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  • L'ACTUALITE LITTERAIRE

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    REFLEXION

    La / Les langue(s)

    Compte rendu

    Jacques Derrida, Le monolinguisme de l'autre. Paris : Galile, 1996, 138 p., 140 F. Jacques Derrida a vcu Alger jusqu' l'ge de dix-neuf ans. C'est par une rflexion sur la langue qu'il revisite cette priode et ce qui s'en est suivi pour lui. Confidences la manire d'un philosophe.

    Je n'ai qu'une langue, or ce n'est pas la mienne par

    Assa Khelladi Imagine-le, figure-toi quel-

    quun qui cultiverait le franais. Ce qui sappelle le franais. Et que le franais cultiverait. Et qui, citoyen franais de

    surcrot, serait donc un sujet, comme on dit, de culture franaise.

    Or un jour ce sujet de culture franaise viendrait te dire, par exemple, en bon franais :

    Je nai quune langue, ce nest pas la mienne.

    Ainsi dbute le dernier ouvrage de Jacques Derrida Le monolinguisme de lautre paru aux ditions Galile. Lminent philosophe nhsite pas entreprendre une exploration de lui-mme pour lever le voile du je qui pose ce postulat droutant : Oui, je

    nai quune langue, or ce nest pas la mienne. Qui est donc ce je, qui donc parle ainsi? Cest au nom de la raison que le philosophe entend discourir et dmontrer, cest au nom de la mme raison quil sinterpelle, interpelle son discours et sa dmonstration. Deux facettes dun mme homme qui se livre et, parfois, se dlivre. Deux hommes, en fait, lun et lautre, qui se tutoient dans lintimit et conversent dun sujet grave, celui de lidentit impossible, celui de lidentification toujours en cours. Un sujet qui nous concerne tous, qui ne concerne personne. Car si lauteur nous parle comme on a lhabitude que les auteurs nous parlent, il se met aussi notre place,

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    nous dote de sa propre raison pour laider rebondir, lui, sur ses ides. Il est aussi lecteur, auditeur, partenaire dans la conversation quil a dcide. Il a besoin de nous, cest--dire de lui-mme, pour aller le plus loin possible dans cette exploration risque, une qute dont lenfance et la mmoire constituent des passages obligs. Derrida sutilise, dans ce qui le fait tre souffrant et jouissant, comme argument exemplaire (au sens dexemple) pour tayer luniversalit de ses propos : Or jamais cette langue, la seule que je sois ainsi vou parler, tant que parler me sera possible, la vie la mort, cette seule langue, vois-tu, jamais ce ne sera la mienne. Jamais elle ne le fut en vrit.

    Concilier le subjectif et l'objectif

    Ds lors, les risques paraissent multiples, normes et on se demande bien comment le philosophe, pour parvenir tablir le sens, va les identifier, les affronter. Il ne manque ni de courage, ni daudace, mais concilier, par la seule bonne volont de la raison, le subjectif et lobjectif, traduire lexemple en universel, relve de limpossible. Et dabord : dans quelle langue dit-on quon na pas de langue? Comment sortir de cette contradiction performative? Cest comme si on voulait riger en quelque vrit laffirmation quil ny a pas de vrit. Cest comme si on mentait en avouant, dans un mme souffle, le mensonge.

    Ensuite le risque autobiogra-phique : un je phantasm, qui usurpe la qualit didentit, qui sempare dune parcelle de mmoire pour faire sens avec elle, pour faire sens, sachant quun je nest jamais tabli, mais seulement en cours, nest jamais identit mais processus didentification, simple anamnse, et quun je me rappelle, ne prcde pas la langue, nen est pas indpendant et ne se forme que dans le site dune situation introuvable ramenant le pass au prsent et, inversement, renvoyant le prsent au pass.

    Mais examinons comment Derrida procde et soppose ses propres objections.

    Disons que cela a commenc en Louisiane, aux USA, o on la invit participer un colloque intitul Echoes from elsewhere ou Renvois dailleurs. Il sagit didentit, nous sommes donc au coeur du sujet. Parmi les participants, il en est deux (il faut toujours tre deux pour parler de lAutre) qui, par rapport la langue et la culture, ont un certain statut, celui de franco-maghrbins. Derrida lui-mme et Abdelkebir Khatibi, auteur de Amour bilingue. Derrida analyse ce statut et met lhypothse aristotlicienne quil est le plus franco-maghrbin des deux puisquil est le seul pouvoir se dire la fois maghrbin (ce qui nest pas une citoyennet mais un territoire) et franais ceci ntant pas une richesse mais un trouble didentit, prcise-t-il. N en

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    Algrie, juif, Derrida invoque une citoyennet quon lui a donne sans le consulter, quon lui a retire sous le rgime de Vichy puis quon lui a, de nouveau, attribue, toujours sans le consulter. Citoyennet prcaire, rcente, menace; langue exproprie, pourtant inapropriable. Cas unique, dautant plus quil fait partie dune masse, groupant des centaines de milliers de personnes, quun jour on prive de leur citoyennet sans quils aient la possibilit den recouvrer une autre. Aucune autre. Il sagit, nous lavons compris, du dcret Crmieux qui a attribu la citoyennet franaise aux juifs algriens, en 1870, pour la leur enlever prs d'un sicle plus tard. Une opration franco-franaise qui na rien voir avec lOccupation puisque lAlgrie, colonise par la France, ne fut jamais occupe par lAllemagne. Nous fmes otages des Franais, demeure, il men reste quelque chose, jai beau voyager beaucoup.

    Telle est lexemplarit franco-maghrbine de Derrida. Une souffrance la base dun tmoignage. Une souffrance, donc un tmoignage. Mais peut-on pour autant dire que ce qui vaut pour lui vaut pour tous? A supposer que la problmatique du tmoignage en gnral on ne peut tmoigner que de lincroyable soit ici leve, comment faut-il considrer un tmoignage sur la langue de lautre, le monolinguisme de lautre, dans cette langue mme? Mais une langue, dit Derrida, ne peut que

    parler elle-mme delle-mme. On ne peut parler dune langue que dans cette langue. Ft-ce la mettre hors delle-mme.

    Or la langue de lautre nest quapparence car une langue ne sapproprie pas. Le matre qui en use, dans son entreprise de colonisation par exemple, ou dans ses rapports avec le domin, ne possde pas en propre sa langue parce quil ne peut accrditer et dire cette appropriation quau cours dun procs non naturel de construction politico-phantasmatique. Parce que la langue nest pas son bien naturel, par cela mme il peut historiquement, travers le viol dune usurpation culturelle, cest--dire toujours dessence coloniale, feindre de se lapproprier pour limposer comme la sienne(...) Si bien que le colonialisme et la colonisation ne sont que des reliefs, traumatisme sur trauma-tisme, surenchre de violence, emportement jaloux dune colo-nialit essentielle, comme les deux noms lindiquent, de la culture.

    La marque et la cicatrice

    Il y a, crit Derrida, des situations, des expriences, des sujets qui sont justement en situation den tmoigner exemplairement. Cette exemplarit ne se rduit plus simplement un exemple de srie mais donne lire de faon traumatique la vrit dune ncessit universelle. vnement traumatique parce quil en va ici de coups et blessures, doffense et de

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    cicatrices, souvent de meurtres, parfois dassassinats collectifs... Au fond, il sagit de marque (de re-marque, de marge) sans quoi lexprience de la langue ne peut donner lieu une articulation entre luniversalit transcendantale ou ontologique et la singularit exemplaire ou tmoi-gnante de lexistence martyrise.

    En quoi alors la passion dun martyre franco-maghrbin peut-elle tmoigner de cette destine universelle qui nous assigne une seule langue tout en nous interdisant de nous lapproprier, telle interdiction se liant lessence mme de la langue? En quoi; cest l que lexercice parat le plus ais et le plus difficile la fois, car il faut sexpliquer en se racontant. Il faut dire la passion.

    Mais dabord quelques prcautions utiles : On se figure toujours que celui ou celle qui crit doit savoir dire je(...) Ce que je dis, celui que je dis, ce je dont je parle en un mot, cest quelquun, je men souviens peu prs, qui laccs toute langue non franaise de lAlgrie (arabe dialectal ou littraire, berbre, etc.) a t interdit. Mais ce mme je est aussi quelquun qui laccs au franais, dune autre manire, apparemment dtourne et perverse, a aussi t interdit. Dune autre manire, certes, mais galement interdit. Par un interdit interdisant du coup laccs aux identifications qui permettent lautobiographie

    apaise, les mmoires au sens classique.

    L'interdit

    Pourtant cest trop facile, selon Derrida, de se servir du mot colonialisme, de son implacable ralit qui niait les langues du pays colonis, pour parler du monolinguisme de lautre; car toute culture est originairement coloniale. Toute culture sinstitue par limposition unilatrale de quelque politique de la langue. Il ne sagit pas ici, dans cet ouvrage, deffacer la cruaut coloniale dont certains, comme Derrida, ont fait lexprience des deux cts, si on peut dire. Mais toujours elle rvle exemplairement, l encore, la structure coloniale de toute culture; elle en tmoigne en martyre, et vif. Le monolinguisme de lautre, ce serait dabord cette souverainet, cette loi venue dailleurs, sans doute, mais aussi et dabord la langue mme de la Loi. Et la Loi comme langue.

    Quand on interdit sans interdire en quelque sorte laccs une langue, certes on ninterdit rien de prcis : un geste, un acte...; mais seulement un accs au dire, une diction, un certain dire; et cest une interdiction fondamentale, absolue. Linterdit dont parle Derrida, linterdit depuis lequel il dit, se dit et se le dit, ce nest donc pas un interdit parmi dautres. Il avait, enfant, le droit formel dapprendre ou de ne pas apprendre larabe ou le berbre et plutt

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    larabe que le berbre. Ou lhbreu il ne se rappelle pas que personne, dans son lyce, ait appris lhbreu. Mais linterdit oprait par dautres voies larabe langue facultative en Algrie!, par exemple. Voies ruses, pacifiques, silencieuses, librales. Linterdit prenait dautres revanches. Dans la faon de permettre et de donner. Enfin et surtout lexprience de ce double interdit ne laissait personne aucun recours. Elle ne men laissa aucun. Do lcriture. Un certain mode dappropriation aimante et dsespre de la langue, et travers elle dune parole interdictrice autant quinterdite ( la franaise fut les deux pour moi(...)

    Mais comment, par lcriture ou la parole, orienter linscription de soi dans cette langue dfendue (et Derrida en est, sa manire, dfenseur) et non seulement en elle, auprs delle, comme une plainte auprs delle dpose, un grief et dj une procdure en appel? Cette inscription ne pouvait sorienter, dans le cas de Derrida, partir dune langue maternelle parle puisque, martle-t-il, il nen avait pas, de langue maternelle, justement, pas dautre que le franais. Or, jamais il na pu appeler le franais, cette langue quil se parle, sa langue maternelle : ces mots ne lui viennent pas la bouche, ils ne lui sortent pas de la bouche. Un grief quasiment originaire, qui ne dplore aucune perte. Je nai rien eu perdre, ma connaissance, que le

    franais, la langue endeuille du deuil. Dans un tel grief, on prend le deuil de ce quon na jamais eu.

    La langue maternelle

    Voil ma culture, elle ma appris les dsastres vers lesquels une invocation incantatoire de la langue maternelle aura prcipit les hommes. Ma culture fut demble une culture politique. Ma langue maternelle, cest ce quils disent, ce quils parlent, moi je les cite et je les interroge. Je leur demande, dans leur langue, certes, pour quils mentendent, car cest grave, sils savent bien ce quils disent et de quoi ils parlent. Surtout quand ils clbrent si lgrement la fraternit, cest au fond le mme problme, les frres, la langue maternelle, etc. Cest un peu comme si je rvais de les rveiller pour leur dire coutez, attention, maintenant a suffit, il faut se lever et partir, autrement il vous arrivera malheur ou, ce qui revient un peu au mme, il ne vous arrivera rien du tout. Que de la mort. Votre langue maternelle, ce que vous appelez ainsi, un jour, vous verrez, elle ne vous rpondra mme plus. Allez, en route, maintenant. coutez... ne croyez pas si vite, croyez-moi, que vous tes un peuple, cessez dcouter sans protester ceux qui vous disent coutez...

    Abdelkebir Khatibi, lui, a sa langue maternelle bien que sa mre ne sache pas crire ce nest pas le franais. Il dit quil en a une. Et

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    le dit en franais. Car sa langue maternelle la perdu. Oui, ma langue maternelle ma perdu. (Amour bilingue). Mais lui ne la pas perdue. Il garde ce qui la perdu. Et il garde aussi, bien entendu, ce quil na pas perdu.

    Mais Derrida? Bien que, dans les dernires annes de sa vie, sa mre devnt aphasique, amnsique, et quelle part avoir oubli jusquau nom de son fils, elle ne fut pas illettre; d'ailleurs elle-mme ne parlait pas une langue pleinement maternelle

    La langue du matre

    Fond sur fond, la langue franaise va simposer comme le monolinguisme de lautre, et dabord par lcole. Venant de lautre, la langue franaise va revenir lautre, elle lui restera. Cest donc que la langue franaise va faire partie des langues interdites. galement, mais autrement. La dmonstration est malaise, et le lecteur a du mal suivre le Renvoi (titre du colloque de la Louisiane) de cette langue. Une langue suppose maternelle mais dont la source, les normes, les rgles, la loi taient pour ces nationaux franais, citoyens franais dAlgrie, juifs dAlgrie, juifs indignes sous lOccupation sans occupation, et nanmoins franais pendant un certain temps, situes ailleurs, dans la Mtropole, dans la Ville-Capitale-Mre-Patrie. La cit de la langue maternelle. Une cit qui

    ntait mme pas trangre, mais trange, fantastique et fantomale. Un pays de rve, donc, une distance inobjectivable. En tant que modle du bien-parler et du bien-crire, il [ce pays, la France] reprsentait la langue du matre (je crois navoir dailleurs jamais reconnu dautre souverain dans ma vie). Le matre prenait dabord et en particulier la figure du matre dcole. Ceut pu tre Paris, cette mtropole, pour le petit Provenal ou le petit Breton. Mais il y aurait manqu lautorit inaccessible dun matre qui habite outre-mer. Il y aurait manqu une mer. Car nous le savions dun savoir obscur mais assur, lAlgrie ntait en rien la province, ni Alger un quartier populaire. Pour nous, ds lenfance, lAlgrie, ctait aussi un pays, Alger une ville dans un pays(...)

    Tel est le premier cercle de gnralit : entre le modle scolaire (grammatical, littraire...) et la langue parle, il y avait la mer, un espace symboliquement infini, un gouffre, un abme. Derrida ne la traversera, cette mer, cette langue, corps et me ou corps sans me, pour la premire fois, dune traverse en bateau, sur le Ville dAlger, qu lge de dix-neuf ans. On pourrait raconter linfini, nous prvient-il, ce qui senseignait et restait grav (une marque?) dans les esprits de cette gnration. Sans parler de la gographie : pas un mot sur lAlgrie, ou sur son histoire, alors que nous pouvions dessiner les

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    yeux ferms les ctes de Bretagne ou lestuaire de la Gironde. Arriv en France, Derrida clate de rire devant les vrits de sa gographie; mais passons!

    La littrature et l'accent

    Car les aveux, la Circonfession si lon veut, enfin, sont l le cercle slargit, se resserre : Comment saffranchir dun pays qui stait affranchi lui-mme? Comment sortir de soi, entit interdite, nie, pour entrer dans ce monde sans continuit que reprsentait la littrature-franaise, et gagner son indpen-dance de lAlgrie, selon les mots mmes de Derrida? La mtamorphose (Derrida parle de transformation) en marche : on nentrait dans la littrature franaise quen perdant son accent! Je crois navoir pas perdu mon accent, pas tout perdu de mon accent de Franais dAlgrie(...) Mais je crois pouvoir esprer, jaimerais tant quaucune publication ne laisse rien paratre de mon franais dAlgrie. Laccent devient, pour Derrida (il le dit et nen est pas fier) une sorte dindignit intellectuelle, incompatible a fortiori avec la vocation dune parole potique : une admiration de jeunesse, Ren Char, ruin par ce dlit! Je ne supporte ou nadmire, en franais du moins, et seulement quant la langue, que le franais pur. Son exigence nest pas thique, politique ou sociale, ce philosophe de la dconstruction dont le premier mouvement porte sur la critique de cet axiome de la

    puret, mais souffrance; il ne juge pas mais sexpose la souffrance quand cette exigence dune puret de la langue vient manquer; surtout si cest de son fait.

    Ensuite la voix, le ton. Je nai cess dapprendre, surtout en enseignant, parler bas, ce qui fut difficile pour un pied noir (...) Jai t le premier avoir peur de ma voix, comme si elle ntait pas la mienne, et la contester, voire la dtester (...) Si jai toujours trembl devant ce que je pourrais dire, ce fut cause du ton, au fond, et non du fond (...) Tout se met en demeure dune intonation. Et plus tt encore, dans ce qui donne son ton au ton, un rythme. Je crois quen tout cest avec le rythme que je joue le tout pour le tout.

    Extrmiste de la langue

    Ce got hyperbolique pour la puret de la langue, Derrida la, naturellement, contract lcole, mais, comme pour toutes les maladies, disent les mdecins, il y faut des prdispositions, et cest ce que le philosophe narrive pas dterminer, affronter. Car hors du franais, je me sens perdu! Quen est-il du terrain archaque, pr-scolaire, qui a fait de ce petit juif dAlgrie, un extrmiste intempestif et compulsif de la langue franaise? Do vient-il que sa dernire volont, la dernire langue du dernier mot de la dernire volont, soit de parler en bon franais ? Est-ce la mme hyperbole qui laura pouss se sentir, allant

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    jusqu oser le dire en public, jusqu la racine de la racine, plus et moins franais que tous les Franais, plus et moins juif que tous les juifs et tous les juifs de France? Et ici encore, que tous les maghrbins francophones? Mais dj trangers aux racines de la culture franaise, mme si ctait l leur seule culture acquise, leur seule instruction scolaire, et surtout leur seule langue, trangers plus radicalement encore, pour la plupart dentre eux, trangers la culture juive : alination de lme, trangement sans fond, une catastrophe, dautres diraient aussi une chance paradoxale. Telle aurait t en tout cas linculture radicale dont je ne suis sans doute jamais sorti. Dont je sors sans en tre sorti, en sortant tout entier sans men tre jamais sorti. Cette incapacit rsister lamnsie, cette mmoire handicape, est peut-tre constitutive de la communaut juive

    algrienne, et par-del, de toutes les communauts juives. En tout cas, cest bien le thme du Monolinguisme de lautre. Cest son grief. Et Derrida exagre, car il exagre toujours , et comme toujours je te dis la vrit, tu peux me croire, toi.

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    La/Les langue(s)

    Bonnes feuilles

    Les mots et la langue

    par Rachid Boudjedra

    ( ) La littrature me semble une forme de guerre et denfer pour celui qui la pratique. A force daccumuler les mots, de les triturer, de les opposer, de les dplacer, on parvient un rsultat qui nest jamais probant. Qui porte, quelque part, son propre chec inn. Son propre deuil. Ce qui contredit limage de la littrature comme une fte des mots ( )

    Jai toujours fonctionn avec les mots et jai toujours dit mes mots dune

    faon passionne. Cela peut choquer ou gner linterlocuteur mais je ne fais pas exprs. Tourner sa langue plusieurs fois dans sa bouche avant de prononcer un mot est une expression franaise trs prudente dont Beckett a fait une superbe mtaphore. Un de ses personnage suait de petits cailloux pour sempcher de parler. Il sagit l dune rtention du langage. Je nai pas cette schizophrnie. Dommage, peut-tre.

    Il ma toujours sembl que parler ou crire cest sexprimer. Cest--dire se tordre, sessorer. Cest aussi simpliquer dans la passion. Jai toujours combin les mots de telle manire que de leur combinaison naisse une image, une impression profonde, une motion pure et, surtout, une conscience mue et mouvemente du monde. Mais il est vrai que les mots nous chappent quelque peu dans la mesure o ils ont plusieurs sens. Ils sont glissants, instables et fuyants. Chaque combinaison leur donne une succession de sens, une accumulation dinterprtations, une superposition de malentendus.

    Cest pour cela que je suis souvent trahi par les mots. Ils me devancent constamment dune faon dfinitive. Irrattrapable. Au fond, les mots brouillent le sens du monde. Ils le dvoilent parce quils sont sournois, mallables et poreux. Ils seffritent trs facilement dans ma bouche.

    Chercher ses mots est aussi une jolie expression franaise. Je ne les cherche pas. Ils mhabitent. Me squattent mme. Me laissent perplexe. Jai remarqu que la littrature y trouve son compte parce quelle dvoile le

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    monde travers les jeux de mots, les nologismes, les glissements de sens et les transferts furtifs de la signification dogmatique. Elle contourne les syllogismes et dtruit les strotypes et les clichs, mais elle fraye aussi avec les plonasmes.

    La publicit ne sy est pas trompe. Elle qui a rcupr les mots pour fasciner, envoter et tricher bon compte sans craindre les dboires juridiques. Parce quelle a compris lnorme combinatoire que les mots mettent en place et linfinit des niveaux de comprhension de chaque mot. Ds lors la tche qui consiste prciser les mots est une impossibilit. Cela me navre.

    De la sixime la terminale, jai eu le mme professeur de franais. Il a

    pass sa vie me corriger, raturer mes copies. En vain? Il tait patient. Jtais entt, voire but et prtentieux. Il me semblait que figer les mots tait un crime, pire, une faute de got. Il fallait les laisser faire parce que javais limpression quils taient fragiles et friables comme la craie de mon professeur qui ne voulaient pas que ses lves crivent comme Rimbaud. Cest--dire librement.

    crire, dire cest essentiellement se battre avec les mots si nombreux, si glissants et si fuyants quil est impossible de les contenir trop longtemps. Toutes les langues ont trop de mots pour dire les choses. Le franais est volubile. La langue arabe, elle, est excessive! Cest peut-tre de l que viennent mes problmes avec les mots franais. Il y a six cents mots arabes pour nommer le lion. Trois cents quatre-vingt-sept pour le cheval. Quatre-vingt-dix-neuf pour le sexe mle. Autant pour le sexe femelle.

    Donc parler, crire, cest macharner trouver, chaque fois, le mot franais adquat, susceptible dexprimer exactement limage mentale qui obsde celui qui sexprime. Avec la plthore des mots arabes embusqus dans ma tte, cela se complique!

    Cest peut-tre pour cela que jai appris dinstinct et pour des raisons de survie flouer et feinter le sens traditionnel, archiv et reconnu par les dictionnaires, des mots franais. Sexprimer est une entreprise inhumaine, impossible si lon veut parler juste. Voire irralisable. Parce que les mots sont rtifs. Ils ne se laissent pas faire. Ils sont constamment en mouvement.

    Ceci parce que le mot est un intermdiaire irascible entre lobjet et son image. A cause de cela, la littrature me semble une forme de guerre et denfer pour celui qui la pratique. A force daccumuler les mots, de les triturer, de les opposer, de les dplacer, on parvient un rsultat qui nest jamais probant. Qui porte, quelque part, son propre chec inn. Son propre deuil. Ce qui contredit limage de la littrature comme une fte des mots.

    Cest peut-tre pour toutes ces raisons que les grands crivains revendiquent la littrature comme une passion des mots. Cest--dire

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    comme une rpulsion et une fascination la fois. A cause de leur terrible charge affective et motionnelle qui peut faire tant de dgts et produire tant de dsastres. (...)

    En un mot, cest parce que je suis ballott entre les mots arabes, les mots berbres et les mots franais que chaque fois que je mexprime oralement ou par crit, il y a une norme perdition, une sorte de fuite du sens et des sens.

    Si une langue peut tre dfinie comme une passion du monde et des tres,

    elle est la vraie vie dans le sens la fois subversif et gnreux, efficace et fcond qui fait de toute langue une langue de renouvellement incessant et de changement permanent et interminable. Et cest le cas de la langue franaise. En effet toute langue est une forme de sduction vis--vis dune autre langue.

    Mais dfinir une langue de faon autoritaire, bureaucratique et chauvine, cest dj la coincer quelque part. La vider de son tre propre, de sa propre logique dsintgre et de sa propre folie. En mme temps, il y a ncessairement une charge la fois affective et politique qui circule dans les langues les plus significatives. Ce qui sauve ces langues et les distingue des autres, cest leur capacit prendre le contre-pied du strotype et de la banalit, ne pas sencroter dans lacadmisme et le purisme; ne pas en faire une langue de bois, alors quelle est une langue de chair et de sang.

    La langue franaise nchappe pas tout cela et elle le fait trs bien. Dabord grce Rabelais, Proust, Cline, Saint-John Perse et... San Antonio! Ensuite grce la vie tout court. (...)

    La langue franaise na pas besoin de bquilles, elle a de trs belles

    jambes, merci! disait mon professeur de franais. Comme elle na pas besoin de laudateurs et dopportunistes parce quelle est trop digne et trop courtoise pour se laisser aller des comportements de vieille matrone qui a besoin quon lui lche les poils qui foisonnent dans son nombril. Elle ne mrite pas cette bassesse ni cette mesquinerie-l.

    Entre aimer passionnment la langue franaise et se soumettre sournoisement ses lgislateurs forcens qui la brutalisent, il y a un gouffre de subtilit et de raffinement.

    Parler, crire, cest bruiter le charnel crivait Saint-John Perse sa mre. Heidegger, lui, expliquait que la langue tait la maison de ltre. Chaque tre humain a donc sa langue et aucune langue nest suprieure lautre. Cest l le dbut de lgalit universelle. En outre il est clair que toute langue emprunte des mots aux autres langues. Cest en ce sens quelle est vivante. Si le franais emprunte beaucoup langlais, ce dernier a fait rentrer 36 000 mots franais dans son dictionnaire. Litalien, lallemand et lespagnol en ont engrang chacun plus de 50 000. Quant larabe il a fait

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    mieux : autour de 60 000 mots environ. Mon pre tait fier de les savoir tous et ne cessait pas de me les rpter pour mpater et me sduire; dautant plus que dans ces cas-l la rciprocit a jou compltement, parfaitement. La langue franaise foisonne, elle aussi, de mots arabes.

    Jusquau XIXme sicle a rgn dans tout le bassin mditerranen une lingua franca, parce quil y avait alors une conomie mditerranenne. Aujourdhui va sinstaller, inluctablement et peu peu, une langue mondiale. Et pourquoi pas! Cela me rappelle Babel et surtout le port de Bne quand jtais enfant et o jentendais, merveill, les gens parler arabe, franais, sicilien, maltais, catalan, sarde, etc. On appelait cela un charabia. Cest un mot arabe qui veut dire vendre et acheter...!

    La francophonie a transform certains francophones zls et opportunistes, qui courent derrire les prix littraires et les lgions dhonneur en se fichant compltement de la langue franaise qui nest bonne qu leur remplir les poches, en Maghrbins de service qui ont dcrt la langue arabe, langue morte! et en Africains dguiss en grooms chargs dpousseter les dicos de franais. Ces zlateurs sont partout. Dans les acadmies, les prix littraires, les salons o lon jase, les coulisses officielles, les commissions de bourse, etc. Ils sont partout et ils font impitoyablement la chasse ceux, Franais ou pas, qui ne sont pas daccord avec eux.

    Ce sont ces zls qui nuisent srieusement la langue franaise. Une des raisons qui ont aid la monte de lintgrisme en Algrie est lie un rejet de lOccident travers la langue franaise tout particulirement. Parce quun jeune Algrien est profondment choqu quand il entend dire que la langue arabe est une langue morte et cela de la bouche mme dun grand crivain algrien.

    Ce dernier a provoqu plus de dgts vis--vis de la langue franaise que quiconque.(...)

    Pour moi, Algrien, je nai pas choisi le franais. Il ma choisi, ou plutt il sest impos moi travers des sicles de sang et de larmes et travers lhistoire douloureuse de la longue nuit coloniale.

    Mais cest grce aux grands crivains franais que je me sens en paix dans cette langue avec laquelle jai tabli un rapport passionnel qui ne fait quajouter sa beaut, en ce qui me concerne.

    Sans aucune flagornerie, sans aucune bassesse.

    Extraits des lettres 1 et 2

    Rachid Boudjedra,

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    Lettres algriennes. Paris : Denol, 1995, 206 p., 98F.

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    La / Les langue(s) Point de vue

    Le linguicide algrien par

    Djamila saadi*

    La question linguistique en Algrie se prsente avec une telle violence que, en moins dun demi-sicle, on a pu prdire trois morts de langue. Mort de larabe, pendant la colonisation, mort du berbre et du franais aprs lindpendance. Le linguicide y apparat comme une stratgie imagine par les dominants, une invention diabolique qui se donnerait pour but de soumettre et de refaonner lme dun pays et de ses habitants, une manire de les amputer de leurs repres identitaires essentiels.

    Pour les uns, il sagissait de

    couper vif dans les racines arabes et islamistes dun pays, valeur-refuge dun peuple vaincu, pour briser ses sources de rsistance loccupation franaise.

    Pour les autres, au contraire, cest pour imposer lhgmonie de larabe toute la nation quil aurait fallu billonner les autres langues en usage.

    Pour ces derniers, lexistence du berbre, la langue davant lislam, rappelle par trop des tapes historiques que lon voudrait ou-blier : que lAlgrie ntait pas une terre vierge et que larabisation du pays est la consquence de la conqute arabe.

    La persistance de lutilisation du franais tmoignerait quant elle dune alination lOccident et ses valeurs laques. Ce que rsume,

    la manire dune guillotine, ltiquette de Hizb Frana, mot mot Parti de la France, cest--dire tratre au pays.

    Morts prdites

    La premire mort a t imagine par lorientaliste William Marais et la socit coloniale de son temps qui prvoyaient la mort naturelle de larabe, par faute de locuteurs face limportance grandissante du franais dans la communication. Le franais se serait impos dans les changes oraux entre communauts; les indignes auraient fini par oublier lusage de larabe pour ne plus en garder que lusage crit! Cest la dfinition mme dune langue morte, linstar du latin, langue crite et non parle. Si le modle du latin simposait la conscience coloniale, cest aussi parce que la langue arabe avait t

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    confine dans les coles coraniques et les mdersas, et quelle tait relgue au rang de langue trangre. Aussi, nul navait song alors lhypothse de lindpendance du pays qui devait lui donner un renouveau de vitalit par son statut de langue nationale.

    Cest un dirigeant du FLN que nous devons la seconde prdiction. Il conut lui aussi la mort naturelle dune langue : le berbre. Devant lavance de lenseignement de larabe, le petit Kabyle aurait fini par ne plus comprendre sa propre mre. Larabe aurait alors vinc peu peu le berbre, langue parle uniquement, en le cantonnant aux changes lmentaires de la famille. Mais celui-l, pareillement, tait loin de se douter que la rsistance berbre pourrait venir bout de limprium dune langue sacre (larabe) et tre en passe de la dtrner de la place hgmonique quelle occupe depuis lindpendance.

    La troisime prdiction fut la mort programme du franais, qui devait disparatre de toute la socit. Son enseignement lcole primaire devait progressivement tre remplac par une autre langue trangre, en loccurence langlais. Son usage institutionnel dans ladministration publique fut frapp dinterdit par une loi de 1990, connue sous le nom de gnration de la langue arabe, qui prvoyait larabisation totale de ladministration pour 1992, et celle de luniversit pour 1997.

    L'cole des parents

    Il y a aussi, faut-il le rappeler, une seconde mort, de larabe dialectal, programme cette fois par les instructions scolaires officielles.

    Llve en premire et deuxime anne de primaire, apprenant les normes de la langue crite lors de ses leons de langage, avait pour mission de corriger les membres de sa famille et tout son entourage. Sciemment, on faisait ainsi de lenfant, par le biais de linstruction scolaire, lagent de ce linguicide. A force de se voir corrigs par leurs enfants, les parents auraient fini par perdre leurs mauvaises habitudes linguistiques, cest--dire, leur lan-gue maternelle, et se seraient conforms au code dune langue crite qui leur est, pour la plupart, trangre. Lcole a ainsi fond son enseignement primaire sur une langue trangre lenfant, qui se devait ensuite de la propager autour de lui.

    Les mdias prenaient le relais de ce matraquage. On a t si loin dans lentreprise de destruction des lan-gues maternelles que les relations dans la vie institutionnelle, politique et administrative taient domines par lincomprhension et que le peuple na jamais compris ses dirigeants. Je rappellerai pour mmoire que ni les missions ayant une teneur culturelle ou socio-logique, ni le journal tlvis ou radiophonique ntaient compris par la population algrienne. On a pu voir (et sen gausser), nombre de dirigeants dentreprise invits

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    sexprimer la radio et la tlvision bafouiller et baragouiner en arabe classique, langue quils connaissaient peine mais dans laquelle il tait obligatoire de sexprimer publiquement. La masca-rade fut pousse si loin quon a mme pu voir, pour son premier discours tlvis, un prsident de la Rpublique dchiffrer un texte crit, quil prononait avec difficult. Les morts mthodiquement programmes des usages linguistiques populaires ne vont pas sans voquer lenfer mental quOrwell dcrivait sous dautres cieux. Arabe, franais, berbre, les langues dans ce pays se nouent mots affronts son histoire et subissent toutes les fractures qui branlent la socit.

    Morts fabules, pulsions orales avortes qui esquissent les scnarios macabres dune souffrance de langage; une volont de toute puissance cherchant pntrer lintimit mme de cette ineffable humanit et remodeler en quelque sorte, comme son matre, les caractres ontologiques des hommes de ce pays. Par une mtaphore brutale, on les voudrait castrs de leur langue et lon a utilis pour cela les ressources dun tat, la recherche dune image perdue qui viendrait de lOrient.

    La maldiction de l'crit

    La situation de la littrature fait apparatre avec encore plus dacuit les consquences de ce phnomne.

    Les langues maternelles en sont les grandes absentes. Essentiellement orales, elles alimentent la littrature sans jamais y accder pleinement, par les contes et lgendes, les proverbes et les intarissables jeux de mots multilingues.

    Cest dans une langue souvent heurte, comme une matire brute prement travaille, une trangre que lon voudrait apprivoiser, que la littrature en franais sest dve-loppe. Ne dans les annes cinquante, elle se fit le tmoin de son temps pour dnoncer le colonialisme, porte-parole dune socit analphabte dont elle ne pouvait tre comprise. A lind-pendance, les thmes contestataires dont elle se nourrit obligrent souvent les auteurs fuir la censure ditoriale et aller chercher en France une lgitime conscration. Aussi, les oeuvres majeures demeurent mconnues ou circulent clandestinement, ce qui les coupe encore davantage de leur public naturel.

    Les premires oeuvres littraires en langue arabe nont merg que dans les annes soixante-dix. Elles sinspirent du patrimoine littraire et de la contestation populaire avec un caractre sociologique prononc. Mais les difficults de ldition et de la diffusion les privent galement dun lectorat qui rponde leurs aspirations. Tout fonctionne comme si tout passage lcrit tait frapp de la maldiction de Babel.

    Le plurilinguisme saccomplit dans le pluricuturalisme, qui cons-

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    titue lune des richesses inalinables de la socit. Pourtant culpabilis, lAlgrien sinterroge sur la lgitimit dun tel hritage. Est-ce un facteur dpanouissement ou dalination, se demande-t-il. Doit-il continuer pratiquer toutes ses langues? Risque-t-il de sy perdre ou bien se retrouvera-t-il? La peur de linconnu sape ses videntes convic-tions, car la seule ralit quil a prouve cest la mal-langue, fille de la mal-vie. Cest lhistoire inacheve dun peuple orphelin, sevr de sa culture.

    * Djamila Saadi est linguiste