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À travers l’analyse de quelques romans pour la jeunesse, publiés dans les années 80 ou plus récemment, l’auteur évoque les représentations de l’enfant qui s’en dégagent, mais pointe également les deux tendances qui dominent le genre : romans très réalistes sur un fond social assez sombre, et des romans qui permettent une échappée par la fantaisie, l’humour ou l’imagination. *Licencié en Littérature anglaise. Éditeur et traducteur. L es auteurs mexicains commencèrent à faire largement incursion dans la littérature pour la jeunesse dès les années 80. Dramaturges, romanciers et autres artistes de la plume comme Juan Villoro, Emilio Carballido ou Jorge Ibargüengoitia élargirent leurs horizons créatifs sur les terres des enfants. Et, si l’on observe comment l’enfant est repré- senté dans la production des années 90 et du début de la décennie 2000, on voit que cette littérature se répartit pour l’es- sentiel sur deux versants, celui d’une représentation peu rigoureuse (ou mal focalisée) de l’enfant mexicain considé- ré comme le lecteur potentiel de ces his- toires, et celui d’un enfant inséré de façon réaliste dans des situations sociales ordinaires du pays (immigration aux États-Unis, violence interne dans les familles, etc.). Sur le premier versant, la réalité est sou- vent modifiée grâce aux jeux de l’imagi- nation (ou d’objets qui la symbolisent) alors que, dans le second cas, les tableaux sont décrits avec rigueur, presque comme des témoignages. Dans les exemples qui suivent, je montrerai dossier / N°245-LA REVUE DES LIVRES POUR ENFANTS 131 Les figures de l'enfant dans le roman mexicain pour la jeunesse par Aurelio Meza*

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À travers l’analyse de quelquesromans pour la jeunesse, publiésdans les années 80 ou plus récemment, l’auteurévoque les représentations de l’enfant qui s’en dégagent,mais pointe également les deuxtendances qui dominent le genre :romans très réalistes sur un fondsocial assez sombre, et desromans qui permettent une échappée par la fantaisie,l’humour ou l’imagination.

*Licencié en Littérature anglaise. Éditeur et traducteur.

L es auteurs mexicains commencèrentà faire largement incursion dans lalittérature pour la jeunesse dès les

années 80. Dramaturges, romanciers etautres artistes de la plume comme JuanVilloro, Emilio Carballido ou JorgeIbargüengoitia élargirent leurs horizonscréatifs sur les terres des enfants. Et, sil’on observe comment l’enfant est repré-senté dans la production des années 90et du début de la décennie 2000, on voitque cette littérature se répartit pour l’es-sentiel sur deux versants, celui d’unereprésentation peu rigoureuse (ou malfocalisée) de l’enfant mexicain considé-ré comme le lecteur potentiel de ces his-toires, et celui d’un enfant inséré defaçon réaliste dans des situations socialesordinaires du pays (immigration auxÉtats-Unis, violence interne dans lesfamilles, etc.). Sur le premier versant, la réalité est sou-vent modifiée grâce aux jeux de l’imagi-nation (ou d’objets qui la symbolisent)alors que, dans le second cas, lestableaux sont décrits avec rigueur,presque comme des témoignages. Dansles exemples qui suivent, je montrerai

dossier /N ° 2 4 5 - L A R E V U E D E S L I V R E S P O U R E N FA N TS 131

Les figures de l'enfant

dans le roman mexicain pour la jeunesse

par Aurelio Meza*

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comment certaines allusions, et parfoismême la caractérisation du personnageouvrent sur des figures métonymiques,allégoriques, qui transcendent le réel.

Sur le premier versant, prenons parexemple le roman El Pizarrón encantado(1984), (L’Ardoise enchantée), d’EmilioCarballido, où l’auteur utilise une ardoisecomme métaphore de l’écriture modi-fiant la réalité et présente donc l’écrivaincomme celui qui a le pouvoir de cechangement. Adrián trouve cette ardoisedans la garde-robe de la maison de sononcle et de sa tante (chez qui il vitdepuis que son père est tombé maladeaux États-Unis et que sa mère l’a rejointpour le soigner). L’objet a été enchantépar « un mage doté de pouvoirs (...), sibien que ce qui est écrit corresponddirectement à la réalité environnante. »1

Adrián souffre de son environnementqu’il trouve hostile. Personne, autour delui, ne semble profiter de la vie : les gensont du mal à sourire, même quand ilsprient, ils passent leur temps à chercherdu travail, et reçoivent parfois quelquesnouvelles concernant leurs proches passés de l’autre côté de la frontière.L’ardoise va l’aider à modifier peu à peuces situations grâce à des jeux de motsamusants : par exemple une confusionentre « bécot » et « credo » amène toute lafamille à participer à une séance massivede bécotages. Adrian, à la fin, « s’ima-ginait qu’il pourrait encore longtempsjouer avec son ardoise. Et ajoutait :quand je serai grand, en choisissant bienles mots, que de changements je pourraiapporter à la vie qui m’entoure pour larendre meilleure ! »2 L’ardoise fonctionnecomme un recours littéraire qui, d’unecertaine façon, préfigure d’autres objetsqui peuvent modifier de manière tangible

la réalité. Il en va de même dans des titrescomme El libro salvaje, (Le livre sauvage),de Juan Villoro, et, en Europe ou enAmérique latine, dans des sagas commeMundo de Tinta, (Cœur d’encre), deCornelia Funke ou Poderosa, (Puissante),du Brésilien Sérgio Klein. Dans les deuxpremiers exemples, la métaphore se cris-tallise dans une histoire qui se raconte àelle-même tout en incluant à la fois ceuxqui la lisent et ceux qui l’écrivent.El niño Triclinio y la bella Dorotea,(L’enfant Triclinio et la belle Dorothée),de Jorge Ibargüengoitia, écrit il y a plusde vingt-cinq ans mais publié récem-ment, est d’une portée plus modeste. Ony raconte comment la vie de Tricliniochange avec l’arrivée de sa cousine, « labelle Dorotea ». Il s’agit d’un enfant soli-taire dont on se moque à l’école et qui nejoue pas avec ses sœurs parce qu’ellessont trop grandes et ont des petits amis.Juché sur un arbre, il passe son temps àregarder les grosses belettes dévorer lespoules ou à écouter la mer dans uneconque marine dont on lui a fait cadeau.Il ne fréquente le monde extérieur quelorsqu’il sert de chaperon à ses sœurspour leurs sorties avec leurs petits amis,qui lui offrent plein de friandises.L’arrivée de Dorotea interrompt cetteroutine car, avec sa belle chevelure, ellecharme tous les hommes, et Triclinio –comme ses sœurs – ne sont plus l’objetd’aucune attention. Mais, un jour, juchésur son arbre, notre héros découvre sub-repticement que la chevelure de sa cou-sine est fausse. Comme dans la fable duroi Midas, il crie dans sa conque marine :« la belle Dorotea est aussi chauve quemes fesses »3, cri qui se transforme, lelendemain, en hurlement que le venttransporte jusqu’au village, si bien que le monde apprend son secret.

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Le dénouement est assez abrupt et toutretourne à la case départ (sans qu’onprécise si les sœurs ont pardonné à leurspetits amis leur négligence). Ce qu’il fautretenir, c’est que l’enfant Triclinio voitsa réalité altérée par une possibilité dechangement, symbolisée par la beautéde la cousine Dorotea, qui s’avère illu-soire, artificielle comme sa perruque.C’est à travers ses activités quoti-diennes que Triclinio découvre, parhasard, ce que les autres ignorent. Etbien qu’il ne l’avoue pas à autrui (de toutemanière, qui l’aurait écouté ?), arrive unvent, sorte de deus ex machina, qui secharge de dévoiler la vérité.À travers ces deux exemples, on voitbien que, dans les premières années dela littérature mexicaine pour la jeunesse,l’univers de l’enfance était souventenvisagé comme un espace atemporel etnon corrompu, et les enfants comme lesseuls membres de la société qui pou-vaient encore accéder à ce bonheur.Réalité et fantaisie vont de pair dans l’aventure de leur enfance.

Bien différents sont les romans deCarmen Leñero où l’imagination et lafantaisie se superposent, s’entrelacent et,dans certains cas, se substituent même àla réalité. Ainsi dans Lucas afuera, Lucasadentro (1997), (Lucas dehors, Lucasdedans) : après avoir dévoré tout ce quesa jeune maîtresse (héroïne anonymeet narratrice de l’histoire) déteste, lever Lucas finit par la manger aussi, lejour où son ressentiment se retournecontre elle. Mais tout redevient vitenormal et personne ne semble affectéd’avoir été mangé par ce ver géant. Lapetite fille ne comprend pas que toutcela est le fruit de son imagination, un rêve devenu en partie réel. Toujours

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Jorge Ibargüengoitia : El niño Triclinio y la bellaDorotea, Fondo de Cultura Económica

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est-il qu’elle conclut : « il n’y a quemoi qui puisse faire quelque choseparce que je suis la seule à me rendrecompte où on vit »4, c’est-à-dire dansles entrailles du ver, symbole de lahaine et de la peur. « La nuit, je resteéveillée, regardant par la fenêtre, cher-chant une solution »5.Dans les romans de Leñero il y a deuxsortes d’enfants : ceux qui sont bienréels et ceux qui sont imaginés,comme Anastasia, imaginée par la nar-ratrice dans Lucas afuera..., ou dansd’autres, des êtres fantastiques commedans La pequeña tempestad (2007),(La petite tempête), où des enfantsimaginaires accèdent au statut de« messagers » entre deux enfants bienréels : Tomás, qui est attaché à unarbre au milieu du bois, et son grandfrère Saúl, l’auteur de l’espièglerie. Lesmessagers, ce sont Miranda et Ariel,personnages de La Tempête deShakespeare, pièce que Tomás se souvient avoir vue, jouée par desmarionnettes. Les personnages fictifsvont échanger leur rôle avec les per-sonnages réels. On finit par retrouverTomás et le libérer, et tout se terminepar un rêve. Pour Leñero, l’imagina-tion ne met pas forcément un terme àla violence ou à l’hostilité extérieure,mais elle accorde du crédit à la perspi-cacité de l’enfant. À la fin de l’histoire,aux yeux des adultes, Saúl et Tomássont satisfaits parce qu’« il ne faitaucun doute que ce sont des enfants,simplement des enfants »6. Cependant,le lecteur est supposé comprendre le clin d’œil : l’histoire importante, la véritable histoire, ne se passe jamaisdans ce monde réel partagé avec les adultes, mais dans celui de l’imagi-naire.

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Carmen Leñero : Lucas afuera, Lucas adentro,Fondo de Cultura Económica

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Chez Silvia Dubovoy, peut-être plusappréciée en Espagne que dans sonMexique natal, les deux versants sontprésents : du premier relèvent desromans et des contes, parfois deslégendes mayas et d’autres peuplesd’Amérique et du monde, réécrites,avec une forte dose de fantaisie, et dusecond des histoires à facture réalistemettant en scène des enfants contem-porains. Je m’en tiendrai au secondavec un roman comme Ecos del desierto,(Échos du désert), paru en 2007, surMiguel, un enfant sans-papiers. À pro-pos de l’intrigue, on peut remarquerque la tragédie de Miguel ne se situepas au moment où il affronte d’innom-brables dangers quand il traverse illé-galement la frontière, mais, paradoxale-ment, dans son foyer au Mexique où safamille est victime d’un accident. Onpourrait dire de ce roman qu’il s’opposeen tout point à El olor de la esperanza,(L’Odeur de l’espérance), paru en 2004,où Dubovoy fait une peinture crue maisréaliste des souffrances subies par lesenfants des communautés indigènes duChiapas. Il semblerait que soient refu-sés à son héros Jacinto non seulementle bonheur des enfants qui ont desparents fortunés – comme la fillette qui,à la fin de l’histoire, emporte avec ellele petit cheval qu’elle désirait tant –mais même la possibilité de rêver et d’i-maginer. La scène où Jacinto se laissealler à la « rêverie » se produit au coursd’un délire pénible dû à la fièvre, et lesimages évoquées n’ont rien d’agréable :sa mère et ses frères mangent des tor-tillas imaginaires, les hommes ont faimet jettent les assiettes, etc. L’enfantmoderne, pour Dubovoy, est entouréde menaces qui étouffent tout embryonde fantaisie.

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Silvia Dubovoy : Ecos del desierto, ill. R. Almanza,

Fondo de Cultura Económica

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Nous avons pu observer que ces deuxversants, l’un réaliste et l’autre plus fan-tastique, non seulement perdurent dansla production actuelle, mais peuventcoexister harmonieusement, y comprischez un même auteur. Nous avons vuaussi que dans la plupart des cas analy-sés, la réalité est peinte sous un joursombre, alors que la fantaisie permet dela nuancer, voire de la modifier. Il ne s’agit pas simplement de distraire l’enfant avec des histoires évoquant unchangement profond dans son entourage(ou l’impossibilité de ce changement),mais de lui indiquer les causes de l’affliction et du malheur. Nombre d’auteurs cherchent à aider l’enfant dansl’appropriation de sa réalité et se préoc-cupent des effets négatifs ou positifs quepeut avoir la société sur son développe-ment. Ceci dit, il ne fait aucun doute que ceschoix dépendent surtout des intentionsde l’auteur quand il écrit pour un publicjeune, dans un processus rappelant l’« allégorie manichéenne » d’Abdul JanMohammed, autrement dit une repré-sentation de l’Autre qui reflète, non unAutre mais l’auteur de la représentationlui-même. Autrement dit, ils écrivent àpartir de leurs expériences et de leursprojections sur ce qu’est, ou ce quedevrait être, un enfant. Ainsi l’enfant est-il, d’une certaine façon, fétichisé dans lalittérature qui lui est destinée.

Traduit de l’espagnol (Mexique) par André Gabastou

1. Emilio Carballido : El pizarrón encantado. Illustrations

de María Figueroa, Mexico, Secretaría de Educación

Pública, 1988 (Libros del Rincón), p.28.

2. Op. cit. p.38.

3. Jorge Ibarguëngoitia : El niño Triclinio y la bella

Dorotea. Illustrations de Magú, Mexico, Fondo de

Cultura Económica (A la orilla del viento), 2008, p. 28.

4. Carmen Leñero : Lucas afuera, Lucas adentro.

Illustrations de Mauricio Gómez Morín, Mexico, Fondo

de Cultura Ecónomica (A la orilla del viento), 1997,

p. 38

5. Ibid.

6. La Pequeña tempestad, Mexico. SM. (El Barco de

Vapor), 2007, p. 94.

BIBLIOGRAPHIE

- Emilio Carballido : El pizarrón encantado. Illustrations

de María Figueroa. Mexico. Secretaría de Educación

Pública, 1988 (Libros del Rincón).

- Silvia Dubovoy : Ecos del desierto. Illustrations de René

Almanza. Mexico. Fondo de Cultura Económica (A la

orilla del viento), 2007.

- El olor de la Esperanza. Illustrations de María del Roser

et Efraín Rodríguez. León, Everest. Montaña encantada,

2004.

- Jorge Ibargüengoitia : El niño Triclinio y la bella

Dorotea. Illustrations de Magú. Mexico. Fondo de

Cultura Económica (A la orilla del viento), 2008.

- Carmen Leñero : La Pequeña tempestad. Mexico. SM.

(El Barco de Vapor), 2007.

- Carmen Leñero : Lucas afuera, Lucas adentro, illustra-

tions de Mauricio Gómez Morín, Mexico. Fondo de

Cultura Económica (A la orilla del viento), 1997.

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