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"Le dernier homme", c'est selon Nietzsche un être flasque et ennuyeux qui se complaît dans la consom- mation. M11111111111111n1111• La Fin de l'Histoire et le Dernier Homme Dans un article célèbre publié en 1975 et intitulé "Ende der Geschichte?", le sociologue Arnold Geh- len avait avancé l'hypothèse d'une fin de l'Histoire, entendez par-là d'un aboutissement final du proces- sus innovatif - qu'il s'agisse d'innovations économi- ques, politiques, sociales, artistiques ou autres- qui avait marqué l'histoire du monde humain depuis ses origines les plus lointaines. Selon Arnold Gehlen, les sociétés industrielles n'allaient plus que reproduire leurs formes actuelles, et entrer dans l'ère de ce que depuis lors on appelle la 'posthistoire'. 14 années plus tard, Francis Fukuyama allait à son tour publier un article intitulé "The End of History?", un article qui allait provoquer de grandes contro- verses. Afin de mieux expliquer les idées ébauchées dans cet article, Fukuyama vient de faire paraître un livre intitulé "La Fin de l'Histoire et le Dernier Homme". Deux questions fondamentales se trouvent au coeur de la discussion de Fukuyama: 1. La démocratie libérale est-elle l'aboutissement fi- lial de la philosophie politique? 2. La démocratie libérale peut-elle vraiment satisfaire 1 'homme? La démocratie libérale comme aboutissement Lorsque Fukuyama parle de 'fin de l'Histoire', il ne prétend pas que plus rien ne se passera. Ce qu'il veut surtout dire, c'est que n'apparaîtront plus de nou- veaux modèles sociaux, politiques ou économiques. Il serait donc plus exact de parler de fin de l'histoire des idées sociales, politiques ou économiques. Et à la fin de l'évolution millénaire de ces idés, nous trouvons aujourd'hui l'idée de la démocratie libérale, c'est-à-dire d'une société basée sur les valeurs de li- juli 1992 berté et d'égalité. Selon l'auteur, de plus en plus de sociétés adoptent ce modèle, et ce d'autant plus vo- lontiers que les grands modèles concurrents, comme p. ex. le communisme, ont, comme chacun a pu le constater, lamentablement échoué. Encore faut-il distinguer, dans ce modèle de démo- cratie libérale, le libéralisme économique du libéra- lisme politique. Le libéralisme économique Guerre, science/technologie et capitalisme, telle est la triade qui sert de toile de fond aux propos que Fu- kuyama consacre à l'économie. Selon l'auteur, les dirigeants politiques ont conscience du fait que les chances d'un succès militaire dépendent largement du recours que l'on a aux sciences et ä la technologie. D'où un intérêt sérieux pour la science et la techno- logie. Mais ces deux disciplines ne peuvent pleine- ment s'épanouir que dans le cadre d'une économie capitaliste. D'où une tendance générale à l'homogé- néisation des sociétés sur le modèle capitaliste. Le modèle économique capitaliste semble donc être le modèle économique vers lequel toutes les sociétés progressent. Bien qu'il y ait un lien assez étroit entre le libéralisme économique et le libéralisme politique, il ne faut pas tomber dans l'e:rreur de postuler un lien nécessaire entre les deux, l'exemple de Singapour étant là pour nous rappeler que les choses ne sont pas aussi sim- ples. Le libéralisme politique Rejetant les théories de Locke et de Hobbes qui esti- maient que l'individu naturel n'était qu'un homo oe- conomicus soucieux d'acquérir et de conserver sa 11.111111n11.17 rs, 11n1178.111n11e 53 Francis Fukuyama, La Fin de l'Histoire et le Dernier Homme, Flammarion 1992, 452 pages (dont 70 pages de notes), Prix: 140 FF. ,e4,112n1111121n4111

1992 La Fin de l'Histoire et le Dernier Homme - Forum.lu · PDF fileFukuyama de tomber dans une sorte de déterminisme technologique. (b) Dans le même ordre d'idées, Fukuyama semble

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"Le dernierhomme",c'est selonNietzscheun êtreflasque etennuyeuxqui secomplaîtdans laconsom-mation.M11111111111111n1111•

geoise qui a dû sembler pittoresque aux sélection-neurs de cette section qui nous avaient habitués à plusde rigueur dans leur choix. L'histoire de cette jeunemariée droguée qui trouve la mort le soir de ces nocespar la faute de sa belle-mère et d'un aigre-fin cyniqueconsterne dès les premières images. L'interprétationest lourde, le scénario manque de clarté. Quant à lamise en scène, elle surprend à chaque instant par sonmanque de naturel et ses effets outrés. Le seul tourde force réalisé par l'auteur consiste vraiment à avoirréuni des fonds pour produire ce monument d'ennui."(4) Savent-ils seulement qu'il les a réunis auprèsd'une institution catholique?

Tout le monde heureusement n'a pas ainsi perdu sonsang-froid. "Varice", la revue des professionnelsaméricains, a bien regretté un certain manque de pro-fondeur, mais a apprécié à leur juste valeur les qua-lités formelles (lu film, allant même jusqu'à le com-parer avec les oeuvres de Chantal Ackerman (en plusdépressif) et David Lynch (5). Cela devrait suffire àmettre du baume au coeur de Pol Cruchten, mais onpeut espèrer tout de même qu'il retiendra la leçon etfera preuve dorénavant d'un peu plus de réserve.

Viviane Thill(1) Positif, juin 1992(2) Sight and Sound, juin 1992 (3) Libération,18 mai 1992 (4) Fiches du cinéma, 27 rnai 1992 (5) Variety, 8 juin1992

La Fin de l'Histoireet le Dernier Homme

Dans un article célèbre publié en 1975 et intitulé"Ende der Geschichte?", le sociologue Arnold Geh-len avait avancé l'hypothèse d'une fin de l'Histoire,entendez par-là d'un aboutissement final du proces-sus innovatif - qu'il s'agisse d'innovations économi-ques, politiques, sociales, artistiques ou autres- quiavait marqué l'histoire du monde humain depuis sesorigines les plus lointaines. Selon Arnold Gehlen, lessociétés industrielles n'allaient plus que reproduireleurs formes actuelles, et entrer dans l'ère de ce quedepuis lors on appelle la 'posthistoire'.

14 années plus tard, Francis Fukuyama allait à sontour publier un article intitulé "The End of History?",un article qui allait provoquer de grandes contro-verses. Afin de mieux expliquer les idées ébauchéesdans cet article, Fukuyama vient de faire paraître unlivre intitulé "La Fin de l'Histoire et le DernierHomme".

Deux questions fondamentales se trouvent au coeurde la discussion de Fukuyama:1. La démocratie libérale est-elle l'aboutissement fi-lial de la philosophie politique?2. La démocratie libérale peut-elle vraiment satisfaire1 'homme?

La démocratie libérale commeaboutissement

Lorsque Fukuyama parle de 'fin de l'Histoire', il neprétend pas que plus rien ne se passera. Ce qu'il veutsurtout dire, c'est que n'apparaîtront plus de nou-veaux modèles sociaux, politiques ou économiques.Il serait donc plus exact de parler de fin de l'histoiredes idées sociales, politiques ou économiques.

Et à la fin de l'évolution millénaire de ces idés, noustrouvons aujourd'hui l'idée de la démocratie libérale,c'est-à-dire d'une société basée sur les valeurs de li-

juli 1992

berté et d'égalité. Selon l'auteur, de plus en plus desociétés adoptent ce modèle, et ce d'autant plus vo-lontiers que les grands modèles concurrents, commep. ex. le communisme, ont, comme chacun a pu leconstater, lamentablement échoué.

Encore faut-il distinguer, dans ce modèle de démo-cratie libérale, le libéralisme économique du libéra-lisme politique.

Le libéralisme économiqueGuerre, science/technologie et capitalisme, telle estla triade qui sert de toile de fond aux propos que Fu-kuyama consacre à l'économie. Selon l'auteur, lesdirigeants politiques ont conscience du fait que leschances d'un succès militaire dépendent largementdu recours que l'on a aux sciences et ä la technologie.D'où un intérêt sérieux pour la science et la techno-logie. Mais ces deux disciplines ne peuvent pleine-ment s'épanouir que dans le cadre d'une économiecapitaliste. D'où une tendance générale à l'homogé-néisation des sociétés sur le modèle capitaliste. Lemodèle économique capitaliste semble donc être lemodèle économique vers lequel toutes les sociétésprogressent.

Bien qu'il y ait un lien assez étroit entre le libéralismeéconomique et le libéralisme politique, il ne faut pastomber dans l'e:rreur de postuler un lien nécessaireentre les deux, l'exemple de Singapour étant là pournous rappeler que les choses ne sont pas aussi sim-ples.

Le libéralisme politiqueRejetant les théories de Locke et de Hobbes qui esti-maient que l'individu naturel n'était qu'un homo oe-conomicus soucieux d'acquérir et de conserver sa

11.111111n11.17 rs, 11n1178.111n11e

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Francis Fukuyama, La Finde l'Histoire et le DernierHomme, Flammarion 1992,452 pages (dont 70 pages denotes), Prix: 140 FF.

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propriété (Locke), ou de préserver sa vie (Hobbes),Fukuyama se range du côté de Hegel, pour lequell'individu naturel était aussi et surtout marqué par unprofond désir de reconnaissance de la part des autresindividus (voir à ce sujet la dialectique du maître etde l'esclave, à laquelle - dans l'interprétation que luia donné A. Kojève - Fukuyarna se réfère). Ce désirde reconnaissance, l'auteur le désigne par le termegrec, emprunté à Platon, de 'thymos'.Et Fukuyama d'affirmer que, si le libéralisme écono-mique suffit à satisfaire les désirs purement matérielsdes êtres humains, seul le libéralisme politique peutaussi satisfaire rationnellement leur désir de recon-naissance, et ce par le biais du principe d'égalité uni-verselle de tous les êtres humains. D'où la conclusionque le libéralisme politique est la dernière forme dethéorie politique.

Le demi Lomme

C'est du Zarathoustra de Nietzsche que Fukuyamatire la notion du dernier homme. Nietzsche était sansnul doute le critique, sinon le pourfendeur le plus im-pitoyable de la démocratie libérale, estimant qu'elleconduisait à un dangereux nivellement vers le bas despotentialités humaines, et produisait ce que, dédai-gneusement, il appela 'le dernier homme', un êtreflasque et ennuyeux qui se complaît dans la consom-mation confortable du bien-être, matériel.

Partant de cette notion nietzschéenne du dernierhomme, Fukuyama s'interroge sur les possibilitéslaissées ouvertes par la démocratie libérale à ce qu'ilqualifie de `mégalothymia', c'est à-dire le désir d'ê-tre reconnu comme supérieur aux autres, et non seu-lement comme leur égal (ce dernier désir étant appelé`isothymia '). L'auteur note avec justesse que la dé-mocratie libérale offre des possiblités pour satisfairela mégalothymia (p. ex. sports éprouvants ou dange-reux), mais il se demande si de telles possibilités sonten mesure de satisfaire la mégalothymia de tout lemonde.

Bien que dans son ensemble le livre de Fukuyamasemble plutôt traduire une vue, optimiste de l'avenir- en grande partie motivée par les événements récents(disparition de certaines dictatures de droite pendantles années 70 et 80, chute du mur de Berlin, fin desdictatures communistes dans l'Europe de l'Est,...)-,les notes finales laissent cependant transpercer uncertain scepticisme. Comparant les différentes na-tions à des chariots, et les modèles politiques qu'ellesadoptent à des villes, Fukuyama écrit:

"Malgré la récente révolution libérale qui a secoué lemonde entier, les témoignages que nous pouvons re-cueillir sur la direction de la migration des chariotsne permettent pas - provisoirement- de conclure.Nous ne pouvons pas non plus savoir, en dernièreanalyse, pour peu qu'une majorité de chariots aientatteint la même ville, si leurs occupants, après avoirregardé un peu autour d'eux, ne trouveront pas l'en-droit inadapté et n'envisageront pas de repartir pourun nouveau et plus long voyage." (p. 380)

La critique nietzschéenne ne semble pas être passéesans laisser de traces sur l'optimisme kantien et hé-gélien qui caractérise la plus grande partie de l'ou-vrage.

Appréciation

Le livre de Fukuyama a un grand mérite: Il est clairet passionant du début à la fin - malgré ses 380 pagesde texte. L'auteur réussit une excellente synthèse en-tre l'exposé des idées philosophiques de Hegel etNietzsche surtout, d'une part, et les références à desévénements historiques d'actualités qui peuvent êtreinterprétés à la lumière de ces théories. Les spécia-listes de. Hegel seront peut-être tentés de lui reprocherd'avoir simplifié, ou même travesti la pensée du phi-losophe allemand. Mais à de tels reproches Fukuya-ma répondrait qu'il ne veut nullement faire un ou-vrage sur Hegel.

Quitte à ce que l 'époque ne soit plus celle des grandesthéories philosophiques sur le sens de l'Histoire, ilfaut néanmoins féliciter Fukuyama pour sa tentative,d'interprétation d'ensemble, car elle se distingueclairement des philosophies de l'histoire dogmati-ques qui furent un certain temps à la mode, et qui ontfinalement conduit au discrédit de la discipline elle-même. Fukuyama ne fait que nous proposer un mo-dèle, et il est pleinement conscient du fait que ce n'estqu'un modèle, et qu'il ne traduit pas une réalitéinexorable. Et cela explique aussi à mon avis pour-quoi l'optimisme du début peut, comme nous l'avonsvu, se transformer en scepticisme à la fin du livre.

Fukuyama est aussi pleinement conscient du fait quela victoire de la démocratie libérale sur le terrain desidées philosophiques ne signifie aucunement qu'elleest aussi victorieuse sur le terrain de la réalité politi-que. L'auteur se contente ici d'observer qu'au coursdes dernières années, bon nombre de nations ontchoisi la voie de la démocratie libérale. Mais rienn'empêche que, "après avoir regardé un peu autour(d'elles)", elles rebroussent chemin ou repartent"pour un nouveau et plus long voyage", comme p. ex.le voyage vers une société théocratique.

S'il est deux critiques ponctuelles - et dans cette dis-cussion je me limiterai à des critiques ponctuelles -que j'adresserais au livre de Fukuyama, ce seraientles suivantes:(a) La position adoptée par l'auteur à l'égard de lascience moderne - et de son pouvoir destructeur - estpour le moins un peu naïve. A la limite, j'accuseraisFukuyama de tomber dans une sorte de déterminismetechnologique.(b) Dans le même ordre d'idées, Fukuyama sembleaccepter sans discussion que la démocratie libérale -notion qui englobe celle de libéralisme économique- est en mesure de résoudre les graves problèmes dela destruction de l'environnement, du chômage, etc.C'est tout au plus le problème de la satisfaction de lamégalothymia quel 'auteurjuge potentiellement non-résolvable dans le cadre de la démocratie libérale. Oril me semble que sur ce point, les opinions divergent,et Fukuyama aurait dû y consacrer une partie de sonlivre.Cela étant dit, je ne peux que chaudement recomman-der la lecture du livre de Francis Fukuyama, car lemodèle développé par l'auteur est un modèle dont ilest intéressant de tenir compte pour l'interprétationet l'évaluation des événements auxquels nous assis-tons aujourd'hui.

Norbert Carnpagna

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