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Introduction Gérard de Nerval est l’éternel rêveur, « un de ceux qui se sont maintenus de la façon la plus constante dans l’état de poésie » 1 , dans l’état de rêverie absolue. Ses récits témoignent d’une mythologie personnelle où les symboles tels le feu, la grotte, ou le volcan, se traduisent sous la forme des métaphores obsédantes, métaphores complexes engendrées dans la lutte entre la raison et la folie. L’œuvre nervalienne se place sous le signe de la flamme. Chaque nouvelle, chaque sonnet englobe l’image du feu sous toutes sortes de modulations, telle l’étoile, le feu proprement dit, le soleil, les couleurs de la sphère du feu (rouge, jaune, or), où le volcan. Soit qu’il est rallumé ou éteint, le feu hante la rêverie de Nerval : le pied agile de la divine enchanteresse Myrtho rallume le volcan de Naples, et le feu central, le feu souterrain se révolte contre le ciel sous la forme d’une rivière de lumière rouge et bouillante ; « la sainte napolitaine aux mains pleines de feux » pousse à une rêverie hallucinante qui comporte des visions de fantômes blanches qui tombent d’un ciel brûlant ; pour achever son œuvre Adoniram, doit connaître le secret de son origine de fils de feu, de descendant de la race rouge ; c’est à la flamme du soleil, que Nerval se ranime sans se détruire, pour lui le feu de cet astre est, en effet, le feu bénéfique, qui entretient la vie et la chaleur. Il est évident que pour ce « héros vivant sous le regard des dieux » le feu est une métaphore obsédante qui glisse subtilement de la nouvelle à la poésie et vers l’écriture de voyage. Nerval a soif de soleil et de mythologie, 1 Albert Béguin, L’âme romantique et le rêve, éd. José Corti, 1939. 4

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Introduction

Gérard de Nerval est l’éternel rêveur, « un de ceux qui se sont

maintenus de la façon la plus constante dans l’état de poésie »1, dans l’état

de rêverie absolue. Ses récits témoignent d’une mythologie personnelle où

les symboles tels le feu, la grotte, ou le volcan, se traduisent sous la forme

des métaphores obsédantes, métaphores complexes engendrées dans la lutte

entre la raison et la folie.

L’œuvre nervalienne se place sous le signe de la flamme. Chaque

nouvelle, chaque sonnet englobe l’image du feu sous toutes sortes de

modulations, telle l’étoile, le feu proprement dit, le soleil, les couleurs de la

sphère du feu (rouge, jaune, or), où le volcan. Soit qu’il est rallumé ou

éteint, le feu hante la rêverie de Nerval : le pied agile de la divine

enchanteresse Myrtho rallume le volcan de Naples, et le feu central, le feu

souterrain se révolte contre le ciel sous la forme d’une rivière de lumière

rouge et bouillante ; « la sainte napolitaine aux mains pleines de feux »

pousse à une rêverie hallucinante qui comporte des visions de fantômes

blanches qui tombent d’un ciel brûlant ; pour achever son œuvre Adoniram,

doit connaître le secret de son origine de fils de feu, de descendant de la race

rouge ; c’est à la flamme du soleil, que Nerval se ranime sans se détruire,

pour lui le feu de cet astre est, en effet, le feu bénéfique, qui entretient la vie

et la chaleur.

Il est évident que pour ce « héros vivant sous le regard des dieux » le

feu est une métaphore obsédante qui glisse subtilement de la nouvelle à la

poésie et vers l’écriture de voyage. Nerval a soif de soleil et de mythologie, 1 Albert Béguin, L’âme romantique et le rêve, éd. José Corti, 1939.

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il a besoin de « la réalité du rêve », pas de « la réalité quotidienne » qui est

tout à fait ordinaire. « Ce que nous nommons réalité, se tient dans l’arrière-

fond, sous la forme des jeux d’ombres »2 affirme Jean Paul Bourre, mais il

faut ajouter que cette réalité des jeux d’ombres est, en fait, engendrée par les

modulations continuelles du feu qui pénètrent subtilement le texte nervalien.

On pourrait affirmer que Gérard de Nerval semble être le descendent

du titan Prométhée, il est l’homme qui possède le feu, qui connaît son secret,

et il veut le partager avec les autres, mais son audace sera puni car il avait

« troublé l’harmonie de l’univers […] en offensant la loi divine »3. Toute sa

vie Nerval a poursuivi un rêve. Pareil à un alchimiste qui cherche la pierre

philosophale, Gérard a cherché une manière d’incorporer l’autre monde, le

rêve, dans le quotidien, dans le temps humain. Pendant cette quête

audacieuse, seulement le feu, sous toutes ses formes (l’étoile, le brandon, le

volcan) a éclairci sa voie.

Les œuvres qu’on a choisies pour cette démarche sont : Aurélia,

Voyage en Orient, Les Filles du feu et Les Chimères.

Dans ce travail on essayera de faire une analyse transversale sur les

modulations du feu nervalien tout en s’appuyant sur les classifications que

Jean-Pierre Weber et Jean-Pierre Richard ont réalisées dans leurs ouvrages.

De même, là où le texte nous permettra on tentera d’examiner ces

modulations du point de vue des complexes bachelardiens, c'est-à-dire,

d’expliquer le feu nervalien en utilisant « le feu bachelardien ». On tâchera

de montrer l’importance que la métaphore du feu a, d’un part pour Nerval

l’homme, et d’autre part, pour Nerval l’écrivain, de plus, pour mieux

entendre la symbolique du feu, on présentera quelques idées sur les mythes,

les légendes et les rituels associés à cet élément, et ce que le feu signifie

pour l’homme en général, l’ampleur qu’il exerce sur la conscience

collective.

En effet, dans ce mémoire, on se propose de démontrer que Gérard

de Nerval, lui aussi fils du feu et frère d’Hakem et d’Adoniram, a réussi à 2 J.-P. Bourre, Gérard de Nerval, éd.Bartillat, Paris, 2001, p.18.3 Gérard de Nerval, Les Filles du Feu. Aurélia, éd. Gallimard, Paris, 1997, p.321.

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transformer un simple élément dans une véritable hantise, et, qu’à partir de

cette hantise, une incontestable mythologie du feu à la fois surprenante et

originale, est née.

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Chapitre 1 : La métaphore du feu

1.1 Gérard de Nerval, l’homme-volcan

On sait de Gérard de Nerval qu’il aimait à s’envelopper de mystère,

qu’ « il voltigeait au-dessus de la réalité, soutenu par son rêve»4 ; qu’il avait

le visage d’un blanc rosé, « animé d’yeux gris où l’esprit mettait son

étincelle dans une douceur inaltérable »5, ses cheveux blonds étaient pareils

à « une fumée d’or », et sa front vaste cachait de nombreuses idées sur la

théologie, la philosophie ou l’esthétique, « tant de connaissances et de

systèmes s’y logèrent »6. On remarque dans ce portrait que Nerval réunit

toutes les caractéristiques qu’il a empruntées « ses fils et filles du feu » : il

s’enveloppe de mystère tel Adoniram, dont on ne sait pas au début,

l’origine ; sur sa front éclatent une multitude de pensées et d’idées, tel le

sculpteur de Soliman dont le cerveau bouillonnait « comme une

fournaise » ; son visage rosé rappelle la fraîcheur de Sylvie, « petite fille du

hameau voisin, si vive et si fraîche avec ses yeux noirs »7, et ses cheveux

pareils à une fumée d’or rappelle la tête d’Adrienne, couronnée de deux

branches de laurier, dont « les feuilles lustrées éclataient sur ses cheveux

blonds aux rayons pâles de la lune ».8 4 Théophile Gautier, L’Histoire du Romantisme, L’Harmattan, Paris, 1993, p.115. 5 Théophile Gautier, op.cit., p. 117.6 Idem.7 Gérard de Nerval, Les Filles du Feu, éd. Prietenii cartii, Bucuresti, 1995, p.122.8 Gérard de Nerval, op.cit., p.123.

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Gérard lui-même se voit comme un fils du feu, et par conséquent, ses

personnages n’existent que par la flamme, qui « s’insinue » dans leurs traits

extérieurs et leur personnalité, mais, cette flamme nervalienne est d’ailleurs

capable de provoquer hors d’elle d’autres flammes, comme il ressort de

l’aventure napolitaine. « Si le Vésuve fait éruption, c’est parce que Gérard

l’a « touché d’un pied agile » : lui-même homme du feu, il suffit d’effleurer

la montagne de feu pour causer son embrassement »9. On touche ici à

l’aspect du génie nervalien : intellectuellement, sentimentalement,

spirituellement, Gérard se rêve lui-même comme un homme-volcan : il

flamboie et pétille, si on le touche il sort du feu. Ce feu n’est rien d’autre au

fond que son génie. Gérard était le prodige qui ne pouvait et n’avait pas le

temps de rester sur place, il poursuivait une quête permanente : soit en

Europe ou en Orient, dans la réalité ou dans le rêve. Son esprit se modulait

sur les mouvements circonstanciels de la flamme, toujours inquiets, toujours

se dirigeant vers le haut du ciel ; c’est comme la flamme nervalienne voulait

toucher la flamme de son étoile, de son destin. Même Ross Chambers

affirme que Gérard de Nerval « paraît avoir vécu toute sa vie en proie à un

besoin compulsif de mouvement : il ne savait, il ne pouvait se fixer »10. La

même chose, mais dans d’autres mots témoignent les amis de Nerval, parmi

lesquels Théophile Gautier, qui écrivait : « comme les hirondelles, […], il

entrait, faisait deux ou trois tours, trouvait tout bien et tout charmant, et

s’envolait pour continuer son rêve dans la rue »11.

Ce qui est vraiment intéressant chez Nerval, est le fait que dans ses

rêves, les choses irradient leur propre feu, qu’elles sont à elles mêmes leur

propre soleil. Comme un vrai fils du feu, Nerval se sent attiré par tout ce que

nous nommons modulations du feu : le soleil, le volcan, le feu, les couleurs

rouge, jaune, or. Il voyage en Orient, pays du feu heureux, du soleil

réchauffant, de plus, son idéal féminin est la femme aux cheveux blonds ou

roux (tel l’actrice Jenny Colon), il ressent le désir d’être près des volcans, et 9 Jean-Pierre Richard, Poésie et Profondeur, éd. Seuil, Poitiers, 1955., p.35.10 Ross Chambers, Gérard de Nerval et La poétique du Voyage, éd. José Corti, Paris,1969, p.13. 11 Cité par Ross Chambers dans Gérard de Nerval et la Poétique du Voyage, p.13.

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par conséquent il voyage en Italie, à Naples. Dans le récit d’Octavie, quand

le Vésuve fait éruption, il s’engage dans les ruelles, et se dirige vers les

montagnes, pour « contempler sans terreur le Vésuve couvert encore d’une

coupole de fumée »12.

Il faut ajouter que bien que Nerval passe la majorité de son temps

dans un état de rêverie, de poésie, il ne se sent pas capable d’entretenir son

feu tout seul ; il a besoin de la chaleur des autres. Toute sa vie il craindra

que son feu ne s’éteigne. Il voit dans le froid, le gel, la neige des signes du

néant, et « on ne se peut s’empêcher de penser que son suicide par une

glaciale nuit de janvier s’inscrit tragiquement dans la logique de ses rêves.

Cette nuit-là il dut croire sa flamme morte »13. Pour Nerval, le sens de la

sympathie humaine et de l’amour c’est rechercher la flamme d’autrui, pour

rallumer son propre feu. Avec Théophile Gautier, comme avec Jenny Colon,

il croit découvrir des hommes capables de l’aider à rallumer et à maintenir

son feu vif. Le bonheur d’aimer, pour l’écrivain français est une sorte de joie

volcanique, « qui fait éclater toutes les facultés humaines ». Gérard a su

aimer, mais celle qui devrait l’aider ranimer sa flamme n’a pas su le faire, et

peu à peu, le volcan s’éteint.

1.2 Le feu dans la mythologie nervalienne12 Gérard de Nerval, Les Filles du Feu, p.210.13 Jean-Pierre Richard, op.cit., p.36.

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Le mythe est une pure reconstruction de l’esprit, qui enferme dans sa

profondeur un brin de la réalité quotidienne, un détail apparemment

insignifiant, autour duquel on tisse des illusions, des métaphores et des

rêves. Pour Nerval, le rêve actionne comme une sorte d’agent purificateur de

la réalité, engendrant ce que nous appelons le mythe personnel

nervalien. « Le mythe personnel est une forme a priori de l’imagination »14 ;

il a une base inconsciente qui module des associations involontaires et

structures obsédantes. Ainsi, on explique le mythe personnel en se ramenant

à l’histoire de sa genèse psychique : l’essentiel de cette histoire se déroule

dans les premiers années de l’enfance quand l’enfant se développe du point

de vue affectif et imaginatif, de sorte qu’au moment de l’adolescence, « le

mythe se trouve dans sa structure essentielle »15.

Nerval transforme en mythe personnel la hantise du feu rallumé et du

feu éteint. Cette hantise du feu a eu probablement son germe dans

l’allumage des touffes d’herbes et de branches, tel que les jardiniers

allument souvent à la belle saison. L’image des flammes qui brûlent et

consomment la matière, à la fois attire la curiosité de l’enfant, et provoque

un sentiment de peur, on sait qu’on ne doit pas le toucher, mais quand

même, on sent le désir de désobéir cette règle. L’enfant qui assiste pour la

première fois à ce « rituel » épreuve un fort complexe prométhéen16 dont

Gaston Bachelard parle. Plus tard, les herbes et les branches allumées

deviendront chez Nerval, le feu qui surgit du souterrain, le feu central de la

race rouge, qui entretient la vie sur la terre, le feu révolté du volcan

napolitain ; les feux cachés dans les mains de Sainte Rosalie : qui sont, en

14 Charles Mauron, Des métaphores obsédantes au mythe personnel. Introduction à la psychocritique, éd. José Corti, Paris, 1995, p.218.15 Charles Mauron, op.cit., p.220.16 Le complexe de Prométhée signifie « toutes les tendances qui nous poussent à savoir autant que nos pères, plus que nos pères, autant que nos maîtres, plus que nos maîtres » (Gaston Bachelard, La Psychanalyse du Feu).

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effet, des images appartenant à la sphère du feu rallumé. Néanmoins, Nerval

est de même hanté par ce que J.-P.Weber appelle le feu éteint, de sorte

qu’on trouve dans les récits nervaliens des images qui comporte un feu qui

meurt, le feu dont les flammes meurent graduellement, c’est le feu des

ténèbres, le feu modulé au noyau du sonnet El Desdichado. Le « soleil

noir » et « l’étoile morte », les étoiles du firmament qui semble s’éteindre

comme les bougies, la créature « coloré de teintes vermeilles », dont les

« ailles brillaient de mille reflets changeants »17 sont toutes des métaphores

du feu éteint.

L’étoile est toujours une modulation à la fois du feu rallumé et du

feu éteint, un élément très important dans la mythologie nervalienne, car

l’écrivain français l’envisage comme « son destin ». En outre, il faut

mentionner que Gérard n’a jamais vu le visage de sa mère. Il n’en reste

aucune gravure, et personne n’a jamais fixé les traits de la jeune morte. Il

tente désespérément de donner un visage à l’invisible, d’installer une

communication, un dialogue entre elle et lui : ainsi, il associe l’image de la

mère morte à la déesse Isis, divinité qu’il rapproche à l’étoile, astre

immortel qui le protège et le guide. Il ne fait guère de doute que Nerval

s’identifie aux fils du feu, Horus et à Antéros : dans le sonnet d’Horus, la

mère préfère le fils au père, et dans Antéros, le fils défend la mère contre le

père qui les menace tous deux. Cependant, la mère et le fils ne font qu’un

(peut-être c’est pour cela que Nerval voit dans l’étoile, son destin). Les

objets auxquels se rattachent l’haine et la peur de la mère et du fils sont

associés au dieu Kneph, maître des volcans : père, mari, volcan. « La

réunion d’Horus et d’Isis, la revanche d’Antéros et de la mère Amalécyte, la

résurrection des Dieux d’argile que Myrtho et Delfica pleurent toujours, ont

le sens d’un retour à la communion mystérieuse avec l’image maternelle, et

la victoire sur Celui qui interdit cette communion »18.

17 Gérard de Nerval, Les Filles du Feu. Aurélia, p.295.18 Charles Mauron, op.cit., p.77.

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« Le Valois est une géographie sensible, une sorte de Paradis, avec

sa proximité, mais aussi son désenchantement, sa douleur »19 ; dans ces bois

hantés par les légendes, par les fastes d’anciens rois, par des amours

impossibles, Gérard amènera ses filles du feu : Aurélie, Sylvie et Adrienne.

C’est à Valois que l’artiste prononcera la célèbre phrase adressée à Aurélie :

« tour à tour, bleue et rose comme l’astre trompeur d’Aldebaran, c’était

Adrienne ou Sylvie – c’étaient les deux moitiés d’un seul amour. L’un était

l’idéal sublime, l’autre la douce réalité »20. Valois, terre maternelle est pour

le poète la terre de la prédestination, l’endroit qu’il veut déchiffrer le secret

qui lie l’amante à la mère.

De Valois on passe à Naples, un autre endroit qui prend des

dimensions mythiques dans la pensée de Gérard. C’est ici que Nerval

rencontre Octavie, le double de Myrtho et Delfica, la jeune fille qui jouera le

rôle d’Isis. Elle est gardée par son père et son mari, qui représentent pour

elle des objets de haine et de peur, image qui se retrouve toujours dans

Horus et Antéros. Dans cette ville on retrouve l’image du feu révolté, le

« volcan qui s’est rouvert » au toucher du pied agile de la divine

enchanteresse, mais qui peut être interprété à la fois comme une révolte du

père contre la fille du feu, Octavie.

Dans sa mythologie personnelle, Nerval transformera Adoniram et

Hakem, les héros des légendes orientales, en héros de la race rouge, la race

du Feu. Il les place sous le signe de la flamme : Hakem « paraissait en proie

à une exaltation extraordinaire ; des essaims de pensées nouvelles, inouïes,

inconcevables, traversaient son âme en tourbillons du feu ; ses yeux

étincelaient comme éclairés intérieurement par le reflet d’un monde

inconnu »21 ; en ce qui concerne Adoniram, on évite la flamme de ses yeux,

il est un homme-volcan qui s’isole dans son art ; son fourneau est un volcan

d’où coule un fleuve d’airain. Nerval se reconnaît également en Adoniram et

en Hakem : il s’oppose contre son double et contre le « dieu vainqueur » :

19 Jean-Paul Bourre, Gérard de Nerval, éd. Bartillat, Paris, 2003, p.37.20 Gérard de Nerval, Les Filles du Feu, éd. Prietenii Cartii, Bucuresti, 1995, p.154.21 Gérard de Nerval, Voyage en Orient, éd. Gustave Gratiot, tome II, 2001, p.62.

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« Je retourne les dards contre le dieu vainqueur »22 ; et respectivement, en

parlant de son double : «j’ai pour le vaincre tout le temps qu’il m’est donné

encore de vivre sur la terre »23 . Les histoires de ces deux fils du feu

l’obsèdent, à tel point que, dans Aurélia, les rêves qu’il a, sont modulés sur

les aventures de ces héros orientaux, et en même temps adaptés à

l’inconscient nervalien.

La mythologie nervalienne est riche et inédite ; chaque image,

chaque symbole, chaque mythe est filtré par la réalité du rêve, et adapté par

l’inconscient aux besoins de l’esprit de Nerval : s’il pense à sa mère, son

inconscient projettera l’image de la déesse Isis, amante et figure maternelle ;

cette assimilation de la mère et de l’amante est présente surtout sur le plan

onirique. L’écrivain oscille entre le plan conscient (amours, souvenirs,

lectures) et la pensée primitive où s’élaborent les phantasmes, mais parfois

les deux plans s’entrecroisent, et le souvenir se relie au songe et au délire,

engendrant les rêves d’Aurélia, la descente d’Adoniram à l’intérieur du

volcan rallumé, le dessin de la Sainte Rosalie qui semble animée, la folie et

le dédoublement de Hakem, et de nombreux autres signes.

1.3 La symbolique du feu

22 Gérard de Nerval, Les Filles du Feu, p.278.23 Gérard de Nerval, Les Filles du Feu. Aurélia, p.317.

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Traditionnellement, le feu représente l’état actif et le masculin ou le

Yang du symbolisme chinois. Son symbolisme majeur est lié au soleil et aux

pouvoirs de transformation et purification. Son mouvement de base est vers

le ciel, (pendant que l’eau se dresse vers la terre﴿, d’où vient d’être associé

au symbole primordial de la pyramide ou du triangle. Les couleurs

spécifiques du feu sont le rouge et l’orange, mais aussi le bleu, si on pense à

la flamme engendrée par « l’eau du feu », l’alcool. Ce qu’on doit retenir est

que le feu est un élément qui se consume et se meut continuellement, dont le

mystère est presque impénétrable.

Dans la pensée philosophique et l’expérience religieuse, le feu est

envisagé comme principe de création et métamorphose. Dans La Chanson

des Créatures, François d’Assis a introduit l’image du « frère du feu » avec

ses quatre attributs fondamentaux, qui caractérisent la symbolisation

universelle de cet élément: la beauté, la vivacité, la robustesse et la force. Il

faut ajouter la doctrine hindou qui nous offre elle aussi quelques aspects de

la symbolique du feu: Agni, Indra et Surya correspondent aux feux du

monde terrestre, intermédiaire, et céleste, c'est-à-dire le feu ordinaire, la

foudre et le soleil. Après Yijing, le feu est corrélé au sud, à la couleur rouge,

à l’été, au cœur24. Buddha substitue le feu du sacrifice au feu intérieur, qui

est à la fois connaissance, illumination, et destruction de l’apparence, pour

Buddha, le cœur est le foyer et la flamme signifie le « soi » dompté.

La place que le feu occupe entre les systèmes naturels est représentée

d’une part par les déserts dont la sécheresse et la chaleur sont les

caractéristiques essentielles; et d’autre part les montagnes, qui se

concrétisent dans la forme de la pyramide, toujours dressées vers le ciel. Il

faut ajouter que les déserts sont-ils aussi associés à la purification et aux

origines.

24 J. Chevalier, A. Gheerbrant, Dictionar de simboluri, vol.II, ed. Artemis, Bucuresti, f.a.

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Le symbole du feu est polyvalent : la production du feu est liée aux

gestes que l’homme fait pour créer la flamme et aux outils qu’il utilise, de

sorte qu’on signale deux manières essentielles par lesquelles le feu est

obtenu : le frottement et l’action de frapper une morceau de acier contre une

pierre à fusil. Gilbert Durand considère la deuxième modalité d’obtenir le

feu comme une réduction au niveau des outils, du éclair de la foudre. Le feu

obtenu à l’aide de la pierre à fusil est associé au feu divin des constellations

ouraniennes et solaires ; c’est le feu utilisé pour les incinérations, qui

correspondent à l’idée de transcendance, d’immortalité de l’âme purifiée par

le feu, tandis que le frottement est lié au feu sexualisé. Frazer donne

beaucoup d’exemples de rituels des feux allumés par le frottement, parmi

lesquels on signale les feux des écossais de Beltane, qui étaient rallumés par

le « feu nécessaire », un feu obtenu exclusivement par le frottement de deux

morceaux de bois. Quand le bois était enflammé, on jetait dans ce brandon

une sorte de champignon qu’on le trouvait seulement sur les arbres de

bouleau. Les écossais croyaient que ces feux protègeront la communauté et

les animaux. À un premier coup d’œil, ce rituel module le feu spirituel,

descendu du ciel dont l’intention est de purification et de lumière ; mais

après que le feu s’éteint, les cendres sont utilisé pour « la fécondation » des

champs de blé, de lin, ou de orge, mais aussi pour l’engraissement des

animaux. Donc, la base psychologique de cette coutume est évidente : soit

qu’on nourrit un animal avec les cendres, soit qu’on fertilise la terre, de

l’autre côté de cette utilité, il y a un rêve plus intime, celui de la fécondité

sous la forme la plus sexualisé.

Il faut ajouter que le feu symbolise l’intellect : l’utilisation du feu

indique l’étape la plus importante de l’intellectualisation du cosmos et

sépare l’homme de l’animal25. Pour cette raison, le feu est presque toujours

le don de Dieu : la divinité se dévoile aux apôtres, au saint Bonaventure, ou

au Dante, sous la forme de la flamme.

25 Gilbert Durand, Structurile qntropologice ale imaginarului, éd. Univers, Bucuresti, 1977.

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Il est évident que l’homme a réussi à trouver l’inspiration dans les

images puissantes offertes par le jeu complexe des couleurs et par la chaleur

d’origine divine. En créant des métaphores éblouissantes, l’être humain s’est

construit un nouvel univers mental maîtrisé par l’intensité du feu, par ses

mouvements ascendants.

1.4 La perspective bachelardienne sur le feu

16

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Parmi les quatre éléments de base, le feu a été nommé « l’élément

ultra vivant »26. Dans son livre, La Psychanalyse du Feu, Gaston Bachelard

observe que le feu est par excellence un élément contradictoire, qui peut être

à la fois, « intime » et « universel », qu’« il vit dans notre cœur », « dans le

ciel », qu’« il est un phénomène privilégié qui peut tout expliquer »27, il se

cache dans la matière et qu’il peut se manifester même sous la forme de la

haine et de la vengeance. D’une part, le feu brille au Paradis, d’autre part il

brûle à l’Enfer. On ne peut pas contester qu’il est un prétexte pour le jeu des

enfants près du foyer, et un outil nécessaire dans la cuisine. De plus, le feu

peut être valorisé en un sens double : le bien et le mal. On le craint, on le

respecte, on l’aime, on l’haït : « il est douceur et torture, cuisine et

apocalypse »28. Le feu ressemble à un dieu protecteur et effrayant, auprès

duquel on peut expérimenter des sensations douces, plaisantes, mais aussi

des émotions tumultueuses qui se rangent d’une peur affligeante à une

horreur indomptable. En examinant la structure et l’éducation d’un esprit

civilisé, Gaston Bachelard considère que « le feu est plutôt un être social

qu’un être naturel »29, car le respect de cet élément est un respect enseigné,

pas un respect naturel. Pour Bachelard, le feu occupe une place centrale

dans l’expérience de l’humanité: il considère que le feu représente

l’occasion parfaite pour une personne d’avoir des souvenirs inoubliables, et

qu’on peut observer une condition hypnotisante et à la fois constante dans

tous ceux qui rêvent auprès du feu. Cette condition hypnotisante est reliée à

un état de « rêverie » : « …la rêverie devant le feu, la douce rêverie

consciente de son bien-être, est la rêverie la plus naturellement centrée. Elle

compte parmi celle qui tient le mieux à son objet ou si l’on veut à son

prétexte »30. Pour l’auteur français, le feu est le premier élément de la

26 Gaston Bachelard, La Psychanalyse du Feu, éd. Gallimard, Paris, 1949, p.23.27 Gaston Bachelard, op.cit., p.23.28 Gaston Bachelard, id., p.24.29 Ibid., p.2730 Gaston Bachelard, op.cit., p.34.

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rêverie, il apprécie que si le feu a été envisagé comme élément constituant

de l’univers, c’est parce que il représente une composante de la pensée

humaine, la pièce principale de la rêverie. Pour une compréhension optime

de ce que le feu signifie, Gaston Bachelard soutient l’existence de plusieurs

hypostases du feu, qu’il rassemble sous le terme de « complexes ».

1.4.1 Le complexe de Prométhée

Bachelard se propose de ranger sous le nom de complexe de

Prométhée « toutes les tendances qui nous poussent à savoir autant que nos

pères, plus que nos pères, autant que nos maîtres, plus que nos maîtres31 ».

Gaston Bachelard veut démontrer que les composants du complexe de

Prométhée ne doivent pas être réduits à la relation entre l’interdiction et la

désobéissance. L’homme possède une véritable volonté d’intellectualité, de

sorte que le sens de ce complexe doit être interprété comme un noyau de

tendances provoquées par le désir de connaître. « Le complexe de

Prométhée est le complexe d’Œdipe de la vie intellectuelle »32, conclut

l’auteur.

Le feu entretient le sentiment confortable du repos, et à la fois, celui du

changement, en démontrant que le spectacle des flammes est un exemple

parfait d’une transformation circonstancielle.

1.4.2 Le complexe d’Empédocle

31 Gaston Bachelard, id., p.30.32 Gaston Bachelard, id., p.31.

18

Page 16: 26658343 La Mythologie Du Feu Dans l Oeuvre de Gerard de Nerval

Le second chapitre du petit ouvrage de Bachelard est consacré au

« complexe d’Empédocle ». La légende raconte que ce philosophe

« présocratique » fut à ce point passionné par l’étude du feu jailli de l’Etna,

qu’il s’y jeta, laissant toutefois au bord du cratère ses sandales, comme

preuve de son passage.

En ce qui concerne ce complexe, on parle d’une rêverie très spéciale

qui le détermine, « où s’unissent l’amour et le respect du feu, l’instinct de

vivre et l’instinct de mourir33 ». Le feu se trouve dans un mouvement

continuel: il change avec chaque flamme, il suggère une volonté de

brusquer, de précipiter le temps, d’amener la vie à sa fin. « Alors la rêverie

est vraiment prenante et dramatique; elle amplifie le destin humain; elle relie

le petit au grand, le foyer au volcan, la vie d’une bûche et la vie d’un monde.

L’être fasciné entend l’appel du bûcher. Pour lui, la destruction est plus

qu’un changement, c’est un renouvellement »34. Le complexe d’Empédocle

est l’union même avec le feu à travers la destruction et, à la fois, l’entrée

dans le vertige d’une transformation continuelle.

4.2.3 Le complexe de Novalis

33

Gaston Bachelard, id., p.39.34 Ibid., p.39.

19

Page 17: 26658343 La Mythologie Du Feu Dans l Oeuvre de Gerard de Nerval

Gaston Bachelard signale chez Novalis une attraction calorique

intériorisée. Les mouvements, ou mieux dit, les poussées vers un feu

engendré par la friction, et le désir d’une chaleur réciproque, partagée,

représentent la base du complexe de Novalis. Ce mouvement recrée

l’appropriation préhistorique du feu. Le complexe de Novalis est défini par

le fait que l’intuition d’une chaleur intime exerce une dominance perpétuelle

sur « la science visuelle de la lumière »35. C’est un complexe construit sur

« la conscience profonde du bonheur calorique »36 . Pour Bachelard, la

chaleur est un don que chaque homme devrait posséder, et en même temps,

garder soigneusement, et si on veut le partager, il faut choisir attentivement

cet être qui mérite « une fusion réciproque »37. La lumière est superficielle,

on la trouve seulement à la surface des choses, tandis que la chaleur est la

seule capable de pénétrer, de s’insinuer dans la conscience et d’engendrer un

enchantement thermique. Dans une lettre à Schlegel, Novalis écrivait :

« Vois en mon conte, mon antipathie pour les jeux de la lumière et de

l’ombre, et le désir de l’éther clair, chaud et pénétrant. »38 On entend

clairement de cette phrase que la lumière n’a pas le pouvoir de pénétrer à

l’intérieur de l’être, de l’esprit, mais surtout dans le noyau du subconscient.

Ce « besoin de pénétrer », dont Bachelard parle, n’est qu’une conséquence

de la conscience séduite par la chaleur intime. « Cette communion par le

dedans, cette sympathie thermique, trouvera chez Novalis, son symbole dans

la descente au creux de la montagne dans la grotte et la mine »39. C’est dans

cet espace nocturne, intime, que la chaleur se disperse et se heurte aux mûrs

épais, c’est ici qu’elle se mêle au subconscient, c’est ici qu’elle le pénètre et

le domine entièrement. Il nous ne reste plus qu’être d’accord avec ce que

Nodier avait écrit dans la deuxième préface de « Smarra », sur la descente

35 Gaston Bachelard, id., p.75.36 Ibid. p.75.37 Ibid. p.75.38 Cité par G. Bachelard dans La Psychanalyse du feu, 1985, p.75. 39 G. Bachelard, op.cit., p.76.

20

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aux enfers, c'est-à-dire que ce type de descente comporte la structure, la

forme d’un rêve.

4.2.4 Le complexe d’Hoffmann

Le « complexe de Novalis » laisse place au « complexe

d'Hoffmann », celui de l'eau qui flambe, du punch cher à l'auteur des

Contes : « Quand la flamme a couru sur l'alcool, quand le feu a apporté

son témoignage et son signe, quand l'eau de feu primitive s'est clairement

enrichie de flammes qui brillent et qui brûlent, on la boit. » C’est l’eau de

la vie qui brûle et qui réveille le « le bonheur calorique », c’est l’eau de

la vie qui « fait la preuve de la convergence des expériences intimes et

objectives »40. Les phénomènes du feu occupent une partie essentielle

dans l’œuvre de E.T.A. Hoffmann; Bachelard même affirme que l’œuvre

entière est traversée par « une poésie de la flamme »41. Le complexe

d’Hoffmann est celui de la rêverie devant une flamme dominée par deux

couleurs opposantes, le rouge et le bleu, c’est une flamme engendrée

ou, mieux dire, libérée par l’alcool allumé. C’est l’imaginaire

hoffmannien, avec ses salamandres et ses démons qui échappe à ce jeu

tumultueux des flammes, et il nous ne reste qu’admettre que « c’est la

flamme paradoxale de l’alcool qui est l’inspiration première et que tout

un plan de l’édifice hoffmannien s’éclaire dans cette lumière »42.

Bachelard opine que « l’inconscient alcoolique » imagine de nombreuses

possibilités spirituelles, en envisageant le fait que « l’alcool enrichit le

40 Gaston Bachelard, op.cit, p.147.41 Gaston Bachelard, id.,p.148.42 Gaston Bachelard, id., p.150.

21

Page 19: 26658343 La Mythologie Du Feu Dans l Oeuvre de Gerard de Nerval

vocabulaire et libère la syntaxe »43. Pour mieux expliquer ce complexe, le

théoricien français utilise quelques « vers mauvais » écrits par O’Neddy :

« Au centre de la salle, autour d’une urne de fer

Digne émule en largeur des coupes de l’enfer,

Dans laquelle un beau punch, aux prismatiques flammes,

Semble un lac sulfureux, qui fait houler ses larmes,

Et le sombre atelier n’a pour tout éclairage

Que la gerbe du punch, spiritueux mirage.

Quel pur ossianisme en ce couronnement

De tête à front mat… »44

Depuis la découverte du feu, le monde a changé radicalement:

l’homme s’est approprié une nouvelle mythologie, comportant un

dynamisme indompté propre aux mouvements sinueux de cet élément

d’origine divine. Le pouvoir créateur du feu est associé dans la

mythologie grecque la figure du héros civilisateur, Prométhée, puni par

Zeus de mourir continuellement parce qu’il avait donné aux hommes le

feu divin. Le feu même a été considéré comme une divinité par plusieurs

peuples (Kamtchadales). Le feu inextinguible (pyr asbeston) des Grecs,

qui brûlait sans cesse à Athènes et à Delphes, le culte d’Héphaïstos, le

feu qu'entretenaient à Rome les prêtresses de Vesta, ont parfois été vus

comme la trace d'une ancienne déification du feu. Dans le Bible, Dieu fait

son apparition sur la montagne de Sinaï au milieu des flammes. Dans la

tradition du Nouveau Testament, l’Esprit Saint descend sous la forme des

langues de feu sur les apôtres rassemblés pour la Pentecôte. Le feu se

trouve autour de l’homme, mais aussi dans la profondeur de son âme. Il 43 Ibid. p.15044 Cité par G. Bachelard dans La Psychanalyse du feu, 1985, p.154

22

Page 20: 26658343 La Mythologie Du Feu Dans l Oeuvre de Gerard de Nerval

est partout, sous toutes les formes, sous tous les aspects, se rangeant du

feu plaisant du foyer, jusqu’aux éclairs fulminants des cieux. La force du

feu affermit et protège en même temps, purifie et anoblit la matière, c’est

le feu qui a permis aux hommes d’accéder aux plus hauts niveaux de la

technologie (céramique, poterie, la fusion des métaux), et c’est aussi le

feu qui a ouvert les portes aux connaissances alchimiques. En fait, le feu

représente la métaphore suprême des dieux, que seulement les hommes

ont l’audace d’utiliser de bon gré.

1.5 Le feu nervalien

23

Page 21: 26658343 La Mythologie Du Feu Dans l Oeuvre de Gerard de Nerval

L’œuvre de Gérard de Nerval comporte deux thèmes essentiels :

le thème du Feu, du Feu allumé ou rallumé, feu vif, active qui brûle et

consomme, et l’autre est celui du Double et de la Déception, le thème du

double décevant.45

Il est indubitable que la métaphore du feu traverse l’œuvre entière de

Gérard de Nerval, qu’elle s’insinue dans chaque mot, dans chaque

expression, mais surtout dans chaque image. Le feu est partout, il est

vivant, il est intense, c’est un vrai dieu dans la mythologie personnelle de

Nerval. Le feu nervalien a son propre rythme, sa poésie particulière : on

le retrouve dans les rues de Caire, sur l’autel de Venus, en Grèce, dans le

souterrain, auprès de Tübal-Cain, dans l’âme de l’homme et dans la

matière inanimée; ses modulations sont extrêmement diversifiées, en

s’incarnant dans des représentations originelles qui provoquent

l’imagination du lecteur. Le thème du feu est présent également à l’état

implicite à travers l’œuvre nervalien, mais aussi dans des images directes

qui ne nécessitent pas un trop grand effort pour les déchiffrer.

J.P. Weber considère que le feu « apparaît sous les espèces d’une hantise

diffuse »46. L’image du feu abonde dans Les Chimères, dans Voyage en

Orient, Aurélia et Les Filles du Feu sous la forme des « modulations »,

que J.-P. Weber classifie de la manière suivante :

• Le feu

• Le volcan

• La couleur rouge

• Le sang

• Le jaune

• L’or

• Le soleil (l’étoile qui entretient dans l’homme, le feu sacré)

45 J.-P. Weber, Domaines thématiques, Gallimard, 1963, p.139. 46 J.-P. Weber, op.cit., p.148.

24

Page 22: 26658343 La Mythologie Du Feu Dans l Oeuvre de Gerard de Nerval

• L’étoile

Le critique relève, toujours par référence au feu, les motifs

concernant la lumière :

• La lueur

• La clarté

• Brillant, briller

• L’éclair

• Le rayon, rayonner

Pourtant, aux motifs du feu, de la lumière, du soleil, du sang

s’opposent les motifs de l’obscurité et du froid. L’œuvre nervalienne est

un jeu de contrastes, d’oppositions, c’est pourquoi l’auteur des Domaines

Thématiques se demande s’il faut conclure que le thème essentiel de

Nerval est « le feu qui s’allume et le feu qui s’éteint »47. De plus, Weber

nous attire l’attention sur la présence fréquente dans l’œuvre poétique de

Nerval, des deux motifs « s’éteindre et se rallumer » : « L’impression qui

se dégage de l’ensemble des textes cités est que le feu, et ce qu’on

pourrait appeler la vie du feu- sa chaleur, sa flamme, sa clarté, et aussi sa

mort, le froid et les ténèbres, et enfin sa transmission, le feu rallumé,

ranimé succédant au feu éteint – constitue, indiscutablement, chez Gérard

de Nerval, une véritable hantise. »48

Dans tout ce qu’il écrit, Nerval « tient pour nous le journal de ses

sensations »49 comme J.-P. Richard le dit. En effet, ses sensations sont

influencées par les images dominées par le feu. Le monde nervalien est

marqué par les verbes et les adjectifs appartenant à la sphère du feu: luire,

briller, étinceler etc. Nerval même reconnaît que dans les rêves, les

choses irradient leur propre feu, elles sont à elles mêmes leur propre

soleil.

47 J.-P. Weber, id., p.158.48 J.-P. Weber, id., p.160.49 J.-P. Richard, op.cit., p.15.

25

Page 23: 26658343 La Mythologie Du Feu Dans l Oeuvre de Gerard de Nerval

Une autre classification intéressante en ce qui concerne le feu, a

été réalisée par J.-P. Richard qui fait une distinction entre « le feu central

» (relié à l’être souterrain) et « le feu maudit » (relié à l’être infernal).

Ces deux types de feu seront exemplifiés dans les histoires d’Adoniram et

le Calife Hakem, mais aussi dans le sonnet El Desdichiado. Il faut ajouter

quelques mots sur le volcan, qui est « bien une grotte enflammée, une

grotte active, imminente, disponible et donc dangereuse »50. Le volcan

contient un feu impatient, qui brûle d’une manière « coléreuse », qui

violente la terre, c’est un volcan «malheureux», qui s’oppose, chez

Nerval, à un volcan « heureux », qui est en fait « le feu jailli de l’eau, le

soleil qui se lève au-dessus de la mer »51. C’est par le volcan qu’on

aperçoit l’importance du « complexe igné » de Nerval. Presque tous les

personnages nervaliens d’Adoniram à Sylvie, cachent dans leur âme « la

flamme », il s’agit de la flamme « capable de provoquer hors d’elle

d’autres flammes, comme il ressort de l’aventure napolitaine »52. Ce qui

est curieux est que Gérard lui-même s’est rêvé comme un homme-volcan

du point de vue intellectuel, sentimental et spirituel; pour l’écrivain, ce

feu n’est autre chose que son génie, cette flamme qu’il craindra toute la

vie de ne pas s’éteindre: il recherche la flamme d’autrui « pour se obliger

soi-même à rallumer son propre feu »53 (Nerval a vu dans Théophile

Gautier et dans Jenny Colon les êtres capables à l’aider).

Une autre hypostase du feu que Richard distingue dans l’écriture

nervalienne, est « le feu bénéfique », le soleil, « l’astre provocateur de vie

et de chaleur, le grand réanimateur d’existence »54. Par extension, on

envisage le soleil comme l’élément qui entretient « le feu sacré », le seul

qui pousse l’esprit à renaître, pourtant, c’est une renaissance qui ne se

limite pas à l’homme, elle implique aussi les objets, la matière inanimée,

« que justement elle incite à s’animer, à s’enflammer de l’intérieur ». En

50J.-P. Richard, op.cit., p.33.51 J.-P. Richard, op.cit., p.34.52 J.-P. Richard, id., p.35.53 Ibid., p.35.54 Ibid., p.35.

26

Page 24: 26658343 La Mythologie Du Feu Dans l Oeuvre de Gerard de Nerval

outre, il faut compléter qu’il y a des substances qui n’acceptent pas cette

inflammation de l’intérieur. Il s’agit de certaines substances capables de

répondre au feu: « sans écorce, définies par l’ouverture et par la

porosité »55. Ainsi, on énumère la brique rose, qui renvoie à chaque

coucher du soleil un écho de la chaleur, la brique luit en profondeur,

« son tendre feu réchauffe le regarde » opine J.-P. Richard; on mentionne

aussi l’ardoise, tendre et noire, qui couvre les toits, et qui possède « une

âme lunaire », et l’eau, dans laquelle les rayons flamboyants du soleil se

reflètent. La brique et l’ardoise sont toutes les deux, des substances qui

avouent le feu intérieur, qui propagent le feu dans le monde: « cet étrange

contraste de la brique et de l’ardoise, s’éclairaient des feux du soir ou des

reflets argentés de la nuit »56 écrit Nerval.

Le feu nervalien est mystérieux, vivant, fort, on le retrouve sous

toutes sortes d’hypostases, se rangeant du feu central au volcan et au

soleil radieux et sacré. Nerval est un fils du feu, il a aussi ses hypostases

sous lesquelles il se manifeste, il se rêve à la fois, Adoniram, Hakem ou

prince d’Aquitaine.

Chapitre 2 : La hantise du Feu

2.1 Le Feu rallumé

55 J.-P. Richard, id., p.38.56 Cité par J.-P. Richard dans Poésie et Profondeur, éd. Seuil, 1955, p.39.

27

Page 25: 26658343 La Mythologie Du Feu Dans l Oeuvre de Gerard de Nerval

Le feu rallumé ou allumé est un feu vif, puissant, qui brûle,

consomme et engendre d’autres flammes ; c’est le feu du soleil et de l’étoile,

le feu souterrain des ancêtres d’Adoniram, qui soutient la vie sur la terre, le

feu rallumé est le feu du volcan qui fait éruption, dans ce cas, on parle aussi

d’un feu révolté, qui frémit à l’intérieur de la grotte ; le feu rallumé se

traduit par les couleurs rouge, jaune, même bleu, s’il s’agit de la flamme de

l’eau de vie, par les matériaux ou les substances qui sont capables de

répondre au feu, substances sans écorce définies par la porosité ( ce sera

l’exemple de la brique rose et de l’ardoise).

2.1.1 Le feu féminin versus le feu masculin

L’étoile est par excellence le feu féminin, le feu nocturne, dont la

lumière douce détermine un état de rêverie pure. Dans la mythologie

nervalienne, le symbole de l’étoile est essentiel pour la compréhension de

son univers. On a déjà mentionné que Nerval associe l’étoile à la déesse Isis,

divinité incarnant à la fois la mère et l’amante. De l’autre coté, on trouve le

feu masculin qui est représenté dans l’œuvre nervalienne par le soleil, qui

guide l’artiste à travers son voyage en Orient. Le soleil est le feu diurne,

puissant, pour Nerval il est le feu bénéfique, à la flamme duquel, on se

ranime sans se détruire, c’est l’astre provocateur de vie et de chaleur, mais

pas de rêverie. En effet, l’étoile, symbole nocturne représente le rêve, tandis

que le soleil, symbole diurne surgit seulement dans la réalité.

28

Page 26: 26658343 La Mythologie Du Feu Dans l Oeuvre de Gerard de Nerval

L’âme de Gérard est divisée en deux mondes : le rêve et la réalité, le

féminin et le masculin. Dans son livre, La Poétique de la Rêverie, Gaston

Bachelard appuie sa théorie de la rêverie sur deux concepts développés par

C.G. Jung, animus et anima. L’écrivain français explique comme chaque

âme contient deux composants : anima et animus, le féminin et le masculin,

et par conséquent, chaque homme et chaque femme, quelque virile ou

respectivement quelque féminine qu’ils soient, possèdent à la fois un

animus et une anima. Bachelard soutient que dans nôtres rêveries, l’âme est

influencée par l’anima, de sorte que la rêverie se place sous le signe de

l’anima, du féminin. Le moment où la rêverie est la plus profonde, l’être qui

rêve en nous est l’anima57. Pour Nerval c’est la lumière de l’étoile qui le

pousse à la plus profonde rêverie ; et on pourrait même affirmer que pour ce

« fou délicieux », l’étoile est, en effet, son anima.

Un exemple parfait des modulations du feu, dont J.P. Weber parle,

peut être rencontré dans le fragment suivant du chapitre XII appelé «

L’Archipel » du Voyage en Orient : « L’horizon était obscure encore, mais

l’étoile du matin rayonnait d’un feu clair dont la mer était sillonnée. Les

roues de navire chassaient l’écume éclatante, qui laissait bien loin derrière

nous sa longue traînée de phosphore. »58 Dans ce petit texte on remarque

cinq hypostases du feu : l’étoile du matin, le verbe rayonner, l’adjectif «

éclatante » et le feu clair. La description que Nerval nous offre sur la mer

Adriatique est hallucinante, dans deux phrases il réussit à peindre la danse

de la lumière céleste sur le miroir ondoyant de l’eau. Il est important

d’observer que le feu ne surgit jamais seul, il entre toujours en combinaison

avec l’eau ou la terre. L’eau occupe une place essentielle dans la géographie

magique de Nerval, car elle « joue un rôle de support, de transition »59.

Quand les rayons de l’étoile du matin touchent la surface de l’eau, une

émergence presque alchimique se réalise: le feu féconde l’eau, créant une

57 Gaston Bachelard, La Poétique de la rêverie, éd. Presses Universitaires de France, 1960 ( tr.rou. Paralela 45, 2005). 58 Gérard de Nerval, Voyage en Orient, tome I, p.60.59 J.-P. Richard, op.cit., p.48.

29

Page 27: 26658343 La Mythologie Du Feu Dans l Oeuvre de Gerard de Nerval

sorte de lumière aveuglante, qui ressemble à celle du soleil60. Pourtant, de la

même façon, l’eau filtre les rayons en purifiant la lumière (à travers un

mouvement descendant, puis ascendant). N’oublions pas que l’étoile du

matin est associée à Venus, la déesse dont la naissance fut un accident, un

mélange entre le sang divin, qui est avant tout une manifestation du feu, et

l’écume de la mer, donc il est nécessaire que sa lumière transite l’eau, pour

créer « le feu clair », le feu pur, le feu par excellence, nervalien.

Dans la mythologie personnelle de Nerval, le symbole de l’étoile61

est essentiel pour la compréhension de son monde. L’écrivain même affirme

qu’il s’est attendri « à cet amour pour une étoile fugitive qui m’abandonnait

seul dans la nuit de ma destinée, j’ai pleuré, j’ai frémi des vaines apparitions

de mon sommeil. Puis un rayon divin a lui dans mon enfer ; entouré de

monstres contre lesquels je luttais obscurément, j’ai saisi le fil d’Ariane, et

dès lors toutes mes visions sont devenues célestes »62. L’étoile perce

l’obscurité, elle est pareille à un phare qui guide l’esprit dans la nuit

ténébreuse de l’inconscient. Dans L’histoire du Calife Hakem, le

protagoniste, un véritable fils du feu, « homme du rêve, prestigieux et

coupable »63, qui se veut Dieu, connaît tous les secrets des astres, et comme

sont père et grand-père, il est fort versé dans les sciences cabalistiques. De

temps en temps, le calife se rend à l’observatoire du Mokatam, où il observe

la disposition des astres pour vérifier si aucun danger ne le menaçait. Ici, la

relation avec la divinité est réalisée par l’intermède des astres, Hakem,

comme Nerval, est convaincu que les étoiles le guident et le protègent, mais

en même temps, l’influencent. Selon le vieillard aveugle, Hakem est Dieu,

c'est-à-dire le « Soleil » : « Le soleil ne peut luire à travers le nuage, il le

dissipe lentement »64 dit il, en parlant du Calife. Les yeux de la sœur de

60 Quand les rayons de soleil se reflètent dans les briques ou dans l’ardoise, la lumière n’a plus une dimension divine, comme se passe avec l’eau, en ce cas, on parle plutôt d’une réflexion artificielle du feu, en envisageant le fait que, tant les briques, que les ardoises sont des inventions de l’homme.(n.a.) 61 Ici on parle de l’étoile comme feu rallumé, au chapitre suivant on discutera l’aspect de l’étoile comme feu éteint, feu maudit.(n.a.) 62 Cité par Daniel Vouga dans Nerval et ses Chimères, Librairie José Corti, 1981, p.78.63 Ross Chambers, op.cit., p.224.64 Gérard de Nerval, Voyage en Orient, tome I, p.70.

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Hakem sont comparés avec le soleil : elle a « des yeux qui faisaient baisser

le regard comme si l’on eût contemplé le soleil »65.

Au chapitre Andare sul Mare, Gérard commence son voyage en

bateau vers Liban, sous le signe de l’étoile du soir : ils partent vers une

nouvelle et mystérieuse contrée, les oiseaux du Nil les accompagnent

quelque temps, puis ils les quittent l’un après l’autre, « comme pour aller

rejoindre le soleil »66. Cependant un astre éclatant gravit peu à peu l’arc du

ciel et « jette sur les eaux des reflets enflammés »67. C’est l’étoile du soir,

c’est Astarté, l’antique déesse de Syrie ; elle brille « d’un éclat incomparable

sur ces mers sacrées qui la reconnaissent toujours »68. Gérard est ravi de la

présence de cette déesse ancestrale, il l’invoque, il réclame sa présence :

« Suis-nous, propice ô divinité! ». C’est l’astre qui n’a pas la couleur pâle,

blafarde de la lune, et pourtant, il scintille dans le ciel comme un soleil de la

nuit qui « verse des rayons dorés sur le monde »69. L’image du scintillement

céleste reflétée dans la rivière est présente aussi dans le sonnet Horus :

« La déesse avait fui sur sa conque dorée, /

La mer nous renvoyait son image adorée »70.

Plus tard, en cours de la route, l’écrivain se retirait sur le tillac pour ne pas

déranger la prière du soir des musulmans, où il épiait le lever des étoiles et

faisant lui aussi sa prière, « celle de rêveurs et des poètes »71, et il continue

avec une explication qui montre son appartenance au romantisme : ses

prières pour « l’admiration de la nature et l’enthousiasme des souvenirs »72.

C’est dans cette atmosphère orientale que le ciel s’approche des hommes, et

dans laquelle le narrateur admire les astres-dieux, « formes diverses et

65 Gérard de Nerval, id., tome I, p.75.66 Gérard de Nerval, id., tome I, p.289. 67 Ibid. p.289.68 Idem.69 Idem.70 Gérard de Nerval, Les Filles du Feu, p. 277.71 Gérard de Nerval, Voyage en Orient, tome I, p.305.72 Gérard de Nerval, op.cit., tome I, p.305.

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sacrées que la Divinité a rejetées tour à tour comme le masque de l’éternelle

Isis »73. Dans ce pays chargé des mystères mythologiques, Gérard veut

entrer en communion avec les astres Uranie, Jupiter, Astarté, Saturne, qui

pour lui resterons toujours les transformations des humbles croyances de ses

aïeux, il célèbre leur puissance, et aussi l’esprit vigilant qui se cache derrière

leurs flammes, entité qui est à la fois ange et dieu.

Dans Corilla, le jeune Fabio va rencontrer sa bien-aimée sous le ciel

parsemé des étoiles: « Je vais la voir! La voir pour la première fois à la

lumière du ciel, entendre, pour la première fois, des paroles qu’elle aura

pensées! »74. L’endroit où aura lieu le rendez-vous n’a pas de lanternes, de

lumière artificielle, l’amoureux a justement besoin de l’éclat céleste des

étoiles pour apercevoir la femme qu’il aime. Seulement sous cette lumière

venue du ciel, Fabio sera capable de distinguer les traits de déesse, les

caractéristiques de fille de feu de la belle Corilla, femme énigmatique qui se

meut avec une grâce divine et dont les paroles sont des perles de mélodie,

elle « n’habitait que des palais radieux et des rives enchantées ; la voici

ramenée à la terre et contrainte à cheminer comme toutes les autres »75.

C’est le feu féminin, le feu de l’étoile qui pousse l’esprit de Fabio vers la

rêverie.

Dans Aurélia, la présence de l’étoile est plus prégnante : « je me mis

à chercher dans le ciel une étoile, que je croyais connaître, comme si elle

avait quelque influence sur ma destinée »76. Dorénavant, pour Gérard a

commence « l’épanchement du songe dans la vie réelle »77, il marche au

devant de son destin, « voulant apercevoir l’étoile jusqu’au moment où la

mort devait me frapper »78. Ce moment marque la disparition des barrières

entre le quotidien et l’autre monde, l’étoile annonce l’immixtion du rêve

dans la vie réelle. Etendu sur un lit de camp, Nerval croit voir le ciel s’ouvrir

73 Ibid. p.305.74 Gérard de Nerval, Les Filles du Feu, p.229.75 Ibid. p.229.76 Gérard de Nerval, Les Filles du Feu. Aurélia, p.295.77 Gérard de Nerval, op. cit., p.296.78 Gérard de Nerval, id., p.295.

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sur des figures radieuses qui se meuvent, se fondent, se transforment. Tout

d’un coup, l’étoile, ce feu allumé, d’origine céleste, relève la présence d’une

divinité, « toujours la même »79, qui quitte les masques furtifs et les diverses

incarnations; il s’agit de la déesse Isis qui se cache derrière les voiles du

ciel. Plus tard cet astre qui hante l’esprit de Gérard déterminera un rêve

initiatique, dont on lui relève la clé de son destin: en passant de maison en

maison, de chambre en chambre, Nerval aperçoit les traits des parents morts

reproduits dans d’autres, dont les contours de leurs figures varient comme la

flamme d’une lampe. On pourrait affirmer que le feu émané de l’étoile

pousse à une rêverie hypnotisante, pareille à la rêverie devant le feu du

foyer. Ce feu astral nous fait penser au complexe de Prométhée, tout comme

Gaston Bachelard : Gérard est assoiffé de connaître le secret de son destin, il

veut savoir autant que ses pères, plus que ses pères ; et c’est l’étoile qui

agrandit à chaque instant dans le ciel qui peut lui offrir cette « science » :

« La terre où nous avons vécu est toujours le théâtre où se nouent et se

dénouent nos destinées; nous sommes les rayons du feu central qui l’anime

et qui déjà s’est affaibli… »80. De plus, on lui relève que « notre passé et

notre avenir sont solidaires », que « nous vivons dans notre race, et notre

race vit en nous »81. Nerval a toujours été fasciné par les sciences

ésotériques, par l’alchimie, par la cabale, et en conséquence ses rêves sont

des expérimentations alchimiques transposées et codifiées sous la forme de

la littérature. L’étoile est associée à Aurélia, cette fille de feu, que l’écrivain

peint sous les traits d’une divinité, « Froide Etoile » qui ne l’a jamais aimé.

Cette image obsède tous ses rêves. À la fin du chapitre VII, de la première

partie, on lit : « La pâle lumière des astres éclairait seule les perspectives

bleuâtres de cet étrange horizon ; cependant, à mesure que ces créations se

formaient, une étoile plus lumineuse y puisait les germes de la clarté »82. La

lumière, non seulement, cause l’évolution des créatures de ce rêve, mais elle

extrait d’eux « le germe de la clarté ». Pour Nerval, le pouvoir du feu n’est 79 Gérard de Nerval, id., p.297.80 Gérard de Nerval, id., p.301.81 Gérard de Nerval, id., p.302.82 Gérard de Nerval, id., p.311.

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Page 31: 26658343 La Mythologie Du Feu Dans l Oeuvre de Gerard de Nerval

pas unidimensionnel, sa splendeur doit être stimulée par une source externe

d’énergie. L’étoile-déesse ne peut pas créer si la matière ne filtre pas les

rayons, et, en même temps, si elle ne les reflète pas : « la planète s’éclairait

peu à peu »83, les monstres dépouillaient leurs formes et devenaient hommes

et femmes, ou des bêtes sauvages, poissons et oiseaux. C’était la déesse

rayonnante qui guidait l’évolution de la race humaine. Ce qui suit est une

histoire fascinante sur la création d’une nouvelle race, celle des Afrites,

exilés au sud de la terre, d’où tirent leur origine les fils et filles de feu. Ils

sont les gardiens des secrets de la cabale qui « lie les mondes », les hommes

qui prennent leur force « dans l’adoration de certaines astres auxquels ils

correspondent toujours »84.

Dans toute cette folie du rêve il est impossible de ne pas observer la

figure d’une femme qui pousse des cris désespérés, elle avait été

abandonnée « sur un pic baigné des eaux »85 et condamnée par les dieux. Le

destin a puni cette femme, l’a oublié, mais Gérard la sauve de la seule

manière qu’il sait faire: il lui donne la bénédiction de « l’Etoile du soir, qui

versait sur son front des rayons enflammés »86. Voilà Aurélia, femme du feu,

femme luciférienne.

Toujours dans le chapitre VII de la première partie on signale

également les deux thèmes du poète : le thème du feu et du portrait.

L’épisode d’Aurélia « peinte sous les traits d’une divinité » se relie au thème

du portrait ; tandis que le thème du feu allumé reparaît dans « l’inextricable

réseau d’une végétation sauvage », où « une étoile plus lumineuse…puisait

les germes de la clarté »87. La fin du chapitre VI de la deuxième partie

contient quelques reflets du thème du feu allumé dans un jardin : « Nous

étions dans une campagne éclairée des feux d’étoiles […] une de ces étoiles

que je voyais au ciel se mit à grandir […]. Elle marcha entre nous deux, et

les près verdissaient, les fleurs et les feuillages s’élevaient de terre sur la

83 Ibidem., idem.84 Gérard de Nerval, id., p.312.85 Gérard de Nerval, id., p.313.86 Ibidem., idem.87 Gérard de Nerval, id., p.311.

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trace de ses pas... ». J.-P. Weber considère que l’esprit malade de Gérard

oscille d’un thème à l’autre, du feu au portrait, il est toujours désolé de ne

pas pouvoir saisir le sens de ses visions, qu’il entrevoit comme des messages

symboliques , chargés de vie, de sens et peut-être, de guérison.

Dans les notations désordonnées des Mémorables, qui complètent

Aurélia, on peut relever quelques résonances thématiques qui se réfèrent au

thème du feu : premièrement on a « le regard chatoyant d’une étoile »88 qui

s’est fixé sur une fleur de myosotis, cette « perle d’argent brillait dans le

sable », tandis que « une perle d’or étincelait au ciel »89, et on découvre

qu’un monde est créé. Les deux perles qui brillent sur la terre et

respectivement, au ciel, sont complémentaires, le scintillement d’une est

reflété dans l’autre et vice-versa ; les rayons que l’étoile d’or renvoie sur le

sable, réchauffent, et en même temps, purifient la perle d’argent. En outre,

les rayons d’or s’entrecroisent avec les rayons d’argent, et aux yeux de

Nerval, ils créent un monde ; et dans cet univers, les « chastes amours » et

les « divins soupirs » enflamment la sainte montagne, l’éternelle voie de

communication avec « l’étoile », avec Aurélia.

Dans la deuxième partie d’Aurélia, le soleil, astre du feu, est toujours

présent dans l’imaginaire nervalien: « ma pensée remonta à l’époque où le

soleil […] semait sur la terre les germes fécondes des plantes et des

animaux. Ce n’était autre chose que le feu même qui, étant une composé des

âmes, formulait instinctivement la demeure commune »90. Il s’agit d’une

redécouverte du soleil, il établit l’ancienne unité du feu et du soleil, en

essayant de retrouver la condition fortunée des Eloïms, « fondus en rapport

d’indivisibilité avec Dieu »91 : « l’Esprit de l’Etre-Dieu, reproduit et pour

ainsi dire reflété sur la terre, devenait le type commun des âmes humaines

dont chacune, par suite, était à la fois homme et Dieu. Tels furent les

Eloïms »92.

88 Gérard de Nerval, id., p.349. 89 Ibid. p.349. 90 Gérard de Nerval, id., p.324.91 Ross Chambers, op.cit., p.376.92 Gérard de Nerval, Les Filles de Feu. Aurélia, p.324.

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Dans Voyage en Orient, en voyageant en bateau sur la mer

Adriatique, Nerval écrit : « C’était vraiment l’Aurore aux doigts de rose qui

m’ouvrait les portes de l’Orient ! »93, une aube qui n’est pas ternie par les

climats impurs de l’Europe ; ce que le poète entrevoit, en entrant dans

l’Orient, est la beauté de la première lueur de soleil levant qui commence à

blanchir l’horizon. On a à faire de nouveau avec le motif du soleil– gardien,

qui accompagne l’écrivain dans son itinéraire oriental. Toujours modulant

l’image du soleil, on cite le fragment suivant : « Voyez déjà de cette ligne

ardente qui s’élargit sur le cercle des eaux, partir des rayons roses épanouis

en gerbe, et ravivant l’azur de l’air qui plus haut reste sombre encore. Ne

dirait-on pas que le front d’une déesse et ses bras étendus soulèvent peu à

peu le voile des nuits étincelant d’étoiles ? Elle vient, elle approche, elle

glisse amoureusement sur les flots divins qui ont donné le jour à

Cythérée »94. Pour Nerval, l’aurore représente « un feu caché qui monte à

travers une profondeur de nuit et d’eau ; mais c’est aussi un avènement, la

renaissance d’une vie, la traversée d’une trame, l’accession à un

royaume »95. C’est devant l’aurore orientale, ce « foyer naturel du feu », que

la rêverie commence : Nerval imagine une déesse qui a le pouvoir de

soulever les voiles de la nuit, qui remplace effectivement le dieu Apollon,

dans sa tâche d’apporter de nouveau le soleil sur la terre, mais c’est un

moment court d’intrusion de l’astre de nuit dans le sanctuaire du feu, car une

fois le voile levé, Apollon reprend sa place. Cette déesse – étoile semble

hanter Nerval même pendant la journée, dans le monde réel : il ne voit pas

dans le levant du soleil un phénomène naturel et explicable du point de vue

scientifique, mais, en modelant son âme sur la structure de la rêverie

romantique, il l’aperçoit comme l’apparition d’un être céleste, dont le visage

est inondé par des rayons roses, une sorte de guide descendu du ciel, qui

l’accompagnera dans son voyage. Il faut ajouter que le geste fait par la

déesse de Nerval, c'est-à-dire, lever le voile de la nuit, symbolise l’acte de

93 Gérard de Nerval, Voyage en Orient, tome I, p.61. 94 Gérard de Nerval, op.cit., p.61.95 J.-P. Richard, op.cit., p.53.

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franchir le seuil d’un autre monde, ici, on passe du monde nocturne, des

rêves au monde diurne, de la réalité. J.-P. Richard considère que le monde

nervalien qu’il « se constitue en une épaisseur de voiles superposés, de

couches d’existence qui se recouvrent les unes les autre »96 .

L’étoile et le soleil sont des symboles complémentaires qui parfois,

s’entremêlent pour créer une symbiose parfaite entre masculin et féminin.

D’ailleurs, rappelons nous le mythe mexicain du dieu Quetzalcoatl qui a

sacrifié sa propre vie pour donner de la vie au soleil et à l’étoile du matin,

qui devient des astres jumeaux97.

2.1.2 Feu central, feu révolté

Le feu central est le feu qui surgit à l’intérieur de la terre, c’est le feu

des ancêtres d’Adoniram, de la race rouge des Kaïnites. Le feu central ou le

feu souterrain est celui qui entretient la vie des hommes sur la terre : il est à

la fois brandon, feu de branches, le feu du foyer, le feu qui ranime les fils du

feu et les filles du feu. Quant au feu révolté, il est le feu du volcan qui entre

en éruption, il se manifeste sous la forme de la lave bouillonnante. Quand le

volcan entre en éruption, le feu perd son pouvoir bénéfique, il ne réchauffe

plus la matière, mais la détruit.

96 J.-P. Richard, id., p.22.97 Gilbert Durand, op.cit., p.415.

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« Où vas-tu? »98 demande à Gérard un de ses amis. « Vers

l’Orient »99 répond celui-ci. Vers « le sanctuaire du feu » faut-il compléter.

Dans le chapitre L’attaché de l’Ambassade100 du Voyage en Orient,

on distingue l’image classique du feu au foyer, du feu qui entretient le

sentiment confortable du repos: après avoir être victime d’un déluge, le

jeune attaché de l’ambassade cherche de l’aide chez deux femmes: là bas,

dans la maison, « le fagot fut allumé, l’attaché s’enveloppa dans une

couverture et tint conseil avec son domestique »101. C’est devant ce « fagot

allumé » qu’il cherche une solution, ou mieux dire, qu’il rêve à une issue

pour la situation désespérée où il se trouve, car tous ceux qui rêvent auprès

du feu sont hypnotisés par la danse des flammes. Pour argumenter cette

remarque on se tourne vers le domestique qui vient avec une idée presque

fabuleuse, que le jeune noble repousse avec indignation : « Je me mettrai

dans votre couverture, et vous prendrez ma culotte et mon habit […] et vous

y trouverez ce bon général T… », dit le domestique, mais bien sûr que

l’attaché « frémit de cette proposition […] il avait trop vu Ruy Blas pour

admettre un tel moyen »102. Heureusement, le problème est résolu d’une

manière satisfaisante. Cet épisode témoigne du motif du « feu allumé » si

fréquent dans l’œuvre nervalienne.

Au chapitre X de la première partie d’Aurélia, on localise la

description suivante : « La terre traversée des veines colorées de métaux en

fusion, comme je l’avais vue déjà, s’éclaircissait peu à peu par

l’épanouissement du feu central, dont la blancheur se fondait avec les teintes

cerise qui coloraient les flancs de l’orbe intérieur »103. Ici, on trouve la

thématique du feu central, le feu des ancêtres d’Adoniram, le feu qui

maintient la vie des hommes et des animaux sur la terre, par l’intermédiaire

d’un réseau veineux de métal fondu. « Les métaux en fusion » sont la lave

98 Gérard de Nerval, Les Filles du Feu. Aurélia, p.295.99 Ibid., p.295.100 Gérard de Nerval, Voyage en Orient, tome I, p.8.101 Ibidem., Idem.102 Idem.103 Gérard de Nerval, Les Filles du Feu. Aurélia, p.318.

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qui coule à la surface du sol, substance vive que Nerval a vue maintes fois à

Naples. Dans ce rêve, issu d’une contention de l’esprit, on se rend compte

que l’endroit décrit n’est autre chose que l’intérieur d’un volcan, zone

« nervalienne magique et interdite »104, où « les teintes cerise » peignent les

« flancs de l’orbe intérieur ». Pour Nerval, le métal fondu est comme « un

sang chtonien » qui « soutient admirablement la coulée de son rêve »105 ,(au

chapitre IV, de la première partie, on retrouve toujours l’image du « métal

fondu », et des fleuves de lave qui sillonnent la terre comme les veines de

sang qui traversent le cerveau : « Je me sentais emporté sans souffrance par

un courant de métal fondu, et mille fleuves pareils, dont les teints

indiquaient les différences chimiques, sillonnaient le sein de la terre comme

les vaisseaux et les veines qui serpentent parmi les lobes du cerveau » ; donc

on pourrait dégager d’ici l’idée que pour Nerval, le « métal fondu »

représente une métaphore obsédante dans ses rêves). En continuant avec le

rêve du chapitre X, on aperçoit Nerval traversant le souterrain, où il explore

la matière qu’on lui offre : il arrive sur une plage où il aperçoit « une espèce

de roseaux de teinte verdâtre jaunis aux extrémités comme si les feux de

soleil les eussent en partie desséchés – mais je n’ai vu pas du soleil plus que

les autres fois »106 (thème du feu de branches et d’herbes). Dans ce rêve les

modulations du feu sont partout: il voit un monstre « comme traversé d’un

jet de feu qui l’animait peu à peu »107 ; mais la suite revient à la thématique

du Feu allumé dans un jardin: « il se tordait, pénétré par mille filets

pourprés, formant les veines et les artères et fécondant pour ainsi dire

l’inerte matière, qui se revêtait d’une végétation instantanée »108. En fait,

Gérard a témoigné la naissance d’une créature ancestrale, animée par le

pouvoir du feu primitif, prométhéen, dont les sources, qui s’élançaient

autrefois à la surface de la terre, maintenant se sont taries. Lui-même

s’arrête pour contempler ce chef-d’œuvre où les secrets de la création divine

104 J.-P. Richard, op.cit., p.27.105 J.-P. Richard, id., p.29.106 Gérard de Nerval, Les Filles du Feu. Aurélia, p.318.107 Gérard de Nerval, id., p.319.108 Ibid. p.318.

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ont étés surpris entièrement. Il est ébloui par tout ce qu’il voit, par tout ce

qui l’entoure ; en demandant si on pourrait créer des hommes en utilisant le

pouvoir du feu primitif, Nerval se sent comme un descendant du Prométhée,

qui après avoir enlevé le feu sacré, veut découvrir les mystères fermés dans

le cœur de cet élément, il est attiré par les flammes qui s’entrecroisent dans

la danse vertigineuse de la création. En effet, Nerval manifeste une véritable

volonté d’intellectualité, dont G. Bachelard a tant parlé, en l’appelant le

complexe de Prométhée: « toutes les tendances qui nous poussent à savoir

autant que nos pères, plus que nos pères, autant que nos maîtres, plus que

nos maîtres »109. Pourtant la réponse qu’on lui donne est désolante : les

hommes viennent d’en haut et non d’en bas, « pouvons-nous nous créer

nous-mêmes ? », lui répond un des travailleurs, car « le travail des hommes

et l’œuvre du feu ne s’opèrent que sur la matière, (donc) l’ambition de créer

des hommes est rejetée comme prométhéenne, démiurgique »110. Mais, a-t-il

raison ? Peut-être. De toute façon, l’ouvrier continue d’expliquer que les

fleures qui semblent naturelles et l’animal qui semble vivre ne sont que des

produits, des objets d’un art élevé au plus grand point de la connaissance. Ce

qu’on ne doit pas oublier est que le feu est « un phénomène privilégié qui

peut tout expliquer »111, même l’illusion de la vie. On a déjà dit que le feu ne

surgit jamais seul. Dans ce petit texte, il est évident que l’eau, la terre et le

feu « se réconcilient » dans une boue chaude qui « se charge d’arbitrer et de

transmettre la flamme »112 pour créer le lama onirique. Cette glaise d’où est

tirée cette créature extraordinaire est une matière subtile, facilement

fécondée par le feu primitif, par un feu central ; cette matière se revêt «

d’une végétation instantanée d’appendices fibreux, d’ailerons et de touffes

laineuses ». J.-P. Richard signale l’importance de la rapidité avec laquelle

« la glaise a transmis ici l’élan vital depuis le centre du lama jusqu’en sa

périphérie »113.

109 Gaston Bachelard, op.cit., p.30.110 Gabrielle Chamarat-Malandain, Nerval, Réalisme et invention, éd. Paradigm, 1997,p.52.111 Gaston Bachelard, id., p.25.112 J.-P. Richard, op.cit., p.52.113 Ibid. p.52.

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On notera encore, dans le chapitre X, la modulation du thème de

l’Allumette (ou du brandon) : « un des ouvriers de l’atelier que j’avais visité

en entrant, parut tenant une longue barre, dont l’extrémité se composait

d’une boule rougie au feu […] la boule qu’il tenait en arrêt menaçait

toujours ma tête »114. Dans le second chapitre de la deuxième partie

d’Aurélia, on retrouve toujours le thème du feu de branches : « Je vis le

soleil décliner sur la vallée qui s’emplissait de vapeurs et d’ombre; il

disparut, baignant de feux rougeâtres la cime des bois qui bordaient de

hautes collines »115. Cette phrase abonde en mots qui suggèrent les

différentes hypostases que le feu peut prendre : on a le soleil, étoile du feu,

qui, à son tour, engendre des « feux », qui sont « rougeâtres », couleur qui

appartient évidement à la sphère des flammes.

En analysant L’Histoire du Calife Hakem, J.-P. Weber la considère

« un véritable contrepoint thématique ; sans menacer la prédominance du

Double, le Feu résonne distinctement »116. Le héro, le calife se place sous le

signe de la Flamme : « Il paraissait en proie à une exaltation extraordinaire ;

des essaims de pensées nouvelles, inouïes, inconcevables, traversaient son

âme en tourbillons du feu ; ses yeux étincelaient comme éclairés

intérieurement par le reflet d’un monde inconnu »117 (on observe ici le thème

de l’allumage). De même, Yousouf, son double connaît les secrets du kief,

la rêverie devant la flamme de l’eau de vie, cette boisson interdite. On

notera ici la présence du thème de l’Allumage ; Yousouf et Hakem

modulent tous les deux le feu allumé. Toujours dans le chapitre Le hachisch,

on repère le complexe d’Hoffmann, quand, après avoir consumé de l’eau de

vie et du hachisch, Yousouf affirme que les buveurs d’eau ne connaissent

que l’apparence matérielle des choses, et il explique comme l’ivresse

éclaircit l’âme et « l’esprit, dégagé du corps, […] s’enfuit comme un

prisonnier, […], il erre joyeux et libre dans l’espace et la lumière, causant

familièrement avec les génies qu’il rencontre et qui l’éblouissent de 114 Gérard de Nerval, Les Filles du Feu. Aurélia, p.320.115 Gérard de Nerval, op.cit., p.328.116 J.-P. Weber, op.cit., p.192.117 Gérard de Nerval, Voyage en Orient, tome II, p.62.

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révélations soudaines et charmantes »118, l’esprit traverse l’atmosphère, et

les sensations se succèdent avec rapidité. Cette description définit

parfaitement ce que G. Bachelard a nommé le complexe d’Hoffmann, qui

est en effet, une rêverie devant une flamme dominée par deux couleurs

opposantes, le rouge et le bleu ; c’est une flamme libérée par l’alcool

allumé. C’est après avoir consumé ce breuvage, cette eau du feu, que

Yousouf commence à raconter son rêve qui le hante constamment : il s’agit

de l’image d’une figure céleste qui descend des cieux vers le jeune homme :

« Comme au sein de l’infini j’aperçois une figure céleste, plus belle que

toutes les créations des poètes, qui me sourit avec une pénétrante douceur, et

qui descend des cieux pour venir jusqu’à moi. »119. Néanmoins, un jour

l’illusion devient réalité, Yousouf rencontre la femme du rêve, en passant à

la pointe de l’île de Roddah, et comme la « Sainte napolitaine » du sonnet

Artémis, la femme que Yousouf aperçoit a les « mains pleines du feu » : « À

mesure que je parlais, je voyais ses grands yeux s’allumer et lancer des

effluves ; ses mains transparentes s’étendaient vers moi s’effilant en rayons

de lumière. Je me sentais enveloppé d’un réseau de flammes »120. La femme

céleste s’incarne dans une femme terrestre, mais, de toute façon elle ne perd

pas les attributs qui la rendent divine : « son voile entrouvert laissait

flamboyer aux rayons de la lune », elle a la peau, onctueuse et fraîche

comme le pétale d’une fleur, quand Yousouf lui parle de son amour brûlant,

elle ne lui répond pas en utilisant des mots, mais des gestes et des regards

qui transposent le jeune homme dans un état de béatitude, et « enveloppé

dans un réseau de flammes », il réussit à insérer le rêve dans la réalité. Plus

loin, le chapitre IV, (Le Moristan) s’ouvre sur une ville illuminée, Mars y

flamboie d’un éclat sanglant (Mars est la planète d’où la ville de Caire a pris

son nom) ; et Yousouf et Hakem se transporteront dans l’ivresse de leur

rêve dans l’astre Saturne (la planète de Hakem) : plongés dans l’ivresse du

hachich, les deux amis partagent les sentiments, les impressions, Yousouf

118 Gérard de Nerval, id., tome II, p.63.119 Ibid., p.63.120 Gérard de Nerval, op.cit.,tome II, p. 64.

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imagine que son compagnon se dirige vers le ciel et celui-ci lui tend la main

et « l’entraînait dans les espaces à travers les astres tourbillonnants et les

atmosphères blanchies d’une semence d’étoiles ; bientôt Saturne, pâle, mais

couronné d’un anneau lumineux »121 ; on sait que Hakem se croit Dieu,

mais, seulement dans ses rêves alimentés par le hachich, peut-il utiliser ses

pouvoirs divins. Toujours dans la patrie de leur songe, les deux

communiques sans employer la langue humaine que « ne peut exprimer que

des sensations conformes à notre nature, […] les noms qu’il se donnaient

n’étaient plus des noms de la terre »122. Les deux Yousouf et Hakem sont

attirés par le scintillement des étoiles, mais, surtout ils sont attirés par une

certaine étoile, qui les guide et les influences, l’astre Saturne, la place où le

temps et l’espace sont anéantis. Il est indubitable que Hakem est un fils du

feu, peut-être un dieu : “Hakem semblait ne pas être animé par la vie

terrestre. Son teint pâle reflétait la lumière d’un autre monde. C’était bien la

forme du calife, mais éclairée d’un autre esprit et d’une autre âme. Ses

gestes étaient des gestes de fantôme, et il avait l’air de son propre spectre”123

(portrait d’un fils du feu, descendant des kaïnites, homme du souterrain). Le

chapitre suivant est consacré à décrire l’incendie du Caire : « En peu

d’instants, la flamme avait dévoré les bazars au toit de cèdre et les palais aux

terrasses sculptées, aux colonnettes frêles ; les plus riches habitations du

Caire livraient au peuple leurs intérieurs dévastés. Nuit terrible, où la

puissance souveraine prenait les allures de la révolte, où la vengeance du

ciel usait des armes de l’enfer ! »124. Un combat terrible avait lieu au lueurs

des incendies, la ville entière semble transposée à l’enfer de Dante.

Dans L’Histoire de la reine de matin et de Soliman prince des

génies, le thème du feu tient le rôle principal, au détriment du thème du

double. Dès le début, Adoniram, le personnage central du récit, révèle sa

nature d’Allumeur du Feu. Le héros est l’archétype du créateur, un

personnage sombre et mystérieux, qui symbolise à la fois Lucifer et Kaïn, il 121 Gérard de Nerval, id., tome II, p.81.122 Ibid., p.81.123 Gérard de Nerval, op. cit., tome II, p.75.124 Gérard de Nerval, id., tome II, p.91.

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porte sur son front le symbole du feu, représenté par l’hiéroglyphe tau.

Adoniram est un être complexe, qui englobe l’inspiration divine et les

tentations lucifériennes : « il participait de l’esprit de lumière et du génie du

ténèbres »125, son éclatant et audacieux génie le place au-dessus des

hommes, donc il se sent supérieur aux fils d’Adam, qui ne sont capables que

d’avoir des idéals mesquines. L’élément qui correspond à ce héros nervalien

est le « bronze liquide », métal avec lequel il travaille pour son chef

d’œuvre, « la mer d’airain ». Tout ce qu’on sait sur Adoniram est relié aux

métaphores du feu et de la lumière : les hommes qui l’entourent évitent « le

feu de son regard »126, il est un génie dont le cerveau est « bouillonnant

comme une fournaise »127 ; il souhaite « la flamme incessamment

attisée »128 ; son esprit est tout flamme, il ne tolère pas l’oisiveté, (lui-même

affirme : « Ce qui m’abat, c’est l’oisiveté ! » ); fâché contre les ouvriers, il

prévoit qu’un jour des hordes de vainqueurs détruiront les édifices, les

temples qu’il a construits par l’ordre de Soliman : « nos modèles fondront

aux lueurs des torches »129. Ce génie surhumain à cœur muet est ardent à

concevoir et à exécuter. Gabrielle Chamarat-Malandain affirme que « le feu,

chez lui, est d’abord en rapport étroit avec l’œuvre à créer : il est son outil,

presque son matériau »130. Lorsqu’il travaille, « des tourbillons de fumée

rouge et de flammes bleues pailletées d’étincelles »131 s’échappent de la

fournaise ; de plus, son fourneau est un « volcan » d’où coule un « fleuve de

feu »132 ; la reine de Saba, Balkis lui donne le titre de « divinité du feu » à

cause de son approchement de cet élément. Adoniram est conscient que

l’artiste doit inventer, doit utiliser son imagination, et ne pas se borner à

copier les fleurs telles quelles : « te bornes-tu à copier les fleurs et les

feuillages qui rampent sur le sol ? Non : tu inventes, tu laisses courir le

125 Gérard de Nerval, op. cit., tome II, p.234.126 Gérard de Nerval, id., tome II, p.233.127 Ibid., p.233.128 Gérard de Nerval, op.cit., tome II, p.235.129 Ibid., p.235.130 Gabrielle Chamarat-Malandain, Nerval, op.cit., p.30. 131 Gérard de Nerval, op.cit., tome II, p.278.132 Ibid., p.278.

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stylet au caprice de l’imagination, entremêlant les fantaisies les plus

bizarres »133. Adoniram est bien le héros nervalien par excellence, insatisfait

devant les conditions de la vie dans la réalité, devant les bornes imposées

aux activités et aux aspirations des hommes, il est un artiste qui rêve

toujours l’impossible et qui se rebelle contre Adonaï. Au début de l’histoire,

il est vaguement conscient de son origine souterraine, mais, plus tard, son

ancêtre, Tübal-Cain lui expliquera tout.

Ce fils du feu imagine un véritable ouvrage de feu : la mer d’airain,

destinée à être coulée sur place. Nerval donne beaucoup de détails sur la

création de cette œuvre gigantesque : « c’est sur des barres d’or massif,

rebelles à la fusion particulière au bronze […] que portait le recouvrement

du moule de cette vasque énorme » ; et plus loin on dévoile que « la fonte

liquide […] devait emprisonner ces fiches d’or et faire corps avec ces jalons

réfractaires et précieux »134. Il choisit la nuit pour le grand œuvre du coulage

des métaux, car seulement dans l’obscurité de la nuit, les travailleurs

peuvent observer si le bronze lumineux et blanc s’enfuit par une fissure. Il

faut observer que le métal en fusion ne coule seulement dans le souterrain

(le rencontre avec Tübal-Cain, les rêves d’Aurélia) mais aussi à la surface de

la terre, sous forme des fleuves de feu coulant dans la mer d’airain.

Adoniram offre une représentation brillante du coulage de cette mer

d’airain, la foule est éblouie par le spectacle lumineux, qui devient l’image

même de la révolte humaine : c’est un spectacle de rêve, c’est un volcan, un

soleil nocturne, mais surtout, c’est « un défi du génie aux préjugés humains,

à la nature, à l’opinions des plus experts »135, un défi lancé par Adoniram à

la face d’Adonaï. Même l’orgueilleuse reine de Saba reste interdite à ce

spectacle sublime, grandiose, et s’écrit : « Ô puissance du génie de ce

mortel, qui soumet les éléments et dompte la nature ! »136 ; Adoniram

représente le type de héros romantique (comme le Moise de Vigny), trop

grand pour le reste des hommes, ambitieux, parfois démoniaque, repoussant 133 Gérard de Nerval, op. cit., tome II, p.237.134 Gérard de Nerval, id., tome II, p.278. 135 Gérard de Nerval, id., tome II, p.279.136 Gérard de Nerval, id., tome II, p.284.

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la loi d’Adonaï : « votre religion, amoindrie par les doctrines ombrageuses

de vos prêtres ne vont à rien moins qu’à tout immobiliser, qu’à tenir la

société dans les langes et l’indépendance humaine en tutelle… »137.

Pourtant, Adoniram sera puni pour son audace : la fonte déborde, on

entend une détonation, « la fonte rejaillit dans les airs en gerbes éclatantes à

vingt coudées de hauteur ; on croit voir s’ouvrir le cratère d’un volcan

furieux »138 ; une pluie d’étoiles sème la mort partout, l’air est enflammé, la

terreur règne les esprits des hommes, « les campagnes, illuminées,

éblouissantes et empourprées, rappellent cette nuit terrible où Gomorrhe et

Sodome flamboyaient allumées par les foudres de Jéhovah »139. L’homme

perd le contrôle de ses moyens, le maître du feu perd sa maîtrise. Demeuré

seul après l’accident (en effet, il a été saboté par des compagnons jaloux), il

lui semble que du sein des flammes, une voix grave prononce son nom, et il

voit apparaître dans la fumée et dans la flamme, une forme humaine

colossale. C’est son aïeul, Tubal-Kaïn qui l’appelle au sanctuaire du feu :

« Viens, suis-moi […]. Viens, quand ma main aura glissé sur ton front, tu

respireras dans la flamme »140. Sous la conduite de Tubal-Kaïn, Adoniram

s’engage dans une véritable aventure dans les entrailles de la terre : il

traverse des zones de matière subtilisée, raréfiée, il ressent la vie intérieure

de la terre qui se manifeste par des secouasses, par des « bourdonnements

singuliers » ; « des battements sourds, réguliers » qui annoncent « le

voisinage du cœur du monde »141 ; dans ce territoire du feu, le temps se

dilate à l’infini, les instants paraissent longs « comme la vie d’un

patriarche ». Et soudain, il aperçoit un point lumineux qui grandit, et l’artiste

entrevoit le cœur de ce monde, peuplé d’ombres qui s’agitent à des

occupations qu’il ne comprend pas.

En effet, Adoniram entre dans une grotte, qui relève toujours d’un

climat de porosité et d’humidité, qui témoigne d’un espace intime, où

137 Gérard de Nerval, id., tome II, p.311.138 Gérard de Nerval, id., tome II, p.285.139 Ibid., p.285.140 Gérard de Nerval, op.cit., tome II, p.288.141 Ibid., p.288.

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couvent les germes du futur. Adoniram est attiré par le point de lumière (qui

pourrait même être le scintillement d’une dent de dragon), il ressent une

impulsion vers le feu provoqué par le frottement des outils de ses frères, les

forgerons142, et par conséquent il est accaparé par le besoin d’une chaleur

partagée, générant ainsi ce que Gaston Bachelard appelle le complexe de

Novalis. En outre, il faut ajouter que c’est seulement dans la grotte, que la

chaleur se diffuse et s’égalise, et en même temps elle s’estompe comme les

rêves de l’imagination.

Jean-Pierre Richard observe que « La profondeur s’élargit ici (dans

la grotte) en un mouvement de pure générosité physique : car ce feu central

prodigue son bienfait jusqu’à la surface de la terre. Par l’intermédiaire d’un

réseau veineux de métal fondu il entretient par en-dessous la chaleur et la

vie chez les hommes »143. Dans le règne du feu souterrain, on explique à

Adoniram le sens de sa destinée, on lui relève l’appartenance à la race

maudite de Kaïn. L’un après l’autre, les aïeux d’Adoniram vont lui faire

leurs révélations. Mais, Tubal-Kaïn dira l’essentiel : « C’est le sanctuaire du

feu, de là provient la chaleur de la terre […].Aussi, que deviendrait la vie de

l’homme si nous ne lui faisions passer en secret l’élément du feu,

emprisonné dans les pierres… ? »144. En outre, il saura qu’il est condamné à

partager la vie des hommes tout en appartenant à un ordre d’existence

supérieur : Kaïn est le fils d’Héva et d’Eblis, un des Eloïms, « l’ange de

lumière (qui) a glissé dans son sein l’étincelle qui m’anime et qui a régénéré

ma race »145 ; il a été nourri par Adam, mais à son tour il a nourri son

nourricier. Tubal-Kaïn raconte à Adoniram l’histoire de son ancêtre, en

précisant que le fils d’Elbis s’est repenti d’avoir tué Abel, mais il rappelle le

favoritisme dont son frère bénéficiait sans rien faire, alors que lui, il

inventait l’agriculture et pouvait présenter à Jéhovah une gerbe de blé,

rejetée avec mépris. Au surplus, Kaïn est devenu le bienfaiteur des enfants

d’Adam, et il complète que « C’est à notre race supérieure, à la leur, qu’ils 142 Le métier prédominant des Kaïnites est celle de forgeron (n .a.). 143 J.-P. Richard, op.cit., p.31.144 Gérard de Nerval, op.cit., tome II, p.290.145 Gérard de Nerval, id., tome II, p.293.

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doivent tous les arts, l’industrie et les éléments des sciences »146. De plus,

Adoniram est amené à comprendre la dualité de son existence : tiraillés par

la double exigence de leur nature, les descendants de Kaïn subissent non

seulement les misères communes de l’humanité, telle la mort, mais aussi

celles qui leur sont propres : l’incompréhension, ingratitude et mépris des

hommes, le sentiment d’insatisfaction, d’exil. Son guide le conseille de

reprendre son courage, car sa « gloire est dans la servitude » ; sa race a été

condamnée pour avoir rendu redoutable l’industrie humaine. Kaïn a beau se

vouloir l’ami et le défenseur des hommes, car il sera toujours considéré le

grand réprouvé.

Ce qui est arrivé à Adoniram au centre de la terre, « lui permet, non

seulement d’affronter cette vie avec un courage peu commun chez les héros

nervaliens, mais encore d’y remporter une victoire incontestable par un

mariage qui supprime l’effet de la mort »147. De plus, l’expérience du

« monde souterrain » et du feu qui l’habite permet à Adoniram d’atteindre la

pureté totale de l’esprit, et finalement achever son œuvre d’art « placée sous

la dépendance directe du feu »148 . Après lui avoir fait part des mystères et

des légendes du feu, Tubal-Kaïn le ramène à la surface de la terre, et lui

confie le secret qui lui permettra de réparer le désastre et de triompher : « Il

faut un marteau. Celui de Tubal-Kaïn […]. Adoniram entendit le bruit d’un

morceau de fer qui tombe ; il se baissa et ramassa un marteau pesant, mais

parfaitement équilibré pour la main »149. Son ancêtre Tubal-Kaïn lui envoie

le marteau, emblème du pouvoir et de l’inconnu du dieu scandinave Thor.

Dérivé comme symbole du hachereau, (la double hache), donc équilibré, et

appelé par les Grecs labrys, qui donne aussi le mot labyrinthe, le marteau

symbolise le pouvoir, mais aussi le mystère, l’inconnu. Utilisé dans la

mythologie grecque pour garder des secrets, le marteau est aussi un symbole

maçonnique. Une fois le secret de son origine dévoilé, Adoniram peut

achever son œuvre titanesque, car, maintenant, dans son âme brûle le feu 146 Gérard de Nerval, id., tome II, p.295.147 Ross Chambers, op.cit., p.146.148 Gabrielle Chamarat-Malandain, op.cit., p.30. 149 Gérard de Nerval, op.cit., tome II, p.303.

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central, le feu sacré de ses ancêtres. Comme l’oiseau Phoenix, l’esprit

d’Adoniram renaît, et il réussit une fois de plus à maîtriser son art. « C’est

grâce à ce marteau qu’il pourra mettre à bonne fin la mer d’airain, sauvant le

lendemain ce qu’il avait perdu la veille, dominant et formant le jour la

matière que la nuit avait échappé à son emprise »150. N’oublions pas

qu’Adoniram est un artiste dominé à la fois par « l’esprit de la lumière » et

« le génie des ténèbres », de sorte que, la dualité à laquelle Adoniram se voit

condamné en tant que fils de Kaïn, devient chez l’artiste l’instrument même

de sa victoire. La mer d’airain achevée, elle offre aux hommes le spectacle

du triomphe de l’imagination humaine, mais aussi, elle affirme

l’indomptable puissance de rébellion, de résistance de l’esprit.

Malheureusement, après avoir fini son chef d’œuvre, Adoniram est tué

d’une manière basse, néanmoins, avant sa terrible mort, il poursuit ses

amours avec Balkis, la reine de Saba, elle aussi descendante des fils du feu.

De leur amour, naît le fils dont l’existence doit permettre à Adoniram de

survivre à la mort, et de prolonger la lignée de ses ancêtres.

L’histoire d’Adoniram, de Kaïn et des Kaïnites est « une

anthropologie sous forme de légende […] dans laquelle on perçoit des

linéaments homogènes et convergents »151 : on y voit le dieu céleste, jaloux

du dieu souterrain, du feu central, essayer d’en arrêter le rayonnement avant

qu’il ne puisse atteindre par en dessous la surface du globe et réchauffer les

hommes, on y voit la révolte des enfants du feu contre Adonaï, ce dieu

injuste, qui a crée l’homme de boue en lui donnant seulement une étincelle

faible ; tandis que, les enfants d’Eblis, un des Eloïms, frère d’Adonaï, ont

reçu le don de la chaleur extrême, qui est la « température naturelle des

âmes », et qui leur permet des contacts avec un monde supérieur, gouverné

par les esprits, le monde de l’éternité. Cette histoire est un bon exemple de

la façon dont Nerval anime et met en scène les légendes en les rapportant.

L’artiste aime multiplier les couleurs et les formes, dramatiser les éléments,

il confond les mythes à sa vie personnelle (les rêves d’Aurélia), il n’hésite 150 Ross Chambers, op.cit., p.148.151 Daniel Vouga, op.cit., p.40.

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pas dans ses songes et dans ses œuvres à s’identifier aux héros dont il

raconte l’histoire. On pourrait affirmer qu’Adoniram est un autre lui-même ;

comme lui, Nerval appartient à la race de Kaïn, celle des enfants du feu,

bien supérieure à la race des enfants du limon. Nerval est un héros

romantique par excellence, un héros maudit, victime de la tyrannie d’un dieu

vengeur, et sa seule chance à survivre est « l’épanchement du songe dans la

vie réelle ».

Un autre fils du feu, semblable à Adoniram est Antéros, le héros du

sonnet de même nom (ce sonnet trouve surtout son sens et ses résonances

dans l’histoire de Balkis et d’Adoniram). Il est l’homme à la « tête

indomptée », « issu de la race d’Antée152 » au cœur plein de rage, qui se

révolte contre le dieu vainqueur. Si on envisage le vers : « Il m’a marqué le

front de sa lèvre irritée »153, on pourrait faire une analogie avec la race des

Kaïnites, dont les membres ont été marqués à leur tour du symbole de tau,

pour que les autres les distinguent. Lui-même confesse que « Sous la pâleur

d’Abel, hélas ! ensanglantée, / J’ai parfois de Caïn l’implacable rougeur »154.

Mais ; le verse « Il m’a marqué le front de sa lèvre irritée » invite à voir

dans le dieu Antéros, le feu : en grec, Antéros veut dire « amour partagé »,

amour du feu, et en retour, amour qu’épreuve le feu pour l’Allumeur. « Plus

on lutte avec le feu, plus il devient vigoureux, comme Antée, devenant plus

fort à chaque défaite : « Je retourne les dards contre le dieu vainqueur »155.

La rage du Feu-Antéros, excitée par la « lèvre irritée » de l’Allumeur décrit

admirablement les bondissements de la flamme : on aperçoit son col flexible

et mouvant, et la tête qui se dresse vers le ciel. « Le Vengeur irrité

correspond au « geste de haine » de Horus : dans les deux cas, gestes et

paroles impatients, « l’irritation » se mêle à « l’amour » qu’on porte au feu,

comme aussi il se mêle de la « rage » à « l’amour » que le feu porte à

152 « Dans la légende grecque, Antée n’est qu’un brigand, et non pas un révolté ; vaincu par Hercule il disparaît, sans plus. Si on se content de ce personnage-là, la race d’Antée ne représente rien du tout. » Mais, si on considère son nom, il faut mentionner qu’Antée est celui qui s’oppose, celui qui est contre. (Daniel Vouga, op.cit., p.27.) 153 Les Filles du Feu, p.278.154 Ibid., p.278.155 J.-P. Weber, op.cit., p.167.

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l’Allumeur : l’un anime et tisonne, l’autre aime et brûle »156. Antéros livre

son dernier secret au vers 14 : « Je ressème à ses pieds les dents du vieux

dragon », où les dents du vieux dragon symbolisent la semence du feu, qui

va rejaillir de nouveau. Le vers « ils m'ont plongé trois fois dans les eaux du

Cocyte »157, signifierait dans la perspective alchimiste : « au moyen de trois

ablutions et purgations, le dragon se dépouille de ses anciennes écailles ; il

quitte sa vieille peau et rajeunit en se renouvelant »158 ; le feu (« le dragon »)

s’élance plus ardent, rajeunit, et se renouvelle. Les deux vers de la fin (« Et,

protégeant tout seul ma mère Amalécyte, / Je ressème à ses pieds les dents

du vieux dragon ») font une allusion au feu nouveau, qui protège la mère (ou

la nourrice), tout en se multipliant « à ses pieds ».

En ce qui concerne Les filles du feu, Nerval a décidé d’approfondir

son mythe féminin esquissé sous les traits de la reine de Saba, de façon

qu’après les « fils du feu », frères de Kaïn et de la race rouge, les femmes

prédestinées, les femmes du feu sont des saintes, des déesses, des actrices.

Au premier chapitre de Sylvie (Nuit Perdue), on découvre le secret

qui anime, et au même temps maîtrise les rêves de Nerval : il s’agit de « la

torche des dieux souterrains »159, dont les étincelles éclairent l’ombre, mais

aussi l’imagination du poète. Toutes les femmes qui entrent dans l’univers

nervalien sont aperçues à la lumière des flammes de cette torche des

divinités souterraines, elles reçoivent les attributs d’une véritable déesse, et

parfois s’en confondent. Dès les premières lignes, on découvre les

modulations du feu central dans la description d’Aurélie : « une apparition

bine connue, illuminait l’espace vide, rendant la vie d’un souffle et d’un mot

à ces vaines figures qui m’entouraient »160. Aurélie dégage de la lumière,

créant ainsi un cercle de lueur, dont elle est le centre. Ici, on aperçoit une

femme qui a le pouvoir de transformer l’espace et les hommes par sa simple

présence ; elle conquiert à la fois l’obscurité et le vide, et donne de la vie

156 J.-P. Weber, id., p.168.157 Les Filles du Feu, p.278.158 J.-P. Weber, id., p.169.159 Gérard de Nerval, Les Filles du Feu, p.119.160 Gérard de Nerval, op.cit., p.117.

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aux traits des hommes qui l’entourent. Aurélie est « belle comme les jours

aux feux de la rampe qui l’éclairait »161, dont les rayons la montrent plus

naturelle. En effet, la lumière du feu révèle sa vraie nature, de fille du feu,

fille de la race rouge, dont la beauté est divine162. Le scintillement qu’elle

dégage réussit à pénétrer l’ombre et la dissiper. En outre, Nerval la compare

avec les « Heures Divines »163, qui portent sur leur front une étoile, le

symbole maçonnique des élus. C’est l’artiste même qui confesse que la

femme réelle révolte son ingénuité, donc, aux yeux des poètes elle doit se

métamorphoser en reine ou en déesse, et devenir ainsi, une femme

inaccessible : « il fallait qu’elle apparut reine ou déesse, et surtout n’en pas

approcher »164. Les traits d’Aurélie ressemblent aux ceux de la reine de

Saba, dont la beauté éblouit. Adoniram l’avait entrevue « comme on voit le

soleil levant, qui bientôt vous brûle et vous fait baisser la paupière »165. Le

scintillement surnaturel et le regard de feu sont des marques de la race rouge

des Kaïnites.

Au chapitre VI (Othys), on voit Sylvie entrer dans la maison de sa

tante : « La nièce arrivant, c’était le feu dans la maison »166. Tout comme

Aurélie qui transforme l’espace et les hommes par la lumière qu’elle

engendre, et Adrienne, dont le visage reflète les couleurs du couchant du

soleil, Sylvie possède aussi des attributs divins, de sorte qu’elle réussit à

allumer par sa présence, la maison de sa tante, témoignant ainsi de son

appartenance à la race du feu.

Dans le récit d’Octavie, on retrouve le volcan, un autre élément qui

fait partie de la sphère du feu : il combine les caractéristiques d’une

montagne et d’une grotte, c’est une forme de relief à la fois ouverte et

protégée. La montagne est le point où le ciel et la terre se rencontrent, elle

symbolise le logis des dieux et la limite de l’ascension humaine ; tandis que

161 Ibid., p.117.162 D’après Nerval, les descendants des fils du feu sont Eve et Eblis, un des Eloïms (n.a.)163 Gérard de Nerval, Les Filles du feu, p.118.164 Gérard de Nerval, op.cit., p.119.165 Gérard de Nerval, Voyage en Orient, tome II, p.241.166 Gérard de Nerval, Les Filles du Feu, p.132.

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la grotte est le cœur de la terre, située à la surface de la terre. Donc on peut

affirmer que le volcan est une grotte enflammée, une grotte active et

dangereuse. On sait que le volcan occupe une place très importante dans la

mythologie nervalienne : l’auteur français a évoqué l’éruption du Vésuve

qui se produit pendant l’un de ses séjours à Naples, séjour décrit dans

Octavie et dans plusieurs sonnets des Chimères : « toutes les ouvertures de

la maison où je me trouvais s’étaient éclairées, une poussière chaude et

soufrée m’empêchait de respirer […], je contemplais sans terreur le Vésuve

couvert encore d’une coupole de fumée »167. À peine Gérard est sorti des

bras de la sombre magicienne qui l’a ensorcelé, qu’il se réveille vers la fin

de la nuit, étouffé par la cendre soufrée qui envahissait l’atmosphère. Pour

s’échapper à cette nausée il gravit la montagne et gonfla ses poumons avec

l’air frais du matin, tout en contemplant le spectacle épouvantable de

l’éruption volcanique.

Le volcan est discrédité à cause de sa violence, « il contient un feu

impatient, un être coléreux, entré en lutte avec l’épaisseur de la terre »168. La

lave, rivière du feu, bouillonne dans les entrailles de la terre ; son frottement

violent contre les mûrs de boue détermine une révolte de la matière, et le feu

révolté sort à la surface de la terre, en essayant de toucher le ciel parsemé

d’étoiles. On pourrait parler même d’une révolte contre le limon et contre le

ciel. Quand le volcan entre en éruption, le feu perd son pouvoir bénéfique, il

ne s’agit plus d’un feu qui glisse dans toutes les entrailles du monde et

irrigue la terre sans la violenter, mais d’un feu « maléfique », que détruit,

qui sème la terreur, et qu’au lieu de s’insinuer, se révolte. L’éruption

apparaît comme un avortement d’être de la flamme. Par le volcan on

aperçoit l’importance du complexe igné de Nerval : en effet, tous ces

personnages, depuis Adoniram jusqu’aux Filles du feu, sont situés sous le

signe de la flamme : les créatures nervaliennes n’existent que par la flamme

qui brûle dedans et dehors. « Si le Vésuve fait éruption c’est parce que

Gérard l’a touché d’un pied agile : lui-même homme du feu, il lui suffit 167 Gérard de Nerval, op.cit., p.210.168 J.-P. Richard, op. cit., p.34.

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d’effleurer la montagne de feu pour causer son embrasement »169. On a déjà

soutenu que Nerval se rêve lui-même comme un homme-volcan de point de

vue intellectuel, sentimental et spirituel. Le feu qui frémit et parfois qui se

révolte dans son esprit, n’est autre chose que son génie.

L’image du volcan qui entre en éruption est toujours présente dans

les sonnets Myrtho, Horus et Delfica des Chimères. De sorte qu’on localise

le vers suivants :

Myrtho : « Je sais pourquoi là-bas le volcan s’est rouvert

[…] /

Et des cendres soudain l’horizon s’est couvert »

Horus : « Le dieu Kneph en tremblant ébranlait l’univers »

Delfica : « La terre a tressailli d’un souffle prophétique » 170

Pour Nerval, Myrtho est une « divine enchanteresse », une

magicienne qui rallume les volcans « d’un pied agile », et dont « le front est

inondée des Clartés d’Orient ». Tous les détails du sonnet indiquent la

présence d’une véritable Allumeuse du Feu171 dans l’image de Myrtho :

« Pausilippe altier, de mille feux brillant/ …raisins noirs mêlés avec l’or de

ta tresse172/ …l’éclair furtif de ton œil souriant ; »173. Elle est capable de

rouvrir le volcan, en modulant le rite de l’Allumage du Feu : les vers 13 et

14174 du dernier tercet sont pleins d’éléments végétaux (rameaux, laurier,

hortensia, myrte) qu’on les utilise d’habitude pour allumer le feu sacré de

l’autel ; sous un amoncellement de branches et de fleurs, la flamme fleurie

et le rituel est achevé. Myrtho est la femme au myrte, elle allume le feu de

bois et possède le pouvoir de rouvrir les volcans. Cette image de l’allumage

169 J.-P. Richard, id., p.35.170 Gérard de Nerval, op.cit., pp. 276-279.171 Notion dont J.-P. Weber mentionne dans son livre, Domaines Thématiques.172 Le noir et l’or sont symboles du feu éteint, respectivement du feu allumé. (J.-P Weber, Domaines thématiques).173 Gérard de Nerval, op.cit., p.276.174 « Toujours sous les rameaux du laurier de Virgile/ Le pâle Hortensia s’unit au Myrte vert ! » (Gérard de Nerval, Les Filles du Feu, p.276).

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des plantes aromatique nous fait penser au Phoenix et à sa mort. D’après

Les Métamorphoses d’Ovide, cet oiseau se couche dans un nid embaumé de

myrte et de la cannelle, que l’enflamme avec son propre corps175. Dans les

deux images on à faire avec une régénération de l’être à la base de laquelle

se retrouve le rituel de l’allumage du feu.

Dans le sonnet Delfica, on ne aperçoit plus une « poussière chaude et

soufrée », mais, on sent la terre tressaillir « d’un souffle prophétique »176, le

souffle du volcan de Naples. Il existe un rapport étroit et précis entre la

dernière strophe de Myrtho et la première de Delfica : « Au pied du

sycomore, ou sous les lauriers blancs, / Sous l’olivier, le myrte, ou les saules

tremblants… »177 ; tandis que dans Myrtho on a les « rameaux de laurier »,

« la pâle hortensia » et « le myrte vert ». Dans Delfica, des bûches et des

branches attendent d’être allumées, pourtant, ici on ne trouve plus la

magicienne, l’Allumeuse du Feu du sonnet précèdent, de sorte que le volcan

ne fait pas de l’éruption, mais il fait la terre tressaillir « d’un souffle

prophétique », annonçant « l’ordre des anciens jours ».

Dans le sonnet Horus, le dieu égyptien Kneph, le maître des volcans,

symbolisant le feu éteint, en tremblant, ébranle l’univers pour une dernière

fois, car, la déesse suprême Isis se révolte contre ce « vieux pervers ». Elle

est la mère du feu nouveau (Osiris), et symbolise donc l’Allumeuse du Feu.

Sa colère n’a plus rien de surprenant : c’est celle de l’allumeuse contre le

feu qui tremble et meurt. Isis se lève et revêt sa « robe de Cybèle178 »,

rallume le feu (« et l’ardeur d’autrefois brilla dans ses yeux verts »),

assouvit sa haine contre le moribond et se retire : « La déesse a fui sur sa

conque dorée […]/ Et les cieux rayonnaient sous l’écharpe d’Isis. »179.

175 Jean Burgos, Imaginar şi Creaţie, éd. Univers, Bucuresti, 2003.176 Les Filles du Feu, p.279.177 Ibid., p.279.178 Cybèle est une déesse phrygienne symbolisant la terre. (http://en.wikipedia.org/wiki/Cybele).179 Ibid., p.277.

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3.1.3 Couleurs et substances du feu

Le feu nervalien se manifeste aussi sous la forme de couleurs et de

substances : d’un part on a le rouge, l’or, le jaune, et le bleu de la flamme de

l’eau de vie, et d’autre part on a les substances qui savent mieux répondre au

feu, comme le roc, l’ardoise, ou le brique rose, substances sans écorces

définies par l’ouverture et par la porosité.

Dans le récit d’Aurélia, la thématique de l’allumage du feu est

illustrée par le récit du rêve suivant : « Je les remerciais en rougissant,

comme si je n’eusse été qu’un petit enfant devant des grandes belles

dames »180. Tout d’un coup, une de ces femmes se lève et se dirige vers le

jardin, pendant que Gérard la suit: « La dame que je suivais, […] entoura

gracieusement de son bras nu une longue tige de rose trémière, puis elle se

mit à grandir sous un clair rayon de lumière, de telle sorte que le jardin

prenait sa forme […], tandis que sa figure et ses bras imprimaient leurs

contours aux nuages pourprés du ciel »181. Cette femme se transfigurait sous

les yeux effrayés de Nerval, qui craignait que la nature soit morte sans sa

présence : « Ne fuis pas ! m’écriai je…car la nature meurt avec toi ! »182.

180 Gérard de Nerval, id. p.207.181 Ibid. p.207.182 Gérard de Nerval, id., p.208.

56

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On observe d’abord que la dame finit par se confondre avec les

nuages pourprés; ce détail nous fait penser qu’il s’agit « d’un feu pourpré

jaillissant à travers un nuage de fumée »183. La phrase « elle se mit à grandir

sous un clair rayon de lumière » nous montre que le feu même grandit.

L’image de la rose trémière porte le signe de l’allumage du feu, et en même

temps, on trouve cette syntagme dans le sonnet Artémis, où la Sainte tenait

dans ses mains une telle rose : « La rose qu’elle tient, c’est la rose

trémière », qui est justement l’équivalent des feux (« Sainte napolitaine aux

mains pleines de feux »). Dans le fragment cité, « la longue tige de rose

trémière », signifie « bois allumé »184. De plus, on peut affirmer que cette

rose trémière détermine l’agrandissement et plus tard, la transfiguration de

la dame ; c’est après l’apparition de la rose que la dame se met à grandir et à

se confondre aux nuages pourprés. Puis, lorsqu’elle « s’évanouit dans sa

propre grandeur », image qui peut être comparée à l’évanouissement de la

fumée d’un feu allumé, la nature meurt avec elle. Après avoir incorporé tous

les éléments de la nature dans sa personne, « le jardin prenait sa forme, et les

parterres et les arbres devenaient les rosaces et les festons de ses

vêtements », pareille à une flamme qui consomme tout et meurt. J.-P. Weber

fait une assertion intéressante sur la thématique du feu : « En faisant entrer

la thématique du feu, de l’allumage du feu, dans l’existence et la folie du

poète, il contribue à resserrer les liens entre l’œuvre et le destin »185.

J.-P. Richard signale que, chez Nerval, le roc « remplit une fonction

onirique importante ; il est se qui se dresse éternellement, ce qui a résisté à

l’effritement de la matière, à l’usure des siècles : substance témoin, squelette

imputrescible de la terre »186. La montagne est un roc gigantesque, qui

témoigne du rêve nervalien de réussir à atteindre son étoile, elle est un

élément essentiel dans la mythologie nervalienne (dans un de ses rêves,

Gérard s’élève sur les flancs d’une montagne, au sommet de laquelle, vit

183 J.-P. Weber, Domaines Thématiques, p.204.184 J.-P. Weber, op.cit., p.205.185 Ibid. p.205.186 J.-P. Richard, op.cit., p.38.

57

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une race élue, la race des fils du feu ; le volcan est aussi une sorte de

montagne qui émet ou a émis des matières en fusion, un nid où les flammes

se ramassent ; pour Stendhal, la présence d’une montagne de feu imprime

toujours au paysage « quelque chose d’étonnant et de tragique »). Nerval

chante les bienfaits de la montagne dans une des chansons qu’il avait

trouvée à Dauphiné, et qu’il a insérée dans les Mémorables : « Là-haut sur

les montagnes,- le monde y vit content ; - le rossignol sauvage – fait mon

contentement ! »

Toujours dans les Mémorables, on retrouve le portrait de Balkis, la

reine de Saba, qui accompagne le poète. Elle est habillée d’une robe de «

hyacinthe soufrée », et ses poignets et ses pieds sont couverts de diamants et

de rubis étincelants. Cette fille du feu est revêtue entièrement par les

éléments et les couleurs appartenant à la sphère de la lumière, du feu :

diamants, rubis, une robe de hyacinthe soufrée. Le diamant est le symbole

de la lumière, il est associé aux étoiles, à cause de son étincellement très

fort ; le rubis est la pierre du feu, la pierre rouge, précieuse et pétillante,

tandis que la hyacinthe est une pierre fine, une variété de zircon jaune

rougeâtre, associée aux êtres célestes, respectivement, aux anges (rappelons

nous le vers de Baudelaire : « Anges revêtus d’or, de pourpre et

d’hyacinthe. »). Cette reine de la « race élue » à la fois domine et éclaire

l’esprit de Nerval, elle est une apparition céleste, une étoile qui fonctionne

comme un gardian de l’artiste. La houssine à la main, elle ouvre la porte de

nacre de Jérusalem, et libère la lumière divine dans l’atmosphère : « Quand

sa houssine légère toucha la porte de nacre de la Jérusalem nouvelle, nous

fûmes tous les trois inondés de lumière »187. Gérard lit le mot pardon « signé

du sang de Jésus-Christ » dans le ciel ouvert, inondé de la lumière divine, et

il se sent délivré. De nouveau le symbole obsédant de l’étoile apparaît, et

cette fois ci, elle lui relève « le secret du monde et des mondes »188. Tout

l’univers vibre : les fleuves, l’océan, les vallées, tandis que « la lumière

brise harmonieusement les fleurs naissantes », plus loin on découvre que la 187 Gérard de Nerval, Les Filles du Feu. Aurélia, p.350.188 Ibid. p.350.

58

Page 56: 26658343 La Mythologie Du Feu Dans l Oeuvre de Gerard de Nerval

terre sort des soupirs et des frissons d’amour, et « le choeur des astres se

déroule dans l’infini »189. Ici, Gérard s’imagine une nouvelle genèse,

contrôlée entièrement par le feu qui est présent dans le récit sous la forme

d’astres, d’étoiles.

D’autres images qui comportent les modulations du feu sont les

suivantes : « l’arc de lumière éclatait dans les mains divines d’Apollon » ;

« une blancheur éclatante » ; « de sa petite main rose, elle préservait du vent

une lampe allumée » ; « Les vaisseaux de Cronstadt et de Saint Pétersbourg

s’agitaient sur leurs ancres, prêts à se détacher […], quand une lumière

divine éclaira d’en haut cette scène de désolation » (parmi ces paroles on

discerne l’âme désolé du poète qui cherche la rédemption, la lumière

salvatrice de son étoile) ; « le vif rayon qui perçait la brume »190.

Dans Voyage en Orient, au chapitre XIII, La Messe de Venus, Nerval

raconte une petite partie de l’histoire de Polyphile et Polia, plus exactement,

l’épisode présentant un des rituels effectués au temple de Venus, sur l’île de

Cythère. Ici, on remarque beaucoup de représentations du feu : les prêtresses

sont habillées d’une robe écarlate ; chacune d’entre ces femmes tient entre

ses mains un objet sacré qui sera utilisé pendant le rituel, il s’agit d’une livre

de cérémonies, une châsse et une mitre d’or (couleur par excellence, liée à

l’univers du feu), un couteau de sacrifice, un cierge de cire vierge. La

cérémonie débuta de la manière suivante : la pieuse fait approcher les deux

amants d’une citerne située au milieu du temple, et « en ouvrit le couvercle

avec une clef d’or » ; puis elle lit du livre sacré « à la clarté du cierge, elle

bénit l’huile sacrée et la répandit dans la citerne ; ensuite elle prit la cierge,

et en fit tourner le flambeau près de l’ouverture »191. La jeune fille exprime

le désir qu’elle et son bien-aimé puissent aller ensemble au royaume de la

Grande Mère pour boire de sa sainte fontaine. Puis, Polyphile plonge le

flambeau dans la citerne. On observe que toute la cérémonie tourne autour

du symbolisme du feu : les prêtresses sont habillées en écarlate, couleur du

189 Gérard de Nerval, id., p.351.190 Gérard de Nerval, id., pp.352-353.191 Gérard de Nerval, id., tome I, p.63.

59

Page 57: 26658343 La Mythologie Du Feu Dans l Oeuvre de Gerard de Nerval

sang, associée au feu ; la majorité des objets qu’elles utilisent sont en or,

métal qui incarne l’essence de la matière solaire sur la terre, et bien sur, la

cierge en cire vierge, dont la flamme surveille la prière de la pieuse. Le désir

que les amants énoncent peut se réaliser seulement si les étapes et les

éléments du rituel sont respectés rigoureusement : la chandelle doit être faite

de cire vierge, qu’on n’a jamais utilisée auparavant, pour que la flamme

opère la purification du souhait des amoureux, et, de cette façon la Grande

Mère, accepterait et accomplirait leur vœu d’amour.

Une fois arrivé au Caire, Nerval aura l’impression de voyager en

rêve dans une cité de passé, habitée seulement par des fantômes, qui ne

l’animent pas ; c’est une cité labyrinthique, où il erre comme dans un rêve

initiatique tels ceux d’Aurélia : à un moment donné, le narrateur, qui vient

de s’endormir, est réveillé par des sons étranges, il descend dans la rue où,

tout d’un coup, il est entouré par de nombreuses torches et de pyramides de

bougies portées par des enfants, dont la lumière guide un cortège d’hommes

et de femmes, « dont je ne pus distinguer tous les détails »192. Cette

description témoigne d’un combat entre la nuit et la clarté, les torches et les

bougies percent l’obscurité et accentuent le mystère. Ce que Gérard entend

et ce qu’il voit le conduit à se demander s’il rêve ou s’il aperçoit un

spectacle réel. La description est soigneusement calculée pour entretenir

cette incertitude, et insister sur le caractère étrange de la scène : « Mon

esprit hésita quelque temps avant de se réveiller » ; « une sorte de gaieté

patriarcale et de tristesse mythologique se mélangeaient » dans ce concert

bizarre. Dans la foule, Nerval observe « quelque chose comme un fantôme

rouge »193 avec une couronne de pierres précieuses, et un group de femmes

en vêtements bleus, qui l’accompagne. Sans le savoir, le narrateur suit un

cortège de noces. Tous ces personnages sont volontairement présentés d’une

façon vague et confuse ; le rêve se mêle à la réalité, la réalité prend l’aspect

fantastique du rêve, et par conséquent, on assiste à « l’épanchement du

songe dans la vie réelle ». L’image du feu est éblouissante : les enfants sont 192 Gérard de Nerval, id., tome I, p.91.193 Gérard de Nerval, id., tome I, p.91.

60

Page 58: 26658343 La Mythologie Du Feu Dans l Oeuvre de Gerard de Nerval

chargés d’énormes candélabres dont les bougies jettent partout « une vive

clarté »194, les jeunes hommes portent de petits arbres décorés avec des

bougies allumées ; on voit « des larges plaques en cuivre doré […] (qui)

reflétaient ça et là l’éclat des lumières »195 ; les danseuses ont le visage fardé

de rouge et de bleu, elles ne sont pas couvertes de voile comme les autres

femmes du cortège.

Le point culminant est toujours l’apparition du « fantôme rouge », au

milieu des torches, de candélabres et de pots à feu, « rien n’est étrange

comme cette longue figure » dit Nerval, sous cet être énigmatique qui se

cache sous ses mille voiles, et qui porte sur la front une sorte de diadème

pyramidal éclatant de pierres précieuses. On est dans le monde nervalien, et

on est tenté de dire que la femme qu’il décrit avec tant de précision, cette «

el aruss », n’est autre chose qu’une fille du feu. Tous les détails l’indiquent :

les noces ont lieu pendant la nuit, quand le scintillement du feu est vraiment

spectaculaire, on a des torches, des bougies, des plaques de cuivre doré qui

reflètent la lumière hallucinante des flammes ; son habit est rouge, couleur

du feu, et elle porte sur la tête un diadème sous forme de pyramide, symbole

alchimique représentant le feu, qui se dirige vers le ciel. Aussi, faut-il

mentionner que ce bijou pyramidal donne l’impression que la femme

grandit, donc, il s’agit d’un mouvement vertical spécifique aux flammes

incandescentes. Toujours dans la foule, Nerval raconte un épisode curieux

pour la culture musulmane : il reçoit un verre d’eau-de-vie, boisson

alcoolique interdite par les musulmans. L’alcool avalé, l’univers de la noce

égyptienne s’ouvre pour l’écrivain français ; néanmoins, pourvu que tous le

prennent pour un habitant du Caire, il utilise la parole « tayeb » (qui signifie

« merci » ou « comme vous voulez »), que son drogman lui a donnée.

Gaston Bachelard soutient que l’eau-de-vie c’est l’eau de feu, que « c’est

une eau qui brûle la langue et qui s’enflamme à la moindre étincelle »,

qu’elle « fait la preuve de la convergence des expériences intimes et

194 Gérard de Nerval, id., tome I, p.92.195 Gérard de Nerval, id., tome I, p.93.

61

Page 59: 26658343 La Mythologie Du Feu Dans l Oeuvre de Gerard de Nerval

objectives »196 puisqu’elle brûle devant les yeux extasiés, puisque l’eau-de-

vie réchauffe tout l’être au creux de l’estomac. En buvant l’eau enflammée,

Nerval subit une modification spirituelle, il développe le courage d’entrer

par une porte ornée de fleurs, dans une cour illuminée de lanternes. Le feu le

poursuit partout, et le poète est en proie à la lumière aveuglante, aux

mouvements hypnotisants des danseuses, aux sons des instruments.

Malheureusement le voile de la magie s’effiloche et il se dirige vers sa

maison.

Une autre image qui renvoie au « complexe d’Hoffmann » est

localisée dans la nouvelle Corilla, une des filles du feu de Gérard de Nerval.

Fabio, le protagoniste va rencontrer la femme qu’il aime et qu’il ne connaît

que dans les représentations des pièces de théâtre, il est fatigué de l’attente

et il dit : « J’ai envie d’aller me remonter l’imagination avec quelques verres

de vin d’Espagne »197, en effet, il veut enflammer son imagination pour

impressionner la jeune fille, il veut être brillant, passionné, et fou d’amour,

il désire de « réaliser l’idéal que lui ont présenté mes lettres et mes verses…

et c’est à quoi je ne me sens nulle chaleur et nulle énergie »198. C’est l’eau de

la vie qui brûle et qui réveille le « le bonheur calorique », et il faut ajouter

la citation suivante : « c’est la flamme paradoxale de l’alcool qui est

l’inspiration première »199. Donc, pour enrichir le vocabulaire et libérer la

syntaxe, Fabio a besoin de l’eau-de-vie, de l’eau du feu.

Au chapitre VI, Les derviches, on retrouve l’image des candélabres

chargés de bougies, mais cette fois-ci, le candélabre porte « une multitude

de petites lampes de verre en pyramide, et à l’entour des grappes suspendues

de lanternes »200, autour de ces objets porteurs de lumière, il y avait un

groupe de chanteurs, dont le hymne amoureux s’élevait au ciel, mélangeant

la mélancolie et la tristesse à la joie. Les ondes du feu s’entrecroisent aux

ondes musicales, de sorte que la chanson d’amour se transforme dans une

196 Gaston Bachelard, op. cit., p.145. 197 Gérard de Nerval, Les filles du feu, p.232.198 Gérard de Nerval, op. cit., p.231199 Gaston Bachelard, op.cit., p.150.200 Gérard de Nerval, Voyage en Orient, tome I, p.156.

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incantation magique qui parvient à la voûte céleste. Au chapitre XI, La

caravane de Mecque, les pyramides de lumière et les chaînes de chandelles

illuminaient la ville comme en plein jour ; s’est une coutume gardée par les

Egyptiens du temps de la déesse Isis. Quelques pages plus loin, dans La vie

intime à l’époque du khamsin, on repère la citation suivante : « le feu

terrestre de Ptah combat les ardeurs trop vives du céleste Horus »201. Nerval

entend par « le feu terrestre de Ptah », le purgatoire des salles où sont les

bassins d’eau bouillante où les hommes peuvent se recréer pendant

l’insupportable chaleur du midi, jusqu’à se que le soir tombe, et la ville se

ranime une fois de plus.

Dans L’Histoire du Calife Hakem, au chapitre VI, Les Deux Califes,

une fête somptueuse illumine les jardins et les palais de Hakem : « des

lanternes pendaient à tous les arbres comme des fruits de rubis » ; « dans le

fond flamboyant, au milieu d’un embrassement de lumière, la façade du

palais dont les lignes architecturales se dessinaient en cordons du feu » ;

« des danseuses…ondulaient comme des serpents, au milieu de Tapis de

Perse entourés de lampes » ; « des milliers de cierges, posés sur des

candélabres d’argent, scintillaient comme des bouquets de feu, croisant leurs

auréoles ardentes »202. J.-P. Weber considère que « le simulacre d’exécution

de Yousouf module, très probablement, le thème de l’Allumage

manqué »203, et pour soutenir cet argument, on cite : « arrivé sur un point de

la berge qui s’avançait dans le fleuve, le jeune homme se mit à genoux, le

noir se plaça près de lui, et l’éclair d’un damas étincela dans l’ombre

comme un filon de foudre. Cependant, à la grande surprise du Calife, la tête

ne tomba pas »204. On observera que l’exécution manquée fut ordonnée par

la sœur du Calife, qui est déjà apparue comme l’Allumeuse aux doigts de

feu, et « aux yeux qui faisaient baisser le regard comme si l’on eût

contemplé le soleil ».

201 Gérard de Nerval, op.cit., tome I, p.192. 202 Gérard de Nerval, id., tome II, pp.95-96.203 J.-P. Weber, op.cit., p.193.204 Gérard de Nerval, op.cit.,tome II, p.97.

63

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Dans le récit de Sylvie, au chapitre deux (Adrienne), on franchit le

seuil d’un temps passé, et on trouve une autre fille du feu, « une blonde

grande et belle qu’on appelait Adrienne »205, une fille dans les veines de

laquelle coulait « le sang des Valois »206. Le visage d’Adrienne reflète les

couleurs du couchant du soleil et l’apparition de la lune, mais aussi le

passage du jour à la nuit. En l’apercevant, l’esprit de Gérard s’est emparé

d’un trouble inconnu, les cheveux d’or de la fille effleuraient ses joues, et à

mesure qu’elle chantait, « le clair de lune naissant tombait sur elle

seule »207 ; tout d’un coup elle se tut et personne n’osait rompre le silence.

L’atmosphère était chargée « de faibles vapeurs condensées »208, et on

pensait être au paradis. Comme une véritable fille du feu, elle maîtrise

même les rayons pâles de la lune. Pour Nerval, la lune et le brouillard

signifient l’irréalité, le rêve : il se trouve au centre d’un décor d’arbres et de

flammes, dont « le soleil couchant perçait le feuillage »209 et enflammait la

végétation. Seulement dans ce paysage valoisien, Adrienne peut surgir : elle

se place au cœur du cercle des chanteuses, et « s’isole si bien que tout

converge vers elle »210. Aux yeux de Gérard, elle est une « fleur de la nuit,

éclose à la pâle clarté de la lune, fantôme rose et blond glissant sur l’herbe

verte »211, elle s’évapore, s’envole avec le brouillard. Cependant, avant sa

disparition, Gérard a pu poser sur sa tête deux branches de laurier « dont les

feuilles lustrées éclataient sur ses cheveux blonds aux rayons pâles de la

lune »212. À l’abri de la nuit, Adrienne est la copie fidèle de Béatrice, la

femme qui incarne l’amour béatifique, la seule qui peut conduire Dante à

travers le Paradis. Quelques pages plus loin, au chapitre VII (Chaalis),

Gérard reverra une fois de plus d’Adrienne : ici, elle est transfigurée dans un

esprit qui montait de l’abîme, « tenant en main l’épée flamboyante, et

205 Gérard de Nerval, Les Filles du Feu, p.122.206 Gérard de Nerval, op.cit., p.123.207 Ibid., p.122.208 Ibid., p.122.209 Gérard de Nerval, op.cit., p121.210 J.-P. Richard, op.cit., p.43.211 Gérard de Nerval, Les Filles du Feu, p.124.212 Gérard de Nerval, op.cit., p.123.

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convoquait les autres à admirer la gloire du Christ »213. En retraçant les

détails, le poète se demande s’ils sont réels ou rêvés. Pour l’écrivain

français, la figure d’Adrienne reste seule triomphante, « mirage de gloire et

de la beauté »214, qui le suit partout.

L’érotisme nervalien postule toujours le feu ; on sait très bien que

Nerval et Gautier passèrent une bonne partie de leur jeunesse à la chasse du

blond. « La femme aux cheveux blonds ou roux, c’est pour Nerval la

femme-flamme, la femme qui le brûle et qui peut lui donner son feu »215. Le

blond symbolise la lumière, le soleil, l’appartenance au monde des poètes et

de leurs muses tandis que le brun c’est le tellurique, le monde réel. Cette

opposition partage les personnages de Sylvie et d’Adrienne en deux plans :

d’une part se trouve Adrienne, dont l’apparition fugace et irrésolue engendre

une image chimérique et d’autre part c’est Sylvie, fille simple, menant une

vie commune dans le village : « L’une était l’idéal sublime, l’autre la douce

réalité »216.

En ce qui concerne Sylvie, Marcel Proust note dans son Contre

Sainte-Beuve : « La couleur de Sylvie, c’est une couleur pourpre ou violacée

[…]. À tout moment, ce rappel du rouge intervient : tirs, foulards rouges,

etc.…Et ce nom lui-même pourpré des deux I »217. Sylvie est également la

fille du feu et la fille de la forêt, comme son nom l’indique, « fille d’un feu

mêlé à la vie végétale et probablement issue d’elle »218 : elle est une petite

fille sauvage « si vive et si fraîche »219 dont les yeux noirs étincellent « dans

un sourire plein de charme »220, et la peau est légèrement hâlée. On la voit

tout au long du récit cueillir des fleurs du feu (boutons d’or, digitales),

manger des fruits du feu (fraises). J.-P. Richard affirme qu’ « elle appartient

213 Gérard de Nerval, op.cit., p.136.214 Gérard de Nerval, Les Filles du Feu, p.123.215 J.-P. Richard, op.cit., pp.44-45.216 Gérard de Nerval, Les Filles du Feu, p.154.217 Cité par J.-P. Richard dans Poésie et Profondeur, p.43.218 J.-P. Richard, op.cit., p.43.219 Gérard de Nerval, Les Filles du Feu, p.122.220 Gérard de Nerval, op.cit., p.143.

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à un climat de succulence enflammée et de tendresse herbeuse […], chaude

et duveteuse comme un tissu de feu, comme un velours pourpré »221.

Dans cette nouvelle on trouve aussi des matériaux appartenant à la

sphère du feu, tels le roc, la brique rose, ou l’ardoise. Les substances

favorites de Nerval sont celles qui peuvent répondre mieux au feu. Il s’agit

de substances « sans écorce, définies par l’ouverture et par la porosité »222.

La brique rose occupe une place privilégiée dans la géographie magique de

Nerval, grâce à l’écho chaleureux qu’elle renvoie chaque fois que le soleil se

couche. La brique luit en profondeur, et son tendre feu réchauffe le

regard. « Que ce qu’elle garde encore de malléable […] s’unisse à la densité

d’un squelette rocheux »223 de sorte qu’elle engendre l’édifice idéal dans la

rêverie nervalienne : le fameux château de Henri IV, bâti en pierre blanche,

parfois en pierres doucement jaunies (la couleur jaune suggère l’action de

réchauffement solaire). Le toit est couvert d’ardoises, substance à la fois

tendre et noire, « susceptible de répondre elle aussi à l’appel d’une certaine

lumière »224. Ce château que Nerval se représente a les « toits pointus

couverts d’ardoises et sa face rougeâtre aux encoignures dentelées de pierre

jaunies »225. Pourtant, l’ardoise n’a pas la même force de s’enflammer

comme la brique, la couleur de l’ardoise est plutôt pâle, tandis que celle de

la brique est rougeâtre, nuance appartenant à la sphère du feu. Malgré leur

contraste, l’ardoise et la brique sont des substances sœurs, chargées de

« promouvoir l’être depuis leur profondeur jusque vers leur surface,

d’avouer leur feu intérieur, de le remettre au monde »226.

Dans le récit d’Octavie, on découvre une fois de plus l’image de la

femme blonde, si chère à Nerval : « une tête blonde et sémillante attira mes

regards »227, c’était la jeune Anglaise, Octavie, qui, impatientée par la

lenteur du navire, imprimait ses dents d’ivoire dans l’écorce d’un fruit du

221 J.-P. Richard, op.cit., p.43.222 J.-P. Richard, op.cit., p.38.223 J.-P. Richard, id., p.39.224 Ibid., p.39.225 Gérard de Nerval, op.cit., p.121.226 J.-P. Richard, op.cit., p.40.227 Gérard de Nerval, op.cit., p.204.

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feu, le citron. Pour Nerval cette fille est à la fois ange aux cheveux blonds,

actrice et déesse. Descendu dans la ville souterraine, il arrive au temple de

Venus, qui « parle en vain à (son) imagination »228, il monte vers Portici, et

il attend Octavie, « son inconnue », sous une treille, à l’ombre d’une plante

de l’eau-de-vie, de l’eau de feu. Les deux visitent ensemble la ville de

Pompéi et s’arrêtent au temple d’Isis, où Octavie se décide à interpréter le

rôle de la déesse-mère, tandis que Gérard assume l’identité d’Osiris. Ainsi,

elle prend en même temps, les identités d’actrice et de déesse, démontrant

son appartenance au culte du feu. Mais, Octavie n’est pas la seule femme

que Gérard rencontre pendant son séjour à Naples. Il fait la connaissance

avec d’une « très bonne créature, dont l’état était de faire des broderies d’or

pour les ornements de l’église »229, une fille qui semblait égarée d’esprit, et

dont le regard rappelle à Nerval l’image de la Mort qui l’invite à dormir

dans ses bras : « viens te reposer dans mes bras. Je ne suis pas belle, moi,

mais je suis bonne et secourable, et je ne donne pas le plaisir, mais le calme

éternel »230. Couronnée de roses pâles, la Mort, tel que Gérard la rêve est

assimilée à la bonne créature à l’esprit égaré de Naples. Pourtant, il suit cette

femme chez elle, et là, l’artiste aperçoit le portrait de Sainte Rosalie qui

protège le berceau d’un enfant endormi, (la même sainte « aux mains pleines

du feu »231 du sonnet Artémis) ; des miroirs qui reflétaient la lueur d’une

lampe de cuivre, un traité de la divination et du songe. La lumière reflétée

dans les miroirs inondait toute la chambre, en créant une atmosphère

étrange, presque fantastique, de sorte que Gérard croit sa compagne « un

peu sorcière ». Sous l’influence des vins brûlés de Vésuve qu’on lui a servi,

et avec lesquels le poète est peu accoutumé, il commence à voir les objets

tourner autour de lui : la mère de la jeune fille, aux manières étranges lui

apparaît « comme une de ces magiciennes de Thessalie à qui l’on donnait

son âme pour un rêve »232 .C’est sous l’effet euphorique de l’eau-de-vie, que

228 Gérard de Nerval, id., p.210. 229 Gérard de Nerval, id., pp.206-207.230 Gérard de Nerval, id., p.206.231 Gérard de Nerval, id., p.280.232 Gérard de Nerval, id., p.208.

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Nerval crée un fantôme qui le séduit et l’effraye à la fois. Dans ce cas on

peut parler du complexe d’Hoffmann233, où les ombres et les fantômes

échappent du jeu tumultueux des flammes, et enflamment l’esprit du poète.

De même, l’on trouve des modulations du feu rallumé dans les

sonnets Artémis et Vers Dorés. Dans Artémis234, le thème du feu est

complémentaire au thème du double. Les premiers sept vers du sonnet,

modulent le thème du portrait, tandis que les sept derniers vers orchestrent le

thème du feu : « La rose qu’elle tient, c’est la Rose trémière »235, la fleur de

Sainte Gudule236, suggérant qu’il s’agit de la flamme fleurie, de la flamme

rose. La « rose au cœur violet » est la flamme, dont l’extérieur est rose, et le

centre violet. Quant à la question que Nerval pose : « As-tu trouvé ta Croix

dans le désert des cieux ? », on pourrait avoir deux interprétations : la Croix

(noter la majuscule) est envisagée premièrement comme son Dieu, ou,

deuxièmement comme son repère, la Croix désigne parfois la constellation

du Cygne, pourrait, par analogie avec la Croix du Sud, être prise au sens de

guide. Le vers 9 est le plus révélateur de toute l’œuvre de Nerval : « Sainte

napolitaine aux mains pleines de feux »237 ; comme Myrtho rallumait les

volcans, ainsi la sainte tient dans sa main une « rose trémière », fleur de feu

qui rallume ses mains. À la « sainte napolitaine » qui allume les cieux, sœur

de Myrtho, Nerval oppose l’image de la « sainte de l’abîme », qui est plus

sainte à ses yeux. Pour Gérard, les roses blanches ne font qu’insulter les

dieux ; elles sont l’image renversée de la « rose trémière », la fleur du feu.

Le ciel brûle à cause de ces roses pâles, qui refusent à tomber sur la terre,

sur l’abri des hommes du limon. « La sainte de l’abîme » se confond avec la

Treizième, la première ou la dernière, toujours la seule, la déesse-mère, Isis.233 Le Complexe d’Hoffmann est celui de la rêverie devant une flamme dominée par deux couleurs opposantes, le rouge et le bleu, c’est une flamme engendrée ou, mieux dire, libérée par l’alcool allumé (Gaston Bachelard, La Psychanalyse du Feu). 234 « Artémis : seul nom de Diane en grec, composé d’ar ou art : terre, de tem : loi, règle, mot dont on a fait Thémis, déesse de la justice, et de id, temps. Artémis, signifie donc celle qui est la règle des Temps et de la Terre ». (Daniel Vouga, op.cit., p.119).235 Gérard de Nerval, Les Filles du Feu, p.280.236 La Sainte Gudule est la patronne de la ville de Bruxelles, dont la légende raconte que le démon jaloux a éteint sa lanterne, mais elle se ralluma miraculeusement. (Jean Guillaume, Philologie et Exégèse, Collection d’études classiques, éd. Peeters, 1998, pp. 6- 10).237 Ibid., p.280.

68

Page 66: 26658343 La Mythologie Du Feu Dans l Oeuvre de Gerard de Nerval

Vers Dorés mêle les deux thématiques nervaliennes du double et du

feu. Le thème du feu est présent dans ce sonnet à partir du second

tercet : « Souvent dans l’être obscur habite un Dieu caché »238 ; ce dieu

caché pourrait symboliser la flamme prométhéenne qui se cache dans

chaque homme, et qui parfois reste éteinte, et parfois se rallume sous la

forme du génie. Le tercet continue avec les vers : « Un pur esprit s’accroît

sous l’écorce des pierres » ; on a déjà mentionné que la pierre est un des

matériaux préférés par Nerval grâce à sa porosité et résistance. Ici, le

« l’esprit du feu » se donne libre cours « sous l’écorce », tout comme « …un

œil naissant couvert par ses paupières ».

Par conséquent, l’image du feu rallumé abonde dans l’œuvre de

Gérard de Nerval ; l’imaginaire du feu nervalien est très riche : on retrouve

le feu du foyer, le scintillement de l’étoile du matin et du soleil qui guident

l’écrivain à travers les pays de l’Orient, le feu central des ancêtres

d’Adoniram, qui réchauffe la surface de la terre etc. Le feu rallumé joue une

partie essentielle dans la mythologie nervalienne, car tous les poèmes et les

récits de l’auteur français sont construits à partir des modulations du feu : le

soleil, le volcan, l’étoile, le sang, la rose trémière, et toutes ces métaphores

du feu offrent, en effet, la clé qui ouvre le rêve nervalien.

238Gérard de Nerval, Les Filles du Feu, p.285.

69

Page 67: 26658343 La Mythologie Du Feu Dans l Oeuvre de Gerard de Nerval

2.2 Le Feu Eteint

Le feu éteint, comme le feu rallumé, constitue lui aussi une véritable

hantise chez Gérard de Nerval. Le feu éteint est le feu dont les flammes

meurent graduellement, c’est le feu des ténèbres, le feu modulé au noyau du

sonnet El Desdichado. Pourtant, les images qui englobent les modulations

du feu qui meurt ne sont pas très nombreuses ; on les retrouve dans quelques

sonnets des Chimères239 (El Desdichado, Le Christ aux Oliviers, Horus), et

dans le récit énigmatique d’Aurélia.

Dans le poème El Desdichado240, la première strophe offre le thème

du feu éteint à l’état pur ; ces verses modulent la mort du feu :

« Ma seule étoile est morte, - et mon luth constellé

Porte le Soleil noir de la Mélancolie. »241

À ce propos, il faut ajouter quelques fragments bien connus

d’Aurélia et du Voyage en Orient : « Les étoiles brillaient dans le

firmament. Tout à coup il me sembla qu’elles venaient de s’éteindre à la fois

comme les bougies que j’avais vues à l’église […]. Je croyais voir un soleil

noir dans le ciel désert […]. Je me dis : « La nuit éternelle commence, elle

va être terrible. Que va-t-il arriver quand les hommes s’apercevront qu’il n’y

239 « Le mot chimère est significatif pour l’imaginaire nervalien, car la chimère est un monstre fabuleux, à tête de lion, corps de chèvre et gueule de dragon qui crache des flammes, la chimère boute le feu, elle allume comme un brandon, comme une allumette. » (J.-P Weber, op.cit., p.161). 240 « Le titre est emprunté à Walter Scott, qui, dans Ivanhoé, raconte les mésaventures et les exploits d’un chevalier de Richard Cœur-de-Lion, […], qui après avoir être destitué orna son bouclier d’un chêne déraciné et d’une devise : El Desdichado, mot espagnol qui signifie déshérité.» (Daniel Vouga, op.cit., p.97). « Le chêne déraciné symbolise le brandon ; le déshérité souhaite désespérément retrouver son château, c'est-à-dire, le feu. » (J.-P. Weber, op.cit., 164). 241 Gérard de Nerval, Les Filles du Feu, p.275.

70

Page 68: 26658343 La Mythologie Du Feu Dans l Oeuvre de Gerard de Nerval

a plus de soleil ? » […] « Quel sera leur étonnement en voyant que la nuit

se prolonge… »242. Et on continue avec la phrase du Voyage en

Orient : « Le soleil noir de la mélancolie, qui verse des rayons obscurs,

[…],se lève aussi parfois aux plaines lumineuses du Nil, comme sur les

bords du Rhin, dans un froid paysage d’Allemagne. »243. Quand toutes les

étoiles s’éteignent, et le ciel reste désert, « le soleil noir244 de la mélancolie »

domine le temps et l’espace, en annonçant le prolongement de la nuit. Le

jour est remplacé par « la nuit éternelle », et le chaos retourne sur la terre et

dans l’esprit de Nerval. Les vers 1 et 2 transposent le désespoir, la

désolation de l’homme devant le foyer refroidi : « Je suis le ténébreux,- le

veuf, - l’inconsolé, »245 ; ils contient trois adjectifs révélateurs :

« ténébreux » à cause des ténèbres du feu mort ; « veuf », dont le sens

exprime une personne privée de quelque chose ( de la chaleur du feu) ;

« inconsolé », mais qui cherche une consolation (« Dans la nuit du tombeau,

toi qui m’a consolé »246). En effet, la première strophe décrit la mort du feu

et le désespoir du poète, pendant qu’au deuxième on retrouve l’espoir de

l’Allumage du Feu, donc la renaissance de la flamme :

« Dans la nuit du tombeau, toi qui m’a consolé,

Rends-moi le Pausilippe et la mer d’Italie »247

Rends-moi le Pausilippe, dit Nerval. Mais, ailleurs nous lisons dans

Myrtho : « Pausilippe altier, de mille feux brillant »248 ; de sorte que le vers 6

veut donc dire : rends-moi les milles feux de Pausilippe, pour rallumer le feu

éteint ; tandis que la mer d’Italie fournit un cadre où la lumière du soleil se

reflète (car, on a déjà dit que le feu rallumé ne surgit jamais seul). Le poète,

242 Gérard de Nerval, Les Filles du Feu. Aurélia, p.335.243 Gérard de Nerval, Voyage en Orient, tome I, p.137.244 L’idée du « soleil noir » a été empruntée à la gravure notoire La Mélancolie I d’Albrecht Durer, qui à son tour s’est inspiré de l’Apocalypse de Saint Jean. (http://www.cairn.info/resume.php?id_article=rlc_319_0285)245 Gérard de Nerval, Les Filles du Feu, p.275.246 Ibidem., idem.247 Idem.248 Gérard de Nerval, Les Filles du Feu, p.276.

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Page 69: 26658343 La Mythologie Du Feu Dans l Oeuvre de Gerard de Nerval

que la mort du feu a rendu « inconsolable » s’adresse à une femme

(l’Allumeuse du Feu), qui lui rendra la chaleur du feu qu’il a perdu. En

outre, il faut ajouter que « la nuit du tombeau » module le foyer éteint. Le

sens général des vers 7 et 8 est la renaissance du feu :

« La fleur qui plaisait tant à mon cœur désolé,

Et la treille où le pampre à la rose s’allie. »249

On pourrait rapporter les substantifs « rose » et « fleur » à la flamme

versicolore, dominée par les tons chauds. En effet, dit J.-P. Weber, « le

manuscrit Eluard porte en regard du mot fleur, le mot Ancolie »250, qui est

une fleur dont les pétales offrent une large palette de coloris comprenant le

blanc, le bleu clair, le jaune pâle, le rose, le brun, le lie-de-vin et le bleu

foncé. L’ancolie rappelle « la rose au cœur violet » d’Artémis et le « pâle

hortensia » de Myrtho, elle est la fleur du feu rallumé, du feu renaissant, qui

module les couleurs rose, mauve, pâle, et rouge vif ; et qui s’oppose au

« soleil noir », symbolisant le feu éteint, le feu de la mélancolie. Le vers

9 : « Suis-je Amour ou Phébus251 ? » veut dire suis-je feu rallumé ou non ?

Pour Nerval, Amour est le désir du feu, tandis que Phébus signifie la réalité

du feu. Ce vers continue avec une autre interrogation : le poète se demande

s’il est « Lusignan ou Biron ? », où, « Lusignan » est le nom de l’époux de

la fée Mélusine252, moitié femme, moitié serpent, qui, comme Phébus, a le

don de la prophétie ; tandis que Biron253 est le maréchal célèbre pour sa

249 Gérard de Nerval, Les Filles du Feu, p.275.250 J.-P. Weber, op.cit., p.162.251 Phébus est le nom sous lequel le dieu du soleil, Apollo est connu dans la mythologie grecque, et dont la sœur jumelle est Artémis. (Anca Balaci, Mic dictionar mitologic greco-roman, ed.Stiintifica, Bucuresti, 1966). 252 Selon la légende, la fée Mélusine avait épousée un chevalier nommé Raymond et lui a posé la condition de ne pas chercher à savoir ce qu’elle faisait le samedi, mais Raymond ne tint pas sa promesse, et Mélusine, reconnue comme fée s’enfuit pour toujours (Daniel Vouga, op.cit., p.108). 253 Armand de Gontaut-Biron, maréchal de France, né en 1524 et tué au siège d’Épernay en 1592. Il est un des premiers à reconnaitre Henri IV comme roi. (http://fr.wikipedia.org/wiki/Armand_de_Gontaut-Biron).

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Page 70: 26658343 La Mythologie Du Feu Dans l Oeuvre de Gerard de Nerval

trahison et sa décapitation. Donc, on pourrait affirmer que le vers 9, a pour

signification générale le doute relatif au feu : simple désir ou réalité solaire ?

Féerie, magie flamboyante – ou trahison et mort ?

J.-P. Weber considère que le vers 10, « Mon front est rouge encore

du baiser de la reine254 », veut dire thématiquement : la flamme du brandon a

rougi le bois, image qu’on pourrait rapprocher à celle du récit de Sylvie,

quand Gérard donne à Adrienne un baiser, cependant que « le soleil

couchant perçait le feuillage de ses traits enflammés »255, ici « on aurait un

rapport thématique entre « mon front est rouge », rapporté au feu qui

s’allume, et le soleil qui enflamme de Sylvie »256. « J’ai rêvé dans la grotte

où nage la sirène », où « la grotte » a le même sens que « tombeau », c'est-à-

dire, elle module le feu éteint du foyer ; « la sirène » et « les cris de la fée »

appellent le feu, de sorte que le sens qui se dégage d’ici est celui de rêverie

devant un feu qui s’allume. On cite les vers :

« Modulant tour à tour sur la lyre d’Orphée

Les soupirs de la sainte et les cris de la fée. »257

Ici, « la lyre d’Orphée » module des cris et des soupirs, en évoquant,

Eurydice, ou peut-être la sainte de l’abîme, celle qui, pour Gérard a le

pouvoir de consoler, et d’allumer le feu éteint. Considérant le poème dans sa

totalité, on conclut que El Desdichado est le poème du feu éteint.

En ce qui concerne le poème Le Christ aux Oliviers, on distingue

une suite de cinq sonnets, dont le premier envisage le thème du feu éteint :

« Je suis sanglant, brisé, souffrant pour bien des jours !

[…] Abîme ! Abîme ! Abîme !

254 « La reine étant celle dont le poète attend la renaissance du Feu » (J.-P.Weber, op.cit., p.163).255 Gérard de Nerval, Les Filles du Feu, p.121.256 J.-P. Weber, op.cit., p.163.257 Gérard de Nerval, Les Filles du Feu, p.275.

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Page 71: 26658343 La Mythologie Du Feu Dans l Oeuvre de Gerard de Nerval

Le Dieu manqué à l’autel où je suis la victime…

Dieu n’est pas ! Dieu n’est plus ! »258

Nerval s’identifie au Jésus Christ, il superpose les deux identités en

créant une unité parfaite : « l’éternelle victime » est à la fois Gérard et le

Christ. Si Dieu manque à l’autel, le feu sacré ne peut pas être rallumé, et le

brandon reste éteint, et par conséquent, le rituel est manqué. Le Dieu n’est

plus, parce qu’il s’est égaré dans l’abîme, qui a été comparé dans le Psaume

103 avec un vêtement que revêtit la terre, de façon qu’on pourrait inférer

que Dieu erre sur la terre, en abandonnant son fils aux « amis ingrats ».

Le deuxième sonnet décrit, thématiquement, le foyer noir et vide,

mais, ici on trouve aussi l’image du volcan éteint, qui manque l’Allumeuse

pour le rouvrir :

« En cherchant l’œil de Dieu, je n’ai vu qu’une orbite

Vaste, noire et sans fond, d’où la nuit qui l’habite

Rayonne sur le monde et s’épaissit toujours ;

Un arc-en-ciel étrange entoure ce puits sombre… »259

« L’œil de Dieu » veut dire le feu étincelant que perde sa lueur dans

l’immensité des cieux ; « l’orbite » est comparée au foyer où le feu ne brûle

plus, et d’où la nuit verse ses faux rayons sur le monde. Même l’arc-en-ciel

prend une forme bizarre, anormale, car sans la lumière, les couleurs sont

accablées par l’obscurité, et s’éteignent. En outre, les vers :

« Un souffle vague émeut les sphères vagabondes,

Mais nul esprit n’existe en ces immensités. »260

258 Gérard de Nerval, op.cit., p.281.259 Ibidem.idem., p.281.260 Idem.

Idem.

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En lisant ces vers, on pense au « souffle prophétique » du volcan

napolitain ; pourtant, ici, le volcan a le souffle faible, presque éteint, il n’a

pas le pouvoir de se rouvrir et de faire la terre tressaillir. Son souffle se

transforme dans le soupir qui « émeut les sphères vagabondes » dépourvues

d’esprits. Le volcan éteint n’inspire que de la pitié.

Le troisième sonnet module le froid, l’espoir, et le risque :

« Froide nécessité !...Hasard qui t’avançant

Parmi les mondes morts sous la neige éternelle,

Refroidis, par degrés, l’univers pâlissant. »261

Le thème de l’Allumage nécessaire et incertain apparaît dans la

deuxième strophe :

« Sais-tu ce que tu fais, puissance originelle,

De tes soleils éteints, l’un l’autre se froissant…

Es-tu sûr de transmettre une haleine immortelle,

Entre un monde qui meurt et l’autre renaissant ? »262

Ces vers modulent le rallumage et la transmission du feu, tandis que

le quatrième sonnet exprime l’espoir trahi : « Judas ! lui se cria-t-il […], /

Mais Judas s’en allait, mécontent et pensif » ; et le dernier sonnet évoque la

flamme qui monte :

« Ce Phaéton263 perdu sous la foudre des dieux,

261

262 Gérard de Nerval, Les Filles du Feu, p.282.263 Dans la mythologie grecque, Phaéton est le fils d'Hélios et de Clymène. Présomptueux, il aimait se vanter de ses origines divines ; un jour il prend le chariot de son père (le soleil), mais il perde la maîtrise de l'attelage qui sema un désordre indescriptible, menaçant de détruire la planète. Zeus le foudroya et il mourut sur le coup. (Anca Balaci, Mic Dictionar Mitologic greco-roman, p.307).

75

Page 73: 26658343 La Mythologie Du Feu Dans l Oeuvre de Gerard de Nerval

Ce bel Atys264 meurtri que Cybèle anime ! »265

L’image du Christ est assimilée aux figures de « cet Icare oublié »,

du Phaéton, le fils du soleil qui périt sous la foudre, et Atys, le jeune homme

qui enfreint sa promesse envers celle qui le ranime. Mais, de même, Gérard

lui-même se voit dans ces personnages mythologiques, chacun d’entre eux,

représentant une facette de l’écrivain français : Icare et Phaéton, les deux,

fils du feu, à la fois audacieux et curieux, sont punis pour l’effronterie

d’avoir provoqué leur destin tel comme Gérard l’avait fait sur la rue de la

Vieille-Lanterne. Quant à Atys, son châtiment vient de la part de la mère-

amante, que le frappe de folie266, et en conséquence, celui-ci s’émascule.

Tant Icare, Phaéton, que Atys symbolisent la flamme qui monte : les

premiers deux se dirigent vers l’étoile éternelle, le soleil, pendant que le

troisième s’enfuit sur le mont Didyme, l’abri des divinités solaires ; c’est au

sommet de cette montagne qu’Atys achève son évolution humaine. Mais

dans tous les trois cas, la flamme qui monte, s’éteint à un moment donné,

modulant ainsi la thématique du feu éteint.

Dans le récit d’Aurélia on localise l’image suivante qui orchestre le

thème du feu qui meurt, le feu qui ne veut pas se rallumer, le feu dont les

flammes se dissipent dans les ténèbres ; il s’agit d’un rêve : « Un être d’une

grandeur démesurée […] voltigeait péniblement au-dessus de l’espace et

semblait se débattre parmi les nuages épais. Manquant de haleine et de

force, il tomba enfin au milieu de la cour obscure, accrochant et froissant ses

ailes le long des toits et des balustres […]. Il était coloré de teintes

vermeilles, et ses ailles brillaient de mille reflets changeants. »267. L’être qui

flotte dans l’air peut être associé aux anges déchus, aux anges qui ont perdus 264 Atys est un jeune homme de Phrygie, duquel Cybèle tombe amoureux. Atys promet d’être toujours fidèle à la déesse, mais il enfreint sa promesse, et tombe amoureux d’une naïade. Furieuse, Cybèle frappe de folie Atys, qui s'enfuit sur le mont Didyme, où il s'émascule. Du sang d'Atys naît le pin, toujours vert. (Anca Balaci, Mic Dictionar Mitologic greco-roman, p.76). 265 Gérard de Nerval, Les Filles du Feu, p.284.266 À son tour, Gérard est en proie à deux crises de folie, et il ne réussira jamais à transformer son idéal féminin (l’actrice Jenny Collon) en réalité. (n.a.). 267 Gérard de Nerval, Les Filles du Feu. Aurélia, p.295.

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leur lumière, leur flamme divine ; cet ange qui a brillé autrefois dans les

hauteurs du ciel, maintenant a changé son mouvement ascendant, signifiant

le feu rallumé, dans un mouvement descendant, symbolisant la flamme qui

s’éteint, qui meurt. Cette créature se débat à travers les nuages qui peuvent

être envisagés comme la fumée dégagée par le feu mourant ; elle n’a plus de

force, c'est-à-dire, sa flamme a été consommée entièrement et l’être tombe

dans l’obscurité. Il était coloré de teintes écarlates, et empourprées, nuances

par excellence appartenant à la sphère du feu ; ses ailles blessées changent

les milles reflets à chaque glissement, de sorte que cet ange déchu laisse

l’impression d’un feu qui brûle sa dernière flamme, d’un feu qui détruit et

qui se détruit. Ce rêve agité de l’écrivain montre parfaitement le degré

auquel Gérard a emmené sa hantise du feu dans son oeuvre.

Le thème du feu éteint domine la fin du chapitre IV : « Je croyais

voir un soleil noir dans le ciel désert et un globe rouge de sang au-dessus des

Tuileries. Je me dis : « La nuit éternelle commence… »268. On a déjà

commenté une bonne partie de ce fragment au début de sous-chapitre,

cependant, on pourrait ajouter que la cause qui a emmené l’artiste de croire

apercevoir un « soleil noir » est le désespoir, dont il est en proie, en quittant

la maison de son père. Après avoir assisté à la prière, la pensée de Gérard

était de se détruire, en se jetant dans la Seine, mais quelque chose l’empêche

d’accomplir son dessein : c’est l’image des étoiles qui viennent de

s’éteindre, et la présence du « soleil noir » et d’un « globe rouge de sang »

qui prophétise la nuit éternelle. Ces images modulent le feu éteint, et attirent

l’attention de l’artiste, qui tombe dans une sorte de rêverie étrange devant

une lumière qui meurt graduellement. Se dirigeant vers le Louvre, Gérard ne

voit plus le scintillement éblouissant d’étoiles, mais « plusieurs lunes qui

passaient avec une grande rapidité »269 ; ici, la lumière forte du soleil devient

la lumière éteinte et froide de la lune, qui pousse Gérard à halluciner : il

contemple le désordre de la terre qui sort de son orbite et « erre comme un

vaisseau démâté, se rapprochant ou s’éloignant des étoiles qui grandissaient 268 Gérard de Nerval, op.cit., p.335.269 Gérard de Nerval, id., p.336.

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Page 75: 26658343 La Mythologie Du Feu Dans l Oeuvre de Gerard de Nerval

ou diminuaient »270. Tout ce mélange d’obscurité et de lumière, laisse à

Gérard l’impression que la nuit se prolonge d’une manière indéterminée.

Vers le matin, en se réveillant, il se rend compte que tout a été une illusion

fatigante : « En m’éveillant, je fus étonné de revoir la lumière »271, pourtant

il craigne encore que le soleil peut s’éteindre d’un moment à l’autre : « Je

me dis que probablement le soleil avait encore conservé de lumière pour

éclairer la terre pendant trois jours, mais […], en effet je le trouvais froid et

décoloré »272. Le feu éteint du soleil, suggère que le poète a perdu sa

confiance dans le pouvoir de l’astre suprême, et peu à peu, il s’éloigne

même de la métaphore du feu rallumé, en la remplaçant avec celle du feu

éteint, ténébreux et énigmatique. En effet, Gérard sent la mort s’approcher :

rappelons nous la nuit de 26 janvier 1855, et la rue de la Vieille-Lanterne,

espace illuminé seulement par la lueur faible d’une lampe, symbolisant le

feu éteint, maudit, le seul « être » qui l’avait accompagné dans la mort.

Conclusion270 Ibidem., idem. 271 Idem.272 Idem.

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Page 76: 26658343 La Mythologie Du Feu Dans l Oeuvre de Gerard de Nerval

Gérard de Nerval pourrait être considéré un Prométhée moderne, qui

ne cherche plus la flamme aux hauteurs de la montagne d’Olympe, mais qui

décide de descendre aux enfers, dans le « sanctuaire du feu » des ancêtres

d’Adoniram, et s’emparer du feu central, feu souterrain, interdit par le dieu

vengeur Adonaï. Cette personnalité prométhéenne cache ce feu qui

« entretient la vie sur la terre » dans sa propre œuvre, où cet élément « ultra-

vivant » devient le fondement de la rêverie nervalienne. En utilisant toutes

les modulations du feu, (couleurs, substances, feu révolté), Nerval essaie

une sorte de purification par la métaphore du feu.

En analysant les images qui comportent les modulations du feu, on a

constaté que le feu, soit rallumé ou éteint, hante l’esprit de Nerval : il

s’infiltre subtilement parmi les phrases, ranimant les métaphores, et donnant

à la rêverie nervalienne plus de profondeur. Le feu, dans l’œuvre

nervalienne est pareil à un dieu qui change continuellement ses formes : il

est étoile, soleil, brique, ou volcan. Dans le récit d’Aurélia, l’étoile relève la

présence d’une divinité « toujours la même », qui cache le visage de la

déesse Isis, et détermine des rêves initiatiques, qui dévoilent à Gérard le

secret du feu souterrain : « nous sommes les rayons du feu central qui

ranime la terre » lui dit une voix qui ressemble à celle de Tubal-Kaïn,

l’ancêtre d’Adoniram. Nerval considère l’étoile son destin, et il veut

l’apercevoir jusqu’au moment où la mort lui frappera. Dans Voyage en

Orient, Gérard aperçoit le soleil comme un être céleste, dont le visage est

inondé par des rayons roses, une sorte de guide descendu du ciel, le dieu

Apollon ou son fils, Phébus qui l’accompagneront dans son voyage. Le feu

central se manifeste surtout dans l’Histoire de la reine de matin et de

Soliman, prince des génies, où on témoigne d’une véritable descente aux

entrailles de la terre où se trouve le « sanctuaire du feu », et le secret de

l’origine d’Adoniram. Le feu souterrain de la race maudite des Kaïnites ne

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ranime pas seulement la vie sur la terre, mais aussi, il est l’élément qui

ranime les enfants du feu : Adoniram, Adrienne, Aurélie, ou Hakem. On

doit ajouter que le feu central attise aussi, la grotte enflammée, le volcan

napolitain. Pourtant, le feu du volcan qui fait éruption est un feu révolté,

impatient, qui « lutte avec l’épaisseur de la terre »273 ; quand le volcan entre

en éruption, le feu perd son pouvoir bénéfique, et devient un feu

« maléfique » qui détruit et violente la matière, et qui, en effet, s’oppose au

feu central. Dans les Chimères, le feu rallumé devient feu éteint, feu qui

meurt graduellement, c’est le feu qui constitue le noyau du sonnet El

Desdichado : « Ma seule étoile est morte – et mon luth constellé / Porte le

Soleil noir de la Mélancolie »274.

On pourrait affirmer que le feu, chez Nerval, est un véritable

personnage qui a sa propre histoire et sa propre mythologie.

Cet écrivain a transformé un simple élément dans une mythologie

personnelle, et chacun de ses ouvrages en témoignent : dans chacun de ses

rêves le feu était l’élément central, autour duquel on tramait l’action. Au

coeur de chaque récit, de chaque sonnet, se trouve la flamme qui détermine

la rêverie nervalienne.

Donc, on conclut que le feu n’est pas seulement un élément

constituant de la mythologie universelle, mais aussi, une métaphore qui

devient chez Gérard de Nerval, de la mythologie pure.

Bibliographie

273 J.-P. Richard, op.cit., p.34.274 Gérard de Nerval, Les Filles du Feu, p. 275.

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Page 78: 26658343 La Mythologie Du Feu Dans l Oeuvre de Gerard de Nerval

Œuvres de Gérard de Nerval-Editions de référence-

1. Les Filles du Feu, éd. Prietenii Cartii, Bucuresti, 1995.

2. Les Filles du feu. Aurélia, éd. Gallimard, Paris, 1997.

3. Voyage en Orient, éd. Gustave Gratiot, tome I, II, Paris, 2001.

Etudes sur Gérard de Nerval

1. ALBERES, R.M. - Gérard de Nerval, éditions universitaires, paris 1955.

2. BACHELARD, Gaston - La Poétique de la rêverie, Paralelea 45,

Bucuresti, 2005.

3. BACHELARD, Gaston - Aerul si Visele, ed. Univers, Bucuresti, 1997.

4. BEGUIN, Albert - L’âme romantique et le rêve, (tr.roum.Univers, 1970).

5. BOURRE, Jean-Pierre - Gérard de Nerval, éd.Bartillat, Paris, 2001.

6. BURGOS, Jean - Imaginar si Creatie, Univers, Bucuresti, 2003.

7. CHAMARAT-MALANDAIN, Gabrielle - Nerval, réalisme et invention,

Paradigme, Orléans, 1997.

8. CHAMBERS, Ross - Gérard de Nerval et la Poétique du Voyage,

Librairie José Corti, Paris, 1969.

9. GAULMIER, Jean – Gérard de Nerval et les Filles du Feu, éd.Nizet,

1956.

10. GUILLAUME, Jean - Philologie et Exégèse, Collection d’études

classiques, éd. Peeters, 1998.

11. MAURON, Charles - Des métaphores obsédantes au mythe personnel.

Introduction à la psychocritique, éd. José Corti, Paris, 1995.

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12. MUREŞANU, Marina, - La littérature, un modèle triadique, éd.

Fundatiei Chemarea, Iasi, 1995.

13. PICHOIS, C. et BRIX, M. - Gérard de Nerval, Librairie Arthème

Fayard, 1995.

14. POULET, Georges - Trois Essais de Mythologie Romantique, Librairie

José Corti, 1971.

15. PROUST, Marcel - Contre Sainte-Beuve, (tr.roum.Univers, Bucuresti,

1976).

16. OCHIANA, Adina - Temporalité et spatialité dans le discours onirique

nervalien, George Mason University, 2008.

17. RICHARD, Jean-Pierre - Poésie et Profondeur, Seuil, Poitiers, 1955.

18. VOUGA, Daniel - Nerval et ses Chimères, José Corti, Paris, 1981.

19. WEBER, Jean-Pierre - Domaines Thématiques, Gallimard, Paris, 1963.

20. WIESER, Dagmar - Nerval : Une poétique du Deuil à l’age

Romantique, librairie Droz, Genève, 2004.

21. No. Spécial dédié à Gérard de Nerval Europe 935/2007.

Etudes sur le feu

1. BACHELARD, Gaston - La Psychanalyse du Feu, Gallimard, 1949.

2. DURAND, Gilbert - Structurile antropologice ale imaginarului, Univers,

Bucuresti, 1977.

82

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3. FRAZER, James George - Creanga de aur, Biblioteca pentru toti,

Bucuresti, vol.IV, (s.a.).

Anthologies

1. BALACI, Anca - Mic dictionar mitologic greco-roman, ed. Ştiinţifică,

Bucureşti, 1966.

2. BEAUMARCHAIS, J.-P. - Dictionnaire des littératures de langue

française, éd. Bordas, Paris, 1987.

3. CHEVALIER, J., GHEERBRANT, A. – Dictionar de simboluri, vol. I-

III, éd. Artémis, Bucuresti, (s.a.).

4. GAUTIER, Théophile - L’histoire du Romantisme, éd. Harmattan,

1993.

5. MAURIAC, Claude - De la Littérature à la Littérature, Grasset, Paris,

1969.

Sites Internet consultés

http://en.wikipedia.org/wiki/Cybele

http://www.cairn.info/resume.php?id_article=rlc_319_0285

http://fr.wikipedia.org/wiki/Armand_de_Gontaut-Biron

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