantlesfairedisparaîtreavecunbrindenuditéetuncoldetailleurdécouvrantlanaissancedemagorge.

Montailleurfaitsurmesuredevientunvéritablecocon.Dèsquejelepasse,jemesensprotégée,àl’aise,prêteàendurerbeaucoupdechoses.Mamèredansunélandegénérositéinhabituellesortdesestiroirsdesvoilesdeveuve,del’époquedesesgrand-mères,dutempsoùl’onrestaitengranddeuilpendantunan. Jedécouvre alors,moiqui ai toujours aimé les foulards, avec joie et quasiment l’excitationd’unepetitefille,cesfoulardsdemousselineetdevoiledecrêperebrodésoubordésdepierreriesdiscrètesdont j’ai oublié le nom. Je transforme ces voiles en ceintures, en foulards pourme couvrir le cou oum’attacherlescheveux.

J’atteins mon but, je suis tellement couverte de noir que l’information passe rapidement. Mesinterlocuteursinformésounon,parleurintelligenceémotionnelleouleurintuition,comprennent,oui,jesuisendeuil.Lesimaginairespenchentnaturellementversleveuvage.Personnen’oseimaginerqu’àmonâge,c’estunenfantquejepleure.

Toujoursest-ilquejeretrouveainsiaufildes jours,dessemainesetdesmois leconfortdunoiretdugranddeuil.Jetrouvemêmedeuxmoisplustardunerobequejevaisappeler«Aiglenoir»pendantlesdeuxannéesàvenir.Enmailleetencuirnoirenduit,lajupedecetterobecomprenddesplisrepliésavecunegrandeampleur.Àchaquefoisquejemedéplace,letissudemajupebruisse.Àl’inverse,lecorsageenmailleestd’unegrandedouceur.Lecolcheminée trèsmontantmepermetmêmedecachermonnezdansmarobe.

Ces deux vêtements deviennentmes préférés, ceux dans lesquels jeme sens à l’aise, protégée. Je necomprendspasmonbesoindedire,decrieràlafacedumondemonmalheur,monbesoinvitald’afficher.Monattirailcomplétépar lesvoilesdeveuvede la familledemamère transformésen foulardsnouésserré autour du cou alerte immédiatementmes interlocuteurs. J’ai besoin de dire, j’ai besoin de fairecomprendre,jesuisendeuil,mavien’estpasroseetcen’estpaslapeinededémarrerlaconversationparlesempiternel«çava?».Carnon,çanevapas.

***

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Autantjeressenslebesoinvitaldemedraperdenoir,autantjenesupportepluslalaquenoiredemonpianoquitrônedansl’entrée.Jemesuisoffert,pourcélébrerl’annoncedecebébéqu’onn’espéraitplus,letoutnouveaumodèledePianoSilentMP3deYamaha.Unpianodroit,d’étude,quiaprischeznouslabibliothèque;unpianosymboledemajeunesse,demesétudesauconservatoireetdetoutelarigueurdelamusiqueàlaquellejemeconfrontais.Avecunsystème,àlapointedel’innovationpournotreépoque,de bascule numérique sur des sons MP3, donc des sons enregistrés au lieu d’être reproduitssynthétiquement. Toucher des pianos d’étude du conservatoire, son Yamaha, reproduction des sonsenregistrés au plus près du son de concert, casque lui aussi isolant qui permet de me concentreruniquementsurmonjeu...

Dèsl’annoncedecenouvelespoir,j’avaistrouvépleinemploiàmeslonguesnuitsd’insomniedefuturemère et renoué avec la détente quem’a toujours procurée le piano. Nocturnes de Chopin, rondos deScarlatti,sonatesdeBeethoven,mesmorceauxfavorisfilaientsousmesdoigts,entêteà têteavecmonbébé, dans cette communion où nos deux cerveaux communiaient dans la même extase des sens.Aujourd’hui,cemonumentdelaquenoirem’indispose.Refletdemonmalheur,souvenirdemomentsdegrande intimité oùVictoire dansmonventre se calmait dès les premières notes deBeethoven. Je suisobligéechaquejourpourrentreretsortirdansl’appartementdepasserdevantcecatafalque.

Manouvelle préoccupation consiste subitement àme débarrasser de ce piano.Victoire estmorte, j’airessentitellementdebonheuretdesérénitéàjoueravecmongrosventrecalétoutcontreleclavier,seuledanslanuitavecmonbébé,retiréedumondesousmoncasque,n’entendantmêmepluslesronflementsdupapa,quejenepeuxpasunjourdeplussupporterlavuedecepiano.Monumentauxmorts,symboledemonmalheur.Jenejoueraiplusjamaisdepiano.J’ail’impressionqu’aulieudepleurer,j’aibesoindemefairemalpourpouvoirsupportermondeuil, l’arrachementdemonenfant.Ainsiai-jebesoindemedébarrasserdemonpiano.Unevéritableliquidation,lespianosàlareventeperdanténormémentdeleurvaleur. Je ne cherche même pas à le revendre, allant directement chez le vendeur de pianos pour lesupplierdelereprendre.Biensûr,ilenprofitepourlereprendreseulementà50%desavaleur.Cen’estpasgrave,j’aibesoindemepunir,denepasgarderlestracesdessouvenirsheureux.

Dans lamêmeoptiquedem’amputerdemon rôledemère, de souffrir et demontrer aumondeque ladouleurm’étreint, jevaischez lecoiffeurpourmutilermescheveuxnoirs.Adieumaféminitéde jeunemaman,jenesuisplusmaman,jeneveuxplusêtreféminine,jeneveuxplusdevoirm’occuperdemoi.Mecouperlescheveuxaussicourtsmerappellemonenfance,quandmalgrétousmesrêvesdecheveuxlongsetbouclés,jen’avaispasledroitàautrechosequ’unecoupeauxoreillesavecunehorriblefrangeenmèchebalayée.Celam’allaitsibien,lescheveuxcourts,etc’étaittellementpratique,dupointdevuedemachèremère.Jusqu’àl’âgede15ans,jen’aijamaiseuledroitdedéciderdemacoiffure.Cen’estquelorsquej’aiétéobligéedeporterdeslunettesqu’enfin,j’aiobtenuunecoupeaucarré.

Enmecoupant les cheveuxaujourd’hui, je croisque j’ai envie ànouveaudememutiler, de retrouvercetteenfance frustréeoù jen’avaispas ledroitd’être féminine. Jen’aipas ledroitd’êtremère,alorsautantrevenirautempsdecetteenfancetouteencontraintesoùjen’avaispasdedésird’enfant,pasdedésirdefonderunefamille...Jeneveuxplusgardercesymboledeféminitéquemonmariaimetant.Jen’aiplusledroitd’êtrefemme,deplaireetdejouerdemescheveux.Mafilleestmorte,mafillem’aétéenlevée,ilfautquejesouffre.Jen’arrivepasàpleurerdoncjememartyrise.

Enfindecompte,lacoupedecheveuxestréussieetmedonnepresquemeilleuremine.Absurdebonnemine dans mes vêtements noirs de deuil qui devraient me donner un air pâle et translucide pourcorrespondreaubontableauromantiquedelamèreéplorée.Non,jen’arrivemêmepasàjouerlesmèresendeuilcommelesgens,monentourage,mafamilles’yattendent.Pourtant,àl’intérieur,jesuistellementsonnéeque jen’arriveplus à savoir ceque je ressens, excepté la sensationd’horreurquime serre le

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ventretoutelajournée,devantcequivientdem’arriver.

***

Zacharie restediscret sur lesphotosqu’ilaprises,peuavant ledécèsdeVictoire.Ellessont là, je lesais,maisilnesesentpasprêtàmelesmontreretnelestrouvepassuffisammentabouties.Nousn’enparlonspas.PourtantZacharievientmecherchertroisfoisparsemaine.Salonsdethé,bistrotsdeSaint-Germain-des-Prés, expositionsde laBastille,nousécumonsParispourmechanger les idées,me fairerespirerunautreairqueceluiimmobileetasphyxiédemonappartement.

Puis,quinzejoursenvironaprèsmonretouràParis,Zachariem’appelleunmatindès9h30:

«J’aibossédessustoutelanuit.Ellessontprêtes.»

Iln’amêmepasbesoind’expliquer. Je comprends immédiatementqu’il s’agit des clichésdeVictoire.Cetteséancephotosresteraàjamaisnotrelienintime,partagétouslesdeuxavecnospropressensibilités.SansmêmeattendreGrégoire,jepassechezZac.Quandilouvrelaportedesonappartement,l’angoisseet l’émotion étreignent mon cœur. J’ai peur de revoir mon bébé qui me manque tant depuis déjà silongtempsalorsquecelanefaitquetroissemainesqu’onl’aenterré.

Zacm’installedevantsatabledetravailetmelaisseseuledevantlestirages.Sonappartementn’estpastrèsgrandmais ilprétextesubitementunurgentbesoindefaire lavaisselledesonpetit-déjeuneretderangerlacuisine.Lestiragessontsublimes,retravaillésensépia,cequivoiledetendresseladuretédel’environnement. La couveuse se fait écrin, les carreaux blancs et bleus de l’hôpital deviennent desrideauxdevelours.Etaucentredesphotos,jeredécouvremafille,monamour,monpetitcœur,Victoire.Nosdoigts enlacés,nosmains soudées, ses lèvres charnues, sesyeuxapaisés, l’arrondide sonvisagedélicatementposésurlemouchoirdemagrand-mère...

«J’airetravaillélesclichésencarrépourqu’ellesoitaucentredechaquephoto.

—Lerésultatestsublime.Jesuisprofondémenttouchée,Zac.Tunepeuximaginerlecadeauquetumefais.

— Elle est belle et tu es belle avec elle. C’est ta fille. Je suis très heureux moi aussi de l’avoirphotographiée.C’estàmoideteremercierdem’avoirappelépourmefaireparticiper.»

L’émotionestintense.Zacharie,compagnondemajeunesse,celuiaveclequelnousnousvoyionstoujourstrinquerdeboncœurànosquaranteans,imaginantquenousaurionsalorsfaittroisfoisletourdumonde,gravidesmontagesetconstruitnotrebonheur.L’émotionest tropforte.Jereparsquelquesinstantsplustard avec, sous le bras, un CD, les clichés et rentre dansma tanière pour contempler à nouveau cestrésors.IlpleutsurParisencematindenovembremaismoncœurbrûledubonheurretrouvégrâceàcesphotos. Je les couve en mon sein, les cache instinctivement sous mon oreiller dès mon arrivée dansl’appartement.

QuandGrégoirerentrelesoirdubureau,jeluimontrelesphotosavecenthousiasmeetbonheur.Maisdelamême façon qu’il n’était pas venu avec nous pour immortaliser les derniers instants deVictoire, ildétourneleregardets’envafumerunecigarettedanslesalon:

«Ellessontbellesmaisc’esttropdouloureuxàvoir.Jeneveuxpasmesouvenir.»

MalgrélaréactiondeGrégoire,j’accrochedansnotrechambredèslesjoursquisuiventdeuxphotosdenotre fille. Moi, je veux me souvenir. Moi, je veux pouvoir revenir en arrière et me remémorer lesinstantsoùjeberçaismonbébéausonlancinantdecetteberceusequejemassacraisenlarépétantplus

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dequarantefoisparjour.

Cesdeuxphotosvontlongtempsmepermettredemesouvenir,deparleràmafilleetderepartir,d’allerplus loin.Quelsque soientnos futursdéménagements, jedéplacerai enpriorité cesphotos-làpour lesraccrocherimmédiatement.C’estcommesiellesmarquaientmonterritoire,signifiaientqueçayest,là,c’estmachambre,monjardinsecret.

L’albumquejeconstituedesphotosdeVictoiredevientmontalisman.Jel’ouvrerarementmaisjesaisque,quelquepartdansmamaison,cesphotosexistent.Mafilleestlà.Sijeveux,quandjelesouhaite,jepeuxmesouvenirdecettepériode.Celleoù j’étaisunemamanheureuse,malgré ledramequicouvait.Périodeoùmafilleétaitdansmesbrasleplusclairdesontemps.Etoùj’essayaisdésespérément,sanssavoircommentm’yprendre,delasauver.

***

Suite à l’enterrement de Victoire, il m’a été pénible de retourner dans mon appartement, vide etsilencieux.Cetappartementquiauraitdûretentirdespleursdenotrefille,desexclamationsdesvisiteursdevantcesibeaubébéetdeséclatsderiredenosamisvenustouslessoirspartagernotrejoie.Troisansquenousn’osionsespérerunjourconnaîtrecesmoments,unbonheur inespérénousétaitoffertavec lanaissancedeVivietaujourd’huinotremaisonestvide,grisedel’hiverquicommenceetsilencieuse.

Pournepasêtreseuleà lamaison, j’aidemandéà lamèredeGrégoirederester,ouplutôtderevenirquelque temps. C’est dire combien je crains deme retrouver face à la solitude.Maman ayant assurél’intendancedelanaissancedeVictoireàsonenterrement,jeneveuxpascontinueràlasolliciter.Ilmesemblelégitimedeleurpermettredesoufflerunpeuetderentrerunpeuchezeux.Etpuisjemedisaussiquecelam’aiderapeut-êtreàentourerGrégoired’avoirsamèreàlamaison...

***

Le téléphone sonne peu.Maman, dans les premiers temps, s’est occupée de répondre à de nombreuxappels de sympathie. Je ne me sentais pas capable de répéter dix fois de suite la même histoire. Jen’avais pas le courage de recevoir par téléphone tous ces témoignages d’affection, de compassion.Aujourd’hui,quasimentpluspersonnenetentedenousjoindre,nosamiss’étantsansdoutedécouragésdemon silence. Peut-être est-ce à moi de rendre les appels, de faire signe, de leur montrer que oui,maintenantjepeuxleurparler,qu’ilsnemedérangentpas...

Jemesensauradar,enpiloteautomatique,abrutieparlessomnifèresquim’offrentdesnuitsnoiressansrêvesnicauchemars.TouslesmatinsjemelèveenmêmetempsqueGrégoirequisedépêcheaprèsunrapidebisousurleslèvresdepartiraubureausenoyerdanssontravail.Etjemeretrouvetouteseule.Enfin, avecma belle-mère... Lemoindre rendez-vous est capable d’occuper toutema journée. Je suistellementéprouvéeparceque jeviensdevivrequemaséancechez lekiné trois foisparsemainemeprendlamatinéeentière.Demême,sij’aiprévuundéjeuner,lamatinéenesuffitguèreàmepréparer.Jemarchelentement,jepenselentement,jevislentement.

Grégoireparlepeu.Nousn’avonspasbesoindecommuniquercarnousnouscomprenonsparfaitementencemoment.Noussommes tous lesdeuxseulsàavoirvécucequenousvenonsde traverser,nousnousrendonscomptequec’estdifficilementpartageableetdetoutefaçonlesgensquinousentourentposentpeudequestions.Sansdouteparpeurdesréponsesquenouspourrionsleurdonner...Malgrécesilencequimepèse, jetrouveenmoitoutel’énergiepourentourermonmaridedouceur.Touslesmatinsnous

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nouslevonsensemble,prenonsensemblenotrepetit-déjeuneretjeresteavecluijusqu’àsondépartpourlebureau.Douceur,tendresseetsoutien,jedéploiepeut-êtreàsonintentiontoutelatendressequejenepeuxdonneràmafille.DèsqueGrégoireestlà,jenemesensplusseulecarjesuisintimementaveclui,aucœurdesonchagrin.Noussommestouslesdeuxaucœurducauchemaretnoussentonscurieusementensemble. Nous avons été parents. Sept jours. Et aujourd’hui, le sommes-nous encore ? Que doit-onrépondreauxpersonnesquinousdemandentsinousavonsdesenfants?

Cesévénementsdramatiquesnousontrapprochés.Rapprochementlégèrementinattendumaisjesavourecetteintimité.Intimitéphysiqueaussiquifaitquenousn’auronsjamaisautantfaitl’amourniaussibien.Sansaucundoutenotreinstinctdesurviequisemetenroute.Jenepeuxm’empêcherdepensernéanmoinsà l’ironie du sort, nous qui, avec tous les traitements pour avoir ce bébé, n’avions quasiment plus derelationssexuellesnormales,spontanéesetdanslejeudélicieuxdelaséduction.Nousfaisonsfronttouslesdeuxpournepasmouriravecnotrefille,survivre tantbienquemaletnousprotégermutuellement.Ayantvécu lesmêmesévénementspuisqueGrégoireétait làpendantmonaccouchement,à l’hôpital,aumomentoùVictoireestmorte,puispendantsonenterrement,nousn’avonspasbesoindeparlerbeaucoup,enfindecompte.Enrevanche,nouspartageonstouslesdeuxlebesoinprofonddenousremettredetoutescesémotions,denousprotégerdelabêtisehumaineetdenousressourcer.

Noussommesétonnéstouslesdeuxcarmalgrélaperteimmensedenotrefille,malgréladéchirurequereprésente cette séparation violente, brutale, nous arrivonsmême à nous sentir sereins. Fréquemment,nousnous regardons et, honteux commedes enfants qui viennent de faire unegrossebêtise, nousnousregardons et l’un ou l’autre s’exclame : « C’est fou, nous sommes heureux ! » Cela n’empêche pasGrégoire de se noyer dans son travail. Heureusement la direction financière qui l’emploie est plutôtenchantée de l’énergie qu’il déploie. Comme Grégoire le dit, s’abrutir dans les chiffres lui évite depenser etdoncde souffrir...Et comme les comptesd’unemultinationalene sont jamais finis,Grégoirerentre parfois à « pas d’heure ». Et je l’attends, sans trop de difficulté. Plongée dans ma brumequotidienne,j’aiapprisàsavoirregarderletempsquipasse.

***

Quelquesjoursaprèsmonretourdanslacapitale,Hélène,monanciennechef,meproposemonpremierdéjeuneràl’extérieur.Ellem’inviteàlarejoindreenfacedesonbureau,dansletoutnouveaurestaurantd’Habitat.Hélènen’apasététrèsprésentequandVictoireétaitàl’hôpital.Ellem’avaitenvoyéunmailquiressemblaitdéjààuneparoledecondoléancesalorsqueVictoiren’étaitpasencoremorte.Hélènenefaisaitpaspartienonplusdesquelque200personnesquinousontfaitl’amitiédeveniràcetenterrementdulundimatin,organiséencatastrophe.Etpourtant,toutdesuiteaprèscetévénementdouloureux,Hélèneestlà,m’appelleetm’inviteàlarejoindre.Hélène...Situsavaiscombientoncoupdefilmefaitdubien.

Jeretrouvelafouledesbureauxdemonancienneentreprise,etplusieurstêtesconnuesquiviennentmedirebonjourtrèsgentiment.Lapremièrequestionquimetraversel’espritest:«Savent-elles?»Toutesces personnes me saluent-elles gentiment parce qu’elles savent déjà ou bien juste parce qu’elles ontplaisir àme revoir ?Bien sûr que non, personne ne saitmais désormais je vais souventme poser laquestion,nepouvantéchapperàlaparanoïaquem’insufflelerefusdelapitié.Carjemebraqueenlisantlapitiéetl’horreurdanslesyeuxdesgens.Jenel’aipaschoisi,cedestin.Cetenfantm’aétéenvoyédefaçon quasiment divine, puisque nous étions destinés à ne pas en avoir. Et de la même façon, parinterventionquasimentdivine,ilm’aétéretiré,puisque,commeditlepèreVetu,«c’estparlagrâcedeDieuqueVictoireaétérappeléeàLui».

«Lesgenssontencorecapablesdedirebonjourgentimentjustepourleplaisirdeterevoir,Pauline.Pas

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forcémentparpitiéouparcompassion.»

Hélènemetoucheparsagentillesseetsadisponibilité.Jemeretrouveenfaced’ellequisaitcombiencebébé, combien Victoire pouvait être attendue. Je me remémore le jour où enfin, en face d’Hélène,retranchéedansmonpetitbureau,j’avaisfonduenlarmesparcequej’avaischoisi«lemauvaismari»,quenous ne pouvions pas faire d’enfants simplement, et que je n’avais aucune envie de faire tous lestraitementsmédicauxquelanaturesemblaitdevoirnousimposer.

C’étaitunsamediaprès-midipluvieuxoù,danscemagasinpleindeclients,Hélène,faceàmonmalheur,medisaitdepleureretsemontraitsimplementdisponible,à l’écouteethumaine.Alorsque j’attendaisqu’elle joue son rôledechef,Hélènem’avait soutenueet avaitpassédeuxheuresàme réconforteraufonddemonbureau.Jenemesouviensplusdecequiavaitdéclenchécettecrisedesanglotsprofonds,unénièmeclientmécontent,jecrois,parcequelespetitescuillèresenargentqu’ilavaitcommandéesavaientunesemainederetard...

CepremierdéjeuneravecHélènemefaitdubiencarjustement,autantHélènemeconnaîtbienetjeluisuisattachée,autantellen’apasparticipéauxsemainesquiviennentdes’écouler.Etenfindecompte,j’en suis soulagée. J’ai l’impressionde bénéficier de son regard neuf, impartial, qui n’a pas connu lepsychodrame que nous venons de traverser et qui doncm’apparaît commemoins lourd.Bouffée d’airfrais,jepeuxenfinêtremoioucequ’ilenreste.Hélènen’attendriendemoietmedispensedeteloutelconseilsurlecomportementquejedevraisavoir.Ellenejugepas,elleestseulementlà,enfacedemoi,ouverte àmoi et àma souffrance qu’elle n’a pas pu partagermais qu’elle reçoit aujourd’hui de pleinfouet.

Jeluisuisreconnaissantecarellealecouragedem’inviteràdéjeuneretdenepasmelaissertouteseuledansmonappartement.Etjustement,elletrouvequejeréagisbien,tropbien.Hélènesaitcombienjesuisforteetadmiremarésistance.Premièreséried’étonnementsôcombienjustifiésdelapartdepersonnesquienfindecomptemeconnaissentbienetquiseronttoutdesuitealertéesparmacapacitéàcontrôlercequejedonneàvoir,cequejelaisseaffleurer.«Jen’aipaslechoix»,ai-jeenviedeluidire.Lepremierproblèmequisepose,lorsquel’ontraversecetyped’événements,estquel’onsurvit.L’êtrehumaindoitêtreprogrammépoursurvivreàbeaucoupdetortures,depeines,desupplices.Entoutcassonenveloppecorporelle,aprèssonesprit...c’estpeut-êtreautrechose.

Commentfaired’ailleurspoursurvivreaussidansmatête,dansmoncœur?

***

«Commentpeux-tufaire?C’estimpossibledeseremettredelamortdesonenfant.»

«C’estfou,vousavezplutôtbonnemine,touslesdeux.Çaal’aird’aller,commentfaites-vous?»

Combien de fois lors de la soirée de fiançailles de ma meilleure amie m’aura-t-on répété ces deuxphrases?Àmerepentird’avoirfaitfairecetailleurencrêpenoirpouravoirl’air«décente»etavoirquelquechoseàmemettre...

Valibulleveutabsolumentquenoussoyonsprésentsetjetrouvesoninsistancetouchante.Aulieud’êtregênéeparnotredeuil,ellel’inclutdanssavieàelleenmedisant«viens».Jemetsenapplicationàlaperfection la culture de façade dans laquelle j’ai été élevée : jememaquille, j’essaie dem’habillercorrectement, en tout cas leplus àmonavantage,malgré les15kilosque lagrossessem’a laissés, jesouris.Moi,jesuiscontentedevoirdesgens,demeretrouverensociété,celamechangedelasolitudede mon appartement qui finit par ressembler à une prison. De peur d’ailleurs que je me défile

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diplomatiquementauderniermoment, la reinede la soiréepassemeprendredanssapetiteSmartà lamaison.Grégoiremerejointàcettesoiréedèsqu’ilpeutquitterlebureau,cequireprésenteensemaineunexploitpourluipuisquejelevoisarriververs21heures,maisilsaitcombienj’apprécieValibulleetcombiencettesoiréereprésentepourmoiuneboufféed’oxygène.

Enfindecompte,cequel’entourageadumalàcomprendre,c’estquel’onsurvitàlamortdesonenfant.D’unepart, je le répètemaisonn’apas trop lechoixni lapossibilitédesedemandercomment faire.L’êtrehumainestàlafoisfragileetendurant.Lessoirssesuccèdentauxmatinsetlesjourssesuiventennousoffrant tous lemêmecadeau :apprendreàvivre,à revivre.D’autrepart, j’aiétépourmapartetmalheureusement élevée dans une culture du « Ne pleure pas ». Je ne sais pas jouer en public lemélodrame,lemouchoiràlamain,lesyeuxcernésetlaminelarmoyante...Cesscènes-làontlieudanslasolitudedemonappartement,parfoisdansmasalledebains,lorsquejesuisseulefaceàmoi-même,quejemelaissealler.C’estpourquoicesoir-là,sij’aiacceptédeveniretd’êtreprésenteàcettesoirée,c’esteffectivementpoursourire,mechangerlesidées,voirdesgens.Parlerd’autrechose...QuantàGrégoire,ilestpirequemoicardèsquelesémotionssontenjeuressortentsesoriginesanglaisesetunecapacitéàfairepreuvedeflegmequej’airarementrencontrée.Parconséquent,sinousfaisonslechoixdevoirdesamis,desortirensociété,ehbienglobalementnousaffichonsuneminecorrecte.Sinon,nousrestonscheznous...

Exceptélagentillessedemonamieetdesafamille,noussemblonsplusdérangerqu’autrechose.Déçus,Grégoireetmoiquittonslasoiréetôt,lassésdecesremarquesalorsquenousn’avonsqu’uneenvie,nouschangerlesidées,rencontrerdesgensnouveaux,parlerd’autrechose...Ilnoussemblequenoussommestouslesdeuxmarquésauferrouge,condamnésànotredeuil.J’aibienpeurqu’onnousenterreavecnotrefille.Peut-êtren’a-t-onplusledroitàautrechosequ’aumalheur?Ehoui,onabeauêtreendeuil,onpeutavoir envie d’aborder d’autres sujets, on peut tout à fait s’intéresser aux autres, faire de nouvellesrencontres,avoirenviederire...

Malheureusement, lesminesdecompassionqueles invitésaffichentennousvoyantmeculpabilisentetme renvoient àmondeuil,mon exceptionnel destin, celui de lamère qui perd son enfant...Nousnousesquivonsvers23heurespourallerdînerentêteàtête,etlà,leboncassouletdechezThoumieuxnousréconforte.Anonymatd’unebrasserieparisienne,truculencecorréziennedebonaloi,nousnousfondonsdanslamasse,touslesdeuxentêteàtête.Personnenesaitàpartnousdeux,enfindecompte,c’estplusfacile. Nous pouvons nous laisser aller à respirer sans scrupule. On ne peut pas être malheureux enpermanence!

***

Zac – Zacharie en fait mais je l’ai toujours appelé Zac –, mon meilleur ami et témoin de mariage,entreprenddemesortir,dèslami-novembre.Deux,troisfoisparsemaineilm’emmènedéjeunerquelquepartdansParis,ouenbalade,ouencorevisiteruneexposition.Jeluiserailongtempsreconnaissantedutempsqu’ilmeconsacre,desonattentionetdesadélicatesse.Ilvientpourtantdetomberamoureux,derencontrerAnne,pourlaquelleilnourritbeaucoupd’admirationetd’émotions.Ilestlà,discrètementlà,attentionné,protecteur, commeau tempsdenosétudesoù, tous les jourspendant trois ans,nousavonsquasimentpartagénotrevie,lescours,lessoirées...

Notrepremierdéjeuner«dehors»estunchaosparfait...Noussommesdixjoursaprèsl’enterrementdeVictoireetZacm’emmènedéjeuneràSaint-Germain-des-Prés,rueduCherche-Midi.Jelesuisauradar,unpeueffaréedemeretrouveraucœurdumonde,dansl’agitationdumidietdesdéjeunersdesgensquitravaillent.Nous nous frayons un passage dans un petit bistrot surpeuplé, cela tombebien, des clients

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sortentaumêmemomentet,alorsquenouslescroisons,j’entends:

«Ehbien,Pauline,quefais-tulà?Sions’attendaitàtevoirici!»

Mon ancienne équipe du grandmagasinAu Plaisir desYeux, quasiment au complet,me regarde l’airsurpris,l’airtrèsétonné,pleind’incompréhensiondufaitquemoi,quiviensdeperdremafille,jesortedéjeuner à Saint-Germain-des-Prés... Qu’est-ce que les gens attendent des personnes comme nous quitraversonsdesdrames?Quenousnousenfermionssanssortirpendantunan?Celamepèsechaquejourdavantaged’entendretouscesavis,touscesjugements.

«Vous devriez partir en vacances », « Pleure, il faut pleurer », «Repose-toi, ne sors pas, tu es tropfatiguée»,«Sors,change-toilesidées»,«Neparlonsplusdumalheur,ilfautoublier»,«Parle,parle,çafaitdubien»,«Ahbon?Tuveuxretravailler?»

J’aienviedevoirdumonde,devoirdessourires,demenoyerdanslatendresseduregarddesautres,jen’enpeuxplusderesterchezmoitouteseuledanscetappartementquejen’aimeplus.Leurréactionestsivivequecelamegâche ledéjeuner. Je suis ailleurs,Zacabeau fairedes effortspourmechanger lesidées,j’aihonted’êtrelàaveclui,jesuisnoyéedansmonmalheuretaccabléeparleregarddesautres.

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Uneparenthèseenchantée

Venise,30novembre.Emmitouflésdansnosdoudounes,àl’abriderrièrenoslunettesdesoleil,Grégoireetmoi,nousnousdoronsausoleilcommedesescargots,recroquevillésl’uncontrel’autreàlaterrasseduCaféFlorian.Lachaleur suavedemondixièmecappuccinode lamatinéecoule lentementdansmagorgeetlaqualitédusilencerejointlebleud’azurdelameretducieldel’Adriatique.Luxeabsolu,jecomptelenombredepèlerinsprésentscematin-làsurlaplaceSaint-Marc.Noussommesquatorze.Ilestpourtant11heuresdumatin,heuredécentepourqu’untouristenormalementconstituéseruedanstousleshautslieuxtouristiques.Lespigeonss’égaillentànoscôtés,leLionsurplombemajestueusementlalaguneetnousrevenonsàlavie.

Malgrélalargeurdeschaisesdelaterrasseducafé,nosjambessontentremêlées.Nousavonslebesoinanimaldenoustoucher,d’avoirnosdeuxcorpsaucontactl’undel’autre,sansquoinoussommestouslesdeux aussi perdus que des chatons abandonnés. La qualité du silence et la chaleur de l’air de ce 30novembresonttellementenveloppantesquenousnouslaissonsdorercommequandnousétionsquelquesmoisplustôtsurnotreplagedel’îleMaurice.Pourunefois, lesilencedeGrégoirenemepèsepasetcurieusement je communie avec lui dans ce silence, comme si nous reprenions notre souffle. Noussommes épuisés des nombreux événements quenous avons vécus ce derniermois.Venise n’amis quequelquemillekilomètresentrenousetnotrecauchemarmaisdéjànousnoussentonslibérésetsoulagésd’échapperaupoidsdenotreréalitéquotidienne.

***

C’estmasœurEugéniequiaeul’idéeenpremier:«Vousdevezpartirenvacances.»Curieuxcommeidée,nousvenons justed’enterrernotre fille,nous sommescensésêtre endeuil et,déjàque l’onnousinviteàsortir,ilfautmaintenantqu’onparteenvacances?Lapremièrefoisqu’ellem’enaparlé,j’avouequejemesuisdit,unefoisdeplus,qu’onn’avaitdécidémentpaslemêmesystèmederéférences.C’estd’ailleurspourçasansaucundoutequ’àellebeaucoupdechosesréussissentetquemêmesondivorceadesalluresdesuccès.Sur lemoment j’ai l’impressionqu’ellemeparleuneautre langueet,commeunautomate,jemelaisseprendreencharge.Ilfautquel’onparteàVeniseentêteàtête?Ilsontsansdouteraison...DonconvapartiràVenise,trèsbien.

Oui,mais...Nos financessontauplusbas.Les4300eurosquenousontcoûté lesobsèquesn’ontpasencoreétéremboursésparlesassurances.Àmonhabitude,jen’aipasfaitmescomptes,surtoutdanscesdernierstempsdegrossesse,etunmoisaprèslepaiementduderniertiersprovisionnel.Bref,lescaissessontvides.Nousn’avonssûrementpaslesmoyensdepartirunesemaineàVenise,mêmesisurlepapier,c’estprobablementlameilleurechoseàfaire.Jesensbienl’insistancefamilialesurlesujet.

Mapetitesœur,quiaencoreaujourd’hui5ansdeplusquemoimaisquej’ailachancededominerd’unedizaine de centimètres depuis bientôt 20 ans, s’est, comme souvent, promue business angel del’associationconsistantàsauvermoncouple.Premièreaction:nousdevonspartiràVenise.C’estlepland’actionprioritairedumoisdenovembre.J’avoueque,devantnotreapathieounotresidérationfaceauxévénements,c’estellequiachoisiVenise.Venise laRouge.Pourquoipas?Elleauraitpu, je l’avoue,nousenvoyeràTombouctou,jecroisqu’onyseraitallésaussisansmoufter.

Venise apparaît donc la destination parfaite et validée par le conseil de famille qui nous tient lieu de

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baby-sitter.Mamanfaitlespapiersetremetdel’ordredansnosdossiersadministratifs.PapaadministreconsciencieusementetàheuresfixesXanaxetautresLexomil,ycomprislorsquej’aiunverredebloodymaryàlamainouquejeredemandeunballonderougedanslebistrotoùnousfaisonsunepause.Monfrèreaînéestmissionnépourlebricolageetleréaménagementdel’appartement.Àlachambredebébéquine serait jamaisoccupéedoit succéderune chambred’amisdignede cenom.Pour recevoir quelsamis ?Chaquemembrede l’associationSauvezWilly a samission, son rôle.Toutema famille est là,autourdenous,serelayantetveillantsurnospremierspasdeparentsendeuil.EtlesdeChevo?Oùsont-ils?

***

Veniseestdoncladestinationoùnotrecoupledoitseretrouver.Grégoireabandonneseshautesfinances,legroupeduCAC40nemenacepluspendantunesemainedes’écroulercarlesINTERCOnesontpaspassées.Termebarbarequineparlequ’auxspécialistesdelaConsolidationmais,aprèstout,celamontrebiencombiennotremondetourneautourd’enjeux...despécialiste.

RevenonsàladouceurdeVenise.M.JuppénousaunpeurebattulesoreillesdeVeniseetdesatentation,moijenevoisenellequesadouceur.LapremièrechosequimefrappeàVeniseestsonsilence.Undouxsilenceagrémentéduclapotisdel’eaudescanaux,duréfléchissementdusoleilsurlesfaçadesdespalaisendormis,de lapuretécristallined’uncielbleude l’Adriatique.Cesilencenousenveloppecommeundouxchâleencachemire,quenoussoyonsentraindedéambulerdanslesbriquesrougesdughettojuif,danslesruellesduvillagedesverriersdeMuranoousurleslonguesplagestristesduLido.

Jevoudrais aussi vousparler de la simplicitémajestueusedeVenise.Desplafondsornés et peints denotrepension–laPensionedelaAccademia–àl’agitationdescafétériasquisecachentàchaquecoinderue,deladélicatefragilitédesoiseauxenverrevénitienàl’opulencedesmasquesducarnaval,delaprofonde obscurité des ateliers de verrerie au balancement nonchalant des cyprès qui surplombent lecimetièreSanMichele,Venises’offreànous.

JecomprendsrapidementpourquoilechoixdeVenises’estimposé,etsecrètement,puisqueaujourd’huiencorejen’aitoujourspasprisletempsdedireàmasœurquejeluivoueuneimmensereconnaissance.ÀVenisenoustrouvonsl’espacedelareconstruction.ÀVenisenousrencontronsenfinl’apaisementdesyeux, l’apaisement des sens, l’apaisement de l’âme. Victoire est partie, elle nous manque. À chaqueéglise– etDieu seul sait siVenise regorged’églises toutesplusbelles lesunesque les autres–nousallumonsunciergeenmémoiredenotrefille,pouréclairerencoreunpeusonâmeetfairemonterversl’infini la douceur de notre amour pour cette enfant qui nous a été enlevée. Et pourtant, Venise nousautoriseàêtre...heureux.

Grégoireetmoiavonsnospetitsrituels.N’ayantaucunecontraintehorairedansl’hôteloùnoussommesdescendus,nousnousréveillonsvers11heures,profitonsdeladouceurdesrayonsdusoleild’hiverpourrejoindrelacafétériaaucoindelaplacedel’Accademia.Lesarômesdedeuxoutroiscappuccinosbiencrémeuxnousayantrevigorés,nouspartonsmaindanslamainlenezauventdécouvrircettevilleetsesmultiplesrecoins.Puis,versdeuxoutroisheuresdel’aprèsmidi,quelquesciergesallumésplustard,nousnous abandonnons à la chaleurdu soleil, emmitouflésdansnosdoudounes à la terrassed’une trattoriapourtoutsimplement...vivre.

Vivre.Êtreheureux.Êtrebientouslesdeux.Venisenousoffrecetimmenseprivilège.Loindesregards,loindelapressionsocialequivoudraitquejepleure,quejesoistriste,quenoustraversionsuneépreuveabsolumentaffreuse,nousvivons.Toutsimplement.Pasd’heure,pasd’horaire,nospassontguidéspar

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lesrayonsdusoleilàsonfirmamentoudéclinantsurVeniselaRouge.Nousn’écoutonsquenous,notrefatigue,notredouleur,notresolitude,etaussinotrefaim,nosenviesetnotreenvied’avoirchaud,souslesrayonsdusoleil.Jecomprendsàcemoment-làlesensdumot«vacance».Vacuitédenotreviesociale,vacancedejugements.Vacuitéderelationsfamiliales,vacanced’amourfilialemprisonnantetétouffant.Vacuitédeviesociale,vacanced’obligations.

Cettesemainecontribuegrandementàcequenousreprenions lecheminde lavie.Noussommesdeux.Nous sommes là, ensemble, avec nosmoments d’émotion, de larmes, de tristesse.Victoire nous a étéarrachéeetnousnecomprenonspasunefoisdepluspourquoi.Pourquoinous?Pourquoimaintenant?Maisnoussommesenvieetnousnousrendonsbiencomptequemaintenants’imposeànouslechoixdenotreexistence,àsavoirdansquelétat,dequellefaçon,noussouhaitonsdésormaisvivrenotrevie.Petità petit, au détour des ruelles de Venise, enjambant un canal et puis un autre, je comprends quemalheureusementl’êtrehumainsurvitàbeaucoupd’événements,qu’ilnesuccombepassouslatorturedudeuil. Que ce soit Dieu ou le destin qui choisisse de nous faire souffrir, je comprends qu’il nousappartientdechoisirlamanièredontonvasouffrir.Deboutoucouchés.

***

EnvacancesGrégoireetmoiadoptonsspontanémentunrythmeensymbioseparfaite.Malgréletsunamiquis’estabattusurnosvies,nousretrouvonsfacilementnotrevieàdeux.Nousavonsclairementbesoindedormir.Si les tranquillisantsme semblentunebéquille rassurantepour être sûrsdepasserunenuitsanscauchemar,nouscommençonspararrêterlebloodymaryetlewhiskysec,nosmeilleurscompagnonsdepuis plus d’un mois. Ma dernière visite chez Toutrose avait été décisive. Quand il m’a demandécomment je tenais le coup et que je lui ai mentionné mon amour des verres rouges, il m’a indiquéimmédiatementquecen’étaitpasuneminceaffaireetquejedevaism’enpréoccuper.LamortdeVictoireet le deuil qui s’ensuit me laissent un inexorable penchant pour l’alcool. Je sais à l’avance que letroisièmeverredevinrougevam’envelopperd’unedoucechaleuretsubitementallégerlepoidsdemoncœuretdemeschairsmeurtries.

Nousavonsaussibesoindenousoxygéner.Venisesaitparfaitementnousoffrircetteboufféed’airpur.Dans lespremiers jours froidsde l’hiverducentrede l’Europe,pardes températuresprochesdezérodegréCelsius,sousunsoleilquinoussembleéternel,Venisenousoffreseskilomètresetseskilomètresderuellesetdedédales.Nousmarchonsl’underrièrel’autre,lamaindanslamainoubrasdessusbrasdessous. Ponts, ruelles, placettes, porches... Plus que de nous enfermer dans les musées, nous avonstellementbesoinderespirer,d’emplirnospoumonsd’airpur,deprofiterdecettevillemillénaireetdedécouvrir ses fractures, ses blessures, ses trésors et ses pépites. Nous arpentons toute la journée sesquartiers.

Jemesouviendrai longtempsdusilenceduquartier juif.L’ancienghettodeVenisenousaccueilledanssonsilencecommepournouspermettredenousintroduire,nousaussiblessésdelavie,aucœurdesonâme.Grégoirelui-mêmesesentàl’unissonaveccequartierdebriquequileramèneàdesoriginesbiensouventniéescarnetrouvantpasleurplacedansletableaudelarespectabilitédesdeChevo.Enfin,lesracinesdesagrand-mèrejuivereprennentplacedansledécoretsoncœurlaisseveniràlasurfacedesonâmelesémotionsd’unsouvenirnonpartagé.

Jem’amusepresquedans lacathédraleSaint-Marcdéserteàmelaisserglisserdans les toboggansqueformentlesimmensespavésdudallagedelanef.Usésparlepassagedeferventscroyantsetdecortègesroyaux,ilsmerappellentlesconquesdesbénitiers.L’égliseétantdéserte,jerepasseàmaintesreprisesdans ses volutes en me projetant à travers les siècles et m’imaginant au temps des croisades, de

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Casanova,del’EmpireaustrohongroisouencoredeNapoléon.

Nous allons même, parents en deuil et sans vergogne, boire un verre au Harry’s Bar. Nous sommesvivants.Nousavonssurvécu.Nousn’avonspasd’autrechoixqueceluidevivre.Lavienousoffrait lapossibilitédeprofiterd’unevillemagique.Pourquois’enpriver?JeneretrouvepourtantaucunemagieauHarry’sBar, ce lieumythique deVenise, et sans aucun doute la conversation silencieuse que notrecouplepeutentretenirnesuffitpasàinstaurerl’atmosphèredeséductionoudejoutesverbalesenfiévréesirrémédiablement associées à cet endroit.Nous avonsnéanmoins la sensationd’enfreindre commedesgaminslecodedebonneconduiteenayantcédéauxsirènesdesnuitsenfiévrées.

***

LeseulsouvenirtristequejegardedeVeniseestnotrepromenadesurlesplagesduLido.Leluxedelasolitudeendeslieuxquil’étédevaientêtrebondésmerendtristeetpèsesurmesépaulessilourdementquej’entrouvel’îleaffreuseetmorne.Biensûr,leshôtelsbarricadéspourl’hiveretlesdunescreuséessur les plages afin de protéger les promenades des hautes eaux ne rendent pas le paysage des plusaccueillants. Mais je crois surtout que le spectre de Dirk Bogarde dansMort à Venise me hante.Traverséeparlesaccordsdela5esymphoniedeMahler,jepromèneunregardhabitésurlesplagesduLido,m’attendant à apercevoir à toutmoment au loin le chapeau de SilvanaMangano ou les blondesbouclesdeBjörnAndresen.MortàVenise.Letitredecefilmn’estpassiinapproprié,étantdonnécequenousvenonsdevivre.Maisnon,jen’aiaucuneenviedetrépassernidepoussermonderniersoupirsurcette place abandonnée.Mon romantisme etmapassionpour le cinéma italienme jouent des tours, etGrégoiresemblepartagermonavis.Jemesenssoulagéequandenfinlevaporettovientnousdélivrerdecetteîlefantasmagorique.J’adorepourtantlasymphoniedeMahlermaiscepaysagenesusciteenmoienfindecomptequemalaise.Ilmesemblepeut-êtreaveclereculm’avancerversunprécipiced’émotionsetverslaportedelamort,portequejustementjesouhaitefuiràtoutesjambes!

***

Venise nous renvoie à Paris revigorés. Nous ne parlons que très peu de notre voyage. Bien sûr nouspouvons jouer lesguides touristiques.Maisd’unepartnousn’avonspris aucunephotodece séjour siparticulieroùnousnoussommesperduspourmieuxnousretrouverdansleregardl’undel’autre.D’autrepart,quiauraitpucomprendrequenousyavonsétéheureux?Quiauraitpucomprendrequ’onosedirequenousavonspasséunséjourmagnifique?Nousregorgeantdesœuvresd’artquelesnombreuxmuséeslà-basprotègent?Ressourçantnotreamourdans les ruellesduquartierSanMarcooù lescouchersdesoleilplusrougeslesunsquelesautresnousenveloppaientdeleurdoucetorpeur?

Nous rentrons néanmoins avec un souvenir. Un seul. Un petit moineau en cristal bleu azur que nousachetons,monmari etmoi,dansunmagasin sur leCaralazzo. Jepourrais revenirdanscemagasin lesyeuxfermés.Cepetitmoineaum’attireimmédiatementl’œilaudétourd’unevitrineetmoncœurnefaitqu’unbond.JeretiensGrégoirequimarche,selonlemodèlefamilialdesdeChevo,àgrandesenjambées.Jelesuppliederentrerdanscemagasinpourtouristes.Nosfinancessontloind’êtremirobolantesmaisj’arrive à le convaincre. Ce petit moineau s’impose tellement à moi qu’une fois de plus Grégoirecomprendetmelaisseemporter,pliédansduvulgairepapierjournal,cepetitanimalquipenchaitversnoussatêtecommepournousbaisoterlajoue.

C’estunsymbolesupplémentairedelaprésencedeVictoiredansnoscœurs.Commesimafillem’avaitfaitsigneaudétourd’unevitrine.Cepetitoiseaudansnotresalonnousrappelleralongtempsencorecette

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semaineexceptionnelle.Cettesemaineoù,loindelasociété,loindenosfamilles,loindenosamis,nousavonsretrouvélechemindenotreamourànous.Notreamourquis’estincarnédansVivietquinousaétéarraché.

Personnebiensûrneseseraitattenduàçamaisnousnousaimonsetnoussommeslà,touslesdeux,encommunionavecnotrefille.LesdernièressemainesnousontviolemmentéprouvésmaisnousretrouvonstouslesdeuxdansVeniselabelle,dansladouceurblondedespierresdesesmaisons,dansl’arrondidesespontslaforcedenousreconstruire.

Etilnefautledireàpersonne,maisnousavonspassétouslesdeuxunesemaineextrêmementheureuse.Nous sommesendeuil, en effet.Victoirememanquehorriblement etmanque sans aucundoute aussi àGrégoire,maisnous,noussommesenvie.Etnousavonsenviedevivre,denousressourcer.Nousavonssurvécuàl’enfer.Nousavonsfailliêtreenterrés,entoutcaspourmapart,avecnotrefille,puisqu’ilest« tout à fait impossible de se remettre de la mort d’un enfant ». Venise nous permet de souffler, derespirer,denoustenirlamain,denousaimer,depleurerensemble,decommunierensembledanslamortdeVivi.VivreavecVivimaissansVictoire.

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Faceau«psy»

Au sein de l’association SauvezWilly, ma sœur Eugénie s’est autoproclamée Grand Chef. Elle jouedésormais un rôle essentiel dansma vie, remplaçant quasimentmamère. Ainsi, dès le lendemain del’enterrement,m’a-t-elleexpédiéechezlepsy.Ahbon?Ilfautquej’aillechezlepsy?PourquoimoietpasGrégoire?Ilfautquejemefasseaccompagner.C’estuneépreuveterrible,jenepeuxpasm’ensortirseule.Ahbon...Jesuisenpiloteautomatiqueetfaisexactementtoutcequ’ellemeditdefaireoupresque.Pourêtrehonnête,j’enparleavecGrégoirequis’empressederefuser.Enbonfilsdechirurgien,ilvasedébrouillertoutseulavecsesproblèmes.Unpsy?Etpourquoifaire?Aprèstout,letravailc’estlasantédoncilyretourneimmédiatement.Troisjoursaprèsl’enterrementdeVictoire...

Jedoisavouerque,lorsquejetéléphonepourprendrerendezvous,jenesaismêmepascequel’onfaitchezunpsy...Cemot,pourmoi, fait échoà lachansondeJacquesBrel« Jef»où ildit à soncopaind’arrêterdeserépandresurletrottoir.Lepsyàmesyeuxnesertqu’àselamenteretjenevoispasbiencequecesséanceshorriblementchèresetnonrembourséesparlaSécuritésocialevontm’apporter.Lesparoles que je prononce lors de la prise de rendez-vous sont proches de l’écriture automatique dessurréalistes.Jecroisbienquejen’aipaseud’autresmotsdemotivationque«mafillevientdemouriretma famillem’a dit de venir vous voir ».Ce n’est pas bien grave, la psychanalyste à laquelle onm’aadresséedoitnaturellementêtreprêteàencaissertouslestypesdedemandes...

Ma psychanalyste s’avère une demoiselle d’un certain âge. Vieille fille au minois desséché et auxcheveuxnoirs raidescoupésà laCléopâtre– sans l’épaisseurd’ElizabethTaylormalheureusement. Jedécouvresoncabinetouplutôtlebureaudesonappartementaufonddelacourd’unimmeubledansle18earrondissement,àcôtéd’uncimetière.Unlitgarnid’unédredonvertmiteuxdatantsansaucundoutedesannéesquarante,desvoilagesbordésd’unerosacesurlafenêtreàmihauteuretunelampedechevetavecunabat-jouràpampillesjaunes.J’espèresincèrementpourellequececabinetdeconsultationn’estpassachambreàcoucher...Etmalheureusementjecrainsfortquecesoit lecas.Heureusement, jen’aipasàsubirledivan,cequiseraitrevenu,j’imagine,àm’allongersurcetaffreuxdessusdelitvert.Mademoiselle aux cheveux noir corbeau raides de chaque côté de son visage et retenus par deux pincesdorées,dèsmapremièrevisite,meproposequel’onserapprochedelalumière.Dansdeuxfauteuilsquiaujourd’huiseraientpiledanslatendance«revival»deJeanProuvémaisqui,jel’avoue,surlemomentsententeuxaussileschambresinhabitéesdepuistrenteansdechezmagrand-mère.

Jenesaispascequejefaislàmaistoujoursest-ilquejepassetroismoisàallerchaquesemainevidermonsac.C’estbienlemotpuisquemoninterlocutricen’ouvrepaslabouche.J’exagère,ellemerenvoiedetempsentempsuneoudeuxquestionspourm’obligeràallerplusloin,auplusprofonddemoi-même.Quoiqu’ilensoit, je trouveunapaisementsurprenantàpouvoirenfin livreràquelqu’unde totalementinconnutoutesmespensées,sanstabou.Jelapaie,doncclairementdansmonespritc’estsonmétierdedémêler elle-même le tohu-bohu qui régit mes pensées. Je sais bien qu’aujourd’hui la thérapie estquasimentdevenueunemode.Maisdansmonenvironnement,dansmafamille...Nousavonsbienunonclepsychiatremais il est entenduqu’ilne fréquentequedes fousetque l’unique raisonpour laquelle il achoisicettespécialitéestsapassionpremièrequiconsisteàjouerdupianodivinementetàyconsacrerquelqueneufheuresparjour.EnraisondequoilaprofessiondepsychiatrequiluipermetdeconsulteràsesheuresperduesquandsesdoigtsgourdsnesupportentpluslesrhapsodiesdeLiszt.Ilfautdirequelamort deVictoire doit être aux yeux de la famille une circonstance exceptionnelle.Même si je n’en ai

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jamaisclairementexprimé lebesoin,chaqueséancemesoulageénormément.Masœuraeuunebonneidée,jelecomprendsmieuxaujourd’hui.

***

Lepremiersujetdontnousdébattonsconcernemaculpabilité.Àbrûle-pourpoint,j’évoquel’idéequesiVictoire est morte, c’est bien ma faute. Je suis responsable de l’accouchement. Certaines femmesaccouchenttrèsfacilementetmoipas,j’aiencoreéprouvélebesoindefairedeschosescompliquées.Enoutre,siVictoiren’apassurvécuàtoutescesépreuves,unefoisencorec’estmafaute.Cesontlesmèresquifontlesbébéspuisquenouslesportonspendantneufmois,justementpourleurpermettredebiensedévelopper.DoncsiVictoiren’apasrésisté,adéclenchécettelyseducerveauetaeutouscesproblèmesaupancréas,unefoisencore,j’ensuisentièrementresponsable.

Ilvamefalloirtroislonguessemainesaprèsledébutdecettethérapiepourremettrechaquechoseàsaplaceetlaisserveniràmaconsciencequejenesuispasresponsable.SeulmoncherdocteurLinguauxestresponsable.Aujourd’hui,auXXIesiècle,lesbébésnemeurentpasàlanaissance.SiledocteurLinguauxn’avaitpasprogramméquatredéclenchementsd’accouchementunsamedimatin,toutçasansaucundoutepourarrondir leshonorairesdesasemainedequelque6000eurossupplémentaires,Victoireneseraitpasmorte.En refaisant lecheminà l’envers, jemerendscomptequesi j’avaisétéseuleàaccoucher,sanslestroisautresfemmesquis’étaientprésentéesenaccouchementspontané,lasituationauraitétéplusgérable.J’auraisétélaseuleparturienteàaccoucherà11h30,l’équipeauraitétédisponiblepourfairelacésariennequis’imposaitetVictoireseraitdansmesbras.

Le fait de laisser venir àma conscience cette pensée reste extrêmement douloureux.Malgré tout, j’enressensungrandsoulagementquim’autoriseaussi,aufonddemoi-même,àenvisagerdefaired’autresenfantspuisquejenesuispasresponsable.Néanmoins,latortureseraittropbrève,jetrouvemoyendelaprolonger de quelquesmois. En fait, je porte quandmême une grande responsabilité dans lamort deVictoire. Lesmédecins ont tout fait pourme convaincre deme battre aux côtés dema fille. Il fallaitl’allaiter?Jel’aiallaitéeetj’aimêmeeuunlaitphénoménal.Ilfallaitquejelatiennecontremoi?Jel’aitenuecontremonseindouzeheuresparjouravecgrandbonheur.Jedevaisluiparler?J’aieudumalànepassangloterdevantmafilleet,quandjenetrouvaispaslesmotspourluidiretoutmonamour,j’aitoutsimplementchanté,chantésanscesselamêmeberceuse.

Etpourtant,malgré toutceque j’ai fait,Victoireestmorte.J’ai tout faitmaisVictoireestmortequandmême. Jen’aipas réussià luidonner suffisammentenviedevivre.LepèreVetume rattrapeauvoletm’empêchedem’enfoncerdanscettespiraleinfernale.J’aitoutfaitpourdonneràVictoireenviedevivrecertes,mais leSeigneurenadécidéautrementetapréférélarappeleràLuipourluiéviteruneviedesouffrance.Peut-être.Maisjenesuispasconvaincue.Victoireestmorte.J’aiétéimpuissante,jen’airienpu faire pour sauver ma fille. Mais oui, ma psy a raison... Ce n’est pas ma faute. Je ne suis pasresponsabledelamortdeVictoire.Victoireestmortemais,deboutenbout,cequicomptec’estquej’aitoutfaitpourelle.Tout.Toutcequiétaitenmonpouvoir.

***

LestroissemainessuivantessontconsacréesàmondébatintérieurquiconsisteàsavoirsijepeuxtenirpourresponsableledocteurLinguaux.J’enarrive,tellementcespenséessontdouloureuses,àlesrefuser.Mon père est médecin, mon beau-père est médecin, je comprends petit à petit que j’idéalisecomplètementcettefonctionetlaconfondsaveclafiguredupère.Àpartirdumomentoùjesuisdansles

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mains d’unmédecin, il ne peut rienm’arriver. Son serment d’Hippocrate, sa fonction, son sacerdoce,commeditmonpère,l’obligentàtoutfairepourmesauver.SaufquecontrairementàcequeledocteurLinguauxpense,aucunmédecinn’estdivin.JesuisfrappéederetrouvercecombatintérieurdanslatêtededocteurMamour...deGrey’sAnatomy.Ehoui,malgré ladextérité,malgré le savoirfaire,malgré lagrandeexpérience,malgréleculotdesmédecins,aucunn’estdivin.LesmédecinsseconfrontentàDieu,àlaMèreNature et ne commandent pas tout. Victoire les a laissés impuissants, le désarroi du docteurLachapellem’enabienconvaincue.

Je reste très frappéeparnotredernièreconversation téléphonique.Victoireétaitnée le samedietnousdevions être le premier mercredi. Comme chaque matin, nous partions Grégoire et moi en voiture àl’hôpital et nous retrouvionsPorte deSèvres dans les embouteillages dupériphérique.Mon téléphoneportableavaitalorssonné:ledocteurLinguauxvenaitauxnouvelles.Lesparolesquej’avaisentenduescejourlàm’avaientimmédiatementfaitpenseràcelivredeMilanKundera,RisiblesAmours–jecrois,ilfautquejevérifie.LedocteurLinguauxavaitprononcédesparolesqui,aprèscoupetaujourd’huiencore,m’avait glacée d’effroi : «Bon, écoute, elle vamourir. »Après ce que nous venions de traverser, ledocteurLinguauxs’étaitpermisdemetutoyer.

«Doncsituveux,jepasseuncoupdefil,onmetcequ’ilfautdanslamachineetvoilàc’estfini.Tuviensmevoirimmédiatement,je terefaisuneFIVetdansneufmois tuasunenfantenpleineformedanslesbras.»

Moninstinctdesurvieavaitdûsemettreenroutemais,audelàduchocdesmotsemployés,j’étaisrestéeeffaréeparlecaractèretout-puissantquecemédecins’octroyait.

La thérapiemepermetde refaire lepoint surcesujet-làaussi.Cesparolesmehantent. J’arrivemêmecertainssoirsdedésarroiàdouterdelaprobitédel’équipemédicalequiaentouréVividanssesderniersinstants.Etsiquelqu’unavaitabrégésessouffrances?L’ont-ilsfait?

***

L’hiverarriveavecsesaprès-midipluvieux.Jem’échappesouventdubureauendébutd’après-midipourallerchezmapsychanalyste.Jepleuredemoinsenmoinssouventpendant lesséanceset ressensde lafatigue,parfois,àforcederetournertoutescesidéesdansmatête.Jepréféreraisoublier,pourtantjen’yarrive guère... Néanmoins ces séances s’intercalent dans mon agenda comme des bulles quim’appartiennent,desmomentsoùjepeuxàloisirregardermonnombriletsurtoutvidermatête.Etvidermatêtedevientessentiel.Laviereprendsoncours,jemerendscomptequejepeuxdemoinsenmoinsparleràmesamis,àmonentourage.

Soitj’ailesentimentderemuerlecouteaudanslaplaiedemesinterlocuteurs,leuramenantsouventleslarmesauxyeux,soitjemeconfronteàdesregardsderejet.Laviecontinue,monchagrinvapasser,lespersonnes demon entourage en fin de compte n’ont pas envie de savoir. Grégoire s’enfonce dans letravail,lecerclevicieuxdelafatigue,etpréfèreliresesbandesdessinéesquemeparler.Jeresteseuleavecmesfantômes.

Jem’enfoncedansunautrerefugepourrefuserlaresponsabilitédudocteurLinguaux.Autantjen’arrivepasàpleurermafille,autantjeressenslebesoindecontinueràmefairemaletàmeprouverpara+bquejesuislaseulecoupable.Dansladébâcledecesamedimatinlà,ledocteurLinguauxn’apaspufaireautrement. C’est comme s’il avait été sur un champ de bataille. Quatre patientes ont besoin d’unecésarienne au même moment. Par laquelle commencer ? J’imagine qu’il a choisi celle de gauche enespérantquecellededroitetiennelecoup,letempsqu’ilsoignelapremière,n’est-cepas?

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L’idéedesaresponsabilitém’esttroppénible,jetourne,jeretourne,jetournicote,jevirevolteautourdecettevéritéquiest tropdouloureuseàadmettre.Victoireestmorteàcausedece type.Monéducation,monesprit,mapeurdesloism’interdisentd’énoncercettevérité.Lesmédecinspeuventfairedeserreurs.Lesmédecins peuvent se planter. Ils peuvent être responsables. Ils sont responsables des choix qu’ilsfont.

LedocteurLinguauxn’estpasseulresponsable.Mescoursdedroitreviennenthantermesnuitsblanches.Cen’estpasunequestiond’obligationderésultat,c’estunequestiond’obligationdemoyens.LedocteurLinguauxaprisdesdécisionsrisquéesdontonpouvaitpotentiellementpenserqu’iln’arriveraitpasàsetireravecuneéquiperéduite,autantd’accouchementsdéclenchésetd’accouchementsspontanésenmêmetemps.Iln’auraitpasdûinsisterpourquetouteslesfemmesprévuespourledéclenchementsoientmisessousperfusion.Etlafameusecliniqueultra-chicn’apasréponduàsonobligationdemoyens:àpartirdumomentoùunedessagesfemmesétaitmalade,lamoindredeschosesétaitdelaremplacer.

Ce n’est que sept ans plus tard, lorsque j’apprendrai enfin que le bon docteur Linguaux est interditd’exercicedelamédecinesuiteàuneaffairedemœurs,quej’accepteraicetteidéeaffreuse.Sijen’avaispas accouché sous ses directives, si je ne m’étais pas laissé convaincre de programmer monaccouchement,Victoire,aujourd’hui,seraitvivante.

***

Demercredienmercredi,jerevienscommeunmétronomechezmapsychanalyste.L’ascenseursordidedel’immeubleenfonddecourmehisseinvariablementau4eétage.Sonpetitvisagetanném’accueille,sansgrandsouriremaisavecunairdéjàextrêmementconcentré.Àpeineai-jedroitàunbonjour.Etjeparle,jeparle,jeparle.Messéancesdeviennentquasimentautomatiques.J’arrive,jeposemonimpernoir,jem’assois,jevidemonsac.Puisinvariablementarrivelemomentoùelleregardesamontre,laséanceestfinie, « à la semaine prochaine ». Et malgré ce mur de silence auquel je me confronte, malgré cetautomatismequiaprislecontrôledemonexistencedepuistroismois,jereparssoulagée.Apaisée.

Jesuisuncargoquimenacedecoulertellementlescontainers,tropnombreux,encombrentlepontetfontplongerlalignedeflottaisonsousleniveaunormaldesurvie.L’imagen’estpasforcémentflatteusepourmoi mais, avec le poids que je garde de cet accouchement et les séquelles musculaires, j’ai bienl’impressiondemedéplacercommeuncargo!Ledeuxièmequintalderizquivientdoncenseconddansmes questionnements, et que je décharge concerne le regard des autres. J’entends des choses...hallucinantes.Toutd’abord,oyez,oyez,«onneseremet jamaisde lamortd’unenfant».Mêmepapa,l’après-midi de l’enterrement, pendant que Grégoire comme d’habitude se réfugiait dans le sommeil,m’avaittenucediscours.

EugéniemeprêtelaPrièreàl’enfantdeMartinGray.J’aiadoréàl’adolescencelireAunomdetouslesmiens. Aujourd’hui je mesure cruellement les drames que Martin Gray a traversés, endurés. Et jecomprendstouteladifficultéquiconsisteàsurvivre.Onsurvitmaisquelestnotrestatut?Seulementceluidemortvivant?Jen’aipasenvied’êtreenterréeavecmafille.Jen’aique30ans, jesuis jeune.Quesuis-jecenséefaire?Maviedoit-elles’arrêterlààcausedecefoutudocteurLinguaux?Jen’aique30ans.LamortdeVictoireabeauêtreuneatrocesouffrance,quelquessemainesaprès,laréalitémesauteàlagorge.Onsurvit.Comment fait-onmaintenant?A-t-on ledroitàunaprès?Faut-ilcommedans lesromansàl’eauderoses’enterrervivantetseretirerdansuneviedebondieuseriesquejen’oseraiqu’àpeinevivre?Quelestnotreavenir?Jerecherchedeslivresdetémoignagepourm’aider.Commentfait-onpoursurvivre?JelisÀcesoirdeLaureAdler,maisjesuisfrustréedenepastrouverl’après...

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Jem’enferme alors dans une frénésie d’activité. Travailler, ne plus penser, contrôler chaque émotion.Êtrenormale.Agirnormalement.Etavecletemps,ladouleurpasse...Elleesttoujourslà,tapieaufonddemoi,maisjelalaissedemoinsenmoinsremonter.Laviereprendsoncours.Àforcedediscipline,j’arriveàmelaisseremporterparletourbillonincessantdelavieparisienne.Jerecommenceàvoyagerdeux, trois jours par semaine.Mon travail marche, je ponds des recommandations au kilomètre sansjamaism’essouffler.Etpetitàpetitjem’oubliemoi-même.

***

Etpuisunjour,mapsyprendlaparole:

«Voussavez,vousêtesdansunprocessustoutàfaitnormaldedeuil.Vousêtesjustetriste,souffrantdelapertedevotreenfant,etceciesttoutàfaitnormal.»

Parfait ! J’avais l’impressionquand j’aicommencéàvenirvoirMlleRatonque j’étais folle,quemonesprits’emballaitetnefonctionnaitplusenrégimenormal.Siellemeditauboutdesixmoisdeséanceque j’ai des réactions normales, alors l’objectif doit être atteint. Je suis guérie. Immédiatement,irrémédiablement,j’aitellementenviederevenirdanslaviequejeratelaséancesuivante.MlleRatonnem’appellepas.Moinonplus.J’éprouvedessentimentsnormaux.Jesuisnormale!J’airéussiàéviterdesombrerdanslafolie...Unespécialistedelaquestionl’adit!Matêtenevaplusexploser.Jenevaisplussombrer,j’aisimplementapprisànagerlabrassecoulée.

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Reprendreletravail

UnmoisaprèsavoirenterréVictoire,jetourneenrond.Ilfaitmauvais,lemoisdenovembreestfroid,ilpleut. La Star Academy me tient compagnie, je regardemême la quotidienne lemidi et le soir... Lesrendez-vous chez le kinésithérapeute ne suffisent pas à meubler mes journées et je n’ai pas l’espritsuffisammentsereinpourmedivertirvraiment,lireouprofiterdecetempslibre.Jemesensvidecommeune coquille de noix cassée. Grégoire lui est en pleine période budgétaire, moment intense dans lesgrandes entreprises françaises où tout lemonde se regarde en chiens de faïence pour savoir combiend’argent il aura la permission de dépenser l’année prochaine et comment sa prime de variable seracalculée...Ladisponibilitédemoncherépouxestdonctouterelative,sesjournéesdetravailnecessentde rallongeret lavie trépidantedesacompagnie luipermetd’oubliersonchagrin,nos tourmentset latristessedenotrevie.

Alorsbiensûr, jem’occupeavec laconstructionducaveaupourVictoire.Trenteans,propriétairesdenotre premier appartement et aussi... d’un caveau de famille. Ce n’était pas vraiment le programmeimaginé mais aujourd’hui nous y sommes, et si c’est la dernière chose que nous pouvons faire pourVictoire,noustenons,entoutcasjetiens,àcequecesoitbien.Justebien.Cequ’ilfaut,enhonneuretenmémoire denotre fille.Mais ça ne suffit pas àm’occuper.Qu’à cela ne tienne, après tout, je suis enforme.Mêmesi jene suispas totalement remisedecet accouchementdramatique sur leplanmoral etphysique,jenevoispaspourquoijem’empêcheraisdetravailler.Jetéléphoneàmonchefpourprendrerendez-vousavecluietilmedit:

«Biensûr,Pauline,viensquandtuveux.Çameferatellementplaisirdedéjeuneravectoi!»

Parfait,rendez-vousestprispourle14décembre.Moijesaistrèsbienoùjeveuxenvenir.JemesuisrenseignéeauprèsdelaSécuritésociale,autantj’avaisdroitàmoncongédematernitémalgréledécèsdeVictoire,autantj’aiaussiledroitaujourd’huidel’interrompredèsquejemesenssuffisammentenformepour reprendre le travail. Il suffit que j’envoie dans les quinze jours précédantma reprise d’activitéprofessionnelleuncourrierenrecommandéàmonemployeur.Qu’àcelanetienne...

Lui... Jen’aurais jamaispenséun instantqu’il serait aussi embarrassé.Le14décembre,datedenotrerendez-vous,j’arriveaubureauetparcourslentementl’alléequilongelesbureauxenopenspace,dansl’ancienneusineoùnoussommes installés. J’aperçoisde loinma table.Personnen’aété installéàmaplace, j’ensuis touchée.Fatimaà l’accueil,dèsqu’ellem’aperçoit,m’annonceenparlant trèsviteque«oui,oui,elleprévientThomas,quileuraditquejevenaisaujourd’huietquej’avaisrendez-vousaveclui».

Je ressors dans la cour de l’usine, surprise par la voix saccadée de notre assistante à tous qui est àl’accueil,etj’attendsqueThomasarrive.Nousnousretrouvonsdehors,iladéjàmissonmanteauetn’aapparemmentpasl’intentionquejem’attardeici.Immédiatement,j’observelesourirecrispé,lespupillesquibougentdefaçonlatérale...Certesilfaittrèsfroidencemoisdedécembremaissesmainstremblent.Maprésenceprovoqueapparemmentchezluiungros,grosmalaise.Jenem’yattendaispasdutout.

Nous nous dirigeons vers notre restaurant habituel. Avant, je déjeunais quasiment tous les jours avecThomas.Nousalternionspavéaupoivreàlabrasserieetescalopeaucitronchezl’italienetpassionsdesheuresàcontinueràdiscuterdesdossiers,desclients,del’organisationdel’entreprise.Aujourd’hui,ceserapavéaupoivre,nousauronspluschaud,lechauffagedel’italienétantassezaléatoire.Dèsquenous

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nousretrouvonssurletrottoir,laconversationreprendsurlemêmetonlégerqu’avant,maisnousparlonsdechosesetd’autres,desderniersragotsdel’agenceetdelagazettedesaventureschezlesclients...

Cheminfaisant,nousarrivonsàlabrasserieetlà,pourunpremiernouveaudéjeuner,jecomprendsqueThomasapréférélafouleetl’anonymatplutôtquel’intimitédel’italienquin’aquedixtables.Nousnousretrouvonsexactementaucentredurestaurant,souslaverrière.C’estsûrquececontextenevapasporterauxconfidences...Thomas,rassure-toi,jen’aipasl’intentiondemerépandresurletrottoir!

Aumilieudupavéaupoivre,jemelanceàl’eauetluiannonce:

«Thomas,j’ail’intentionderevenirtravaillerdébutjanvier.»

Ilaffichesoudainuneminedéconfite.LedénomméThomasdevaits’attendreàcequejedémissionneouquejeluiexpliquequ’aprèsledramequejevenaisdevivre,jenemesentaisplusdetravailler,maissansaucundoutepasàcequejerentretoutdesuite,dansquinzejours.Quelquessecondesplustard,aprèsquesontsuccessivementapparussursonvisagelasurprise,l’incrédulitéetenfinl’embarras,Thomasreprendlaparole:

«Tuessûre?Pourquoineprofites-tupasdetontempslibre?

—J’enaiprofité.Jesorsénormément,j’aifaittouteslesexposavecmabelle-mère,jefaisdushopping,jevoisdesamis.Maismaintenantjecommenceàtournerenrond.Jenepeuxpasresterchezmoiànerienfaire.Jesuisenforme.Monmédecinmel’adit,doncj’aienviederetournertravailler.

—Ahbon...Maistusais,tunepourrasjamaist’enremettre.Tuvasfaireunedépressionnerveuseetc’esttoutàfaitnormal.Unemèrenepeutpasseremettredelamortd’unenfant...»

Unemèrenepeutdoncpasseremettredelamortd’unenfant?Encore?!Jem’étranglesurplaceavecmon bout de viande et la sauce au poivreme brûle subitement la gorge.Un verre d’eau plus tard, jeretrouveunecontenance.Ilreprend,regardantàdroiteetàgaucheenévitantsoigneusementmonvisage:

«Jevois,quandCléoestnéecetété,sionavaitdûvivrecequetuasvécu,jamais,jamaisonn’auraitpus’enremettre.»

D’abord,lui,c’estlui,etmoi,c’estmoi.Ensuitejustementilnel’apasvécu,doncilnesaitpas,lepetitmonsieurquiestenfacedemoi,quel’êtrehumainest trèsendurantetsurvitmalgré luiàbeaucoupdemalheurs.Etiln’apaslechoix...Exceptécontinueràvivre!Ilnevoitpasquejesuislà,vivante,etquec’estmafillequiestmorte,pasmoi!Quepuis-jedoncdevenir? Il fautque jem’enfermechezmoi?Qu’onm’enterreavecmafillepeut-être?

J’aienviedehurleretpourtant,àl’instantmêmeoùilprononcecesparoles,jem’enfermeenmoi-même,commesitouteslesportesanti-incendieserefermaientdeconcert,bloquanttouslescouloirs.Afindenepassombrer,denepaslaissercechagrinimmensemesubmerger,jemeblinde.Désormais,toutvabienet, justement,plusThomasm’expliqueque j’ai légitimement ledroit,voiremêmel’obligation,defaireunedépression,plus jemebarricadepournemontrerquelafaceémergéedel’iceberg.Dansungrandélandebonté,Thomasclôturel’échangeendisant:

«Bon,puisquetuytiens, jen’yvoisaucuninconvénient.Tupeuxrevenirautravail.Maisparsécuritépourl’entreprise,sachequedésormaistuserasendoublonsurtoustesdossiers.»

Jerêveéveillée.Iln’apascomprisquelefaitdereprendremontravailétaitundroit.Jenesuispasicipourluidemanderl’autorisationmaisseulementpourl’eninformeràtitrecordial...Lecon,l’andouille.Pourqui seprend-il?Lasalle tourneautourdemoi, lebruitdesconversationsetdes interjectionsduserviceensallerésonnedansmatête.J’aideplusenplusdedifficultésàmeconcentrersurcequ’ildit

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carmonespritseretrouvetoutchamboulé.Thomaslui-mêmetournelatêtedanstouslessenspourévitermonregard.Sespetitsyeuxfixenttouteslestablesderrièrenous.Certesilatoujoursétépluspetitquemoi mais je le vois face à moi se recroqueviller encore plus sur sa chaise et son visage tout blancdisparaîtrequasimentdansl’encoluredesonimperméablenoirfaçonMatrix.Laserveusenoussauvedecemomentdifficileenvenantprendrelacommandedesdesserts.Nousretrouvonsunsemblantdenotrecomplicitéd’antanencommandanttouslesdeuxlamêmecrèmebrûléeavecnoscafés.

Je pensais que le travail représenterait un divertissement pour moi et une source de réconfort. Jedécouvrequejedérange.Jedécouvrequecelavaêtreuneluttedepouvoirreprendremontravail,agirentoute autonomie, retrouver lamême caution qu’avant, penser et être crue. Un abîme de doute s’ouvredevantmoi.Jamaisjenemesuisenvisagéecommenonfiable.Si,aujourd’hui,jesuislàavecl’enviederecommenceràtravailler,àprendreenchargedesclients,c’estparcequejem’ensenscapable.J’enaiassez,deresterprostréesurmonmalheur,laviecontinueetj’aienvied’enfairepartie,decettevie,decettefourmilièrequotidiennequejecroisedanslemétroparisien.

Lescrèmesbrûlées réactiventnotre légendairegourmandiseà tous lesdeuxetThomasenprofitepourchanger de conversation.Notre déjeuner se termine sur notre programmemutuel pour les vacances deNoël.Quand nous nous retrouvons sur le trottoir, la douche froide que j’ai prise pendant le déjeunerm’enlève toute envie de revenir au bureau. Je quitte rapidementThomas, affichant unemine légère, etpars à pied dans les rues de Paris. Prendre l’air me fera du bien, surtout dans le froid du mois dedécembre...

***

Deuxmoisplustard.Lamoutardememonteaunez.J’airetrouvémonclientpréféréDuchapo-Basla,j’ensuisàmontroisièmevoyageàLillepourprésenterlesavancéesdenosréflexionsmarketinget,demain,unefoisdeplusjedoisemmeneravecmoimondoublon.Rémienl’occurrenceesttrèsgentilmaisilnesertpasàgrand-chose.LedirecteurdeDuchapo-Baslas’inquiètedelevoir là,nesouhaiteabsolumentpasqu’ilsemêledesdossiersetmoicelanefaitqu’augmenterletracquejepeuxavoiràemmenercegrosclientdel’agencesurdenouvellesaventurescommercialesetmarketing.

J’enaimarre. Jen’aiplus5ansetn’aiabsolumentpasbesoindebaby-sitter.Sans réfléchir, jemontedanslebureaudenotreP-DGGuillaumeetluividemonsacdanscestermes:

«Guillaume,çasuffit.J’enairaslebold’avoirRémiquimarchedansmespasàchaqueinstant.Jenesuisplusunegamine,jen’aipasbesoinquel’onmesurveilleetnon,jenevaispasfairededépressionnerveuse.Bref,Duchapo-BaslaestinquietdevoirRémidansmespattes,ilnesertàrienetilnem’aidepascariln’osepasmeparler,nitravailleravecmoi,doncjen’aiaucunecontributiondesapart.Faisquelquechoses’ilteplaît.Sinon,dis-moicarrémentquetuveuxmadémission.»

Guillaumeestsurpris.Jelevoisseleverderrièresonbureau.Ilfautdirequejen’aimêmepasprisletempsdem’asseoir...Lesbrasouverts,meregardantdroitdanslesyeux,ilmedemande:

«Pauline,explique-moi,jenecomprendspasquelestleproblème.

—Thomas,quandjeluiaiannoncéquejesouhaitaisrentrerautravail,adécidéqueparprécautionRémiserait en doublon sur tousmes dossiers. Au cas où je ferais une dépression nerveuse et que je vouslâcheraissubitement.Çacommenceàdevenirridicule,ilestenpermanencedansmespieds.Soitvousmelaisseztravaillernormalement,soitjedémissionne.»

Guillaume en un instantmesure la situation.Même si toutes les équipes le critiquent souvent pour sa

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tendance à abuser de la bouteille dewhisky et du cigare, habitudes héritées duKoweït où il a servipendantdeuxans,mêmesijustementGuillaumeaunpeutendanceànousfairetousmarcheràlabaguette,làjevaisparticulièrementappréciersonsenshumainetsontalentpournousdirigertous.Toutenrestantdans son rôledeP-DG,Guillaumesait,par sonexpériencede lavie,de laguerreet sansdoutede lamort,quecequej’aivécuestaffreux.Certes.Maisilsaitaussiqu’onysurvit.Jelecomprendsàtraverssesyeux,sonregardfrancetprofond.Etilaconscienceaussiquejereprésentelaplusgrossesourcedemargedel’agence,auprixoùsontvenduesmesjournéesdeconseil.L’agencen’adoncpasintérêtàcequejedémissionne...Ilreprendlaparolecommej’aime,endisantexactementlesmotsquej’attends.

«Ce sont des conneries tout ça, Pauline. Je n’étais pas au courantmaismaintenant je le suis.Bosse,occupe-toide tesclientset jevaism’assurerqu’on te fiche lapaix. Jem’enoccupe,ne te faispasdesoucisavecça.»

MerciGuillaume.Aumoinsjevaispouvoirtravailler...

***

À partir de ce moment-là, les relations avec Thomas deviennent spontanément difficiles. Thomas necomprendpascequejefaislà.Ildevientmêmejalouxdel’attachementquemeportentmesclients,quieuxontbienl’intentiondem’aideràmesortirdecedrame.Jetravailledumatinjusqu’ausoiretdevienscomplètementaccroàcetteadrénalinequiconsisteàproduire,conseiller,faireavancerlesprojets,fairevalider les étapes aux clients.Et çamarche ! J’ai aumoins une satisfaction dansma vie,mon travailmarche.

Violette,mavoisinedebureau,laseulequiaiteulecourage,quandjesuisrentrée,departagerlemêmebureau que moi, me suit dans mes aventures avec étonnement. Nous pondons des sites Internet aukilomètre.Bien sûr, nous parlons rarement d’autre chose que du travail. Je nem’attarde guère le soiraprèsmajournéedelabeur.Souvententremidietdeux,j’enprofitepourallerchezlekinésithérapeuteouchezlapsy.Maisnoussommestouteslesdeuxseulesdansnotrepetitbureauetjesuiscontentetouslesmatinsderetrouversonsourire,sablondeur,sonenthousiasmeetsonénergiepositive.Nousabattonsànousdeuxlaconceptiond’uncatalogueentierde80000produitsetjemenourrisdesonénergie.Violetteestcommemoi,ellecherchelaperformance,laperfection.Jemenoiedansletravail,nousdéclinonsàl’infininotrecatalogueetleprintempssuccèdeenfinàl’hiver.

Lesclientssontgentilsetjustes.JetravaillequasimentàtempscompletpourDuchapo-Baslaet,chaquefoisque jeme rendsdans leurprovince reculée, je suis accueillie avec laplusgrandegentillessepartoutes les équipes.Lànonplusnousneparlons jamaisdemavieprivée,nideVictoire.En revanche,leurssourires,leurgentillesseetleurconfiancedansmontravailmenourrissentchaquesemaine.

***

Finavril,marécompensevienttouteseule:unepreuvedeconfianceetdereconnaissanceénormeàmesyeux.L’entreprisedansl’éclatementdelabulleInternetvamal.Nosactionnaireshollandaisnouslâchent.Guillaumeet ladirectrice financièrevoientarriveràgrandspas ledépôtdebilan.Unsoir,Guillaumevientmevoiretmedemandedemeprésenterauxélectionsducomitéd’entreprise.Mescollèguessonttellement apeurés par la situation que plus personne ne veut prendre en charge la représentation dupersonnel.Guillaumeabesoind’uninterlocuteurfiableetefficaceauCE.Jeluidis«d’accord».Ilyaquelquesmois, ilm’apermisde retrouverunevieprofessionnellenormale, autonomeet indépendante.C’estbienlamoindredeschosesquejeluirenvoiel’ascenseuretqu’àmontourjel’aideànégocierun

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tournantdifficile.Jamaisnousneparlonsdemavieprivée.Celle-ciest justementmavieprivée,delamêmefaçonqu’ilévoqueàpeine la sienneaucoursdesnombreux joursquenouspasseronsensembleentre le tribunal de commerce, les réunions chez l’administrateur de biens et les rencontres avec leséventuelsrepreneurs.Sansparlerdesexpéditionsenbinômequenousmenonspourrassurerlesclients.Enrevanche,nouspartageonsensemblecetteaventurehumaineoùils’agitdenousdonnermutuellementducourageetdenousmotiverpoursauverlemaximumd’emplois...sic’estencorepossible.

Lejouroùl’entrepriseestmiseenliquidationjudiciaire, le jeudi5juin, ilfaitbeau.GuillaumeetmoiprenonsuncaféàlaBrasserieduPalaisavantdenousrendreàl’audience.Besoinderassemblernotrecourage,detrouverl’énergiedepénétrerdansceslieuxsiimpressionnantspourl’intérêtgénéral.Là,iln’yaplusdedeuil,plusdetabous,plusdeP-DGetdesecrétaireducomitéd’entreprise,nousnesommesquedeuxindividus,représentanttoutelasociété.Laviecontinueavecseshautsetsesbas.Çamefaittoutbizarreenfindecompted’êtrelàaveclui,normalement,alorsquejemeseraisplutôtattendueàêtremiseà l’index et non chargée demissions aussi importantes pour l’intérêt de tous. Le soir en rentrant à lamaison,j’apprendsquejesuisenceinte.Ironieetsynchronicité.L’entreprisequim’amalgrétoutpermisderedémarrermaviemeurtlejouroùànouveaulavieredémarreenmoi.

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Unbelanniversaire

JustineetAlixsepressentcontremoidans l’automnehumidedecemoisd’octobre. Ilest très tôtmaisnousmarchonsrapidementlelongdutrottoircarunemessenousattend.LamessedeVictoirepoursonanniversaire. Eh oui, dix ans après, j’ai enfin eu le courage de dire aux petites quelle était la dated’anniversairedeleursœur.Justinemepoursuivaitdesesquestionsdepuisquelquesmoisdéjà.Avais-jeeuraisondenerienleurcacher,delaisserauxyeuxdetous,dansnosmaisonssuccessives,uneoudeuxphotosdeVictoire?LesquestionsdeJustinesursasœuraînéemepoussentdansmesretranchements.Etcurieusement,Alixnem’enposepas.J’aitellementdemalàleurparlerdecettepériode,deleursœurquinousavaitétédonnéeetretiréeaussivite.Trouverlesmotsfaceàdesenfantsquinedemandentqu’àcomprendredevientrapidementl’entrepriselaplusardue.

Mesfillesnesouhaitentquedesréponseslogiquesàleursquestionsd’enfantsmaismoijemeretrouveassaillieparmapeine,madouleur,messouvenirsquisubitementremontentàlasurfaceenm’asphyxiantparleurviolenceetenmerendantmuette,sansaucunmotpourpartagercesmomentsdupasséavecmesenfants.D’un côté, je n’ai jamais souhaité que le décèsde leur sœur aînéedevienne tabou au seindenotrefamille.Etd’unautrecôté, jeregrettesouventaujourd’huidedevoirfairefaceà leurcuriosité,àleurbesoindesavoir,decomprendre.Commenttrouverlesmotspourleurexpliquersansleschoquer?Commentpartagercedeuilavecellessansleurenleverleurinnocence?Commentleurfairecomprendreque cette absence qui leur pèse est en fin de compte une bonne chose ?Heureusement que la phrase«vouscomprendrezquandvousserezplusgrandes»est toujoursaussiefficace.Demême, jemesuisretrouvéeàfixerdeséchéances:

«Maman,dequoielleestmorte,Victoire?

—Jevousexpliqueraipourquoielleestmortequandvousaurez16ans.»

Unefaçond’acheterlapaixfamiliale,deleurdonneruneréponseadaptéeàleurenfancequejesouhaitepréserveretaussiàmafragilitédemèrequin’apasdutoutenviedereplongerdanslesabîmesdudeuiletdelaperte.

Danslacandeurdeleursjeunesannées,JustineetAlixvoudraientfêterl’anniversairedeleursœur,biensûr,commeonfêtechaqueannéeleursanniversairesrespectifs.Leurpropositionmegêne.Commentfairecomprendreàdesenfantsde5et7ansquenon,onnefêtepasforcémentl’anniversaired’unepetitefillequiestmorte?Undesmédecinsquim’accompagnemepermetdetrouverlesmotsjustes,toutsimplementenleurexpliquantlapeinequim’habitetoujoursetquifaitquenon,jen’aipasenviequel’onfêtecetanniversaireavecdesbougiesetdescadeaux,encoremoinsdesdéguisementsdeprincesse.

«Çamerendtriste,Justine,depenseràl’anniversairedeVictoire.

—Pourquoi,maman?

—Parcequecelamerappellelejouroùelleestnéeetjesuistristeaujourd’huiqu’ellenesoitpluslà.»

Jen’ai effectivementpasdu toutenviede fêterunpareil anniversaire...Mêmesi jegardeun souvenirmerveilleuxdemagrossesse,jen’aipasenviedemerappelercejourmalheureuxoùVictoireestnéeetoùdéjàsamortétaitinscrite,programméeparlamaindeDieu.Etpuisjecroisquec’estunefaçonpourmoidenepasmerendrecomptedutempsquipasse.Dixansdéjà...UnefaçondegarderaufonddemoncœurlesouvenirdeVictoireéternel,Victoirebébéavecsonpetitdoigtenrouléautourdemonindex.

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Pourquoilesfillesn’interrogent-ellespasGrégoire?Ahbiensûr,monmari,monchermari,n’estguèreprésent,toujoursentresontravailetquelquesactivitésduweek-end.EtpuisGrégoire,lui,atrouvélebonplan:

«Non,lesfilles,jenesouhaitepasparlerdeVictoireavecvous.Çamerendtriste,vouscomprenez?»

Facile,lafuite...

Lesemmeneraucimetière?Nonplus,mêmesiViviestenterréedansleplusbelendroitdelaterreàmesyeux,jen’aiaucuneenviequecejourmauditdefinoctobredevienneunpèlerinageobligédansleSud.Jepréfèrequ’onailleaucimetièredefaçonspontanée,enpassantàtouteautreoccasion,quandilfaitbeau,que les bougainvillées et les lauriers-roses ornent tous les jardins et que le bleu de laMéditerranéeilluminenosyeuxcommenoscœurs.Quiplusest,lafinoctobreestlasaisondelaToussaintetjedétesteprofondémentleschrysanthèmes.

Non, sur la tombe deVictoire nous ne portons que des fleurs fraîches, coupées, et les plus odorantespossible.Chaquevisiteaucimetièresetransformeenprocessiondontlerituelimmuableserépètechaqueannée.Chaqueannée,nousallonschezlefleuristeetchacunedesfilleschoisit leplusbeaubouquetdefleurscoupéesqu’ellesouhaite.Descouleursvives,de joliesroses,debeauxbouquetsronds.Ensuite,j’expliquediscrètementaufleuristequ’ilnousfaudraitunvasequitiennetoutseulsurunetombeetnousrepartonsavecnosdeuxbeauxbouquetsrondsversletroisièmeétageducimetière.Unefoisarrivéesurlatombe,chaquefilleparlecommeellelesouhaite,m’aideànettoyer,àbalayer,àarroserlescaméliasquenousavonsplantéslejourdel’enterrement.Etpuisdéposesonproprebouquetenadressantàhautevoixuneprièreàsasœur.JeneveuxpasquenosvisitesaucimetièredeviennentunritueldeToussaint.JeneveuxpasvoirsurlatombedeVictoired’horribleschrysanthèmesàtêtesjaunes.Jepréfèreylaisserunairdevacances,oùl’airsentbonlarésinedespinsparasolsetoùlesilenceesttroubléparlechantdesgrillons.

***

Justinemanifesteparticulièrementun«syndromeanniversaire».Touslesmoisd’octobredepuisqu’elleestnéesontparticulièrementtendus.Peut-êtreest-cemoiquisuisàboutdenerfs,peut-êtreest-ceellequisentquecettepériodeestspécialementlourdedesenspourmoi.Toujoursest-ilque,piledurantlemoisd’octobre, Justine manifeste des troubles tels qu’insomnies, problèmes à l’école, crises de larmesinexpliquées...Lorsquej’enparleavecsonpédiatre,etquej’évoquecettecurieuserépétitionoù,chaqueannée,lemoisd’octobreestdifficileàpasser,ilmeditavecdouceur:

«Peut-êtredevriez-vousluidire...

—Quoi,docteur?

—Quesasœurestnéeaumoisd’octobre.

—Pourquoi?

—Justineétaitdansvotreventre lorsdupremieranniversairede lamortdeVictoire.Elle adûvivreavecvoustoutesvosémotionsetellesesouvientpeut-êtredevotretristessequiesttoutàfaitnormaleencettepériode...»

Je n’ai pas du tout cherché à provoquer la discussion mais comme par hasard, au début du moisd’octobre, Justine recommence àm’entreprendre sur sa sœur aînée, sa sœur qui luimanque, sa sœurqu’elleneverrajamais...Etlaquestionfuse:

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«Maman,pourquoi tuneveuxpasnousdirequandest-cequ’elleestnée?Onfêtebienl’anniversaired’Alixetlemien.PourquoionnefêtepasceluideVictoire?»

Aïe,aïe,aïe...Bienentendu,jemeretrouvetouteseuleaveclesdeuxfillesàcemoment-làetnepeuxquerendrecomptelesoiràGrégoire:

«Bon,lesfillesontvoulusavoirquandest-cequeVictoireétaitnée.

—Etalors?Queleuras-tudit?

—Lavérité,qu’elleétaitnéele20octobre.

—Et?

—Etjeleuraiditqu’ilétaithorsdequestiondefaireunanniversaireavecungâteauetdesbougies.

—Ahbon?

—Oui,quemoiçamerendaitmalheureuse.

—Etmoi,tuneleuraspasditquemoiaussi,çamerendaitmalheureux?

—Écoute,tun’étaispaslà...»

Jeregretteprofondémentque lesfillesnemeparlentque lorsqueleurpèreestabsentmais jen’ypeuxrien.Jesuisassezcontentedéjàd’avoirréussiàouvrircesespaces«oùl’onparle»et«oùl’onsedittout»,assezrassuréedesavoiràpeuprèscequi leur trottedansla tête.Jenesaispaspourquoiellesassocientleurpèreaujeu,auweek-end,ausportetmoiauxsentimentsetauxchosesgravesdelavie...Peut-êtreest-celemiroirqu’ellesmerenvoient?Celasignifie-t-ilquejedoivememettreausport?!

***

Unmatin,enlesamenantàl’école,j’ail’idée,enpassantdevantlachapelledeleurécole,dedemanderàl’aumônier du primaire de dire une messe le jour de l’anniversaire de Victoire. Par chance, l’abbéGuillaume, présent dans son bureau, me reçoit aussitôt. Sa compréhension immédiate de maproblématiquemesurprend.Décidément,lescurésmesurprendrontencorelongtemps.Chaquematinà7h50,ilditunemesseàlachapelledel’écolepourtouslesenfants,écoliers,collégiensetlycéens.IlnousinvitelejourditànousjoindreàlamessedumatinquiseraditeenmémoiredeVictoire.Unemesseenactiondegrâce...Rendez-vousestpris.Cetteannée,ceseraunjeudimatin.

J’expliqueàGrégoire,quimerejointdanslanécessitédemarquerlecouppourrépondreauxdemandesdenosfilles,toutenrestantdansunedémarcherespectueusequicorrespondeànotredeuil.Lareligionm’apparaît une bonne solution en fin de compte pour se souvenir et partager en famille cemoment sispécialdansnoscœurs,bienquejenenouspensepasgrenouillesdebénitierpourautant.Grégoireselibèredesonagendadeministrepourêtreavecnouscematinlàetnousaccompagner.

Déjà,nousnesommespastrèsdouéestouteslestroispourarriveràl’heureàl’école.Chaquematinestunecoursecontrelamontre,oùsouventmadoucheetmonmaquillagesontécourtésauprofitd’uncâlinsupplémentaire, d’un sacde sport oubliéoubiend’une chevelure tropboucléedont il faut défaire lestraîtresnœuds.Donc,chaquematin,c’estlacourse.

Cematin-là,malgré toutesnosbonnesrésolutions,noussommesenretard.Septheurescinquante,c’estdécidémentbientôtpourmespetitesfilles.GrégoireestlàmaispourtantJustineetAlixneveulentdonnerleursmainsqu’àmoi.Commesiellessentaientquec’étaituneaffairedefillesetquej’avaisbesoindeleursoutiendansmatristesse.Pourquoiéloignent-ellesainsileurpère?Luiaussienasoupédelamort

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deVictoire,ilneméritepascettemiseàl’écart.Àmoinsqu’uneappréhensionsecrèteneleshabitedanscette nouvelle expérience, unemesse en action de grâce à lamémoire de leur sœur aînée.Nous nouspressonssurletrottoiretfinissonsparpousserlalourdeportedel’école,puisdel’église.Lamesseadéjàcommencé.Nousnousglissonsdiscrètementdanslesderniersrangsdelachapelle.

Lamesse et le recueillement qui l’accompagneme permettent deme poser après ce début de journéeeffréné.Aujourd’hui,celafaitdixansqueVictoireestmorte.Etj’aienfintrouvélecouragedeledireàmesfilles.Oui,c’estenoctobrequeVictoireestnée.Oui, les filles,elleestnée le20octobre. Ilm’afallulongtempspourpartagerçaavecvous,mestrésors.Pourtantvousaveztoujourssuquevousaviezeuune grande sœur. Je ne voulais pas de secret de famille. Le passage de Victoire sur terre a été tropdouloureux, tropintensepourenfairepeser la lourdechargesurvosépaules.Aujourd’hui,pourtant, jeme sens moins sûre de moi, gênée de me retrouver face à mes filles dans un moment intenseémotionnellement.

Lesfillessontsagementassisesentrenousdeux.Jen’oselesregarderdepeurdemesurerleursréactions,departagerleurssentiments.Peut-êtresuis-jeridicule.Peut-êtreétait-ceridiculed’organisercettemesseencélébrationdel’anniversairedeVictoire.Maisjenepouvaispasrésisteràl’idéejoyeusedeJustine,quisouhaitaitilyaquelquessemainesorganiserl’anniversairedesasœuraînéequiestaucielenfaisantun gâteau avec des bougies et pourquoi pas un goûter déguisé avec ses copines. L’abbé GuillaumepoursuitsamesseetladédieàVictoire.Lesfillessemblentcomprendrequetoutenotrefamilleest,encematin-là,lecentredel’attentionetn’ensontqueplussages.

Et alors que cela fait dix ansque chaque findemoisd’octobre, j’appréhende ces jours fatidiques, cematin-là, cettemesse dumatin, cettemesse express d’une demi-heure suffit à apaiser toute la famille.Pourlapremièrefois,nouscélébronsl’anniversairedeVictoire.Alorsque,depuisdixans, jemesensseuleavecmondeuil,attendantunsigneamicaldequiconque,n’osantenparlermoi-même,guettantquim’appelleraoubienmediraunmotgentilensouvenir,cematin-là,enfin,nouspartageonscemomentenfamille.Et lavoixde l’abbéGuillaume suffit à apaisermadouleur.Le silenceet le recueillementquihabitentcettepetitechapellemeréchauffent lecœuràeux toutseuls.Laprièreet le recueillementdesenfantsdesautresclassesprésentsaussi.Personnenenousconnaîtetpourtant tout lemondepriepournotrepetitefille.Victoire,protège-nous.Victoire,veillesurnousetsurtessœurs.

Lamesseest courte et s’achève.Bienque,pourmapart, j’eusse trouvéencoreplusde réconfortdansquelquesminutesdeprièresupplémentaire,justepouravoirletempsdemesouvenirpluslongtemps,jesensquec’estassezpourmesdeuxpetiteschéries.L’émotiondecetteassembléeaupetitmatindoitlesétreindretropfort,aussifortqu’ellesbroienttouteslesdeuxmesmains.Etlefaitd’avoirentendul’abbéGuillaumerépéteraumoinsdixfoisleprénomdeVictoiresemblesuffireàlesconvaincrequeoui,leursœurabienexisté,etqueoui,c’estbienlejourdesonanniversaire.

La sonnerie retentit. Nous avons à peine le temps de remercier l’abbé Guillaume que mes chériess’envolent comme desmoineaux vers leur cour de récréation retrouver leurs amis et leurs rangs pourrejoindre leurclasse.AlixcommeJustine tournaientdepuisdessemainesautourdecetanniversaire,etvoilà,unemesseleuraurasuffi.Commesilefaitd’allertousensembleàlamesselesavaitconvaincuesqueoui,Victoireavaitbienexisté.Queoui,Victoirenousmanquait.Etqueoui,saperteétaittoujoursunedouleur intense au fond de nos cœurs... Sainte Victoire, priez pour nous... Alix et Justine ne m’enreparlerontd’ailleursjamais...Enfin,attendonsl’annéeprochaine.

Envolez-vous,meschéries,jevousaime.Touteslestrois.

***

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Enfindecompte,seremet-ondelamortd’unenfant?Moiquiaitellementhurléintérieurement,chaquefoisquej’aientenduquelqu’unmedire«detoutefaçon,onneseremetjamaisdelamortd’unenfant»,aujourd’hui,j’aienviededire,decrier,dehurler:«Oui,vousavezraison!Bravo!Vousavezgagné!»

Jenecroispasquel’onseremettedelamortd’unenfant.Lablessureresteintense,enfouiesouslepoidsdesannées.Enrevanche,laseulesolutionpourlessurvivantsestd’apprendreàvivreavec.Choquéeetrévoltéeparcettephrasedéfinitivequetantdepersonnesdansnotreentouragenousassénaient,j’aipassédesannéesàvouloirdémontreràlaterreentièrequej’allaisparfaitementbien.Mêmemieuxquetoutlemonde.Queoui,j’avaisdroitaubonheurmoiaussi,quenon,mavien’étaitpasàjamaismarquéeparcejourterribleoùVictoires’estendormiedansmesbraspourl’éternité.

Aujourd’hui,dixansplustard,jecomprendsquecettelutteacharnéen’aétéqu’unefuite.Unefuitepourcontourner ladouleur, l’apprivoiseretapprendreàvivreavec.Oui,c’estunmalheur incommensurabled’êtreconfrontéà l’indicible,à l’absurditéde lavied’unenfantquinaîtaumondeetquienest retiréimmédiatement.Etaujourd’hui,j’accueilleenfinmadouleur,maperteenétantcapabledelaregarderenface.

La douleur reste là, profondément cachée, toujours aussi intense, même si les années qui passent luipermettentderevenirmoinssouvent.Lablessuredevient intime,onne leditplusqu’auxgensprochesqu’onaenvied’introduiredansnotreintimité.Mêmesi,depuislamortdeVictoire,nousavonsconnudegrandsbonheurs, lebonheurdenousaimer, lebonheurdevoirnosautresfillesnaîtreetgrandirà leurtour, la balance reste déséquilibrée. Les malheurs font plus mal que tous les bonheurs réunis... Jecomprends mieux pourquoi il faut apprendre à savourer pleinement tous les bonheurs qui nous sontofferts.Etjecomprendsmieuxaussilesdifférentesfaçonsquelesindividuschoisissentpourréagirfaceàlamort.Àchacunsafaçondesurvivre.

Grégoire neme parle presque plus deVictoire.Avec les années, nous nous sommes éloignés aussi, ycomprisdanslapertedenotrefille.Etlefaitdeneplusenparlerrendmasolitudedemèreplusaccrueencore. Suis-je la seule à me souvenir ? Je comprends alors que mes filles, en souhaitant fêterl’anniversairedeleursœur,ontvoulumerejoindredansmondeuil,partageravecmoilapertedecettepetitefille,etmoncœurs’enretrouvesoulagé.

Si les photosdeVictoire continuent àm’accompagner auquotidien, captant undemes regards chaquematin surma table de nuit, jem’appesantis rarement sur cesmoments-là. De lamême façon, je vaisrarementaucimetièreplusd’unefoisparan,jamaisàlamêmedate,mêmesichaquefoisjeretrouveavecdouceurl’endroitoùreposepourl’éternitélepetitcorpschéridemafilleaînée.

Demême, je ne sais plus si le paradis existe.À l’époque, cette idéem’avait soutenue avec force. JesentaisVictoireavecmoi, àcôtédemoi, au fonddemoi.Aujourd’hui, je senseffectivement l’âmedeVictoireenmoi,toutaufonddemoncœur,etparfois,jeregrette,entraînéedansletourbillondelavie,despetiteschosesdetouslesjours,deneplusavoirassezdetempspourmoi,pourmesouvenir,pourretrouverlesinstantspassésavecmafilleetlesentimentdecommunionquinousréunissaitlorsdeceslonguesjournéesàl’hôpitaloùjelaberçaisenluichantantDouceNuit.

Ceque jesais,c’estque lavieestbelle.Etquechaquecadeauqu’ellenousoffrevaut lapeined’êtremesuré,savouréetappréciéàsajustevaleur.JustineetAlixm’emportentdansletourbillondelavieetmepoussentàvivre,àêtreleurmamanàtouteslestrois,commeellesaimentmel’entendredireetmelerappeler,àchaquefoisquej’ometsl’existencedeleursœuraînée.

Victoire,souvent,j’aiallumépourtoiuncierge,auxpiedsdesstatuesdelaViergequejecroisais,afinquecettepetitelumièresoituneparoleverstoietque,detontrèshaut,tuveillessurnous,tonpapa,ta

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mamanettespetitessœurs.Jetedédiecelivre,machérie.

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Sommaire

RemerciementsV

PréfacedeLaetitiaSchulVII

PréfacedeFrançoiseMolénatXV

Cematin-là1

Leparcoursducombattant3

UngoûtdeVictoire13

Unebatailledeplus29

Aurevoir,machérie45

Doucenuit55

Faceàlamer75

Survivre83

Uneparenthèseenchantée103

Faceau«psy»115

Reprendreletravail127

Unbelanniversaire139

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ComposéparSandrineRénierN°d’éditeur:4334

Dépôtlégal:août2011