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6. Les condamnations doctrinales de l’ars notoria Entre le moment où l’ars notoria a été créée (probablement dans les années 1170) et celui où elle a été pour la première fois condamnée (vers 1240) s’est écoulé plus d’un demi-siècle. Ce décalage montre que la diffusion de l’art notoire est tout d’abord restée confidentielle, centrée, comme le montre toute une série d’indices, sur le nord de la péninsule italienne, avant de conquérir progressivement le centre et le nord de l’Europe dans le courant du XIIIe siècle. Ce temps de latence entre la première élaboration du texte et son rejet par les théologiens peut même avoisiner le siècle si l’on songe au peu de retentissement qu’a eu l’initiative des franciscains parisiens qui gravitaient dans la mouvance d’Alexandre de Halès. Ce n’est en effet qu’avec Thomas d’Aquin que la norme est fixée, peu après 1270. Avant toutefois d’en venir aux termes de la condamnation thomiste, il nous faut évoquer l’article qui traite de l’ ars notoria dans la Somme théologique attribuée au maître spirituel de l’Ordre franciscain, puis les quelques mots que lui consacre un autre franciscain, Roger Bacon. 6.1. Avant la mise en forme thomiste : le rejet de l’ars notoria dans les sources franciscaines 6.1.1. Le rejet des franciscains parisiens (vers 1240) L’ouvrage attribué à Alexandre de Halès, en réalité élaboré de manière collective 1 , est l’un de ces monuments de l’âge scolastique qui entend regrouper en un volume tous les enseignements de la théologie. À la manière des Sentences de Pierre Lombard, il traite tout d’abord de Dieu et de Ses hypostases pour en arriver à la création et plus particulièrement à l’homme. L’article consacré à l’ ars notoria, le premier du genre, est situé dans la secunda pars du second livre, à un moment où il est question du péché d’orgueil. Parmi les actes répréhensibles qui « déshonorent la Sagesse divine » figure en bonne place la divination, traitée de manière classique, par une reprise d’autorités telles 1 Cf. supra, Ière partie, ch. 2.3.1.6.

6. Les condamnations doctrinales de l'ars notoria

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6. Les condamnations doctrinales de l’ars notoria

Entre le moment où l’ars notoria a été créée (probablement dans les années 1170)

et celui où elle a été pour la première fois condamnée (vers 1240) s’est écoulé plus d’un

demi-siècle. Ce décalage montre que la diffusion de l’art notoire est tout d’abord restée

confidentielle, centrée, comme le montre toute une série d’indices, sur le nord de la

péninsule italienne, avant de conquérir progressivement le centre et le nord de l’Europe

dans le courant du XIIIe siècle. Ce temps de latence entre la première élaboration du texte

et son rejet par les théologiens peut même avoisiner le siècle si l’on songe au peu de

retentissement qu’a eu l’initiative des franciscains parisiens qui gravitaient dans la

mouvance d’Alexandre de Halès. Ce n’est en effet qu’avec Thomas d’Aquin que la norme

est fixée, peu après 1270.

Avant toutefois d’en venir aux termes de la condamnation thomiste, il nous faut

évoquer l’article qui traite de l’ars notoria dans la Somme théologique attribuée au maître

spirituel de l’Ordre franciscain, puis les quelques mots que lui consacre un autre

franciscain, Roger Bacon.

6.1. Avant la mise en forme thomiste : le rejet de l’ars notoria dans les sources

franciscaines

6.1.1. Le rejet des franciscains parisiens (vers 1240)

L’ouvrage attribué à Alexandre de Halès, en réalité élaboré de manière collective1,

est l’un de ces monuments de l’âge scolastique qui entend regrouper en un volume tous les

enseignements de la théologie. À la manière des Sentences de Pierre Lombard, il traite

tout d’abord de Dieu et de Ses hypostases pour en arriver à la création et plus

particulièrement à l’homme. L’article consacré à l’ars notoria, le premier du genre, est

situé dans la secunda pars du second livre, à un moment où il est question du péché

d’orgueil. Parmi les actes répréhensibles qui « déshonorent la Sagesse divine » figure en

bonne place la divination, traitée de manière classique, par une reprise d’autorités telles

1 Cf. supra, Ière partie, ch. 2.3.1.6.

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― II, 6 : Les condamnations doctrinales ― 638

qu’Isidore de Séville, Augustin et la causa XXVI du Décret de Gratien2. Après avoir posé

la question de sa licéité et au moment de répertorier ses différentes espèces, la Summa

mentionne l’ars notoria (cap. VIII), entre « les charmes, les inscriptions superstitieuses »

et les sorts. Le passage est court et de formulation tortueuse ; en voici la teneur :

Des oraisons et des figures de l’art notoire.

On s’interroge ensuite sur le fait de savoir s’il est licite de recourir aux oraisons et

aux figures qui se trouvent dans l’art notoire, étant donné que rien de ce que l’on voit dans

ces oraisons ne peut être considéré comme ne respectant pas la piété de la loi chrétienne :

en effet, les oraisons y sont destinées à Dieu pour obtenir des biens ou pour éloigner des

maux ; aussi est-il sans importance de faire de telles figures3, lesquelles sont indiquées au

même endroit pour obtenir les diverses sciences.

[Solution] : À quoi il faut répondre que l’art notoire de cette sorte est prohibé et

qu’il est n’est pas licite de lui ajouter foi, de sorte qu’il faut exposer ici en quoi il n’est pas

conforme à la règle de la foi : on se représente en effet sans peine ce à quoi d’autres

croient. Il est interdit pour plusieurs raisons : l’une est que se trouvent là beaucoup de

noms que l’intelligence [humaine] ignore ; une autre est qu’il faut être attentif à

l’observation des heures, comme s’il fallait qu’agissent les vertus des astres ; la troisième

est que l’on fait dans cette intention certains dessins et certaines figures que l’on inspecte

pour acquérir les diverses sciences ou arts, et une fausse croyance est générée ainsi dans

les cœurs des hommes4.

Outre le fait qu’il s’agit de la première, la réponse que les franciscains parisiens

apportent à l’apparition et à la diffusion de l’ars notoria en Occident est intéressante à

plus d’un titre. Sa formulation est elliptique : aucune véritable description, ni même une

simple définition n’est donnée de la pratique mise ici à l’index, comme si ce qu’il fallait

entendre par ars notoria était une évidence pour tous à une époque où sa diffusion était

encore médiocre et où aucune objection n’avait encore été prononcée à son encontre. Cette

concision est peut-être due à la volonté de ne pas trop en dire, de peur de susciter la

2 Doctoris irrefragabilis Alexandri de Hales ordinis minorum Summa theologica, éd. Quaracchi,

Florence, 1930, t. III, p. 765, secunda pars secundi libri, qu. 2 : De peccatis quibus deshonoratur divina

sapientia. 3 Protractio désigne selon Du Cange le diagramme ou la figure. Cf. Glossarium mediæ et infimæ

latinitatis, Graz, 1954, t. VI, p. 544-545. 4 Ibid., p. 775 : De orationibus et figuris artis notoriæ. Deinde quæritur de illis orationibus et figuris

quæ sunt in arte notoria, utrum licitum sit eas facere, cum in illis orationibus nihil videatur poni nisi quod

pertinet ad pietatem religionis christianæ : diriguntur enim ibi orationes ad Deum pro bonis impetrandis vel

pro malis amovendis ; indifferens est etiam protractiones tales facere quales fiunt ibidem ad designationem

diversarum scientiarum. [Solutio] : Ad quod est dicendum quod huiusmodi ars notoria prohibita est nec

licitum est fidem adhibere, licet aliqua ponantur ibi quæ a religione fidei non discrepant : apponuntur enim

ut facilius aliis credatur. Prohibita autem est multis de causis : una est, quia ponuntur ibi nomina plura

quorum ignoratur intelligentia ; alia est, quia attenditur ibi inspectio horarum, quasi virtute astrorum illa

fierent ; tertia est, quia fiunt protractiones quædam et lineationes hac intentione ut ex inspectione earum

acquirantur diversæ scientiæ vel artes, et sic falsa credulitas in cordibus hominum generetur. »

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convoitise de lecteurs peu scrupuleux, mais on ne peut aussi manquer d’y voir la

conséquence d’une certaine familiarité avec le texte.

La première partie, qui présente les arguments de la défense, rend assez bien

compte de la façon dont cette pratique a pu être perçue dans la première moitié du XIIIe

siècle par les clercs, de même qu’elle traduit dans une large mesure la façon dont ses

concepteurs l’ont pensée et promue. Amalgame de prières adressées à Dieu et de figures

très largement inspirées de diagrammes didactiques parés de vertus mnémoniques, l’ars

notoria pouvait passer pour une technique d’invocation inoffensive et l’acquisition des

artes pour la conséquence d’une dévotion tout à fait licite. C’est à n’en pas douter à cet

aspect de prime abord engageant que l’art notoire doit sa survie dans les fonds manuscrits,

malgré les mises en garde de théologiens plus ou moins avertis.

Quant à la critique qui mène à l’interdiction, elle reste ciblée et consiste en

quelques points dont sont loin d’être détaillés tous les tenants et aboutissants. La première

difficulté tient dans la présence de noms imperméables à la raison humaine. Le texte ne le

précise pas tant cela est évident, mais le risque consiste en ce que ces « noms » qui ne

relèvent pas du langage traditionnel puissent s’adresser aux démons, dont le rôle moteur

en matière de « superstition » a été reconnu dans les chapitres précédents de la Summa. Il

n’est à aucun moment spécifié que l’efficacité de l’ars notoria repose sur l’invocation des

anges. De même, l’onomastique angélique hétérodoxe présente dans l’Art n’est pas

retenue comme un argument à charge.

Le second problème tient au respect d’un tempus idoneus pour utiliser nomina et

figure, ce qui s’apparente à une forme de « superstition » (il ne peut y avoir de jour

défavorable à l’œuvre de Dieu), tout en laissant supposer qu’entre en jeu une forme de

déterminisme astrologique.

La troisième et dernière difficulté se trouve dans la finalité réelle de l’ars notoria, à

savoir l’accession au savoir parfait. Croire à cette possibilité relève manifestement pour

les franciscains parisiens de la fausse croyance, sans qu’il soit besoin de discuter de

manière plus approfondie des modalités de l’illumination angélique, voire des potentialités

des démons en la matière.

Bien que très antérieur aux autres sources qui s’en sont prises à l’ars notoria, ce

texte ne peut être considéré comme le point de départ de la censure doctrinale qui est

venue s’ériger face aux prétentions de l’art notoire dans le courant du XIIIe siècle. Outre

le fait qu’il émane d’un milieu franciscain quand la condamnation la plus aboutie est à

mettre au compte des dominicains, sans doute faut-il mettre en cause sa concision. On

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― II, 6 : Les condamnations doctrinales ― 640

peut par exemple s’étonner de l’absence de toute référence au fait que l’ars notoria

prétende être un sacrement5, ou encore qu’il fait montre d’un fort potentiel divinatoire. Si

une mise au point était nécessaire aux yeux des franciscains qui gravitaient autour

d’Alexandre de Halès, ceux-ci n’ont toutefois pas jugé nécessaire d’en justifier les termes

point par point, de manière exhaustive.

6.1.2. Les condamnations laconiques de Roger Bacon (vers 1260-1270)

Après le précédent franciscain de la fin de la première moitié du XIIIe siècle, l’ars

notoria reste globalement dans une ombre épaisse jusque dans les années 1260-1270, au

moment où deux éminents penseurs, d’une part le franciscain Roger Bacon, d’autre part

l’inévitable maître de l’ordre dominicain Thomas d’Aquin, s’en prennent explicitement à

elle. Bien que ces deux grandes figures du XIIIe siècle scolastique aient une approche des

phénomènes magiques sensiblement différente6, l’un et l’autre s’accordent à dénigrer l’art

notoire. Toutefois, les rapides remontrances de Bacon n’ont en rien la force de la

démonstration théologique du docteur dominicain.

La condamnation nominale de l’ars notoria chez Roger Bacon est le fruit d’un

processus qui s’étend sur plusieurs années. Il n’a semble-t-il jamais douté du caractère

néfaste et trompeur de ce texte ; mais sa volonté de dénonciation n’a pas toujours eu la

même portée selon les œuvres dans laquelle elle s’insérait. Roger Bacon s’en prend ainsi à

la magie pseudo-salomonienne ou plus spécifiquement à l’ars notoria (selon les cas) dans

quatre textes dont la chronologie n’est pas toujours facile à établir et dont l’un est

d’attribution contestée.

a) Si nous replaçons ces quatre textes dans l’ordre chronologique admis par la

recherche récente7, le premier, qui concerne exclusivement l’ars notoria, est un extrait

d’une correspondance dont la paternité lui a été attribuée il y a peu8. Elle daterait des

années 1257-1263 — c’est-à-dire d’une période où Bacon est en France — et elle rend

5 Thomas d’Aquin s’intéresse, lui, à cette question. Cf. infra, IIe partie, ch. 6.2.

6 Weill-Parot, p. 223-259, pour une analyse très fine du cadre conceptuel thomiste ; p. 316-338

pour une analyse similaire de la position de Roger Bacon. Sur ce dernier aussi, cf. L. Thorndike, HMES, t. II,

p. 617-691. 7 Pour une mise au point sur la biographie de Roger Bacon et la chronologie de la composition de

ses œuvres, cf. l’introduction de D.C. Lindberg, Roger Bacon’s Philosophy of Nature : A Critical Edition,

with English Translation, Introduction and Notes, of the De multiplicatione specierum and the De speculis

comburentibus, Oxford, 1983 ; J. Hackett, « Roger Bacon : His Life, Career and Works », op. cit.

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compte des débats et des interrogations philologiques qui traversaient alors l’étroit milieu

franciscain des correcteurs de la Bible latine. Dans le cadre de notre problématique, la

nature épistolaire de ce texte en réduit très fortement la portée.

Le doctor mirabilis, dans le cadre d’une discussion sur le Tétragramme divin,

informe tout d’abord son interlocuteur de l’existence d’« un livre en hébreu composé jadis

par Salomon », le Liber Semamphoras. Ce « livre fort mystérieux que cachent les savants

juifs », Bacon n’a pu en voir qu’une partie malgré tous ses efforts pour se le procurer in

extenso9. Cette révélation se fait l’écho de la traduction contemporaine de cet ouvrage

hébraïque lié au Liber Raziel à la cour d’Alphonse X de Castille10

. Puis, après avoir

évoqué cet opuscule consacré au Nom « expliqué » de Dieu, le savant franciscain fait le

lien avec l’ars notoria et exprime rapidement ses doutes quant à l’efficacité de cette

pratique dont il semble avoir une assez bonne connaissance. Il en a en tout cas

suffisamment entendu parler pour rendre compte de la corruption des noms soi-disant

translittérés de l’hébreu ou d’autres langues sapientielles qui la constituent pour une

grande part, et c’est cette dégradation linguistique qui remet en cause à ses yeux sa vertu,

si jamais elle en a une. Il faut souligner par ailleurs la position assez ambiguë de Bacon

sur l’origine de l’art notoire. L’expression et habetur in latino qu’il utilise pour qualifier la

tradition textuelle de l’ars notoria pourrait laisser sous-entendre qu’il existait au départ un

original hébreu. Mais, en même temps, Bacon constate que le lien qui pourrait rattacher

l’art notoire de manière directe à la tradition juive est ténu, tant la déformation des

« noms » repérables dans l’Art est avancée en raison des erreurs des scribes latins. En

définitive, le doctor mirabilis, bon connaisseur des spéculations juives sur le nom de Dieu,

fait le rapprochement avec l’abondante onomastique présente dans l’art notoire et suppose,

8 É. Anheim, B. Grévin et M. Morard, « Exégèse judéo-chrétienne… », op. cit. Elle est conservée

dans les mss Toulouse, Bibl. municipale 402, fol. 242rb-270va, XIIIe-XIVe s., et Florence, Bibl.

Laurentienne, S. Croce, Pl. XXV sin.4, fin du XIIIe s. 9 Ibid., p. 120-121, note 61, ms Toulouse 402, fol. 273rb, reproduit dans S. Berger, Quam

notitiam, op. cit., p. 41-42 : « De hoc nomine <Adonay> puto quod scripsi vobis alias diffusius. Et scitote

quod in hebreo habetur liber unus a Salamone quodam compositus de hoc nomine et vocatur Liber

Semamphoras, id est liber nominis explanati et est liber multus velatus et occultatur a sapientibus judeorum

nec umquam potui de ipso videre nisi parvam particulam, licet multum laboraverim ut eum totum viderem.

[…] In explanatione autem predicti nominis que continetur in tribus primis particulis libri predicti ponitur

nomen quoddam 72 literarum quod appelatur Semamphoras, id est nomen explanatum, et ex 72 literis

nominis secundum diversam earum combinationem componuntur diversa nomina divina, que omnia latent in

predicto nomine Domini tetragrammaton, et puto quod liber Salamonis qui dicitur Ars notoria et habetur in

latino, ubi ponuntur multa nomina divina que in tantum corrupta sunt vicio scriptorum latinorum quod iam

non sunt hebrea nec alicuius lingue, contineat predicta nomina, et ex eis virtutem sorciatur, si forte virtutem

habeant quam promittit. Sed de hoc certitudinaliter iudicare non possum, quia, ut predixi, tres primas

particulas libri predicti videre non potui, nec puto quod sit in regionibus istis judeus qui eas habeat. » 10

Rappelons que deux versions en sont conservées dans le manuscrit de Halle (= H1).

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en bonne logique, qu’il existait un original hébreu, une source traduite incorrectement en

latin ou dégradée par des copistes ignorants. Mais l’étude de ces noms mystérieux montre

que la probabilité que l’ars notoria soit le fruit de la traduction d’un archétype issu du

monde juif est des plus minces, pour ne pas dire inexistante11

.

Quant à savoir par quel biais Roger Bacon a eu vent de cette tradition, deux

solutions sont envisageables, même si d’autres explications sont possibles, tant le savant

franciscain disposait, pour étancher sa soif inextinguible de savoir et de manuscrits, de

vastes réseaux à travers l’Europe12

. D’une part, il a pu avoir un premier contact avec l’art

notoire au sein même du studium parisien de son ordre, puisque ce dernier y était connu

depuis quelque temps déjà, comme le prouve l’article de la Summa attribuée à Alexandre

de Halès ; mais il n’est pas non plus à exclure que Bacon ait croisé la route de ce texte à

Oxford (ou que ses contacts oxfordiens lui en aient révélé l’existence), dans la mesure où

l’un de nos manuscrits (T1), réalisé autour de 1250, provient de ce centre universitaire. En

tout cas, il en connaissait l’existence avant que son disciple, le célèbre Jean évoqué plus

haut13

, ne se rende dans la péninsule italienne, foyer de diffusion privilégié de l’ars

notoria au XIIIe siècle.

b. Le second texte digne d’intérêt pour notre propos est un passage du Tractatus

brevis qui sert d’introduction aux gloses sur le Secretum secretorum pseudo-aristotélicien.

Dans ce texte daté des années 1267-126814

, Bacon se plaint de l’attribution sans

fondements de mauvais livres à des sages respectables tels qu’Adam, Moïse, Aristote,

Hermès, et bien sûr Salomon. Il évoque, parmi ces œuvres néfastes, les libri Salomonis,

sans prendre la peine d’en détailler les titres comme a par exemple pu le faire de son coté

l’auteur du Speculum astronomie. Il ne faut guère s’étonner de cette concision : si Bacon

11

Cf. supra, IIe partie, ch. 3.3.2. 12

Cf. la remarque bien connue présente dans l’Opus tertium, éd. cit., c. 17, p. 59 : « Nam per

viginti annos quibus specialiter laboravi in studio sapientiæ […] plus quam duo millia librarum ego posui in

his, propter libros secretos et experientias varias, et linguas, et instrumenta, et tabulas, et alia ; tum ad

quærendum amicitias sapientium, tum propter instruendos adjutores in linguis, in figuris, in numeris, et

tabulis, et instrumentis, et multis aliis. » 13

Cf. supra, Ière partie, ch. 1.1.2. 14

Cette datation a été proposée par J. Hackett, « Scientia Experimentalis : From Robert Grosseteste

to Roger Bacon », dans J. McEvoy (éd.), Robert Grosseteste : New Perspectives on his Thought and

Scholarship, Steenbrugge, 1995 (Instrumenta Patristica, XXVII), p. 89-119, not. p. 92, et reprise par I.

Rosier, La parole comme acte. Sur la grammaire et la sémantique au XIIIe siècle, Paris, 1994, p. 208, note

3. ; l’éditeur du texte, R. Steele, datait cette introduction des alentours de 1270 : cf. Secretum secretorum

cum glossis et notulis Tractatus brevis et utilis ad declarandum quaedam obscure dicta, (éd. R. Steele),

dans : Fr. Roger Bacon, Opera quædam hactenus inedita, V, Oxford, 1920, p. viii.

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ne donne aucun détail sur les « livres de Salomon », il n’en donne pas davantage à propos

des libri Aristotelis et Hermetis qu’il cite conjointement15

.

c. Le troisième texte est un extrait de son Opus tertium, achevé selon Jeremy

Hackett vers 1267-1268, mais qui n’a peut-être jamais été envoyé au pape Clément IV,

mort en 1268, contrairement à ses deux autres grandes œuvres, l’Opus maius et l’Opus

minus. C’est dans cet ouvrage à l’audience beaucoup plus large que Roger Bacon

condamne explicitement, pour la première fois, les « livres de l’ars notoria »16

. Le pluriel

utilisé pour désigner un texte jusque-là unique ne saurait surprendre : à la date où Bacon

rédige son ouvrage, la tradition manuscrite de l’art notoire comprend au moins trois

opuscules : les Flores aurei, l’Ars nova et, à partir de 1250 environ, l’Opus operum.

L’emploi du pluriel apparaît donc comme une preuve que Bacon connaît à coup sûr l’art

notoire de visu en cette fin de décennie 1260.

d. Le quatrième et dernier texte, l’Epistola de secretis artis et nature et de nullitate

magie, est quant à lui d’attribution problématique. Cette Lettre, écrite peu après les trois

œuvres majeures du savant franciscain, pourrait être l’œuvre d’un disciple de Roger

Bacon17

. L’auteur reprend en partie à son compte l’énumération des œuvres magiques

condamnables présente dans l’Opus tertium18

.

Avec Roger Bacon, l’ars notoria est donc dénoncée, de manière somme toute très

laconique et sans qu’il soit fait allusion à la Summa theologica d’Alexandre de Halès,

15

Éd. cit., p. 6 : « Item falsi matematici propter incredulitatem suam et errorem circa ea que fieri

possunt in constellacionibus debitis cadunt, Dei judicio, in alios errores infinitos, et desiderant adjutoria

demonum, et faciunt carmina et karacteres et sacrificia secundum quod quidam libri eorum pessimi docent,

quorum aliquos demones fecerunt, et tradiderunt pessimis hominibus, et quorum aliquos ipsi matematici

fecerunt instinctu et instruccione demonum, et per revelacionem eorum. Quorum etiam aliquos multa

pessimi homines finxerunt propria malicia, et illis libris pessimi matematici inponunt titulos autenticos ut

liber Ade, et liber Moysi, et libri Salomonis et libri Aristotilis, et Hermetis, et aliorum sapientum. » 16

A.G. Little (éd.), Part of the Opus Tertium of Roger Bacon including a fragment now printed for

the first time, Aberdeen, 1912, p. 333 : « Et hic omnes libri magici debent considerari et diffamari ; ut liber

De Morte Anime et liber Fantasmatum, et liber De Officiis et Potestatibus Spirituum, et libri De Sigillis

Salomonis, et libri De Arte Notoria et omnes hujusmodi qui demones invocant, vel per fraudes et vanitates

procedunt, non per vias nature et artis. » 17

Cf. Thorndike, HMES, t. II, p. 688-691, dont la thèse est acceptée par M. Grinaschi, «

Remarques sur la formation et l’interprétation du Sirr al-‘Asrâr », dans W.F. Ryan et C.B. Schmitt, Pseudo-

Aristotle The Secret of Secrets : Sources and Influences, Londres, 1982, p. 3-33, not. p. 9, et par I. Rosier,

op. cit., p. 221, note 56. 18

Epistola de nullitate magie, éditée en appendice à l’Opus tertium par J.S. Brewer dans : Fr.

Roger Bacon, Opera quædam hactenus inedita, I, Londres, 1859, cap. III, p. 531-532 : « Multi igitur libri

cavendi sunt propter carmina, et characteres, et orationes, et conjurationes, et sacrificia, et hujusmodi, quia

pure magici sunt. Ut liber De Officiis Spirituum, et liber De Morte Animæ, et liber De Arte Notoria, et

hujusmodi infiniti […]. »

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comme un texte et une pratique nuisibles, fruits de la nature trompeuse des démons à

l’égal des autres ouvrages pseudo-salomoniens mentionnés par Guillaume d’Auvergne et

l’auteur du Speculum astronomie.

Mais ce n’est vraiment qu’avec Thomas d’Aquin, dans les mêmes années, que

l’affaire devient sérieuse. Il consacre en effet un article entier à l’ars notoria dans la

secunda secunde de sa Somme théologique (partie rédigée vers 1271-127219

), dans lequel

il a beau jeu de réfuter l’une après l’autre les prétentions qu’elle affiche. Cet article sans

concessions était appelé, en même temps que les œuvres de Thomas se diffusaient et que

celui-ci accédait à la béatitude puis à la canonisation, à devenir la matrice de la grande

majorité des condamnations doctrinales ultérieures.

6.2. Fixer la norme : la condamnation fondatrice de Thomas d’Aquin (v. 1270)

L’article en question est intégré à la questio 96 de la Somme théologique qui

répertorie en quatre points les différentes formes de « superstition » dont Thomas a

préalablement décrit les traits généraux dans la questio 92. Contrairement à ce que l’on

rencontre dans la Somme attribuée Alexandre de Halès, le docteur angélique sépare les

pratiques réellement divinatoires (q. 95) des pratiques « superstitieuses » au sein

desquelles l’ars notoria figure en première place (art. 1), aux côtés des inscriptions qui

favorisent la guérison (art. 2), des observations qui permettent de conjecturer l’issue d’une

maladie (art. 3), et des formules que l’on porte à son cou en guise de talisman (art. 4).

Thomas, conformément aux règles de la disputatio, expose tout d’abord les

objections en faveur de l’ars notoria20

. Force est de constater qu’elles sont très proches de

19

J.-P. Torrell, Initiation à saint Thomas d’Aquin, Paris, 1993, p. 487. 20

Sancti Thomæ Aquinatis Opera Omnia, Secunda secundæ Summæ theologiæ, éd. Leonis XIII,

Rome, 1897, t. IX, p. 330 : « Utrum uti observantiis artis notoriæ sit illicitum. Ad primum sic proceditur.

Videtur quod uti observantiis artis notoriæ non sit illicitum. Dupliciter enim est aliquid illicitum : uno modo,

secundum genus operis, sicut homicidium vel furtum ; alio modo, ex eo quod ordinatur ad malum finem,

sicut cum quis dat eleemosynam propter inanem gloriam. Sed ea quæ observantur in arte notoria secundum

genus operis non sunt illicita : sunt enim quædam ieiunia et orationes ad Deum. Ordinantur etiam ad bonum

finem : scilicet ad scientiam acquirendam. Ergo uti huiusmodi observantionibus non est illicitum. 2.

Præterea, Dan. I legitur quod pueris abstinentibus dedit scientiam et disciplinam in omni libro et sapientia.

Sed observantiæ artis notoriæ sunt secundum aliqua ieiunia et abstinentias quasdam. Ergo videtur quod

divinitus sortiatur ars illa effectum. Non ergo illicitum est ea uti. 3. Præterea, ideo videtur esse inordinatum a

dæmonibus inquirere de futuris quia ea non cognoscunt, sed hoc est proprium Dei, ut dictum est. Sed

veritates scientiarum dæmones sciunt : quia scientiæ sunt de his quæ sunt ex necessitate et semper, quæ

subiacent humanæ cognitioni, et multo magis dæmonum, qui sunt perspicaciores, ut Augustinus dicit. Ergo

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celles formulées antérieurement par les franciscains parisiens, même si les éditeurs de la

Summa n’ont pas relevé cette parenté : « les pratiques de l’art notoire » n’ont rien

d’illicite, d’une part parce qu’elles mettent en œuvre des moyens qui sont en conformité

avec la doctrine et la pratique du christianisme, à savoir des jeûnes et des prières adressées

à Dieu, d’autre part parce qu’elles sont orientées vers une bonne fin, l’acquisition de la

science, et non vers le mal. Pour conforter l’opinion selon laquelle Dieu illumine les

hommes de Son savoir, le théologien dominicain ajoute de son propre chef une citation

biblique qui met en scène les quatre enfants hébreux invités à la cour du roi de Babylone

Nabuchodonosor pour y recevoir enseignement et sagesse et qui ont en définitive reçu

« savoir et instruction en matière de lettres et en sagesse » de Dieu Lui-même21

. Pour finir,

Thomas brandit un dernier argument en faveur de l’ars notoria, dont le parti pris est

évident : il est possible de la mettre en pratique et de parvenir à acquérir légitimement la

science grâce à elle dans la mesure où les démons, les seules intelligences qui agissent en

la circonstance, ont bel et bien connaissance des vérités scientifiques. Il semble donc qu’il

n’y ait aucun péché à recourir à l’art notoire, même s’il tient son efficacité du démon. En

formulant une objection de cette sorte, Thomas introduisait d’emblée dans les arguments

de la défense l’un des principaux mobiles qui devait finalement l’amener à rejeter sans

concession l’ars notoria. En guise d’argument contraire à ces trois propositions, il procède

à l’assimilation de l’ars notoria à la « nécromancie » en citant un passage du

Deutéronome22

et souligne de ce fait la nécessité de « pactes symboliques conclus avec les

démons » dans sa mise en pratique. Puis il en vient aux réponses et aux solutions qui

doivent, selon lui, déterminer la conduite à tenir vis-à-vis d’un tel texte.

Thomas attaque alors l’ars notoria sur plusieurs fronts23

. Il refuse tout d’abord aux

non videtur esse peccatum uti arte notoria, etiam si per dæmones sortiatur effectum. Sed contra est quod

dicitur Deut. XVIII : Non inveniatur in te qui quærat a mortuis veritatem : quæ quidem inquisitio innititur

auxilio dæmonum. Sed per observantias artis notoriæ inquiritur cognitio veritatis per quædam pacta

significationum cum dæmonibus inita. Ergo uti arte notoria non est licitum. » ; trad. fr. Somme théologique,

IIa IIæ, éd. Cerf, t. III, Paris, 1984, p. 606-607. 21

Dn 1, 17. 22

Dn 18, 10. 23

Sancti Thomæ, op. cit., p. 330-331 : « Respondeo dicendum quod ars notoria et illicita est, et

inefficax. Illicita quidem est, quia utitur quibusdam ad scientiam acquirendam quæ non habent secundum se

virtutem causandi scientiam : sicut inspectione quarundam figurarum, et prolatione quorundam ignotorum

verborum, et aliis huiusmodi. Et ideo huiusmodi ars non utitur his ut causis, sed ut signis. Non autem ut

signis divinitus institutis, sicut sunt sacramentalia signa : et per consequens pertinentia ad pacta quædam

significationum cum dæmonibus placita atque fœderata. Et ideo ars notoria plenitus est repudianda et

fugienda Christiano, sicut et aliæ artes nugatoriæ vel noxiæ superstitionis : ut Augustinus dicit, in II de Doct.

Christ. Est etiam huiusmodi ars inefficax ad scientiam acquirendam. Cum enim per huiusmodi artem non

intendatur acquisitio scientiæ per modum homini connaturalem, scilicet adinveniendo vel addiscendo,

consequens est quod iste effectus vel expectetur a Deo, vel a dæmonibus. Certum est autem aliquos a Deo

sapientiam et scientiam per infusionem habuisse : sicut de Salomone legitur, III Reg. III, et II Paral. I.

Page 10: 6. Les condamnations doctrinales de l'ars notoria

― II, 6 : Les condamnations doctrinales ― 646

symboles auxquels elle doit sa vertu, à savoir les figures et les « mots inconnus », une

quelconque origine divine. Il met ainsi à mal l’un des principaux moyens de défense de

l’art, qui était de nier toute forme de contrainte vis-à-vis des entités spirituelles invoquées

et toute implication démoniaque par une élévation au rang de sacrement. Ces symboles,

aux dires du docteur angélique, ne sont pas « des signes divinement institués, comme les

signes sacramentels ». Cette insistance à dénier toute valeur sacramentelle à l’ars notoria

prouve que Thomas a consulté de près un traité avant de tirer ses propres conclusions. Si

ces symboles ne sont pas des signes divinement institués, il n’en reste pas moins des

signes, et le maître dominicain d’en tirer la conclusion évidente qu’« il n’y a plus qu’à [...]

les rapporter à [des] pactes symboliques acceptés et conclus avec les démons ».

Deuxièmement, Thomas conteste la doctrine de l’illumination trop peu élitiste sur

laquelle repose l’efficacité de l’art notoire24

. Dieu, insiste-t-il, n’accorde pas le don de

sagesse au premier venu ; à cet égard, le cas de Salomon, ou encore celui des apôtres25

,

reste exceptionnel, et il est impensable que n’importe quel disciple, par le moyen d’une

pratique plus ou moins automatique, puisse en bénéficier. En dehors de circonstances

particulières, l’illumination ne peut venir que de Dieu, car il n’appartient pas aux démons,

eu égard à leur qualité d’anges déchus, d’éclairer l’intelligence. Sur ce dernier point,

Thomas reprend l’argumentation anti-théurgique que saint Augustin développe dans sa

Cité de Dieu. Il fait ainsi pour la première fois le lien entre l’ars notoria et les antiques

pratiques des Néoplatoniciens. En conséquence, le commun des mortels ne peut acquérir

la sagesse que sur les bancs de l’école puisque l’Art, de quelque côté que l’on se tourne,

Dominus etiam discipulis suis dicit, Luc. XXI : Ego dabo vobis os et sapientiam, cui non poterunt resistere et

contradicere omnes adversarii vestri. Sed hoc donum non datur quibuscumque, aut cum certa observatione,

sed secundum arbitrium Spiritus Sancti : secundum illud I ad Cor. XII : Alii quidem datur per Spiritum

sermo sapientiæ, alii sermo scientiæ secundum eundem Spiritum ; et postea subditur : Haec omnia operatur

unus atque idem Spiritus, dividens singulis prout vult. Ad dæmones autem non pertinet illuminare

intellectum : ut habitum est in Prima huius operis Parte. Acquisitio autem scientiæ et sapientiæ fit per

illuminationem intellectus. Et ideo nullus unquam per dæmones scientiam acquisivit. Unde Augustinus dicit,

in X de Civ. Dei, Porphyrium fateri quod theurgicis teletis, in operationibus dæmonum, intellectuali animæ

nihil purgationis accidit quod eam facit idoneam ad videndum Deum suum, et perspicienda ea quæ vera

sunt, qualia sunt omnia scientiarum theoremata. Possent tamen dæmones, verbis hominibus colloquentes,

exprimere aliqua scientiarum documenta : sed hoc non quæritur per artem notoriam.

Ad primum ergo dicendum quod acquirere scientiam bonum est : sed acquirere eam modo indebito

non est bonum. Et hunc finem intendit ars notoria. Ad secundum dicendum quod pueri illi non abstinebant

secundum vanam observantiam artis notoriæ : sed secundum auctoritatem legis divinæ, nolentes inquinari

cibis gentilium. Et ideo merito obedientiæ consecuti sunt a Deo scientiam : secundum illud Psalm. : Super

senes intellexi, quia mandata tua quaesivi. Ad tertium dicendum quod exquirere cognitionem futurorum a

dæmonibus non solum est peccatum propter hoc quod ipsi futura non cognoscunt : sed propter societatem

cum eis initam, quæ etiam in proposito locum habet. » 24

Thomas d’Aquin expose sa théorie de l’illumination intellectuelle dans le livre I de la Summa, q.

109, art. 3. 25

Lc 21, 15.

Page 11: 6. Les condamnations doctrinales de l'ars notoria

― II, 6 : Les condamnations doctrinales ― 647

est dénué d’efficacité. Thomas s’érige par là même en défenseur des prérogatives de la

raison scolastique. « Il est bien d’acquérir la science, concède-t-il, mais non d’une manière

indue ». Avec lui, c’est tout l’édifice théorique sur lequel est bâtie l’ars notoria qui

s’écroule : d’une part, elle est « illicite » car elle se fait passer pour un sacrement, ce

qu’indubitablement elle n’est pas ; d’autre part, elle est « inefficace » car ses prétentions et

les moyens qu’elle met en œuvre sont sans fondement26

.

On le voit, les propos de Thomas d’Aquin renforcent considérablement l’ébauche

de censure franciscaine, puisque, outre la question de la licéité déjà abordée dans les

années 1240, elle s’attarde sur l’efficacité, jusque-là laissée pour compte. Cette insistance

nouvelle à prouver que l’art notoire est inefficace est sans doute la conséquence de

l’audience de plus en plus importante de ce texte dans les milieux cléricaux. Même si l’on

ne peut soutenir la thèse que le monde universitaire était alors soumis à une véritable

« invasion » de traités d’ars notoria, la condamnation dominicaine répond manifestement

à un sentiment d’urgence et fait état d’une volonté de marquer une fois pour toutes les

bornes du licite et de l’illicite en matière d’acquisition du savoir.

6.3. Les condamnations médiévales de l’ars notoria après la sentence thomiste

(fin XIIIe-XVe s.)

6.3.1. Dans la lignée de Thomas d’Aquin : tour d’horizon des sources

L’argumentation déployée par Thomas d’Aquin à l’encontre de l’ars notoria est

souvent reprise mot pour mot, ou peu s’en faut, dans les siècles suivants. Dès la fin du

XIIIe siècle, l’article premier de la question 96 de la Somme théologique est reproduit dans

le Speculum morale faussement attribué à Vincent de Beauvais. Cette encyclopédie a

connu un succès qui a sans doute grandement contribué à le diffuser27

.

Dans le courant du XIVe siècle, plusieurs auteurs, théologiens ou juristes pour

l’essentiel, s’en prennent à l’ars notoria. Outre Pietro d’Abano, qui, après avoir transigé

26

C. Fanger, « John the Monk’s Book of Visions… », p. 222-225. 27

Vincent de Beauvais, Speculum quadruplex sive Speculum maius, Graz, 1964, lib. III, dist.

XXVIII, pars III, p. 1117-1118 : « De superstitionibus observantiarum : Deinde considerandum est de

superstitionibus observantiarum. Et primo de observantiis quæ traduntur in arte notoria. […] Ars notoria est

illicita et inefficax, etc. »

Page 12: 6. Les condamnations doctrinales de l'ars notoria

― II, 6 : Les condamnations doctrinales ― 648

pendant quelque temps, l’intègre en 1310 dans son Lucidator parmi les ouvrages

contenant des « images nigromantiques »28

, il faut tout d’abord évoquer le traitement que

lui consacre à la même époque Augustin d’Ancône dans son Tractatus contra divinatores

et sompniatores adressé au pape Clément V.

Cette œuvre polémique vise, comme bien d’autres textes du théologien augustin, à

assurer la défense des prérogatives pontificales dans la chrétienté. Aussi surprenant que

cela puisse paraître au vu du seul titre de l’ouvrage, les principaux adversaires qu’il prend

ici à parti sont les Spirituels franciscains, ardents défenseurs, dans une perspective

eschatologique, du retour de l’Église à la pauvreté évangélique, et par conséquent très

critiques à l’égard de la hiérarchie ecclésiastique et de son train de vie dispendieux29

. Il

vise en particulier celui qui reste, bien qu’il soit mort depuis déjà quelque temps au

moment de la rédaction du Tractatus, le maître à penser du mouvement, à savoir Pierre de

Jean Olieu (ou Olivi, v. 1248-1296). Ce brillant théologien a par ailleurs été un ardent

défenseur de la plenitudo potestatis et de l’infaillibilité pontificales.

Augustin d’Ancône rédige son traité peu de temps avant que Clément V n’opère la

tentative de conciliation de 1312 (concile de Vienne) pour réduire la fracture apparue au

sein de l’Ordre franciscain et plus généralement de l’Église depuis le second concile de

Lyon (1274). Il n’est pas alors disposé à négocier : l’un des moyens qu’il trouve pour

discréditer les plus rigoristes des franciscains est de les amalgamer aux sompniatores, ces

interprétateurs de songes traditionnellement condamnés par les théologiens. Même s’il ne

l’avoue pas explicitement, il opère cette assimilation en raison de la sympathie plus ou

moins avérée que les Spirituels vouaient aux spéculations eschatologiques de Joachim de

Flore30

: à la suite de l’auteur de la célèbre Expositio in Apocalypsim, dont la prophétie ne

s’était pas réalisée en temps et en heure31

, les Spirituels seraient à leur tour victimes « de

la superstition humaine et de l’illusion diabolique »32

. Autrement dit, Augustin d’Ancône

28

Cf. supra, Ière partie, ch. 4.4.1.1. 29

L’auteur se fait l’écho de cette critique au ch. 4 de son traité : cf. P. Giglioni, éd. cit., p. 65-66. 30

Si le joachimisme de « leaders » tels qu’Ange Clareno ou Ubertin de Casale ne fait guère

discussion, le degré d’adhésion d’Olivi aux thèses joachimites est l’objet d’un débat entre historiens.

Adoptant une position moyenne, W.-Ch. Van Dijk, « La représentation de saint François d’Assise dans les

écrits des Spirituels », dans Franciscain d’Oc. Les Spirituels ca 1280-1324, Cahiers de Fanjeaux, 10 (1975),

p. 203-230, not. p. 212-213, parle de « joachimisme ouvert et relatif » en ce qui le concerne. 31

Rappelons que, d’après Joachim, le troisième âge du monde, durant lequel l’Église terrestre et

hiérarchique doit céder la place à l’Église des viri spirituales, devait se produire vers 1260. Or, rien de tel

n’est arrivé à cette date, ce qui n’a pas empêché le prophétisme inspiré par ses œuvres de subsister. 32

Ibid., p. 54-55 : « Quoniam sicut tempore retroacto, ita et nunc nonnulli insurgunt, qui non

voluntatem rationi subiciunt nec doctrine studium impendunt, sed hiis que sompniaverunt vel immissis

demonum illusionibus divinaverunt Sacre Scripture sapientie verba coaptare nituntur, non veri sed

beneplaciti rationem sectantes nec desiderantes doceri veritatem, sed ab ea fabulas convertentes auditum,

Page 13: 6. Les condamnations doctrinales de l'ars notoria

― II, 6 : Les condamnations doctrinales ― 649

reproduit à l’encontre des « dissidents » franciscains, mais sur un terrain strictement

doctrinal et à l’aide de textes faisant autorité, le type d’accusations dont souffre, au

moment où il écrit, la mémoire de Boniface VIII.

Par ailleurs, à la volonté de circonscrire la menace que représentent les Spirituels

pour la hiérarchie ecclésiastique s’ajoute une motivation supplémentaire : la démarche

d’Augustin fait écho au procès posthume de Boniface VIII par le roi de France et ses

séides, procès où l’accusation de magie tient une place importante33

. Faisant pour

l’occasion d’une pierre deux coups, il entendait à l’évidence mettre en garde de manière

préventive le pape contre les devins, les magiciens et les textes que ces derniers utilisent

afin qu’il ne puisse prêter le flanc à la rumeur.

Venons-en au texte lui-même. Le traité se divise en deux grandes parties. La

première se compose de sept articles, qui visent tout particulièrement les Spirituels. La

discussion porte tout d’abord (art. 1, 2 et 3) sur les critères qui permettent de distinguer

une vision porteuse de révélations divines d’une autre porteuse de tromperies diaboliques,

la « fausse » prophétie joachimite étant ici de manière à peine voilée en ligne de mire. Puis

les articles suivants s’en prennent directement à ceux qui, prisonniers de la « superstition »

et de l’hérésie, expliquent qu’il faut vivre selon la règle des Évangiles sans mandat spécial

ni commission du siège apostolique34

. Pierre de Jean Olivi et les Spirituels franciscains

sont explicitement nommés pour la première fois au chapitre 735

. La seconde partie du

traité comprend quant à elle quatorze articles (art. 8 à 21) qui exposent les caractères

spécifiques de la divination et ses différentes formes (au sens large puisque les arts

magiques soumis à l’œuvre du démon sont aussi pris en compte). Le lien avec les

Spirituels franciscains n’est pas explicite, mais le but est à l’évidence de rapprocher

l’esprit prophétique auxquels ils adhèrent (ou sont supposés adhérer) des autres formes de

habentes rationem sapientie in superstitione et solum in verbis pretenditur pietas […]. Quamvis igitur,

reverende Pater, contre sompniatores, divinatores et omnes alios humana superstitione atque dyabolica

illusione deceptos a sacris legibus multa conscripta inveniantur […]. » 33

Cf. supra, Ière partie, ch. 4.4.1.2. 34

Ibid., p. 69 : « Sunt aliqui sic superstitiosi ut dicant se velle tradere modum et explicare viam

quibusdam regibus et principibus secundum quam vivere debeant iuxta regulam evangelii ; sed quod hoc

non liceat facere alicui singulari persone sine speciali mandato et requisitione ecclesie, rationibus et

auctoritatibus comprobatur. » ; p. 70 : « Ita quod superstitiosi sunt qui cultum divinum observant, non

tantum modo et secundum ritum divina auctoritate ab ecclesia ordinatum, sed sine mandato et commissione

ecclesie. » 35

Ibid., p. 74 : « Ex quo dicto clare apparet petitionem istorum, qui interpretes sompniorum et

visionum se faciunt, superstitiosam esse et malam ; quia doctrinam cuiusdam fratris minoris Petri Johannis

in tantum extollunt et commendant, ut preter illam religionem christianam et regulam evangelii dicant non

posse haberi nec servari ; et ipsos fratres minores, sacre fidei professores, eo quod doctrinam illius fratris

tamquam superstitiosam et erroneam extirpaverunt, petunt condampnari et annullari, cum tamen clare clarius

Page 14: 6. Les condamnations doctrinales de l'ars notoria

― II, 6 : Les condamnations doctrinales ― 650

détermination « superstitieuse » de l’avenir. Le traitement qui en est fait est des plus

classiques, puisque l’essentiel du matériau utilisé par le théologien provient de saint

Augustin et de la causa XXVI du Décret de Gratien. Pour l’ars notoria, traitée au chapitre

13, la filiation avec la condamnation de Thomas d’Aquin est indubitable ; et elle l’est

d’autant plus que les trois chapitres suivants (14 à 16) font eux aussi écho à la questio 96

de la Somme théologique. Néanmoins, Augustin d’Ancône a une manière bien à lui de

décrire l’ars notoria, qui peut laisser penser qu’il n’en avait pas une connaissance de

seconde main.

L’argumentation qu’il développe suit les grandes articulations de la pensée

thomiste. Sans s’embarrasser d’objections de pure forme, il affirme d’emblée qu’il ne croit

pas que l’on puisse acquérir la vraie science par l’intermédiaire de l’ars notoria et conteste

en cela l’opinion de certains de ses contemporains. Il se propose de le démontrer en

analysant les différentes façons dont l’homme peut atteindre la sagesse et en mettant de

cette manière en évidence le caractère à la fois « illicite » et « inefficace » du texte

pseudo-salomonien.

Le premier moyen pour atteindre l’idéal de sagesse n’est pas du ressort de

l’homme, mais de Dieu, qui peut « librement » illuminer l’esprit humain. Augustin

d’Ancône reprend la citation de l’Épître aux Corinthiens (I Cor 12, 8) déjà utilisée par

l’Aquinate pour illustrer cette position dogmatique. Il n’est donc pas possible qu’une

pratique comme l’ars notoria, qui repose sur « l’inspection de certaines figures, la

prononciation de mots et l’abstinence de nourriture », puisse entraîner Dieu à agir

librement dans cette voie. C’est ici le ritualisme de l’art notoire et son caractère

contraignant qui sont ouvertement mis en cause, ce qui montre au passage qu’Augustin lui

dénie toute valeur sacramentelle. Par conséquent, si Dieu est hors de cause bien que l’on

fasse abstinence, que l’on jeûne et que l’on récite de « bonnes paroles », ne reste comme

agent possible que le diable : l’ars notoria ne sert ainsi qu’à édifier un pacte entre le diable

et ceux qui l’utilisent36

. Augustin d’Ancône ne le dit pas en toutes lettres, mais il faut en

conclure qu’elle est illicite.

appareat doctrinam illius fratris vel sapere confusionem paganorum vel superstitionem hereticorum vel

languorem scismaticorum vel cecitatem iudeorum […]. » 36

Ibid., p. 93-94 : « Nam Deus scientiam largitur liberaliter communicando et proportionaliter

dividendo […]. Sed per talem artem notoriam petitur scientia per inspectionem quarundam figurarum et

prolationem verborum et abstinentia ciborum. Igitur talis modus petendi scientiam divine liberalitati non

congruit. Est namque diligenter considerandum quod Deus non largitur scientiam et alia sua dona per pacta

vel conventiones vel superstitiones aliquas intervenientes inter suas creaturas, sed liberaliter sua dona

concedit. Propter quod, quantumcumque in tali arte notoria fiant abstinantie et ieiunia et proferantur bona

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― II, 6 : Les condamnations doctrinales ― 651

Le second moyen pour obtenir un haut degré de connaissance est purement

humain. L’homme est né apte à acquérir la science, soit par l’entremise d’un maître, soit

par lui-même, en autodidacte. Or, l’ars notoria n’est pas un mode d’acquisition naturel du

savoir, dans la mesure où elle entraîne celui qui s’y adonne à nouer, comme l’a démontré

le premier point, un pacte tacite avec les démons37

. Cette pratique illicite est de surcroît

inefficace, dans la mesure où elle ne répond en aucune manière aux critères humains

d’appréhension naturelle du savoir.

Le troisième et dernier moyen met en cause la faculté des démons à faire bénéficier

le genre humain de leurs lumières. Augustin d’Ancône reconnaît, tout comme Thomas

avant lui (cf. objections q. 96), que les hommes peuvent acquérir un certain degré de

savoir en côtoyant les démons et notamment en s’entretenant avec eux, dans un rapport de

maître à disciple. En revanche, les démons n’ont pas vocation à illuminer l’esprit humain,

c’est-à-dire à dépasser la discursivité du langage et de la locution pour proposer une

appréhension plus globale des vérités qui régissent la création. Or, comme le but avoué de

l’ars notoria est de dépasser des limites imposées à la cognition humaine par le langage,

force est de constater qu’elle ne peut l’atteindre puisqu’elle ne fait qu’instaurer un pacte

avec les démons ; elle est ainsi condamnée à rester inefficace, en même temps qu’elle

conduit, comme toute pratique « superstitieuse », à l’idolâtrie. En dernier lieu, si jamais il

s’avère que l’on acquiert quelque révélation que ce soit par l’entremise de l’art notoire, il

ne faut voir là qu’une apparence trompeuse due à la séduction des démons et non une

révélation divine38

. La boucle est ainsi bouclée.

verba, firmiter credendum est dyabolum, qui transfigurat se in angelum lucis, omnia ista assumere, quasi ut

pacta et confederationes inter eum et illos qui per hunc modum scientiam petunt. » 37

Ibid., p. 94 : « Nam homo est aptus natus scientiam acquirere vel addiscendo ab alio per modum

doctrine, sicut discipulus instruitur a magistro, vel inveniendo per se, videndo aliquos effectus, eorum causas

investigandos : quarum cognitio scientia appellatur, iuxta illud philosophi, primo Posteriorum. Tunc

arbitramur cognoscere unumquodque, cum causam cogniscimus et quoniam illius est causa ; et de istis

duobus modis acquirendi scientiam philosophus facit mentionem primo Posteriorum, quando dicit quod

omne quis novit vel inveniendo vel addiscendo novit. Sed per artem notoriam neutro istorum modorum

scientia acquiritur, quia nec addiscendo nec inveniendo, sed magis per superstitiones illas quas homo

operatur per illam artem, pacta quedam tacita licet non expressa cum demonibus faciendo. Igitur per talem

artem nullatenus scientia acquiri potest. » 38

Ibid., p. 94-95 : « Nam dyabolus efficaciam non habet in causando scientiam in nobis, quia nec

lumen in nobis potest creare quod potissime ad scientiam requiritur, nec species potest ordinare nisi forte

dyabolus formaret verba et colloquendo cum hominibus aliqua scientiarum documenta doceret ; sed istud

non fit per artem notoriam, et ideo per artem illam vera scientia non acquiritur. Verum quia dyabolus in

omni superstitiosa operatione humana libenter se immiscet ut hominem decipiat et ipsum ad ydolatriam

inducat, potest in tali arte fieri aliquorum ignotorum et occultorum divinatio et revelatio et doctrine

promissio, non propter artis illius efficaciam, sed operatione dyaboli ad hoc ut hominem inducat ad

credendum artem illam efficaciam habere, et per pacta illa et observationes superstitiosas, que ibi fiunt,

credatur veram scientiam posse acquiri. Quod cum sit falsum, ut dictum est, oportet dyabolum illius falsitatis

testem esse, non Deum vel angelum bonum. »

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― II, 6 : Les condamnations doctrinales ― 652

Au chapitre des condamnations les plus notables, en dehors de la censure très

officielle dont fait l’objet le Liber visionum de Jean de Morigny en 132339

, on peut aussi

mentionner au XIVe siècle celle du juriste d’Évrard de Trémaugon dans son Songe du

Vergier, une première fois en 1376 dans la version latine du texte (Somnium Viridarii),

une seconde fois en 1378 dans sa version française dédiée au roi de France Charles V.

Dans le premier cas, c’est en toute logique le Clerc, héraut de la cause ecclésiastique, qui

expose en spécialiste le problème au Chevalier, défenseur de la puissance séculière40

. Mais

dans le second, l’ordre des intervenants a été inversé et c’est du coup le Chevalier qui

édifie son interlocuteur dans ce qui est à notre connaissance la première traduction-

adaptation en français du texte thomiste concernant l’ars notoria.

1. Pour tant que vous avés pallé de l’Art notoire, certes, c’est bien vray que c’est

une art dampnable et mauvaise, car l’en y use d’aucunes choses pour science acquérir,

lezquellez n’ont mie vertu en soy d’acquerir science, comme est user de l’inspeccion

d’aucunes figures et user aussi d’aucunes paroles estranges, desquellez l’en n’en a pas bien

cognoissence, et, jà soit ce que aucuns signes soient ordenés et establis de la volanté

dyvine, comme sont lez signes sacramentaux, toutevoies telz signes ne le sont mie. Ce sont

donques signes plains de vanité et contiennent aucunes convenances faites avesques

l’Anemy. Donques l’Art notoire si est deffendue a tout bon Crestian, ainssi comme

plusieurs autres ars sont deffendues, come est l’art de Nygromancie, Geomencie et

samblables, comme il appiert in secundo libro De doctrina cristiana.

2. Et appiert clerement que ceste science n’est nie bone ne vraie, car puis que l’en

n’y use de la voie commune et humaine d’acquerir science, il s’ensieut que l’en y atant

avoir science de Dieu ou de l’Anemy. Et est bien vray que Dieu si a donné science et

sapience infuse a aucuns, come nous lysons de Salemon, tercii Regum tercium capitulo.

Jhesuchrist, aussi, dist a sez disciples, Luce vicesimo primo : ‘‘Ego dabo vobis os et

sapienciam.’’ : ‘‘je vous donneré bouche et sapience.’’ » Mez il est certain que les figures,

lez signes et lez paroles, dezquelles l’en use en cest art, ne sont mie establis de Dieu. Par

quoy il s’ensieut que l’en y veult acquérir science par l’Anemy d’Anffer, lequel n’a

puissance ne pover d’anluminer l’entandement de l’onme, sanz lequel illuminement nulle

science ne puet estre infuse. Ce n’est mie, donques, art raysonnable ne lysible.41

»

39

Cf. supra, IIe partie, ch. 5.5. 40

Évrard de Trémaugon, Somnium viridarii, éd. M. Schnerb-Lièvre, Paris (CNRS), 1993-1995,

livre II, ch. 123 et 124, p. 220-221 : « Miles CCCXXXIII capitulum. Postea quero de supersticione

observanciarum et primo utrum uti observanciis Artis notorie sit licitum. Clericus CCCXXXIIII capitulum.

1. Respondeo quod Ars notoria est illicita et inefficax ; illicita quidem est quia utitur quibusdam ad

scienciam acquirendum que non habent in se virtutem causandi scienciam, sicut in inspeccione quarundam

signarum et prolacione quorumdam verborum ignotorum, nec talia sunt signa divinitus instituta, sicut sunt

sacramentalia signa. Restat ergo quod sunt signa vana et supervacua et per consequens continencia quedam

pacta significacionum cum Demonibus prehabita. Ars ergo notoria est Christiano penitus interdicta et

fugienda sicut et alie artes nugatorie et noxie supersticionis, II° De doctrina christiana. 2. Est enim

hujusmodi ars inefficax ad scienciam acquirendam cum enim per hujusmodi artem non intendatur acquisicio

sciencie secundum modum homini naturalem ad inveniendo et adiscendo ; consequens est quod iste effectus

expectatur a Deo vel a Demonibus. Certum est autem aliquos a Deo sapienciam et scienciam per infusionem

habuisse, sicut de Salomone legitur, III. Regum, III°. Christus autem dixit discipulis suis, Luce XXI° : ‘‘Ego

dabo vobis os et sapienciam’’. Ad Demones autem non pertinet illuminare intellectum. Acquisicio autem

sapiencie et sciencie fit per illuminacionem intellectus. » 41

Évrard de Trémaugon, Le Songe du Vergier, éd. M. Schnerb-Lièvre, Paris, CNRS, 1982, t. I (éd.

établie d’après le Ms Royal 19 C IV de la British Library), livre I, ch. CLXXIV, p. 387-388.

Page 17: 6. Les condamnations doctrinales de l'ars notoria

― II, 6 : Les condamnations doctrinales ― 653

Dans les années 1400, l’augustin Jacques Legrand, bon connaisseur de l’hébreu et

prédicateur renommé, consacre à son tour un paragraphe à l’ars notoria, dans un texte

resté inachevé et connu seulement par quatre manuscrits qui est un véritable éloge de la

sagesse, l’Archiloge Sophie42

. Il condamne cette tradition textuelle en termes traditionnels,

dans un chapitre consacré plus généralement aux « superstitions » divinatoires et

magiques. Après avoir exposé brièvement les thèses de la défense43

, Jacques Legrand

ajoute :

« Neantmoins je dy que l’art notoire est fausse et mencongiere et raisonnablement

deffendue, et par la vertu d’icelle ame ne puet a science avenir ; et quant au tesmoingnage

dessus alleguié [à savoir l’ars notoria de Ptolémée et le Liber visionum de Jean de

Morigny], je dy que le tesmoignage n’est nul, car il est contre la foy et contre le

commandement de l’Eglise, et qui plus est l’un contredit à l’autre, et l’un repreuve l’autre,

comme il appert clerement par leurs livres qui les veult regarder. Après la fausseté de la

dicte science, c’est assavoir notoire, appert par ce que science est don de Dieu, comme

tesmoigne l’Apostre en son epistre aux Corinthiens. Et Saint Augustin en son .Xe. livre de

la Cité de Dieu allegue Porphire, le quel disoit que l’entendement humain ne puet devenir

parfait par les operacions de l’ennemi ; et pour tant que l’art notoire est art et operacion

d’ennemy, pour tant est fol cellui qui cuide par ycelles clerc ou sage devenir : car Dieu est

cellui qui donna sapience a Salemon, comme il appert ou tiers livre des Roys ou second

chapitre. C’est cellui qui donna science et sapience aux Apostres, comme il appert en

l’Euvangille saint Luc ou .XXIe. chapitre. Et se tu dis que l’art notoire ne commande

nemais tout bien, que jeunes et oroisons, et ainsi il semble que ce soit bonne science, a ce

je te respons et dy que jeuner et Dieu prier est bon, mais ce faire en mectant son sort a

science avoir, c’est mauvaise foy et fole creance. Et de fait en disant Pater tu pourroies

avoir telle foy que tu mesprenroies, non pas pour la Patenostre en soy, mais pour le sort ou

pour la mauvaise foy que tu y pourroies adjouster. Oultre plus je dy que en l’art notoire il y

a pluseurs noms d’ennemy et pluseurs noms estranges, lesquelx ne sont mie sans

souspeçon de mauvaistié ou de mauvais et mescreant langage. »

S’il reste avant tout un fidèle lecteur de Thomas d’Aquin, Legrand ajoute toutefois

quelques éléments de son cru ― la mention du Liber visionum de Jean de Morigny et celle

d’une ars notoria attribuée au géographe et astronome grec Ptolémée ― qui montrent

qu’il était bien renseigné. Et de fait, si l’on laisse pour un temps le texte français et que

l’on se réfère cette fois à la version latine (le Sophilogium) dont la rédaction est de peu

antérieure (1396-1398), on apprend que l’augustin a réellement eu entre les mains, sans

42

Jacques Legrand, Archiloge Sophie. Livre de bonnes meurs, éd. E. Beltran, Paris, 1986, p. 53-54.

Cf. aussi Thorndike, HMES, t. IV, p. 278-279. 43

Ibid., p. 53 : « Oultre plus aucuns pourroient arguer, en approuvant les ars magiques, que l’art

nottoire semble estre vraie par pluseurs tesmoignages. Car nous trouvons une art notoire que fist Tholomeüs

et l’autre fist un moine de Chartres nommé Jehan, lesquelles dient et afferment que par ycelles ars on puet

acquerir toutes sciences sanz peine, excepté celle qui est contenue es dictes ars, la quelle ne semble autre

nemais jeuner et Dieu prier ; et pour tant aucuns veulent dire que l’art notoire est bonne et vraie et fondee en

foy et devocion. »

Page 18: 6. Les condamnations doctrinales de l'ars notoria

― II, 6 : Les condamnations doctrinales ― 654

l’avoir voulu s’empresse-t-il de préciser, et l’opuscule de Jean de Morigny, et une ars

notoria attribuée à Ptolémée44

. Cette dernière attribution peut paraître erronée de prime

abord et faire douter de la véracité de ses allégations ; mais elle est en réalité bien établie

par la version A2 dans une addition au paragraphe 1 des Flores aurei45

, et elle est à coup

sûr due à la mise en avant de l’astronomia dès les premiers chapitres de l’ars notoria par

le maître anonyme. Bien qu’il se dédouane d’avoir possédé de lui-même ce type de textes,

Jacques Legrand a pu, en linguiste averti, être intéressé par l’examen des innombrables

verba et nomina qu’il contenait, un peu à la manière de Roger Bacon au XIIIe siècle ;

44

A. Coville, De Jacobi Magni vita et operibus. Thesim proponebat facultati litterarum Parisiensi,

Paris, 1889, p. 54, note 1. Cf. notre transcription du ms Paris, BNF, lat. 3235 (XVe s., papier), fol. 9ra-10ra,

ch. XVI intitulé : « Quomodo magice artes sunt inutiles » ; fol. 9va-10ra : « Ceterum quem dicemus de arte

notoria, que magicam sentire uidetur ? Plures enim ipsam asserunt ualidam, ueracem et efficacem. Huius

autem artis libellos duos uidi, michi alieno motu exhibitos, quorum unus incipit : ‘‘Ego sum Alpha et o’’,

cuius compositor Ptholomeus creditur ; alius incipit : ‘‘Aue gratia’’, cuius inuentor Ihoannes monachus

Carnotensis refertur, quorum librorum uolumina prima facie grata apparebant et diuinationibus quam plura

fauore iudebantur, pluribus testimonis predictorum compositorum quilibet suum intentum astruebat. Sed

ergo dicemus nunquam arti notorie prebebimus fauorem, etiam diuinationes asperiendo hec nequaquam,

quia artibus magi<ci>s atque diuinationibus ars notoria ualde nimis uicina. Sed restat ut satisfacia<mus>

istis testimoniis. Ipsis autem satisfacere facile est. Sibi enim mutuo contradicentes se ipsos interimunt. Nam

Iohannes monachus Carnotensis artem Ptholomei repudiat et omnino calumpniare nititur, eo quod uerba

quedam occulta in arte Ptholomei inseruntur, quibus ut affirmat diaboli inuocantur. Sed mirum ut ipse

Iohannes hoc dicere non uereatur uisoque sue artis fabulosum compendium eundem continere effectum

inuenitur uerbis quoque extraneis et occultis, utens potius decipere quam instruere uidetur, et scientiarum

infusionem sub tali forma deposcit, ut narrare non nisi delusio sit. Huius ergo artis compositores sibi

contradicunt. Hoc ideo est quia ex regno dyaboli sunt. Omne autem regnum in seipsum diuisum desolabitur.

Nunquid etiam scientia Dei donum est, dicente a Paulo .i. Cor. .xij. : ‘‘hec, inquit, omnia operatur purus

atque idem Spiritus, scilicet Sanctus, Dei, diuidens singulis prout uult.’’ Stultum est igitur arbitrare scientias

acquirere posse diuinum desolando cultum. Nam Augustinus X de Civ. Dei allegat Porphirium fatentem et

dicentem quod ab operationibus demonum non consurgit purgatio anime, nec ydoneitas intellectus. Nam soli

Deo conuenit scientias infundere. Sic enim legimus Salomonis sapientiam a Domino infusam fuisse, ut

dicitur .3. Reg. 2° et etiam Paral. primo similiter, et fuit ab apostolis, unde Luce .xxi. : ‘‘Ego, inquit, uobis

dabo os et sapientiam, cui non poterint resistere aduersarii uestri.’’ Ad huc restat, ut dicamus, cur demones

non possunt scientias infundere, cum possunt corpora transmutare, ut inquit Augustinus libro primo de

Trinitate. Hic dicemus demones multa reuelare posse Deo permittente, quantum tamen in eis est, semper

decipere petunt ab ipsis ergo si bonum aliquid prodeat, non ipsorum sed Dei donum est, quis igitur tam

amens est ut Deo sperato pro scientiis dyabolum imploret, omnia etenim Dei sunt, unde Augustinus .xxi. de

Civ. Dei : ‘‘Alliciuntur, inquit, demones per creaturas quas Deus condidit non ipsi si ergo Deus condidit

omnia quis alium inuocabit.’’ Fortassis dices quod ars notoria dyabolum inuocare non precipit, potius

ieiuniis et orationibus uacare iubet. Hec autem nunquid bona et honesta sunt, et dicemus quoniam ieiunare et

orare bona sunt ex se dummodo finem bonum pretendant. Sed finis ille bonus non est quando quis suis

operibus sortem adhibet, credens huius uirtutis cerimonias existere ut scientias in momento acquirat. Non

sufficit ergo ut opera bona uideatur, sed congruit ut bono imitentur fini, unde Augustinus libro secundo de

Doctrina christiana : ‘‘Cerimonias magicas malas asserit quantumcumque bone uideantur, quia malo

inuituntur fini.’’ Eandem sententiam tangit Crisostomus super Matheum. » Voir aussi ms Paris, BNF, lat.

3236 (XVIe s.), fol. 18rb-vb. 45

Ms Graz 1016 (= G1), fol. 48rab : « Incipit proemium siue exceptiones quas magister

Appollonius flores aureos ad eruditionem seu cognitionem omnium scientiarum naturalium uel artium

liberalium merito et competenter appellauit. Intelligentiam enim, memoriam, facundiam ingenti et stupendo

quoddam Dei nutu conferunt miramque stabilitatem. Hec etiam apud Ptolomeum et Euclidem maxime

confirmatum. » ; ms Erfurt, Amplon. 8° 84 (= E3), fol. 96v : « Incipit prohemium siue excepciones quas

magister Appolonius flores aureos ad erudicionem seu cognicionem omnium scienciarum naturalium uel

arcium liberalium merito et competenter appellauit. Intelligentiam enim, memoriam, facundiam ingenti et

Page 19: 6. Les condamnations doctrinales de l'ars notoria

― II, 6 : Les condamnations doctrinales ― 655

mais surtout, en tant qu’auteur d’un Tractatus de arte memorandi destiné en priorité aux

prédicateurs46

, sa curiosité a pu être aiguisée plus qu’il ne veut bien l’avouer par la vertu

proprement mémorielle de l’ars notoria.

Après Évrard de Trémaugon et Jacques Legrand, l’ars notoria est encore l’objet

d’un long développement en langue vulgaire dans le Contre les devineurs du dominicain

Laurent Pignon, texte polémique adressé au duc de Bourgogne Jean sans Peur en 1411.

L’extrait incriminé, qui est sans doute la traduction-adaptation en moyen français de

l’argumentation thomiste la plus aboutie et la plus fidèle à son modèle, ne présente pour

autant guère d’originalité47

. L’auteur n’innove que sur un point, lorsqu’il attribue à la

tradition textuelle de l’ars notoria une origine tolédane, cédant ainsi au mythe

communément établi durant les derniers siècles du Moyen Âge qui faisait de la cité

castillane la terre d’élection de la culture magique occidentale et sur lequel insiste encore

Rabelais au XVIe siècle dans un célèbre passage du Tiers Livre (ch. 23) où il tourne en

dérision la « faculté diabolologicque » de Tolède. Parce qu’il est très attaché à la défense

d’un ordre social menacé selon lui par les « devineurs et songeurs », le futur confesseur de

Philippe le Bon souligne aussi de manière très prononcée les dangers qu’une telle pratique

fait potentiellement courir à l’école et aux modes d’apprentissage traditionnels.

stupendo quodam Dei nutu conferunt miramque stabilitatem. Hec etiam apud Ptolomeum et Ebolidem

maxime confirmatum est et etiam Solomonis, Machmor et Eunuchi auctoritate maxima est probatum. » 46

Ce texte est conservé dans le ms 542 de la Bibl. de l’Arsenal, fol. 76v-79. Cf. E. Beltran, L’idéal

de sagesse d’après Jacques Legrand, Paris, 1989, p. 81. 47

J.R. Veenstra, Magic and Divination, op. cit., p. 293-296 = Contre les devineurs, ms Bruxelles,

Bibl. Royale, 11216, fol. 35r-36r : « Ou tiers capitre est a veoir se art de Tolete et autres observances

introduites pour acquerir science […] sont licites ou defendues, pour laquelle question je meteray les

conclusion qui s’ensieut. […] La conclusion premiere que science acquerir par art notoire, que on dit de

Tolete, est a reprover. […] La premiere conclusion pour .ii. causes se puet prover : La premiere quar ceux

qui usent de tel art usent de certaines cozes lesquelles n’ont nule vertu et nul puissance d’estre cause de

science ainsi qu’est regarder aucunnes figures, pronuncier certaines paroles, lesquelles nesesitent

quelconques chose. Que telz signes ne puelent causer science il appert, quar pour telz signes on pooit avoir

science, considerer qu’il ne homme du monde qui legierement ne les puisse faire et dire et veoir, cascun a

pou d’occasion seroit grant clerc et saroit en pau de temps che que les plus sages du monde ont mis toute

leur vie a savoir : cecy destruiroit toute bonne doctrine et exercitacion vertueuse, et jamais ne seroit besoing

que homme fust instruit d’autre et mout d’autres inconveniens en porroit ensuir, donc fault il dire que telz

signacles et telles paroles que font et disent ceuxcy segnefient riens. Comment donc veoir par quelle

auctorité il sont institué et qui leur a donné telle puissance et telle vertu, doie dire que Dieu estre ne puet, car

se Dieu les avoit institués et ordenés, il seroit mis ou nombre des sacremens ou dou Vies ou dou Novel

Testament ou a tout le mains certaine mencion seroit faite dou tamps et de la forme de leur institucion, de

quoi toutefois nous ne trouvons ne ne lisons riens, donc ne sont il point de Dieu institué ne ordené, ne telle

science par consequent n’est point de Dieu approvee. Il convient donc dire que le diable a trové telles

vainnes observances et telles folies pour dechevoir les hommes, et que c’est l’acteur de telle science, car

onques bon angele ne s’en mesla par la raison dessus dite […]. L’autre est que par mauvais esperis telle coze

se face. Ore est il ainsi que le deable n’a point puissance de enluminer l’entendement ne de donner a homme

science par illustracion telle, se n’est par invocacion et paccion faite avec luy comme dit est par avant. Et

comment par necessité que le deable parle a telle gent ou qu’il parle par eux, qui est une trés horrible et

detestable abhominacion, car finablement il en sont decheu et perdu et dampné perdurablement, pour quoi

appert que la conclusion est vraie. […] »

Page 20: 6. Les condamnations doctrinales de l'ars notoria

― II, 6 : Les condamnations doctrinales ― 656

Quelques temps après, Jean Gerson (1363-1429), chancelier de l’Université de

Paris et principal artisan de la condamnation de la magie de 1398, évoque brièvement l’art

notoire dans son De respectu cœlestium siderum, texte daté de la fin de l’année 1419. Il

s’attache avant tout à y pourfendre, en utilisant saint Augustin comme principale autorité,

l’astrologie judiciaire et ses défenseurs48

, tandis qu’il s’en prend de manière plus générale,

dans le De erroribus circa artem magicam (1402) adressé aux étudiants de médecine

montpelliérains, aux caractères, aux figures et aux mots inconnus d’usage si fréquent dans

la magie ; il défend la rationalité de la nature contre les observations et les actions

superstitieuses qui en sapent les fondations49

. Il conteste aussi ailleurs la fausse dévotion

dont font preuve ceux qui s’adonnent à certains arts magiques, sans toutefois évoquer en

toutes lettres l’art notoire50

.

Parmi les censeurs de l’ars notoria au XVe siècle, on peut aussi inclure le

théologien pragois Nikolaus Jauer, auteur en 1405 d’un De superstitionibus, le moine

cistercien puis chartreux Jacques de Cluse (Jacobus de Clusa, alias de Erffordia, de

Paradiso, Carthusiensis, ou encore de Jüterbogk, 1381-1465), auteur d’un De potestate

demonum, ou encore Thomas Ebendorfer de Haselbach (1387-1464). Tous condamnent

l’ars notoria sans introduire aucune nouveauté51

. À un niveau supérieur, on peut citer le

très prolifique Denys le Chartreux (Dionysius Cartusiensis ou Leuwis Rickel, 1402-1471)

et son traité Contra vitia superstitionum (art. 15) qui réitère une fois encore la sentence

48

Jean Gerson, Œuvres complètes, éd. P. Glorieux, vol. X, L’œuvre polémique, Paris (Desclée),

1973, p. 109-116, not. p. 115 : « Non negare voluit, ut arbitror, Augustinus quin tales sæpius fallerent,

sæpius fallerentur, quin mendacia plurima sub generalitatis aut ambiguitatis cujusdam velamento proferrent ;

quin fortuito inter tot dicta unum verum emergeret ; sed si ut plurimum vel regulariter quod verum est

responderint, cum non a Deo revelante habeant, nec a naturalis investigationis facultate, ut a dæmonum

seductione proveniat reliquum est. […] Propter quas multi apostataverunt a fide, quemadmodum videmus in

his qui propter rerum amissarum recuperationem aut reconditarum adinventionem, tales magos consulunt in

perniciem animarum, aut artem notoriam pro scientiarum acquisitione nituntur exercere, et multa similia. » 49

Ibid., p. 77-78 : « Incidit ut conquererer de superstitionibus pestiferis magicorum et stultitiis

vetularum sortilegarum quæ per quosdam ritus maledictos mederi patientibus pollicentur. […] Nonne,

inquiunt, apud solemnes quosdam medicorum tales superstitiosæ observationes inducuntur quas etiam

scriptis suis inserere curaverunt ; et consistunt in ligaturis, in caracteribus, in figuris, quandoque in verbis

peregrinis et incognitis. Quamvis autem ab ipsis nulla pro talibus adducatur ratio naturalis, habent

nihilominus efficaciam in curando. » ; Weill-Parot, p. 595-602. 50

Ibid., Trilogium astrologiæ theologizatæ, p. 100 : « Et si allegetur quod frequenter multa

jubentur illic observari in artibus magicis vel sortilegiis, quæ sunt sancta et honesta, ut jejunare, castum esse,

dicere Pater noster et evangelium, respondebat unus vere et catholice superstitionem tanto pejorem esse

quanto plura miscentur bona, quoniam unde deberet honorari Deus, honoratur diabolus. » 51

Thorndike, HMES, t. IV, respectivement p. 279-283, 287-291 et 294-295. Dans une perspective

quelque peu différente, on peut aussi citer le Flagellum maleficorum (v. 1462) de Pierre Mamoris, étudié par

Martine Ostorero. Contrairement à Thomas d’Aquin qui nie que les démons puissent infuser le savoir, l’art

notoire n’a d’efficacité pour Mamoris que grâce aux démons, avec lesquels il permet de nouer un pacte

« immédiat ». Ms Paris, BNF, nouv. acq. lat. 497, fol. 21v.

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― II, 6 : Les condamnations doctrinales ― 657

thomiste52

; ou encore, dans un contexte différent, le médecin valencien Jérôme Torrella,

dont l’Opus præclarum de imaginibus astrologicis (v. 1496-1500) dédiée au roi Ferdinand

le Catholique rapporte le point de vue de l’auteur du Speculum astronomie sur la magie

« salomonienne » et renvoie, en ce qui concerne l’ars notoria, à la question 96 de la

Somme théologique53

. En effet, pour Jérôme, qui entend sauvegarder l’efficacité naturelle

des images astrologiques (notamment en matière de médecine), l’ars notoria, aux côtés de

l’Almadel, du Sefer Raziel, du Liber Semiforas et de la Clavicule de Salomon, incarne le

comble de la destinativité et est pour cette raison à rejeter sans discussion, sans même

s’attacher à déterminer la nature réelle des esprits invoqués.

6.3.2. Le point de vue atypique de Nicole Oresme (v. 1370)

De toutes ces condamnations doctrinales qui reproduisent, à quelques nuances

près, la determinatio thomiste de la Somme théologique, il est possible d’isoler le point de

vue original développé par le théologien et traducteur Nicole Oresme (v. 1322-1382), un

proche du roi de France Charles V54

. Celui-ci se préoccupe une première fois de l’ars

notoria dans l’une de ses principales œuvres anti-divinatoires, à savoir son célèbre Livre

de divinacions, rédigé entre 1361 et 1365. L’occurrence n’intervient pas au premier

chapitre où Oresme énumère un certain nombre de techniques divinatoires et magiques,

52

Ibid., p. 285 ; Opera omnia in unum corpus digesta ad fidem editionum Coloniensium cura et

labore Monachorum sacri Ordinis Cartusiensis favente Pont. Max. Leone XIII, Montreuil-Tournai-

Parkminster, 1896-1935, 44 vol. 53

En attendant l’édition du texte par N. Weill-Parot, il faut se reporter à la version dactyl. de sa

thèse intitulée Les « images astrologiques » en Occident, des prémisses de la notion (XIIe siècle) à l’Opus

præclarum de imaginibus astrologicis de Jérôme Torrella (1496-vers 1500). Spéculations intellectuelles et

pratiques magiques, Paris X-Nanterre, 1998, t. III, p. 997 : « Nam et sicut per quandam scientiam a priscis

inuentam per angelos bonos Dei uarias scientias acquiriri multaque alia sciri posse scriptum est, ut per artem

notariam (quam aliquibus diebus perlegi) scientias uaria ea utente adipisci posse et non liberales atque

liberales artes per etiam Almadel et per Rasiel ac per Semiforas atque Clauiculam Salomonis, quos libros

uidere non potui, in quibus orationes et multa alia continentur. Sic et multo magis esse rationi consonum

præfatas imagines uendicare posse qualitatem præfatam cælestem crediderunt. Sed libro præfatos, scilicet

Rasielem, librum Almadel, Semiforas atque Clauiculam Salomonis, Johannes Gerson, parisiensis

cancellarius, minime laudat. Hos præterea libros suspectos esse arbitratur Albertus Magnus ne sub innotæ

linguæ nominibus aliquid liceat quod sit contra nostre catholice fidei honestatem, ut paulo post legere potest

Cælestitudo Tua, Rex potentissime. His enim libris, ut ab eorum compositoribus scribitur, nomina Dei et

angelorum ponuntur orationes demum elemosinas atque multa alia fieri debere ad gratiam a Deo

uendicandam in eis scribitur. Quam gratiam a majestate diuina impetrare quis optauerit. An autem nomina

hæc sint redemptoris nostri nomina etiam angelorum, an sint angelorum bonorum an malorum spirituum a

nobis ignoratur. Demum honoris et reuerentiæ atque omnium eorum que debentur Summo omnium rerum

Conditori. Quamobrem huiusmodi libros fugiendos esse tamquam suspectos. Albertus Magnus in Speculo

scientiarum, capitulo quod incipit : « Particulis electionum dixi, supponi imaginum scientiam, etc. «

multique litteratissimi theologi diffinierunt. Sanctus præterea Thomas, artem notoriam, Secunda Secunde,

propter nomina incognita minime laudat. » ; pour une mise en perspective et un commentaire du contenu, cf.

Weill-Parot, p. 759-871, not. p. 849-850 pour le passage incriminé.

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― II, 6 : Les condamnations doctrinales ― 658

parmi lesquelles la partie « qui enseigne a faire ymages, carettes, aneaux, et telx choses »

ou encore la « nigromance », mais au chapitre 11 ; il se propose d’y montrer que les

visions de l’avenir octroyées par les arts divinatoires et magiques sont « souvent fausses

ou occultes et sans certainneté et perilleuse a croire ». Il s’en prend tout d’abord, puisque

c’est son principal cheval de bataille, à l’astrologie judiciaire. Il en arrive ensuite au cas de

la géomancie, puis il ajoute :

« Item, oultre les ars nommez ou premier chapitre, encor y a il d’autres qui ont

aussi peu ou mains d’apparence et nulle certaineté, comme de la teste Saturne, art notoire,

art contre noctoire, piromance, spatulomance, art de sintrille, divinemens par metals, par

cire, par pains, par esternuemens, par foudres, et par telles sorceries. Mais je ne me veuil

plus arrester a reprouver telles choses car ce n’est pas mon principal propos. »55

La mention est pour le moins laconique et l’on ne sait guère par ailleurs ce qu’il

faut entendre par « art contre notoire ». En fait, c’est au sein de questiones quodlibétiques

rapportées dans les manuscrits en marge de deux autres de ses œuvres elles-mêmes peut-

être issues d’un questionnement du même type, la Quæstio contra divinatores

horoscopios56

et le De causis mirabilium57

, qu’Oresme s’attache à développer plus

longuement les griefs qu’il nourrit envers l’art notoire. Comme l’indiquent les manuscrits,

la mise en forme définitive de ces questions date des environs de 1370 ; mais les

spécialistes des écrits oresmiens débattent toujours de la date à laquelle elles ont été

disputées publiquement (aux alentours de 1356, au moment où Oresme achevait son

cursus de théologie et devenait Grand Maître du Collège de Navarre, ou plus tard). Que le

problème posé par l’ars notoria soit débattu de vive voix au sein de l’Université de Paris

en plein XIVe siècle et que l’on ait ouvertement interrogé à Oresme à ce sujet montre que

maîtres et étudiants jugeaient l’affaire suffisamment sérieuse pour être abordée

54

Ibid., t. III, p. 398-439. 55

S. Lefèvre, Rhétorique et divinations chez Nicole Oresme (c. 1322-1382). Étude et édition du

Livre de divinacions, Thèse de doctorat de l’Université de Paris IV, 1992 (inédite), t. II, p. 38-39 ; voir aussi

G.W. Coopland, Nicole Oresme and the Astrologers. A Study of his Livre de divinacions, Liverpool, 1952, p.

92. Le livre de divinacions a fait l’objet d’une « traduction » latine intitulée De divinationibus. Cf. C.

Jourdain, « Nicole Oresme et les astrologues de la cour de Charles V », Revue des Questions Historiques,

XVIII (1875), p. 136-159, not. p. 146 ; Thorndike, HMES, t. III, p. 420-421 ; G.W. Coopland, op. cit., p. 10

et 92. Ms Oxford, Bodleian Library, Canon. Misc. 248, fol. 31r-v, cap. 11 : « Ultra artes prius dictas sunt

alique alie in quibus ita modicum aut adhuc minor est certitudo, ut de capite Saturni, de arte notoria,

piromantia, sortilegiis per ceram et per tales trufas. » 56

S. Caroti, « Nicole Oresme : Quæstio contra divinatores horoscopios », AHDLMA, 43 (1976), p.

201-310. 57

B. Hansen, Nicole Oresme and the Marvels of Nature. A Study of his De causis mirabilium with

Critical Edition, Translation, and Commentary, Toronto, 1985. Voir aussi Thorndike, HMES, t. IV, p. 418 et

suiv.

Page 23: 6. Les condamnations doctrinales de l'ars notoria

― II, 6 : Les condamnations doctrinales ― 659

publiquement à l’occasion d’un exercice universitaire. Pour autant, il ne faut pas en

conclure que l’ars notoria a fait l’objet au sein de l’université d’un réel débat entre

partisans et adversaires, ni même qu’elle a focalisé plus que de raison l’attention des

maîtres et des étudiants parisiens. S’il n’est pas rare que la littérature quodlibétique des

XIIIe et XIVe siècle traite de la divination, des « superstitions » et par extension de la

magie, ou encore qu’elle se préoccupe de la nature comme des pouvoirs des anges et des

démons, on ne trouve aucune allusion à l’ars notoria dans le répertoire des questions

posées aux principaux maîtres de l’université de Paris entre 1260 et 132058

.

Le cas de l’ars notoria est traité à la question 38 d’une série de 216 problemata

dont seuls les quarante-quatre premiers sont pourvus d’une solution. Ces derniers sont

conservées dans divers manuscrits ― dont deux à la Bibliothèque nationale de France59

et n’ont pas encore à ce jour trouvé d’éditeur. De manière classique, le titre de la questio

consacrée à l’art notoire pose le problème de la valeur aussi bien légale que pratique de ce

texte ; mais il met aussi en avant celui de son origine, tout en insistant sur sa fonction

mémorielle. Ce dernier élément, joint à ce que nous avons dit de Jacques Legrand,

confirme au passage notre conclusion précédente d’une orientation de plus en plus

58

P. Glorieux, La littérature quodlibétique de 1260 à 1320, Kain, 1925, t. I et II. 59

Il s’agit des mss Paris, BNF, lat. 15126 (c. 1400, France, papier et parchemin), fol. 80v-156v, et

lat. 15173 (c. 1414, Paris, papier), fol. 96-161v. Cf. B. Hansen, Nicole Oresme, op. cit., p. 32-36, 123-125 et

éd. de la Tabula problematum en appendice A. Voici notre transcription de la questio élaborée à partir du ms

lat. 15126 (= P1), avec collation partielle du ms lat. 15173 (= P2) : /fol. 82r P1/ Utrum ars notoria, scilicet

acquirendi memoriam, ualeat et unde habet hec ortum et uidetur quod etiam Moises sicut et de ymaginibus

fuerit in causa. /fol. 146v P1/ fol. 152v P2/ Eodem modo respondetur ad .38. questionem, scilicet de arte

notoria, unde quia Moyses ieiunauit .40. diebus ut inueneretur accipere etc., et quia fecit quasdam ymagines

quarum <una> cambat obliuionem etc., ut dicitur in Hystoria scolastica [Hystoriis scolasticis P2], credunt

multi fatui et crediderunt quod hoc faceret naturaliter nihil arte dyabolica [dyabolicus P2] et ideo postea

conati [cognati P2] sunt facere talia, scilicet quasdam /fol. 147r P1/ figuras et orationes et /fol. 153r P2/

ieiunia, ut talem memoriam et scienciam haberent sicut et ille et postea conati sunt inuenire quasdam

concordancias et excusationes. Utrum autem dyabolus in talibus quandoque se ingesserit, ut dicit beatus

Augustinus, aut quandoque ex forti ymaginatione anima aliquantulum disposita fiunt ignoro ; sed quod per

monitum quem ponunt, bene scio esse friuolum tam catholice quam ad hoc astrologice etc., quod enim aliqui

fuerint maxime memorie, ut de Seneca recitatur, etiam clarissimi ingenii et maxime inuentiui, ut de beato

Augustino scribit beatus Ieronimus, et etiam de quodam puro que quasi per se omnia matematicalia

inueniebat, bene credo esse possibile ; uide de hoc superius in capitulo quarto, et hic uoco unum quid prius

sepe notaui quod de illis que sunt extra [ultra P2] cursum nature uel saltim [saltem P2] uidentur et quibus

nulla ratio humana attingit, nemini est credendum nec uulgo, nemini dico soli ; sed ostendit quod sint plures

subtilis ingenii et pluribus uicibus hoc uel illud fuerint experti, et quod non fauorabiliter, scilicet ad

ortandum ad deuotionem uel talem quid predicant illud nec amore alicuius alterius et quod ex relatione

aliorum [eorum P2] ad hoc credendum non fuerint moti, unde Seneca, quem ita recommendat Iheronimus,

consolans quandam mulierem de morte filii, dicit expresse quod nullus est infernus nec locus tormentorum,

ymo talia inuenerunt poete propter quedam talia figmentes ; uide igitur quibus est credendum quod autem

articulis fidei credatur [credetur P2] non est contradicta ut superius fuit dictum ; et multi hoc quasi infimati

et multis uicibus et ualentes et subtiles et maximi philosophi optime uite et prius satis mirabiles dulcedinem

fidei et articulorum ueritatem sunt satis experti in tantum quod plena fides est eis adhibenda, sic autem non

est de dictis trufis, ymo oppositionem ipsi ponunt. »

Page 24: 6. Les condamnations doctrinales de l'ars notoria

― II, 6 : Les condamnations doctrinales ― 660

mnémonique de l’ars notoria et d’une réputation mieux établie en la matière, au fur et à

mesure que le texte s’est diffusé au XIVe siècle60

.

Dans la réponse qu’il apporte au problème posé, force est de constater que c’est

plus sur la question de l’origine que sur celle de la valeur dudit art qu’Oresme centre son

propos. Le maître du Collège de Navarre procède en effet pour l’occasion à un

rapprochement étonnant. Sans évoquer le patronage salomonien et encore moins

apollinien du texte ― peut-être n’avait-il pas connaissance de ce fait ―, il lie sur le plan

historique l’ars notoria à Moïse. Il utilise un curieux passage de l’Histoire scolastique de

Pierre le Mangeur (Petrus Comestor) consacré à « la femme éthiopienne de Moïse », qui

est pour l’essentiel l’amalgame d’un extrait des Antiquités judaïques de Flavius Josèphe61

et des versets XII 1-3 du Livre des Nombres ; il apparaît aussi, au début du XIIIe siècle,

dans les Otia imperialia de Gervais de Tilbury62

. En voici la teneur63

. Alors que les

troupes éthiopiennes dévastent l’Égypte et que son armée a été vaincue à plate couture,

Pharaon n’a d’autre choix que de promouvoir Moïse, encore jeune homme, à la tête d’une

armée composée d’Égyptiens et d’Hébreux. Après une marche forcée à travers une région

infestée de serpents, Moïse surprend les troupes ennemies et les défait. Poursuivis sans

pitié, les Éthiopiens n’ont d’autre solution que de se réfugier dans Saba, capitale de leur

royaume. En dépit des efforts déployés par les assiégeants, le lieu demeure inexpugnable.

Mais Tharbis, la fille du roi d’Éthiopie, ne résiste guère longtemps au charme et à

l’héroïsme du stratège hébreu, qu’elle a tout le loisir d’admirer du haut des remparts.

60

Cf. supra, IIe partie, ch. 4.1.2. 61

Flavius Josèphe, Œuvres complètes, t. I, trad. fr. J. Weill, Paris, 1900, livre II, ch. X, p. 122-125. 62

Gervais de Tilbury, Otia imperialia, op. cit., p. 798-801 ; trad. fr. dans Le Livre des merveilles,

op. cit., p. 132-133. 63

Petri Comestoris Historia scholastica, PL 198, col. 1144, Liber Exodi, cap. VI : De uxore Moysi

Æthiopissa : « Factum est autem cum adultus fuisset Moyses, Æthiopes vastaverunt Ægyptum, usque ad

Memphim et mare, quo circa conversi ad divinationes Ægyptii, acceperunt responsum, ut auxiliatore

uterentur Hebræo ; et vix obtinuerunt a Terimith, ut exercitui, quem paraverant, Moysen præficeret ducem,

prius præstitis sacramentis, ne ei nocerent. Erat autem Moyses vir bellicosus, et peritissimus, qui fluminis

iter tanquam longius prætermittens, per terram duxit exercitum itinere breviori, ut improvisos Æthiopes

præveniret. Sed per loca plena serpentibus iter faciens, tulis in arcis papireis super plaustra ibices ciconias, id

est Ægyptiacas, naturaliter infestas serpentibus, quæ rostro per posteriora immisso alvum purgant, castraque

metaturus, præferebat eas, ut serpentes fugarent, et devorarent, et ita tutus per noctem transibat exercitus.

Tandem præventos Æthiopes expugnans inclusit eos fugientes, in civitatem Sabba regiam, quam post

Cambyses a nomine sororis suæ Meroem denominavit. Quam cum, quia inexpugnabilis erat, diutius

obsedisset, oculos suos injecit in eum Tarbis filia regis Æthiopum, et ex condicto tradidit et civitatem, si

duceret eam uxorem, et ita factum est. Inde est quod Maria et Aaron jurgati sunt adversus Moysen pro uxore

ejus Æthiopissa (Num. XII). Dum autem redire voluisset, non acquievit uxor. Proinde Moyses tanquam vir

peritus astrorum duas imagines sculpsit in gemmis hujus efficaciæ, ut altera memoriam, altera oblivionem

conferret. Cumque paribus annulis eas inservisset, alterum, scilicet oblivionis annulum, uxori præbuit ;

alterum ipse tulit, ut sic pari amore, sic paribus annulis insignirentur. Cœpit ergo mulier amoris viri

oblivisci, et tandem libere in Ægyptum regressus est. » Sur Pierre le Mangeur et les figures de Moïse et

Salomon magiciens, cf. Boudet (2003), t. I, p. 152-153.

Page 25: 6. Les condamnations doctrinales de l'ars notoria

― II, 6 : Les condamnations doctrinales ― 661

Éprise, elle demande le mariage et l’obtient, mettant du coup un terme au conflit. Mais

c’était sans compter sur la farouche opposition de Myriam et d’Aaron, qui parviennent à

convaincre Moïse de retourner en Égypte. Si ce dernier se laisse fléchir, il n’entend

toutefois pas laisser sa bien-aimée en proie aux tourments d’un amour déçu. Il

confectionne alors un anneau magique permettant à la jeune femme d’oublier l’amour

qu’elle lui porte. Dans le même temps, il forge pour son compte un second anneau, monté

comme le premier d’une pierre sur lequel est gravée une image de la configuration astrale

du moment (imago astrorum), dont la vertu est cette fois d’accroître la mémoire.

C’est bien entendu dans cette seconde manipulation qui relève de la magie astrale

qu’Oresme voit si ce n’est l’origine, tout du moins la source d’inspiration de l’art notoire.

Elle est selon lui d’autant plus pernicieuse que plusieurs individus insensés (multi fatui) ―

les astrologues sont ici dans sa ligne de mire ― utilisent ce passage fallacieux de

l’Historia pour défendre, sous couvert de l’autorité patriarcale, la thèse d’une efficace

strictement naturelle des talismans et nier ainsi qu’il y a là en réalité œuvre démoniaque.

Du reste, c’est là une référence qu’Oresme a utilisée régulièrement pour nourrir de

manière rhétorique l’argumentation des défenseurs de l’astrologie judiciaire et par

extension de la magie, avant de la faire voler en éclat par un retour à la lettre biblique.

L’histoire apparaît en effet aussi dans le premier chapitre de son Tractatus contra

judiciarios astronomos64

, dans le cinquième chapitre de son Livre de divinacions65

, et au

sein des problemata, dans une question consacrée aux images astrologiques qui précède

celle où le cas de l’art notoire est abordé66

. Si l’analogie génétique que fait Oresme entre

64

G.W. Coopland, op. cit., p. 124 : « Moysem quoque ducem Hebreorum referunt in his scientiis

excellentem fuisse, de quo Hystoria Scholastica narrat quod tanquam vir peritus astrorum duas ymagines

sculpsit in gemmis, hujus efficacie ut una memoriam, altera oblivionem conferret, cumque paribus annulis

eas inseruisset, alterum scilicet oblivionis uxori tribuit, alterum sibi retinuit. » 65

G.W. Coopland, Nicole Oresme, op. cit., p. 62-63, éd. du ms Paris, BNF, français 1350, fol.

42va-43ra : « Je veuil avant mettre les argumens contraires à mon propos et apres y respondray en la fin.

[…] Item, on treuve en Histoire Scolastique que Moise estoit grant astrologien et que par ceste science il fist

deux aneaulx, desquels li une estoit cause d’oubliance et l’autre cause de souvenance, et de cestui Moyse dit

Justin (Epitoma historiarum Philippicarum Pompei Trogi, éd. Teubner, 1915, XXXVI, 2) qu’il savoit

parfaitement les ars magiques, et Joseph aussi. » ; p. 72 = ms cit. fol. 46va-b : « Apres veuil je encor prouver

mon entencion par auctorités. Premierement, Moyse, ou XVIIIe chappitre Deuteronomi (Deut. XVIII, 9 et

suiv.), enseigne et commande au peuple d’Israel qu’ilz se gardent, quant ilz venront en la terre de

promission, qu’ilz n’ensuivent les abhominacions des gens de cette terre ; et c’est a dire qu’ilz n’aient

entr’eulx nulles manieres de tielx divins, ne que ilz ne leur demandent de nulles questions, car Nostre

Seigneur abhomine telles choses et par ceste maniere de malvaistie et iniquite les destruira et leur ostera leur

pays et le donra au peuple d’Israel. » ; p. 108 = ms. cit. fol. 57va-b : « Item, il est verite que aucuns princes

ont sceu telles sciences par tres especial don de Dieu sicomme Noe, Moyse, Salomon et autres, etc. » 66

Weill-Parot, p. 428-429, qui utilise les mss Paris, BNF, lat. 15173, fol. 151v, et lat. 15126, fol.

145r : « Utrum ymagines quas faciunt astrologi habeant aliquam virtutem acquisitam pro sculptura in tali vel

tali hora facta. Et quare fuerunt invente ? Et videtur quod Moyses fuerit in cause et cetera. » Cette référence

était manifestement d’usage courant puisque déjà prise en compte dans un quodlibet de Pierre d’Auvergne

(1296) : « Utrum imagines quae fiunt per astrologos, secundum illorum scientiam habeant efficaciam in

Page 26: 6. Les condamnations doctrinales de l'ars notoria

― II, 6 : Les condamnations doctrinales ― 662

l’anneau mémoriel de Moïse et l’ars notoria a une certain pertinence au regard de leur

fonction respective, elle devient en revanche inopérante dès lors que l’on s’attache aux

moyens mis en œuvre, ce qui amène en dernier lieu à douter des connaissances du maître

parisien en matière d’art notoire. En tout cas, que certains aient pu défendre le principe

d’une efficacité naturelle de l’ars notoria semble impossible au vu du genre auquel elle

appartient.

En réalité, aborder l’art notoire n’est pour Oresme qu’un moyen de revenir très vite

à certains thèmes qui lui sont chers et qu’il expose dans son De causis mirabilium ;

expliquer pourquoi certains hommes peuvent avoir une mémoire d’éléphant quand

d’autres sont incapables de retenir ce qu’ils viennent à l’instant de manger. Dans tous les

troubles de l’âme, Oresme veut bien reconnaître, à la suite de saint Augustin, que le diable

et ses affidés peuvent avoir leur part de responsabilité. Mais ce n’est pour lui, une nouvelle

fois, qu’un habile moyen rhétorique de se dégager de l’argumentation démonologique

simpliste pour revenir à un argumentaire plus scientifique dérivé d’Aristote. S’il s’avère,

par exemple, que certains individus sont dotés d’une mémoire exceptionnelle, c’est plutôt

dans la nature qu’il faut en trouver les causes. Nicole Oresme renvoie alors aux propos

qu’il tient au chapitre 4 de son De causis mirabilium (Vide de hoc superius in capitulo

quarto), où il envisage les opérations extraordinaires de l’âme et de ses subdivisions et

évoque, sans doute à la suite du Pseudo-Walter Burley, le cas de Sénèque, dont la tradition

rapporte qu’il était doté d’une mémoire hors du commun67

. La capacité mémorielle d’un

naturalibus, puta an annuli oblivionis quod Moyses dicitur fecisse habeant virtutem oblivioni inducendi »,

dans P. Glorieux, La littérature, op. cit., t. I, p. 259 . Postérieurement à Oresme, voir Philippes de Mézières,

Le Songe du Vieil Pelerin, éd. G.W. Coopland, vol. I, Cambridge University Press, 1969, Le Second Livre, §

145, p. 602 [c’est la vieille Supersticieuse qui parle] : « Et quant au peuple d’Israel, Josephus en son Livre

des Antiquitez recorde que cellui grant prince et partriarche Abraham premierement enseigna l’astronomie

aux Egyptiens ; et dit plus, que les grant duc des Ebrez, Moyse, en ma science fu tres excellent comme il

appert. Car ou livres des Ystoires Scolastiques est recite que ledit Moyse par la constellacion du ciel et par

l’art d’astronomie feit deux anneaux a deux pierres, esquelles il entailla deux ymages par la vertu des

estoilles, qui avoient telle vertuz que l’un donnoit a cellui qui le portoit parfaicte souvenance, et l’autre

souverain oubliance. Lequel anneau d’oubliance Moyse donna a sa femme. » 67

B. Hansen, Nicole Oresme, op. cit., p. 272 et 280-282 : « Capitulum quartum de mirabilibus

circa operationes anime et corporis contingentibus. Circa operationes anime seu operationes ex parte anime

et etiam anime et corporis simul cadunt aliqui errores et diversitates mirabiles multo plures et maiores quam

circa operationes corporis ; quarum cause et modi multis sunt multum ignoti ; que et qui satis faciliter

patefierent volentibus advertere hiis que hic notabuntur. […] Ex istis quattuor notabilibus sequitur quintum

quod non multum est mirandum quod aliqui fiunt ita fortes et aliqui ita debiles, et aliqui ita magni et aliqui

ita parvi, aliqua ita fatui et aliqui ita prudentes vel ingeniosi, et sic de aliis excessibus, tam in duratione quam

in quantitate, tam in fortitudine quam in debilitate, tam in intensione quam in remissione. Sunt autem aliqui

gigantes qui quasi portarent castrum ymo et elephas portat. Et sunt aliqui qui vix portant panem aut potum

vini ymo musca vel pulex quid et quantum potest. Et ita in potentiis cognoscitivis et memorativis, unde

aliqui vix recolunt quid hodie comederunt et alii mirabilem habent memoriam sicut legitur de Seneca et de

multis aliis. Et quidam sunt qui ingenium habent clarissimum ita quod non est credibile multis, et quidam

qui nichil sciunt, sed puri fatui, vel nisi artem quam cum pena didicerunt. Et similiter quedam sunt bruta que

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― II, 6 : Les condamnations doctrinales ― 663

individu et, le cas échéant, son développement ne relèvent que de la nature (ce que

professent aussi les artes memorative), et nul doute dès lors, même s’il ne l’écrit pas en

toutes lettres, qu’il considère l’ars notoria comme une escroquerie dénuée de toute

efficacité qui ne vaut guère la peine que l’on s’en préoccupe.

6.4. Condamnations et censures de l’ars notoria à l’époque moderne

6.4.1. Quelques sources doctrinales supplémentaires

Loin de trouver dans la fin du XVe siècle un coup d’arrêt, la longue liste des

condamnations théologiques de l’ars notoria se poursuit à l’époque moderne, sans qu’il

vaille la peine ici de les énumérer toutes68

. Tout au plus peut-on mettre en exergue le point

de vue du jésuite Martin Delrio (1551-1608), qui procède, dans un chapitre de ses

monumentaux Disquisitionum magicarum Libri Sex (1599), à la description d’un modus

operandi, tout à fait inhabituelle dans ce genre de littérature. En réalité, si l’on suit les

détails apportés par Delrio, il n’est pas question ici d’ars notoria, mais probablement de

sa variante tardive, l’ars Paulina69

, dont on peut noter qu’elle peut désormais se pratiquer

en plein champ70

. Ce texte mérite aussi d’être mis évoqué en raison du fait, qu’après avoir

mirabiles habent proprietates, ut canis in odoratu, et quedam que quasi lapis rudia sunt. Patent ista per

Aristotelem in de animalibus 5°, 6°, 7° et 8°. » ; Ps.-Walter Burley, De vita et moribus philosophorum, éd.

H. Knust, Stuttgart, 1886, p. 358-360 : « Hic de admiranda tenacitate sue memorie ita scribit in primo libro

declamacionum : Memoriam in me floruisse aliquando ut non tantum ad usum sufficeret, sed in miraculum

usque procederet non nego. Nam et duo milia hominum nomina recitata, quo erant ordine dicta, reddebam et

ab ipsis qui ad audiendum preceptorem nostrum convenerant singulos versus et a singulis dictos, cum plures

quam ducenti efficerentur ab ultimo incipiens usque ad primum recitabam, nec ad complectanda tantum que

vellem velox michi erat memoria, sed et ad continenda que acceperat. » Ce récit est le fruit d’une confusion,

classique au Moyen Âge, entre Sénèque le Vieux et Sénèque le Philosophe : cf. G.W. Coopland, Nicole

Oresme, op. cit., p. 179. 68

Thorndike, HMES, t. V, p. 283, cite par exemple le cas de l’ancien maître parisien Pedro de

Cirvelo, auteur en 1521 d’un Opus de magica superstitione (éd. Compluti, 1521). 69

Cf. supra, Ière partie, ch. 7.1., et IIe partie, ch. 1.5.1. 70

Cf. Disquisitionum magicarum Libri Sex, lib. III, part. 2, q. 4, sect. 2, éd. Officina Vrsellana,

1606, t. II, p. 214-218 : « Per certa ieiunia & quasdam orationes (quæ in quibusdam libellis damnatis ideo a

Papa Pio V continentur) dubias indulgentias, & remissiones peccatorum, & consecutionem rei optatæ,

exspectare seu quærere, est vana observantia : per certa vero ieiunia & orationes sine humano labore, sed

secundum instituta artis cujusdam, scientiam infusione acquirere, pertinet ad primam Magiæ speciem ; sit

enim ex pacto expresso cum dæmone, & est mortale. Hanc artem, vocant artem notoriam. Damnata fuit

Parisiis anno 1320. De qua D. Thom. d.q.96.a.I. Alexand. de Hales 2.p.q.de sortilegio & alii. […] Principio

iubent discipulum generali confessione totius vite maculas eluere, & frequenter communicare, &

quandocumque in peccatum aliquod inciderit, eodem statim die confiteri ; in dicta per Ecclesia ieiunia

diligenter observare, & insuper addere spontaneos dies alios, præsertim quamlibet feriam sextam, qua non

nisi aqua & pane utiliceat : quotidie septem psalmos, & certas quasdam preces offerre. Hæc omnia per

septem septimanas ad unguem observanda, & interea ab omni negotiorum sæculi tumultu, ac cogitatione

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― II, 6 : Les condamnations doctrinales ― 664

été traduit en français en 1611 par André Du Chesne, il va être repris et glosé par Jean-

Baptiste Thiers (1636-1703) dans son célèbre Traité des superstitions édité pour la

première fois en 1679. Voici la description haute en couleurs que le curé du diocèse de

Chartres donne du rituel, qu’il présente comme une entreprise de mystification destinée à

des individus particulièrement crédules :

« Ils ordonnent d’abord à leurs néophytes, s’il faut ainsi parler, de faire une

confession générale de tous leurs péchés, de s’approcher souvent de la sainte table, de se

confesser le même jour qu’ils sont tombés en péché, de garder exactement les jeûnes que

l’Eglise commande, d’y en ajouter d’autres qui soient volontaires, de jeûner tous les

Vendredis au pain & à l’eau, & de dire tous les jours les sept Pseaumes Pénitentiaux, &

quelques autres prières. Ils leur enjoignent d’observer toutes ces choses dans la dernière

exactitude pendant sept semaines, & cependant de renoncer absolument à toutes les

affaires du monde.

Ces sept semaines étant écoulées, ils leur prescrivent certaines autres prières, &

leur font adorer certaines images, leur marquant certains jours & certains temps pour cela,

sçavoir les sept premiers jours de la nouvelle Lune à Soleil levant, ce qu’ils les obligent de

faire par trois fois durant trois nouvelles Lunes. Il leur font choisir puis après un jour où ils

se sentent plus pieux qu’à l’ordinaire, & plus disposés à recevoir les inspirations divines.

Et ce jour-là il les font mettre à genoux dans une église, dans une chapelle, dans un

oratoire, ou dans le milieu d’une campagne ; ils leur font dire trois fois, les mains et les

yeux élevés au Ciel, le premier verset de l’hymne : Veni Creator Spiritus, etc., & ils leur

persuadent ensuite qu’ils ne seront pas moins remplis de toutes forces de sciences que

Salomon, que les Prophètes, que les Apôtres, & qu’ils seront autant surpris eux-mêmes

d’un changement si subit & si extraordinaire, que s’ils étoient devenus des Anges, ou

qu’ils fussent tout autres qu’ils n’étoient auparavant. »71

Parmi ceux qui s’inspirent du texte de Delrio, on peut mentionner aussi, dans un

autre registre, le juriste espagnol Francisco Torreblanca Villalpando, avocat à la

chancellerie royale de Grenade. Celui-ci consacre, avec la bénédiction de l’Inquisition, un

chapitre entier à l’art notoire et un autre à l’ars Paulina dans deux de ses œuvres : une

hominem abstinere se prorsus debere. Quibus peractis libellus alias quasdam precum concipiendarum

formulas præscribit tum recitandas, & certas figuras exhibet tunc adorandas, præfigit etiam certas horas

quibus preces istæ & orationes obeundæ, nempe septem primos Novilunii dies ipso sole quotidie exoriente.

Ritibus hisce per tria novilunia ter peractis, debere hominem sibi præeligere diem aliquem, quo sit magis

devotus & inspirationi recipiendæ magis accomodatus : tum hora tertia debere solum se sistere in templo vel

oratorio quopiam, vel in medio agri cuiuspiam flexis in solo genibus, manibus, oculisque in cœlum sublatis,

ter primum versiculum Hymni : Veni sancte Spiritus, pronunciare : quod cum fecerit repentè, non minus

quam Salomon, Prophetæ ac Apostoli, omni scientia impletum iri. […] Huius vanitatis varii sunt rami seu

stolones : unum vocant artem Paulinam, quia fingunt a Deo traditam B. Paulo in ecstasi constituto, &

Apostolum eam posteris tradidisse. Quid stultius, scelestius, blasphemius dici potest ? » ; Sur Del Rio et la

magie, cf. D.P. Walker, op. cit., p. 144-149. 71

Jean-Baptiste Thiers, Traité des superstitions qui regardent les sacrements selon l’Ecriture

sainte, les décrets des conciles et les sentiments des saints Pères et des théologiens, Paris, 1741 (5e éd.), t. I,

livre 4, ch. II, p. 275-284, ici p. 277-278. Le passage en question n’apparaît pas dans l’édition d’extraits du

texte : Jean-Baptiste Thiers, Traité des superstitions. Croyances populaires et rationalité à l’Âge classique,

Paris (Le Sycomore), 1984. Sur ce texte, voir entre autres cf. F. Lebrun, « Le Traité des superstitions de

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― II, 6 : Les condamnations doctrinales ― 665

première fois dans ses Épitomés des livres délaissés (1615)72

, une autre fois, à l’identique,

dans sa Dæmonologia (1623)73

. Sans prétendre à l’originalité, il fustige l’ensemble des

« superstitions » démoniaques qui fleurissent dans la chrétienté, parmi lesquelles la cabale

arrive en bonne place.

6.4.2. Le rejet des mages de la Renaissance

Aux traditionnelles condamnations doctrinales, il faut ajouter, dès la fin du XVe

siècle et durant tout le XVIe siècle, la réprobation des « mages-philosophes » de la

Renaissance, qui, dans la lignée de Marsile Ficin (1433-1499) et de Jean Pic de la

Mirandole (1463-1494)74

, ont redécouvert les textes néoplatoniciens et hermétiques

antiques et se sont intéressés aussi de près à la cabale. Dans un souci de rupture cher à

l’humanisme renaissant et non sans jouer avec la limite entre magie naturelle et

spirituelle75

, ils s’élèvent avec une belle unanimité contre la plupart des formes de magie

médiévale pour mieux défendre leur prétention à pratiquer une magie pure, profondément

religieuse puisque refondée à la source des prisci theologi (Hermès Trismégiste, Orphée,

les Néoplatoniciens, etc.), et qui ne peut être confondue avec les anciennes

« superstitions » rejetées par l’Église76

. L’un des textes qui illustrent le mieux ce point de

vue est sans doute la première des conclusiones magicæ soutenues à Rome en 1486 par

Jean Pic de la Mirandole, qui proclame haut et fort l’inanité du savoir des « modernes » en

Jean-Baptiste Thiers. Contribution à l’ethnographie de la France du XVIIe siècle », Annales de Bretagne et

des pays de l’Ouest, t. LXXXIII, n° 3, septembre 1976. 72

Francisco Torreblanca, Epitomes derelictorum libri, in quibus aperta vel occulta invocatio

dæmonis intervenit Ad Gratiani Decretum Causa XXVI, […]Excudebat Ludovicus Sanctius Typographus

Regii, 1615, fol. 38ra : cap. XIIII de arte Notoria. Ars notoria est illa, que sine ullo labore, lectione, auditione

vel sine præceptore, aut studio, diuinarum omnium, & humanarum rerum cognitione breuissimo temporis

spatio pollicetur ad similitudinem scientiæ, quæ Salomoni unius nostris spatio data est Reg.3. cap.3 quem

impudenter, & nefarie dicunt huius artis fuisse authorem […]. Cap. XV de arte Paulina. Paulina ars (quedam

dicunt D. Paulo in extasi rapto tradditam) species quedam est artis notorie, nam in multis conuenit, in eo

tamen differt, quod notoriam aiunt fieri per modum [p. 39ra] subite infusionis, quam aliter uocant artem

spirituum. […] » 73

Francisco Torreblanca, Dæmonologia sive de magia naturalis, dæmonica, licita, & illicita, deque

aperta & occulta, interventione & invocatione dæmonis Libri quatuor, Moguntiæ, 1623, cap. XIIII et XV, p.

91-94. 74

D.P. Walker, op. cit., p. 37-56 ; F.A. Yates, Giordano Bruno et la Tradition hermétique, Paris

(Dervy), 1996 (éd. angl. 1964), p. 85-146. 75

Weill-Parot, p. 669-671, montre que cette ambiguité est déjà présente chez l’initiateur qu’a été

Ficin, pourtant défenseur, à l’inverse de ses successeurs, de la seule « magie naturelle ». Voir aussi P.

Zambelli, L’ambigua natura della magia. Filosofi, streghe, riti nel Rinascimento, Milan, 1991, p. 270. 76

La somme de magie astrale qu’est le Picatrix fait office d’exception. Par exemple, une lettre

récemment publiée rapporte des propos où Ficin avoue en avoir tiré le meilleur pour l’incorporer dans le 3e

livre de son De vita. Cf. E. Garin, Hermétisme et Renaissance, Paris (Allia), 2001 (1ère

éd. ital. 1988), p. 49-

Page 30: 6. Les condamnations doctrinales de l'ars notoria

― II, 6 : Les condamnations doctrinales ― 666

matière de magie77

. De même, lorsque Johannes Reuchlin (1455-1522), qui a fait une

grande partie de ses études en France avant de découvrir les travaux des Florentins lors

d’un voyage en 1490, s’interroge dans son De verbo mirifico (1494) sur la puissance des

mots hébreux, grecs et chaldéens qui sont utilisés dans nombre de rituels magiques, il

conclut en érudit hébraïsant et en adepte de la cabale que l’inefficacité de la magie

médiévale est due au fait que ses praticiens ignoraient les langues anciennes, et tout

particulièrement l’hébreu78

. Dans ce contexte épistémologique nouveau, l’ars notoria,

comme les autres textes pseudépigraphiques de magie rituelle, n’échappe pas au discrédit.

C’est en premier lieu le cas dans l’œuvre de l’abbé de Sponheim Jean Trithème

(1462-1516). Ce disciple indirect de l’ermite Pelagius voit la magie naturelle et spirituelle

comme le plus haut degré de savoir, à condition que son utilisation ne soit pas motivée par

la vaine curiosité et que l’on préserve la pureté de sa doctrine79

. Aussi pour défendre la

« véritable » théurgie chrétienne, celle dont il trouve un modèle abouti chez le maître

majorquin, va-t-il jusqu’à se faire inquisiteur pour traquer la magie « savante »

démoniaque et sa cousine plus populaire, la sorcellerie. Même si l’art notoire relève en

réalité de la forme de magie angélique qu’il entend sauvegarder80

, il la condamne

ouvertement, avec d’autres arts magiques et divinatoires médiévaux, dans son Antipalus

maleficiorum (1508). Ce rejet intervient au second chapitre du livre I, consacré au genre

des maléfices « vains et superstitieux » qui supposent un lien implicite avec les démons ―

notons au passage que de nombreuses mantiques répertoriées par Trithème font écho à la

nomenclature des arts divinatoires élaborée par Pelagius dans son Perianacriseôn81

―, et

61, not. p. 56-57. Voir encore V. Perrone Compagni, « Picatrix Latinus. Concezioni filosofici-religiose e

prassi magica », Medioevo, 1 (1975), p. 237-277, not. p. 276-277. 77

Giovanni Pico della Mirandola, Conclusiones sive Theses DCCCC Romæ anno 1486 publica

disputandæ, sed non admissæ, Genève, 1973, p. 78 : « Tota magia, que in usu est apud modernos, et quem

merito exterminat ecclesia, nullam habet firmitatem, nullum fundamentum, nullam veritatem, quia pendet ex

manu hostium prime veritatis, potestatum harum tenebrarum, que tenebras falsitatis, male dispositis

intellectibus obfundunt. » 78

Ch. Zika, « Reuchlin’s De verbo mirifico and the Magic Debate of the Late XVth century »,

Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, 39 (1976), p. 104-138, not. p. 113-114, note 29 : « Nihil

igitur horum et Roberthus et Bacon et Abanus et Picatrix et concilium magistrorum, vel maxime ob

linguarum ignorantiam ad amussim ut oportet tenere atque docere. Minus etiam librariorum manus, ab

exemplis dupla scribentium, non aberrare, minus discipuli discere, minus operarii potuerunt operari. » ; F.A.

Yates, La philosophie occulte à l’époque élisabéthaine, Paris (Dervy), 1987 (éd. angl. 1979), p. 41-47. 79

D.P. Walker, op. cit., p. 80-82 ; J. Dupèbe, « Curiosité et magie… », op. cit., p. 84. 80

Le 5e livre de la Steganographia enseigne les techniques pour conjurer les anges.

81 Johann Trithemius, Antipalus maleficiorum, dans Paralipomena opusculorum Petri Blesensi et

Joannis Trithemii, Mayence, J. Busæus, 1605, p. 280-281 : « De secundo maleficarum genere, vano &

superstitioso, quod implicitè illuditur a dæmonibus : […] Istarum fiunt operationes incantatione ad

ledendum, & præcantatione ad sanandum, nec maleficandi unus est modus apud eas, sed multus & varius,

secundum quod hoc genus in multas dividitur species. Incantatores enim, sive incantatrices in verbis &

carminibus, profanis ritibus laborant : aliquando herbas, aliquando characteres, & aliquando peregrina

conficta sine aliqua significatione nomina coniungentes. Talis fuit auctor profanæ artis notoriæ, qui

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― II, 6 : Les condamnations doctrinales ― 667

non au chapitre suivant qui prend en compte les textes de magie dont la mise en

application nécessite un « commerce manifeste » avec les démons82

.

Parmi ces défenseurs d’une magie naturelle et spirituelle renouvelée par la

« découverte » des textes des prisci magi et qui entendent se démarquer des traditions

médiévales, il faut bien entendu faire une place de choix à Henri Cornelius Agrippa de

Nettesheim (1486-1535). L’auteur des trois livres de La Philosophie occulte (achevé en

1510 mais publié pour la première fois en 1533)83

, initié par Trithème à la théurgie de

l’ermite Pelagius et par ailleurs disciple de Ficin et de Pic, rejette l’ars notoria,

accompagnée de l’Almandel et de l’Ars Paulina, dans un chapitre de son De incertitudine

et vanitate scientiarum atque artium (1530) qui s’attache, avec une sévérité affectée, à

condamner la théurgie. Il s’en prend à l’Art en des termes qui ne surprennent guère au vu

des textes que nous venons de passer en revue, le point de vue des théologiens médiévaux

et celui des mages renaissants étant en la matière, quoique pour des raisons différentes,

tout à fait en accord. On y retrouve notamment le lien opéré par le docteur angélique entre

la théurgie décrite par Porphyre et l’ars notoria, et, dans son postulat d’une mauvaise

théurgie soumise aux démons, le discours d’Agrippa a de forts accents augustiniens :

Bien des gens pensent que la théurgie n’est pas illicite comme si elle était réglée

par les bons anges et les entités divines alors que le plus souvent, sous le nom de Dieu et

des anges, ce sont les mauvais démons qui enchaînent par des artifices. Nous pouvons

nous concilier par les vertus naturelles et certains rites ou cérémonies célestes les vertus

divines et les attirer à nous. Les anciens mages ont beaucoup écrit sur les règles à suivre

pour arriver à ce résultat. Dans les cérémonies, une très grande part des règles à observer

consiste dans la propreté d’abord de l’âme puis du corps et de tout ce qui entoure le corps :

la peau, les vêtements, l’habitation, les vases et les ustensiles, les offrandes, les victimes,

les sacrifices. Leur propreté et leur préparation aux choses divines sont tout

particulièrement exigées pour l’accomplissement des opérations sacrées. Selon les paroles

d’Isaïe : « Lavez-vous, soyez purs, déposez la malice de vos pensées. » En effet,

l’impureté imprègne l’air et infecte l’homme, elle trouble alors l’influence des entités

célestes et divines et le pur esprit de Dieu s’enfuit. Mais quelquefois les esprits immondes

characteribus & commixtura Græcorum, Hebræorum, Arabicorum ad sortem confictorum nominum, vel

etiam ad placitum, scientiam omnium artium audet promittere. Talis est etiam ars illa, quam vocant

Encunticam, que nomina penitus incognita Latinis, quasi divinitatis arcana & secreta vocabula introducit,

per quorum orationes universalem atque omnium scientiam pollicetur. Ars autem Ioannis monachi de

Morigerato, quem prenotavit Florem celestis doctrine, multas continet aperti sermonis devotas orationes, per

cuius operationem similiter plenitudinem scientiæ repromittit, cum sit adversa notoriæ & Encunticæ non

videtur omnino condemnanda. » ; Dupèbe (1987), p. 129 ; J. Dupèbe, « La curiosité… », op. cit., p. 85. 82

C’est dans ce chapitre 3 que Trithème répertoire la plupart des textes « salomoniens ». Cf.

Boudet (2003), p.j. n° I. 83

Cornelius Agrippa, De Occulta Philosophia Libri Tres, éd. V. Perrone Compagni, New York,

Leyde-Cologne (Brill), 1992. Pour une analyse, cf. F.A. Yates, Giordano Bruno, op. cit., p. 161-176 ; Id., La

philosophie occulte, op. cit., p. 61-76. Après un premier livre qui traite de la magie naturelle et un second de

la magie céleste, le livre III est consacré à la magie cérémonielle, « magie sacerdotale et religieuse qui

implique l’accomplissement de miracles religieux ».

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― II, 6 : Les condamnations doctrinales ― 668

et les puissances trompeuses exigent aussi cette propreté pour être vénérés et adorés

comme des dieux. Aussi faut-il agir avec discernement. C’est sur ces questions que je me

suis longuement étendu dans mes livres sur La philosophie occulte. Porphyre disserte

longuement sur la théurgie et sur la magie des devins et il conclut que dans les

consécrations théurgiques, l’âme de l’homme peut être rendue capable de recevoir les

esprits et les anges, de voir les dieux, et peut même être préparée jusqu’à retourner à Dieu.

À cette école se rattachent l’art d’Almadel, l’art notoire, l’art paulinien, l’art des

révélations et un certain nombre d’autres traités superstitieux, qui sont en eux-mêmes

pernicieux, car ils peuvent paraître justifiés pour un esprit non averti. »84

Ce plaidoyer d’Agrippa est toutefois beaucoup moins univoque qu’il n’y paraît.

S’il rejette à l’évidence les surgeons médiévaux de la théurgie néoplatonicienne que sont

pour lui des textes tels que l’ars notoria, la version christianisée de l’Almandal ou encore

l’Ars Paulina, il entend sauvegarder les principes formulés par Porphyre, Jamblique ou

Proclus ― ces prisci magi remis au goût du jour par les travaux de Marsile Ficin ― qui

permettent d’attirer ici-bas, sans contrainte, la grâce divine et de hisser l’âme à un niveau

d’être supérieur. Ainsi, non sans une certaine habilité, Agrippa décontextualise l’opinion

d’Augustin qui servait à l’origine à contrer les théurges néoplatoniciens en utilisant les

doutes formulés par Porphyre, l’un de leurs plus célèbres représentants, pour la dresser

face aux mauvais théurges médiévaux.

Pour boucler ce rapide tour d’horizon, on peut encore évoquer deux cas d’espèce.

Celui tout d’abord de l’avocat au Parlement de Paris Jacques Gohory (1520-1576). Outre

ses activités de traducteur (Le Prince de Machiavel et l’Amadis de Gaule), Gohory était

fort intéressé par les sciences occultes et, en particulier, par l’alchimie. Lecteur assidu de

Trithème et d’Agrippa, il dit, comme beaucoup d’autres, avoir eu un traité d’ars notoria

84

Henri Corneille Agrippa, La magie cérémonielle, trad. J. Servier, Paris (Berg), 1982, p. 242,

corrigée lorsque cela était nécessaire ; Henrici Cornelii Agrippæ ab Nettesheym, De incertitudine & Vanitate

scientiarum declamatio invectiva, Parisiis, 1537, cap. XLVI, « De theurgia », p. Hijr-v : « Theurgiam vero

plerique putant haud illicitam, quasi hec bonis angelis, divinoque numine regatur, cum sepissime tamen sub

Dei & angelorum nominibus malis demonum fallaciis obstringatur : non solum siquidem naturalibus viribus,

sed etiam certis ritibus ac ceremoniis celestes, & per illas divinas virtutes nobis conciliamus & attrahimus,

de quibus multis regulis antiqui magi editis voluminibus pertractant. Omnium autem ceremoniarum pars

maxima, in munditia servanda consistit primum quidem animi, deinde etiam corporis, & eorum que circa

corpus sunt, ut in cute, in vestibus, in habitaculis, in vasis, in utensillibus, oblationibus, hostiis, sacrificiis,

quorum munditia ad divinorum consuetudinem, & contuitum disponit, & in sacris summopere efflagitatur,

iuxta verba Isaie : Lavamini & mundi estote, & auferte malum cogitationum vestrarum. Immunditia vero,

que aerem frequenter & hominem inficit, mundissimum illum celestium & divinorum influxum disturbat, &

mundos Dei spiritus fugat. Verum nonnunquam immundi spiritus, & deceptrices potestates, ut venerentur &

adorentur pro diis, etiam hanc munditiam exquirunt, ideo hic maxima opus est cautela, de quibus late in

libris nostris De occulta philosophia disservimus. Verum de hac theurgia, sive divinorum magia plura

disputans Porphyrius, tandem concludit theurgicis consecrationibus posse quidem animam hominis idoneam

reddi, ad susceptionem spirituum & angelorum, ad videndos deos : reditum vero ad Deum hac arte prestari

posse inficiatur omnino. Eius itaque schole sunt ars Almadel, ars notoria, ars Paulina, ars revelationum, &

eiusmodi superstitionum perplura, que eo ipso sunt perniciosiora, quo apparent imperitis diviniora. » F.A.

Yates, Giordano Bruno et la tradition hermétique, Dervy, 1996 (1964), p. 170-176, fait une bonne mise au

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― II, 6 : Les condamnations doctrinales ― 669

entre les mains et met en doute son efficacité dans son De usu et mysteriis notarum85

.

Tandis qu’il brosse à grands traits dans cette œuvre une histoire de la sténographie et des

arts de mémoire plus ou moins tournée vers la magie (des notes tironiennes jusqu’à la

Steganographia de Jean Trithème, en passant par l’Art de Raimond Lulle, etc.), son but

est, dans les quelques lignes qu’il lui consacre, de bien distinguer l’ars notaria classique

de l’ars notoria magique et de mettre en garde contre cette homophonie trompeuse,

reprenant ainsi sans le savoir l’ancien cheval de bataille de Jean de Tilbury à la fin du XIIe

siècle86

.

Le second témoignage que nous voudrions prendre en considération est celui de

Giordano Bruno (1548-1600), qui est avec son compatriote Tommaso Campanella (1568-

1639) l’un des derniers héritiers du mouvement initié par Ficin. L’intérêt que ce

dominicain défroqué, né à Nola près de Naples et mort sur le bûcher à Rome, portait aux

arts de mémoire et à une magie aux forts accents cabalistiques (notamment dans la

dernière période de sa vie) a été mis en évidence à plusieurs reprises par Frances Yates87

.

Ce n’est pas dans ses traités sur la mémoire, tels le De umbris idearum dédié au roi de

France Henri III, que Bruno se désolidarise de l’ars notoria, mais dans un court traité

intitulé De magia, resté inédit de son vivant et édité au XIXe siècle88

. Il s’y attache à

déterminer ce qu’il faut entendre par opération magique89

. D’emblée, il entreprend de

définir les termes « mage » et « magie » et en donne à cet effet les différentes acceptions.

point sur la « magie religieuse » d’Agrippa. 85

Iac. Gohorii, De Usu & Mysteriis Notarum Liber, Parisiis, apud Vincentium Sertenas, 1550, p.

Cij (verso)-Ciij : « Non est silentio pretereundum hoc artis notariæ nomine vel notoriæ, quasi inter

angustiores sacerdotes Apollinis artem mysteriorum plenam versari, qua paucis diebus omnium divinarum

humanarumque rerum scientiam consequantur. Sub theurgia sue divina magia (inquit Cornelius Agrippa [De

vanitate]) continentur ars Almadel, Notoria, & Paulina : quæ quidem manat ab Apollineo furore. Is autem

arte quadam elicitur (inquit [De occulta philosophia]) paucissimis cognita, taliter informando, exornando, &

illustrando fidelem et purum hominis animum, ut ex ignorantiae tenebris repente ad sapientiæ lumen

evehatur. » ; p. Ciiij : « At non inficior inter magicos libros aliquem in manus meas incidisse artis notoriæ

titulo, qui solemni obsecrationum ritu à septem Planetis totidem artium (quas liberales vocant) parique

dierum numero perfectam & absolutam cognitionem polliceretur. Sed (ut Marsilius Ficinus quæ De vita

cælitus haurienda per sacrificia, imagines, & annulos scripserat, in epistolis tandem suis interpretatur) non

tam sunt hæc precepta credentis vel sperantis, quam optantis vota. Artem enim habitum animi recte statuit

Aristoteles, qui longo usu comparetur, non subito influxu instillet in mentem. » ; Dupèbe (1987), note 28 ;

D.P. Walker, op. cit., p. 89. Sur Jean Gohory et l’acquisition du savoir, cf. J.F. Maillard, « Fortunes de

l’écriture à la Renaissance : de la cryptographie à la quête d’un langage universel », Écritures II, Paris, 1985,

p. 150. 86

Cf. supra, Ière partie, ch. 2.4.3.3. 87

F.A. Yates, Giordano Bruno, op. cit., p. 247-422 ; Id., L’art de la mémoire, op. cit., p. 215-343.

Voir aussi B. Levergeois, Giordano Bruno, Fayard, 1995, p. 413-440. 88

Ce texte doit beaucoup à la Philosophie occulte de Cornelius Agrippa et à la Steganographia de

Jean Trithème. 89

Iordani Bruni Nolani Opera latine conscripta, publicis sumptibus edita, recensebat, Naples-

Florence, 1879-1891, t. III ; Giordano Bruno, De magia. De vinculis in genere, éd. A. Biondi, Pordenone,

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― II, 6 : Les condamnations doctrinales ― 670

La magie renvoie en premier lieu aux formes de sagesse et de philosophies antiques, ce en

quoi elle a une valeur positive : peuvent par exemple être considérés comme mages les

disciples égyptiens d’Hermès, les druides gaulois, ou encore les Gymnosophistes de l’Inde

(parmi lesquels a séjourné Apollonius de Tyane, qualifié du double titre de magus et

philosophus par saint Jérôme). Ensuite, Bruno évoque : la « magie naturelle » de ceux qui

« accomplissent des prodiges par la seule application de principes actifs et passifs »,

comme peuvent le faire les médecins et les chimistes ; la magie des prestiges, autrement

dit la prestidigitation, qui permet de créer des illusions ; la « magie naturelle » de ceux qui

ont recours « à la vertu de sympathie et d’antipathie des choses » et qui savent jouer des

puissances occultes de la nature ; et la « magie mathématique » ou « philosophie occulte »,

qui ajoute à la précédente « des mots, des formules, des rapports de nombres et de temps,

des images, des figures, des sceaux, des caractères ou des lettres » et renvoie à la magie

des talismans dans la lignée de Ficin. Jusque-là, on reste dans le licite ou l’acceptable.

Puis il en arrive à la magie spirituelle à proprement parler, qui « se livre au culte ou bien à

l’invocation d’intelligences et de puissances extérieures ou supérieures par des prières, des

consécrations, des fumigations, des sacrifices ou des rites précis et des cérémonies dédiés

aux dieux, démons et héros », et il est clair que Bruno en conteste le principe et l’usage.

Celle-ci se subdivise en deux, avec d’un côté ce qu’il appelle la « magie des désespérés »

(magia desperatorum), c’est-à-dire la magie de ceux qui veulent attirer un esprit en eux-

mêmes et par ce moyen paraître savants, et de l’autre ce qu’il dénomme la « magie

transnaturelle » ou « métaphysique », ou encore la « théurgie », qui permet de

« commander et gouverner les démons inférieurs avec l’appui des principaux démons

supérieurs ». Contrairement à ce qu’enseigne Cornelius Agrippa, l’ars notoria appartient

selon lui à la première catégorie, puisque sa pratique permet à ceux qui en usent

d’« accueillir en eux les mauvais démons »90

. Enfin, il évoque la nécromancie, l’art des

pythonisses, la magie maléfique et les diverses formes de divination. Après cette

énumération des diverses formes de magie, Bruno se plaint que l’usage du terme « mage »

1986 ; Giordano Bruno, Opere magiche, éd. ss. dir. M. Ciliberto, Milan, 2000, De magia naturali, p. 159-

320 ; trad. fr. dans Giordano Bruno, De la magie, Paris (Allia), 2000. 90

Giordano Bruno, Opere magiche, op. cit., p. 162 : « Si isti accessit cultus sue invocatio

intelligentiarum et efficientum exteriorum seu superiorum, cum orationibus, consecrationibus, fumigiis,

sacrificiis, certis habitibus et ceremoniis ad Deos, dæmonas et heroäs, tunc vel fit ad finem contrahendi

spiritus in se ipso, cuius ipse fiat vas et instrumentum, ut appareat sapiens rerum, quam tamen sapientiam

facile pharmaco una cum spiritu possit evacuare, et hæc est magia desperatorum, qui fiunt vasa malorum

dæmonum, quae per artem notoriam exaucupatur, aut est ad finem imperandi et præcipiendi dæmonibus

inferioribus cum authoritate superiorum dæmonum principum, hos quidem colendo et alliciendo, illos vero

coniurando et adiurando, constringendo, et hæc magia est transnaturalis seu metaphysica, et proprio nomine

appellatur theurgia. »

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― II, 6 : Les condamnations doctrinales ― 671

ait été dévoyé, non pas tant par les mauvais magiciens que par les théologiens qui opèrent

un amalgame démonologique aveugle (il rejette alors avec mépris le Marteau des

sorcières des dominicains Institoris et Sprenger), quand en réalité il faut concevoir le

mage comme « un homme sage qui a la faculté d’agir ». C’est alors qu’il propose sa

propre nomenclature, qui prend, comme chez Cornelius Agrippa, la forme d’un triptyque,

avec d’un côté la « magie divine », de l’autre la « magie naturelle » et au centre la « magie

mathématique » : si les deux premières sont bonnes dans tous les cas, c’est dans le

maniement de la troisième, qui nécessite des figures, des symboles (sceaux et caractères),

des incantations, la confection d’anneaux et le respect de tempus idonei que le risque de

tomber dans l’idolâtrie est le plus grand91

. La suite du traité est consacrée à l’exposition

des principes de la magie que veut promouvoir Bruno, une magie complexe fortement

influencée par le néoplatonisme92

. Ainsi, comme chez ces prédécesseurs, l’évocation de

l’ars notoria et de la magie démoniaque est pour le Nolain un moyen de dresser un

paravent derrière lequel il peut dissimuler des spéculations qui dépassent le strict champ

de la nature.

Cette série de témoignages ne saurait être exhaustive. En tout cas, force est de

constater que si de nouvelles formes de magie spirituelle « néoplatonisante » et teintées de

cabale sont élaborées à la croisée des XVe et XVIe siècles et s’épanouissent jusqu’au

début du XVIIe siècle, ce n’est pas pour autant que l’ars notoria est disqualifiée (même si

ses plus belles heures sont à coup sûr derrière elle), ni même que les premières (par

exemple chez Cornelius Agrippa) se différencient foncièrement de la seconde. Il est

d’ailleurs à ce titre intéressant de constater que cohabitent dans une même édition du

début du XVIIe siècle les œuvres d’Henri Cornelius Agrippa et une compilation de

différents traités d’ars notoria93

. Par ailleurs, au-delà des déclarations d’intention, les

adeptes de la magie philosophique rattachés plus ou moins directement à l’école florentine

n’ont pas toujours tiré un trait clair et net sur le passé.

Sans parler du rôle d’intermédiaire qu’a joué Pelagius avec des individus tels que

Trithème et Agrippa, et outre le cas particulier de Simon Forman dont nous avons vu qu’il

était fort intéressé par l’ars notoria, le meilleur exemple que l’on peut mettre en avant est

91

Il développe les principes de cette magie mathématique, qui est une magie astrale très sophisticée

dans laquelle l’emploi de noms d’anges est fréquent, dans son traité De magia mathematica, éd. dans G.

Bruno, Opere magiche, op. cit., p. 3-158. 92

B. Levergeois, op. cit., p. 414-426, pour une description du contenu du traité. 93

Henrici Cornelii Agrippæ ab Nettesheym [...] Opera in duos tomos [...] quibus post omnium

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― II, 6 : Les condamnations doctrinales ― 672

sans doute celui de John Dee (1527-1608), tout aussi réputé pour ses travaux en

mathématiques que pour les conversations angéliques qu’il a menées à partir de décembre

1581 avec son compagnon Edward Kelly et qu’il a racontées en détail dans des texte restés

dans certains cas inédits94

. Dans sa True and Faithful Relation of What Passed for Many

Yeers between Dr John Dee and Some Spirits éditée de manière incomplète par Meric

Casaubon (1599-1671), Dee raconte comment, arrivé à l’âge de quarante-quatre ans,

fatigué d’avoir lutté toute sa vie pour acquérir les différents types de savoir

(mathématiques, astronomie, astrologie, optique, géographie, navigation, histoire, etc.), il

se serait tourné vers les anges dans l’espoir d’obtenir d’eux qu’ils le confortent dans sa

quête. Cette « conversion » ― Dee se refuse à parler de « magie » ― aurait présidé à

l’apparition sur un espace de plusieurs années d’une multitude d’esprits d’apparences très

diverses, allant de la jeune fille prépubère au mari grincheux, dont il aurait tiré des

révélations. L’historiographie a lourdement insisté, dans la lignée de Frances Yates, sur la

dette que Dee a contracté envers des mages tels qu’Agrippa ou Reuchlin, tendant à

renforcer l’effet de rupture entre Moyen Âge et Renaissance. Or, les recherches récentes

de Stephen Clucas mettent en évidence le rôle que la magie médiévale a joué dans

l’élaboration des rituels mis en œuvre par Dee et montrent qu’il convient de ne pas

exagérer outre mesure la césure entre les deux périodes95

. Le mathématicien anglais

possédait dans sa bibliothèque riche de plusieurs milliers de volumes un exemplaire du

Liber sacratus sive juratus attribué à Honorius (il s’agit du ms British Library, Sloane

313) et il s’en est servi pour y puiser des éléments figuratifs puisqu’on retrouve le « sceau

de Dieu » issu de spéculations du Pseudo-Honorius sur le Schem hamephorasch dans son

editiones de novo accessit Ars Notoria, Lugduni per Beringos Fratres, vers 1600. 94

La bibliographie est très abondante sur la question. Pour une introduction, on peut citer F.A.

Yates, La philosophie occulte, op. cit., p. 117-136 ; Id., « Deux philosophes de la Renaissance en Angleterre

élisabéthaine : John Dee et Giordano Bruno », dans Ead., Raymond Lulle et Giordano Bruno, Paris (PUF),

1999, p. 361-378 ; P. French, John Dee : The World of an Elisabethan Magus, Londres, 1972. Puis, plus

spécifiquement : W. Shumaker, « John Dee’s Conversations with Angels », Renaissance Curiosa, Medieval

and Renaissance Texts and Studies, Binghampton-New York, 1982, p. 15-52 ; C.I. Whitby, John Dee’s

Actions with Spirits : 22 December 1581 to 23 May 1583, Ph.D, University of Birmingham, 1981, publié en

deux vol. facsim., New York-Londres, 1988 ; N. Clulee, John Dee’s Natural Philosophy : Between Science

and Religion, Londres, 1988, p. 203-230 ; D.E. Harkness, « Shows in the Showstone : A Theater of

Alchemy and Apocalypse in the Angelic Conversations of John Dee (1527-1608/9) », Renaissance

Quarterly, 49 (1996), p. 707-737. 95

S. Clucas, « ‘Non est legendum sed inspicendum solum’ : Inspectival Knowledge and the Visual

Logic of John Dee’s Liber Mysteriorum », dans A. Adams et S.J. Linden (éd.), Emblems and Alchemy,

Glasgow, 1998, p. 109-132 ; Id., « John Dee’s Conversations and the Ars Notoria. Renaissance Magic and

Medieval Theurgy », à paraître dans Ead. (éd.), John Dee : Interdisciplinary Studies in English Renaissance

Thought, Dordrecht (Kluwer Academic Publishers). L’auteur nous a gracieusement communiqué ce dernier

article avant qu’il ne soit publié : qu’il en soit vivement remercié.

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― II, 6 : Les condamnations doctrinales ― 673

Liber Mysteriorum, l’un des textes où il rend compte de ses expériences angéliques96

. En

outre, bien que des liens directs restent difficiles à établir entre l’ars notoria et les

descriptions que Dee fait de ses « exercices mystiques »97

, Clucas souligne à quel point la

composante visuelle est prégnante dans ces derniers et plaide pour une influence de cette

branche centrale de la théurgie médiévale. Sans doute l’édition des versions médiévales de

l’art notoire permettra-t-elle dans l’avenir aux historiens de l’époque moderne d’établir

des comparaisons et une analyse plus précises.

6.4.3. Du côté des humanistes : Jean-François Pic de la Mirandole et

Érasme

Si l’ars notoria a subi la réprobation des « mages-philosophes » de la Renaissance,

inutile de dire qu’elle a du également compter avec celle d’humanistes plus classiques.

C’est sur point que nous aimerions finir.

On peut d’une part évoquer le cas du philosophe Jean-François Pic de la Mirandole

(1469-1533), le neveu de Jean Pic, auteur d’une œuvre considérable. Dans son traité

intitulé De rerum prænotione (1506-1507), il entreprend de faire un vaste compte-rendu

polémique de l’histoire de l’astrologie et de la magie, et s’en prend à certains de ses plus

illustres représentants antiques et médiévaux98

. Ce n’est pas au chapitre 11 du septième

livre de cet ouvrage, où il procède à une attaque en règle contre Apollonius de Tyane, qu’il

est question de l’ars notoria, mais au chapitre 7 du même livre, qui, outre Roger Bacon et

Albert le Grand, vise Pietro d’Abano. Pic reproche au médecin padouan, dont la légende

noire est bien établie, de s’être servi du Picatrix pour forger ses invocations planétaires. Il

qualifie au passage l’ouvrage de « livre plein d’artifices et de superstitions ». Mais il

accuse aussi Pietro d’Abano de lier trop facilement l’efficacité des paroles magiques à la

divinité ― preuve en est selon lui un experimentum d’Albumasar in Sadan rapporté par

Pierre ― et conteste, à plus juste titre cette fois, le rapprochement que le philosophe opère

dans son Conciliator entre les paroles eucharistiques et les noms divins de l’ars notoria99

.

96

S. Clucas, « ‘Non est legendum… », op. cit., p. 122-123, planches tirées des mss British Library,

Sloane 3188, Liber Mysteriorum, fol. 30r, et Sloane 313, Liber juratus, fol. 4r. 97

Par ailleurs, il n’y a nulle trace de traité d’ars notoria dans sa bibliothèque ; mais cela ne signifie

pas de manière définitive que Dee ignorait son existence, d’autant qu’il a rencontré Simon Forman. Cf. John

Dee’s Library Catalogue, éd. J. Roberts et A.G. Watson, Londres, 1990. 98

D.P. Walker, op. cit., p. 121-126. S’il s’en prend à des autorités antiques ou médiévales, il a en

réalité en ligne de mire les Platoniciens florentins, Ficin et son parent Pic de la Mirandole. 99

Sur Pietro d’Abano et l’ars notoria, cf. supra, Ière partie, ch. 4.4.1.1. ; Giovanni Pico della

Mirandola, Opera Omnia (1557-1573), Hildesheim, 1969 (rééd. facsim. de l’éd. Basileæ, 1557), t. II, p. 660-

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Pour bien distinguer les unes des autres, il tente alors de minimiser l’automaticité des

paroles sacramentelles en soulignant qu’elles ne sont pas une cause directe de la présence

divine ici-bas mais simplement des signes qui assistent la divinité dans son œuvre

rédemptrice et ne sont pas intrinsèquement doués d’efficacité. Cela l’amène à se distancier

de la conception thomiste du sacrement, puisque Thomas attribue le pouvoir d’une « cause

instrumentale » aux paroles de consécration et reconnaît que le fait qu’elles soient

prononcées par un prêtre hérétique, en état de péché mortel ou animé de mauvaises

intentions, n’entame en rien leur vertu à opérer le mystère de la transsubstantiation

(conception ex opere operato)100

. Pour autant, lorsqu’il s’agit de traiter plus

particulièrement de l’art notoire, cet humaniste n’hésite pas à reprendre à son compte

l’argumentation de la questio 96 de la Somme théologique. L’ars notoria est non

seulement illicite, mais inefficace en raison de l’impossibilité qu’ont les démons, reconnus

comme seuls interlocuteurs de l’invocateur, à illuminer l’intelligence.

Enfin, Érasme de Rotterdam (1469-1536), dont on connaît l’intérêt qu’il porte à la

pédagogie et le mépris des écolâtres et de leur latin barbare, a consacré l’un de ses

célèbres Colloques à l’ars notoria. Cette œuvre, destinée à ses élèves, est née lorsque

l’humaniste, pour mener à bien ce qu’il décrit lui-même comme son long et fastidieux

661 : « Petrus Aponensis olim inter medicos boni nominis : sed qui ex acta philosophatur advertit plurimæ

lectionis hominem fuisse, minimique iudicii ab omnibus ferme creditus est magus : verum ex præcedentibus

constat, quam oppositum ei dogma aliquando tributum sit, quem etiam hæreseum inquisitores vexaverit :

quasi nullos esse dæmones crediderit : is plura reliquit signa, cur superstitiosus crederetur, in libro præsertim

quem appellavit Conciliatorem, cuius libri differentia quinquagesima sexta supra centesimam de

precantationibus multa in utramque partem agens, eis tribuit plurimum, illique absurdissime & impie

superstitioni favet, placari Deum Astronomica oratione, quod se expertum dicit : visumque sibi uberiorem

scientiam impetrasse, dum eam petiisset, cœli medium capite draconis occupante, sed hanc mittamus, & a

patruo & a nobis alibi detestatam, præcantationes censuit ægris conferre idque persuaderi ratione &

experimentis demonstrari : Pro experimentis affert multa inter que eucharistiæ nostræ verba & divina, ut

inquit, artis notoriæ nomina, & pleraque magicæ artis cantamina, & sane Aponensis iste minus desipere

poterat, quam ut præcantationibus commisceret quæ divina sunt, quæque prophana & noxia divinorum

nomine dignaretur. Diximus supra Christi corporis sanctissimum sacramentum, verbis ipsis ut causis non

confici, intercedere autem ea ut signa quibus assistat divina potentia. Notoriam quoque artem, non modo

illicitam, sed vanam prorsus & inefficacem. Divus Thomas asseruit noxiorum deliramentorum hostis, ut

sanctum & doctum hominem decet : Is igitur post multa adversus superstitiones disputata de arte notoria

verba faciens, docet eam suis figuris & ignotis verbis uti tanquam signis : Manifestum autem ex illis animam

naturaliter scientia non informari, quare eam ad pacta pertinere demonum cum divina authoritate instituta

non sit, docet & illud effectum scientiæ, qui ea ex parte speratur a suis cultoribus modo quo scientia

naturaliter acquiritur haberi non posse, inveniendo, scilicet, per sese, vel discendo ab aliis, quare relinquit ut

vel a Deo, vel a demone expectetur. Deum vero per huiuscemodi observationes largiri non scelere scientiam,

sed ex arbitrio suo, liberalique clementia, Solomoni olim, ut Apostolis, ut aliis quare colligi debere ut rei

huiusce sit auctor dæmon, ad quem intellectum illuminare minime conveniat, que tamen collustrari oporteat

in adeptione scientiæ. » 100

Thomas d’Aquin, Somme théologique, Pars IIIa, q. 78, art. 1 à 4 ; q. 74, art. 2 ; q. 64, art. 5 et 9 ;

q. 85, art. 5 et 7.

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doctorat en théologie à la Sorbonne, vivait de leçons de latin classique101

. La première

édition de 1518, très largement fautive, utilise un texte dont Érasme a réalisé la première

ébauche entre 1497 et 1500. Par la suite, devant le succès rencontré par l’œuvre et malgré

les menaces de censure, les éditions, bien souvent augmentées de quelques nouveaux

dialogues, se sont succédées. C’est dans l’édition de septembre 1529 réalisée à Bâle par

Jérôme Froben, Jean Hervagius et Nicolas Episcopius, que le texte sur l’art notoire paraît

pour la première fois.

Dans ce dialogue connu de Jean-Baptiste Thiers102

, Érasme rapporte ce qui semble

être une conversation qu’il a réellement eue avec son filleul Johannes Erasmius Froben, le

fils cadet de son imprimeur bâlois, à qui il a dédié les Colloques en mars 1522103

. Tandis

qu’Érasme demande à son jeune parent de quelle manière se déroulent ses études, Froben

avoue qu’il a justement une question à poser à son parrain. En effet, il a entendu parler et a

vu « un certain art notoire » qui promet à tout le monde d’acquérir à fond les arts libéraux

avec un minimum d’effort. Faute de maître pour lui expliquer le contenu du livre, Froben

n’a fait que le regarder. Il procède alors à une description qui ne laisse part à aucune

ambiguïté : il s’agit bien d’ars notoria. L’ouvrage contient en effet « diverses

formes d’animaux, de dragons, de lions, de léopards et divers cercles », ainsi que des

« paroles en partie grecques, en partie latines, en partie hébraïques, et d’autres en langue

barbare ». Il promet par ailleurs de parvenir à un résultat probant en seulement quatorze

jours. Si cette durée assignée au rituel ne renvoie à aucune des procédures que nous avons

examinées, la description de l’iconographie du traité permet en revanche de faire le

rapprochement avec la version de l’ars notoria du manuscrit de Turin (= T1), dans lequel

des formes zoomorphes (dragons, griffons, lions, etc.) apparaissent régulièrement dans ou

101

Opera Omnia Desiderii Erasmi Roterodami, I, 3, Colloquia, éd. L.-E. Halkin, F. Bierlaire, R.

Hoven, Amsterdam, 1972, p. 3-20, introduction. 102

Jean-Baptiste Thiers, Traité des superstitions, op. cit., p. 275-284, not. p. 275-276 103

Ibid., p. 647-649 : Desiderius : Quomodo succedunt tua studia, Erasmi ? ― Erasmius : Musis, ut

apparet, parum faventibus, sed felicius succederent, si quiddam abs te queam impetrare. ― D ; Nihil non

impetrabis, modo sit in rem tuam. Dic tantum quid rei sit. ― E : Non dubito quin nihil sit artium

reconditarum quod te fugiat. ― D : Utinam vera prædices. ― E : Audio artem esse quandam notoriam, quæ

hoc præstet, ut homo minimo negocio perdiscat omnes disciplinas liberales. ― D : Quid audio ? Vidisti

codicem ? ― E : Vidi, sed vidi tantum, quod non esset doctoris copia. ― D : Quid continebat liber ? ― E :

Varias animantium formas, draconum, leonum, leopardorum variosque circulos, et in his descriptas voces

partim Græcas, partim Latinas, partim Hebraicas, aliasque barbaricarum linguarum. ― D : Intra quot dies

pollicebatur titulus disciplinarum cognitionem ? ― E : Intra quatuordecim. ― D : Magnifica sane

pollicitatio, sed nostine quenquam per istam artem notoriam evasisse doctum ? ― E : Nequaquam. ― D :

Neque quisquam alius vidit unquam aut visurus est, nisi posteaquam viderimus aliquem per alcumisticam

evasisse divitem. ― E : Equidem optarim artem esse veram. ― D : Fortasse quod pigeat literas tantis

sudoribus emere. ― E : Scilicet. […] ― D : Ego aliam artem notoriam non novi quam curam, amorem et

assiduitatem. » ; sur ce dialogue, cf. J.-C. Margolin, « Érasme et Mnémosyne », dans Ead., Recherches

érasmiennes, Genève, 1969, p. 70-84.

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à proximité des figures. Manifestement, ce manuscrit a fait souche, sans que nous ayons

retrouvé de trace de ses surgeons.

La description de l’ouvrage achevée, Érasme reconnaît non sans ironie qu’il s’agit-

là à coup sûr d’une affaire pleine de promesses extraordinaires. Mais, s’empresse-t-il

d’ajouter, son filleul a-t-il seulement rencontré quelqu’un qui soit devenu savant grâce à

elle ? Froben est bien obligé de répondre par la négative. Et Érasme d’enfoncer le clou en

précisant que le jeune homme ne verra pas plus quelqu’un devenir savant grâce à l’ars

notoria que quiconque devenir riche grâce à l’alchimie. Le jeune, encore sous le coup de

la déception, avoue qu’il avait tout de même espéré que cet art dise vrai. D’autant, ajoute-

t-il plus loin, que sa mémoire lui fait souvent défaut et qu’il peine à retenir ce qu’il a

appris. La suite du dialogue est l’occasion pour Érasme de revenir à l’un de ses thèmes

favoris et d’exalter ce qui est selon lui la méthode classique du travail scolaire, une

méthode fondée sur le travail, l’amour des études et l’assiduité. Il encourage son filleul à

comprendre d’abord ce qu’il lit avant d’apprendre et de mémoriser.

Érasme reconnaissait jusqu’à un certain point l’utilité des arts de mémoire104

; mais

il trouvait là une occasion de moquer les prétentions surnaturelles de l’ars notoria, en

tenant des propos frappés au coin du bon sens. Manifestement, même si le feu couvait

toujours ici ou là et si elles étaient toujours prêtes à renaître, les espérances des clercs

médiévaux portées par l’art notoire avaient vécu.

104

J.-C. Margolin, art. cit., p. 71, cite l’extrait suivant du De ratione studii [522c] : « On ne doit

pas négliger la mémoire, ce trésor de la lecture, recommande-t-il au maître comme à l’élève. Je ne conteste

certes pas que la mémoire puisse être aidée par des lieux et par des images ; toutefois, c’est sur trois

éléments que repose avant tout une excellente mémoire : la compréhension (intellectu), l’ordre (ordine) et

l’application (cura). En vérité, la fonction d’une bonne mémoire, c’est d’avoir compris une chose à fond… »