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1 Humanités Littérature Philosophie MHV Programme Première, semestre 2 Les représentations du monde Période de référence : Renaissance, Âge classique, Lumières Découverte du monde et pluralité des cultures Décrire, figurer, imaginer L’homme et l’animal __________________________________________________________________________ Séquence 2 : Décrire, figurer, imaginer : Les mises en perspectives des (nouveaux) mondes De la liste. De l’inventaire Les enjeux de la perspective Les mondes critiques (contes philosophiques, utopies et dystopies) Une clôture sur des figures qui envisagent les mondes : le savant, le politique, l’intellectuel et l’artiste NB. Le manuel HLP traite ce chapitre des pages 200 à 245 2. Les enjeux de la perspective (Manuel HLP, pp.214-225) Pour aborder ce sujet les enjeux de la perspective -, je vous invite à écouter (et voir) un épisode d’une suite d’émissions sur France Culture consacrées aux « Histoires de peintures » par l’historien de l’art, Daniel Arasse (1944-2003) ; il s’agit de l’épisode 9, intitulé « La règle du jeu » (disponible sur YouTube : La règle du jeu : histoires de peintures avec Daniel Arasse #9). Durée : 18:26 minutes. Pour introduire un peu le propos, voici quelques points que Daniel Arasse développe dans d’autres épisodes de cette série d’émissions (notamment l’épisode 4, consacré à « L’invention de la perspective »). On découvre l’Amérique (puisque c’est une terre qui existe avant qu’on ne la « trouve »), mais on invente la perspective (c’est un arbitraire). Et c’est une invention qui a pris une centaine d’années. Les questions que se pose Arasse, ce sont : pourquoi invente-t-on la perspective ? quelle est la fonction de ce système de représentation du monde ? quelles sont les différentes transformations que ce système a connues ? Arasse a ainsi défini une grande unité historique durant laquelle le système de la perspective n’a cessé de se transformer – jusqu’à se disparition : c’est la période qui va du XIVe siècle au XIXe siècle. En gros, on commence avec Alberti (1404-1472), auteur du 1 er traité sur la construction perspective (De pictura) et on finit avec le symbolisme, dans les années 1870, qui sera suivi par le cubisme (années 1910) et l’abstraction (qui commence dans les années 1910) autant de mouvements qui abandonnent le modèle de la perspective. « Le peinture est une pensée non verbale », dit Arasse. La perspective porte effectivement une vision du monde.

2. Les enjeux de la perspective

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1

Humanités Littérature Philosophie MHV

Programme

Première, semestre 2 Les représentations du monde Période de référence : Renaissance, Âge classique, Lumières

Découverte du monde et pluralité des cultures

Décrire, figurer, imaginer

L’homme et l’animal

__________________________________________________________________________

Séquence 2 : Décrire, figurer, imaginer : Les mises en perspectives des (nouveaux)

mondes

De la liste. De l’inventaire

Les enjeux de la perspective

Les mondes critiques (contes philosophiques, utopies et dystopies)

Une clôture sur des figures qui envisagent les mondes : le savant, le politique, l’intellectuel

et l’artiste

NB. Le manuel HLP traite ce chapitre des pages 200 à 245

2. Les enjeux de la perspective

(Manuel HLP, pp.214-225)

Pour aborder ce sujet – les enjeux de la perspective -, je vous invite à écouter (et voir) un

épisode d’une suite d’émissions sur France Culture consacrées aux « Histoires de

peintures » par l’historien de l’art, Daniel Arasse (1944-2003) ; il s’agit de l’épisode 9,

intitulé « La règle du jeu » (disponible sur YouTube : La règle du jeu : histoires de

peintures avec Daniel Arasse #9). Durée : 18:26 minutes.

Pour introduire un peu le propos, voici quelques points que Daniel Arasse développe dans

d’autres épisodes de cette série d’émissions (notamment l’épisode 4, consacré à

« L’invention de la perspective »).

On découvre l’Amérique (puisque c’est une terre qui existe avant qu’on ne la « trouve »),

mais on invente la perspective (c’est un arbitraire). Et c’est une invention qui a pris une

centaine d’années. Les questions que se pose Arasse, ce sont : pourquoi invente-t-on la

perspective ? quelle est la fonction de ce système de représentation du monde ? quelles

sont les différentes transformations que ce système a connues ?

Arasse a ainsi défini une grande unité historique durant laquelle le système de la

perspective n’a cessé de se transformer – jusqu’à se disparition : c’est la période qui va du

XIVe siècle au XIXe siècle. En gros, on commence avec Alberti (1404-1472), auteur du 1er

traité sur la construction perspective (De pictura) et on finit avec le symbolisme, dans les

années 1870, qui sera suivi par le cubisme (années 1910) et l’abstraction (qui commence

dans les années 1910) – autant de mouvements qui abandonnent le modèle de la

perspective.

« Le peinture est une pensée non verbale », dit Arasse. La perspective porte effectivement

une vision du monde.

2

Le modèle de perspective qui triomphe au XIVe siècle, c’est celle qui suppose un

spectateur immobile, qui ne regarde qu’avec un seul œil perspective monofocale. Ce

modèle est celui de l’architecte florentin Brunelleschi1 (1423-1497) qui entend substituer à

la maquette d’architecture la représentation d’architecture – la représentation d’un espace

urbain (avec le dispositif fait de miroirs, la Tavoletta).

D’autres systèmes de perspective sont envisagés au même moment.

Il y a Laurenzo Ghiberti (1378-1455), peintre et sculpteur florentin qui propose la

perspective bifocale centralisée.

1 Manuel HLP, pp. 214-217.

3

Il y a Paolo Ucello2 (1397-1475), peintre florentin (élève de Ghiberti), qui propose la

perspective bifocale latéralisée (à gauche ou à droite).

Et il y a Jean Fouquet (1420-1481), Français, de Tours, qui propose la perspective

convexe ou curviligne (comme ce que produit l’objectif fisheye).

Mais pourquoi est-ce la perspective monofocale qui a triomphé ?

Daniel Arasse répond que c’est d’abord à cause du livre d’Alberti qui promeut le modèle

de Brunelleschi, De pictura3, 1435 : il en fait la publicité. Ensuite il y a le rôle politique des

Médicis à Florence, notamment de Cosme l’Ancien qui, contre les Strozzi (défenseur de 2 Manuel HLP, pp. 220-221.

3 Manuel HLP, pp. 218-219.

4

l’art gothique et de sa profusion luxueuse), promeut ce modèle d’art toscan, épuré, sobre,

par lequel se construit idéalement l’espace urbain de la place, lieu d’exercice de la

Respublica, lieu civique de la liberté où se déroule l’histoire (civique) de la Cité. Enfin,

c’est le triomphe d’une idée. Pour Daniel Arasse, c’est l’idée d’un monde

« commensurable4 », c’est-à-dire mesurable relativement à l’homme. Ainsi la taille

apparente des objets diminue-t-elle, de façon proportionnelle, en fonction de la distance

par rapport au sujet humain que les perçoit.

Ce n’est pas un hasard si la perspective a pour foyer Florence, ville réputée de

cartographie : on y représente tout l’espace du monde qui a été découvert depuis les

voyages du Génois Christophe Colomb (entre autres). Et si on mesure l’espace avec les

cartes et la perspective, on mesure aussi le temps avec l’horloge mécanique (apparue à la

fin du XIIIe siècle).

Horloge 24 heures du Duomo de Florence à chiffraison antihoraire (1443)

Quant aux différentes transformations que le système de la perspective monofocale a

subies entre le XIVe siècle et le XIXe siècle, Arasse en parle dans l’épisode 9 de la série

« Histoires de peintures ».

Avant le XVIe siècle, si la représentation du monde « commensurable » contient toutefois

l’idée d’infini, c’est un infini divin, tel qu’il peut se repérer dans les tableaux ayant pout

sujet l’Annonciation5, dont Daniel Arasse donne une lecture érudite. Il commente d’ailleurs

dans les tableaux d’Annonciation cette « anomalie » de la perspective du monde

« commensurable » (géomitrasable6) articulé sur l’idée d’infini divin (à l’œuvre dans le

4 La « commensurabilité » est un terme mathématique, c’est (dit le cnrtl) le fait qu’une grandeur quelconque peut être

comparée à une autre par l’emploi d’une unité de mesure commune. 5 Daniel Arasse consacre beaucoup d’émissions (passionnantes) sur l’analyse de tableaux ayant pour sujet

l’Annonication : Filippo Lippi, Fra Angelico, Veneziano, P. Della Francesca, Ambrogio Lorenzetti (cf. « L’archange auto-stoppeur », épisode 7)… Voir aussi le texte de Daniel Arasse dans le manuel HLP, page 223, et les deux pages 224-225, consacrées la lecture de deux Annonciations. 6 On pourrait même écrire « géo-maitrisable »…

5

« mystère » de l’incarnation, au moment de l’Annonciation, ou de la résurrection, dans la

religion chrétienne) avec cette liste7 d’oxymores énoncée par Saint Bernardin de

Sienne (1380-1440) :

L’éternité vient dans le temps, L’immense dans la mesure, Le créateur dans la créature. Dieu vient dans l’homme, La vie dans la mort, L’incorruptible dans le corruptible, L’infigurable dans la figure, L’indicible dans le discours, L’inexplicable dans la parole, L’incommensurable dans la mesure, L’invisible dans la vision, L’inaudible dans le son, L’impalpable dans le tangible, Le Seigneur dans l’esclavage, La source dans la soif, Le contenant dans le contenu. L’artisan entre dans son œuvre, La longueur dans la brièveté, La largeur dans l’étroitesse, La hauteur dans la bassesse, La noblesse dans l’ignominie, La gloire dans la confusion.

Au XVIe siècle, la perspective « en voit de toutes les couleurs » (dit Arasse) notamment

avec l’avènement du maniérisme8…

À partir du XVIIe siècle, le concept d’infini s’est d’une certaine façon laïcisé : il est entré

dans les esprits (par le biais de Copernic, de Galilée, de Giordano Bruno…) : ce n’est plus

Dieu qui porte l’idée d’infini, c’est l’univers qui est perçu comme tel. Le XVIIe est un point

de bascule et c’est le passage du classicisme au baroque. La représentation de cet infini

du monde éclate dans les jeux de trompe l’œil baroques, comme on les voit dans la voûte

de l'église San Ignazio, à Rome, peinte par Andrea Pozzo (1642-1709).

7 Rappel : la liste est une figure de l’indicible.

8 Manuel HLP, page 225.

6

On peut « mettre en perspective » cette dernière référence baroque avec le travail de

Street Art de l’artiste argentin BLU. Vous trouverez sur YouTube une vidéo (assez

fascinante) - celle de 7 :26 minutes – pour illustrer le travail de cet artiste.

Et pour finir, ce texte de Blaise Pascal sur la condition humaine (sur lequel Beckett s’est

peut-être, sans doute, penché en écrivant Fin de partie…)

Blaise Pascal (1632-1662), Pensées, 1670, 230

Que l'homme, étant revenu à soi, considère ce qu'il est au prix de ce qui est9; qu'il se regarde comme égaré dans ce canton10 détourné de la nature; et que de ce petit cachot où il se trouve logé, j'entends l'univers, il apprenne à estimer la terre, les royaumes, les villes et soi-même son juste prix.

Qu'est-ce qu'un homme dans l'infini ?

Mais pour lui présenter un autre prodige aussi étonnant, qu'il recherche dans ce qu'il connaît les choses les plus délicates11. Qu'un ciron12 lui offre dans la petitesse de son corps des parties incomparablement plus petites, des jambes avec des jointures, des veines dans ces jambes, du sang dans ces veines, des humeurs dans ce sang, des gouttes dans ces humeurs, des vapeurs dans ces gouttes; que, divisant encore ces dernières choses, il épuise ses forces en ces conceptions, et que le dernier objet où il peut arriver soit maintenant celui de notre discours; il pensera peut-être que c'est là l'extrême petitesse de la nature.

9 Par rapport à ce qui existe, à la création, à l’univers.

10 Dans cette petite partie, dans ce coin.

11 Les plus fines, les plus petites.

12 Le plus petit des êtres vivants.

7

Je veux lui faire voir là-dedans un abîme nouveau. Je lui veux peindre non seulement l'univers visible, mais l'immensité qu'on peut concevoir de la nature, dans l'enceinte de ce raccourci d'atome13. Qu'il y voie une infinité d'univers, dont chacun a son firmament, ses planètes, sa terre, en la même proportion que le monde visible; dans cette terre, des animaux, et enfin des cirons, dans lesquels il retrouvera ce que les premiers ont donné; et trouvant encore dans les autres la même chose sans fin et sans repos, qu'il se perde dans ses merveilles, aussi étonnantes dans leur petitesse que les autres par leur étendue ! Car qui n'admirera que notre corps, qui tantôt14 n'était pas perceptible dans l'univers, imperceptible lui-même dans le sein du tout, soit à présent un colosse, un monde, ou plutôt un tout, à l'égard du néant où l'on ne peut arriver ?

Qui se considérera de la sorte s'effrayera de soi-même, et, se considérant soutenu dans la masse que la nature lui a donnée, entre ces deux abîmes de l'infini et du néant, il tremblera dans la vue de ces merveilles; et je crois que sa curiosité, se changeant en admiration, il sera plus disposé à les contempler en silence qu'à les rechercher avec présomption15. Car enfin qu'est-ce que l'homme dans la nature ? Un néant à l'égard de l'infini, un tout à l'égard du néant, un milieu entre rien et tout. Infiniment éloigné de comprendre les extrêmes, la fin des choses et leur principe sont pour lui invinciblement cachés dans un secret impénétrable, également incapable de voir le néant d'où il est tiré, et l'infini où il est englouti.

13

La plus petite partie de la matière. 14

Tout à l’heure. 15

Avec vanité.