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243 LE MOUVEMENT DE LA CRÉATION. MERLEAUPONTY ET LE CORPS DE LʹARTISTE Stefan Kristensen 1. Entrée en matière Le corps de l’artiste comme œuvre est un paradigme (post)moderne aux origines complexes. Très présent dans l’art des années 60 et 70, il revient en force depuis quelques années à la faveur d’un retour du body art et de la danse contemporaine 1 . Il est donc pertinent d’interroger aujourd’hui les fondements philosophiques de la capacité de symbolisation du corps humain en mouvement et, par conséquent, de relancer le projet merleaupontien d’une phénoménologie de la production artistique. Le mot d’ordre de la « mise en œuvre du corps » décrit la démarche de plusieurs artistes majeurs des années 60 et 70 tels que Vito Acconci et Bruce Nauman aux EtatsUnis, Lygia Clark au Brésil ou encore Marina Abramovic en Europe. L’historienne de l’art Amelia Jones retrace, dans son ouvrage Performing the Subject, l’histoire qui a conduit à ces développements aux EtatsUnis, à partir de l’expressionnisme abstrait, la peinture performative de Jackson Pollock jusqu’à Acconci et aux artistes femmes comme Carolee Schneeman ou Ana Mendieta. Cette approche féministe de l’histoire permet de mettre en évidence les enjeux d’une interprétation philosophique des œuvres dans leur situation sociale, historique et idéologique. Sur cette base, je cherche ici à explorer la continuité qui existe entre la pensée de MerleauPonty et l’institution de la performance ou art corporel dans les années qui ont suivi sa mort. Ma thèse ici est que l’approche merleaupontienne des arts 1. L’article de Barbara Formis dans le dernier numéro d’Alter est un bel exemple d’une lecture philosophique de la chorégraphie contemporaine.

14-S._kristensen Le Mouvement de La Création Merleau Ponty Et Le Corps de l'Artiste

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    LEMOUVEMENTDELACRATION.MERLEAUPONTYETLECORPSDELARTISTE

    StefanKristensen

    1.EntreenmatireLecorpsde lartistecommeuvreestunparadigme (post)moderne

    aux origines complexes.Trs prsentdans lartdes annes 60 et 70, ilrevientenforcedepuisquelquesanneslafaveurdunretourdubodyart et de la danse contemporaine1. Il est donc pertinent dinterrogeraujourdhui les fondements philosophiques de la capacit desymbolisation du corps humain enmouvement et, par consquent, derelancer le projet merleaupontien dune phnomnologie de laproductionartistique.Lemotdordredelamiseenuvreducorpsdcrit ladmarchedeplusieursartistesmajeursdesannes60et70telsqueVitoAcconcietBruceNaumanauxEtatsUnis,LygiaClarkauBrsilou encoreMarinaAbramovic enEurope.Lhistoriennede lartAmeliaJones retrace, dans son ouvrage Performing the Subject, lhistoire qui aconduit ces dveloppements aux EtatsUnis, partir delexpressionnisme abstrait, lapeintureperformativede JacksonPollockjusquAcconci et aux artistes femmes commeCarolee Schneeman ouAnaMendieta.Cetteapprochefministedelhistoirepermetdemettreenvidencelesenjeuxduneinterprtationphilosophiquedesuvresdansleursituationsociale,historiqueetidologique.Surcettebase,jechercheiciexplorerlacontinuitquiexisteentrelapensedeMerleauPontyetlinstitutionde laperformanceou art corporeldans les annesquiontsuivisamort.Mathseiciestquelapprochemerleaupontiennedesarts

    1. Larticle de Barbara Formis dans le dernier numro dAlter est un bel exemple dunelecturephilosophiquedelachorgraphiecontemporaine.

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    visuelsestunethorieperformative,savoiruneapprochequiprivilgielaproductionartistiquepluttquecelledeluvre.Apartirdumomento lon interroge la production, on doit tenir compte des grandesdimensionsde laviecorporellequesont lerapportsoi,autruietaumonde.LesthtiqueperformativedeMerleauPontypeutdoncaboutirune thoriedudevenirsujet, et rpondreainsi cequi estpropre lasubjectivitcorporellehumaine.EnparlantaveclechorgraphegenevoisGilles Jobin (entretien priv), on saperoit quel point limpratif dumouvement vrai est essentiel pour les artistes contemporains. Lesdanseurs ne doivent pas jouer un rle; ils doivent tre entirementprsentsdansleurgeste,sefaireentirementcorps,sansquecedevenircorpsne soitundevenirorganique.Les corpsdeGilles Jobin sontdescorpspleinementhumains.Leffetesthtiqueestdautantplusrussiquecetteprsenceabsencesoidesdanseursestrigoureusementtenue.

    Pour esquisser ce programme, je propose les tapes suivantes:dabord, dgager la stratgie de MerleauPonty face au problme dumouvementpour clairerdune lumire nouvelle la notionde chair etclarifier sa conception du sujet intentionnel dans cette nouvelleconceptiondelontologie;danscecadre,leproblmedusymbolismeetdelacrationprennentuneimportancedontondoitprendrelamesure;lerleduneesthtiquegnraledelaperformancepeutalorstresituo lespace de la cration est lespace social, celui de la relation avecautruietdelaconstructiondunepremirepersonnedupluriel,etoletempsdelacrationestceluidelhistoireculturelleetdelatraditionquiseulesdonnentsensauxuvresquimergent.

    2.Lemouvementphnomnal

    En lisant de prs le premier cours auCollge de France, Monde

    sensible et monde de lexpression, on saperoit que le projetontologique de MerleauPonty est tributaire de linterprtationphilosophiquedelapsychologiedelaforme.Lecourscommence,aprslintroduction,avecleproblmedelespaceetdumouvement,etcritiquelaconceptiontraditionnelledelespacecommedimensionfondamentaleo sinscriraient les faits et lesmouvements; considrs en corrlationavecceluiqui lesvit, tempsetespacene sontpensablesque structursselonlesdimensionsdelexpriencecorporelle.

    Cequi faitquilyaunhaut etunbas,un ici etun lieu, cest,nonpasdespoints objectifs,maisune certaine prise sur lemonde, le fait que je lhabite[],lelieuestrelationdemoietdumondeparmoncorps(MSME43).

    Lecorpsestdanslespace,maisilenestaussilorigine;illexprimeence sensque lespacene se formequepar rapport lamaniredont le

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    corps propre organise sa spatialit. Il y a une symbolique primordialedans lastructurespatialeducorps telleque lengrenageducorpsetdelespace entrane une certaine forme de lespace peru. Dans cetteperspective, MerleauPonty donne un sens ontologique la notion deniveauo lecorpssujetsinstallepourdonner lieudesvcus lesplusclairs possibles, pour un fonctionnement optimum delintentionnalit.Ainsi toute structurationde lespace est relativeparcequelledpenddelapostureducorps,maislechangementdeniveau,desol,nestpaspourautantlersultatduneoprationconsciente.Ilestdelordredunespatialitprimordialedemoicommehabitant(MSME,44) et les changements sont des carts qui peuvent devenirprogressivementdenouvellesnormes.Onlevoit,latchedunenouvellethoriedelespaceetdumouvementestsolidaireduneredfinitiondelasubjectivitentantquecorporelleetdoncentantquenonmatriseparun agent qui surplomberait les circonstances de son milieu. LorsqueMerleauPontyexpliqueenintroductionducoursquilfautreprendreleproblme de la perception en se laissant guider par la notiondexpression, il veut frayer un chemin vers une conception delintentionnalitselon lamaniredont lecorpsserapportesonmilieupluttquelaconscience.Ilsagitdexcluretouteformedepositivismeendfinissant lachosecommeuneconcrtionduneexpression infinie(MSME,18).

    Lemouvement,dslors,estsaisicommeunevariationoumodalitde cette spatialitprimordiale (MSME,45)en ce sensque lespacenepeutdonnerlieudesperceptionsetlapparitiondephnomnesquesilestmouvant.Ilnyaaucunautremoyendepenserlapparatredanslespace subjectif que par le mouvement. Cela implique de dfinir lemouvement autrement que comme changement de lieu, puisque celaprsupposerait lexistence de lespace. Or il ne peut pas y avoir depriorit ontologique de lun sur lautre dans une description fidle etrigoureusedelexprience.

    La thseessentielleestquedans lemouvement telquilestperu, lemouvement phnomnal, lobjetmobile et lemouvement forment uneunit. Il y a un Etwas perceptif qui se meut (MSME, 66), critMerleauPontyenrfrenceWertheimer,oubiencequilappelleaussiun mouvant, reprenantun termepluttbergsonien.Lemouvementnestpossiblequedansuncontexteglobalouncadredonnelerfrent(relativement) immobile pour quunmouvement apparaisse.Ce cadre,cestleniveaudfiniparlasituationdusujetpercevantparrapportquile mouvement a lieu. En sappuyant sur les expriences dAlbertMichotte(quiavaitpublilesrsultatsdesestudesenmmetempsquela Phnomnologie de la perception), ilmontre demanire dfinitive quelexpriencedumouvement, sa forme, etdonc son sens,dcoulede laconfiguration ellemme.Michotte met en vidence des configurations

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    typiques exprimant par leur structure le sens de certains phnomnesfondamentaux, comme par exemple la causalit. MerleauPonty estparticulirementintresslexpriencedeleffetchenille2,etenconclutque lemouvementestrvlationde ltre,rsultatdesaconfigurationinterneetclairementautrechosequechangementdelieu(MSME,70);unpeuplusloin,ontrouveuneautreformulequivadanslemmesens:mouvement=devenirdunefigure(MSME,73).Ilestdoncmanifesteque la rflexion ontologique de MerleauPonty prend sa sourcenotammentdans son interprtationde lapsychologieexprimentaleentantquellepermetdedvoilerlemilieuquiestloriginedutempsetdelespace. La dimension plus originaire quil dcouvre est celle dumouvementcommemodulationdelespacephnomnal,donnantlieulexpriencedusens,quijouemanifestementunrlecentraljusqulafindes annes 50puisquon trouve,dans les notesde travailduVisible etlinvisible, toutes de 1959, trois rfrences Michotte, dont notammentcelledatedaot1959,o ilaffirmeque la thoriede laperceptiondeMichotte est une phnomnologie, quelle dvoile ltre brut, lemonde vertical (VI, 231)3. En dautres termes, lespacetemps dumouvementphnomnalestceenquoiconsistelachair.

    DanslaPhnomnologiedelaperceptiondj,lapartiesurlemouvementtait insredans lechapitresur lespace (pp.309324).En1945commeen1953,ilenvisagelhypothsedeWertheimerdunpurpassage(bloesHinber), savoir dun mouvement sans mobile. Puis il la rejette enaffirmant que la perception du mouvement nest pas seconde parrapport laperceptiondumobile (PhP,315)et introduit lanotiondemouvant,dobjetdfinidansetparsonmouvement,unquelquechosequisemeut (PhP,317).Lemouvant,contrairementaumobile,napasdepropritsmaisunstyle,pasdecontoursdistinctsetmesurables,maisun comportement, ilnestpasunobjet en soimaisunphnomne.Laconclusion est que le mouvement comme phnomne ne fait quemanifesterdemanireplussensiblelimplicationspatialeettemporelle,quilestunemodulationdunmilieudjfamilier(PhP,319).

    OnvoitparlquelinnovationdupremiercoursauCollgedeFranceconcerne linterprtation ontologique de ces conclusions sur lemouvement phnomnal. Montrer que le champ perceptif estessentiellement un milieu de mouvement et quainsi, la structure du

    2.A.Michotte, La perception de la causalit, Bruxelles,Nauwelaerts. Leffet chenille est lersultatduneconfigurationolessujetsvoientuncarrquisedilateverslect,poursertracter ensuite. Michotte fait observer que la texture de la surface de la figure vibrecommelecorpsdunechenille,produisantlexpriencedunorganismevivant.3.CespassagessontmettreenlienaveccequilditdeluniondutempsetdelespaceencommentantlesromansdeClaudeSimon:letempscommemagmaetsondptdanslespace(NC5861,204).

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    mouvementestcequidonnelesens,celapermetdepenserensemblelaquestiondusensibleetcelledusensproprementdit.Lanotiondechairapparatds lorscommeessaidontologiedumouvementphnomnal,comme indistinction fondamentaledu temps etde lespace; elle est lanotionquidoitdcrirelespacephnomnal,i.e.lespaceinsparabledesmouvementsquidonnent lieudesfiguresetdonc ladimensionde laprofondeur. Le sujet dans ce contexte doit tre considr comme uneGestaltson tour4,et ledfiestdedcriresonmodedapparitionpourluimme.Endautrestermes,commentlecorpsorganiscommeschmacorporelsapparatilluimme?Parquelsmoyensquelmouvementunrapportdesoisoisinstituetil?Dansquellemesurelerapportsoipassetilncessairementparlpreuvedelaltrit?

    3.Lesujetdumouvement

    Si temps et espace dun champ sont la mme chose, cest parce

    quentre lesdeux, il y a le corps qui assure lepassage entre lesdeux.MerleauPonty se rfre des expriences quimontrent une influenceentreunsensetunautre,enparticuliercellesquerelateK.KoffkadanslechapitrePerceivedMotiondesesPrinciplesofGestalpsychology(pp.281304), o le psychologue cherche montrer que la vitesse perue estdautant plus grande que le champ est faiblement clair.On arrive cetteconclusion(invraisemblabledunpointdevuepositiviste)queletemps vcu pourrait tre influenc par des facteurs qui apparemmentnontrienvoiravecletemps(Principles,296).

    MerleauPonty crit la suite de ces dveloppements sur lemouvement phnomnal, en guise de conclusion critique et pouramorcer la dernire partie du cours: Pas de mouvement dans unmonde en soi, mais seulement dans un monde offert quelquun(MSME, 65). Le fait fondamental de la perception est que le sens duphnomneprovientduphnomne luimme,etnonpasdunactededonationdesensde lapartdusujet.Lesujetde laperceptionnestpasune conscience,maisuntre total, incarn,doudun certainpass(MSME,7172);ilsagitduntrequinestrductibleniunetotalit,niunepartie,quinestpasunjepense,maispluttunjepeux.Laformulation impersonnelle par MerleauPonty de la question estsignificative: ilcritquestcequiorganise lexprience?(MSME,82)etnonpasquiestcequiOncomprendmieuxparceglissement lamodification du problme du sujet percevant qui, de conscienceperceptive(expressionenusagedanslespagesdintroductionducours),

    4. Sur lhypothse du sujet comme Gestalt, voir la note de travail de septembre 1959:VI,pp.258259.

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    devient celuide lorganisationperceptive.Ainsi, la subjectivit,commejepeux,nepeutplustrecomprisecommeuneinstancelapremirepersonne;en tantquecorpsagissant,schmamoteur, lesujetnestpasencoreunegoausensplein.

    Le sujet percevant est dfini par rapport son rle dans lastructurationduchampperceptifcommetotalitcomprenantlesystmevisueltactile, mais aussi auditif ainsi que les tonalits affectives. Lesujetpercevantaunitvnementielledumouvant(dansunsensetdunsens lautre) parce quil est en prise sur lespace comme systme depuissancesdesoncorps(MSME,80).Eneffet,pourrendrecomptedelacorrespondance entre les champs sensoriels, le corps joue le rledunelanguecommuneauxdiffrentspatoissensoriels(86).Danslamesureo,commenousvenonsdelevoir,lorganisationduchampperceptifestessentiellementfonctiondurythmeetdelavitessedumouvementperu,cettelanguecommuneducorpsdoittrecomprisecommesacapacitmotrice; auniveauperceptif,mouvement et sensperceptifdeviennentalors synonymes. Si lespace et le temps vcus sidentifient avec lesystmedespuissancesducorpspropre,etquelesujetnestriendautreque son corps, ilnaplusde contenancepropre,plusdintriorit et laconnaissance de soi, le rapport soi en gnral doit passer par uneinterprtation de la corrlation indissociable de la forme du champperceptifetducorpsmoteur.Dansunpremiertemps,cetteanalysedelasubjectivit passe par ltude de la notion de schma corporel, qui estdiscuteselondeuxaxes:premirement,dupointdevuedelanalysedelintentionnalit, le corps est savoir sans concepts ou totalit sanside.Deuximement,dupointdevuedelanalysedelacommunicationentrelesdiffrentschampsperceptifs,lecorpsestfonddunepraxis,entantquilassurelepassageduvisuellauditif.

    Cesdeuxaxesindiquentquelunitducorpsnestpasenvertudunple /point / centre autourduquel sorganiseraient lesmembres et lesorganes,maiselleestanalogueuneGestalt.Lunitducorpsmoteurestuneunitlatrale(MSME,108)quiconstitueunenormeparrapportlaquellelesmodulationsduchampperceptifpeuventapparatrecommedesfigures.Pluttquedinterprtericilerapportfigurefondcommeunecaractristique exclusive du champ perceptif luimme, MerleauPontyprendicilecorpsluimmecommefondpermettantlaperceptiondunefigureentantquelapparitiondecellecisusciteunemodulationdanslastructuredu schmacorporel.Cestainsiquilcritque lecorpsestunindex de nos rapports prthtiques avec lespace o nous sommestablis par lui (MSME, 111). Il y a donc dj au niveau purementcorporel inconscient, une interpntration du sujet et du monde quiimpose une rinterprtation de lintentionnalit: le sujet percevant, entant que tel, porte la trace du monde, ou comme le rsume Merleau

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    Pontydansuneformuledfinitive,leschmacorporelestunecertainestructuredumondeperu(MSME,112)5.

    Or lespace primordial du corps nest pas un espace dsert, ni unentrelacementdu seul corps etdumonde.Autrui estprsent au curmme de ma perception de lespace dans la mesure o celleci(lapparatre mme du mouvement phnomnal) est marqueaffectivement. On trouve en effet, dj ici, la thse trs claire que mamotricit ne peut tre quune motricit dsirante. MerleauPonty noteceladansunalinalafinducours.

    Lexplicitationtotaleduschmacorporeldonnenonseulementrapportsoidusujet,maisencoresonrapportautrui:djdansmonschmacorporelsontinclusesdesprsentationsdemoimmequine sobtiennentquedupointdevue dautrui (mon visage de face). Avnement dune vision de soi estavnement dautrui (stade dumiroir). Il y a une accentuation affective duschmacorporelquiestenralitinstallationenmoidunrapportavecautrui[].Structurelibidinaleduschmacorporel(MSME,125).

    La difficult pose par une telle conception qui veut embrasser latotalitdesaspectsde lexistencecorporelleestque laprsencedautruienmoientranelaquestiondeladimensionsymboliqueducorps,cequeMerleauPontyappelleaussilecorpscommesupportdesignificationsmtacorporelles (MSME,126).La relationavecautruivadepairavecles capacits symboliques du corps. Si le haut et le bas du corps, lagaucheetladroite,lamainoutouteautrepartiepeutdeveniremblmeetsignifieraudeldelarelationducorpsetdesobjetsquiluisontprsents,cestparcequelecorpsestdjinvesti,danssontrecharnelmme,delaprsencedautrui.Ilyaentrelacementdesdeuxniveauxdesortequelamotilitlmentaireestdjpuissancedexpressionducorpsdansunmonde,etformesdexpressionsuprieures(maniementetreconnaissancedes symboles) sont encore des faits de praxis ou de motilit(MSME,1156).Celaestprcisment le faitdumouvementen tantquil

    5. Dans le cours sur la littrature de la mme anne, Recherches sur lusage littraire dulangage,MerleauPontyfaituneremarqueencesens:Notrecorpssajustecequenousregardons, semetaupoint sur lobjet, tendversunmaximumdevisibilitquinestpasconnuautrementquaumicroscope: ilvoitdesbauchesdecequilveutvoiretquinestdonn luimme que dans des bauches et non sous forme de reprsentations. Celasuppose une mise en circuit corpschosescorps dautrui qui nest pas tout spirituel, uncorpsconnaissant(RULL,36).CepassageestsuividunecitationclbredeP.Valryausujetdu corpsde lartiste reprise en exerguedun chapitredeLil et lesprit: Lartisteapportesoncorps,recule,placeettequelquechose,secomportedetoutsontrecommesoniletdevienttoutentierunorganequisaccommode,sedforme,cherchelepoint,lepointuniquequiappartientvirtuellementluvreprofondmentcherchequinestpastoujourscellequeloncherche.(Mauvaisespenses,pp.199sq.)

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    estpolarisparuneactivitetsinscritdoncdans lemondepartagdesautres.

    Cestnotammentenobservant certains troublesdu schma corporelque lon saperoit quautrui est prsent jusque dans sa structurationmme. Cette prsence dautrui et du rapport affectif autrui dans lastructuration du corps vcu dtermine et influence lamanire dont lesujet a accs des significations dcontextualises, i.e. symboliques. Ilsemble donc bien quil existe un lien, dans cette perspective, entre lacrativitdu sujet comme corps et ladfinitionde ce corps en rapportavec les autres. Plus prcisment, cest parce que lunit du schmacorporel nest pas close sur ellemme, cest parce quelle inclut laprsencedautruidanssastructuremmequelecorpsaaccsaumondesymboliqueetpeutmettreenuvreunecrativit.Cettecrativit,sontour,estuneconditioncrucialepourfairelpreuvedesoietsenformerune image,matriaudecequonappelledans la tradition laconsciencedesoi.

    4.Laphilosophiepardautresmoyens(excursus)

    Danslecoursde195253,MerleauPontyvoquelefilmdeJeanVigo,

    Zrodeconduite6pourexpliciterlathsedelquivalencedumouvementet du sens. Dans le cours de 195455 sur linstitution, il envisage laquestion de linstitution dans les champs psychologique, artistique etscientifique.Progressivement,ilaboutitlaconvictionquecesdomainespeuventportereuxmmeslepoidsdelinterrogationphilosophiquequileshante,queleurforme(parexemplelimageenmouvement)estaussiphilosophiquequelediscoursconceptuel.Onsaitquecetteapprocheestrendue possible par la conception du langage philosophique commelangageindirectbasesurlatchedefaireparlerlexprienceperceptiveselon son propre sens. Le rle paradigmatique du corps crateur estintimement licette tentativedunifier lespacedusymbolique.Enfin,dans son cours de 1960 intitul La philosophie aujourdhui, sesconsidrationssurlapsychanalysemanifestentleplusclairementlerledecette rflexionpourune thoriede lasubjectiviten relationavec lacrativit.Lapsychanalyse aunedouble fonctiondans la culture, critMerleauPonty:dunepart,ellecontribuedmantelerlessignificationstablies et, dautre part, elle les rintgre un niveau plus profond, partirdelexpriencedudsir,etdoncdelaprsencedautruienmoiet

    6.Ilsagitdelascneduralentidansledortoir;MerleauPontyestfrappparlimpressiondirralitquelledonne et sappuie ldessuspour renforcer lidedune temporalitdurel, que la ralit est phnomnalement lie un certain rythme. Le cinma tait pourMerleauPontyparexcellencelpreuvedelindistinctiondutempsetdelespace.

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    rciproquement.Cestconditiondechoisircettedeuximevoieque lapsychanalyse rencontre la philosophie au sens o lentend MerleauPonty,commeeffortdexpressiondumondephnomnal.

    Ellepeuttreapprofondissement,enrichissementdelacultureouaggravationde la crise selon quelle accentue lesprit objectiviste et technicien dont elleprocde ou quelle est cet esprit reconnaissant ses limites [] tempsmythique= tempsdavant le tempsoudavant leschoses et toujoursprsent(NC5861,155).

    Ce fameux tempsmythique est le temps de la pure phnomnalitavant toute rflexion et qui constitue la source de la crativit et dusymbolisme.Cestllexpriencethmatiseparlapsychanalysequiestaussiformuledanslespratiquesartistiquesdesannes60et70,traversles deux figures centrales que sont Lygia Clark et Vito Acconci. Laconditionpourquecedialoguesoitluimmefcondestquilsoitfaitaunom dune pense essentiellement pratique, une expression qui faitsigne,inscritedanslemouvementdelexprience,parlaquellelesujetquilafaitparvientsesitueretseconstituerdanssonrapportavecluimme,lesautresetlemonde.

    5.Mouvementlibidinaletasymtrieduchiasme

    VitoAcconci est n en 1940 NewYork. Sonuvre, extrmement

    prolifique, se dcoupe en littrature (annes 60), performance (19691975), puis architecture (depuis les annes 70)7. Il est question icidAcconciartistecorporel,quimanifeste,selonAmeliaJones,lathsedela contingence de la subjectivit, i.e. la thse que le sujet dpendradicalementdesautres,deleurprsenceetdeleurinterventiondansetmmesoncorpspourconstruiresonrapport luimmeetsassurerdecequilest.Cetteuvrepermetdevisualiser lastructurechiasmatiquedelasubjectivitencesensquelleesttraverseparlaprsencedelautreenmoi.

    La contingence de la subjectivit que MerleauPonty formule en termesdentrelacementetLacanentermesdemanque,estunaspect fondamentaldetout luvre dart corporel dAcconci. [] Larticulation parAcconci de larelation avec le spectateur ralise (performs) lalination du sujet dans sonexistencepropreentantquimageouobjetpourautrui(Jones1998,118,119;trad.fr.SK).

    7. Pour une introduction globale luvre dAcconci, cf. Linker 1994; pour uncommentairedesderniresuvres, cf. le cataloguede lexpositionVitoHannibalAcconciStudio (Nantes, Barcelone), 2004. Le site internet dAcconci contientunedocumentationrichesurluvrearchitecturale.

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    Lespacecorporelestessentiellementunespaceavecautrui.SagissantdAcconci, je laisserai de ct la critique fministe et la questionparticulirement difficile de savoir sil y a une forme spcifiquementmasculineoufmininedelasubjectivit.JemeconcentreicisurlaportedialectiquedeluvredAcconcientantquellemetenscnelechiasmede la relation entre artiste et spectateur et donc les conditionsphnomnologiquesde la subjectivit corporelle comme structurantunespace commun avec dautres corps pour exister et saffirmer commetelle.Ilnyapasdaffirmationdesoiquinesoitenmmetempsexistenceenvers autrui et cration despace commun, cration dune formespcifique de la chair comme champ de vibration et dinteractioncorporelle.

    Comme lemontre Jones,cestprobablement laperformance intituleSeedbed (Lit de semence) tenue en janvier 1972dansunegaleriedeNewYorkduranttroissemainesraisondetrois joursparsemaine,de10h18h,qui constitue luvrepharede cette stratgie, etprobablementdeson poque aussi, comme le note Linker (cf. pp. 4446). Lartiste aamnagunfauxplancherdanslespacedelagalerie,autrementvide;ilest cach sous le plancher o il se masturbe sans discontinuer. Unsystmedehautparleursestinstallettransmetlessonsquilmet,rleset crisdeplaisir,maisaussi les fantasmesque lui inspirent lespasdesvisiteursquilperoitsurleplancheraudessusdelui.Decettemanire,ilestaucentrede lespacesanstrevisible;omniprsentet invisible, ilest le fond dun espace libidinal satur par sa prsence obsdante.Comme il ledit luimmedansun entretien rcent, jenevoulaispastre la figure, je voulais tre le fond. Ctait lune des raisons pourlesquellesjedevaismedplacer[durantlaperformance].Sicelataitunchamp,jedevaisletraverser8.Dunecertainefaon,Acconciarraisonnelevisiteurdans lespacede sa libido,mais installeenmme temps,dummegeste,unedpendancedesaproprelibidolgarddelaprsenceanonyme dun visiteur. Il tisse ainsi un espace irrductiblementintersubjectifolecorpsestlinvisibletrameduvisible,illustrantcequeMerleauPontyappellelenarcissismefondamentaldetoutevision.Ledispositif subvertit efficacement la structure dune subjectivitautocentreetautosuffisanteenmettantenacte lastructureenchiasmedelarelationintersubjective9.

    8.Entretien avec lcrivaineShelley Jackson,dans lemagazineTheBeliever,vol. 4,n 10,dc.2006jan.2007.9.Cf.pour cette analyse Jones1998,p.136 sq.Comme le fait remarquerLinker,Acconcilisait ce moment les crits du psychologue gestaltiste Kurt Lewin et en a tir dessuggestionsdcisivespour la structurationdu champ etde lintersubjectivit.Cf.Linker1994,pp.34sq.

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    Dautres uvres de la mme priode mettent lartiste en prsenceavec autrui, dans un corps corps obsessionnel. Ainsi par exempleFollowing Piece (1970), dans laquelle il choisit une personne au hasarddanslarueetlasuitjusquedanssonespacepriv.Cestunemaniredesapproprier lespacedautrui, toutense livrant totalement litinraireque lui impose le passant quil a choisi. Ici nouveau, un cas delentrelacementdelegoetdautruiolasubjectivitestindissolublementengage dans lespace commun. Le fait de suivre quelquun sans luidemandersonresteaquelquechosedesadique;cestluntraitcommundeplusieursperformances,commelavidoPryings,oAcconciessaietoute force douvrir les yeux de sa partenaire, et elle de rsister tantquelle peut. Lacte sapparente de plus en plus un viol. Dans ceregistre,onpeutencoreciterPerformanceTestoAcconciregardechaquespectateur fixement dans les yeux pendant plusieursminutes. Il sagitdune preuvede force,dun rapportdepouvoiro lartiste sprouveluimme dans lacte de dominer lautre; pourtant la vanit de lactesaute aux yeux et la dpendance de lartiste lgard de celui quilcherche dominer nest pas moins manifeste que sa domination ellemme10.

    Ce qui permetdenrichir lanalyse phnomnologique, cest que lesperformancesdAcconciimpliquentunrapportdepouvoirentrelartisteetsonpartenaireoubienlevisiteur/spectateur.Lapositionemblmatiquede lartiste masculin affirmant son pouvoir11 et par l aussilautosuffisancedesasubjectivitestrigoureusementdconstruite.Ainsilenjeunestpassimplementunedissolutiondusujetdansunmilieudechair impersonnelle,maisdans lemmemouvemento ilmanifeste sadpendance lgard dautrui et limpossibilit dinstaller un espacerellementpriv,Acconcimontrequesasubjectivitrsidedansceteffortperdu dprouver sa propre puissance dans lespace de la chair. Ilindique que la relation de pouvoir structure dialectiquement lasubjectivit,enmanifestantlebesoinradicaldelacrativitdautrui,ouau moins de sa rsistance, pour asseoir une autorit de toute faonsrieusemententameetdevenuefactice.

    10.Danssoncourssurlaparole,de195354,MerleauPontycritceci,quisembleavoirtpenspourAcconcitoutspcialement:Quandonarriveaumondehumain,linguistique,lchange est peuttre la loi: sadisme est masochisme et masochisme sadisme, je suisautrui,introjectionetprojection(PrPa,84).11. Voir aussi Trappings (1971), performance filme o Acconci est enferm dans destoilettespubliqueset joueavecsonpnisen lhabillantcommeunepoupe,subvertissantainsilesymboledepouvoirquestlepnis.Cf.cecommentairedeLinker:Ctaitundespremiersexemplesde lusagepar lartistede sapersonneoude savoixpour induireunchampdepouvoir,exerceruneinfluencesurlespaceparlequellesgenspassaient.(p.44)

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    Le sujetdumouvement estun corpsvivantqui intgredemaniredynamiqueetprcaireunrapportdepouvoirsurunoudesautrescorps.Autrementdit,cestuncorpsquiabesoindesautrescorpsetquipeutaussi simposer eux. Acconci enseigne la ncessaire asymtrie duchiasmemme lastructureducorpsvivant.Onpeutmmerisquer lathse selon laquelle cettedimensiondupouvoir,dans sa fluidit et sesretournements,constituelaspcificitduschmacorporelhumain.

    6.Lchangedusymboliqueetleprocessusesthtique

    EncommentantletravailtardifdeLygiaClark(19201988),onpourra

    clairer dautres aspects de la vie mouvemente des artistes, articuleautourdelathrapeutiquepluttquedurapportdepouvoir.Clarktaitunepeintreetsculptricebrsilienne,curieusementpeuconnueenEuropemalgr ses sjours prolongs Paris, notamment durant la dictaturemilitaireauBrsil.Sonartvoluepartirdesannes60versdesformesparticipatives, performatives et relationnelles jusqu sedfinir commeunethrapeutiquedslemilieudesannes70.Dansuntexteintroductifpubli dans la revue Robho, Julien Blaine explique que lapprocheperformative de la peinture atteint ses limites dans la mesure o ilsubsisteunediffrenceentrelexpriencedelaproductionartistique(quiest polysensorielle) et la rception (qui reste seulement visuelle). Lesuvres de lAction painting restent donc en de de linjonction deMerleauPontydefairelpreuve,aussidanslarceptiondeluvre,delunitdu champperceptif.En contraste,Clark stait engage,ds lesannes50,dansunedmarcheoluvrenepeuttreperuequedansunprocessussollicitanteffectivementlamotricitduspectateur12.

    Clark dveloppe dans ces annes une stratgie inverse celledAcconci, mais reposant sur la mme conscience de la structurationlibidinale du corps propre. Alors quAcconci perce les limites dunesubjectivitsoidisantautosuffisanteetimaginedesdispositifsmettantenchec la dimension symbolique par un exercice sadomasochiste de larelationintersubjective,Clarksedonneexplicitementpourbutdexplorerle potentiel symbolique du corps de ceux qui participent sespropositions.Dslafindesannes60,Clarkconoitdesobjetsautourdesquelssarticulentdescorps,formantunearchitecturevivante,danslaquelle lhomme, travers son expression gestuelle, construit unsystme biologique qui estun vritable tissu cellulaire (Catalogue LC,pp.5758).Dansceprocessusesthtique, lessentielestcequonvitde

    12.Cettedmarcheserfreexplicitement,entreautres,lapensedeMerleauPontycf.le Manifeste du noconcrtisme, publi dans Robho, n 4, 1968, reproduit dans leCatalogueLC,pp.4244.

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    lintrieur, savoir lchange des subjectivits: Je deviens lautre qui mapporte ses significations. Cest laddition de toutes lessignifications qui donne la proposition son sens global (Ibidem).Luvre dart ne consiste plus fabriquer un objet suscitant uneexprienceesthtique,maisdonnerlieudespossibilitsdexpriences(inter)corporelles. Par exemple, la propositionCeinturesdialogue (1968),estunbonexemple:lesparticipantsmettentdesceinturesaimantes,lesunes ple positif, les autres ngatif. Luvre consiste alors dans lesinteractionsquiseproduisententredescorpsquisontattirsviolemmentlesunsverslesautresouquineparviennentqusapprocherlesunsdesautres.UneautrepropositionestleFiletdlastique,olesquatreoucinqparticipantssontaccrochsparleurtteouuneautrepartieducorpsunfiletde gros lastiques en caoutchouc, et quilsdoivent tenterde crerunefigurestablecollectivement.

    Apartirde son retourauBrsilen1976et jusqu samorten1988,Clark radicalise cette approche avec un cycle intitul Structuration duself13. Il sagitdunedmarchemene toujoursavecun seulparticipantvolontaire qui se prtait une exprience avec son propre corps encompagnie de lartiste. Ces participants que Clark appelait sesclientsvenaientpourdessancesduneheureraisondetroisfoispar semaine pendant des priodes pouvant aller jusqu plusieursannes, un peu comme dans une psychanalyse. Lartiste entrait enrelationavec lecorpsduparticipantaumoyendobjets relationnelsquelle fabriquait ellemme et dont la forme peut tre vue commeartistique14.Les Structuration du self sontdonc laboutissementdunlong parcours artistique qui avait commenc par la peinture et lasculpture abstraite dans les annes 50. Le critique Guy Brett exprimeclairement le sens du virage opr par Clark: Supposez que laproductiondelartistenestplussapropreexpressivitencodedansuneuvre,estdirigevers lautrepersonnecommespectateur,maisquellefournit des moyens cette autre personne pour quelle devienneconsciente de sa propre expressivit, dans son rle mme departicipant15. Cette volution est dicte par la volont dexplorer lesressorts les plus intimes de la crativit, savoir la capacit desymbolisation du corps. Plutt que de solliciter indirectement cettecapacitde lapartduspectateurtravers lerapportperceptifavecune

    13.Cf.letextedeSuelyRolnik,inCatalogueLC,pp.1326.14. Des sacs en plastique remplis dair, deau, de coquillages concasss; des tubes; desmorceauxdetissuoudescollantsnousetremplisdeballesdepingpong,etc.Cf.ldessuslesprcisionsdeRolnik,Catalogue LC,p. 15.Celadit, il est arriv que ses clients lesconfondentavecdesobjetsesthtiques,alorsquellelesconcevaitexplicitementcommedesmoyensdapprofondirlexprienceducorps.15.Cf.GuyBrett,LygiaClark:InSearchoftheBody,ArtinAmerica,juillet1994.

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    uvredart,Clarklasollicitemmelecorpsdesesclients.Luvreconsiste ds lors dans le partage affectif qui sopre entre elle et leclient,et lenjeuest la libertprouvemme lecorpsduclientdelaisser se dployer le potentiel symbolique de ces parties et de sonmouvement. Le client fait lexprience dune capacit absolumentsingulire parce quelle fait appel son histoire personnelle et lastructure de son affectivit propre. Simplement, sa crativit nest pasprouveausensoilenpossderaitleprincipe.Cettesingularitnestpas dans la contenance de son corps ou dans les limites de sa vieintrieuremais tout entire dans le rapport quil vit avec lemonde,autruietluimme.Ilestclairquecettesingularitestlamesuredelasingularit de la relation que lartiste tait enmesure dtablir avec lecorpsdesonclient.Daprs lestmoignagesrecueillisparSuelyRolnik,Clarknhsitaitpasmettrefinauxsancessisacrativitellentaitpasstimuleenretour.Ilsagissaitdelaissersurgiruneparoleexprimantdirectementcequelleappelaitlafantasmatiqueducorps.

    Clarkne traitepasautrechoseque lecorps;quandellecriten1969quelapartiemotricedusystmenerveuxestengagedansleprocessusesthtique,ilfautprendrecettephraselittralement.Ilestquestionducorps effectivement vivant, vibrant, se tordant, respirant, jouissant etsouffrant.A ce titre, le systme nerveux est impliqu, en tant que tel,dansleprocessuscratif,maisbiensr,ilsagitdesapartiemotrice,celledune sensibilit corporelle ouverte sur la dimension imaginaire, trsprcismentcequeMerleauPontyappelleltreverticaldelachair.

    7.Elmentspourunesubjectivitfluide

    Lunedesnotesde travailduVisibleet linvisible lesplusclbresest

    celleoMerleauPontycritqueltreestcequiexigedenouscrationpour que nous en ayons lexprience (VI, 248). A fortiori, cela estvalable aussi pour la subjectivit ellemme. Cela implique parconsquent que je suis toujours en train de me crer moimme pourpouvoirtablirunrapportmoi.Ilfautpourtantdgagerlastructuredeceprocessusdesubjectivationetdterminerquelestcettrequisecreluimme.Poserquelerapportsoinepeuttrequemdiat,nepeutquepasser par une dmarche de cration, pose ainsi le problme de laconsistancedecequiestengagdansceprocessusdesubjectivation.LemmeproblmepeuttreposFoucaultquidfinitdanssesdernierstextes le sujet comme processus et qui tend rduire la subjectivitpurementetsimplementceprocessus16.OrcommelemontreMerleau

    16.VoirceproposlintroductionLusagedesplaisirs.JudithButlermetenuvrelammestratgiepourpenserlegenre(cf.GenderTrouble,chapitre1,enparticulierp.43).

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    Pontyproposdumouvementstroboscopique,ilnepeutpasyavoirdemouvementpur,depassagepur,sansunobjetquipasse,lunitdesdeuxdfinissantlespacedelaphnomnalit.Cedontilsagitlorsquonposeleproblmedustatutontologiquedumoi,cestdoncuneontologieduprocessus,o ltrequiestdans leprocessusnenestpasdistinct.Maisunetelleontologiedoitencorerendrecomptedumodedtredusujetdumouvement,deceluiquienfait lexprience.Estcequelaconnaissancedu processus de subjectivation par luimme dans un contexte socialhistoriquedonnelieuunreste/unnoyau/unpleinvariantreprableseulement une fois le processus enclench? Lunit du corps est unedonnefondamentale,mettreencohrenceparrapportladynamiquede cettedissolutiondans ltre.Si lunitducorpsest semblablecelledesobjetsperceptifs,ellenepourrapasservirdterminersasingularitet sa capacit rflexive. En dautres termes, le corps sensible nest passeulementouverturemaisaussipossibilitderetoursursoi.

    La question de lego nest pas dcide dans Le visible et linvisible:certainspassagestendentmontrerquilestcompltementdissousdanslachairdumonde,quecenestpasnousquipercevons,cest lachosequiseperoit lbas,cenestpasnousquiparlons,cest lavritquiseparleaufonddelaparole(VI,236).EgalementcepassageducorpsdutexteduVisibleetlinvisiblersonnedunemaniretrsforteensuggrantlathseduneparfaitesymtriedanslechiasmemoimonde:

    Lapensedialectiqueestcellequi,soitdanslesrapportsintrieursltre,soitdans les rapportsde ltreavecmoi,admetque chaque termenest luimmequenseportantvers le termeoppos,devientcequilestpar lemouvement,quecestlammechosepourchacundepasserdanslautreoudedevenirsoi,de sortir de soi ou de rentrer en soi, que le mouvement centripte et lemouvementcentrifugesontunseulmouvement,parcequechaquetermeestsapropremdiation,lexigencedundevenir,etmmeduneautodestructionquidonnelautre(VI,122).

    Maisdautrespassages,notammentdans lesnotesde travail,posentexplicitement laquestionde lego,commeparexemplecelledatedu2mai1959:Jeneperoispasplusque jeneparleLaperceptionmacomme le langageEtcomme il fautque jesois l toutdemmepourparler,ilfautquejesoislpourpercevoirMaisenquelsens?Commeon Questce qui, de mon ct, vient animer le monde peru et lelangage? (VI,241).Cettedernirequestionestmanifestement lesignedune forte inquitude de MerleauPonty quant savoir quel statutdonnerausujetdanslecontextedunepensedelachair.

    Dans un article dj presque classique,R. Breeur critiqueMerleauPonty pour avoir dsingularis le sujet et install une confusioninextricableentre le sujetet lemonde.Laquestionestde savoir cequirsistecetteconfusion,cequidemeureaudeldelarencontreavecle

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    monde.MaismmesilonsuitlasuggestiondeBreeurselonlaquellelasubjectivitseraitessentiellementunnoyauquisedrobecetterelationavec lemonde, quelle serait lchec de la complicit du corps avec lemonde, ce noyau nest rvl quedans ladmarchede cration.Cestseulement dans le rapport avec lemonde et lessai dexpression, danslpreuvedumouvementcorrlatifducorpsetduchampperceptifquelesujetpeutdevenirconscientdunnoyauquirsisteladissolutiondanslesplis et les remousde ltre.Mme si lonadmetuneidentitdusujet, il sagit dune identit obscure, un noyau opaque, uneobscuritennous(Breeur1998,252)etenaucuncasunretouruneidentitquise laisseraitdployerenpropritsreproductiblesdansuneliste. Cest prcisment sur ce point que le voisinage des artistes estphilosophiquementproductif.Eneffet,commelemontrelaphilosopheetartiste Judith Siegmund dans sa phnomnologie de la productionartistique, lpreuvedesoiparsoipeutpasserpar lpreuvecorrlativede ladiffrenceoude laltritde luvreparrapportausoi.Lesoidelartiste rside de manire instable dans lcart maintenu entre sonintentionetlecaractreforcmentmconnaissabledeluvreraliseauregard(mmertrospectif)decetteintention17.

    Il est tempsds lorsde faire retour laquestion formuleavant lecommentairedesartistes:comment faire lexpriencedesoipartirdumomentolesujetestdfinicommeunjepeux,etnonpluscommeuntrequienregistredanssonmonde intrieurdesexpriences?Onavuquelejepeuxdusujetquifaitlexpriencedumouvementnestpaslapremirepersonnepuisquilabesoindeladynamiquedelintrojectionetdelaprojectionpoursemouvoiretexister;ilnestpasladeuximepersonne,sansquoiilseraitentirementalinautrui;enfin,ilnepeutpastrenonpluslatroisimepersonnepuisquilnestpasunestructureobjective. Ilestparconsquentde lordredunestructure fondamentaleetfluidedetensionetdedsirentrecestroispersonnes.Ilestunesortedeprotoegodans lamesureo ilest legermede laconsciencede soi,maisilesttoujoursalinlautredanslamesureocelaestncessairepour revenir soi. Cest pourquoi, en parlant du langage de ClaudeSimon dans une note de travail, MerleauPonty voque lide dunepersonne intermdiaire, une 1re2me personne (P2, 312). Mais cettepersonne intermdiaire jetu, incorporant de manire asymtrique lastructureduchiasme,est laconditionpour lmergencedunetroisimepersonne, qui signifie la neutralisation et la stabilisation de la tensioncaractristiquesduchiasmeetdonc lapossibilitdeformeretduserdeconceptspartags.

    Cettepersonne,lafoisirrductibleauxtroispersonnesdusingulieretindissociabledeleurthtrecommun,seraitcelledelactecommunde

    17.VoirSiegmund2007,notammentlespp.126146.

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    moietdautruidansunprocessusdesentircommun,dont leprototypeestceluidelarelationtablieentreLygiaClarketsesclients,oubienencorelarelationplustaciteentrelescientifiqueetlesparticipantsdansson exprience de psychologie exprimentale. La personne mise enuvre par Acconci dans ses performances est aussi une instancemanifestant la prsence irrductible dautrui au sein mme delaffirmationdesoi18.

    Lunedesquestionsque lesartistesaident formulerestcellede lastructure de la relation intersubjective fondamentale en termes depouvoir.Lapossibilitdesengagerdansunprocessusdesubjectivationetdoncdesedtacherprogressivement (jamais totalement)duchiasmeprimitifdelapersonneintermdiaireestconditionnparsastructureasymtrique.Ilyadesrelationsdepouvoirtellesquelegoestempchdesedtacheretalors lasujtionsaccentue jusqutre totaledans lessituations concentrationnaires.Maisalors sepose laquestionde cequirsistelasujtionquestionposeparG.AgambendanslechapitresurlahontedesonCequirestedAuschwitz.Commentpensercenoyaudegosanspourautantsupposerunjepense toutau fondde lacorporit.Unepisteseraitdinterprterlahontecommeunaffectsocialunaffectlilamanifestationintempestivedelintimepourautrui.Legoquirougit, ce corps entirement assujetti est un corps vou lautre, toutentierextrieur luimme, jet, livr.Onadoncpenser leparadoxedune subjectivit corporelle investie au plus intime par autrui et qui,prcismentpourcetteraison,peuttreappeleunsujet.Ilfautpourcelaquellesoitprisecommeunematiredynamique,vivante,enmouvementpar etdans la relation affective avec lautre.PaulValry formule cetteidedunemanirevisuelledanslelivredjcitencrivantquelemoiseddoublecommelepouceetlesautresdoigts,etqueceddoublementestncessairelaconstitutiondelego:

    Nous avons lmeopposable.Peuttre le JE et leME denos expressionsrflchies sontils comme le pouce et lindex de jene sais quellemain []?(Mauvaisespenses,144).

    18. Lorsque Deleuze parle de la quatrime personne du singulier, il vise sans doutequelque chose danalogue. Mais il dtermine cela comme le fond indistinct de toutenonciation.Leprindividuelestchezluidfinicommeconfusetimpersonnel,cequiestdlabsencededistinctionentresubjectivitetego(cf.Logiquedusens,p.166).Ornousavonsvuquenpartantdelanotiondeschmacorporel,laquestiondevientdemblecelledelastructuredelasubjectivitcorporelle,cequidplacedemaniredcisivelaproblmatiquehritedelaphilosophiemoderne.

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    7.Rfrences

    uvresdeM.MerleauPontycitesici:PhP Phnomnologiedelaperception,Paris,Gallimard,1945MSME Lemondesensibleetlemondedelexpression,coursinditauCollgede

    France,19521953PrPa Leproblmedelaparole,coursinditauCollgedeFrance,19531954NC5455 Linstitution dans lhistoire personnelle et publique; Le problme de la

    passivit:lesommeil,linconscient,lammoire.NotesdecoursauCollgedeFrance(19541955),Paris,Belin,2003.

    VI Le visible et linvisible, Paris, Gallimard (je cite dans la nouvellepaginationdelditiondelacollectionTEL)

    NC5861 Notes des cours au Collge de France, 19581959 et 19601961, Paris,Gallimard,1996.

    P2 ParcoursDeux,19511961,Lagrasse,ditionsVerdier,Ouvragesetarticles:Breeur R., MerleauPonty, un sujet dsingularis, Revue philosophique de

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    Formis B., Un SoiInachev. Pour une perception esthtique du corps enmouvement,Altern15,2007,pp.231252.

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    Bielefeld,transcriptVerlag,2007.ValryP.,Mauvaisespensesetautres,Paris,Gallimard,1942.WerthemierM.,DreiAbhandlungenzurGestalttheorie,Erlangen,1925.