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  • Systme 1 / Systme 2

    Les deux vitesses de la pense

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  • Daniel Kahneman

    Systme 1 / Systme 2

    Les deux vitesses de la pense

    Traduit de langlais (tats-Unis)par Raymond Clarinard

    Flammarion

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  • Titre original : Thinking, fast and slowCopyright 2011 by Daniel Kahneman

    Translation copyright 2012, by Flammarion.ISBN : 978-2-0812-1147-6

  • En mmoire dAmos Tversky

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  • INTRODUCTION

    Tous les auteurs, je pense, aiment simaginer dans quel cadre leurslecteurs profiteront le mieux de leurs uvres. Dans mon cas, il sagitde la machine caf, au bureau, l o schangent opinions et ragots.Jespre enrichir le vocabulaire quutilisent les gens quand ils discutentdes jugements et des choix dautrui, de la nouvelle stratgie de leurentreprise, ou des dcisions prises par un collgue en matire dinves-tissement. Pourquoi se soucier des ragots ? Parce quil est beaucoupplus facile, et bien plus amusant, de reconnatre et didentifier leserreurs des autres que les siennes. Il nest jamais facile de sinterrogersur ce que lon croit et ce que lon veut soi-mme ; alors pourquoi sepriver des avis informs de tierces personnes ? Nous anticipons sponta-nment la raction de nos amis et collgues face nos choix ; et cesjugements sont loin dtre anodins. La prise en compte dun quen-dira-t-on intelligent est pour beaucoup dentre nous une motivationplus forte se remettre en cause, amliorer sa prise de dcision autravail et chez soi que toutes les bonnes rsolutions du Nouvel An.Pour tre un bon diagnosticien, un mdecin doit connatre une longueliste de noms de maladies, chacun englobant la fois la dfinitionde laffection, ses symptmes, ses antcdents et causes possibles, sesdveloppements et ses consquences ventuels, et les interventionsenvisageables afin de la soigner ou de la circonscrire. Cet apprentissagepasse entre autres par celui du langage mdical. De mme, unemeilleure comprhension des jugements et des choix ncessite un voca-bulaire plus riche que ce quoffre notre langage courant. Lintrtdcouter les ragots est que lon y dcle des schmas types dans leserreurs que commettent les gens. Les erreurs systmatiques sont plus

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    communment dfinies comme des prjugs, qui se reproduisent defaon prvisible dans des circonstances donnes. Par exemple, quandun orateur sr de lui et sduisant bondit sur scne, vous pouvez tresr que son auditoire jugera ses dclarations plus favorablement quilne le mrite. Il existe un terme pour dfinir ce phnomne leffet dehalo , permettant de mieux lanticiper, lidentifier et le comprendre.

    Quand on vous demande quoi vous pensez, vous tes normale-ment en mesure de rpondre. Vous croyez savoir ce qui se passe dansvotre tte, et qui consiste souvent en une pense consciente quidbouche logiquement sur une autre. Mais ce nest pas la seule faon,ni mme la plus habituelle, qua lesprit de fonctionner. Beaucoupdimpressions et de penses surviennent dans votre exprienceconsciente sans que vous sachiez comment elles sont arrives l. Vousne pouvez pas retracer comment vous en tes venu croire quil y aune lampe pose sur le bureau devant vous, ou comment vous avezdtect un soupon dirritation dans la voix de votre conjoint au tl-phone, ou comment vous avez russi viter un danger sur la routeavant mme den tre conscient. Le travail mental qui produit lesimpressions, les intuitions et bien des dcisions se droule en silencedans notre esprit.

    Ce livre est en grande partie consacr aux dfauts de lintuition. Ilne sagit pas, en sintressant nos erreurs, de nier lintelligencehumaine, pas plus que lattention accorde aux maladies dans les textesmdicaux ne nie la bonne sant. Nous sommes pour la plupart enbonne sant la majeure partie du temps, tout comme lessentiel de nosjugements et de nos actes sont la plupart du temps appropris. Tandisque nous naviguons au fil de notre existence, nous nous laissonsdordinaire guider par des impressions et des sensations, et la confianceque nous avons dans nos convictions et nos prfrences intuitives estgnralement justifie. Mais pas toujours. Nous sommes souvent srsde nous alors que nous avons tort, et un observateur objectif seramieux capable que nous de dtecter nos erreurs.

    Voici donc mon objectif quant aux conversations autour de lamachine caf : jespre amliorer votre capacit identifier et com-prendre les erreurs de jugement et de choix chez les autres et, en finde compte, chez vous-mmes, en proposant un langage plus riche etplus prcis pour en discuter. Dans certains cas au moins, un diagnosticprcis incitera aussi ragir pour limiter les dgts quentranent sou-vent les erreurs de jugements et les mauvais choix.

  • INTRODUCTION | 11

    Ce livre reflte mes connaissances actuelles en matire de jugementet de prise de dcision, fruit de dcouvertes psychologiques ralisesau cours des dernires dcennies. Mais le cur du propos, si je cherche en retracer lorigine, remonte, je crois, ce jour heureux de 1969o javais demand un collgue dintervenir durant un sminaire quejorganisais au dpartement de psychologie de luniversit hbraquede Jrusalem. Amos Tversky tait considr comme une toile mon-tante dans le domaine de la recherche sur la prise de dcision comme, vrai dire, dans tout ce quil entreprenait , aussi tais-jesr que nous passerions un moment intressant. Les gens qui connais-saient Amos disaient souvent quil tait la personne la plus intelligentequils aient jamais rencontre. Il tait brillant, volubile et charisma-tique. Dou de plus dune mmoire prodigieuse pour les blagues, etde la capacit exceptionnelle de les convoquer lappui dune thse.On ne sennuyait jamais avec lui. Il avait alors trente-deux ans, jenavais trente-cinq.

    Amos a parl aux tudiants dun programme de recherche en cours luniversit du Michigan, visant rpondre la question suivante :les gens sont-ils naturellement de bons statisticiens ? Nous savions djquintuitivement, les gens sont de bons grammairiens : quatre ans,un enfant se plie sans peine aux rgles de la grammaire quand ilsexprime, sans avoir aucune ide de lexistence de ces rgles. Les gensdisposent-ils dune intuition comparable pour les principes fondamen-taux des statistiques ? La rponse tait oui, nous expliqua Amos, aveccertaines nuances. Cela a donn lieu un dbat anim et, la fin dusminaire, nous avons conclu que la rponse tait peut-tre plutt non,avec des nuances.

    Amos et moi avions apprci notre change. Les statistiques intui-tives nous semblaient un sujet intressant, mritant que nous lexplo-rions ensemble. Le vendredi suivant, nous nous sommes retrouvspour djeuner au Caf Rimon, repaire favori des bohmes et des ensei-gnants de Jrusalem, et avons rflchi aux moyens dtudier les intui-tions statistiques de chercheurs de haut niveau. Lors du sminaire,nous avions expriment que nos propres intuitions taient dficientes.En dpit de nombreuses annes denseignement et dutilisation desstatistiques, nous navions pas dvelopp de sens intuitif quant lafiabilit des rsultats statistiques observs sur de petits chantillonsde population. Nos jugements subjectifs taient biaiss : nous avionsbeaucoup trop tendance croire des rsultats de recherche fonds sur

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    des dmonstrations inadquates et ne pas rassembler assez de don-nes dans nos propres recherches 1. Notre projet serait donc danalysersi dautres chercheurs taient affligs du mme dfaut.

    Nous avons prpar une enqute, prenant appui sur des scnariosinspirs de problmes statistiques rels qui surgissent pendant desrecherches. Amos a recueilli les ractions dun groupe dexperts quiparticipaient une confrence de la Socit de psychologie mathma-tique, parmi lesquels les auteurs de deux manuels de statistiques.Comme nous nous y attendions, nous nous sommes aperus que noscollgues experts, comme nous, exagraient grandement la probabilitque le rsultat original dune exprience puisse tre reproduit avecsuccs mme avec un chantillon modeste. Ils donnrent galementde pitres conseils une fausse tudiante quant la quantit de don-nes quil lui fallait rassembler. Mme les statisticiens ntaient pasnaturellement dous pour les statistiques.

    Alors que nous rdigions larticle qui faisait tat de ces rsultats,Amos et moi avons pris conscience que nous aimions travaillerensemble. Amos tait toujours trs drle, et son humour dteignaitsur moi, aussi avons-nous pass des heures de rude labeur nousamuser constamment. Grce cela, nous tions dune patience excep-tionnelle. Il est bien plus facile de viser la perfection quand on nesennuie jamais. Mais surtout, cest peut-tre le plus important, nouslaissions de ct notre arsenal critique. Nous tions tous deux en gn-ral aussi critiques quergoteurs, lui peut-tre encore plus que moi, maisdurant nos annes de collaboration, jamais nous navons rejetdemble ce que lautre avanait. De fait, une de mes grandes joies,dans nos travaux communs, a t quAmos comprenait souvent plusclairement que moi mes ides les plus floues. Amos tait plutt unpenseur logique, vers dans la thorie, possdant un sens infaillible dela direction suivre. Jtais pour ma part plus intuitif, plus immergdans la psychologie de la perception, laquelle nous avons empruntnombre de nos ides. Nous tions assez semblables pour nous com-prendre facilement, et assez diffrents pour nous surprendre lunlautre. Nous avons mis au point un emploi du temps qui nous per-mettait de passer lessentiel de nos journes de travail ensemble, par-tant souvent pour de longues promenades. Pendant les quatorzeannes qui ont suivi, notre collaboration a t le moteur de nos vies,et le travail effectu ensemble durant cette priode a t le meilleurque nous ayons lun ou lautre jamais produit.

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  • INTRODUCTION | 13

    Nous avons rapidement adopt une mthode que nous avonsconserve pendant des annes. Nos recherches taient comme un dia-logue, au cours duquel nous inventions des questions et examinionsnos rponses intuitives. Chaque question tait en soi une petite exp-rience, et nous procdions de multiples expriences en une journe.Nous ne cherchions pas vraiment la bonne rponse aux questions sta-tistiques que nous nous posions. Notre objectif tait didentifier etdanalyser la rponse intuitive, la premire qui nous venait lesprit,celle que nous tions tents de donner mme quand nous savionsquelle tait errone. Nous pensions juste titre, savra-t-il quetoute intuition que nous partagerions serait galement partage parbeaucoup dautres, et quil serait facile den dmontrer limpact sur lacapacit de jugement.

    Un jour, nous avons dcouvert, notre plus grande joie, que nousavions les mmes ides absurdes sur les professions quexerceraient plustard plusieurs enfants en bas ge de notre connaissance. Nous nousamusions identifier, chez des enfants de trois ans, qui serait un avocatsans merci, un universitaire obsessionnel, ou encore un psychothra-peute empathique mais un rien intrusif. Bien sr, ces prdictionsntaient que des idioties, mais nous ne les trouvions pas moins sdui-santes. Il tait de plus vident que nos intuitions taient rgies par lefait que chaque enfant ressemblait aux strotypes dun mtier. Cetexercice divertissant nous aida dvelopper une thorie qui commen-ait alors se faire jour dans nos esprits, portant sur le rle de laressemblance dans les prdictions. Nous avons test et peaufin cettethorie lors de dizaines dexpriences, comme la suivante (pourlaquelle il faut imaginer que Steve a t choisi au hasard parmi unchantillon reprsentatif ) :

    Un homme dcrit son voisin : Steve est trs timide et rserv, toujoursprt rendre service, mais sans vraiment sintresser aux gens ou laralit. Personnalit docile et mticuleuse, il a besoin dordre et de struc-ture, et se passionne pour les dtails. Steve est-il plus susceptible dedevenir bibliothcaire ou agriculteur ?

    La ressemblance entre la personnalit de Steve et celle du strotypedu bibliothcaire frappe immdiatement tout le monde, alors que desconsidrations statistiques tout aussi importantes sont presque tou-jours ignores. Saviez-vous quaux tats-Unis, on compte plus de vingtagriculteurs pour un bibliothcaire ? Puisquil y a tant dagriculteurs,

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    il est presque sr que lon trouvera davantage de personnalits docileset mticuleuses sur des tracteurs que derrire le comptoir daccueildune bibliothque. Toutefois, nous sommes-nous aperus, les gensparticipant nos expriences ignoraient les statistiques appropries etse fiaient exclusivement la ressemblance. Nous avons avanc quils seservaient de la ressemblance comme dune mthode empirique simpli-ficatrice pour mettre un jugement difficile. Le recours cettemthode heuristique 2 entranait des partis pris prvisibles (des erreurssystmatiques) dans leurs prdictions.

    Une autre fois, Amos et moi nous sommes interrogs sur le taux dedivorces parmi les professeurs de notre universit. Nous avons remar-qu que la question dclenchait une recherche mmorielle en qutedenseignants divorcs que nous connaissions ou dont nous avionsentendu parler, et que nous avions tendance valuer limportancedune catgorie en fonction de la facilit avec laquelle des exemplesnous venaient lesprit. Pour nous, cette foi dans la facilit de larecherche mmorielle tait heuristique.

    Dans une de nos expriences, nous avons demand aux participantsde rpondre une question simple sur des mots pris dans un texte 3 :

    Prenons la lettre K.Sera-t-elle plus souvent la premire OU la troisime lettre dun mot ?

    Comme le sait tout joueur de Scrabble, il est beaucoup plus facilede trouver des mots qui commencent par une lettre donne que dentrouver ayant la mme lettre en troisime position. Cela vaut pourtoutes les lettres de lalphabet. Nous nous attendions donc ce queles personnes interroges exagrent la frquence des lettres apparaissanten premire position mme les lettres (comme K, L, N, R, V) qui,en fait, apparaissent plus souvent en troisime position. L encore, lerecours une certaine mthode heuristique aboutit un biais prvi-sible dans le jugement. De la mme faon, jai longtemps eu limpres-sion que ladultre tait plus courant chez les politiciens que chez lesmdecins ou les avocats, mais jai rcemment commenc en douter.Alors mme que javais trouv des explications ce phnomne , ycompris leffet aphrodisiaque du pouvoir et les tentations dune vieloin de son foyer. Jai fini par comprendre que les transgressions despoliticiens taient simplement beaucoup plus susceptibles de nous trerapportes que celles des avocats et des mdecins. Mon impressionintuitive tait peut-tre uniquement due aux sujets que choisissent lesjournalistes et mon recours telle mthode heuristique.

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  • INTRODUCTION | 15

    Amos et moi avons pass des annes tudier et dcrire les dfautsde la pense intuitive dans diverses fonctions estimer la probabilitdun vnement, prdire lavenir, valuer des hypothses et prvoir desfrquences. Nous collaborions depuis cinq ans quand nous avonspubli nos dcouvertes dans la revue Science, lue par des universitairesde toutes les disciplines. Larticle tait intitul Judgment UnderUncertainty : Heuristics and Biases * (Juger dans lincertitude : heu-ristique et partis pris). Il dcrivait les raccourcis simplificateurs de lapense intuitive et expliquait une vingtaine de partis pris commeautant de manifestations de cette heuristique, et comme autant depreuves du rle de la mthode heuristique dans la capacit dejugement.

    Comme lont souvent soulign les historiens de la science, il arriveparfois aux universitaires dun domaine donn de partager des asser-tions lmentaires sur leur discipline. Les sociologues ny font pasexception ; ils sappuient sur une vision de la nature humaine qui sertde toile de fond la plupart des dbats sur des comportements spci-fiques, mais qui est rarement remise en question. Dans lesannes 1970, les sociologues partaient en gros de deux principes propos de la nature humaine. Premirement, les gens sont gnrale-ment rationnels, et leur pense est normalement saine. Deuxime-ment, les motions comme la peur, laffection et la haine expliquentla plupart des cas o les gens se dpartent de leur rationalit. Notrearticle prenait rebours ces deux affirmations sans les aborder de front.Nous dcrivions des erreurs systmatiques dans la pense de gens nor-maux, et attribuions ces erreurs la conception de la machine cogni-tive plutt qu la corruption de la pense par lmotion.

    Notre article attira lattention bien davantage que nous ne lavionsescompt, et cest encore aujourdhui lun des textes les plus souventcits en sociologie (plus de trois cents articles universitaires y faisaientrfrence en 2010). Les spcialistes dautres disciplines lont trouvutile, et les concepts dheuristique et de partis pris ont t appliqusde faon productive dans de nombreux domaines, tels la mdecinediagnostique, la justice, lanalyse du renseignement, la philosophie, lesfinances, les statistiques et la stratgie militaire.

    Ainsi, des tudiants en sciences politiques ont remarqu que lheu-ristique permettait dexpliquer pourquoi certains sujets devenaient

    * Le lecteur trouvera la version originale de cet article sur le site des ditionsFlammarion (http://editions.flammarion.com), rubrique Sciences humaines.

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    incontournables dans lopinion publique alors que dautres taientngligs. Les gens ont tendance valuer limportance relative dunsujet en fonction de la facilit avec laquelle on peut le retrouver lorsdune recherche mmorielle laquelle est en grande partie fonctionde ltendue de la couverture mdiatique. Les sujets frquemment citspeuplent lesprit tandis que dautres seffacent de la conscience. Demme, ce que les mdias choisissent de rapporter correspond ce qui,selon eux, proccupe actuellement lopinion publique. Ce nest pas unhasard si les rgimes autoritaires exercent une pression substantiellesur les mdias indpendants. Lintrt du public tant plus facilementattis par des vnements dramatiques et par les clbrits, la curemdiatique est un phnomne banal. Pendant des semaines aprs lamort de Michael Jackson, il a t quasiment impossible de trouver unechane de tlvision traitant dun autre sujet. En comparaison, dessujets cruciaux mais suscitant moins de passion, comme le dclin duniveau de lducation ou le surinvestissement mdical dans la dernireanne de vie, sont rarement voqus. (En crivant ces mots, je maper-ois que mon choix dexemples rarement voqus a lui-mme tguid par ma recherche mmorielle. Les sujets que jai choisis sont enfait souvent voqus ; dautres questions tout aussi importantes etmoins souvent abordes ne me sont pas venues lesprit.)

    Sur le moment, nous ne lavions pas vraiment compris, mais unedes raisons essentielles de linfluence de lheuristique et des partispris en dehors du domaine de la psychologie tenait une caractris-tique accessoire de nos travaux : nous avions presque toujours inclusdans nos articles le texte complet des questions que nous posions nos participants et nous-mmes. Ces questions avaient servi dedmonstration applique aux lecteurs, leur permettant didentifiercomment leurs propres rflexions taient biaises par des partis priscognitifs. Peut-tre avez-vous fait une exprience comparable en lisantla question sur Steve le bibliothcaire, qui visait vous faire com-prendre la force de la ressemblance dans le calcul des probabilits, et quel point il est facile dignorer les faits statistiques appropris.

    Notre recours ces mises en situation a donn des spcialistes dedisciplines diverses en particulier les philosophes et les conomistes loccasion, inhabituelle, dtudier de possibles dfauts dans leur proprepense. Ayant pris conscience de leur faillibilit, ils ont alors t plussusceptibles de remettre en question laffirmation dogmatique, trsrpandue lpoque, qui voulait que lesprit humain soit rationnel et

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  • INTRODUCTION | 17

    logique. Le choix de la mthode avait t crucial : si nous navions faittat que des rsultats dexpriences conventionnelles, larticle aurait tmoins digne dintrt, moins marquant. De plus, un lecteur sceptiqueaurait pris ses distances vis--vis des rsultats en attribuant les erreursde jugement linconsquence proverbiale des tudiants, cobayes tra-ditionnels des recherches en psychologie. Bien sr, nous navions pasprfr ces mises en situation aux expriences classiques parce que noussouhaitions influencer les philosophes et les conomistes. Nous avionsopt pour elles parce quelles taient plus amusantes, et nous avons eude la chance dans le choix de la mthode, entre autres. Un thmerevient rgulirement dans ce livre : la chance joue invitablement ungrand rle dans la russite. Presque toujours, on voit quil suffit duninfime dtail pour faire la diffrence entre un formidable succs et unrsultat mdiocre. Cela vaut galement pour notre histoire.

    Nos travaux nont pas suscit une raction positive unanime. La tho-rie des partis pris notamment a t dnonce, et il nous a t reprochdavoir une vision injustement ngative de lesprit humain 4. Commecest le cas dans toutes les disciplines scientifiques, des chercheurs ontaffin nos ides, dautres ont propos des solutions alternatives plau-sibles 5. Mais dans lensemble, le principe selon lequel nos esprits seraientsujets des erreurs systmatiques est aujourdhui gnralement admis.Nos recherches ont eu sur les sciences sociales une influence nettementsuprieure ce que nous aurions pu imaginer.

    Aprs avoir tudi le jugement, nous nous sommes immdiatementintresss au processus de dcision dans des conditions dincertitude.Nous voulions tablir une thorie psychologique montrant commentles gens prennent des dcisions sur des paris simples. Par exemple :accepteriez-vous de parier sur le lancer dune pice si on vous offrait130 euros quand elle retombe sur face et 100 euros sur pile ? Depuislongtemps, ces exemples lmentaires servent analyser des questionsplus vastes sur la prise de dcision, comme le poids relatif que les gensattribuent des choses sres et des rsultats incertains. Notremthode tait la mme : nous avons pass des journes entires concevoir des problmes et examiner si nos prfrences intuitivescorrespondaient la logique du choix. L encore, comme dans le casdu jugement, nous avons observ des partis pris systmatiques dansnos propres dcisions, des prfrences intuitives qui violaient constam-ment les rgles du choix rationnel. Cinq ans aprs notre article dansScience, nous avons publi Thorie des perspectives : une analyse de

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    la dcision face au risque , une thorie du choix qui, parat-il, auraitt encore plus marquante que nos travaux sur le jugement et seraitlun des textes fondateurs de lconomie comportementale.

    Jusqu ce que la sparation gographique nous complique la vie,Amos et moi avons eu la chance incroyable de travailler ensemble,notre rflexion commune tant suprieure tout ce que nous aurionspu produire individuellement, et rendant le travail non seulement pro-ductif mais aussi amusant. Notre collaboration sur le jugement et laprise de dcision ma valu le prix Nobel 6, que jai reu en 2002 etque jaurais partag avec Amos sil ntait mort en 1996, lge decinquante-neuf ans.

    Ce livre nest pas cens dcrire le dbut de mes recherches avecAmos, ce que nombre dauteurs ont fait avec talent au fil des ans. Jesouhaite surtout ici dpeindre le fonctionnement de lesprit humain enminspirant de dveloppements rcents dans la psychologie cognitive etsociale. Lun des plus importants est que nous comprenons dsormaisles merveilles de la pense intuitive, autant que ses failles.

    Amos et moi navions pas abord la question des intuitions justes,nous tant contents de dclarer que lheuristique du jugement, bienque fort utile, aboutit parfois de graves erreurs systmatiques . Nousnous tions concentrs sur les biais, la fois parce que nous les trou-vions intressants en eux-mmes, et parce quils nous fournissaient lapreuve de lheuristique du jugement. Nous ne nous tions pasdemand si tous les jugements intuitifs face lincertitude taient pro-duits par lheuristique que nous tudiions ; on sait aujourdhui que cenest pas le cas. En particulier, les intuitions exactes des expertssexpliquent mieux par les effets dune pratique durable 7 que parlheuristique. Nous pouvons dornavant brosser un tableau plus richeet quilibr, o la comptence et lheuristique sont des sources alterna-tives de jugements intuitifs et de choix.

    Le psychologue Gary Klein raconte lhistoire dune quipe de pom-piers qui entrent dans une maison o la cuisine est en feu 8. Alorsquils viennent de commencer arroser la cuisine, le commandant sesurprend crier : Fichons le camp dici ! sans mme savoir pour-quoi. peine les pompiers sont-ils sortis que le plancher seffondre.Ce nest quaprs coup que le commandant saperoit que le feu avaitt inhabituellement silencieux, et quil avait eu curieusement chaud

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    aux oreilles. Conjugues, ces impressions avaient dclench ce quil aappel un sixime sens du danger . Il navait aucune ide de ce quinallait pas, mais il savait que quelque chose nallait effectivement pas.Il savra que le foyer central du sinistre ne se trouvait pas dans lacuisine, mais la cave, sous les pieds des pompiers.

    Nous avons tous entendu des histoires de ce genre sur lintuitiondes spcialistes : le matre dchecs qui, passant prs dune partie dispu-te dans la rue, proclame : Blancs mat en trois coups sans sarrter,ou le mdecin qui effectue un diagnostic complexe aprs navoir jetquun coup dil un patient. Lintuition de lexpert nous frappeparce quelle nous semble magique, alors quelle ne lest pas. En fait,nous accomplissons tous des exploits dexpertise intuitive plusieurs foispar jour. Nous sommes, pour la plupart, parfaitement affts quandil sagit didentifier la colre ds le premier mot dune conversationtlphonique, comprendre en entrant dans une pice que nous tionsle sujet de conversation, ragir rapidement des signes subtils prou-vant que le conducteur de la voiture sur la voie d ct est dangereux.Nos capacits intuitives quotidiennes ne sont pas moins tonnantesque la formidable perspicacit dun pompier ou dun mdecin expri-ment elles sont simplement plus courantes.

    Il ny a pas de magie dans la psychologie de lintuition exacte. Lameilleure description, et la plus courte, que lon en ait donne estpeut-tre celle du grand Herbert Simon, qui a tudi les matresdchecs 9 et a montr quau bout de milliers dheures de pratique, ilsfinissent par ne plus voir les pices sur lchiquier comme nous. Onpeut percevoir lagacement que suscite en lui la mythification delintuition des experts quand il crit : La situation fournit un indice ;cet indice donne lexpert un accs une information stocke danssa mmoire, et cette information, son tour, lui donne la rponse.Lintuition nest rien de plus et rien de moins que de la recon-naissance 10.

    Nous ne sommes pas surpris quand un enfant de deux ans regardeun chien et sexclame : Chienchien ! parce que nous sommes habi-tus au miracle de lenfant qui apprend reconnatre et nommer leschoses. Ce que veut dire Simon, cest que les miracles de lintuitionde lexpert ressortissent au mme principe. Les intuitions valides sedveloppent quand les spcialistes ont appris reconnatre des l-ments familiers dans une nouvelle situation et agir de faon adapte.

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    Les bons jugements intuitifs viennent alors lesprit avec la mmeimmdiatet que le chienchien ! de lenfant.

    Malheureusement, les intuitions des professionnels ne relvent pastoutes dune vritable expertise. Il y a des annes de cela, jai renduvisite au principal responsable des investissements dun grand cabinetfinancier, qui ma dit quil venait tout juste dinvestir quelques dizainesde millions de dollars dans les actions de Ford. Quand je lui aidemand comment il avait pris sa dcision, il ma rpondu quil avait,peu de temps auparavant, assist un salon de lautomobile et quilen avait t impressionn. Cest sr, ils savent faire des voitures ! ma-t-il dit en guise dexplication. Il ne ma pas cach quil en avaitlintime conviction, et quil tait satisfait de lui-mme et de sa dci-sion. Ce que jai trouv remarquable, cest quil navait apparemmentpas pris en compte la seule question quun conomiste devrait seposer : laction de Ford est-elle actuellement sous-value ? Au lieu decela, il avait fait confiance son intuition ; il aimait cette voiture, ilaimait lentreprise, et il aimait lide den dtenir des actions. Pour ceque lon sait de la prcision quexige le choix des actions, on peut sedire sans craindre de se tromper quil ne savait pas ce quil faisait.

    Lheuristique spcifique quAmos et moi avons tudie ne nous aidegure comprendre comment ce dcideur en est venu investir dansles actions de Ford, mais il existe aujourdhui une conception plusvaste de lheuristique qui, elle, nous le permet. Lmotion, et cest ungrand progrs, joue dsormais un rle beaucoup plus important dansnotre comprhension des choix et des jugements intuitifs que par lepass. La dcision du responsable serait aujourdhui dcrite comme unexemple de lheuristique de laffect 11, o les jugements et les dcisionssont directement fonction de ce que lon a le sentiment daimer ou dene pas aimer, et qui laisse peu de place la dlibration ou au rai-sonnement.

    Confront un problme le choix dun coup aux checs ou ladcision dinvestir dans des actions , le mcanisme de la pense intui-tive fait du mieux quil peut. Si lindividu dispose de lexpertise ad-quate, il va identifier la situation, et la solution intuitive qui luiviendra lesprit a de fortes chances dtre correcte. Cest ce qui sepasse quand un matre dchecs observe une position complexe : lesquelques coups qui lui apparaissent immdiatement sont tous forts.Quand la question est difficile et quune solution experte nest pasaccessible, cela nempche pas lintuition de prendre le risque : une

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  • N ddition : L.01EHBN000201.N001Dpt lgal : octobre 2012

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    Systme 1 / Systme 2Introduction