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  • Le dernier souffle des vagues venait lcher ses pieds nus, mouillait les jambes de son pantalon dchiquet. Lui refusant de sjourner dans lantre de Posidon, elles lavaient repouss jusque sur la terre ferme. Le corps sur la plage tait l, comme une pave, survol par des mouettes qui vinrent se poser prs de lui, donnant quelques coups de bec, cherchant dbusquer quelque trsor enfoui inespr. Courant vers ce corps aperu, Mlilla lanait des coquillages, criait des Oust ! Oust !, faisant fuir ces htes indsirables. Toute proche, elle resta fige linstant de quelques secondes en dcouvrant le corps de cet homme. Elle avait aussitt couru dans le sens inverse, aussi vite quelle le pouvait, criant tue-tte le nom de son pre, ameutant tout le village qui rapidement stait dport vers la plage.

    Un cercle se forma autour du corps sans vie enroul dans une parka. Le pre de Mlilla le retourna. Tous le reconnurent. Ctait Moussa Diallo, candidat pour lexil vers Lampedusa. Cet chalas jeune homme dune vingtaine dannes au visage quelconque et aux allures empruntes, arriva il y a presquun an dans ce petit village tunisien, o, par la force des choses, il avait sympathis avec les habitants de ce village de pcheur. Seule tte noire dans ce tableau maghrbin, il tait devenu le coiffeur local, tricotant toujours des rves de dpart vers Lampedusa, et pour qui, ce village ntait quune escale de plus depuis quil avait quitt son village natal dans le nord du Mali. Un mois de cela quil avait quitt ce village sans dire au revoir, sans informer sa clientle, et quon ne le retrouve sur cette plage, mort.

    Des hommes portrent le corps sur un brancard quun cortge suivi jusqu la place publique du village. Puis, la procession avec sa tte limam prit la direction du cimetire des pierres blanches. Des ranges de pierres blanches se suivaient, stles anonymes, en mmoire des corps dinconnus retrouvs sur la plage. Le fossoyeur fit signe dapporter le corps. Les hommes avancrent vers ce rectangle de terre qui recueillera jamais Moussa Diallo, que sa terre natale, ses parents, les personnes chres son cur ne reverront plus. Mlilla malgr linterdiction de son pre avait secrtement suivi le cortge jusquau cimetire. Cache derrire des buissons, la fillette regardait le corps de Moussa qui ne lui racontera plus les contes du Mali, qui ne lui chantera plus cette Afrique noire quelle trouvait bien diffrente. Les hommes continuaient de descendre le corps de Moussa Diallo vers le trou lorsquune voix dchira le silence spulcral.- Il a quelque chose dans la poche cria Mlilla qui venait de signaler sa prsence. Elle avait aperu une pointe de papier blanc qui dbordait de la poche de Moussa Diallo.

    Les hommes posrent le corps. Mlilla sapprocha sous le regard rprobateur de son pre. On retira de la poche du mort, une feuille de papier plie dans du plastique transparent. La feuille se promena de main en main, un instant, et finit par atterrir dans la main du pre de Melilla qui la plia soigneusement et la mit dans sa poche. Moussa Diallo reposait dsormais loin des lumires de Lampedusa.

    Les lumires du jour tarissaient sur les carreaux diaphanes de la fentre, et pointaient un triangle dombre sur la feuille plie que le pre de Mlilla venait de poser sur la table ct du panier de fruits. Assise sous la vranda et guettant du coin de lil son pre, Mlilla tapait du pied, trpignant dimpatience. Dvore par le dsir de dcouvrir les derniers mots de Moussa Diallo, elle se faisait lide quil y racontait une autre histoire, peut-tre celle de la mer, peut-tre une lettre sa bien-aime, peut-tre.

    - Viens donc me la lire, finit par dire le pre qui interrompit Mlilla dans ses supputations. Elle accourut frntiquement, manqua de renverser sa mre qui rentrait le linge sch et vint sasseoir prcautionneusement. Elle dplia le carr de papier et se mit lire dune voix pleine dentrain.

    Nna, AbdulVous ne la recevrez jamais mais je vous lcris, cette lettre. Pleurer et me

    rsigner cette mort certaine qui nous guette voil ce quoi ces dernires minutes me servent. En route pour Lampedusa, pour raliser le rve de toute une vie, pour croire en un demain meilleur, pour mourir. Une semaine dj que nous drivons sans repre, sans rien, sans espoir.

    La mort a embarqu avec nous et plante des couteaux dans la gorge de ceux qui ont le malheur de fermer lil. Je trompe la faim, la soif, la mort en vous crivant ces mots que vous ne lirez pas. Chaque ligne, chaque mot, chaque lettre griffonns est une seconde de gagne.

    Jai toujours rv de lEurope et comme un boulet accroch mon pied, il ma suivi jusquici au milieu de cette barque, o serrs les uns contre les autres, ligots par le froid et la faim, nous rcitons des prires que Dieu nentend plus.Croire que le bonheur se trouvait sur les ctes dailleurs, sur un autre continent, loin de mon petit village, loin de lAfrique a t une pense fausse trop souvent rabche. Ici, seul au milieu de cet ocan, je repense mon champ de crales, mon troupeau de bufs, ma bien-aime Fatima, Abdul et toi, ce que cest que dtre heureux dans la vie. Je fantasmais dj sur les rutilantes voitures, les villas cossues et tout ce que je pourrais moffrir en vivant en Europe. Alors, traverser ce drap bleu qui me sparait de lEurope et rver de grandeur tait devenu une profession de foi : y arriver et russir ou mourir en essayant pourrait-on rsumer

    La mer crie nouveau ses furies tout vent comme pour mintimer lordre de taire ces regrets tardifs. Dchane, elle fait tanguer notre barque soupesant le poids de nos viles vies. Nous nous recroquevillons, accrochs les uns aux autres, se donnant le sentiment quil faut encore y croire. Je lve alors la tte et contemple le ciel noir, le peuplant de vos visages inpuisables astres de bonheur, mais il est tard pour faire le bon choix. Jai coch la mauvaise case. Mais qui dira aux autres que cest une erreur, quil faut rester au pays et y construire son bonheur, que la mer est bien trop gourmande et que Lampedusa est une forteresse sur laquelle ils se briseront ? Le vent ne peut emporter ma voix jusqu vous et je dsespre quAbdul memprunte mes rves, quil sarme dillusions et chevauche une rverie meurtrire.

    Puisse mes prires vous atteindre et percer dans le cur dAbdul. Puisse-t-il travailler la terre de nos pres, puisse-t-il vivre loin des lumires fallacieuses de lEldorado.

    Combien de temps tiendrai-je encore ? Trouvera-t-on mon corps ? La mer sera-t-elle le vaisseau qui me portera vers les portes de lautre monde ?Nna et Abdul, je vous aime.

    La voix de Mlilla stait tue. Elle crasa une larme et vint se blottir contre son pre. - On leur enverra la lettre, dis pre. On la leur enverra ? Questionna la fillette dune petite voix tristounette.- Nous navons pas leur adresse, rpondit le pre - Moi si. Sur une carte postale de son pays envoy par son frre et quil mavait offerte.Circonspect, son pre hocha finalement la tte en signe dapprobation.

    ***Derrire le grenier couvert de chaume, la vielle bicyclette traant un sillon sinusodal dans la latrite vint interrompre sa course. Les sandales couvertes de poussire, Idriss descendit de la bicyclette avec son prcieux butin en main.- Nna ! Viens ! Nous avons des nouvelles de Moussa, cria Idriss peine lembrasure de la case franchie.Nna accourut le visage rayonnant. Cela faisait un bout de temps quil navait pas donn signe de vie. Recevant cette lettre, Nna tait heureuse de le savoir en vie.- Vite Idriss, lis la moi. Que dit-il ? Est-il dj arriv chez les blancs? Combien nous a-t-il envoy cette fois-ci ?Une avalanche de questions que le regard perdu dIdriss sur cette page blanche ne put stopper.- O est Abdul demanda-t-il subitement ? Avant que Nna ne marmonna une rponse, Idriss hlait dj son nom.- Mais quest qui se passe ? demanda inquite Nna, avant de renchrir Abdul a pris le car ce matin, avec mes bndictions. Il est parti, lui aussi, pour le pays des blancs.

    Abdul avait lui aussi cd au chant des sirnes.

  • 1 - LAPPEL DES SIRENES

    2 - RETROUVAILLES

    3 - MOINS FEMME QUE LIONNE

    4 - LA FAMILLE, CEST SECRET

    LE CIEL

    6 - LA RENCONTRE

    7 - LETTRE AU BONHEUR

    Le dernier souffle des vagues venait lcher ses pieds nus, mouillait les jambes de son pantalon dchiquet. Lui refusant de sjourner dans lantre de Posidon, elles lavaient repouss jusque sur la terre ferme. Le corps sur la plage tait l, comme une pave, survol par des mouettes qui vinrent se poser prs de lui, donnant quelques coups de bec, cherchant dbusquer quelque trsor enfoui inespr. Courant vers ce corps aperu, Mlilla lanait des coquillages, criait des Oust ! Oust !, faisant fuir ces htes indsirables. Toute proche, elle resta fige linstant de quelques secondes en dcouvrant le corps de cet homme. Elle avait aussitt couru dans le sens inverse, aussi vite quelle le pouvait, criant tue-tte le nom de son pre, ameutant tout le village qui rapidement stait dport vers la plage.

    Un cercle se forma autour du corps sans vie enroul dans une parka. Le pre de Mlilla le retourna. Tous le reconnurent. Ctait Moussa Diallo, candidat pour lexil vers Lampedusa. Cet chalas jeune homme dune vingtaine dannes au visage quelconque et aux allures empruntes, arriva il y a presquun an dans ce petit village tunisien, o, par la force des choses, il avait sympathis avec les habitants de ce village de pcheur. Seule tte noire dans ce tableau maghrbin, il tait devenu le coiffeur local, tricotant toujours des rves de dpart vers Lampedusa, et pour qui, ce village ntait quune escale de plus depuis quil avait quitt son village natal dans le nord du Mali. Un mois de cela quil avait quitt ce village sans dire au revoir, sans informer sa clientle, et quon ne le retrouve sur cette plage, mort.

    Des hommes portrent le corps sur un brancard quun cortge suivi jusqu la place publique du village. Puis, la procession avec sa tte limam prit la direction du cimetire des pierres blanches. Des ranges de pierres blanches se suivaient, stles anonymes, en mmoire des corps dinconnus retrouvs sur la plage. Le fossoyeur fit signe dapporter le corps. Les hommes avancrent vers ce rectangle de terre qui recueillera jamais Moussa Diallo, que sa terre natale, ses parents, les personnes chres son cur ne reverront plus. Mlilla malgr linterdiction de son pre avait secrtement suivi le cortge jusquau cimetire. Cache derrire des buissons, la fillette regardait le corps de Moussa qui ne lui racontera plus les contes du Mali, qui ne lui chantera plus cette Afrique noire quelle trouvait bien diffrente. Les hommes continuaient de descendre le corps de Moussa Diallo vers le trou lorsquune voix dchira le silence spulcral.- Il a quelque chose dans la poche cria Mlilla qui venait de signaler sa prsence. Elle avait aperu une pointe de papier blanc qui dbordait de la poche de Moussa Diallo.

    Les hommes posrent le corps. Mlilla sapprocha sous le regard rprobateur de son pre. On retira de la poche du mort, une feuille de papier plie dans du plastique transparent. La feuille se promena de main en main, un instant, et finit par atterrir dans la main du pre de Melilla qui la plia soigneusement et la mit dans sa poche. Moussa Diallo reposait dsormais loin des lumires de Lampedusa.

    Les lumires du jour tarissaient sur les carreaux diaphanes de la fentre, et pointaient un triangle dombre sur la feuille plie que le pre de Mlilla venait de poser sur la table ct du panier de fruits. Assise sous la vranda et guettant du coin de lil son pre, Mlilla tapait du pied, trpignant dimpatience. Dvore par le dsir de dcouvrir les derniers mots de Moussa Diallo, elle se faisait lide quil y racontait une autre histoire, peut-tre celle de la mer, peut-tre une lettre sa bien-aime, peut-tre.

    - Viens donc me la lire, finit par dire le pre qui interrompit Mlilla dans ses supputations. Elle accourut frntiquement, manqua de renverser sa mre qui rentrait le linge sch et vint sasseoir prcautionneusement. Elle dplia le carr de papier et se mit lire dune voix pleine dentrain.

    Nna, AbdulVous ne la recevrez jamais mais je vous lcris, cette lettre. Pleurer et me

    rsigner cette mort certaine qui nous guette voil ce quoi ces dernires minutes me servent. En route pour Lampedusa, pour raliser le rve de toute une vie, pour croire en un demain meilleur, pour mourir. Une semaine dj que nous drivons sans repre, sans rien, sans espoir.

    La mort a embarqu avec nous et plante des couteaux dans la gorge de ceux qui ont le malheur de fermer lil. Je trompe la faim, la soif, la mort en vous crivant ces mots que vous ne lirez pas. Chaque ligne, chaque mot, chaque lettre griffonns est une seconde de gagne.

    Jai toujours rv de lEurope et comme un boulet accroch mon pied, il ma suivi jusquici au milieu de cette barque, o serrs les uns contre les autres, ligots par le froid et la faim, nous rcitons des prires que Dieu nentend plus.Croire que le bonheur se trouvait sur les ctes dailleurs, sur un autre continent, loin de mon petit village, loin de lAfrique a t une pense fausse trop souvent rabche. Ici, seul au milieu de cet ocan, je repense mon champ de crales, mon troupeau de bufs, ma bien-aime Fatima, Abdul et toi, ce que cest que dtre heureux dans la vie. Je fantasmais dj sur les rutilantes voitures, les villas cossues et tout ce que je pourrais moffrir en vivant en Europe. Alors, traverser ce drap bleu qui me sparait de lEurope et rver de grandeur tait devenu une profession de foi : y arriver et russir ou mourir en essayant pourrait-on rsumer

    La mer crie nouveau ses furies tout vent comme pour mintimer lordre de taire ces regrets tardifs. Dchane, elle fait tanguer notre barque soupesant le poids de nos viles vies. Nous nous recroquevillons, accrochs les uns aux autres, se donnant le sentiment quil faut encore y croire. Je lve alors la tte et contemple le ciel noir, le peuplant de vos visages inpuisables astres de bonheur, mais il est tard pour faire le bon choix. Jai coch la mauvaise case. Mais qui dira aux autres que cest une erreur, quil faut rester au pays et y construire son bonheur, que la mer est bien trop gourmande et que Lampedusa est une forteresse sur laquelle ils se briseront ? Le vent ne peut emporter ma voix jusqu vous et je dsespre quAbdul memprunte mes rves, quil sarme dillusions et chevauche une rverie meurtrire.

    Puisse mes prires vous atteindre et percer dans le cur dAbdul. Puisse-t-il travailler la terre de nos pres, puisse-t-il vivre loin des lumires fallacieuses de lEldorado.

    Combien de temps tiendrai-je encore ? Trouvera-t-on mon corps ? La mer sera-t-elle le vaisseau qui me portera vers les portes de lautre monde ?Nna et Abdul, je vous aime.

    La voix de Mlilla stait tue. Elle crasa une larme et vint se blottir contre son pre. - On leur enverra la lettre, dis pre. On la leur enverra ? Questionna la fillette dune petite voix tristounette.- Nous navons pas leur adresse, rpondit le pre - Moi si. Sur une carte postale de son pays envoy par son frre et quil mavait offerte.Circonspect, son pre hocha finalement la tte en signe dapprobation.

    ***Derrire le grenier couvert de chaume, la vielle bicyclette traant un sillon sinusodal dans la latrite vint interrompre sa course. Les sandales couvertes de poussire, Idriss descendit de la bicyclette avec son prcieux butin en main.- Nna ! Viens ! Nous avons des nouvelles de Moussa, cria Idriss peine lembrasure de la case franchie.Nna accourut le visage rayonnant. Cela faisait un bout de temps quil navait pas donn signe de vie. Recevant cette lettre, Nna tait heureuse de le savoir en vie.- Vite Idriss, lis la moi. Que dit-il ? Est-il dj arriv chez les blancs? Combien nous a-t-il envoy cette fois-ci ?Une avalanche de questions que le regard perdu dIdriss sur cette page blanche ne put stopper.- O est Abdul demanda-t-il subitement ? Avant que Nna ne marmonna une rponse, Idriss hlait dj son nom.- Mais quest qui se passe ? demanda inquite Nna, avant de renchrir Abdul a pris le car ce matin, avec mes bndictions. Il est parti, lui aussi, pour le pays des blancs.

    Abdul avait lui aussi cd au chant des sirnes.

    EST BLEU5-

    TROUBLES

  • LAPPELDES SIRENES1

    Adj Oswald,jeune togolais, n sur les bords de la lagune bri, entame un bref parcours littraire avant de se perdre dans les mandres de l'informatique, et qui dcouvre chaque joursa plume.

    Le dernier souffle des vagues venait lcher ses pieds nus, mouillait les jambes de son pantalon dchiquet. Lui refusant de sjourner dans lantre de Posidon, elles lavaient repouss jusque sur la terre ferme. Le corps sur la plage tait l, comme une pave, survol par des mouettes qui vinrent se poser prs de lui, donnant quelques coups de bec, cherchant dbusquer quelque trsor enfoui inespr. Courant vers ce corps aperu, Mlilla lanait des coquillages, criait des Oust ! Oust !, faisant fuir ces htes indsirables. Toute proche, elle resta fige linstant de quelques secondes en dcouvrant le corps de cet homme. Elle avait aussitt couru dans le sens inverse, aussi vite quelle le pouvait, criant tue-tte le nom de son pre, ameutant tout le village qui rapidement stait dport vers la plage.

    Un cercle se forma autour du corps sans vie enroul dans une parka. Le pre de Mlilla le retourna. Tous le reconnurent. Ctait Moussa Diallo, candidat pour lexil vers Lampedusa. Cet chalas jeune homme dune vingtaine dannes au visage quelconque et aux allures empruntes, arriva il y a presquun an dans ce petit village tunisien, o, par la force des choses, il avait sympathis avec les habitants de ce village de pcheur. Seule tte noire dans ce tableau maghrbin, il tait devenu le coiffeur local, tricotant toujours des rves de dpart vers Lampedusa, et pour qui, ce village ntait quune escale de plus depuis quil avait quitt son village natal dans le nord du Mali. Un mois de cela quil avait quitt ce village sans dire au revoir, sans informer sa clientle, et quon ne le retrouve sur cette plage, mort.

    Des hommes portrent le corps sur un brancard quun cortge suivi jusqu la place publique du village. Puis, la procession avec sa tte limam prit la direction du cimetire des pierres blanches. Des ranges de pierres blanches se suivaient, stles anonymes, en mmoire des corps dinconnus retrouvs sur la plage. Le fossoyeur fit signe dapporter le corps. Les hommes avancrent vers ce rectangle de terre qui recueillera jamais Moussa Diallo, que sa terre natale, ses parents, les personnes chres son cur ne reverront plus. Mlilla malgr linterdiction de son pre avait secrtement suivi le cortge jusquau cimetire. Cache derrire des buissons, la fillette regardait le corps de Moussa qui ne lui racontera plus les contes du Mali, qui ne lui chantera plus cette Afrique noire quelle trouvait bien diffrente. Les hommes continuaient de descendre le corps de Moussa Diallo vers le trou lorsquune voix dchira le silence spulcral.- Il a quelque chose dans la poche cria Mlilla qui venait de signaler sa prsence. Elle avait aperu une pointe de papier blanc qui dbordait de la poche de Moussa Diallo.

    Les hommes posrent le corps. Mlilla sapprocha sous le regard rprobateur de son pre. On retira de la poche du mort, une feuille de papier plie dans du plastique transparent. La feuille se promena de main en main, un instant, et finit par atterrir dans la main du pre de Melilla qui la plia soigneusement et la mit dans sa poche. Moussa Diallo reposait dsormais loin des lumires de Lampedusa.

    Les lumires du jour tarissaient sur les carreaux diaphanes de la fentre, et pointaient un triangle dombre sur la feuille plie que le pre de Mlilla venait de poser sur la table ct du panier de fruits. Assise sous la vranda et guettant du coin de lil son pre, Mlilla tapait du pied, trpignant dimpatience. Dvore par le dsir de dcouvrir les derniers mots de Moussa Diallo, elle se faisait lide quil y racontait une autre histoire, peut-tre celle de la mer, peut-tre une lettre sa bien-aime, peut-tre.

    - Viens donc me la lire, finit par dire le pre qui interrompit Mlilla dans ses supputations. Elle accourut frntiquement, manqua de renverser sa mre qui rentrait le linge sch et vint sasseoir prcautionneusement. Elle dplia le carr de papier et se mit lire dune voix pleine dentrain.

    Nna, AbdulVous ne la recevrez jamais mais je vous lcris, cette lettre. Pleurer et me

    rsigner cette mort certaine qui nous guette voil ce quoi ces dernires minutes me servent. En route pour Lampedusa, pour raliser le rve de toute une vie, pour croire en un demain meilleur, pour mourir. Une semaine dj que nous drivons sans repre, sans rien, sans espoir.

    La mort a embarqu avec nous et plante des couteaux dans la gorge de ceux qui ont le malheur de fermer lil. Je trompe la faim, la soif, la mort en vous crivant ces mots que vous ne lirez pas. Chaque ligne, chaque mot, chaque lettre griffonns est une seconde de gagne.

    Jai toujours rv de lEurope et comme un boulet accroch mon pied, il ma suivi jusquici au milieu de cette barque, o serrs les uns contre les autres, ligots par le froid et la faim, nous rcitons des prires que Dieu nentend plus.Croire que le bonheur se trouvait sur les ctes dailleurs, sur un autre continent, loin de mon petit village, loin de lAfrique a t une pense fausse trop souvent rabche. Ici, seul au milieu de cet ocan, je repense mon champ de crales, mon troupeau de bufs, ma bien-aime Fatima, Abdul et toi, ce que cest que dtre heureux dans la vie. Je fantasmais dj sur les rutilantes voitures, les villas cossues et tout ce que je pourrais moffrir en vivant en Europe. Alors, traverser ce drap bleu qui me sparait de lEurope et rver de grandeur tait devenu une profession de foi : y arriver et russir ou mourir en essayant pourrait-on rsumer

    La mer crie nouveau ses furies tout vent comme pour mintimer lordre de taire ces regrets tardifs. Dchane, elle fait tanguer notre barque soupesant le poids de nos viles vies. Nous nous recroquevillons, accrochs les uns aux autres, se donnant le sentiment quil faut encore y croire. Je lve alors la tte et contemple le ciel noir, le peuplant de vos visages inpuisables astres de bonheur, mais il est tard pour faire le bon choix. Jai coch la mauvaise case. Mais qui dira aux autres que cest une erreur, quil faut rester au pays et y construire son bonheur, que la mer est bien trop gourmande et que Lampedusa est une forteresse sur laquelle ils se briseront ? Le vent ne peut emporter ma voix jusqu vous et je dsespre quAbdul memprunte mes rves, quil sarme dillusions et chevauche une rverie meurtrire.

    Puisse mes prires vous atteindre et percer dans le cur dAbdul. Puisse-t-il travailler la terre de nos pres, puisse-t-il vivre loin des lumires fallacieuses de lEldorado.

    Combien de temps tiendrai-je encore ? Trouvera-t-on mon corps ? La mer sera-t-elle le vaisseau qui me portera vers les portes de lautre monde ?Nna et Abdul, je vous aime.

    La voix de Mlilla stait tue. Elle crasa une larme et vint se blottir contre son pre. - On leur enverra la lettre, dis pre. On la leur enverra ? Questionna la fillette dune petite voix tristounette.- Nous navons pas leur adresse, rpondit le pre - Moi si. Sur une carte postale de son pays envoy par son frre et quil mavait offerte.Circonspect, son pre hocha finalement la tte en signe dapprobation.

    ***Derrire le grenier couvert de chaume, la vielle bicyclette traant un sillon sinusodal dans la latrite vint interrompre sa course. Les sandales couvertes de poussire, Idriss descendit de la bicyclette avec son prcieux butin en main.- Nna ! Viens ! Nous avons des nouvelles de Moussa, cria Idriss peine lembrasure de la case franchie.Nna accourut le visage rayonnant. Cela faisait un bout de temps quil navait pas donn signe de vie. Recevant cette lettre, Nna tait heureuse de le savoir en vie.- Vite Idriss, lis la moi. Que dit-il ? Est-il dj arriv chez les blancs? Combien nous a-t-il envoy cette fois-ci ?Une avalanche de questions que le regard perdu dIdriss sur cette page blanche ne put stopper.- O est Abdul demanda-t-il subitement ? Avant que Nna ne marmonna une rponse, Idriss hlait dj son nom.- Mais quest qui se passe ? demanda inquite Nna, avant de renchrir Abdul a pris le car ce matin, avec mes bndictions. Il est parti, lui aussi, pour le pays des blancs.

    Abdul avait lui aussi cd au chant des sirnes.

    NOUVELLES | Encres Mles 03

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  • Le dernier souffle des vagues venait lcher ses pieds nus, mouillait les jambes de son pantalon dchiquet. Lui refusant de sjourner dans lantre de Posidon, elles lavaient repouss jusque sur la terre ferme. Le corps sur la plage tait l, comme une pave, survol par des mouettes qui vinrent se poser prs de lui, donnant quelques coups de bec, cherchant dbusquer quelque trsor enfoui inespr. Courant vers ce corps aperu, Mlilla lanait des coquillages, criait des Oust ! Oust !, faisant fuir ces htes indsirables. Toute proche, elle resta fige linstant de quelques secondes en dcouvrant le corps de cet homme. Elle avait aussitt couru dans le sens inverse, aussi vite quelle le pouvait, criant tue-tte le nom de son pre, ameutant tout le village qui rapidement stait dport vers la plage.

    Un cercle se forma autour du corps sans vie enroul dans une parka. Le pre de Mlilla le retourna. Tous le reconnurent. Ctait Moussa Diallo, candidat pour lexil vers Lampedusa. Cet chalas jeune homme dune vingtaine dannes au visage quelconque et aux allures empruntes, arriva il y a presquun an dans ce petit village tunisien, o, par la force des choses, il avait sympathis avec les habitants de ce village de pcheur. Seule tte noire dans ce tableau maghrbin, il tait devenu le coiffeur local, tricotant toujours des rves de dpart vers Lampedusa, et pour qui, ce village ntait quune escale de plus depuis quil avait quitt son village natal dans le nord du Mali. Un mois de cela quil avait quitt ce village sans dire au revoir, sans informer sa clientle, et quon ne le retrouve sur cette plage, mort.

    Des hommes portrent le corps sur un brancard quun cortge suivi jusqu la place publique du village. Puis, la procession avec sa tte limam prit la direction du cimetire des pierres blanches. Des ranges de pierres blanches se suivaient, stles anonymes, en mmoire des corps dinconnus retrouvs sur la plage. Le fossoyeur fit signe dapporter le corps. Les hommes avancrent vers ce rectangle de terre qui recueillera jamais Moussa Diallo, que sa terre natale, ses parents, les personnes chres son cur ne reverront plus. Mlilla malgr linterdiction de son pre avait secrtement suivi le cortge jusquau cimetire. Cache derrire des buissons, la fillette regardait le corps de Moussa qui ne lui racontera plus les contes du Mali, qui ne lui chantera plus cette Afrique noire quelle trouvait bien diffrente. Les hommes continuaient de descendre le corps de Moussa Diallo vers le trou lorsquune voix dchira le silence spulcral.- Il a quelque chose dans la poche cria Mlilla qui venait de signaler sa prsence. Elle avait aperu une pointe de papier blanc qui dbordait de la poche de Moussa Diallo.

    Les hommes posrent le corps. Mlilla sapprocha sous le regard rprobateur de son pre. On retira de la poche du mort, une feuille de papier plie dans du plastique transparent. La feuille se promena de main en main, un instant, et finit par atterrir dans la main du pre de Melilla qui la plia soigneusement et la mit dans sa poche. Moussa Diallo reposait dsormais loin des lumires de Lampedusa.

    Les lumires du jour tarissaient sur les carreaux diaphanes de la fentre, et pointaient un triangle dombre sur la feuille plie que le pre de Mlilla venait de poser sur la table ct du panier de fruits. Assise sous la vranda et guettant du coin de lil son pre, Mlilla tapait du pied, trpignant dimpatience. Dvore par le dsir de dcouvrir les derniers mots de Moussa Diallo, elle se faisait lide quil y racontait une autre histoire, peut-tre celle de la mer, peut-tre une lettre sa bien-aime, peut-tre.

    - Viens donc me la lire, finit par dire le pre qui interrompit Mlilla dans ses supputations. Elle accourut frntiquement, manqua de renverser sa mre qui rentrait le linge sch et vint sasseoir prcautionneusement. Elle dplia le carr de papier et se mit lire dune voix pleine dentrain.

    Nna, AbdulVous ne la recevrez jamais mais je vous lcris, cette lettre. Pleurer et me

    rsigner cette mort certaine qui nous guette voil ce quoi ces dernires minutes me servent. En route pour Lampedusa, pour raliser le rve de toute une vie, pour croire en un demain meilleur, pour mourir. Une semaine dj que nous drivons sans repre, sans rien, sans espoir.

    La mort a embarqu avec nous et plante des couteaux dans la gorge de ceux qui ont le malheur de fermer lil. Je trompe la faim, la soif, la mort en vous crivant ces mots que vous ne lirez pas. Chaque ligne, chaque mot, chaque lettre griffonns est une seconde de gagne.

    Jai toujours rv de lEurope et comme un boulet accroch mon pied, il ma suivi jusquici au milieu de cette barque, o serrs les uns contre les autres, ligots par le froid et la faim, nous rcitons des prires que Dieu nentend plus.Croire que le bonheur se trouvait sur les ctes dailleurs, sur un autre continent, loin de mon petit village, loin de lAfrique a t une pense fausse trop souvent rabche. Ici, seul au milieu de cet ocan, je repense mon champ de crales, mon troupeau de bufs, ma bien-aime Fatima, Abdul et toi, ce que cest que dtre heureux dans la vie. Je fantasmais dj sur les rutilantes voitures, les villas cossues et tout ce que je pourrais moffrir en vivant en Europe. Alors, traverser ce drap bleu qui me sparait de lEurope et rver de grandeur tait devenu une profession de foi : y arriver et russir ou mourir en essayant pourrait-on rsumer

    La mer crie nouveau ses furies tout vent comme pour mintimer lordre de taire ces regrets tardifs. Dchane, elle fait tanguer notre barque soupesant le poids de nos viles vies. Nous nous recroquevillons, accrochs les uns aux autres, se donnant le sentiment quil faut encore y croire. Je lve alors la tte et contemple le ciel noir, le peuplant de vos visages inpuisables astres de bonheur, mais il est tard pour faire le bon choix. Jai coch la mauvaise case. Mais qui dira aux autres que cest une erreur, quil faut rester au pays et y construire son bonheur, que la mer est bien trop gourmande et que Lampedusa est une forteresse sur laquelle ils se briseront ? Le vent ne peut emporter ma voix jusqu vous et je dsespre quAbdul memprunte mes rves, quil sarme dillusions et chevauche une rverie meurtrire.

    Puisse mes prires vous atteindre et percer dans le cur dAbdul. Puisse-t-il travailler la terre de nos pres, puisse-t-il vivre loin des lumires fallacieuses de lEldorado.

    Combien de temps tiendrai-je encore ? Trouvera-t-on mon corps ? La mer sera-t-elle le vaisseau qui me portera vers les portes de lautre monde ?Nna et Abdul, je vous aime.

    La voix de Mlilla stait tue. Elle crasa une larme et vint se blottir contre son pre. - On leur enverra la lettre, dis pre. On la leur enverra ? Questionna la fillette dune petite voix tristounette.- Nous navons pas leur adresse, rpondit le pre - Moi si. Sur une carte postale de son pays envoy par son frre et quil mavait offerte.Circonspect, son pre hocha finalement la tte en signe dapprobation.

    ***Derrire le grenier couvert de chaume, la vielle bicyclette traant un sillon sinusodal dans la latrite vint interrompre sa course. Les sandales couvertes de poussire, Idriss descendit de la bicyclette avec son prcieux butin en main.- Nna ! Viens ! Nous avons des nouvelles de Moussa, cria Idriss peine lembrasure de la case franchie.Nna accourut le visage rayonnant. Cela faisait un bout de temps quil navait pas donn signe de vie. Recevant cette lettre, Nna tait heureuse de le savoir en vie.- Vite Idriss, lis la moi. Que dit-il ? Est-il dj arriv chez les blancs? Combien nous a-t-il envoy cette fois-ci ?Une avalanche de questions que le regard perdu dIdriss sur cette page blanche ne put stopper.- O est Abdul demanda-t-il subitement ? Avant que Nna ne marmonna une rponse, Idriss hlait dj son nom.- Mais quest qui se passe ? demanda inquite Nna, avant de renchrir Abdul a pris le car ce matin, avec mes bndictions. Il est parti, lui aussi, pour le pays des blancs.

    Abdul avait lui aussi cd au chant des sirnes.

    NOUVELLES | Encres Mles 04

  • Le dernier souffle des vagues venait lcher ses pieds nus, mouillait les jambes de son pantalon dchiquet. Lui refusant de sjourner dans lantre de Posidon, elles lavaient repouss jusque sur la terre ferme. Le corps sur la plage tait l, comme une pave, survol par des mouettes qui vinrent se poser prs de lui, donnant quelques coups de bec, cherchant dbusquer quelque trsor enfoui inespr. Courant vers ce corps aperu, Mlilla lanait des coquillages, criait des Oust ! Oust !, faisant fuir ces htes indsirables. Toute proche, elle resta fige linstant de quelques secondes en dcouvrant le corps de cet homme. Elle avait aussitt couru dans le sens inverse, aussi vite quelle le pouvait, criant tue-tte le nom de son pre, ameutant tout le village qui rapidement stait dport vers la plage.

    Un cercle se forma autour du corps sans vie enroul dans une parka. Le pre de Mlilla le retourna. Tous le reconnurent. Ctait Moussa Diallo, candidat pour lexil vers Lampedusa. Cet chalas jeune homme dune vingtaine dannes au visage quelconque et aux allures empruntes, arriva il y a presquun an dans ce petit village tunisien, o, par la force des choses, il avait sympathis avec les habitants de ce village de pcheur. Seule tte noire dans ce tableau maghrbin, il tait devenu le coiffeur local, tricotant toujours des rves de dpart vers Lampedusa, et pour qui, ce village ntait quune escale de plus depuis quil avait quitt son village natal dans le nord du Mali. Un mois de cela quil avait quitt ce village sans dire au revoir, sans informer sa clientle, et quon ne le retrouve sur cette plage, mort.

    Des hommes portrent le corps sur un brancard quun cortge suivi jusqu la place publique du village. Puis, la procession avec sa tte limam prit la direction du cimetire des pierres blanches. Des ranges de pierres blanches se suivaient, stles anonymes, en mmoire des corps dinconnus retrouvs sur la plage. Le fossoyeur fit signe dapporter le corps. Les hommes avancrent vers ce rectangle de terre qui recueillera jamais Moussa Diallo, que sa terre natale, ses parents, les personnes chres son cur ne reverront plus. Mlilla malgr linterdiction de son pre avait secrtement suivi le cortge jusquau cimetire. Cache derrire des buissons, la fillette regardait le corps de Moussa qui ne lui racontera plus les contes du Mali, qui ne lui chantera plus cette Afrique noire quelle trouvait bien diffrente. Les hommes continuaient de descendre le corps de Moussa Diallo vers le trou lorsquune voix dchira le silence spulcral.- Il a quelque chose dans la poche cria Mlilla qui venait de signaler sa prsence. Elle avait aperu une pointe de papier blanc qui dbordait de la poche de Moussa Diallo.

    Les hommes posrent le corps. Mlilla sapprocha sous le regard rprobateur de son pre. On retira de la poche du mort, une feuille de papier plie dans du plastique transparent. La feuille se promena de main en main, un instant, et finit par atterrir dans la main du pre de Melilla qui la plia soigneusement et la mit dans sa poche. Moussa Diallo reposait dsormais loin des lumires de Lampedusa.

    Les lumires du jour tarissaient sur les carreaux diaphanes de la fentre, et pointaient un triangle dombre sur la feuille plie que le pre de Mlilla venait de poser sur la table ct du panier de fruits. Assise sous la vranda et guettant du coin de lil son pre, Mlilla tapait du pied, trpignant dimpatience. Dvore par le dsir de dcouvrir les derniers mots de Moussa Diallo, elle se faisait lide quil y racontait une autre histoire, peut-tre celle de la mer, peut-tre une lettre sa bien-aime, peut-tre.

    - Viens donc me la lire, finit par dire le pre qui interrompit Mlilla dans ses supputations. Elle accourut frntiquement, manqua de renverser sa mre qui rentrait le linge sch et vint sasseoir prcautionneusement. Elle dplia le carr de papier et se mit lire dune voix pleine dentrain.

    Nna, AbdulVous ne la recevrez jamais mais je vous lcris, cette lettre. Pleurer et me

    rsigner cette mort certaine qui nous guette voil ce quoi ces dernires minutes me servent. En route pour Lampedusa, pour raliser le rve de toute une vie, pour croire en un demain meilleur, pour mourir. Une semaine dj que nous drivons sans repre, sans rien, sans espoir.

    La mort a embarqu avec nous et plante des couteaux dans la gorge de ceux qui ont le malheur de fermer lil. Je trompe la faim, la soif, la mort en vous crivant ces mots que vous ne lirez pas. Chaque ligne, chaque mot, chaque lettre griffonns est une seconde de gagne.

    Jai toujours rv de lEurope et comme un boulet accroch mon pied, il ma suivi jusquici au milieu de cette barque, o serrs les uns contre les autres, ligots par le froid et la faim, nous rcitons des prires que Dieu nentend plus.Croire que le bonheur se trouvait sur les ctes dailleurs, sur un autre continent, loin de mon petit village, loin de lAfrique a t une pense fausse trop souvent rabche. Ici, seul au milieu de cet ocan, je repense mon champ de crales, mon troupeau de bufs, ma bien-aime Fatima, Abdul et toi, ce que cest que dtre heureux dans la vie. Je fantasmais dj sur les rutilantes voitures, les villas cossues et tout ce que je pourrais moffrir en vivant en Europe. Alors, traverser ce drap bleu qui me sparait de lEurope et rver de grandeur tait devenu une profession de foi : y arriver et russir ou mourir en essayant pourrait-on rsumer

    La mer crie nouveau ses furies tout vent comme pour mintimer lordre de taire ces regrets tardifs. Dchane, elle fait tanguer notre barque soupesant le poids de nos viles vies. Nous nous recroquevillons, accrochs les uns aux autres, se donnant le sentiment quil faut encore y croire. Je lve alors la tte et contemple le ciel noir, le peuplant de vos visages inpuisables astres de bonheur, mais il est tard pour faire le bon choix. Jai coch la mauvaise case. Mais qui dira aux autres que cest une erreur, quil faut rester au pays et y construire son bonheur, que la mer est bien trop gourmande et que Lampedusa est une forteresse sur laquelle ils se briseront ? Le vent ne peut emporter ma voix jusqu vous et je dsespre quAbdul memprunte mes rves, quil sarme dillusions et chevauche une rverie meurtrire.

    Puisse mes prires vous atteindre et percer dans le cur dAbdul. Puisse-t-il travailler la terre de nos pres, puisse-t-il vivre loin des lumires fallacieuses de lEldorado.

    Combien de temps tiendrai-je encore ? Trouvera-t-on mon corps ? La mer sera-t-elle le vaisseau qui me portera vers les portes de lautre monde ?Nna et Abdul, je vous aime.

    La voix de Mlilla stait tue. Elle crasa une larme et vint se blottir contre son pre. - On leur enverra la lettre, dis pre. On la leur enverra ? Questionna la fillette dune petite voix tristounette.- Nous navons pas leur adresse, rpondit le pre - Moi si. Sur une carte postale de son pays envoy par son frre et quil mavait offerte.Circonspect, son pre hocha finalement la tte en signe dapprobation.

    ***Derrire le grenier couvert de chaume, la vielle bicyclette traant un sillon sinusodal dans la latrite vint interrompre sa course. Les sandales couvertes de poussire, Idriss descendit de la bicyclette avec son prcieux butin en main.- Nna ! Viens ! Nous avons des nouvelles de Moussa, cria Idriss peine lembrasure de la case franchie.Nna accourut le visage rayonnant. Cela faisait un bout de temps quil navait pas donn signe de vie. Recevant cette lettre, Nna tait heureuse de le savoir en vie.- Vite Idriss, lis la moi. Que dit-il ? Est-il dj arriv chez les blancs? Combien nous a-t-il envoy cette fois-ci ?Une avalanche de questions que le regard perdu dIdriss sur cette page blanche ne put stopper.- O est Abdul demanda-t-il subitement ? Avant que Nna ne marmonna une rponse, Idriss hlait dj son nom.- Mais quest qui se passe ? demanda inquite Nna, avant de renchrir Abdul a pris le car ce matin, avec mes bndictions. Il est parti, lui aussi, pour le pays des blancs.

    Abdul avait lui aussi cd au chant des sirnes.

    NOUVELLES | Encres Mles 05

  • Le dernier souffle des vagues venait lcher ses pieds nus, mouillait les jambes de son pantalon dchiquet. Lui refusant de sjourner dans lantre de Posidon, elles lavaient repouss jusque sur la terre ferme. Le corps sur la plage tait l, comme une pave, survol par des mouettes qui vinrent se poser prs de lui, donnant quelques coups de bec, cherchant dbusquer quelque trsor enfoui inespr. Courant vers ce corps aperu, Mlilla lanait des coquillages, criait des Oust ! Oust !, faisant fuir ces htes indsirables. Toute proche, elle resta fige linstant de quelques secondes en dcouvrant le corps de cet homme. Elle avait aussitt couru dans le sens inverse, aussi vite quelle le pouvait, criant tue-tte le nom de son pre, ameutant tout le village qui rapidement stait dport vers la plage.

    Un cercle se forma autour du corps sans vie enroul dans une parka. Le pre de Mlilla le retourna. Tous le reconnurent. Ctait Moussa Diallo, candidat pour lexil vers Lampedusa. Cet chalas jeune homme dune vingtaine dannes au visage quelconque et aux allures empruntes, arriva il y a presquun an dans ce petit village tunisien, o, par la force des choses, il avait sympathis avec les habitants de ce village de pcheur. Seule tte noire dans ce tableau maghrbin, il tait devenu le coiffeur local, tricotant toujours des rves de dpart vers Lampedusa, et pour qui, ce village ntait quune escale de plus depuis quil avait quitt son village natal dans le nord du Mali. Un mois de cela quil avait quitt ce village sans dire au revoir, sans informer sa clientle, et quon ne le retrouve sur cette plage, mort.

    Des hommes portrent le corps sur un brancard quun cortge suivi jusqu la place publique du village. Puis, la procession avec sa tte limam prit la direction du cimetire des pierres blanches. Des ranges de pierres blanches se suivaient, stles anonymes, en mmoire des corps dinconnus retrouvs sur la plage. Le fossoyeur fit signe dapporter le corps. Les hommes avancrent vers ce rectangle de terre qui recueillera jamais Moussa Diallo, que sa terre natale, ses parents, les personnes chres son cur ne reverront plus. Mlilla malgr linterdiction de son pre avait secrtement suivi le cortge jusquau cimetire. Cache derrire des buissons, la fillette regardait le corps de Moussa qui ne lui racontera plus les contes du Mali, qui ne lui chantera plus cette Afrique noire quelle trouvait bien diffrente. Les hommes continuaient de descendre le corps de Moussa Diallo vers le trou lorsquune voix dchira le silence spulcral.- Il a quelque chose dans la poche cria Mlilla qui venait de signaler sa prsence. Elle avait aperu une pointe de papier blanc qui dbordait de la poche de Moussa Diallo.

    Les hommes posrent le corps. Mlilla sapprocha sous le regard rprobateur de son pre. On retira de la poche du mort, une feuille de papier plie dans du plastique transparent. La feuille se promena de main en main, un instant, et finit par atterrir dans la main du pre de Melilla qui la plia soigneusement et la mit dans sa poche. Moussa Diallo reposait dsormais loin des lumires de Lampedusa.

    Les lumires du jour tarissaient sur les carreaux diaphanes de la fentre, et pointaient un triangle dombre sur la feuille plie que le pre de Mlilla venait de poser sur la table ct du panier de fruits. Assise sous la vranda et guettant du coin de lil son pre, Mlilla tapait du pied, trpignant dimpatience. Dvore par le dsir de dcouvrir les derniers mots de Moussa Diallo, elle se faisait lide quil y racontait une autre histoire, peut-tre celle de la mer, peut-tre une lettre sa bien-aime, peut-tre.

    - Viens donc me la lire, finit par dire le pre qui interrompit Mlilla dans ses supputations. Elle accourut frntiquement, manqua de renverser sa mre qui rentrait le linge sch et vint sasseoir prcautionneusement. Elle dplia le carr de papier et se mit lire dune voix pleine dentrain.

    Nna, AbdulVous ne la recevrez jamais mais je vous lcris, cette lettre. Pleurer et me

    rsigner cette mort certaine qui nous guette voil ce quoi ces dernires minutes me servent. En route pour Lampedusa, pour raliser le rve de toute une vie, pour croire en un demain meilleur, pour mourir. Une semaine dj que nous drivons sans repre, sans rien, sans espoir.

    La mort a embarqu avec nous et plante des couteaux dans la gorge de ceux qui ont le malheur de fermer lil. Je trompe la faim, la soif, la mort en vous crivant ces mots que vous ne lirez pas. Chaque ligne, chaque mot, chaque lettre griffonns est une seconde de gagne.

    Jai toujours rv de lEurope et comme un boulet accroch mon pied, il ma suivi jusquici au milieu de cette barque, o serrs les uns contre les autres, ligots par le froid et la faim, nous rcitons des prires que Dieu nentend plus.Croire que le bonheur se trouvait sur les ctes dailleurs, sur un autre continent, loin de mon petit village, loin de lAfrique a t une pense fausse trop souvent rabche. Ici, seul au milieu de cet ocan, je repense mon champ de crales, mon troupeau de bufs, ma bien-aime Fatima, Abdul et toi, ce que cest que dtre heureux dans la vie. Je fantasmais dj sur les rutilantes voitures, les villas cossues et tout ce que je pourrais moffrir en vivant en Europe. Alors, traverser ce drap bleu qui me sparait de lEurope et rver de grandeur tait devenu une profession de foi : y arriver et russir ou mourir en essayant pourrait-on rsumer

    La mer crie nouveau ses furies tout vent comme pour mintimer lordre de taire ces regrets tardifs. Dchane, elle fait tanguer notre barque soupesant le poids de nos viles vies. Nous nous recroquevillons, accrochs les uns aux autres, se donnant le sentiment quil faut encore y croire. Je lve alors la tte et contemple le ciel noir, le peuplant de vos visages inpuisables astres de bonheur, mais il est tard pour faire le bon choix. Jai coch la mauvaise case. Mais qui dira aux autres que cest une erreur, quil faut rester au pays et y construire son bonheur, que la mer est bien trop gourmande et que Lampedusa est une forteresse sur laquelle ils se briseront ? Le vent ne peut emporter ma voix jusqu vous et je dsespre quAbdul memprunte mes rves, quil sarme dillusions et chevauche une rverie meurtrire.

    Puisse mes prires vous atteindre et percer dans le cur dAbdul. Puisse-t-il travailler la terre de nos pres, puisse-t-il vivre loin des lumires fallacieuses de lEldorado.

    Combien de temps tiendrai-je encore ? Trouvera-t-on mon corps ? La mer sera-t-elle le vaisseau qui me portera vers les portes de lautre monde ?Nna et Abdul, je vous aime.

    La voix de Mlilla stait tue. Elle crasa une larme et vint se blottir contre son pre. - On leur enverra la lettre, dis pre. On la leur enverra ? Questionna la fillette dune petite voix tristounette.- Nous navons pas leur adresse, rpondit le pre - Moi si. Sur une carte postale de son pays envoy par son frre et quil mavait offerte.Circonspect, son pre hocha finalement la tte en signe dapprobation.

    ***Derrire le grenier couvert de chaume, la vielle bicyclette traant un sillon sinusodal dans la latrite vint interrompre sa course. Les sandales couvertes de poussire, Idriss descendit de la bicyclette avec son prcieux butin en main.- Nna ! Viens ! Nous avons des nouvelles de Moussa, cria Idriss peine lembrasure de la case franchie.Nna accourut le visage rayonnant. Cela faisait un bout de temps quil navait pas donn signe de vie. Recevant cette lettre, Nna tait heureuse de le savoir en vie.- Vite Idriss, lis la moi. Que dit-il ? Est-il dj arriv chez les blancs? Combien nous a-t-il envoy cette fois-ci ?Une avalanche de questions que le regard perdu dIdriss sur cette page blanche ne put stopper.- O est Abdul demanda-t-il subitement ? Avant que Nna ne marmonna une rponse, Idriss hlait dj son nom.- Mais quest qui se passe ? demanda inquite Nna, avant de renchrir Abdul a pris le car ce matin, avec mes bndictions. Il est parti, lui aussi, pour le pays des blancs.

    Abdul avait lui aussi cd au chant des sirnes.

    NOUVELLES | Encres Mles 06

  • RETROUVAILLESTROUBLES2

    Cdric marshall KISSY est tudiant en DEA de lettres modernes et en licence 3 de Commu-nication Abidjan. 1er prix Manuscrits d'or de posie 2009, 1er prix de posie avec le PAN, 2013 et finaliste en posie du prix international RFI-Alliance culturelle, 2013. Il a publi plusieurs livres.

    Le dernier souffle des vagues venait lcher ses pieds nus, mouillait les jambes de son pantalon dchiquet. Lui refusant de sjourner dans lantre de Posidon, elles lavaient repouss jusque sur la terre ferme. Le corps sur la plage tait l, comme une pave, survol par des mouettes qui vinrent se poser prs de lui, donnant quelques coups de bec, cherchant dbusquer quelque trsor enfoui inespr. Courant vers ce corps aperu, Mlilla lanait des coquillages, criait des Oust ! Oust !, faisant fuir ces htes indsirables. Toute proche, elle resta fige linstant de quelques secondes en dcouvrant le corps de cet homme. Elle avait aussitt couru dans le sens inverse, aussi vite quelle le pouvait, criant tue-tte le nom de son pre, ameutant tout le village qui rapidement stait dport vers la plage.

    Un cercle se forma autour du corps sans vie enroul dans une parka. Le pre de Mlilla le retourna. Tous le reconnurent. Ctait Moussa Diallo, candidat pour lexil vers Lampedusa. Cet chalas jeune homme dune vingtaine dannes au visage quelconque et aux allures empruntes, arriva il y a presquun an dans ce petit village tunisien, o, par la force des choses, il avait sympathis avec les habitants de ce village de pcheur. Seule tte noire dans ce tableau maghrbin, il tait devenu le coiffeur local, tricotant toujours des rves de dpart vers Lampedusa, et pour qui, ce village ntait quune escale de plus depuis quil avait quitt son village natal dans le nord du Mali. Un mois de cela quil avait quitt ce village sans dire au revoir, sans informer sa clientle, et quon ne le retrouve sur cette plage, mort.

    Des hommes portrent le corps sur un brancard quun cortge suivi jusqu la place publique du village. Puis, la procession avec sa tte limam prit la direction du cimetire des pierres blanches. Des ranges de pierres blanches se suivaient, stles anonymes, en mmoire des corps dinconnus retrouvs sur la plage. Le fossoyeur fit signe dapporter le corps. Les hommes avancrent vers ce rectangle de terre qui recueillera jamais Moussa Diallo, que sa terre natale, ses parents, les personnes chres son cur ne reverront plus. Mlilla malgr linterdiction de son pre avait secrtement suivi le cortge jusquau cimetire. Cache derrire des buissons, la fillette regardait le corps de Moussa qui ne lui racontera plus les contes du Mali, qui ne lui chantera plus cette Afrique noire quelle trouvait bien diffrente. Les hommes continuaient de descendre le corps de Moussa Diallo vers le trou lorsquune voix dchira le silence spulcral.- Il a quelque chose dans la poche cria Mlilla qui venait de signaler sa prsence. Elle avait aperu une pointe de papier blanc qui dbordait de la poche de Moussa Diallo.

    Les hommes posrent le corps. Mlilla sapprocha sous le regard rprobateur de son pre. On retira de la poche du mort, une feuille de papier plie dans du plastique transparent. La feuille se promena de main en main, un instant, et finit par atterrir dans la main du pre de Melilla qui la plia soigneusement et la mit dans sa poche. Moussa Diallo reposait dsormais loin des lumires de Lampedusa.

    Les lumires du jour tarissaient sur les carreaux diaphanes de la fentre, et pointaient un triangle dombre sur la feuille plie que le pre de Mlilla venait de poser sur la table ct du panier de fruits. Assise sous la vranda et guettant du coin de lil son pre, Mlilla tapait du pied, trpignant dimpatience. Dvore par le dsir de dcouvrir les derniers mots de Moussa Diallo, elle se faisait lide quil y racontait une autre histoire, peut-tre celle de la mer, peut-tre une lettre sa bien-aime, peut-tre.

    - Viens donc me la lire, finit par dire le pre qui interrompit Mlilla dans ses supputations. Elle accourut frntiquement, manqua de renverser sa mre qui rentrait le linge sch et vint sasseoir prcautionneusement. Elle dplia le carr de papier et se mit lire dune voix pleine dentrain.

    Nna, AbdulVous ne la recevrez jamais mais je vous lcris, cette lettre. Pleurer et me

    rsigner cette mort certaine qui nous guette voil ce quoi ces dernires minutes me servent. En route pour Lampedusa, pour raliser le rve de toute une vie, pour croire en un demain meilleur, pour mourir. Une semaine dj que nous drivons sans repre, sans rien, sans espoir.

    La mort a embarqu avec nous et plante des couteaux dans la gorge de ceux qui ont le malheur de fermer lil. Je trompe la faim, la soif, la mort en vous crivant ces mots que vous ne lirez pas. Chaque ligne, chaque mot, chaque lettre griffonns est une seconde de gagne.

    Jai toujours rv de lEurope et comme un boulet accroch mon pied, il ma suivi jusquici au milieu de cette barque, o serrs les uns contre les autres, ligots par le froid et la faim, nous rcitons des prires que Dieu nentend plus.Croire que le bonheur se trouvait sur les ctes dailleurs, sur un autre continent, loin de mon petit village, loin de lAfrique a t une pense fausse trop souvent rabche. Ici, seul au milieu de cet ocan, je repense mon champ de crales, mon troupeau de bufs, ma bien-aime Fatima, Abdul et toi, ce que cest que dtre heureux dans la vie. Je fantasmais dj sur les rutilantes voitures, les villas cossues et tout ce que je pourrais moffrir en vivant en Europe. Alors, traverser ce drap bleu qui me sparait de lEurope et rver de grandeur tait devenu une profession de foi : y arriver et russir ou mourir en essayant pourrait-on rsumer

    La mer crie nouveau ses furies tout vent comme pour mintimer lordre de taire ces regrets tardifs. Dchane, elle fait tanguer notre barque soupesant le poids de nos viles vies. Nous nous recroquevillons, accrochs les uns aux autres, se donnant le sentiment quil faut encore y croire. Je lve alors la tte et contemple le ciel noir, le peuplant de vos visages inpuisables astres de bonheur, mais il est tard pour faire le bon choix. Jai coch la mauvaise case. Mais qui dira aux autres que cest une erreur, quil faut rester au pays et y construire son bonheur, que la mer est bien trop gourmande et que Lampedusa est une forteresse sur laquelle ils se briseront ? Le vent ne peut emporter ma voix jusqu vous et je dsespre quAbdul memprunte mes rves, quil sarme dillusions et chevauche une rverie meurtrire.

    Puisse mes prires vous atteindre et percer dans le cur dAbdul. Puisse-t-il travailler la terre de nos pres, puisse-t-il vivre loin des lumires fallacieuses de lEldorado.

    Combien de temps tiendrai-je encore ? Trouvera-t-on mon corps ? La mer sera-t-elle le vaisseau qui me portera vers les portes de lautre monde ?Nna et Abdul, je vous aime.

    La voix de Mlilla stait tue. Elle crasa une larme et vint se blottir contre son pre. - On leur enverra la lettre, dis pre. On la leur enverra ? Questionna la fillette dune petite voix tristounette.- Nous navons pas leur adresse, rpondit le pre - Moi si. Sur une carte postale de son pays envoy par son frre et quil mavait offerte.Circonspect, son pre hocha finalement la tte en signe dapprobation.

    ***Derrire le grenier couvert de chaume, la vielle bicyclette traant un sillon sinusodal dans la latrite vint interrompre sa course. Les sandales couvertes de poussire, Idriss descendit de la bicyclette avec son prcieux butin en main.- Nna ! Viens ! Nous avons des nouvelles de Moussa, cria Idriss peine lembrasure de la case franchie.Nna accourut le visage rayonnant. Cela faisait un bout de temps quil navait pas donn signe de vie. Recevant cette lettre, Nna tait heureuse de le savoir en vie.- Vite Idriss, lis la moi. Que dit-il ? Est-il dj arriv chez les blancs? Combien nous a-t-il envoy cette fois-ci ?Une avalanche de questions que le regard perdu dIdriss sur cette page blanche ne put stopper.- O est Abdul demanda-t-il subitement ? Avant que Nna ne marmonna une rponse, Idriss hlait dj son nom.- Mais quest qui se passe ? demanda inquite Nna, avant de renchrir Abdul a pris le car ce matin, avec mes bndictions. Il est parti, lui aussi, pour le pays des blancs.

    Abdul avait lui aussi cd au chant des sirnes.

    NOUVELLES | Encres Mles 07

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  • Le dernier souffle des vagues venait lcher ses pieds nus, mouillait les jambes de son pantalon dchiquet. Lui refusant de sjourner dans lantre de Posidon, elles lavaient repouss jusque sur la terre ferme. Le corps sur la plage tait l, comme une pave, survol par des mouettes qui vinrent se poser prs de lui, donnant quelques coups de bec, cherchant dbusquer quelque trsor enfoui inespr. Courant vers ce corps aperu, Mlilla lanait des coquillages, criait des Oust ! Oust !, faisant fuir ces htes indsirables. Toute proche, elle resta fige linstant de quelques secondes en dcouvrant le corps de cet homme. Elle avait aussitt couru dans le sens inverse, aussi vite quelle le pouvait, criant tue-tte le nom de son pre, ameutant tout le village qui rapidement stait dport vers la plage.

    Un cercle se forma autour du corps sans vie enroul dans une parka. Le pre de Mlilla le retourna. Tous le reconnurent. Ctait Moussa Diallo, candidat pour lexil vers Lampedusa. Cet chalas jeune homme dune vingtaine dannes au visage quelconque et aux allures empruntes, arriva il y a presquun an dans ce petit village tunisien, o, par la force des choses, il avait sympathis avec les habitants de ce village de pcheur. Seule tte noire dans ce tableau maghrbin, il tait devenu le coiffeur local, tricotant toujours des rves de dpart vers Lampedusa, et pour qui, ce village ntait quune escale de plus depuis quil avait quitt son village natal dans le nord du Mali. Un mois de cela quil avait quitt ce village sans dire au revoir, sans informer sa clientle, et quon ne le retrouve sur cette plage, mort.

    Des hommes portrent le corps sur un brancard quun cortge suivi jusqu la place publique du village. Puis, la procession avec sa tte limam prit la direction du cimetire des pierres blanches. Des ranges de pierres blanches se suivaient, stles anonymes, en mmoire des corps dinconnus retrouvs sur la plage. Le fossoyeur fit signe dapporter le corps. Les hommes avancrent vers ce rectangle de terre qui recueillera jamais Moussa Diallo, que sa terre natale, ses parents, les personnes chres son cur ne reverront plus. Mlilla malgr linterdiction de son pre avait secrtement suivi le cortge jusquau cimetire. Cache derrire des buissons, la fillette regardait le corps de Moussa qui ne lui racontera plus les contes du Mali, qui ne lui chantera plus cette Afrique noire quelle trouvait bien diffrente. Les hommes continuaient de descendre le corps de Moussa Diallo vers le trou lorsquune voix dchira le silence spulcral.- Il a quelque chose dans la poche cria Mlilla qui venait de signaler sa prsence. Elle avait aperu une pointe de papier blanc qui dbordait de la poche de Moussa Diallo.

    Les hommes posrent le corps. Mlilla sapprocha sous le regard rprobateur de son pre. On retira de la poche du mort, une feuille de papier plie dans du plastique transparent. La feuille se promena de main en main, un instant, et finit par atterrir dans la main du pre de Melilla qui la plia soigneusement et la mit dans sa poche. Moussa Diallo reposait dsormais loin des lumires de Lampedusa.

    Les lumires du jour tarissaient sur les carreaux diaphanes de la fentre, et pointaient un triangle dombre sur la feuille plie que le pre de Mlilla venait de poser sur la table ct du panier de fruits. Assise sous la vranda et guettant du coin de lil son pre, Mlilla tapait du pied, trpignant dimpatience. Dvore par le dsir de dcouvrir les derniers mots de Moussa Diallo, elle se faisait lide quil y racontait une autre histoire, peut-tre celle de la mer, peut-tre une lettre sa bien-aime, peut-tre.

    - Viens donc me la lire, finit par dire le pre qui interrompit Mlilla dans ses supputations. Elle accourut frntiquement, manqua de renverser sa mre qui rentrait le linge sch et vint sasseoir prcautionneusement. Elle dplia le carr de papier et se mit lire dune voix pleine dentrain.

    Nna, AbdulVous ne la recevrez jamais mais je vous lcris, cette lettre. Pleurer et me

    rsigner cette mort certaine qui nous guette voil ce quoi ces dernires minutes me servent. En route pour Lampedusa, pour raliser le rve de toute une vie, pour croire en un demain meilleur, pour mourir. Une semaine dj que nous drivons sans repre, sans rien, sans espoir.

    La mort a embarqu avec nous et plante des couteaux dans la gorge de ceux qui ont le malheur de fermer lil. Je trompe la faim, la soif, la mort en vous crivant ces mots que vous ne lirez pas. Chaque ligne, chaque mot, chaque lettre griffonns est une seconde de gagne.

    Jai toujours rv de lEurope et comme un boulet accroch mon pied, il ma suivi jusquici au milieu de cette barque, o serrs les uns contre les autres, ligots par le froid et la faim, nous rcitons des prires que Dieu nentend plus.Croire que le bonheur se trouvait sur les ctes dailleurs, sur un autre continent, loin de mon petit village, loin de lAfrique a t une pense fausse trop souvent rabche. Ici, seul au milieu de cet ocan, je repense mon champ de crales, mon troupeau de bufs, ma bien-aime Fatima, Abdul et toi, ce que cest que dtre heureux dans la vie. Je fantasmais dj sur les rutilantes voitures, les villas cossues et tout ce que je pourrais moffrir en vivant en Europe. Alors, traverser ce drap bleu qui me sparait de lEurope et rver de grandeur tait devenu une profession de foi : y arriver et russir ou mourir en essayant pourrait-on rsumer

    La mer crie nouveau ses furies tout vent comme pour mintimer lordre de taire ces regrets tardifs. Dchane, elle fait tanguer notre barque soupesant le poids de nos viles vies. Nous nous recroquevillons, accrochs les uns aux autres, se donnant le sentiment quil faut encore y croire. Je lve alors la tte et contemple le ciel noir, le peuplant de vos visages inpuisables astres de bonheur, mais il est tard pour faire le bon choix. Jai coch la mauvaise case. Mais qui dira aux autres que cest une erreur, quil faut rester au pays et y construire son bonheur, que la mer est bien trop gourmande et que Lampedusa est une forteresse sur laquelle ils se briseront ? Le vent ne peut emporter ma voix jusqu vous et je dsespre quAbdul memprunte mes rves, quil sarme dillusions et chevauche une rverie meurtrire.

    Puisse mes prires vous atteindre et percer dans le cur dAbdul. Puisse-t-il travailler la terre de nos pres, puisse-t-il vivre loin des lumires fallacieuses de lEldorado.

    Combien de temps tiendrai-je encore ? Trouvera-t-on mon corps ? La mer sera-t-elle le vaisseau qui me portera vers les portes de lautre monde ?Nna et Abdul, je vous aime.

    La voix de Mlilla stait tue. Elle crasa une larme et vint se blottir contre son pre. - On leur enverra la lettre, dis pre. On la leur enverra ? Questionna la fillette dune petite voix tristounette.- Nous navons pas leur adresse, rpondit le pre - Moi si. Sur une carte postale de son pays envoy par son frre et quil mavait offerte.Circonspect, son pre hocha finalement la tte en signe dapprobation.

    ***Derrire le grenier couvert de chaume, la vielle bicyclette traant un sillon sinusodal dans la latrite vint interrompre sa course. Les sandales couvertes de poussire, Idriss descendit de la bicyclette avec son prcieux butin en main.- Nna ! Viens ! Nous avons des nouvelles de Moussa, cria Idriss peine lembrasure de la case franchie.Nna accourut le visage rayonnant. Cela faisait un bout de temps quil navait pas donn signe de vie. Recevant cette lettre, Nna tait heureuse de le savoir en vie.- Vite Idriss, lis la moi. Que dit-il ? Est-il dj arriv chez les blancs? Combien nous a-t-il envoy cette fois-ci ?Une avalanche de questions que le regard perdu dIdriss sur cette page blanche ne put stopper.- O est Abdul demanda-t-il subitement ? Avant que Nna ne marmonna une rponse, Idriss hlait dj son nom.- Mais quest qui se passe ? demanda inquite Nna, avant de renchrir Abdul a pris le car ce matin, avec mes bndictions. Il est parti, lui aussi, pour le pays des blancs.

    Abdul avait lui aussi cd au chant des sirnes.

    La longue et interminable rue qui partageait le quartier Courage en deux parties ingales comme pour tmoigner de la prenne ingalit sociale tait noire de monde. Les yeux scotchs aux persiennes de notre maison mconnaissable depuis le passage du cyclone guerre , jpiais la horde de passants qui se bousculaient sans merci. Dans cette touffe dhommes et de femmes empresss, jeus soudain limpression davoir repr un visage qui mtait familier. Jouvris grandement la fentre principale, non pour humer lair chaud ml aux senteurs nausabondes de la belle dcharge qui ornait piteusement le quartier plus ou moins essouffl, mais pour mieux voir. A force de persvrance, je parvins mieux distinguer ce visage que javais, semble-t-il, dj rencontr. Je ne mtais vraiment pas tromp, ctait bel et bien Hlne, la seconde fille du directeur de lcole primaire du village. Il fallait sy attendre : aprs plusieurs annes arpenter les pistes indlicates et les rues villageoises empestes de bestioles en tous genres, elle avait grossi les rangs de la gante du luxe Abidjan ! Mais cette question tait loin dtre celle qui taraudait mon esprit. Que faisait-elle ici ? Etait-ce pour le lyce ? Ou avait-elle troqu son uniforme bleu et blanc pour une autre activit ? Ces interrogations pullulaient dans ma tte surcharge tout dun coup.

    Au village, nous tions beaucoup plus jeunes. Les proccupations ntaient pas les mmes. Avec lge, dautres phnomnes sinvitaient la fte. Ctait comme si, dsaveugls aprs avoir got au fruit non dfendu, nous nous connaissions mieux. Sur le champ, je constatai sa joliesse hier insouponne par le gamin un peu trop innocent que jtais alors. Sans perdre une seule minute prcieuse, jenfilai un T-shirt, histoire de cacher mon torse nu garni de poils plantureux susceptibles deffaroucher la belle jeune femme et sortis une vitesse clair. Me reconnatra-t-elle aprs toutes ces annes ? me demandai-je in petto. Comment ragira-t-elle ? La sueur ruisselait grosses gouttes sur ma face inonde. Je lpongeai tant bien que mal sans pourtant gurir de cette presque noyade. Sur les lieux, elle stait comme envole, volatilise. Quel drame ! Ma tristesse fut aussi grande que mon enthousiasme initial. Bredouille, le cur serr, la tte baisse, je rentrai, un prix Nobel de la dception en poche.Les jours se passaient le tmoin sans que mon esprit ne parvienne effacer les relents indlbiles de cette dconvenue sous le poids de laquelle croulaient mes rves. Mes rves atteints de fivre. Une semaine scoula avec la lenteur dune vieille tortue cancreuse. A larrt, jattendais patiemment ou impatiemment ce bus fantomatique, clbre malgr lui, qui narrive jamais quand on lattend. Je massis misrablement sur le banc rouill et partis pour un tour en penses. Une silhouette passa prs de moi sans que je ne bougeasse dun iota. Ce devait tre lun de ces nombreux aventuriers du bus qui tout lheure prendrait part la farouche et non moins cruelle joute de la monte. Une place dans un bus, a se mrite, a se conquiert a se gagne de haute lutte.

    A force de lutter, la bousculade tait un rflexe chez nous, tudiants, telle enseigne que mme seul un arrt, un tudiant, enfin, un bon tudiant, ayant

    NOUVELLES | Encres Mles 08

  • Le dernier souffle des vagues venait lcher ses pieds nus, mouillait les jambes de son pantalon dchiquet. Lui refusant de sjourner dans lantre de Posidon, elles lavaient repouss jusque sur la terre ferme. Le corps sur la plage tait l, comme une pave, survol par des mouettes qui vinrent se poser prs de lui, donnant quelques coups de bec, cherchant dbusquer quelque trsor enfoui inespr. Courant vers ce corps aperu, Mlilla lanait des coquillages, criait des Oust ! Oust !, faisant fuir ces htes indsirables. Toute proche, elle resta fige linstant de quelques secondes en dcouvrant le corps de cet homme. Elle avait aussitt couru dans le sens inverse, aussi vite quelle le pouvait, criant tue-tte le nom de son pre, ameutant tout le village qui rapidement stait dport vers la plage.

    Un cercle se forma autour du corps sans vie enroul dans une parka. Le pre de Mlilla le retourna. Tous le reconnurent. Ctait Moussa Diallo, candidat pour lexil vers Lampedusa. Cet chalas jeune homme dune vingtaine dannes au visage quelconque et aux allures empruntes, arriva il y a presquun an dans ce petit village tunisien, o, par la force des choses, il avait sympathis avec les habitants de ce village de pcheur. Seule tte noire dans ce tableau maghrbin, il tait devenu le coiffeur local, tricotant toujours des rves de dpart vers Lampedusa, et pour qui, ce village ntait quune escale de plus depuis quil avait quitt son village natal dans le nord du Mali. Un mois de cela quil avait quitt ce village sans dire au revoir, sans informer sa clientle, et quon ne le retrouve sur cette plage, mort.

    Des hommes portrent le corps sur un brancard quun cortge suivi jusqu la place publique du village. Puis, la procession avec sa tte limam prit la direction du cimetire des pierres blanches. Des ranges de pierres blanches se suivaient, stles anonymes, en mmoire des corps dinconnus retrouvs sur la plage. Le fossoyeur fit signe dapporter le corps. Les hommes avancrent vers ce rectangle de terre qui recueillera jamais Moussa Diallo, que sa terre natale, ses parents, les personnes chres son cur ne reverront plus. Mlilla malgr linterdiction de son pre avait secrtement suivi le cortge jusquau cimetire. Cache derrire des buissons, la fillette regardait le corps de Moussa qui ne lui racontera plus les contes du Mali, qui ne lui chantera plus cette Afrique noire quelle trouvait bien diffrente. Les hommes continuaient de descendre le corps de Moussa Diallo vers le trou lorsquune voix dchira le silence spulcral.- Il a quelque chose dans la poche cria Mlilla qui venait de signaler sa prsence. Elle avait aperu une pointe de papier blanc qui dbordait de la poche de Moussa Diallo.

    Les hommes posrent le corps. Mlilla sapprocha sous le regard rprobateur de son pre. On retira de la poche du mort, une feuille de papier plie dans du plastique transparent. La feuille se promena de main en main, un instant, et finit par atterrir dans la main du pre de Melilla qui la plia soigneusement et la mit dans sa poche. Moussa Diallo reposait dsormais loin des lumires de Lampedusa.

    Les lumires du jour tarissaient sur les carreaux diaphanes de la fentre, et pointaient un triangle dombre sur la feuille plie que le pre de Mlilla venait de poser sur la table ct du panier de fruits. Assise sous la vranda et guettant du coin de lil son pre, Mlilla tapait du pied, trpignant dimpatience. Dvore par le dsir de dcouvrir les derniers mots de Moussa Diallo, elle se faisait lide quil y racontait une autre histoire, peut-tre celle de la mer, peut-tre une lettre sa bien-aime, peut-tre.

    - Viens donc me la lire, finit par dire le pre qui interrompit Mlilla dans ses supputations. Elle accourut frntiquement, manqua de renverser sa mre qui rentrait le linge sch et vint sasseoir prcautionneusement. Elle dplia le carr de papier et se mit lire dune voix pleine dentrain.

    Nna, AbdulVous ne la recevrez jamais mais je vous lcris, cette lettre. Pleurer et me

    rsigner cette mort certaine qui nous guette voil ce quoi ces dernires minutes me servent. En route pour Lampedusa, pour raliser le rve de toute une vie, pour croire en un demain meilleur, pour mourir. Une semaine dj que nous drivons sans repre, sans rien, sans espoir.

    La mort a embarqu avec nous et plante des couteaux dans la gorge de ceux qui ont le malheur de fermer lil. Je trompe la faim, la soif, la mort en vous crivant ces mots que vous ne lirez pas. Chaque ligne, chaque mot, chaque lettre griffonns est une seconde de gagne.

    Jai toujours rv de lEurope et comme un boulet accroch mon pied, il ma suivi jusquici au milieu de cette barque, o serrs les uns contre les autres, ligots par le froid et la faim, nous rcitons des prires que Dieu nentend plus.Croire que le bonheur se trouvait sur les ctes dailleurs, sur un autre continent, loin de mon petit village, loin de lAfrique a t une pense fausse trop souvent rabche. Ici, seul au milieu de cet ocan, je repense mon champ de crales, mon troupeau de bufs, ma bien-aime Fatima, Abdul et toi, ce que cest que dtre heureux dans la vie. Je fantasmais dj sur les rutilantes voitures, les villas cossues et tout ce que je pourrais moffrir en vivant en Europe. Alors, traverser ce drap bleu qui me sparait de lEurope et rver de grandeur tait devenu une profession de foi : y arriver et russir ou mourir en essayant pourrait-on rsumer

    La mer crie nouveau ses furies tout vent comme pour mintimer lordre de taire ces regrets tardifs. Dchane, elle fait tanguer notre barque soupesant le poids de nos viles vies. Nous nous recroquevillons, accrochs les uns aux autres, se donnant le sentiment quil faut encore y croire. Je lve alors la tte et contemple le ciel noir, le peuplant de vos visages inpuisables astres de bonheur, mais il est tard pour faire le bon choix. Jai coch la mauvaise case. Mais qui dira aux autres que cest une erreur, quil faut rester au pays et y construire son bonheur, que la mer est bien trop gourmande et que Lampedusa est une forteresse sur laquelle ils se briseront ? Le vent ne peut emporter ma voix jusqu vous et je dsespre quAbdul memprunte mes rves, quil sarme dillusions et chevauche une rverie meurtrire.

    Puisse mes prires vous atteindre et percer dans le cur dAbdul. Puisse-t-il travailler la terre de nos pres, puisse-t-il vivre loin des lumires fallacieuses de lEldorado.

    Combien de temps tiendrai-je encore ? Trouvera-t-on mon corps ? La mer sera-t-elle le vaisseau qui me portera vers les portes de lautre monde ?Nna et Abdul, je vous aime.

    La voix de Mlilla stait tue. Elle crasa une larme et vint se blottir contre son pre. - On leur enverra la lettre, dis pre. On la leur enverra ? Questionna la fillette dune petite voix tristounette.- Nous navons pas leur adresse, rpondit le pre - Moi si. Sur une carte postale de son pays envoy par son frre et quil mavait offerte.Circonspect, son pre hocha finalement la tte en signe dapprobation.

    ***Derrire le grenier couvert de chaume, la vielle bicyclette traant un sillon sinusodal dans la latrite vint interrompre sa course. Les sandales couvertes de poussire, Idriss descendit de la bicyclette avec son prcieux butin en main.- Nna ! Viens ! Nous avons des nouvelles de Moussa, cria Idriss peine lembrasure de la case franchie.Nna accourut le visage rayonnant. Cela faisait un bout de temps quil navait pas donn signe de vie. Recevant cette lettre, Nna tait heureuse de le savoir en vie.- Vite Idriss, lis la moi. Que dit-il ? Est-il dj arriv chez les blancs? Combien nous a-t-il envoy cette fois-ci ?Une avalanche de questions que le regard perdu dIdriss sur cette page blanche ne put stopper.- O est Abdul demanda-t-il subitement ? Avant que Nna ne marmonna une rponse, Idriss hlait dj son nom.- Mais quest qui se passe ? demanda inquite Nna, avant de renchrir Abdul a pris le car ce matin, avec mes bndictions. Il est parti, lui aussi, pour le pays des blancs.

    Abdul avait lui aussi cd au chant des sirnes.

    le sang abidjanais dans les veines dacier, quaucun rayon ultraviolet de soleil ne peut enflammer, sauto-bouscule. Cest ce qui fait dun tudiant ivoirien ce quil est, ce quil sera demain, un tre au mental de quartz.A mon grand tonnement, une main plus lisse que la peau dun ange glissa sur ma joue rougissante. En me retournant, je fus combl. Ctait elle, Hlne. Elle me sourit. Quelle joie ! Elle ne mavait pas que reconnu, Hlne manifestait de la sympathie mon endroit. Ctait de bon augure. Jacques, que fais-tu l ? questionna-t-elle.

    Je lui rpondis machinalement en bredouillant un timide Rien ! Il marrive de me pavaner dans cette splendide ville pour prendre lair. Nest- elle pas belle ? ajoutai-je, avec plus de conviction. Si, si ! fit-elle son tour de sa voix joyeuse qui merveillait et dlestait le soleil, trop tt au znith ce matin.Jtais prsent en confiance. Jen profitai dailleurs pour lui faire des rvlations implicites.

    Elle est certes belle, mais elle ne tarrive pas la cheville, Hlne ! A ces mots, elle me sourit derechef. Son sourire laissait apparatre ses fossettes magiques qui enivraient mon regard entirement conquis. Et cette fois-ci, ce large sourire delle ressemblait plus un acquiescement qu autre chose. Au fond de mon cur en bullition, je compris que quelque chose de beau venait de se passer. Mais ce moment prcis, mon bus, sinon, le bus se pointa. La vache ! Ah ! ce fameux bus, plus fictif que rel, adepte de labsentisme dans sa forme la plus svre. Ah ! ce bus qui vient quand on ne lattend plus ! Oui, je ne lattendais plus du tout. A bord du bus bond comme un uf de caille, un compagnon de fac me reconnut. Il minterpella.

    Tu ne montes pas ? On est dj en retard ! Bien entendu, je feignis de ne rien entendre, de ne pas tre concern. Je restai insensible cette provocation. Ce ntait pas moi quil parlait, cet imbcile, ce rabat-joie. Une petite journe de cours manque, ce ntait gure dramatique, surtout que a en valait srieusement la peine. Il y avait un bonheur cathdralesque savourer, une fleur joyeuse o butiner, un sourire sacr contempler. Diligemment, je lui saisis la main et nous nous mmes marcher. Les passants dvoraient Hlne des yeux, tant elle tait dlicieuse, radieuse.Nous marchmes plusieurs minutes durant. Son tlphone retentit. Elle se mit de ct. Aprs avoir raccroch, elle revint vers moi et me dit : Jai t trs heureuse de te retrouver, toutefois, notre balade ne pourra pas continuer.

    Jtais tent den connatre la raison. Mais, sans plus ajouter de mot, elle posa sur ma joue, un baiser silencieux. Puis, me remettant son numro, elle sloigna. Je la regardais sen aller, tout bahi. L-bas, de lautre ct de la rue, je distinguai sa silhouette. Elle monta dans un vhicule de luxe. Elle disparut. Depuis lors, plus aucun contact. Et le vrai faux numro quelle mavait laiss tait fantomatique. Javais bien peur dy penser, mais, et si elle ltait ?

    NOUVELLES | Encres Mles 09

  • MOINS FEMMEQUE LIONNE3

    Sadjee est une jeune Ivoirienne passionne d'Afrique et d'criture

    Le dernier souffle des vagues venait lcher ses pieds nus, mouillait les jambes de son pantalon dchiquet. Lui refusant de sjourner dans lantre de Posidon, elles lavaient repouss jusque sur la terre ferme. Le corps sur la plage tait l, comme une pave, survol par des mouettes qui vinrent se poser prs de lui, donnant quelques coups de bec, cherchant dbusquer quelque trsor enfoui inespr. Courant vers ce corps aperu, Mlilla lanait des coquillages, criait des Oust ! Oust !, faisant fuir ces htes indsirables. Toute proche, elle resta fige linstant de quelques secondes en dcouvrant le corps de cet homme. Elle avait aussitt couru dans le sens inverse, aussi vite quelle le pouvait, criant tue-tte le nom de son pre, ameutant tout le village qui rapidement stait dport vers la plage.

    Un cercle se forma autour du corps sans vie enroul dans une parka. Le pre de Mlilla le retourna. Tous le reconnurent. Ctait Moussa Diallo, candidat pour lexil vers Lampedusa. Cet chalas jeune homme dune vingtaine dannes au visage quelconque et aux allures empruntes, arriva il y a presquun an dans ce petit village tunisien, o, par la force des choses, il avait sympathis avec les habitants de ce village de pcheur. Seule tte noire dans ce tableau maghrbin, il tait devenu le coiffeur local, tricotant toujours des rves de dpart vers Lampedusa, et pour qui, ce village ntait quune escale de plus depuis quil avait quitt son village natal dans le nord du Mali. Un mois de cela quil avait quitt ce village sans dire au revoir, sans informer sa clientle, et quon ne le retrouve sur cette plage, mort.

    Des hommes portrent le corps sur un brancard quun cortge suivi jusqu la place publique du village. Puis, la procession avec sa tte limam prit la direction du cimetire des pierres blanches. Des ranges de pierres blanches se suivaient, stles anonymes, en mmoire des corps dinconnus retrouvs sur la plage. Le fossoyeur fit signe dapporter le corps. Les hommes avancrent vers ce rectangle de terre qui recueillera jamais Moussa Diallo, que sa terre natale, ses parents, les personnes chres son cur ne reverront plus. Mlilla malgr linterdiction de son pre avait secrtement suivi le cortge jusquau cimetire. Cache derrire des buissons, la fillette regardait le corps de Moussa qui ne lui racontera plus les contes du Mali, qui ne lui chantera plus cette Afrique noire quelle trouvait bien diffrente. Les hommes continuaient de descendre le corps de Moussa Diallo vers le trou lorsquune voix dchira le silence spulcral.- Il a quelque chose dans la poche cria Mlilla qui venait de signaler sa prsence. Elle avait aperu une pointe de papier blanc qui dbordait de la poche de Moussa Diallo.

    Les hommes posrent le corps. Mlilla sapprocha sous le regard rprobateur de son pre. On retira de la poche du mort, une feuille de papier plie dans du plastique transparent. La feuille se promena de main en main, un instant, et finit par atterrir dans la main du pre de Melilla qui la plia soigneusement et la mit dans sa poche. Moussa Diallo reposait dsormais loin des lumires de Lampedusa.

    Les lumires du jour tarissaient sur les carreaux diaphanes de la fentre, et pointaient un triangle dombre sur la feuille plie que le pre de Mlilla venait de poser sur la table ct du panier de fruits. Assise sous la vranda et guettant du coin de lil son pre, Mlilla tapait du pied, trpignant dimpatience. Dvore par le dsir de dcouvrir les derniers mots de Moussa Diallo, elle se faisait lide quil y racontait une autre histoire, peut-tre celle de la mer, peut-tre une lettre sa bien-aime, peut-tre.

    - Viens donc me la lire, finit par dire le pre qui interrompit Mlilla dans ses supputations. Elle accourut frntiquement, manqua de renverser sa mre qui rentrait le linge sch et vint sasseoir prcautionneusement. Elle dplia le carr de papier et se mit lire dune voix pleine dentrain.

    Nna, AbdulVous ne la recevrez jamais mais je vous lcris, cette lettre. Pleurer et me

    rsigner cette mort certaine qui nous guette voil ce quoi ces dernires minutes me servent. En route pour Lampedusa, pour raliser le rve de toute une vie, pour croire en un demain meilleur, pour mourir. Une semaine dj que nous drivons sans repre, sans rien, sans espoir.

    La mort a embarqu avec nous et plante des couteaux dans la gorge de ceux qui ont le malheur de fermer lil. Je trompe la faim, la soif, la mort en vous crivant ces mots que vous ne lirez pas. Chaque ligne, chaque mot, chaque lettre griffonns est une seconde de gagne.

    Jai toujours rv de lEurope et comme un boulet accroch mon pied, il ma suivi jusquici au milieu de cette barque, o serrs les uns contre les autres, ligots par le froid et la faim, nous rcitons des prires que Dieu nentend plus.Croire que le bonheur se trouvait sur les ctes dailleurs, sur un autre continent, loin de mon petit village, loin de lAfrique a t une pense fausse trop souvent rabche. Ici, seul au milieu de cet ocan, je repense mon champ de crales, mon troupeau de bufs, ma bien-aime Fatima, Abdul et toi, ce que cest que dtre heureux dans la vie. Je fantasmais dj sur les rutilantes voitures, les villas cossues et tout ce que je pourrais moffrir en vivant en Europe. Alors, traverser ce drap bleu qui me sparait de lEurope et rver de grandeur tait devenu une profession de foi : y arriver et russir ou mourir en essayant pourrait-on rsumer

    La mer crie nouveau ses furies tout vent comme pour mintimer lordre de taire ces regrets tardifs. Dchane, elle fait tanguer notre barque soupesant le poids de nos viles vies. Nous nous recroquevillons, accrochs les uns aux autres, se donnant le sentiment quil faut encore y croire. Je lve alors la tte et contemple le ciel noir, le peuplant de vos visages inpuisables astres de bonheur, mais il est tard pour faire le bon choix. Jai coch la mauvaise case. Mais qui dira aux autres que cest une erreur, quil faut rester au pays et y construire son bonheur, que la mer est bien trop gourmande et que Lampedusa est une forteresse sur laquelle ils se briseront ? Le vent ne peut emporter ma voix jusqu vous et je dsespre quAbdul memprunte mes rves, quil sarme dillusions et chevauche une rverie meurtrire.

    Puisse mes prires vous atteindre et percer dans le cur dAbdul. Puisse-t-il travailler la terre de nos pres, puisse-t-il vivre loin des lumires fallacieuses de lEldorado.

    Combien de temps tiendrai-je encore ? Trouvera-t-on mon corps ? La mer sera-t-elle le vaisseau qui me portera vers les portes de lautre monde ?Nna et Abdul, je vous aime.

    La voix de Mlilla stait tue. Elle crasa une larme et vint se blottir contre son pre. - On leur enverra la lettre, dis pre. On la leur enverra ? Questionna la fillette dune petite voix tristounette.- Nous navons pas leur adresse, rpondit le pre - Moi si. Sur une carte postale de son pays envoy par son frre et quil mavait offerte.Circonspect, son pre hocha finalement la tte en signe dapprobation.

    ***Derrire le grenier couvert de chaume, la vielle bicyclette traant un sillon sinusodal dans la latrite vint interrompre sa course. Les sandales couvertes de poussire, Idriss descendit de la bicyclette avec son prcieux butin en main.- Nna ! Viens ! Nous avons des nouvelles de Moussa, cria Idriss peine lembrasure de la case franchie.Nna accourut le visage rayonnant. Cela faisait un bout de temps quil navait pas donn signe de vie. Recevant cette lettre, Nna tait heureuse de le savoir en vie.- Vite Idriss, lis la moi. Que dit-il ? Est-il dj arriv chez les blancs? Combien nous a-t-il envoy cette fois-ci ?Une avalanche de questions que le regard perdu dIdriss sur cette page blanche ne put stopper.- O est Abdul demanda-t-il subitement ? Avant que Nna ne marmonna une rponse, Idriss hlait dj son nom.- Mais quest qui se passe ? demanda inquite Nna, avant de renchrir Abdul a pris le car ce matin, avec mes bndictions. Il est parti, lui aussi, pour le pays des blancs.

    Abdul avait lui aussi cd au chant des sirnes.

    NOUVELLES | Encres Mles 10

    L

    es M

    erve

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    nnui

  • Il court un grave pril ; depuis quelques mois dj, la peur, ce poison sournois, sinfiltre insidieusement dans ses veines, lui empoisonne le sang doses savamment inocules, fige ses membres dans une torpeur incrdule, imprgne son air dune moiteur nausabonde. Un danger le guette, un ennemi beaucoup plus puissant que nimporte lequel de ceux quil a jusquici, affronts et crass sans piti. Cet adversaire possde des armes redoutables dont on dit quelles crachent du feu et quelles peuvent dvorer tout un village en moins de temps quil nen faut pour le dire. Pour une fois, lEmpire de Dahomey ressent la terreur de la proie, et non livresse du conqurant. Et il pue la sueur, et il en tremble de frayeur. Une partie de lui ricane devant la couardise de lautre. Car, clame-t-elle, Quand a-t-on vu un lphant avaler une aiguille, si petite soit-elle ? A-t-on oubli les anctres et les dieux, ces vodun qui protgent Dahomey depuis des gnrations ? Pourquoi leur offre-t-on chaque matin gteaux de mas et huile de palme si cest pour trembler devant lhomme blanc ? Et que fait-on de son arme de fiers guerriers, dont on ne compte mme plus les campagnes victorieuses ? Gbhanzin, son souverain, ninspire donc plus aucune confiance ? Et, quand bien mme aurait-on t frapp damnsie collective, comment pourrait-on oublier les Mino, ces Amazones, moins femmes que lionnes, entranes liminer sans aucun tat-d me tout ce qui se place importunment en travers du chemin de Dahomey ?

    Dailleurs, depuis que les rumeurs de guerre se prcisent, ces guerrires se prparent sans relche au combat. Aujourdhui comme les autres jours, une lgre cotonnade enserre leur taille. Libre, leur torse sombre luit sous le soleil brlant de cette fin daprs-midi, tandis que dans leurs yeux, brille un clat mtallique, presque malfique. Au fil des jours, les exercices se font de plus en plus intensifs ; il nest plus seulement question de se rouler dans des tas de ronces, ou de courir sur des braises incandescentes. Aujourdhui, chaque Amazone sentrane combattre un taureau, corps corps, dans une lutte sans merci. A tour de rle, justes armes de sabres et damulettes, les Mino se frottent avec hargne lanimal, stoques devant ses rues, tirant ddaigneusement les lvres chaque fois que ses cornes et ses crocs lacrent violemment leur chair, faisant gicler leur sang, en prlude au but suprme de leurs vies : mourir pour que vive Dahomey. Le sifflement de la meneuse de troupe marque la fin des preuves. Les guerrires se rassemblent, et, en file indienne, se dirigent en silence vers leur camp.

    Aprs un