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D e la célébrité qui fut celle de Jules Gérardau XIXe siècle ne subsiste aujourd’hui quela parodie qu’en a tracée Alphonse Daudet

dans les Aventures prodigieuses de Tartarin de Tarascon.Quand ce récit satirique paraît en volume, en 18721,le chasseur de lions est mort depuis huit ans et salégende est déjà écornée.

Né à Pignans, dans le Var, en juin 1817, JulesGérard s’est fait connaître sous la monarchie deJuillet par le récit de ses chasses aux fauves en Algérie. Cet ancien lieutenant d’une compagniede spahis est devenu une figure familière des co-lonnes du Journal des chasseurs avant de remporterdeux succès de librairie avec La Chasse au lion (Li-brairie nouvelle, 1855) et, surtout, Le Tueur de lions,paru chez Hachette en 1855. Reçu aux Tuileries àla veille des journées de février 1848, puis sous le Second Empire, il a été admis à la Société royale degéographie de Londres. Celle-ci a commandité l’ex-ploration en Sierra Leone où « le tueur de lions » atrouvé la mort en 1864. Au moment où paraissent

CET HORRIBLE TARTARIN !

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1871. Honteuse d'avoir perdu l'Alsace et laLorraine, la France s'en va chercher ses hérosdu côté de son empire colonial. Jadis lieutenantd'une compagnie de spahis algériens et célèbrechasseur de lions, Jules Gérard (1817-1864) feraparfaitement l'affaire. Ou comment la littérature jeunesse participaitdu fameux « roman national », fût-il d'un colonialisme triomphant.

PAR ISABELLE GUILLAUME

Actualité de la recherche sur le livre et la lecture des enfants et des jeunes

Librecours

Maître de conférences à l’Université de Pau et desPays de l’Adour (UPPA), Isabelle Guillaume estlauréate du Prix Critique 2015 de l’InstitutInternational Charles Perrault pour cet articleintitulé initialement : « Un “tueur de lions” pourlivres d'enfants. Les chasses algériennes de JulesGérard dans l'édition pour la jeunesse de 1870 à1914 ».

↖Jules Gerard a la chasse au lion,FMF Grenier de Saint Martin, vers1830, France, lithographie.

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les Aventures prodigieuses de Tartarin de Tarascon, la popularité de Jules Gérard est déjà devenue ambi-valente dans la presse et dans la littérature géné-rale. Chasseurs, journalistes et écrivains ont,tour à tour, contesté l’authenticité d’exploitspourtant présentés comme véridiques par l’an-cien officier des spahis2.

En dépit de ces critiques et malgré la concur-rence de nouvelles générations de chasseurs, telsAdolphe Wetzel et ses chasses aux tigres de Cochin-chine, Jules Gérard est plus présent que jamais dansles catalogues des éditeurs de la jeunesse après 1870.À partir de 1892, Hachette élargit l’audience du Tueurde lions en publiant le récit dans la « Bibliothèque desécoles et des familles ». L’éditeur du boulevard Saint-Germain en proposera plusieurs rééditions sous descartonnages au décor noir et or sur fond de percalinerouge. De plus, les aventures déjà anciennes du«tueur de lions » nourrissent l’imagination des au-teurs pour la jeunesse de l’époque. S’il peut semblerdifficile à un lecteur de ce début de XXIe siècle de lesappréhender autrement que sous l’angle ironiqueretenu par Olivier Rolin dans Un chasseur de lions (Seuil,2008), il en va différemment dans un temps où laFrance de la Troisième République s’est lancée dansla colonisation officielle3 du territoire algérien re-présenté comme une compensation des « provincesperdues » en 1871.

L’apparition de Jules Gérard dans des ouvragespour la jeunesse se comprend dans ce contexte na-tional et dans celui d’une production éditorialedont la dominante idéologique est patriotique.Telle est la conclusion d’un article de Bernard Jahier: les livres pour enfants parus entre la défaiteet 1914 ont apporté un soutien (presque) sans limiteà la politique coloniale mise en place par la Troi-sième République d’abord en Algérie et, plus lar-gement, à partir de 1880, dans d’autres pays duglobe. L’exaltation de la patrie va « nécessiter d’ap-prouver, sans retenue ni scrupule, l’annexion denouveaux territoires africains et asiatiques »4.

C’est dans cette perspective que cet articlepropose d’étudier les enjeux de Jules Gérard et deses affûts au lion algérien dans trois ouvrages des-tinés à la jeunesse : Les Enfants de Marcel de G. Bruno(Eugène Belin, 1887), Jean Lavenir d’Édouard Petit etGeorges Lamy (Picard et Kaan, 1904) et Jean Castey-ras d’Adolphe Badin (Hetzel, 1886).

JULES GÉRARD, HÉROS DE LA CONQUÊTE DE L’ALGÉRIELes ouvrages pour la jeunesse qui « approuventl’annexion de nouveaux territoires » réévaluent,en parallèle, les possessions héritées des régimesprécédents. Sous la plume de G. Bruno, Jules Gé-rard rejoint ainsi les grandes figures de laconquête de l’Algérie5, le maréchal Bugeaud, Abdel-Kader et Youssouf, dont Guillemette Tison aétudié la popularité dans la librairie de jeunesse6.G. Bruno transforme le « tueur de lions » en per-sonnage historique et lui donne une valeur édi-fiante : le chasseur incarne le « courage français »inspiré par le patriotisme.

Auteur à succès de Francinet (Belin, 1869) et duTour de la France par deux enfants (Belin, 1877), Augus-tine Fouillée (1833-1923), qui écrit sous le nom deplume de G. Bruno, consacre à Jules Gérard un cha-pitre de son troisième best-seller Les Enfants de Marcelédité par Belin en 1887. L’officier des spahis n’a pasde lien direct avec l’intrigue de ce livre de lecturecourante. Le récit commence pendant la retraitede l’armée de l’Est. Le sergent Marcel et l’un de sesfils font partie des soldats qui passent la frontièreen 1871 pour se réfugier en Suisse. Après la guerre,le père et son fils rejoignent les autres enfants prèsde Bordeaux. L’ancien soldat devient receveur debureau de poste jusqu’en 1875 où son beau-frère luilègue une propriété agricole située au sud deConstantine. Le chapitre qui rend hommage àJules Gérard s’inscrit dans l’épisode où Marcel et safamille découvrent le territoire inconnu qu’estpour eux l’Algérie.

Les affûts de Gérard s’inscrivent dans l’his-toire principale sous la forme d’un récit en-châssé. Cette digression didactique rappelle lesbiographies d’illustres Français qui ponctuent lepériple des héros du Tour de la France par deux enfantsen offrant la matière de plusieurs chapitres,comme « Les grands hommes de guerre de la Lor-raine. Histoire de Jeanne d’Arc » au chapitreXXVII ou « Les grands hommes de l’Auvergne.Vercingétorix et l’ancienne Gaule » au chapitreLVII. Comme celui du chapitre LVIII du Tour de laFrance par deux enfants, « Michel de l’Hôpital. Des-aix. Le courage civil et le courage militaire », letitre du chapitre LXXXIV des Enfants de Marcel, « Un

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↑↓Jules Gerard a la chasse au lion,FMF Grenier de Saint Martin, vers1830, France, lithographie.

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exemple d’intelligence et de courage. Le lieute-nant Gérard, dit le "Tueur de lions" », inscritmême le chasseur de fauves au nombre des grandshommes incarnant une vertu. Certes, en évoquantJules Gérard, G. Bruno exploite les ressources roma-nesques de la chasse aux grands fauves et elle dra-matise ainsi les aventures du personnage : « C’étaitle premier qui eut l’intrépidité d’attendre le lion, lanuit, dans la solitude des forêts, à la seule clarté dela lune ou des étoiles, pour tirer sur lui presque àbout portant. Il fallait, malgré l’ombre, viser defaçon à ne pas le manquer ; sinon le lion, lui, nemanquerait pas le chasseur ! » 7 (p. 252). À l’appui dutexte, une vignette représente, de manière specta-culaire, un épisode où Jules Gérard, armé seule-ment d’un poignard, lutte corps à corps contre unénorme lion. Mais, l’auteur des Enfants de Marcel lesouligne plusieurs fois, l’héroïsme du chasseurvaut surtout par sa dimension civique. La transi-tion entre l’histoire principale et le récit enchâsséassigne ce sens précis aux exploits cynégétiques :«je vais vous raconter l’histoire de Gérard, et vousverrez qu’en agissant ainsi ce brave soldat avait unbut patriotique » (p. 250).

Ce « patriotisme » a deux effets. Personnage«exemplaire », comme l’annonce le titre du chapitre,le tueur de fauves illustre le devoir moral placé enexergue du chapitre : « Se montrer courageux enprésence d’étrangers, c’est soutenir l’honneur dunom français ». La fin du chapitre atteste que lechasseur a rempli cette mission en dressant ce dou-ble bilan : « Gérard a tué une soixantaine de lions.Les Arabes avaient fini par avoir pour lui la plusgrande vénération et, par là même, ils apprenaientà respecter les Français » (p. 254). Mais Jules Gérard,selon le portrait qu’en trace G.  Bruno, ne secontente pas d’incarner un modèle moral « soute-nant l’honneur de la France » et édifiant le lecteur.Il participe concrètement à la conquête du territoirealgérien. L’auteur vante, d’emblée, son statut demilitaire en campagne : « Gérard était lieutenant au3e régiment de spahis. Les spahis sont, avec les tur-cos et les zouaves, des troupes d’élite, qui ont jouéun grand rôle dans les campagnes d’Algérie»(p. 251). C’est, d’ailleurs, sur ce point que Bruno re-vient à la fin du chapitre pour clore le récit d’aven-tures cynégétiques : « Et pendant ce temps, il

n’avait pas abandonné son régiment, ajoutant auxfatigues et aux périls du chasseur, ceux du soldat.Quand il s’était battu pour la France, il se reposaiten retournant se battre contre les lions » (p. 254).

Les Enfants de Marcel transforme donc Jules Gérard en personnage historique et en « grandhomme », à la manière des Bayard, Vauban et au-tres Desaix qui peuplent le panthéon du Tour de laFrance par deux enfants. Les aventures cynégétiquesdu chasseur de lions sont présentées comme d’au-tant plus « patriotiques » qu’elles sont le fait d’unsoldat qui participe à une guerre dont la légitimitén’est absolument pas mise en question.

DE LA CHASSE AU LION À LA CHASSE À L’HOMMECette justification de la conquête et de l’appropria-tion du territoire algérien, qui passe par le rappro-chement de la chasse aux fauves et de larépression de la guérilla, est amplifiée parÉdouard Petit et Georges Lamy, les deux auteursde Jean Lavenir8. Ce manuel de lecture couranteparu chez Picard et Kaan en 1904 a été rééditéjusque dans l’entre-deux guerres.

Comme dans Les Enfants de Marcel, la référenceà Jules Gérard s’inscrit dans un épisode en margedu récit principal mais, à la différence deG. Bruno, Édouard Petit et Georges Lamy donnentdes émules au « tueur de lions » en racontant àleurs lecteurs une chasse à l’affût présentéecomme contemporaine. Le récit principal racontela jeunesse du personnage du titre. Orphelin demère, Jean perd ensuite son père, victime d’uncoup de grisou dans une mine du Forez. Sa téna-cité et son goût pour les études lui permettront dedevenir un fermier prospère et le maire d’une com-mune de Normandie. C’est un ami d’enfance deJean qui chasse le lion algérien. Caporal au Ier

zouaves, Marcel retrace sa vie de sous-officier engarnison à Blidah au héros resté en métropole.L’affût au lion constitue la principale aventure deses lettres envoyées d’Algérie. Un demi-siècle aprèsla parution de La Chasse au lion, les auteurs du ma-nuel font de Jules Gérard la seule autorité dans ledomaine. L’aventure cynégétique s’ouvre ainsi surune référence à l’officier des spahis : « "Ne man-quez pas le lion, car il ne vous manquera pas si

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vous le manquez", a dit Jules Gérard, le célèbre"tueur de lions" comme il s’intitulait lui-même »(p. 319). Absente des deux récits du chasseur defauves, cette formule est présente, sous une formevoisine, dans Les Enfants de Marcel. La citation sembledonc indiquer, d’une part, que les deux auteursn’ont pas lu directement le « tueur de lions » aux-quels ils se réfèrent, d’autre part, qu’ils ont puiséleur inspiration dans le manuel de G. Bruno.

Poursuivant son récit, l’ami de Jean accom-pagne son capitaine dans un affût situé sur le Dje-bel Ksour, dans l’Atlas saharien. Armés « d’unecarabine Winchester à balle explosive » (p. 320),les deux militaires attachent une chèvre en guised’appât et se cachent dans un arbre. Au momentoù il vise le lion qui vient de dévorer l’appât, Mar-cel perd l’équilibre et tombe à quelques mètres dufauve : « Un coup de fusil retentit. Rugissementsourd, halètement saccadé, effroyable. Le lionveut s’élancer… Impossible, il a la patte gauche dederrière broyée. À petits bonds, de ses trois pattesvalides, sa queue battant furieusement ses flancs,il s’en va, s’enfonce dans la nuit » (p.  321). Lachasse prend ainsi des allures burlesques, d’abordpour le chasseur qui tombe devant le fauve, puispour le lion qui devient l’objet d’une raillerie ré-currente. « Après cela, j’espère qu’on ne dira ja-mais de moi que je suis brave comme un lion ! »,déclare le capitaine, et Marcel reprendra la plai-santerie : « Parlons-en du lion : ce roi des ani-maux, en voilà un brave ! » (p. 338).

L’affût au lion, apparemment divertissant etamusant, prend son sens quelques pages plus loinquand la compagnie de Marcel est envoyée au Sa-hara avec la mission d’escorter un convoi destinéau ravitaillement du poste de Taghit. Le récit faitécho, ici, à un événement qui s’est déroulé du 17au 21 août 1903 : la bataille de Taghit au cours delaquelle des nomades ont tenté, en vain, d’atta-quer ce poste militaire. Dans le récit, le convoifrançais est attaqué par des Berbères et Marcel,blessé lors du combat après avoir « organisé la ré-sistance avec une présence d’esprit admirable »(p. 325). Les auteurs de Jean Lavenir inscrivent l’at-taque des Berbères dans le prolongement de lachasse à l’affût. « À défaut de lions, je serai ravide prendre ma revanche sur ces chacals », déclareMarcel dans une lettre adressée à son ami. Et

celui-ci lui dira, à son tour : « tu as pris ta re-vanche » (p. 338). Cette animalisation des Berbèresmontrés comme des charognards à abattre dé-tonne dans un récit par ailleurs consensuel et pro-gressiste. Le texte fait, par exemple, entendre desaccents socialisants inconnus de la plupart desmanuels de lecture courante contemporains. Lepère du héros annonce ainsi à ses camarades :« Un jour viendra où les fruits du travail appar-tiendront aux travailleurs, comme les fruits de laterre appartiennent déjà à l’ouvrier agricole quiexploite son champ » (p. 10). Cette vision progres-siste s’arrête, semble-t-il, à la rive nord de la Mé-diterranée : les Berbères sont privés de leurterritoire et, même, de leur humanité.

Pas plus que G.  Bruno, Édouard Petit etGeorges Lamy ne semblent avoir de goût person-nel pour la chasse et leur connaissance de cettepratique est livresque. Elle paraît même venir di-rectement des Enfants de Marcel et de sa biographiede Jules Gérard. La référence aux affûts de celui-ci fournit l’épisode le plus exotique et le plus richeen suspens du récit. Elle permet surtout aux deuxauteurs de délivrer un message sur la colonie al-gérienne et, un an après la bataille de Taghit, delégitimer la répression des révoltes indigènes enassimilant les rebelles à du gibier. L’angle adoptéreste militaire. La chasse au lion des deux émulesde Jules Gérard n’annonce aucune valorisation duterritoire. D’ailleurs, après son affût manqué etsa « revanche » militaire, Marcel, devenu un « sol-dat mutilé au service de sa patrie » (p. 369), rentreen métropole où il devient percepteur. C’est sur cepoint que Jean Lavenir se distingue des Enfants deMarcel qui relègue les chasses aux fauves et l’ac-tion militaire dans le passé au profit de la mise envaleur des terres, comme le faisait aussi, un anplus tôt, Jean Casteyras.

DE LA CHASSE AUX FAUVES À L’EXPLOITATION DES TERRESALGÉRIENNESAvec Jean Casteyras. Aventures de trois enfants en Algériepublié par Hetzel en 18869, et réédité en 1888,Adolphe Badin, un journaliste qui a écrit diversrécits maritimes et exotiques, place les aventuresde Jules Gérard au cœur même de l’ inspiration de

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↑Jules Gérard, Les Chasses d'Afrique1852, F. Grenier : « Lorsque sonénorme tête sortit du bois jel’ajustai entre l’œil et l’oreille ».

→Titres disponibles sur le service« Impression à la demande » dusiteHachette BnF.www.hachettebnf.fr

↘Tartarin de Tarascon, ill. Blachon,Gallimard Jeunesse, 1997 (FolioJunior) - 1ère éd. 1977.

↓In mini dossier documentaire del’édition de Tartarin de Tarasconpubliée chez Nathan en 1984.

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son roman. Patrick Cabanel a lu celui-ci comme un« plagiat algérianisé »10 du Tour de la France par deux enfants. Adolphe Badin a, en effet, repris l’argumentsur lequel repose le livre de lecture courante deG. Bruno. Comme André et Julien, Jean Casteyraset ses frères ont perdu leurs parents à cause de laguerre et les jeunes orphelins se lancent à la re-cherche de leur oncle paternel « d’un bout à l’autrede l’Algérie », d’Alger à Blidah, Tlemcen, Fran-chetti et, enfin, dans les Aurès. Les deux récits ra-content la quête semée de péripéties de leurs petitshéros. Il s’achève par la réunion des neveux et deleur oncle et leur installation dans une propriétéagricole. Adolphe Badin, qui a emprunté son in-trigue à G. Bruno, s’est également inspiré d’unautre succès de librairie où un jeune héros re-cherche sa famille sur les routes de la France et,au-delà, en Angleterre : Sans famille, qu’HectorMalot a publié successivement en feuilletons dansLe Siècle (4 décembre 1877-19 avril 1878), en deux vo-lumes chez Dentu (1878) et, enfin, dans une édi-tion illustrée par Émile Bayard chez Hetzel en1880. Comme Rémi, le petit orphelin de Malot, lestrois frères d’Adolphe Badin sont entourés d’ani-maux, notamment d’un caniche nommé Ali dontle nom sonne comme la transposition algériennedu chien Capi de Sans famille.

Mais Adolphe Badin renforce la dimensionromanesque de l’intrigue empruntée à G. Brunoet il s’éloigne de l’imaginaire de la ville et de sesbas-fonds de Sans famille en faisant de l’oncle in-trouvable le successeur de Jules Gérard. L’auteurde Jean Casteyras redouble ainsi habilement la quêtequi structure son histoire en lançant ses orphelinssur la trace d’un oncle qui, lui-même, poursuit lesfauves. Il renforce aussi, de cette manière, la di-mension héroïque de son personnage, un ancienmilitaire dont l’armement et les exploits sont ins-pirés de ceux du « tueur de lions » : « Dès le lende-main de son arrivée, il avait abattu presque auxportes de Tlemcen deux lions et une lionneadultes, avec sa carabine à balles explosives. Aussine parlait-on que de lui et de ses prouesses. La re-nommée de cet autre Jules Gérard s’était mêmepromptement étendue dans le district » (p. 159).

Faire de l’oncle un chasseur de fauves repré-sente enfin un bon moyen de pourvoir l’intrigueen suspense et en péripéties. Ceux-ci s’accentuent

tandis qu’au fil de leur périple, les orphelins décou-vrent une Algérie de plus en plus sauvage. La findu récit prend ainsi la forme d’une épreuve dansles Aurès où les enfants affrontent la faim et lasoif. Rescapés du sirocco, les voilà seuls dans un«désert de sable et de pierre » (p. 268) où s’enten-dent les cris des chacals et les rugissements mena-çants des lions. Les enfants retrouveront leur oncledans ce cadre grandiose. L’affût au lion donne unecouleur particulièrement dramatique à ces retrou-vailles. Jean rejoint enfin son oncle au moment oùcelui-ci abat de deux coups de fusil l’énorme fauvequi attaquait le jeune garçon : « À quelques pas,une masse énorme et immobile : c’était le lionétendu dans une mare de sang ; puis, devant lui etregardant sa magnifique et colossale victime, unhomme était debout, la carabine à la main, dansla position classique que l’on donne aux vain-queurs des monstres fabuleux » (p. 280). On me-sure ici la distance prise par Adolphe Badin parrapport au Tour de la France par deux enfants où, toutsimplement, les orphelins découvraient leur onclevenu les attendre sur un quai bordelais sous lestraits d’un « homme assis à l’écart sur un tas deplanches […], pâle et fatigué»11.

Le roman se sert de son personnage de tueurde lions pour défendre un esprit d’aventure indis-sociable des visées colonialistes. Il vante ainsi l’au-dace qui a poussé Thomas Casteyras à se fairel’émule de Jules Gérard. À l’image de son oncle,Jean n’hésite pas à se lancer à son tour dans uneexploration des Aurès présentés comme le repairedes fauves algériens. Le roman ne condamne passon jeune personnage qui, en s’engageant danscette entreprise, a désobéi aux adultes et mis endanger la vie de ses frères. Bien au contraire, illoue « son courage » et « son énergie » (p. 285). Cepoint de vue est dans la logique d’un roman écritpour inciter les jeunes lecteurs à participer àl’aventure coloniale qui se déroule sur l’autre rivede la Méditerranée. L’aventure, dans le roman,n’est pas désintéressée. Devenu le tuteur de sestrois neveux, l’émule fictif de Jules Gérard cesse depoursuivre les lions pour exploiter un domaineagricole. Patrick Cabanel a placé la fin du romandans cette perspective : le livre fabrique « des Fran-çais d’Algérie, colons au meilleur sens du terme :immigrants et paysans. Chauvin ne rentre plus

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d’Algérie, où la conquête est terminée : il y fondefamille et France nouvelle ».

Reprenant un procédé narratif utilisé parG. Bruno dansLe Tour de la France par deux enfants et parHector Malot dans Sans famille, Adolphe Badin pro-pose à son lecteur de retrouver les personnages dixans après leurs aventures. L’ancien chasseur defauves est désormais « à la tête d’une exploitationprospère et soigneusement ordonnée » (p.  288) située entre Biskra et El-Kantara, une région re-culée et sauvage des Aurès. L’écrivain en soulignel’intérêt financier : « Dès la troisième année, l’ex-ploitation donnait déjà de sérieux bénéfices »(p. 293). La ferme des Aurès participe ainsi à l’in-térêt économique de la colonie qui tient dans cechiffre : l’Algérie « produit un mouvement com-mercial de quatre cents millions de francs, etplus, par an ! » (p. 112) . Comme Les Enfants de Mar-cel, Jean Casteyras vante « l’intérêt économique » dela colonisation, sans exprimer aucune nostalgieà l’égard des espèces animales qui disparaissent àmesure que celle-ci progresse.

LES CHASSES DE JULES GÉRARD :AU SERVICE DE LA CIVILISATION Pour G. Bruno, comme pour Adolphe Badin, les«tueurs de lions » valorisent le territoire algérien,justifiant ainsi l’annexion française. Ils rendentles terres cultivables en détruisant des animauxnuisibles. L’auteur des Enfants de Marcel associe laprésence des fauves aux marécages qui, selon elle,précédaient l’arrivée des colons. Au chapitreLXXXIV de son livre, une vignette montre ainsi unlion fièrement campé sur un gros rocher au-dessusd’un paysage sauvage. Elle est assortie de cette lé-gende : « Un marécage en Algérie avant la colonisa-tion. Les marécages dont l’eau croupit et secorrompt sont très malsains et causent des fièvres.Dans les pays encore sauvages, ils sont fréquentéspar les bêtes féroces » (p. 257).

Cette vision est récurrente chez les auteursde manuels scolaires. Ceux-ci se situent en margedu discours « décliniste » qui, selon DianaK. Davis12 , justifiait, à la même époque, la colo-nisation du Maghreb en affirmant que celui-ci au-rait été un grenier à blé jusqu’aux invasion arabesdu XIIe siècle et à leur introduction du nomadisme

et de l’élevage. Les auteurs de manuels, quant àeux, font circuler, non pas l’image d'un Maghrebdevenu désertique, mais celle d'un « marécage »peuplé de « bêtes féroces ». Dans leurs livres de lec-ture, Antoine Chalamet et Eugène Josset construi-sent ainsi un tableau comparable de la plaine de laMitidja, au sud d’Alger. Ce tableau est un diptyquecomposé de deux volets antithétiques. Avant la co-lonisation, la Mitidja n’était qu’un « marais »13 aux« miasmes mortels »14 où « les animaux sauvages,le sanglier aux défenses redoutables, l’hyène man-geuse de cadavres, la panthère au corps souple etrampant, le lion lui-même sortaient des forêts etvenaient faire un infernal concert autour des ha-bitations » (p. 32). Grâce à la colonisation, la plained’où « les animaux sauvages furent refoulés dansleurs sombres repaires », où « les lions sont deve-nus très rares » s’est métamorphosée en champs« couverts de récoltes », « d’une fertilité incompa-rable » (pp. 342-343) .

Les « tueurs de lions » des livres d’enfants jus-tifient ainsi l’appropriation des terres indigènes.Cette légitimation est à replacer dans un contexteoù la Troisième République a livré 870000 hectaresaux colons entre 1871 et 191915. G. Bruno la formuleainsi : « Tout homme qui crée ainsi par son travailune richesse nouvelle, comme une ferme à laplace d’un marais fiévreux, en devient légitime-ment propriétaire » (p. 261) . Dans une telle pers-pective, la finalité de la chasse se résume àdétruire des bêtes féroces pour permettre la meil-leure exploitation possible des terres. G.Bruno etAdolphe Badin transmettent ainsi, à leur tour,l’opinion formulée par Pierre Larousse dans sonGrand Dictionnaire universel du XIXe siècle: « L’Afrique a lachasse au lion, chasse si périlleuse et dans laquellele regretté Jules Gérard se fit une si vaillante répu-tation. C’est là la chasse véritablement utile, cellequi tend à délivrer une contrée des hôtes redouta-bles qu’elle renferme »16 .

G. Bruno et Adolphe Badin construisent ainsiun autre diptyque pour représenter l’Algérie colo-niale. Celle-ci n’est plus ce pays composé de douarsisolés et menacés par les bêtes féroces d’avant la colonisation. Elle illustre désormais la progressionde la « civilisation » avec ses fermes prospères, seslignes de compagnies maritimes qui relient la colonie à sa métropole, ses voies ferrées et ses

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routes. Sur un tel territoire, les lions que chassaitJules Gérard ne sont plus qu’un anachronisme.Les deux auteurs résument l’avenir de l’espèce,chacun à sa manière. G. Bruno annonce sans nos-talgie aucune son extinction : « On a fait aux lionsune telle chasse en Algérie qu’ils diminuentchaque jour et ne tarderont pas à disparaître »(p. 249) . Dans l’ouverture marseillaise de sonroman, Adolphe Badin évoque le sort qui attendles lions algériens en faisant visiter une ménage-rie à ses personnages. Jean découvre ainsi son pre-mier fauve avec un « splendide spécimen »enfermédans une cage dont la pancarte indique « liond’Afrique, capturé à Kuenchela (province deConstantine), offert au jardin zoologique parM. le commandant Ducheylard » (p. 35).

À l’époque où Adolphe Badin, G.  Bruno,Édouard Petit et Georges Lamy se réfèrent à JulesGérard, les exploits cynégétiques de celui-ci re-montent à plus d’un demi-siècle et le « tueur delions » est désormais considéré par certains commeun Tartarin affabulateur. Mais l’investissement, àla fois concret et symbolique de l’Algérie par uneFrance vaincue par l’Allemagne et amputée d’unepartie de son territoire métropolitain a donné unenouvelle popularité au chasseur de fauves dans lesecteur des manuels scolaires et des livres pour lajeunesse. Si le romancier Adolphe Badin est le seulà exploiter toutes les potentialités narratives de lachasse à l’affût pratiquée sur un territoire sauvage,les différents auteurs se rejoignent pour mettre lesaventures du « tueur de lions » et de ses émules fictifs au service de la cause coloniale. Écrivantdans cette unique perspective, aucun n’adopte leparti du lion qui est en train de disparaître du Ma-ghreb. Édouard Petit et Georges Lamy passent cepoint sous silence. Quant à G. Bruno et AdolpheBadin, ils invitent leurs jeunes lecteurs, sur l’autrerive de la Méditerranée, à se réjouir de voir l’espèceéradiquée par la chasse ou cantonnée à la cage deszoos, qui sont alors la « vitrine de l’impérialismetriomphant » 17. ●1. Daudet s’inspire de sa propre nouvelle « Chapatin, le tueurde lions » parue dans Le Figaro le 18 juin 1863. Il a paru enfeuilletons, d’abord dans Le Moniteur universel, puis dans LeFigaro du 7 février au 19 mars 1870. Le volume édité par Dentuen 1872 en est à sa huitième réédition en 1878 et à satrente-deuxième réédition en 1886.

2. Par exemple, selon Pierre Garnier, commandant engarnison dans la province de Constantine de 1849 à 1863 etcorrespondant du Journal des chasseurs, Jules Gérard aaccentué « la férocité, la puissance et l’audace du lion ; afin de se grandir » (P. Garnier, Les Tueurs de lions et de panthères.Chasses et gibier d’Algérie. Épisodes cynégétiques en France, Paris,Auguste Aubry, 1868, p.53).

3. Benjamin Stora le résume ainsi : « Aux incertitudes desannées précédentes concernant le destin de l’Algérie succèdedonc après 1871 […], une politique continue, fermementappliquée, qui donne son sens à la période proprementcoloniale de l’Algérie française » (B. Stora, Histoire de l’Algériecoloniale, La Découverte, « Repères », 1991, p. 20).

4. Bernard Jahier : « L’Apologie de la politique colonialefrançaise dans la littérature pour la jeunesse avant 1914 : unsoutien sans limites ? », dans Strenæ. Enfance et colonies : fictionset représentations, 3/2012, URL : http://strenae.revues.org/503.(numéro coordonné par Mathilde Lévêque).

5. Sur ce contexte, on peut aussi lire « L’Algérie de la jeunesse :conquête coloniale et appropriation littéraire (1840-1914) » de Mathilde Lévêque, in Littérature pour la jeunesse et diversitéculturelle, Virginie Douglas (dir.), L’Harmattan, 2013, p.15-34.

6. Guillemette Tison : « La Conquête de l’Algérie racontée auxenfants », dans Strenæ. Enfance et colonies : fictions etreprésentations, 3/2012, URL : http://strenae.revues.org/449.

7.G. Bruno : Les Enfants de Marcel. Instruction morale et civique enaction. Livre de lecture courante, cours moyen, Belin, 1887. Toutes lescitations de cet ouvrage sont empruntées à cette édition.

8. Édouard Petit, Georges Lamy : Jean Lavenir. Livre de lecturescourantes. Cours moyen et supérieur. Cours d’adultes, Librairied’éducation nationale, 1904, p. 319. Toutes les citations de cetouvrage sont empruntées à cette édition.

9. Adolphe Badin, Jean Casteyras. Aventures de trois enfants enAlgérie, Hetzel, « Bibliothèque d’éducation et de récréation »,1886, p. 281. Toutes les citations de cet ouvrage sontempruntées à cette édition.

10. Patrick Cabanel : Le Tour de la nation par des enfants. Romansscolaires et espaces nationaux (XIXe-XXe siècles), Belin, 2007, p. 397.

11. G. Bruno : Le Tour de la France par deux enfants, dans Desenfants sur les routes, Robert Laffont, « Bouquins », 1994, p. 761.

12. Diana K. Davis : Les Mythes environnementaux de lacolonisation française au Maghreb, Champ Vallon, 2012.

13.Antoine Chalamet, Jean Felber, Alcide Picard et Kaan, 1891, p. 342.

14. Eugène Josset :À travers nos colonies, Armand Colin, 2e éd., 1901,p. 31.

15. Le chiffre est cité par Benjamin Stora dans Histoire del’Algérie coloniale, éd. cit., p. 26.

16. Pierre Larousse, « Chasse », dans Grand Dictionnaire universeldu XIXe siècle, tome 3, 1869, p. 1049.

17. Éric Baratay, Élisabeth Hardouin-Fugier : Zoos. Histoire desjardins zoologiques en Occident, Éditions la Découverte, 1998.

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