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« Entrer de moi-même comme dans un plan de John Ford » : Ariane Dreyfus

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Contemporary French andFrancophone StudiesPublication details, including instructions for authorsand subscription information:http://www.tandfonline.com/loi/gsit20

« Entrer de moi-même commedans un plan de John Ford » :Ariane DreyfusElisabeth Cardonne-ArlyckPublished online: 22 Aug 2006.

To cite this article: Elisabeth Cardonne-Arlyck (2005) « Entrer de moi-même commedans un plan de John Ford » : Ariane Dreyfus, Contemporary French and FrancophoneStudies, 9:4, 387-395, DOI: 10.1080/17409290500242522

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Contemporary French and Francophone StudiesVol. 9, No. 4 December 2005, pp. 387–395

« ENTRER DE MOI-MEME COMME DANS

UN PLAN DE JOHN FORD » : ARIANE

DREYFUS

Elisabeth Cardonne-Arlyck

« M’introduire dans ton histoire » — ce souhait de Mallarme (104), de seglisser comme un etranger ou un intrus, de biais ou par effraction, non dans lavie intime d’une femme assez proche pour etre tutoyee, mais dans l’histoire decette vie — ce desir de s’immiscer, comme un inconnu, dans un presentfamilier distance par la fable qu’on en fait, trouve une resonance dans la formuledont use Ariane Dreyfus pour definir le projet de son livre de poemes, Unehistoire passera ici : « entrer de moi-meme comme dans un plan de John Ford »(quatrieme de couverture). Formule insolite, elle aussi, alliant, comme cellede Mallarme, avance et retrait, l’audace de s’inviter dans l’histoire d’autrui(« entrer de moi-meme ») et la conscience d’une resistance, la reserve d’un« comme si, » d’une figure, d’une fiction (« comme dans un plan »).

S’introduire ainsi est a l’antipode de s’installer et prendre ses aises.1

La legere boıterie dont « comme » affecte la formulation d’Ariane Dreyfusmaintient ouvert l’ecart entre l’intention poetique et l’objet ou corps filmiquequi la suscite. Ce plan ou entrer, d’ailleurs, qu’en est-il ? Est-ce bien dans unplan de Ford qu’il s’agit de penetrer, ou son analogue, son rappel, son exemple,par le tremblement dont l’anime le « comme » ? Ainsi que dans le sonnet deMallarme, la relation entre l’histoire d’autrui et le poete est oscillante.Le poeme tremble au seuil d’une histoire a laquelle il n’appartient pas, et qu’ilsollicite, a laquelle il ouvre une voie virtuelle.

Place en exergue a Une histoire passera ici, un extrait de la preface de HowardA. Norman a L’Os a vœux, version francaise du recueil de recits en vers et prosequ’il rassembla et traduisit de la langue indienne cree, indique l’origine du titre.2

ISSN 1740-9292 (print)/ISSN 1740-9306 (online)/05/040387–395 � 2005 Taylor & Francis

DOI: 10.1080/17409290500242522

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Norman y raconte comment, traversant le Manitoba avec deux Cree, il tombasur un « spectacle d’horreur », un amas de corbeaux massacres. Apres qu’ils eneurent longuement parle, le narrateur John Rains dit : « Une histoire passerapar la, elle trouvera ces corbeaux et plus tard elle nous racontera ce qui leur estvraiment arrive » (7). L’histoire ne provient pas des corps rencontres, elle vientun jour vers eux et donne un sens a leur mort. Ainsi le livre d’Ariane Dreyfus,qui de poeme en poeme s’arrete, brievement, allusivement, a telle scene defilm, telle image, rememoree ou imaginee.3 Plutot que « par la, » l’histoire ypasse « ici. » Entrer comme dans un plan de John Ford, c’est faire passerl’histoire de « la-bas, » la conquete de l’Ouest et ses massacres, « ici, »l’immediat de l’image cinematographique et — j’y reviendrai — nos propreshecatombes actuelles :

Si j’etais une Indienne — mais pas dans la vie —Si j’etais une Indienne au bord de l’eau.

Le cinema qui m’a fait les yeux tres grandsEtalerait aussi sur mon visage l’ombreDes arbres que fait bouger le plus vivantDes hommes blancs.

Si j’etais une Indienne je serais la premiere a mourir. (15)

On songe aux « yeux tres grands » de Nathalie Wood en Indienne adoptivedans The Searchers (John Ford, 1956), auquel le poeme « La prisonniere dudesert » fait explicitement reference; mais aussi bien a la jeune epouse apache deBroken Arrow (Delmer Daves, 1950) ou a celle de Jeremiah Johnson (SidneyPollack, 1972), dont la figure hante le poeme « Etincelle vivante: »:« L’Indienne m’aide a passer la neige/. . ./Elle m’aide a m’enfoncer ou jevais » (17). La versatilite du « je, » qui vire sans crier gare du poete a unpersonnage dont il adopte la voix ou la perspective, Indienne ou pionniere,homme blanc ou enfant, transforme l’univers antagonique du western en unmilieu a la fois fluide et troue, precis et evasif, de gestes et de regards, demouvements des corps ou du monde physique, ou l’on glisse sans frontiere entreamour et violence : « Je m’approche,/Je cueille son visage a la derniereextremite » (« Recit complet » 57). Soudain, dans le vers comme dans le plansuivant, le rapt ou la mort est la : « Est-ce que l’on voit quelqu’un ?/L’adieu deface. » (22). La coupure du vers joue comme celle du plan. Cinema et poesie serencontrent dans cette homologie possible entre versification et montage.De meme, toutefois, qu’au cinema la coupure fonde la syntaxe du mouvement,de meme dans la poesie d’Ariane Dreyfus elle vise non la fragmentation en soi,

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mais un rythme inegal, que soulignent ses interruptions. Le poete coupe sur lemouvement :

Plus il court— les herbes n’ont pas ete coupeesla femme ne s’est pas encore retournee —Vivre ici, vivre commence ! (37)

Certes, l’alternance des temps d’un vers a l’autre demarque la litterature ducinema. Mais elle accentue egalement l’effet de montage : mouvements del’homme, des herbes de la prairie, de la femme s’articulant les uns aux autres encette scene inaugurale de rencontre violente d’une Indienne par un Blanc,en territoire vierge — ce que Serge Daney nomme, a propos de John Ford,« le domaine de l’inconnu » (Maison cinema 280). L’aventure individuelle (« Ni unhomme ni une femme ne sera une image/Mais des pensees qui se croisent surune ame enfoncee », 38), l’histoire nationale et le mythe cinematographiqueavancent, on le remarque, entre les vers comme entre des plans, a la coupureentre des mouvements saisis a la seconde (« Une Indienne s’est mise a courir,une Indienne qu’il a vue » est le premier vers du poeme) et des instantanes deterre indomptee : « Le paysage bouge et n’obeit pas » (37). Le poeme liminaireidentifie d’entree geste filmique et geste poetique, plan et vers :

Prends la poignee qui craque deja au dehorsOui je suis dedans mais c’est ma mainQui saute une ligne et je saute d’elle. (11)

La precision du geste et du son, la soudainete du bond entre dehors et dedans,l’independance dynamique de la main, que souligne l’enjambement, posentd’emblee l’homologie entre vers et plans, avant meme que « saute une ligne »ne la declare. L’etrange et tres caracteristique formule « et je saute d’elle, »signale egalement que l’energie poetique du volume prend son elan dans cettehomologie.4

Parce que le recit filmique est etabli sur la coupure et le raccord, l’histoirey passe plutot qu’elle n’y reside, comme une parole tacite creusant les plans, lesici successifs de leur evidence concrete, jusqu’a quelque chose qu’ils ne donnentpas a voir, mais qui les sous-tend. « Qu’est-ce qu’une histoire ?, » demandeAriane Dreyfus dans le texte de quatrieme de couverture dont j’ai tire le titre decette etude. Elle repond ainsi :

Une reverie ou une decision entre deux gestes eblouissants de banalite pure :seller un cheval, nouer un tablier, verser de l’eau, entrer dans un tipi, ouvrirun bal, recevoir de la poussiere dans les yeux ou n’avoir que le ciel devant soipour attendre. Toujours les memes gestes, la meme choregraphie invisible ou

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le corps apprend ce qui est possible. L’histoire c’est d’arriver a vivre jusqu’al’ame notre condition materielle et mortelle. Pour cela, entrer de moi-memecomme dans un plan de John Ford, c’est-a-dire les yeux sur la litteralite dumonde et le silence des visages, a suffi.

Ce qui caracterise le western par rapport a d’autres genres hollywoodiens, et lesfilms de Ford en particulier, c’est l’attention precise aux gestes de la surviejournaliere, que ce soit dans la maison ou au campement. Le western, dit ArianeDreyfus dans un entretien avec Emmanuel Laugier, « est peut-etre le genre quimeprise le moins le prosaıque. [...] L’exceptionnel et les gestes du quotidien,donnes a tout homme, ne sont pas, pour lui, separes » (Entretien 54). Le versinitial de la paire de poemes intitulee « L’homme qui tua Liberty Valance »reprend au compte de la poesie ces « gestes eblouissants de banalite pure » entrelesquels l’histoire faufile sa tragedie et son sens : « Dans la cuisine la fille s’essuieles mains sur ses hanches » (53). Mais cela revient aussi a deplacer le centre degravite du film de Ford, The Man Who Shot Liberty Valance (1962) : le triangle derivalite masculine entre les personnages incarnes par Jimmy Stewart, JohnWayne et Lee Marvin qui regit l’action s’efface au profit des actes domestiquesque performe Hallie (Vera Miles), serveuse d’auberge avant de devenir epoused’homme de loi, futur senateur. Dans le « silence des visages, » ses gestes exactsde femme efficace commandent la texture materielle et affective du film : « Cene sont pas les rois qui font les reines » (53).

Les vers d’Ariane Dreyfus s’inserent par touches breves dans les failles de cesilence. « Un contemplateur rapide, voila le paradoxe Ford, » affirme SergeDaney (« John Ford for ever »). Le defi d’une poesie « comme dans un plan deJohn Ford » est de produire en mots un effet comparable de rapidite muetteet calme. « La Prisonniere du desert » reprend ainsi la scene d’ouverture deThe Searchers, les retrouvailles d’Ethan Edwards et de sa belle-sœur Martha,qui s’aiment tacitement :

Martha recule pour que la maison soit profonde.Le sol secret.

Sa joie a lui est de se courber pour entrer.*

Martha serre le manteau contre elle. Il le remettra.

Elle recule, il se courbe, elle serre, il remettra : en quatre actions simples,issues du film, est trace l’arc d’un echange muet, avant qu’Ethan ne reparte a larecherche des Comanches et que ceux-ci n’attaquent la famille. La brusqueacceleration entre le present « serre » et le futur « remettra » equivaut auxchangements de rythme dans le film de Ford. Ainsi, lorsqu’Ethan comprend le

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danger que courent Martha et sa famille, il prend d’abord le temps de dessellerson cheval epuise et de le nourrir avant de retourner a bride abattue pouressayer de les sauver. Un gros plan de la croupe en sueur du cheval temoigne alui seul de la necessite pratique qu’Ethan respecte sans hesiter. L’angoissedemeure non dite, non exprimee par le visage de John Wayne. L’ombre duchapeau sur les yeux suffit. Dans « La Prisonniere du desert, » Ariane Dreyfusne reprend pas cet episode, mais le suivant, le retour d’Ethan au ranch :

Le seuil noirci,La maison eventree

Il est revenu,Et titube

Il n’y a pas plus vide que le monde. (47)

Le laconisme des vers repond a celui du personnage et a la reserve des images, quine montrent l’horreur que par son impact sur le visage de Wayne : ce qu’ArianeDreyfus nomme le « hors-champ interieur. » (Entretien 55). Mais le derniervers, dans sa simplicite aphoristique, ouvre le chemin a l’histoire : la poursuite parEthan, cinq ans durant, de Scar, le chef comanche qui a decime sa famille et enlevesa niece Debbie – poursuite circulaire, a travers l’espace vide de Monument Valleyet a travers les saisons, poursuite obsessionnelle, menee par une haineaneantissante, quasi-mythique. Or, c’est cela que Dreyfus vise a transplanterdu western a la poesie, l’abolition de la « difference entre le mythique et lequotidien : » « On ote, on remet les selles/C’est tout le langage qui reste » (48).Que seuls demeurent les gestes ordinaires qui rythment la poursuite, dans legommage des paroles et du sens, c’est justement cela qui fait le mythe.

Un poeme de Louise Erdrich intitule « Dear John Wayne » permet, pardifference, de cerner l’intention propre a Ariane Dreyfus « d’associer l’etrangetea l’evidence » et le role que joue le modele filmique dans ce projet. Voici laquatrieme strophe de ce poeme qui evoque une seance estivale de drive-in durant( je suppose) les annees soixante (Louise Erdrich est nee en 1954) :

The sky fills, acres of blue squint and eyethat the crowd cheers. His face moves over us,a thick cloud of vengeance, pittedlike the land that was once flesh. Each ruteach scar makes a promise: It isnot over, this fight, not as long as you resist.

Everything we see belongs to us.

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Le visage ecrasant de John Wayne sur ecran large manifeste pour Louise Erdrich ceque ce visage oblitere, la spoliation de ses ancetres maternels Chippewa/Ojibwe.Tandis que le mythe, dans le poeme d’Ariane Dreyfus, est issu du « silence desvisages » et des ellipses, il est, dans celui de Louise Erdrich, detruit par la paroleen laquelle s’inverse ce meme silence. C’est la lecon de l’histoire, « the historythat brought us all here/together »: « How can we help but keep hearing hisvoice,/the flip side of the sound track, still playing. » Certes, il n’est pas etonnantque Louise Erdrich, que son œuvre maintient en relation etroite avec sonascendance, rabatte le mythe sur la continuite historique d’une oppression « stillplaying, » alors que celle-ci ne peut etre qu’indirecte pour Ariane Dreyfus dontl’histoire familiale, tout opprimee fut-elle, differe. Mais c’est la maniere poetiquequi m’interesse ici, et la relation du poeme au film. L’evidence de l’image, la forceiconique du visage de John Wayne, le poete americain la tourne bien en etrangete :ce nuage epais de vengeance, ce visage sillonne, scarifie, change la face familierede l’acteur « pitted/like the land that was once flesh » en ce desert de MonumentValley ou s’enferme l’action. Mais la defamiliarisation metaphorique permetd’articuler avec vigueur une idee politique, qui, par-dela la conquete de l’Ouest,vaut pour l’expansion capitaliste, vue comme un cancer : « Even his disease wasthe idea of taking everything./Those cells, burning, doubling, splitting out oftheir skins. » Dans les vers de Louise Erdrich, l’image parle haut et clair contreelle-meme, elle denonce.

Dans les vers d’Ariane Dreyfus, au contraire, l’image se tait. Ce n’est pas adire que ce poete ignore la verite historique. Mais l’histoire reelle, passee oucontemporaine, passe, comme la fictionnelle, a travers les asyndetes du poeme,dans « l’interstice, » comme dit Dreyfus, entre evidence et etrangete,reconnaissance et incomprehension. Ainsi dans le penultieme poeme intitule« Encore quelques minutes » (86) — encore quelques minutes avant la fin dulivre, mais aussi avant, une fois encore, le massacre et le viol :

Une branche s’ecarte.Humaine volonteQui regarde.La branche revient.

Comme dans un montage filmique, la precision des mouvements de la branche,detaches de la volonte humaine qui les produit, et la concision des vers annoncentobliquement la violence avant qu’elle ne se declenche, au paragraphe suivant :

La vieille femme se croit enfin loin. Mais encore un geste reel, et une hachereelle prend sa nuque.

Deux fois.

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Pendant les heures de viol, les plus jeunes sont couchees cote a cote pourune chirurgie dans l’ame. Elles essayent de ne voir que les nuages. Des’appuyer a l’envers sur leur passage. Mais apres avoir mouille le mentonl’alcool coule sous les oreilles, et la terre colle davantage aux cheveux.

Vingt fois.

Nous voici a nouveau entres dans un plan virtuel de western — indiqueplutot que montre —, le viol des femmes qui obsede le genre. Mais, commele revele Ariane Dreyfus dans son entretien avec E. Laugier, et comme lemanifeste la repetition de l’adjectif « reel, » le referent n’est plus seulementici fictionnel mais historique et contemporain : « Une histoire passera icise rappelle par la vie des Indiennes, revele-t-elle, des [sic] viols commis enBosnie » (Entretien 55). De fait, bien que l’ouvrage entier soit unedeambulation parmi des bribes de westerns, existants ou imagines, il retournesingulierement le genre en se focalisant presque exclusivement sur lespersonnages feminins, Indiennes en particulier. Les Bosniaques restentinnommees, traversant virtuellement, en transparence, le champ. Alors quele poeme de Louise Erdrich progresse vers la formulation la plus concentree del’avidite occidentale, ce cancer, celui d’Ariane Dreyfus se detourne de la scenede viol, sitot posee, en suivant le regard des victimes vers les nuages. Puis il sedirige vers d’autres scenes de violence contre des Indiennes, des Blanches,calmement, allusivement. Le degre quasi zero de la metaphore, la nettete desquelques details (cet alcool qui fait coller la terre aux cheveux) leur conferentle caractere indubitable d’un constat. Le pathos, qui dans le poeme de LouiseErdrich naıt de l’engagement declare, emane, dans ceux d’Ariane Dreyfus, dudegagement apparent. Tandis que la premiere oppose le conquerant, que figureJohn Wayne, aux Indiens parmi lesquels elle se place (« How can we help butkeep hearing his voice »), la seconde glisse d’une victime a l’autre, des deuxcotes d’une violence toujours recommencee : « Je ne sais pas compter, voussavez bien quoi » (87).

En se rememorant ou en imaginant des « intensites de vie » (Entretien 55)issues du western, en faisant passer des eclats d’histoire a travers ses poemes,Ariane Dreyfus vise, en fin de compte, a contrebalancer l’uniformite de laviolence collective, passee et presente, par ce qu’elle appelle « le rapport depersonne a personne », c’est-a-dire, dans ce livre, la connexion d’un personnageephemere a un autre. Ses poemes fonctionnent de ce fait selon le principe duraccord cinematographique, qui, par mouvements et regards, tend des rapportsau-dessus du vide. « Monter un film, selon la celebre formule de RobertBresson, c’est lier les personnes les unes aux autres et aux objets par lesregards » (Bresson 24). De ce lien, si abrupt ou obscur soit-il, emerge l’histoire.Le cinema de John Ford (mais ce pourrait etre aussi celui de Bresson, pour

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l’alliance de litteralite et d’abstraction ou celui de Truffaut pour la conjugaisonde simplicite et d’insaisissable) offre a une poesie « transitive, » ainsi queDreyfus definit la sienne, le modele de la jonction que poursuit le poete, entrel’evidence materielle du monde et le filon qui la creuse d’inexplicable. Leshistoires, dit-elle, « nous tombent dessus en melangeant les actes immediats(c’est l’evidence incarnee) aux parts les plus incomprehensives de notre vie.Les histoires, dans mes livres, tiennent et se levent, je crois, a partir de cetinterstice-la » (Entretien 55). Plutot que de s’introduire dans l’histoire d’autrui,tout compte fait, il s’agit de la lever, d’en saisir au vol le passage, comme d’unoiseau.

Notes

1 « C’est en heros effarouche/S’il a du talon nu touche/Quelque gazon deterritoire », dit, obliquement erotique, Mallarme.

2 Cette preface ne figure pas dans la version anglaise, The Wishing Bone Cycle.3 Comme la danse, art du mouvement elle aussi, le cinema est une reference

majeure, explicite et recurrente a travers l’œuvre d’Ariane Dreyfus. Pourn’en citer que quelques exemples : dans Les Miettes de decembre (le de bleu,1997), « Un cerisier avec des cerises ! » est dedie a Jean Renoir et portesur Une partie de campagne ; « Carrie Burns in Hell » est un long poemenarratif, dedie a Sissy Spacek et Brian de Palma ; La Duree des plantes(Tarabuste, 1998) comporte « La vitesse des annees », dedie a Paul Vecchiali,« Marilyn Monroe », « Le cinema Lumiere », et un poeme dedie a JacquesDemy, suggerant Les Parapluies de Cherbourg (« Le malheur se regarde dansle miroir du bonheur », 62) ; dans Quelques branches vivantes (1974-1994),le vers « — Tu viens ! Elle veut encore jouer aux Indiens » relie Unehistoire passera ici aux jeux de l’enfance (Flammarion, 2001 : 15) ; dans lememe livre, « Ce n’est pas un pays » evoque les films de Tarzan ; enfin,Les Compagnies silencieuses suivi de La Saison froide (Flammarion, 2001)contient un poeme intitule « La femme d’a cote », portant sur le film deTruffaut ; un autre est intitule « Kadosh (d’Amos Gitaı) » et un troisieme« Le cinema ».

4 Moins visiblement, mais selon la ligne de lecture proposee par l’exergue,la liberte de la main relie egalement Une histoire passera ici aux recits creesdans lesquels, dit Howard Norman, « n’importe quelle partie du corps oun’importe quel sens peut produire des actions independantes » (174 ; c’est moiqui traduis). Ces recits constituent peut-etre ici un envers souterrain duwestern. Lecture plausible, dans la mesure ou, outre le titre et l’exergue,les Indiennes, personnages toujours secondaires dans le cinema hollywoodien,occupent dans le livre d’Ariane Dreyfus une place essentielle. « [C]ommedans un plan de John Ford » contiendrait ainsi a la fois le modele et soninversion.

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Works Cited

Bresson, Robert. Notes sur le cinematographe. Paris: Gallimard, coll. Folio, 1988.Daney, Serge. « John Ford for ever ». Liberation (18 novembre 1988): 43.—. « John Ford ». La Maison cinema et le monde, vol. 1. Paris: P.O.L, 2001.Dreyfus, Ariane. Une histoire passera ici. Paris: Flammarion, 1999.—. Entretien avec Emmanuel Laugier. Le Matricule des anges, n� 37 (decembre

2001/fevrier 2002): 54–55.Erdrich, Louise. « Dear John Wayne ». The Faber Book of Movie Verse. Eds. Philip

French and Ken Wlaschin. London & Boston: Faber & Faber, 1993.Mallarme, Stephane. Poesies. Paris: Gallimard, 1945.Norman, Howard. The Wishing Bone Cycle. Narrative Poems from the Swampy Cree

Indians. Santa Barbara: Ross-Erikson Publishing, 1982. Traduction francaise:L’Os a vœux. Recits et paroles des Indiens Crees. Paris: Seuil, 1997.

Elisabeth Cardonne-Arlyck is the Pittsburgh Professor of French at Vassar College.

She is the author of La Metaphore raconte. Pratique de Julien Gracq and Desir, figure,

fiction. Le « Domaine des marges » de Julien Gracq. She has also published articles on

travel narratives, exoticism and the flaneur. Her principal areas of research are modern

and contemporary poetry, poetics, and the relationship between poetry and cinema.

She is currently finishing a book on Francis Ponge, Philippe Jaccottet and Michel

Deguy.

E N T R E R D E M O I - M E M E C O M M E D A N S U N P L A N D E J O H N F O R D 395

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