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LA CONCEPTION SCIENTIFIQUE DU MONDE LE CERCLE DE VIENNE (1929)* PRÉFACB Au début de l'année 1929, Moritz Schlick reçut une offre de poste très tentante à Bonn. Après quelques hésitations, il se décida à rester à Vienne. Ce fut l'occasion, pour lui comme pour nous, de prendre conscience pour la première fois qu'il existe quelque chose comme « Cercle viennois » de la conception scientifique du monde, dont la tâche consiste à poursuivre le développement de cette manière de penser par la collaboration de tous. Ce Cercle ne connaît aucune organisation rigide i il est composé de personnes que réunit une même attitude scientifique fondamentale; chaque individu s'efforce de se fondre dans le groupe; chacun met en premier plan les liens qui le rattachent aux autres; nul ne souhaite porter atteinte à ces liens en faisant prévaloir sa particularité. Nom- breuses sont les occasions d'échange. Ainsi le travail de l'un peut-il être poursuivi par l'autre. L'intérêt du Cercle de Vienne est d'établir le contact entre ceux qui suivent la même ligne et d'étendre son influence à ceux qui y sont encore étrangers. Collaborer à l'Association E.-Mach, c'est exprimer cet effort même. Son président est Schlick, et son comité regroupe plusieurs membres du Cercle. Les 15 et 16 septembre 1929, la société E.-Mach tiendra, de concert avec la Société de Philosophie empirique de Berlin, une journée à Prague sur la théorie de la connaissance des sciences exactes en temps et lieu mêmes où est prévue la participation de la Société allemande de Physique et l'Association allemande de Mathématiciens. En dehors des questions relatives aux spécialités, on discutera également de questions fondamentales. • Dédicacé à Moritz Schlick. LA CONCEPTION SCIENTIFIQUB DU MONDB On a décidé qu'à l'occasion de cette conférence serait publié le présent écrit sur le « Cercle viennois de la conception scientifique du monde ». Il doit être remis à Schlick en octobre 1929, à son retour de l'Université de Stanford, Californie (où il occupe un poste de pro- fesseur invité), pour lui prouver combien nous lui savons gré et nous nous réjouissons de sa décision de rester à Vienne. La deuxième partie de ce texte contient une bibliographie faite en collaboration avec les participants. Elle doit offrir une vue d'en- semble concernant les domaines de problèmes sur lesquels se penchent les membres du Cercle de Vienne ou ceux qui s'en trouvent proches. Pour la Société Ernst-Mach Hahn, Neurath, Carnap. l Le Cercle viennois de la Conception Scientifique du Monde 1. HIsTORIQUB Que la pensée métaphysique et théologique reprenne aujourd'hui son essor, non seulement dans la vie mais aussi dans la science. est une opinion largement répandue. S'agit-il d'un problème général ou / seulement d'un changement limité à certains cercles? Un coup d'œil sur les thèmes des cours dispensés dans les universités et sur les titres des publications philosophiques suffit pour confirmer cette vue. A ' l'opposé, l'esprit des Lumières et de la recherche antimétaphysique appliquée aux faits se trouve également renforcée par la conscience qu'il prend de son existence et de sa tâche. Nombreux sont les cercles / pour lesquels cette manière de penser, hostile à la spéculation et rivée à l'expérience, acquiert une vitalité qui s'alimente aux résistances croissantes. Il n'est pas une branche de la science de l'expérience qui ne soit pas, dans son travail de recherche, animée par cet esprit de la conception scientifique du monde. Et pour ce qui est de le pénétrer à fond et de 109 108

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LA CONCEPTION SCIENTIFIQUE DU MONDE

LE CERCLE DE VIENNE (1929)*

PRÉFACB

Au début de l'année 1929, Moritz Schlick reçut une offre de poste très tentante à Bonn. Après quelques hésitations, il se décida à rester à Vienne. Ce fut l'occasion, pour lui comme pour nous, de prendre conscience pour la première fois qu'il existe quelque chose comme « Cercle viennois » de la conception scientifique du monde, dont la tâche consiste à poursuivre le développement de cette manière de penser par la collaboration de tous.

Ce Cercle ne connaît aucune organisation rigide i il est composé de personnes que réunit une même attitude scientifique fondamentale; chaque individu s'efforce de se fondre dans le groupe; chacun met en premier plan les liens qui le rattachent aux autres; nul ne souhaite porter atteinte à ces liens en faisant prévaloir sa particularité. Nom-breuses sont les occasions d'échange. Ainsi le travail de l'un peut-il être poursuivi par l'autre.

L'intérêt du Cercle de Vienne est d'établir le contact entre ceux qui suivent la même ligne et d'étendre son influence à ceux qui y sont encore étrangers. Collaborer à l'Association E.-Mach, c'est exprimer cet effort même. Son président est Schlick, et son comité regroupe plusieurs membres du Cercle.

Les 15 et 16 septembre 1929, la société E.-Mach tiendra, de concert avec la Société de Philosophie empirique de Berlin, une journée à Prague sur la théorie de la connaissance des sciences exactes en temps et lieu mêmes où est prévue la participation de la Société allemande de Physique et l'Association allemande de Mathématiciens. En dehors des questions relatives aux spécialités, on discutera également de questions fondamentales.

• Dédicacé à Moritz Schlick.

LA CONCEPTION SCIENTIFIQUB DU MONDB

On a décidé qu'à l'occasion de cette conférence serait publié le présent écrit sur le « Cercle viennois de la conception scientifique du monde ». Il doit être remis à Schlick en octobre 1929, à son retour de l'Université de Stanford, Californie (où il occupe un poste de pro-fesseur invité), pour lui prouver combien nous lui savons gré et nous nous réjouissons de sa décision de rester à Vienne.

La deuxième partie de ce texte contient une bibliographie faite en collaboration avec les participants. Elle doit offrir une vue d'en-semble concernant les domaines de problèmes sur lesquels se penchent les membres du Cercle de Vienne ou ceux qui s'en trouvent proches.

Pour la Société Ernst-Mach Hahn, Neurath, Carnap.

l Le Cercle viennois

de la Conception Scientifique du Monde

1. HIsTORIQUB

Que la pensée métaphysique et théologique reprenne aujourd'hui son essor, non seulement dans la vie mais aussi dans la science. est une opinion largement répandue. S'agit-il d'un problème général ou / seulement d'un changement limité à certains cercles? Un coup d'œil sur les thèmes des cours dispensés dans les universités et sur les titres des publications philosophiques suffit pour confirmer cette vue. A ' l'opposé, l'esprit des Lumières et de la recherche antimétaphysique appliquée aux faits se trouve également renforcée par la conscience qu'il prend de son existence et de sa tâche. Nombreux sont les cercles / pour lesquels cette manière de penser, hostile à la spéculation et rivée à l'expérience, acquiert une vitalité qui s'alimente aux résistances croissantes.

Il n'est pas une branche de la science de l'expérience qui ne soit pas, dans son travail de recherche, animée par cet esprit de la conception scientifique du monde. Et pour ce qui est de le pénétrer à fond et de

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Hahn,H. Neurath,O.,Carnap, R.,Schlick, M.,«La conception scientifique du monde. Le Cercle de Vienne», in Antonia Soulez (dir.) Manifeste du Cercle de Vienne et autres écrits, Paris : PUF, 1985, 108-129. [1929]

MANIfBSTB DU CERCLE DE VIENNE LA CONCEPTION SCIENTIFIQUE DU MONDE

systématique, on ne trouve guère que quelques penseurs d'avant-garde - encore sont-ils rarement à même de rassembler autour d'eux, en un cercle, des collaborateurs qui partagent leurs vues. En Angleterre surtout, nous voyons s'affinner des tendances anti-métaphysiques. La tradition des grands empiristes y est encore vivante; les investigations de Russell et Whitehead sur la logique et l'analyse du réel ont acquis une portée internationale. Aux Etats-Unis, ces tendances prennent les formes les plus diverses jen un certain sens, James pourrait être compté parmi leurs représentants. La nouvelle Russie se consacre tout entière à la recherche d'une conception fique du monde, quoique en prenant partiellement appui sur des courants matérialistes anciens. En Europe continentale, à Berlin surtout, on trouve une concentration de chercheurs dont les produc-tions s'orientent vers la conception scientifique du monde (Reichen-bach, Petzold, Grelling, Dubislav et d'autres), mais aussi à Vienne.

Que Vienne ait été un lieu particulièrement propice à un tel déve-loppement d'idées s'explique par des raisons historiques. Tout au long de la deuxième moitié du xrxe siècle, le libéralisme était la tendance politique dominante à Vienne. Les sources de son univers intellectuel sont les Lumières, l'empirisme, l'utilitarisme et le libre-échangisme/

1 anglais. Des savants de réputation mondiale occupaient une place de premier rang dans le mouvement libéral viennois. C'est là qu'on a cultivé un esprit antimétaphysique : qu'on se souvienne de Theodor G>mperz, traducteur des œuvres de Mill (1869-1880), Suess, Jodl et d'autres.

Cet esprit des Lumières plaçait Vienne à la pointe de l'éducation populaire scientifiquement orientée. Ainsi Victor Adler et Friedrich Jodl ont collaboré à la fondation de l'Association d'Education popu-laire et l'ont perpétuée; « les cours populaires d'université ») et le « foyer du peuple » ont été institués par Ludo Hartmann, historien bien connu dont toutes les activités portent la marque d'une position antimétaphysique et d'une conception matérialiste de l'histoire. Du même esprit provient également r « Ecole libre », mouvement précurseur de l'actuelle réforme scolaire.

C'est dans cette atmosphère libérale qu'a vécu Ernst Mach (né en 1838) du temps oÙ il était étudiant puis Privatdozent à Vienne (1861-1864). Il n'y retourna qu'à un avancé quand une chaire de philosophie des sciences inductives fut spécialement créée pour lui (1895). Il s'efforça en particulier de purifier la science empirique. à commencer par la physique. en éliminant les pensées métaphysiques.

Rappelons sa critique de l'espace absolu qui a fait de lui le précurseur d'Einstein. Rappelons son combat contre la métaphysique de la chose en soi et du concept de substance, ainsi que ses investigations sur la construction des concepts scientifiques à partir d'éléments ultimes, les données des sens. Le développement scientifique ne lui a pas donné raison sur certains points; par exemple sur sa prise de position contre l'atomisme et son espoir en un progrès de la physique passant par la physiologie des sens. En revanche, sur les points essentiels, sa concep-tion s'est par la suite révélée positive. La chaire de Mach fut plus tard occupée par Ludwig Boltzmann (1902-1906), aux idées expressément empiristes.

L'activité déployée par les physiciens Mach et Boltzmann en tant que titulaires d'une chaire de philosophie permet de comprendre le vif intérêt suscité par les problèmes de théorie de la connaissance et de logique, liés aux fondements de la physique. Ces problèmes de fondement orientèrent également les efforts vers un renouvellement de la logique. C'est à partir d'un point de vue tout différent que Franz Brentano (1874-1880, professeur de philosophie à la Faculté de Théo-logie, plus tard Dozent à la Faculté de Philosophie) s'est appliqué à défricher le terrain sur lequel se développaient à Vienne les mêmes tendances. En tant que prêtre catholique, Brentano entendait la sco-lastique ; il prit directement comme point de départ la logique scolas-tique et les efforts de Leibniz pour réfonner la logique, tandis qu'il laissait de cÔté Kant et les philosophes idéalistes à systèmes. Les affi-nités intellectuelles de Brentano et de ses étudiants pour des hommes tels que Bolzano (Wissenschaftlehre, 1837) et d'autres, qui s'appli-quaient à donner à la logique de nouvelles fondations rigoureuses, paraissent de plus en plus évidentes. C'est cet aspect de la philosophie de Brentano qu'Alois Hô/1er (1853-1922) a vigoureusement défendu, lors d'un forum où se trouvaient fortement représentés les partisans de la conception scientifique du monde, pénétrés de l'influence de Mach et Boltzmann. De nombreuses discussions sur les questions

posées par les fondements de la physique et sur les problèmes de théorie de la connaissance et de logique que leur sont apparentés, avaient lieu sous la direction de Hôfler dans les locaux de la Société de Philosophie à l'Université de Vienne. C'est à cette Société de Philo-sophie que nous devons la publication (1899) des « Préfaces et Intro-ductions aux travaux classiques sur la mécanique» ainsi que certains écrits de Bolzano (co-éditeurs: Hôfler et Hahn, 1914 et 1921). Le cercle viennois de Brentano (1870-1882) a abrité le jeune Alexis von

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- MANIFESTE DU CERCLE DE VIENNE LA CONCEPTION SCIENTIFIQUE DU MONDE

MeinoDg (plus tard professeur à Graz) dont la théorie de l'objet continue de présenter sans aucun doute quelque affinité avec les théories modernes du concept, et dont le disciple Ernst Mally (Graz) travaillait également dans le champ de la logistique. De même, les écrits de jeunesse de Hans Pichler (1909) prennent leur origine dans ce milieu d'idées.

A peu près en même temps que Mach, travaillait à Vienne son ami et contemporain Josef Popper-Lynkeus. Mentionnons, outre ses travaux physico-techniques, ses réflexions philosophiques de grande envergure quoique exprimées de façon non systématique (1899), de même que son plan d'économie rationnelle (1878, Allgemeine Nahrpflicht) [1]. il servit en toute conscience l'esprit des Lumières comme en témoigne également son ouvrage sur Voltaire. Beaucoup d'autres sociologues viennois tels que Rudolf Goldscheid ont avec lui rejeté la métaphysique. Il est également remarquable que le domaine de l'économie politique ait été traité selon une méthode scientifique rigoureuse à Vienne, dans l'Ecole de la doctrine d'Utilité Marginale (Carl Menger, 1871) [2] j cette méthode s'est implantée en Angleterre, en France et en Scandinavie - mais pas en Allemagne. La théorie marxiste fut, elle aussi, l'objet à Vienne d'une élaboration parti-culièrement poussée (Otto Bauer, Rudolf Hilferding, Max Adler et d'autres).

Pareilles influences venues de divers côtés eurent pour effet à Vienne, en particulier après le tournant du siècle, d'attirer un nombre croissant de personnes pour discuter avec passion et sans relâche de problèmes plus généraux en étroite connexion avec la science empirique. il s'agissait en priorité des problèmes que posent en physique la théorie de la connaissance et la méthodologie, par : le conventionna-lisme de Poincaré, la conception du but et de la structure des théories physiques de Duhem (son traducteur fut un partisan de Mach, le Viennois Friedrich Adler, alors Privatdozent de Physique à Zurich) j

mais il s'agissait aussi des questions posées par les fondements des mathématiques, des problèmes de l'axiomatique, de la logistique et d'autres du même genre. Certaines lignes directrices qui ont parti-culièrement marqué l'histoire de la science et de la philosophie se trouvent ici réunies. On les désignera par ceux de leurs représentants dont on a principalement discuté les travaux.

{( Devoir de subvenir aux besoins alimentaires de la population ». Père du mathématicien K. Menger.

1. Positivisme et Empirisme : Hume, les Lumières, Comte, Mill, Richard Avenarius, Mach.

2. Fondements, buts et méthodes de la science empirique (hypo-thèses en physique, en géométrie, etc.); Helmholtz, Riemann, Poincaré, Enriquès, Duhem, Boltzmann, Einstein.

3. La logistique et son application au réel : Leibniz, Peano, Frege, Schrôder, Russell, Whitehead, Wittgenstein.

4. L'axiomatique : Pasch, Peano, Vailati, Pieri, Hilbert. 5. Eudémonisme et sociologie positiviste : Epicure, Hume, Ben-

tham, Mill, Comte, Feuerbach, Marx, Spencer, Müller-Lyer, Popper- / Lynkeus, Carl Menger (père).

2. LE CERCLE AUTOUR DE ScHLICK

En 1922, Moritz Schlick fut appelé de Kiel à Vienne. Là, il trouva un climat scientifique favorable à ses activités qui s'explique par l'évolution historique de la ville. Physicien lui-même par sa formation d'origine, il ranima la tradition que Mach et Boltzmann avaient inaugurée et que les idées antimétaphysiques d'Adolf Stôhr avaient en un certain sens perpétuée (à Vienne se succédèrent : Mach, Boltz-mann, Stôhr, Schlick, et à Prague: Mach, Einstein, Ph. Franck).

Autour de Schlick s'est formé d'année en année un cercle dont lès membres ont joint leurs efforts pour s'orienter en direction d'une conception scientifique du monde. Cette concentration a suscité une émulation féconde. Les membres du Cercle qui ont publié figurent dans la bibliographie. Aucun d'entre eux n'est un soi-disant « pur philosophe », mais tous ont travaillé un domaine particulier de la science. De fait, ils viennent de différentes branches de la science, avec à l'origine des attitudes philosophiques différentes. Mais, d'année en année, s'est affirmée une uniformité croissante due à une attitude spécifiquement scientifique: « Ce qui se laisse dire, se laisse dire claire-

". ment )} (Wittgenstein). Un accord est finalement possible, en dépit de la diversité des opinions. Cet accord est donc par là même requis. Il est devenu toujours plus manifeste que cette attitude, non seulement affranchie de la métaphysique mais dirigée contre elle, signe le but qui nous est commun à tous.

Quant aux attitudes face aux questions de la vie (LebensEragen), elles font également l'objet d'un consensus remarquable, encore que

'1 1 ces questions n'aient pas été au premier plan des thèmes discutés au

sein du Cercle. Elles présentent d'ailleurs plus d'affinité avec la concep-

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MANIFBSTE DU CERCLE DE VIENNE

don scienti6que du monde qu'il pourrait sembler de prime abord quand on les considère du point de vue purement théorique; ainsi les

/ efforts déployés pour réorganiser les relations économiques et sociales, unifier l'humanité, rénover l'école et l'éducation, sont intimement liés à la conception scientifique du monde. En témoignent l'approbation et la sympathie des membres du Cercle, sans compter la contribution

\ active de certains d'entre eux. Le Cercle de Vienne ne se contente pas de produire un travail

collectif, comme le ferait un cercle fermé. li s'efforce également les mouvements vivants du présent dans la mesure où s'y

dessinent des dispositions favorables à la conception scientifique du monde, loin de la métaphysique et de la théologie. L'Association Ernst-Mach constitue aujourd'hui le lieu à partir duquel le Cercle entend s'adresser à un public plus large. Elle veut promouvoir et divulguer ce que son programme appelle la « Conception Scientifique du Monde ». Conférences et publications sur l'état présent de la « Conception Scientifique du Monde » lui permettront de révéler la portée de la recherche exacte en sciences sociales et en sciences de la nature. Ainsi devront être forgés les outils intellectuels de l'empirisme moderne nécessaires pour donner forme (Lebensgestaltung) à la vie publique et privée. En choisissant ce nom, l'Association entend caractériser

, son orientation fondamentale : science affranchie de la métaphysique. { Mais il ne faut pas en conclure que son programme se conforme aux

doctrines particulières de Mach. En collaborant avec l'Association Ernst-Mach, le Cercle de Vienne est convaincu de répondre à l'appel

présent : façonner pour le quotidien les instruments du travail intellectuel, pour le quotidien des hommes <4: science mais aussi pour celui de tous ceux qui contribuent, d'une manière ou d'une autre, à

\ organiser consciemment notre mode de vie (bewuflte Lebensgestal-tung). La vie intense qui se manifeste dans les efforts pour transformer

:..\: 1 rationnellement l'ordre social et économique, irrigue aussi le mouve-ment de la Conception Scientifique du Monde.

L'élection de Schlick à la présidence, lors de la fondation de l'Asso-ciation Ernst-Mach en novembre 1928 traduit la situation présente à Vienne. C'est bien autour de lui qu'à Vienne s'est concentré avec le plus de force le travail collectif dans le domaine de la « Conception Scientifique du Monde' ».

Schlick et Ph. Frank dirigent ensemble la collection des Ecrits sur la. Conception Scientifique du Monde, dans laquelle sont représentés principalement les membres du Cercle de Vienne.

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LA CONCEPTION SCIENTIl'IQUE DU MONDB

II La Conception Scientifique du Monde

La conception scientifique du monde ne se caractérise pas tant par des thèses propres que par son attitude fondamentale, son point de vue, sa direction de recherche. Elle vise la science unitaire. Son effort est de relier et d'harmoniser les travaux particuliers des chercheurs dans les différents domaines de la science. Cet objectif explique l'accent mis sur le travail collectif ainsi que la valeur accordée à ce qui peut être intersubjectivement saisi. De là, la recherche d'un système formillaire \ neutre, d'un symbolisme purifié des scories des langues historiques, de là aussi la recherche d'un système total de concepts. La netteté et la clarté sont visées, les lointains sombres et les profondeurs inson-dables refusés; en science, pas de « profondeurs », tout n'est que surface. totalité du vécu forme un réseau compliqué que l'on ne / peut pas toujours embrasser du regard, et dont on ne peut saisir souvent que le détail. Tout est accessible à l'homme, et l'homme est la mesure de toutes choses. Ici la parenté avec les sophistes, non avec les platoniciens, devient évidente; avec les épicuriens, non avec pythagoriciens; avec tous ceux qui plaident pour l'être terrestre et l'ici-bas. La conception scientifique du monde ne connaît pas d'énigmes 1 insolubles. La clarification des problèmes philosophiques traditionnels conduit en partie à les démasquer comme de simili-problèmes [1], en partie à les transformer en problèmes empiriques, par là même soumis au jugement de la science de l'expérience. Clarifier des pro-blèmes et des énoncés, et non poser des énoncés proprement « philosoo phiques », constitue la tâche du travail philosophique. La méthode 1 de cette clarification est celle de l'analyse logique; Russell dit à son \ propos qu' «elle s'est progressivement introduite sous l'influence de l'examen critique des mathématiques. n y a ici, je crois, un progrès comparable à celui que Galilée fit accomplir à la physique : la substi-tution de résultats partiels vérifiables à de vastes généralités non testées qui se recommandent seulement d'un certain appel à l'imagination» [2].

Scheinprobleme, voir notre glossaire. Nous traduisons ici directement de l'anglais en tenant compte d.. fUment.

tronqués dans la traduction allemande citée par ce texte et due l W. Roth.tock, chez Marner, 1926.

Pour la traduction française due à Ph. Devaux, cf. Bd. Payot, p. al 1La mhhodC!

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MANIPBSTB DU CBR.CLE DB VIBNNB

C'est cette méthode de l'analyse logique qui distingue essentielle-ment le nouvel empirisme et le nouveau positivisme de ceux d'autre- (

"fois dont l'orientation était davantage biologique et psychologique. Lorsque quelqu'un affirme : « il y a un Dieu », « L'Inconscient est le fondement originaire du monde », « il y a une entéléchie comme prin- cipe directeur du vivant », nous ne lui disons pas :« Ce que tu dis est faux », mais nous lui demandons :« Qu'est-ce que tu signifies avec tes énoncés? » Une démarcation très nette apparatt alors entre deux

/' espèces d'énoncés: d'un côté les affirmations telles que les formules de la science empirique; leur sens peut être constaté par l'analyse logique, plus précisément par le retour aux énoncés les plus simples portant sur le donné empirique. Les autres énoncés, parmi lesquels ceux que l'on vient de citer, se révèlent complètement dénués de

... signification quand on les prend au sens où l'entend le métaphysicien. Certes, on peut souvent les réinterpréter comme des énoncés empi-riques; mais alors, ils perdent le contenu émotionnel qui, dans la plupart des cas, est justement essentiel pour le métaphysicien. Le métaphysicien et le théologien. se méprenant eux-mêmes, croient dire quelque chose dans leurs énoncés, présenter un état de choses. L'analyse

" montre pourtant que ces énoncés ne disent rien , mais ne sont en quelque sorte que l'expression d'un sentiment de la vie. L'expression d'un tel sentiment de la vie constitue à coup sûr une tâche importante de la vie. Mais le moyen d'expression adéquat en est l'art, par exemple la poésie

'\ et la musique. Si, à leur place, on choisit l'habillement linguistique d'une théorie, cela comporte un danger : un contenu théorique est

d' simulé là où il n'yen a pas. Si un métaphysicien ou un théologien persiste à prendre le langage pour habit, il doit en être bien conscient et faire savoir clairement qu'il ne s'agit pas d'une description, mais d'une expression, non d'une théorie, laquelle communique une connais-sance, mais de poésie et de mythe. Quand un mystique affirme avoir des expériences qui se situent au-dessus ou au-delà de tous les concepts, on ne peut le lui contester. Mais il ne peut en dire quelque chose, car parler signifie capter [quelque chose] dans des concepts, réduire à des (l'·

,faits susceptibles d'être intégrés à la science.

scientifique en philosophie et notre connaissance du monde extérieur. Cette traduction correspond au passage tiré du livre de Russell, Our knowledge of the external world, p. 14 : « [Logical atomism] has gradually crept into philosophy through the critical scrutiny of mathematics, .. ft represcnts, r believe, the same king of advancc; a,s was introduced into physics by Galileo : the substitution of piecemal, detailed and verifiable results for large intested generalities recommended only by a certain appeal to imagination. »

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'-LA CONCEPTION SCUINTIFIQUE DU MONDE

La philosophie métaphysique est rejetée par la conception scienti-fique du monde. Mais comment expliquer les errements de la méta-physique? Cette question peut être posée de différents points de vue : dans une optique psychologique, sociologique, ou logique. Les recher-ches menées dans la direction psychologique en sont encore à leurs débuts. Les premiers jalons d'une explication plus profonde se trouvent peut-être dans les recherches de la psychanalyse freudienne. Il en est de même avec les recherches sociologiques; rappelons la théorie de la « superstructure idéologique»; il Y a encore ici un champ ouvert à d'autres recherches prometteuses.

On est allé plus loin dans la mise en évidence de l'origine logique des errements métaphysiques, en particulier grâce aux travaux de Russell et de Wittgenstein. Dans les théories métaphysiques et déjà " dans la position des questions, se dissimulent deux fautes logiques fondamentales : une dépendance trop étroite vis-à-vis de la forme des langues traditionnelles, et un manque de clarté à l'endroit des perfor-mances logiques de la pensée. Le langage ordinaire emploie par exemple la même forme verbale, le substantif, pour désigner aussi bien des choses (<< pommes »), que des propriétés (<< dureté »), des relations (<< amitié »), des processus (<< sommeil »); elle conduit par là à une conception réifiante des concepts fonctionnels (hypostase, substan- / tialisation). On pourrait citer de nombreux exemples d'errements liés au langage qui ont eu une portée tout aussi fatale pour la philosophie. La seconde erreur fondamentale de la métaphysique réside dans l'idée '\ que la pensée est capable, en partant d'elle-même et sans utiliser aucun matériel empirique, d'aboutir à des connaissances ou du moins d'inférer de nouveaux contenus à partir d'états de choses donnés. La recherche logique aboutit par contre au résultat que toute pensée, toute infé-rence, ne consiste en rien d'autre qu'en une transition d'énoncés à d'autres énoncés qui ne contiennent rien qui n'ait déjà été dans les premiers (transformation tautologique). Il n'est donc pas possible deI développer une métaphysique à partir de la « pensée pure ».

Ainsi l'analyse logique ne triomphe pas seulement de la méta-physique au sens propre et classique du terme, en particulier de la métaphysique scolastique et de celle des systèmes de l'idéalisme alle-mand, mais aussi de la métaphysique cachée de l'apriorisme kantien et moderne. La conception scientifique du monde n'admet pas de connaissance inconditionnellement valide qui aurait sa source dans la raison pure, ni de « jugements synthétiques a priori» comme on en trouve au fondement de la théorie kantienne de la connaissance, et

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MANIFESTE DU CERCLE DE VIENNB

• fortiori de. toute ontologie et de toute métaphysique pré- et post-kantiennes. Les jugements de l'arithmétique, de la géométrie, certains principes de la physique tels qu'ils sont donnés par Kant comme exemples de connaissance a priori, seront discutés par la suite. C'est justement dans le refus de la possibilité d'une connaissance synthé-tique a priori que réside la thèse fondamentale de l'empirisme moderne.

./La conception scientifique du monde ne connaît que des énoncés d'expérience sur des objets de toutes sortes, et les énoncés analytiques \'

"de la logique et des mathématiques. Tous les partisans de la conception scientifique du monde s'ac-

cordent à rejeter la métaphysique tant explicite que cachée de l'aprio-risme. Mais le Cercie de Vienne défend en outre la thèse que les énoncés du réalisme (critique) et de l'idéalisme sur la réalité ou la non-réalité du monde extérieur comme du moi des autres, ont, eux aussi, un caractère métaphysique, du fait qu'ils sont exposés aux mêmes objec-

,; tions que ceux de l'ancienne métaphysique : ils sont dépourvus de sens, parce que non vérifiables, non factuels. Est« réel» ce quipeut étre

, intégré à tout l'édifice de l'expérience [1]. L'intuition, particulièrement soulignée par les métaphysiciens

comme source de connaissance, n'est nullement refusée en tant que telle par la conception scientifique du monde. Mais à chaque pas on vise et on exige une justification rationnelle après coup de toute connais-

\ sance intuitive. Tous les moyens sont permis à celui qui cherche, mais ce qu'il a trouvé doit résister à l'examen. On doit rejeter la conception qui voit dans l'intuition une forme de connaissance supérieure, plus profonde, susceptible de mener au-delà des contenus sensibles d'expé-rience et qui ne soit pas enfermée dans les chahtes étroites de la pensée conceptuelle.

, Nous avons caractérisé la conception scientifique du monde par deux déterminations. Premièrement, elle est empiriste et positiviste. Seule existe la connaissance venue de l'expérience, qui repose sur ce qui est immédiatement donné. De cette façon, se trouve tracée la frontière qui délimite le contenu de toute science légitime. Deuxiè-mement, la conception scientifique du monde se caractérise par l'application d'une certaine méthode, à savoir celle de l'analyse logique. Le but de l'effort scientifique, la science unitaire, doit être atteint par

"l'application de cette analyse logique aux matériaux empiriques.

[1] Etwas ist « wirklich » dadurch, da/3 es eingeordnet wird dem Gesamtge. bll.ude der Erfahrung.

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.-LA CONCEPTION SCIENTIFIQUE DU MONDE

De même que le sens de chaque énoncé scientifique s'établit par réduc· tion à un énoncé sur le donné, de même on doit pouvoir indiquer le sens de chaque concept, quelle que soit la branche de la science à laquelle il appartient, en le réduisant pas à pas aux autres concepts, jusqu'aux concepts du plus bas degré qui se réfèrent au donné lui-même. Si l'on effectuait une telle analyse pour tous les concepts, on les intégrerait ainsi dans un système réductif, un « système cons-titutif ». Les recherches qui visent de tels systèmes constitutifs, la « théorie de la constitution », forment ainsi le cadre dans lequel s'applique l'analyse logique que préconise la conception scienti-fique du monde. La mise en œuvre de telles recherches montre très vite que la logique traditionnelle, aristotélico-scolastique, est pour cette fin tout à fait insuffisante. Seule la logique symbolique moderne (<< la logistique ») réussit à atteindre la précision nécessaire dans les définitions de concepts et dans les énoncés, et à formaliser les pro-cédés intuitifs d'inférence de la pensée ordinaire, c'est-à-dire à les mettre sous une forme rigoureuse, contrôlée automatiquement par le mécanisme des signes. Les recherches de la théorie de la constitution" montrent que les strates inférieures du système constitutif contiennent les concepts d'expériences vécues auto-psychiques avec leurs qualités «( ... Begriffe eigenpsychischer Erlebnisse und Qualitiiten ») ; au-dessus figurent les objets physiques; à partir de ceux-ci sont constitués les objets hétéro-psychiques (fremdpsychische), et, en dernier lieu, les objets des sciences sociales [1]. Aujourd'hui, on aperçoit déjà dans les / grandes lignes l'intégration, dans le système constitutif, des concepts des différentes sciences, mais il reste encore beaucoup à faÏre pour la parachever. En montrant la possibilité et en indiquant la forme du système des concepts tout entier, on a permis de connahre le rapport de tous les énoncés au donné et, par là même, la forme de construction de la science unitaire.

Seule la structure (la forme d'ordre) des objets, non leur « essence », peut entrer dans la description scientifique. Ce qui relie les hommes dans le langage. ce sont les formules structurelles; elles représentent le contenu de la connaissance commune aux hommes. Les qualités

Cf. Der Logische Aufbau der Welt de R. Carnap d'où sont reprises ces expressions. Eigenpsychische et [remdpsychische sont traduits en anglais respec-tivement par autopsychological et heteropsychological (cf. The logical structure oE the world, trad. de l'allemand due à Rolf A. George, University of California Press, 1967). Les traducteurs anglais de la« brochure jaune li> Ont choisi individual psyche et other mincis (cf. Marie Neurath et Robert S. Cohen).

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MANIFESTE DU CERCLE DE VIENNE

vécues subjectivement - le rouge ou le plaisir - sont en tant que telles seulement des expériences vécues, non des connaissances. Dans l'op-tique physique entre seulement ce que même un aveugle peut en principe comprendre.

III Domaines de problèmes

1. FONDEMENTS DE L'ARITHMÉTIQUE

Dans les travaux et discussions du Cercle de Vienne, on traite un grand nombre de problèmes différents issus de différentes branches de la science. On fait porter l'effort sur l'unification systématique de différentes directions de problèmes (Problemrichtungen) en vue de clarifier ainsi l'état des problèmes (Problemsituation).

Les problèmes relatifs aux fondements de l'arithmétique ont acquis une importance historique particulière pour le développement de la conception scientifique du monde, du fait qu'ils ont donné l'impulsion au développement d'une nouvelle logique. Après le développement extraordinairement fécond de la mathématique aux XVIIIe et XIX· siècles pendant lesquels on a prêté davantage attention à la richesse des nouveaux résultats qu'à l'examen subtil des fondements conceptuels, cet examen s'est avéré inévitable: sans lui, l'édifice de la mathéma-tique perdait sa traditionnelle solidité. Cet examen est devenu encore plus urgent lorsque surgirent certaines les « paradoxes de la théorie des ensembles ». On dut vite reconmûtre qu'il ne s'agissait pas seulement de difficultés dans un domaine partiel de la mathéma-tique, mais de contradictions de nature purement logique, d' « anti-nomies », qui signalaient des failles essentielles dans les fondements de la logique traditionnelle. La tâche qui consiste à éliminer ces contra-dictions a donné une impulsion particulièrement forte au développe-ment ultérieur de la logique. C'est ainsi que se conjuguèrent les efforts pour clarifier le concept de nombre et pour réformer de l'intérieur la logique. Depuis Leibniz et Lambert, était toujours demeurée vivante l'idée de maitriser le réel en augmentant la précision des concepts et des procédés de déduction, et d'atteindre cette précision par un symbolisme conçu sur le modèle de la mathématique. C'est Frege (1884), Schroder (1890) et Peano (1895) qui, à la suite de Boole, Venn

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LA CONCEPTION SCIENTIFIQUE DU MONDE

et d'autres, se sont tout particulièrement consacrés à cette tâche. En se fondant sur leurs travaux préliminaires, Whitehead et Russell (1910) ont pu établir un système cohérent de la logique sous forme symbolique (<< la logistique ») qui non seulement évitait les contra-dictions de l'ancienne logique, mais encore le dépassait de très loin par la richesse et l'applicabilité pratique. Whitehead et Russell ont dérivé de ce système logique les concepts de l'arithmétique et de l'analyse mathématique pour leur donner ainsi un fondement sûr dans la logique.

Malgré cette tentative de dépasser (Oberwindung) la crise des fondements de l'arithmétique (et de la théorie des ensembles), certaines difficultés ont subsisté, qui n'ont pas trouvé jusqu'à ce jour de solution définitive satisfaisante. Dans ce domaine, trois tendances différentes s'opposent actuellement: à côté du « logicisme» de Russell et Whi-tehead, se tient le« formalisme» de Hilbert, qui conçoit l'arithmétique comme un jeu formel selon des règles déterminées, et l' « intuition-nisme » de Brouwer d'après lequel les connaissances arithmétiques reposent sur l'intuition irréductible de la dualité-unité (Zwei-Einheit). Le Cercle de Vienne suit avec le plus grand intérêt les controverses entre ces trois tendances. On ne peut encore prévoir où conduira finalement la décision; en tout cas, il en sera par là même décidé de la structure de la logique; d'où l'importance de ce problème pour fa conception scientifique du monde. Certains pensent que ces trois tendances ne sont pas si éloignées les unes des autres qu'il ne parait. Ils conjecturent que leurs traits essentiels convergeront dans un développement ultérieur, et qu'elles finiront par être réunies dans la solution définitive, probablement en exploitant les grandes idées de Wittgenstein.

Le Cercle de Vienne défend également cette conception du carac-tère tautologique de la mathématique qui repose sur les recherches de Russell et de Wittgenstein. Il faut noter que cette conception ne s'oppose pas seulement à l'apriorisme et à l'intuitionnisme, mais aussi à l'ancien empirisme (par exemple Mill) qui a voulu dériver la mathé-matique et la logique en quelque sorte expérimentalement et induc-tivement.

Aux problèmes de l'arithmétique et de la logique sont liées aussi les recherches sur la nature de la méthode axiomatique en général (les concepts de complétude, d'indépendance, de monomorphie, de non-bifurcabilité, etc.) ainsi que celles qui portent sur l'établissement des systèmes axiomatiques pour des domaines mathématiques déterminés.

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MANIPBSTB DU CERCLB DE VIBNNB

2. Lu fONDBMENTS DB LA PHYSIQUE

A l'origine, le Cercle de Vienne s'intéressait surtout aux problèmes méthodologiques de la science du réel (Wirklichkeitswissenschaft). Les idées de Mach, Poincaré et Duhem nous ont incités à débattre des problèmes relatifs à la maitrise du réel par des systèmes scientifiques, en particulier par des systèmes d'hypothèses et d'axiomes. Tout d'abord un système d'axiomes, entièrement séparé de toute appli-cation empirique, peut être considéré comme un système de définitions implicites, ce qui veut dire : les concepts figurant dans les axiomes sont fixés non pas d'après leur contenu mais uniquement dans leurs relations mutuelles, au moyen de ces mêmes axiomes, ce qui est une façon de les définir. Un tel système d'axiomes n'acquiert une signifi-cation pour le réel que lorsqu'on y ajoute d'autres définitions, c'est-à-dire les « définitions de coordination» (ZuordnungsdeEnitionen) qui indiquent quels objets du réel doivent être considérés comme maillons du système d'axiomes. L'évolution de la science empirique

'" qui veut reproduire le réel à l'aide d'un réseau de concepts et de juge-... ments le plus simple et le plus unitaire possible, peut se dérouler,

comme le montre l'histoire, de deux manières. Les modifications entratnées par de nouvelles expériences peuvent affecter soit les axiomes, soit les « définitions de coordination ». On touche là au problème des conventions qu'a tout particulièrement traité Poincaré.

Le problème méthodologique que pose l'application au réel d'un système d'axiomes concerne par principe chacune des branches de la science. On comprend que les recherches aient été jusqu'à présent fécondes presque exclusivement pour la si l'on envisage le stade actuel du développement historique de la science; en effet, pour la précision et la finesse dans la formation des concepts, la phy-sique devance largement les autres branches de la science.

L'analyse que fait la théorie de la connaissance des concepts principaux de la science de la nature n'a cessé de les libérer des amàl-games métaphysiques qui leur étaient attachés depuis les premiers temps. On doit, en particulier, à Helmholtz, Mach, Einstein et à d'autres d'avoir purifié les concepts : espace, temps, substance, causalité, probabilité. Les doctrines de l'espace absolu et du temps absolu ont été dépassées par la théorie de la relativité : l'espace et le temps ne

Voir notte glossaire (et lexique de traduction).

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"-LA CONCEPTION SCIENTIFIQUB DU MONDE

sont plus des contenants absolus mais une structure d'ordre de "

processus élémentaires (Ordnungsgefiige der Elementarvorgange). La substance matérielle s'est trouvée dissoute par la théorie des atomes et la théorie du champ. La causalité a été dépouillée de son caractère anthropomorphique d' « influence» ou de « connexion nécessaire », et réduite à une relation conditionnelle ou correspondance fonction-nelle. Plus encore, à la place des multiples lois naturelles considérées comme strictement valides, sont apparues des lois statistiques, et même, à la suite de la théorie des quanta, on doute de plus en plus de pouvoir appliquer le concept d'une légalité strictement causale aux phénomènes qui se produisent dans des régions très petites de l'espace-temps. Le concept de probabilité est réduit au concept, empiriquement saisissable, de fréquence relative.

GrAce à l'application de la méthode axiomatique à ces problèmes, les composants empiriques de la science se séparent en tous points des composants purement conventionnels: un contenu d'énoncé se sépare d'une définition. Un jugement synthétique a priori n'a plus sa place ici. Si la connaissance du monde est possible, ce n'est pas "-parce que la raison humaine imprime à la matière sa forme, mais parce que la matière est ordonnée d'une certaine manière. Le type et 1 le degré de cet ordre, on ne peut les connaître à l'avance. Le monde pourrait être plus fortement ordonné qu'il ne l'est; mais il poumÏit l'être aussi beaucoup moins sans perdre son intelligibilité. C'est sewement en avançant pas à pas que la recherche, menée par la science empirique, peut nous apprendre à quel degré le monde obéit à des lois. La méthode de l'induction, l'inférence de l'hier à l'aujourd'hui, de l'ici au là-bas n'est assurément valide que s'il y a légalité. Mais cette méthode ne repose pas sur quelque chose comme une présupposition a priori de cette légalité. Elle peut être appliquée partout où elle conduit à des résultats féconds, qu'elle soit suffisamment ou insuffisamment fondée. Mais elle ne garantit jamais de certitude. Une théorie de la "-cop.naissance bien pensée exige cependant de n'accorder de signifi-cation à une inférence inductive que dans la mesure où elle peut être vérifiée empiriquement. La conception scientifique du monde ne / rejettera pas le résultat d'un travail de recherche parce qu'il a été obtenu par des moyens insatisfaisants, qu'il soit insuffisamment clarifié du point de vue logique ou insuffisamment fondé du point de vue empirique. Mais elle s'efforcera toujours d'obtenir et de faire progresser la vérification par des moyens entièrement clarifiés, c'est-à-dire par la réduction directe ou indirecte au vécu.

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MANIPllSTE DU CERCLE

3. FONDBMENTS DE LA GÉOMÉTRIE

Au nombre des questions qui portent sur les fondements de la physique, le problème de l'espace physique particulière dans les dernières décades. Les recherches de Gauss (1816), Bolyai (1823), Lobatschevski (1835) géométrie non euclidienne et amené à reconnaître que le système géométrique classique d'Euclide, jusque-là seul à dominer, n'est qu'un système parmi un ensemble infini de tifiés logiquement. D'où la métries est la géométrie de à résoudre cette question en mesurant la somme des angles d'un grand triangle. C'est ainsi que la géométrie physique est devenue une science empirique, une branche de la physique. Le problème fut ensuite étudié en particulier par Riemann (1868), Helmholtz (1868) et Poincaré (1904). Poincaré insista tout spécialement sur le lien entre la géométrie phy-sique et toutes les autres branches de la physique : la question concer-nant la nature de l'espace physique ne peut trouver réponse que dans le cadre d'un système total de la physique. Ce système total, Einstein le découvrit alors, apportant à cette question une réponse qui allait précisément dans le sens d'un système non euclidien déterminé. Au cours de ce développement, la géométrie physique s'est ainsi, d'étape en étape, clairement séparée de la géométrie purement mathématique. La géométrie mathématique de son côté est progressivement devenue de plus en plus formalisée avec le développement ultérieur de l'analyse logique. Tout d'abord arithmétisée, c'est-à-dire interprétée une théorie d'un système déterminé de elle fut axiomatisée, c'est-à-dire représentée par conçoit les éléments géométriques Qes points, etc.) comme des objets indéterminés, et ne fixe que leurs relations réciproques. Elle fut enfin logicisée, c'est-à-dire représentée comme une théorie déterminée des structures relationnelles. La géométrie est devenue ainsi le domaine d'application le plus important de la méthode axiomatique et de la théorie générale des relations. Elle a impulsion au développement de ces deux méthodes qui ont pris une importance décisive pour le développement de la logique elle-même, et par là, cette fois encore, pour la conception scientifique du monde en général. Les relations entre la géométrie mathématique et la géométrie physique conduisent naturellement à poser le problème de l'appli-

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DE VIENNE

a pris une importance

et d'autres, ont conduit à la

systèmes également jus-de savoir laquelle de ces géo-

du réeL Gauss avait déjà cherché

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- LA CONCBPTION SCIENTIFIQUE DU MONDE

cation, de systèmes d'axiomes au réel, ce qui joue aussi, comme nous l'avons dit, un rôle capital dans les recherches plus générales sur les fondements de la physique.

4. LES PROBLÈMES DES FONDBMENTS DE LA BIOLOGIB ET DB LA PSYCHOLOGIE

Les métaphysiciens ont toujours aimé faire de la biologie un domaine privilégié, attitude qui s'est exprimée dans la doctrine d'une force vitale spécifique : la doctrine du vitalisme. Les représentants modernes de cette doctrine s'efforcent de la tirer de sa forme obscure et confuse du passé pour en donner une formulation conceptuellement nette. Au lieu de la force vitale, nous avons les« dominantes» (Reinke, 1899) ou « entéléchies» (Driesch, 1905). Comme ces concepts ne satis-font pas de réductibilité au donné, la conception scientifique du monde doit les rejeter en tant que métaphysiques. Il en va de même pour le soi-disant « psycho-vitalisme» Qui avance la thèse d'une inter-vention de l'âme, d'une «hégémonie Cependant, si l'on extrait de ce vitalisme mètaphyslql est empiriquement saisissable, il reste la thèse que les processus de la nature organique se déroulent selon des lois qui ne se laissent pas réduire à des lois physiques. Or, une analyse plus précise montre que cette thèse équivaut à affirmer que certains domaines du réel ne seraient pas soumis à l'emprise d'une légalité uniforme et complète.

On peut comprendre que la conception scientifique du monde soit capable d'apporter de ses vues essentielles des confirmations plus claires dans les domaines qui ont déjà atteint une grande précision concep-tuelle, que dans d'autres domaines : plus claires en physique qu'en psychologie. Les formes de langage dans lesquelles nous parlons encore'. (;.VI aujourd'hui, dans le domaine du psychique, se sont construites dans .....'J des temps anciens en se fondant sur certaines représentations méta-physiques de l'âme. Ce sont surtout ces carences du langage qui empê-chent dans le domaine de la psychologie la formation des concepts : surcharges métaphysiques et discordances logiques. A cela s'ajoutent certaines difficultés de fait. Il s'ensuit que la plupart des concepts employés en psychologie sont jusqu'à présent bien insuffisamment définis; pour beaucoup d'entre eux, on ne sait même pas s'ils ont un sens ou s'ils en donnent l'illusion par le seul usage qu'on en fait. Ainsi, dans ce domaine, presque toute l'analyse en matière de théorie de la

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MANIFESTE DU CERCLE DE VIENNE

connaillance reste à faire, une analyse assurément plus difficile encore que dans le champ du physique. Les tentatives de la psycho-logie behaviouriste pour comprendre tout ce qui est psychique en termes de comportement des corps, à un niveau donc accessible à la perception, se rapprochent, dans leur attitude fondamentale, de la

\ conception scientifique du monde.

5. FONDEMENTS DES SClBNCES SOCIALES

Comme nous l'avons déjà remarqué, en particulier dans la physique et la mathématique, toute branche de la science en viendra tôt ou tard, au cours de son évolution, à reconnaître la nécessité d'un réexamen de ses fondements en termes de théorie de la connaissance, d'une analyse logique de ses concepts. Ce sera le cas pour le domaine des sciences sociologiques et, en première ligne, pour l'histoire et l'économie politique. On travaille déjà, depuis près d'un siècle, à se débarrasser, en ce domaine, des amalgames métaphysiques. Ici en effet, on n'en est pas encore arrivé au même degré d'épuration qu'en physique. Mais la tâ.che de la purification est peut-être ici moins urgente, car, semble-t-il, les incursions de la métaphysique, même aux plus beaux jours de la métaphysique et de la théologie, ne sont pas allées très profond en ce domaine. Cela tient peut-être au fait que les concepts de ce domaine - comme « guerre» et « paix », « irnport » et « export » - sont encore plus proches de la perception immédiate que ne le sont les concepts comme « atomes » et« éther ».

n ne doit pas être trop difficile de laisser tomber des concepts tels que« l'esprit du peuple)} (Volksgeist), et à leur..place de prendre comme objets des groupes d'individus d'une certaine sorte. Quesnay, Adam Smith, Ricardo, Comte, Marx, Menger, Walras, Müller-Lyer, pour nommer des chercheurs d'orientation très différente, ont travaillé dans l'esprit d'une attitude empiriste anti-métaphysique. Les objets de l'histoire et de l'économie politique sont les hommes, les choses, et leur arrangement.

IV Rétrospective et perspective

C'est à partir des travaux portant sur les problèmes dont on vient de parler que s'est développée la conception scientifique moderne du

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LA CONCEPTION SCIENTIFIQUE DU MONDE

monde. En physique, on l'a vu, l'effort pour obtenir des résultats tangibles avec des outils scientifiques au départ certes insuffisants ou insuffisamment élucidés encore, nous a de plus en plus fortement poussés à entreprendre des recherches méthodologiques. C'est ainsi" que se sont développées la méthode de construction des hypothèses, puis la méthode axiomatique et l'analyse logique; la construction des concepts y a gagné en clarté et en rigueur. Le développement de la / recherche des fondements en géométrie physique, en géométrie mathématique et en arithmétique, a conduit, on l'a vu, aux mêmes problèmes méthodologiques. Telles sont principalement les sources des problèmes dont s'occupent aujourd'hui en premier lieu les représentants de la conception scientifique du monde au sein du Cercle de Vienne. On comprend que l'origine respective des différents domaines de problèmes soit encore clairement reconnaissable. En résultent par là même souvent des différences d'intérêts et de points de vue qui condui-sent à autant de différences de conception. Mais, chose remarquable, ce qui nous sépare s'amenuise grâce à l'effort fourni pour atteindre une formulation précise, appliquer un langage et un symbolisme logique exacts, et distinguer clairement les contenus théoriques d'une thèse des simples représentations adventices. Pas à pas, le fonds des concep-tions mises en commun va s'enrichissant, jusqu'à former le noyau de la conception scientifique du monde autour duquel ces couches externes gravitent, avec des divergences subjectives plus marquées.

Un regard en arrière nous permet maintenant de distinguer l'essence de la nouvelle conception scientifique du monde dans son opposition à la philosophie traditionnelle. On n'établit aucun« énoncé philosophique)} au sens propre, on ne fait que clarifier des énoncés, à savoir des énoncés de la science empirique, comme on l'a vu pour les domaines de problèmes précédemment discutés. Plusieurs repré-sentants de la conception scientifique du monde refusent absolument le mot « philosophie » pour désigner leur travail, afin de souligner encore plus fortement leur opposition à la Philosophie comme système (Systemphilosophie). Quel que soit le terme par lequel on peut désigner de telles recherches, le point suivant du moins est acquis: il n'y a pas "-de philosophie comme science fondamentale et universelle, à c6té ou au-dessus des différents domaines de l'unique science de l'expérience " il n'existe aucun chemin qui mène à la connaissance d'un contenu, à part le chemin de l'expérience. nn'y a pas de royaume des Idées au-dessus ou au-delà de l'expérience. Le travail des recherches « philo- 1 sophiques» ou recherches des « fondements}) au sens où l'entend la

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MANIFBSTB DU CERCLE DE VIENNE

conception scientifique du monde, reste néanmoins important. En effet, la clarification logique des concepts, énoncés et méthodes scienti-fiques, libère des préjugés inhibants. L'analyse qui est cdIe de la logique et de la théorie de la connaissance (die logische und erkenntnistheo-retische Analyse) ne veut pas imposer de limitations à la recherche scientifique; au contraire, elle lui fournit l'ensemble le plus complet qui soit de possibilités formelles parmi lesquelles choisir celle qui s'accorde le mieux avec une expérience donnée (exemple: les géométries non euclidiennes et la théorie de la rdativité).

Les représentants de la conception scientifique du monde se veulent rivés au sol de la simple expérience humaine. Confiants, ils s'adonnent au travail qui consiste à éliminer les scories métaphysiques et théo-logiques accumulées depuis des millénaires, ou bien comme certains l'entendent, à faire retour, après une époque métaphysique, à une image unitaire de ce monde-ci comme celle que les premiers âges ont en un certain sens conservée en adhérant à des croyances magiques libres de toute théologie.

Les tendances métaphysiques et théologisantes qui de plus en plus s'imposent maintenant dans bien des associations et sectes, dans les livres et les revues, dans les conférences et les cours universitaires, semblent s'alimenter aux violentes luttes sociales et économiques d'aujourd'hui : un groupe de combattants accrochés au passé dans le domaine social cultive des attitudes métaphysiques et théologiques caduques au contenu depuis longtemps dépassé; tandis que l'autre groupe, tourné vers les temps nouveaux, repousse, particulièrement en Europe centrale, ces attitudes et reste rivé au sol de la science de l'expérience. Ce dévdoppement épouse celui des processus de pro-duction modernes dont l'organisation technique due aux machines se renforce et laisse d'autant moins de place aux représentations métaphysiques. Il correspond également au désenchantement de larges IIlasses à l'égard de ceux qui prêchent des doctrines métaphysiques et théologiques caduques. A td point que dans plusieurs pays les masses rejettent aujourd'hui ces doctrines avec une conscience bien plus aiguë que par le passé, et qu'elles inclinent en même temps - ce qui va de pair avec une attitude pro-socialiste - à une conception empiriste, terre à terre. Auparavant, le matérialisme était l'expression de ce point de vue; mais entre-temps, l'empirisme moderne s'est développé en se dégageant de ses ébauches insuffisantes, et a trouvé dans la conception scientifique du monde sa véritable assise.

Ainsi la conception scientifique du monde est proche de la vie de

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-LA CONCEPTION SCIENTIFIQUE DU MONDE

notre temps. Assurément, de durs combats et l'hostilité la menacent. Nombreux sont ceux pourtant qui ne perdent pas courage mais, devant la situation sociologique d'aujourd'hui, font face, avec une joie pleine d'espoir, aux événements futurs. Bien entendu, tout partisan de la conception scientifique du monde ne sera pas un militant. Td, trouvant sa joie dans la solitude, mènera une existence retirée sur les cimes glacées de la logique: tel autre, peut-être, ira même jusqu'à dédaigner de se confondre dans la masse, déplorera dans la « trivialisation)} la consé-quence inévitable de la diffusion des connaissances. Mais leurs réali-sations aussi trouveront leur place dans le développement historique. Nous sommes témoins que l'Esprit de la conception scientifique du monde ne cesse de pénétrer davantage les formes de vie privée et publique, l'éducation, renseignement, l'architecture, et contribue à organiser la vie économique et sociale selon des principes rationnds. La conception scientifique du monde sert la Vie et la Vie la reçoit.

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