A. Boureau - Droit naturel et abstraction judiciaire - Hypothèses sur la nature du droit médiéval (2002).pdf

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    Annales. Histoire, SciencesSociales

    Droit naturel et abstraction judiciaire. Hypothses sur la nature dudroit mdivalMonsieur Alain Boureau

    Citer ce document Cite this document :

    Boureau Alain. Droit naturel et abstraction judiciaire. Hypothses sur la nature du droit mdival. In: Annales. Histoire,

    Sciences Sociales. 57anne, N. 6, 2002. pp. 1463-1488;

    doi : 10.3406/ahess.2002.280120

    http://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_2002_num_57_6_280120

    Document gnr le 14/03/2016

    http://www.persee.fr/collection/ahesshttp://www.persee.fr/collection/ahesshttp://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_2002_num_57_6_280120http://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_2002_num_57_6_280120http://www.persee.fr/author/auteur_ahess_5477http://dx.doi.org/10.3406/ahess.2002.280120http://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_2002_num_57_6_280120http://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_2002_num_57_6_280120http://dx.doi.org/10.3406/ahess.2002.280120http://www.persee.fr/author/auteur_ahess_5477http://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_2002_num_57_6_280120http://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_2002_num_57_6_280120http://www.persee.fr/collection/ahesshttp://www.persee.fr/collection/ahesshttp://www.persee.fr/
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    Abstract

    Natural law and the judicial abstraction. Some hypotheses on the nature of medieval law.

    The opposition between natural law and positive law, which is crucial to maintaining the distinctionbetween fact and law that underpins any juridical action, was first constructed in the medieval West

    during the 12th century. Against a historiography that celebrates the naturalism of medieval law, thisarticle demonstrates that it is precisely positive law which constitutes the marked term in the opposition"natural" versus "positive" law. It does so through a close study of the lexical and conceptual formationof this opposition in the work of Pierre Ablard and Thierry de Chartres. The positive nature of positivelaw rests on two bases: the idea of overcoming our fallen nature through a kind of Grace distributedafter the fact, and the increasingly developed distinction between ethics and law. Unlike ethics, whichprivileges intent, law can be based solely on facts. The struggle against heresy, which was blocked bythe ambivalences surrounding the question of intent, underscored the need for recourse to hard facts.The limitations of natural law revealed themselves at the heart of the process of juridical abstraction,which formalized and objectivized situations of conflict or transgression. For it was precisely theconsensus that arose around the judicial artifice that guaranteed a new autonomy to law and allowed

    the development of both Jus communeand of the Common Law in the Middle Ages.

    Rsum

    L'opposition entre droit naturel et droit positif, qui peut tre considre comme l'une des faonsd'affirmer la distinction entre le fait et le droit, essentielle l'activit juridique, a t construite enOccident mdival au XIIe sicle. l'encontre d'une historiographie qui clbre le naturalisme du droitmdival, on souligne que c'est le droit positif qui constitue le terme marqu de l'opposition, comme lemontre une tude prcise de la formation lexicale et conceptuelle de l'opposition, autour de PierreAblard et de Thierry de Chartres. Cette positivi t repose sur deux fondements : l' ide d'undpassement de la nature dchue par une grce distribue aprs coup et la distinction progressiveentre thique et droit. A l'inverse de l'thique, qui privilgie l'intention, le droit ne peut s'tablir que sur

    des faits.La lutte contre l'hrsie, bloque par les ambivalences de l'intention, accentue encore le recours auxfaits. Le cantonnement du droit naturel se comprend au sein du processus d'abstraction juridique, quiformalise et objective les situations de conflit ou de transgression. C'est prcisment un consensusautour de l'artifice juridique qui assure l'autonomie nouvelle du droit et le dveloppement d'un Juscommuneet d'une Common Lawau Moyen ge.

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    roit naturel

    et

    abstraction

    judiciaire

    Hypothses sur la nature

    du

    droit

    mdival

    lain Boureau

    L'action

    juridique, doctrinale ou

    pratique,

    consiste distinguer le fait du droit,

    l'tre

    (sein)

    du devoir-tre

    (so/kn),

    selon

    les

    termes

    de

    Hans

    Kelsen1.

    C est

    sur

    ce

    point

    qu achoppent les multiples tentatives de dialogue

    entre

    les

    disciplines

    juridiques et les sciences sociales. Les historiens et les

    sociologues

    postulent

    l'immanence de

    toutes

    les

    actions

    humaines, y compris celles des juristes et des juges.

    Au plus

    prs

    des

    objets

    du droit,

    l'anthropologie juridique et l'histoire

    sociale de

    la

    justice intgrent

    l'action judiciaire

    au

    sein des processus sociaux

    et

    ne concdent

    rien

    l'autonomie

    de la

    construction

    normative.

    Cette

    permanence de

    l incompatibilit des

    approches semble

    s'roder depuis quelque temps, mais souvent de faon

    trompeuse

    il arrive en

    effet que

    des

    juristes

    se

    transforment

    en

    historiens ou,

    plus

    rarement, que

    des

    historiens deviennent historiens

    du droit, sans

    que

    la pertinence

    de

    la

    question

    de

    l'opposition

    entre

    le

    fait

    et

    le

    droit

    s'efface rellement.

    Pourtant, pour l'historien,

    le

    trac de cette distinction doit tre considr

    comme un objet historique part

    entire

    et non comme une simple

    frontire

    entre

    les

    disciplines. Pour

    illustrer cette revendication, nous

    allons

    considrer

    un

    vnement remarquable, l'invention de

    l'opposition entre

    droit naturel et droit

    positif, qui constitue

    l'une

    des occurrences possibles de la distinction du fait

    et

    du

    droit,

    puisque le

    propre

    du

    droit positif est de rejeter

    la

    rception immdiate

    des

    faits et d'imposer leur qualification formelle au

    sein de

    systmes d'interprtation.

    Or,

    cette invention,

    du moins

    lexicale, a

    eu

    lieu

    au dbut

    du

    XIIe sicle, au moment

    1 - Hans

    Kelsen, Thorie

    gnrale

    des

    normes (trad, par Olivier Beaud et Fabrice Malkani),

    Paris, PUF,

    [1979] 1996.

    Annales HSS,

    novembre-dcembre

    2002, n6, pp. 1463-1488.

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    ALAIN BOUREAU

    mme

    o

    se dveloppait

    ce que l'on nomme

    traditionnellement la Renaissance

    du droit. Et cette Renaissance ne se

    limita

    nullement aux retrouvailles avec

    le droit

    romain,

    puisque, de faon concomitante

    et

    largement autonome, se

    cra

    en

    Angleterre la

    Common law et

    que,

    mme

    en

    Italie,

    l'extraordinaire

    croissance

    des

    recours

    aux

    juristes

    et

    aux

    juges a

    pu,

    en certains

    lieux, se

    faire

    sans le

    droit

    romain2.

    l'encontre d'un assez large consensus, nous

    voudrions

    montrer

    que,

    dans

    le

    couple droit

    naturel/droit

    positif, c'est ce

    dernier

    qui constituait

    le terme

    marqu

    de l'opposition.

    En

    effet,

    on

    a gnralement considr soit

    que la nouvelle

    tiquette gnrique de droit positif ne relevait

    que

    d'un simple

    baptme

    classi-

    fcatoire, soit qu elle servait mettre en

    valeur

    son oppos, le droit naturel,

    dsormais install au

    cur de la rflexion sur la

    justice. Notre hypothse, au contraire,

    serait

    que l'invention

    du

    terme

    renverrait

    un processus essentiel

    du

    Moyen ge

    central,

    que nous proposons

    d'appeler abstraction judiciaire ,

    et

    qui consiste

    rechercher des modles

    abstraits et

    formels d quivalence

    entre

    des ralits

    empiriques

    incommensurables.

    Ce

    moment

    de

    l'abstraction

    ne marque

    pas

    ncessairement le dbut d une longue modernisation , mais correspond des

    besoins et

    des

    aspirations

    historiquement

    circonscrits.

    Ce mouvement a

    gnralement

    t sous-estim, parce

    que

    le naturalisme

    mdival a beaucoup fascin nos contemporains. Les

    rticences historiennes

    envers

    la formalit

    et

    l'hermtisme du droit se

    lvent

    devant le caractre partag

    et par

    dfinition informel du

    droit naturel.

    Celui-ci,

    selon des

    formulations

    anciennes, est inscrit dans le cur des hommes, sans ncessiter

    d'apprentissage.

    Sous

    divers points de vue, nostalgiques ou volutionnistes,

    on

    a souvent interrog

    la

    naturalit

    de

    la

    norme

    mdivale,

    prcisment

    en

    y

    projetant

    une

    neutralisation

    de l'opposition

    entre

    le

    fait

    et le

    droit.

    Le

    Moyen ge et les utopies jusnaturalistes

    En premier lieu,

    le juridisme

    mdival a t convoqu

    par un

    dbat contemporain

    sur

    le caractre subjectif ou objectif

    du

    droit naturel, actualis par le retour

    de la

    question des droits de

    l'homme.

    Dans la formulation actuelle du jusnaturalisme,

    la

    substance

    des

    droits naturels ne renvoie pas une normativit, un devoir-tre,

    mais

    un

    fait,

    qui relve

    de

    la

    description.

    Certes,

    il

    s'agit

    d'un

    fait

    humain, dont

    la naturalit

    peut tre cache ou dissimule, et c'est le

    rle du

    politique que

    d'oprer

    une reconnaissance de ce fait primordial, en procdant

    une

    dclaration des droits de l'homme, qui l'emporte sur toute constitution ou toute

    codification.

    Le

    mot

    dclaration, en

    1789,

    s'entend non pas dans

    le

    sens d'une

    nonciation

    crative, mais en son sens ancien, commun dans l exgse biblique,

    de mise

    au

    clair, d'explicitation de l'implicite.

    Les

    choix normatifs doivent

    s'accommoder

    des

    donnes

    naturelles, reconnues et mesures

    par

    l nonc

    des

    2

    -

    Voir

    la

    remarquable

    dmonstration

    de

    Chris

    Wickham,

    Legge,

    pratiche

    e

    conflitti.

    Tribu-

    nali e

    risoluzione

    dlie dispute nella Toscana

    del xn

    secolo

    (dit par Antonio C. Sennis),

    Rome,

    Viella, 2000.

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    UN POSITIVISME

    MDIVAL

    droits

    naturels. La

    nature

    du droit

    naturel est constitue par

    le fait mme d'tre

    n humain: la

    ntura

    de la

    thologie

    mdivale dsigne

    la

    fois

    l essence d'un

    tre

    et

    l'vnement

    de

    la

    naissance.

    C est

    ce

    qui explique

    que

    la

    nature

    naturante

    a

    pu passer d une assignation

    religieuse une imputation humaniste,

    sans

    aucun

    hiatus. Le

    fait

    humain

    peut

    donc

    rendre

    compte

    des

    caractristiques

    essentielles

    des

    droits

    naturels

    (ou droits

    de l homme): ces

    droits sont naturels

    (puisqu ils

    dcoulent d'un

    fait

    objectif: un

    tre humain

    est n), individuels

    (toute naissance

    est

    singulire),

    subjectifs (ils sont

    attachs

    cet

    individu

    et demeurent

    inalinables)

    et

    actifs (chacun peut les revendiquer). Dans la mesure mme o

    ils

    sont

    imprescriptibles, non ngociables

    et

    hors

    cadre,

    ils

    ne

    relvent pas d une

    normativit,

    qui

    repose sur un vouloir

    et

    produit une transaction. Bien entendu,

    la

    dclaration

    des droits

    n chappe pas

    l'historicit, et

    si

    le

    fait humain, comme tout fait, peut

    faire l'objet d une description sous

    la

    forme d une

    liste

    finie

    de

    caractristiques,

    celle-ci

    varie

    dans son

    extension

    et

    sa

    comprhension.

    Gilles

    de

    Rome,

    dans son

    Regimen principm (1278), ouvrage fondateur de

    la

    science politique

    en

    Europe

    occidentale3, fournit une liste dont les trois premiers

    termes

    viennent d'Aristote

    (survie individuelle procure par l'alimentation et le vtement, survie de l espce

    par

    la

    reproduction, dfense

    des biens

    et des personnes). Chez Aristote,

    cette

    exigence

    tait fonde

    sur

    une clbre dfinition

    de l'homme comme

    animal

    politique

    ou

    social.

    La condition d'tre anim (animal) impliquait

    les deux

    premires exigences,

    la

    diffrence

    spcifique politique induisait

    la

    troisime.

    Gilles

    de Rome

    ajoutait une quatrime

    exigence, celle du

    langage et

    de la

    communication, rattache elle

    aussi

    la

    diffrence spcifique

    du politique

    ou

    du social.

    Cet ajout

    fort

    intressant

    contenait,

    in

    nuce,

    de

    futures

    dclarations

    sur

    le

    droit

    de

    libre

    expression, mais il relevait bien de la description de ce sans quoi l'individu

    ne

    correspond

    plus

    ses

    donnes

    naturelles. Le

    processus dclaratif

    a port

    sur

    les modes de fonctionnement de ces traits factuels

    :

    il

    n'est

    ni achev, ni universel.

    Les

    dbats

    rcents

    sur la

    sant ou les retraites

    montrent

    que telle ou telle

    consquence

    du principe de

    survie individuelle

    peut tre assigne

    soit

    l'irrductible

    factualit humaine soit

    la

    construction ngociable

    de

    normes.

    La

    factualisation du

    droit par le recours

    la nature de

    l'homme ou

    celle

    des

    choses

    suppose

    qu une instance deliberative soit dfinie et reconnue. De faon

    traditionnelle, cette

    dfinition

    est assigne

    au jusnaturalisme

    classique dvelopp

    en

    Europe

    entre

    le

    XVIe

    sicle

    et

    la

    fin

    du

    XIXe

    sicle.

    Mais

    l'attrait

    de

    la

    solution

    naturaliste a souvent

    induit

    un

    largissement considrable de la

    priode

    de

    pertinence

    d'un droit naturel.

    De

    fait, le terme droit naturel (jus naturak) se trouve

    chez

    Cicron,

    qui,

    dans

    le De inventione, l oppose

    la

    coutume et au droit

    crit.

    Les Institutes de Justinien distinguaient droit naturel, droit civil et droit des gens,

    et, bien avant la redcouverte du droit

    romain, ces

    termes

    taient connus en

    Occident

    par l'intermdiaire

    d'Isidore

    de Seville ; s'y ajoutaient les commentaires divers

    des

    juristes

    de l'Empire

    : pour

    Ulpien,

    le

    droit

    naturel est

    ce qui

    est

    commun

    3-Voir

    Alain

    Boureau,

    Le

    prince mdival et

    la science

    politique, in R.

    Halvi

    (dir.),

    Le

    savoir du

    prince,

    du

    Moyen

    Age

    aux

    Lumires, Paris, Fayard,

    2002, pp.

    25-50.

    I

    ft

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    6/28

    ALAIN

    BOUREAU

    tous les tres anims, pour Gaus, ce sont les prceptes communs

    toutes

    les

    nations,

    et,

    selon Paul, le droit naturel

    se confond

    avec le

    juste

    et

    l quitable. Le

    christianisme,

    dans

    son universalisme proclam, aurait jou un rle

    dans cette

    lgitimation de la

    nature;

    dans l'Eptre aux Romains, saint Paul n'avait-il pas pos

    que

    les

    nations

    qui

    n'ont

    pas

    la loi

    font

    naturellement ce

    qui

    relve

    de

    la loi

    (Rom 2, 12)?

    La question

    de

    la superposition de l'enseignement vanglique

    et

    de

    l'affirmation

    d un

    droit

    naturel

    a

    suscit sur

    le

    droit

    naturel au

    Moyen ge

    un

    vif

    dbat

    qui a

    oppos

    le juriste

    Michel

    Villey au mdiviste Brian Tierney. Au terme d une

    longue

    srie d'articles

    importants,

    rassembls

    et

    synthtiss

    en

    19974,

    B.

    Tierney

    a

    affirm

    avec force

    que

    la

    dclaration de droits naturels subjectifs s'est effectue

    la fin du

    XIIe sicle

    chez

    les

    premiers

    glossateurs

    du

    Dcret de Gratien,

    notamment

    chez

    Rufin,

    vers

    1160, qui dfinit ainsi le droit

    naturel:

    Le droit naturel

    est une

    puissance

    (vis)

    loge

    par

    la

    nature

    en

    chaque

    crature humaine en vue

    de

    faire le bien et

    d'viter

    son contraire5.

    On

    peut opposer B.

    Tierney que

    ce type

    de

    dfinition,

    copi dans

    le De inventione de Cicron, dote l'individu

    de

    capacits

    morales individuelles et naturelles sans

    donner

    lieu

    la

    reconnaissance de droits

    actifs.

    Mais

    un article

    antrieur de

    B. Tierney6,

    rapidement

    rsum

    dans

    l'ouvrage

    de

    1997, offrait une parade,

    en

    analysant une question quodlibtique d'Henri de

    Gand

    portant,

    dans les annes

    1280,

    sur

    le droit

    qu avait

    un

    condamn

    mort

    de s chapper si la

    porte

    de sa

    prison

    se

    trouvait par

    mgarde

    ouverte.

    La

    rponse

    positive

    d Henri de

    Gand posait le

    principe

    d'un

    droit

    naturel individuel,

    subjectif

    et

    actif la

    survie,

    sans

    que le

    droit du juge

    condamner et le

    droit du bourreau

    excuter

    soient

    abolis

    ni

    suspendus. Cette

    occurrence

    importait

    grandement

    B. Tierney,

    car la question du condamn mort, casus extrme, a

    servi

    largement

    l'laboration

    du

    jusnaturalisme

    de l poque

    moderne, notamment

    chez Althusius,

    Grotius

    et Puffendorf. Par l'intermdiaire

    du thologien Jacques Almain qui,

    au

    dbut

    du

    XVIe

    sicle, avait utilis l'argumentation d'Henri

    de

    Gand,

    s'effaait la

    coupure de la Renaissance, chre la science politique qui fait natre

    le

    jusnaturalisme avec Althusius.

    Le cas du condamn permettait

    B.

    Tierney d'tablir l'historicit de la

    construction

    des

    droits naturels subjectifs

    sur

    plusieurs fronts : l 'encontre

    de

    la science politique,

    et notamment

    de Leo

    Strauss,

    il montrait

    que

    la question du

    droit

    la

    vie,

    implicite

    dans le

    Criton

    de

    Platon,

    recevait

    une

    argumentation

    explicite issue

    d une

    attention

    la

    personne lie une thologie chrtienne

    de la

    cration.

    B.

    Tierney

    pouvait donc

    insister sur

    le tournant

    du XIIe

    sicle, moment

    o l'glise,

    aprs la

    rforme

    grgorienne, se

    dotait d'un

    droit

    propre et tablissait

    4

    - Brian Tierney, The Idea

    of

    Natural Rights. Studies in Natural Rights, Natural Law and

    Church Law, 1150-1625, Atlanta,

    Scholars

    Press,

    1997.

    5

    -

    Heinrich

    Singer,

    Die

    Summa Decretorum

    des Magister

    Rufinus, Paderborn, F. Sch-

    ning,

    1902,

    p.

    6,

    cit

    par

    B.

    TlERNEY,

    The

    Idea

    of

    Natural

    Rights..., op.

    cit.,

    p.

    62.

    6

    - Brian Tierney,

    Natural Rights in the

    Thirteenth

    Century.

    A

    Quaestio

    of

    Henry

    of

    Ghent ,

    Speculum,

    67,

    1992,

    pp. 58-68.

  • 7/26/2019 A. Boureau - Droit naturel et abstraction judiciaire - Hypothses sur la nature du droit mdival (2002).pdf

    7/28

    UN

    POSITIVISME MDIVAL

    s

    l'autonomie suprieure des leons de l Evangile. Sur

    un

    deuxime front, il

    s opposait

    Michel

    Villey, en montrant que,

    quarante

    ans avant

    Ockham,

    le principe ou

    le

    langage des droits

    tait

    bien prsent dans la doctrine chrtienne. En

    effet,

    pour

    M. Villey7,

    Ockham, pris

    comme fondateur d'un dsastreux

    individualisme

    ngateur

    des valeurs

    sociales,

    aurait

    effectivement cr le

    langage

    des

    droits

    naturels

    subjectifs, en

    trahissant le jusnaturalisme

    de

    Thomas d'Aquin, attach la

    naturalit

    de la

    socit chrtienne. L'arrire-plan idologique

    de

    ce dbat apparat

    clairement: d'un ct, le catholique

    libral Tierney

    ritrait le message

    qu il

    avait

    dj dlivr dans

    ses grands livres

    sur

    le conciliarisme et

    sur l'infaillibilit

    pontificale8

    :

    l'enseignement de l vangile incite la libration de

    l'individu et

    les atours

    autoritaires

    de l glise ne furent

    que

    des

    elaborations pontificales

    circonstancielles

    ;

    de

    l'autre, le

    catholique traditionaliste

    Villey9

    affirmait

    que

    la

    modernit

    individualiste

    avait gar

    le

    sens de la communaut chrtienne.

    Naturaliser

    et

    moraliser

    le

    droit?

    La

    position

    de M.

    Villey,

    qui

    distinguait le

    droit (comme art du

    juste)

    de la

    loi,

    pouvait concorder avec une deuxime tendance naturaliser

    le droit

    mdival

    que

    l'on trouve chez des auteurs

    influents.

    Ainsi, Paolo Grossi, prestigieux juriste et

    historien au jus commune

    mdival,

    s'attaque-t-il la distinction du fait

    et

    du droit,

    en

    affirmant

    que l'ordre juridique

    du

    Moyen Age procde des choses mmes, de

    la

    nature

    des

    choses10 .

    En cela,

    il est

    l'hritier de l'institutionnalisme

    juridique

    de l cole d'Hauriou11, en France, ou de Santi Romano, en

    Italie.

    Pour

    Maurice

    Hauriou,

    ce

    sont

    les

    institutions

    qui

    engendrent

    les normes

    et

    non

    l'inverse.

    La

    sduction de ce

    modle

    d'autochtonie de

    la

    norme,

    largement

    fonde

    sur

    l imprcision de la

    notion d'institution, est

    fort ambivalente:

    d'un

    ct,

    elle sduit

    les

    historiens

    du

    social

    en

    soumettant

    la

    normativit

    la

    crativit

    collective, de

    l'autre,

    elle

    conduit

    facilement une ftichisation

    de la

    naturalit

    du

    sol ou

    du

    peuple,

    seuls

    et authentiques

    auteurs des

    rgles.

    C est cette

    pente que

    descendit Otto

    Brunner12 dans les annes 1930; sa volont d'enraciner

    la

    ralit des relations

    7 -Pour le

    dernier

    tat du jusnaturalisme chrtien de

    MICHEL Villey,

    voir Questions de

    saint Thomas

    sur

    le

    droit

    et

    la

    politique, Paris,

    PUF,

    1987.

    8

    - Pour saisir les enjeux

    contemporains de

    la recherche la fois rigoureuse et engage

    de B.

    Tierney,

    voir

    les rponses

    qu'il a

    donnes

    aux critiques ecclsiologiques qu'il

    reut,

    notamment

    au

    Vatican,

    dans le post-scriptum

    de

    la

    seconde dition de

    ses Origins

    of

    Papal

    Infallibility, 1150-1350, Leyde, Brill, [1972]

    1988,

    pp.

    299-327.

    9

    - Pour une valuation comprehensive

    de

    la position

    de

    M. Villey,

    voir

    Jean-Baptiste

    Donnier, Une pense

    du

    droit

    naturel

    en dialogue le P. Andr-Vincent

    et

    Michel

    Villey,

    Droits,

    30, 1999, pp. 127-138.

    10 -Paolo

    Grossi, L'ordine giuridico medievale, Bari, Laterza,

    1995.

    11

    - Maurice Hauriou,

    Aux

    sources du droit. Le pouvoir,

    ordre et la libert, Paris, Bloud

    et

    Gay,

    1933 (reproduit par le Centre

    de

    philosophie

    politique

    et

    juridique, Universit

    de

    Caen,

    1986).

    12

    - Otto

    Brunner,

    Land

    und

    Herrschaft. Grundfragen der territorialen

    Verfassungsgeschichte

    Siidostdeutsclands

    im Mittelalter, Briinn-Munich-Vienne, Rohrer, [1939]

    1943.

    I 46

    7

  • 7/26/2019 A. Boureau - Droit naturel et abstraction judiciaire - Hypothses sur la nature du droit mdival (2002).pdf

    8/28

    ALAIN

    BOUREAU

    seigneuriales dans une lgitimit vlkisch13, issue de la

    race et

    de la

    terre,

    le

    conduisit pourtant, en 1939, des

    analyses brillantes de la

    faide, ou

    rtorsion

    lgitime, vue comme forme d'action

    apparemment irrationnelle, gouverne par

    une

    logique

    implicite et

    collective14.

    Land

    und Herrschaft,

    sous

    ce

    point

    de vue,

    peut

    tre

    considr,

    malgr

    son

    arrire-plan politique15,

    comme

    un

    des

    premiers

    ouvrages

    d'anthropologie juridique.

    Plus

    rcemment,

    du ct de

    l'histoire

    sociale des pratiques juridiques,

    Simona

    Cerutti montre,

    partir

    des archives du tribunal de commerce Turin au

    dbut du XVIIIe sicle, que, durant une

    courte priode,

    la

    justice

    consulaire s'inspira

    de la

    procdure sommaire

    du

    droit canonique mdival

    en

    se rfrant un principe

    d quit

    et en

    privilgiant la nature des

    choses et

    la ralit des actions plus

    que

    la

    qualit des personnes16. En ce

    sens,

    l'historienne

    va

    plus loin que Michael

    Sonenscher17

    qui avait

    analys le rle jou dans

    les

    confrontations

    sociales

    par

    des

    revendications

    faites

    au

    nom

    du

    droit

    naturel,

    selon

    un recours

    rapport

    la

    diffusion capillaire d'un jusnaturalisme clairement dfini depuis le

    XVIIe sicle

    et

    revendiqu

    par

    les artisans

    anglais

    du XVIIIe sicle. La

    mise

    en place

    institutionnelle

    du

    droit

    naturel tient

    alors

    deux gnalogies distinctes

    :

    celle d'une

    juridiction simplifie, soucieuse d quit et d vidence, reviendrait au droit canonique

    mdival, et

    celle d une

    exaltation

    de la singularit profonde des faits, affirme

    l'encontre des

    rgularits

    catgorielles

    du

    droit savant, driverait de

    la

    science

    empirique de l ge

    moderne.

    La dignit du fait

    et

    celle des personnes se

    conjugueraient

    dans

    l usage de

    la

    procdure

    sommaire.

    l'encontre

    de

    ces diverses

    naturalisations du droit

    mdival, nous

    allons

    donc

    tenter

    de

    montrer

    que

    la

    nouveaut

    de

    la

    construction

    de

    cette

    discipline

    tient au contraire son travail d'artifice.

    En

    dcrochant le

    droit

    positif mdival

    de ces investissements plus tardifs, qui relvent de la longue dure, de la certitude

    religieuse ou

    de la nostalgie,

    nous n'entendons

    pas

    refermer

    la spcificit

    mdivale. Bien

    au contraire,

    il

    nous

    parat

    que

    les processus de longue

    dure

    qui

    s'ouvrent

    alors

    conduisent

    un trait essentiel

    de la

    modernit,

    la

    sparation

    de l thique

    et

    du droit.

    Il

    s'agira ici d'tablir quatre

    points:

    1) la notion de droit positif, en

    13

    -

    Gadi Algazi,

    dans

    Herrengewalt

    und

    Gewalt

    der

    Herren

    im

    spten

    Mittelalter:

    Herrschaft,

    Gegensetigkeit und Sprachgebrauch, Francfort-New York, Campus Verlag, 1996, a prsent

    une critique

    fort aigu

    des

    analyses et

    des

    biais

    idologiques de

    O. Brunner.

    14

    -

    Cette logique collective,

    strictement

    locale,

    ne

    saurait

    se

    confondre avec une

    occurrence du

    droit naturel,

    notion vivement condamne par O.

    Brunner, selon

    des arguments

    fort

    proches

    de ceux de Cari Schmitt (voir note ci-dessous).

    15

    - L'adhsion

    de

    O. Brunner au nazisme est claire, et son institutionnalisme

    vlkisch

    est proche

    de

    celui

    de

    C. Schmitt. Voir Carl

    Schmitt, Les

    trois

    types

    de

    pense

    juridique

    (trad, et prsentation par

    Dominique Sglard),

    Paris, PUF, [1934] 1995.

    16- Voir l'article

    de

    Simona Cerutti dans le prsent

    numro,

    ainsi

    que Fatti et

    fatti

    giudiziari. Il Consolato di commercio di Torinonel Settecento ,

    Quaderni

    Storici, 100-2,

    1999, pp.

    413-445.

    17

    -Michael Sonenscher, Work and

    Wages. Natural

    Law,

    Politics

    and the Eighteenth-

    Century French

    Trades,

    Cambridge,

    Cambridge University Press, 1989.

  • 7/26/2019 A. Boureau - Droit naturel et abstraction judiciaire - Hypothses sur la nature du droit mdival (2002).pdf

    9/28

    UN

    POSITIVISME MDIVAL

    opposition avec l'thique, procde d une vritable laboration

    ; 2)

    c'est dans le

    droit

    positif

    qu est accentue l'attention

    au

    fait

    singulier,

    irrductible, mais

    ncessaire au

    jugement;

    3) cette singularit

    du fait

    ncessite

    la

    mise en place

    d une

    procdure d enqute contradictoire ; 4)

    l ensemble

    de ce processus d'abstraction

    judiciaire

    fait

    l'objet

    d'un

    large accord

    dans les

    socits mdivales.

    Gnalogie

    du

    couple droit naturel/droit positif

    Un moment

    capital, dans

    l'histoire

    du droit,

    est

    celui de l'invention du couple droit

    naturel/droit

    positif, qu il

    faut analyser en

    utilisant et

    compltant les travaux rcents

    de

    John Marenbon18

    et

    d'Irne

    Rosier-Catach19,

    qui

    en ont

    trac

    l'histoire lexicale

    et conceptuelle,

    la

    suite

    d une

    note ancienne et pionnire

    du

    grand canoniste

    Stefan Kuttner20.

    Dans

    les

    annes

    1120 1130

    (c'est--dire

    peu

    avant

    la

    rdaction

    du

    Dcret

    de Gratien), trois auteurs

    importants,

    non juristes,

    Pierre

    Ablard, Hugues de

    Saint-

    Victor

    et Thierry de

    Chartres,

    noncent

    cette

    opposition, sans

    qu il

    soit possible

    de

    reprer

    une chronologie relative plus

    fine.

    Ensuite, partir des annes 1160, le

    couple notionnel passe dans l'univers des

    juristes, par l'intermdiaire

    des

    commentateurs du Dcret. Paralllement, et une

    date

    voisine,

    le

    mot

    positif redouble

    le mot donn pour distinguer les

    signes

    naturels des

    signes

    institus.

    L adjectif

    positivus

    n'existe

    pas

    en

    latin

    classique. Son premier emploi

    connu

    se trouve dj

    en

    opposition avec naturalis

    chez Aulu-Gelle,

    grammairien

    du

    IIe

    sicle, ou

    du moins dans

    le

    lemme qui rsume

    le

    chapitre

    IV

    du

    dixime livre

    des

    Nuits attiques : Comment

    Publius

    Nigidius a montr avec grande subtilit que

    les mots ne sont pas positifs (positiva), mais naturels 21. Certes, ce lemme peut

    tre tardif, mais

    le

    chapitre

    lui-mme

    oppose

    une

    production des noms

    par

    nature

    et par

    arrangement fortuit

    (positu

    fortuite) ; cette question renvoie bien sr

    au

    problme

    classique de l'origine

    conventionnelle

    du langage, explicite depuis

    le

    Thtte

    de Platon. Aulu-Gelle

    cite,

    en grec,

    l'opposition phusis /thesis.

    En

    ce

    cas,

    le

    positus

    est

    la traduction

    littrale

    de thesis. Plus

    loin,

    Aulu-Gelle oppose naturalia

    arbitraria.

    Au

    dbut

    du IVe

    sicle, un second emploi

    du couple lexical,

    sans aucun

    rapport avec le prcdent, se trouve dans le prologue

    du

    commentaire rdig

    par

    18

    -John Marenbon,

    Abelard's

    Concept

    of

    Law,

    in

    A. Zimmermann

    et

    A.

    Speer

    (ds),

    Mensch

    und

    Natur im Mittelalter, Berlin-New York, De Gruyter,

    Miscellanea

    Medievalia,

    1992,

    t.

    2,

    pp. 609-621, puis The

    Philosophy of

    Peter

    Abelard, Cambridge,

    Cambridge University Press, 1997, p. 327. Et, dernirement, son introduction l'dition

    des Collationes,

    Oxford, Clarendon Press, 2001, pp.

    lxxvi-lxxix.

    19

    -Je remercie vivement Irne Rosier-Catach de

    m'avoir

    communiqu les chapitres

    de son grand

    livre

    sur

    les

    sacrements

    et les signes, paratre en

    2003.

    20 - Stefan

    Kuttner,

    Sur

    les

    origines du terme droit positif,

    Revue

    historique franaise

    du

    droit

    franais

    et

    tranger,

    4e

    srie,

    XV,

    1936, pp.

    728-740.

    21

    -John C. Rolfe (d.), Noctes

    atticae,

    Londres-Cambridge,

    The

    Loeb Classical Library,

    1927, 1. 1, pp. 228-229.

  • 7/26/2019 A. Boureau - Droit naturel et abstraction judiciaire - Hypothses sur la nature du droit mdival (2002).pdf

    10/28

    ALAIN BOUREAU

    le chrtien Calcidius sur le Time de Platon, qui met

    en

    regard la justice

    naturelle , voue aux

    lois de l'univers,

    objet

    du

    Time,

    la justice

    positive , traitant

    des affaires humaines, objet de La Rpublique22,

    attribue

    Socrate. Le

    mot

    justice a

    un

    sens fort

    large et

    semble dsigner

    un

    principe d'harmonie

    ou

    d'quilibre.

    Si

    la

    justice

    positive

    est

    celle

    dont

    usent

    les

    hommes

    ,

    la

    justice

    naturelle se

    prsente

    comme celle

    dont

    use

    le

    genre

    divin

    envers

    lui-mme

    dans ce qui

    ressemble

    une ville

    commune

    et une

    rpublique de ce monde

    sensible.

    De

    mme que les dix livres

    de

    La Rpublique ne traitent que

    peu de la

    justice au sens

    troit,

    mais

    bien

    de la constitution gnrale de la

    cit humaine,

    de mme le Tinte

    offre

    l'image d une

    organisation d ensemble

    de

    l'univers. Le

    sens

    quelque

    peu

    erratique

    de l'opposition

    naturel/positif

    se serait

    donc

    perdu

    parmi

    les

    inventions

    lexicales sans lendemain si le XIIe sicle ne s'tait passionnment attach

    Calcidius, seul traducteur

    et

    commentateur

    connu

    de Platon.

    I. Rosier-Catach a

    dcouvert l'occurrence

    suivante chez Boce (dbut du

    VIe

    sicle),

    du

    plus haut

    intrt

    car,

    dans

    son

    commentaire

    au

    Pri

    Hermeneias

    d'Aris-

    tote, Boce

    associe

    l'opposition

    ntura

    /positio dans le domaine du langage,

    o

    il

    distingue,

    la suite d'Aristote, les expressions vocales (voces) qui

    signifient

    naturellement ou

    par

    nature (naturaliter, ntura) de celles qui

    signifient

    par position

    (secundum positionem, positione) ou plaisir (adplacitum),

    et

    dans

    le

    domaine des

    normes

    ; en effet,

    si l'on parle du juste

    et

    du bon, comme quand

    on

    parle du droit

    de la

    cit

    ou de

    l'injustice

    de la cit, les

    passions

    sont en effet

    diffrentes [chez

    les

    uns

    et les autres] puisque le droit de

    la

    cit

    (jus civile) et le

    bon

    de

    la

    cit

    se

    dfinissent

    par institution

    (positione), non par nature23 . Cette comparaison

    entre

    l'institution des signes

    et

    celle

    des

    lois

    peut sans

    doute

    s expliquer

    par la

    familiarit

    que le gendre de

    Cassiodore, fonctionnaire romain

    des rois ostrogoths, pouvait

    avoir

    avec la construction

    de lois neuves

    partir des vestiges du droit romain24.

    Il

    est

    remarquable

    qu aucun

    de

    ces emplois ne

    passe dans

    le Corpus

    Juris

    Civilis

    de

    Justinien, au milieu

    du VIe

    sicle25.

    Un

    autre

    emploi,

    prosodique

    et

    phonologique, se

    trouve

    chez

    le moine

    carolingien

    Loup de Ferrires. Dans

    une

    lettre

    Eginhard,

    date de

    836,

    il pose

    son

    illustre correspondant diverses questions

    sur des

    sujets difficiles.

    L une de

    ces

    questions

    porte

    sur la prononciation,

    longue ou courte,

    de

    certaines

    voyelles latines.

    22 -

    Calcidius, Timaeus

    a Cakidio translatus commentarioque instructus (d.

    par

    Jan

    Hendrik Waszink), Londres-Leyde, E. J. Brill, Plato

    Latinus-V ,

    1962, p. 59, 1. 19-20.

    23

    -

    BoCE, Commentarii in

    librum Aristotelis

    Pri Ermeneias

    (d.

    par

    Karl

    Meiser),

    Pars

    posterior,

    Leipzig,

    1880, pp. 41-42 Et si

    de iusto

    ac bono ita loquitur, ut

    de

    eo

    quod

    ciuile ius aut

    ciuilis

    iniuria dicitur, recte non

    eaedem

    sunt

    passiones animae

    quo-

    niam ciuile

    ius

    et ciuile bonum

    positione est, non

    ntura. Naturale uero bonum atque

    iustum apud

    omnes gentes idem est.

    24 -Voir la lettre de

    Cassiodore,

    Variae, IX,

    18, 19,

    o

    il compare un

    dit

    d'Atalaric

    la loi des Douze tables.

    25

    -

    Sur

    la faon dont le droit romain

    intgre

    le droit naturel l'intrieur

    de

    l'artifcialit

    juridique,

    voir

    Yan

    Thomas,

    Imago

    naturae.

    Note

    sur

    l'institutionnalit

    de

    la

    nature

    Rome

    ,

    dans

    Thologie et droit

    dans

    la

    science politique

    de

    Etat moderne,

    Rome,

    cole

    franaise de Rome,

    1991,

    pp.

    201-227.

  • 7/26/2019 A. Boureau - Droit naturel et abstraction judiciaire - Hypothses sur la nature du droit mdival (2002).pdf

    11/28

    UN

    POSITIVISME MDIVAL

    En ce

    monde

    qui a perdu la phonologie

    latine, Loup

    doit se raccrocher

    l'crit et

    notamment aux rgles

    de

    prosodie,

    mais

    en confondant

    la question de la

    place

    de

    l'accent dans

    un

    vers,

    dtermine

    par

    une position

    de la

    syllabe

    dans

    le vers et

    celle de

    la

    quantit relle des voyelles

    :

    Dans

    la

    prononciation des mots comme

    aratrum,

    salubris

    et

    autres

    semblables, qui semblent

    avoir

    la

    pnultime

    accentue

    non

    seulement

    par

    position

    (positione),

    mais aussi par

    nature

    (ntura),

    il

    y a une

    grande incertitude, sur laquelle

    je

    peine encore, je l avoue doit-on s'en tenir la

    nature

    ?26 Comme

    chez Boce,

    c'est le contact perdu avec l'origine

    qui

    induit,

    au-del des techniques prosodiques, cette

    interrogation

    sur la nature

    et

    la

    convention. Le sens

    prosodique

    de position (place dans une suite) se trouvait dans des

    chapitres prosodiques de Quintilien ou de

    Donat,

    mais le

    court-circuit culturel,

    qui

    met en rapport

    la

    pure formalit combinatoire de

    la

    prosodie avec

    la

    nature

    de

    la

    langue,

    tient la situation historique. La lettre de

    Loup

    a

    un

    autre

    intrt

    la

    page

    suivante,

    il

    prsente

    Eginhard

    ses

    excuses

    pour

    n'avoir pas

    renvoy

    un

    manuscrit d Aulu-Gelle,

    conserv

    par

    son propre abb, le grand savant Hrabn

    Maur.

    Or, on

    vu, la premire invention

    du

    couple se trouvait

    chez

    Aulu-Gelle.

    Droit naturel et droit positif au

    xne sicle

    La srie disparate

    des

    emplois du couple positif/naturel

    subit une

    cristallisation

    intense dans les annes

    1130,

    pour des raisons complexes

    que l'on va

    tenter

    d'explorer. Le caractre problmatique de

    la

    notion de nature au XIIe sicle joue

    un rle

    essentiel,

    comme

    l a

    montr

    un

    article

    clbre

    du

    pre

    Chenu27.

    Devant

    une large

    homonymie lexicale

    et conceptuelle,

    on

    peut distinguer

    trois sens

    principaux du

    mot :

    La Nature, selon une

    interprtation

    no-platonicienne transmise

    par

    Calci-

    dius,

    est

    divine

    et

    perptuelle. C est probablement la lecture

    de

    ce

    dernier

    qui a

    induit la premire construction du couple positif/naturel

    au

    XIIe sicle, dans la

    Theologta christiana de Pierre Ablard,

    vers

    1 130-1

    13828:

    Quand

    les philosophes

    nous exhortent nous soucier

    du

    bien commun

    dans

    une cit,

    ils font juste usage

    de la

    justice

    naturelle

    pour

    instituer la

    justice positive, c'est--dire

    celle qu ils

    instituent

    en

    l'imposant

    et en

    l'tablissant pour des groupes de citoyens. En

    un

    second

    sens,

    plus

    augustinien29,

    la

    nature

    cre

    se

    soumet

    la

    grce

    infuse.

    La loi

    divine

    ne

    saurait

    donc

    tre

    limite un droit naturel, sans

    cesse

    modifi

    par l'intervention

    gracieuse

    de

    Dieu.

    Le droit

    naturel n'est

    plus qu un vestige,

    26 - Loup de

    Ferrires,

    Correspondance (d. et trad, par Lon Levillain), Paris,

    Les

    Belles Lettres,

    1.

    1, 1964, p. 48.

    27 -Pre Marie-Dominique Chenu, La

    nature

    et l'homme.

    La

    Renaissance du

    XIIe sicle ,

    reproduit

    dans Id., La thologie

    au

    XIIe sicle, Paris, Vrin,

    1976,

    pp. 19-51.

    28

    -

    Theologia christiana,

    II,

    52, publie dans loi

    Marie

    Buytaert (d.), Ptri Abaelardi

    opera

    theologica,

    II,

    Turnhout,

    Brepols, 1969,

    p.

    753.

    29 -Voir

    Klaus

    Demmer, lus caritatis, Rome, Libreria

    ditrice

    dell'Universit grego-

    1 L

    7

    1iana, Analecta Gregoriana-118 , 1961.

    1

    / i

  • 7/26/2019 A. Boureau - Droit naturel et abstraction judiciaire - Hypothses sur la nature du droit mdival (2002).pdf

    12/28

    ALAIN

    BOUREAU

    constamment

    recouvert

    par un droit divin

    positif,

    c'est--dire par les ajouts et

    transformations

    dvelopps

    dans l'histoire (ex

    tempore). En

    outre,

    la

    nature

    humaine,

    qui

    pourrait fonder le droit naturel, est devenue inaccessible, puisqu'il

    s'agit

    d une nature dchue, efface par

    le

    pch d Adam qui

    a

    affect l ensemble

    du genre

    humain.

    La

    nature

    humaine,

    telle

    qu elle

    se manifeste

    dans le

    temps

    prsent, a

    subi la

    variation

    de

    l'histoire.

    En troisime lieu, la

    nature

    est

    celle

    de chaque

    substance cre, livre par le

    fait mme de sa

    production en ce monde.

    C est

    selon

    cette signification qu il faut comprendre la dfinition de Rufin donne

    plus

    haut,

    qui

    tablit

    en toute

    crature humaine

    la prsence

    ncessaire

    de la

    capacit de

    juger et

    de

    distinguer le bien

    du

    mal,

    dont elle

    est

    dote par

    naissance et

    par infusion

    de

    l me rationnelle. Le droit naturel dsigne

    alors

    une pure capacit

    thique ou

    thico-religieuse. Cette

    interprtation

    peut

    d'ailleurs

    neutraliser

    le

    sens

    juridique de l'opposition

    naturel/positif;

    ainsi, dans le Didascalicon d Hugues

    de Saint-

    Victor,

    ce

    sont

    deux

    occurrences de

    la

    justice ,

    prise

    au

    sens

    de

    vertu

    et

    non d'institution, qui

    portent

    cette opposition. Dans son

    tableau

    des arts, Hugues

    combine les

    mots

    de Calcidius sur les deux

    justices

    avec une remarque de saint

    Augustin30

    sur

    le tournant

    moral donn par

    Socrate

    la philosophie

    :

    L'inventeur

    de l thique fut Socrate qui lui consacra vingt-quatre livres

    inspirs par

    la

    justice

    positive. Puis son disciple, Platon, rdigea les nombreux livres de

    la

    Rpublique,

    suivant les deux

    justices, c'est--dire

    la naturelle

    et

    la

    positive31.

    Plus loin, en

    examinant les divers sens de l'Ecriture, il note qu en

    la

    tropologie (le sens moral

    de

    l'criture),

    se trouve la

    justice naturelle, origine

    de la

    discipline

    de

    nos murs,

    c'est--dire

    de la

    justice positive32

    .

    Ces

    deux

    dernires

    interprtations du mot

    nature

    et,

    donc, du

    couple

    droit naturel/droit positif

    apparaissent

    clairement dans les Collationes

    (ouvrage

    plus

    connu sous le

    titre de

    Dialogue

    entre

    un philosophe, un

    juif

    et un

    chrtien), rdig par

    Pierre Ablard vers 1130.

    L'auteur, dans

    ce

    trait, imagine

    une situation o trois

    personnages, reprsentant la sagesse

    paenne, le

    judasme

    et le christianisme,

    prennent

    le

    narrateur comme juge (judex) de

    leur

    dbat, qui

    porte

    sur la ncessit

    ou

    l'inutilit de la loi

    telle

    qu elle

    a

    t dicte dans les deux Testaments. Comme

    dans le Sic et non d

    Ablard,

    la

    parole est

    laisse aux

    opinions

    contradictoires le

    juge-narrateur se

    contente

    de la

    distribuer.

    Le philosophe, qui s appuie

    uniquement sur la loi

    naturelle

    ,

    soutient

    que

    l'adjonction

    d une loi

    crite

    construit

    un

    fardeau

    sans

    ncessit.

    La

    loi

    naturelle

    se rduit

    aux prceptes

    de

    l thique

    et

    les

    lois de

    l'criture

    n'y ajoutent

    que

    des signes inutiles33. Plus avant dans la

    discussion, le

    philosophe

    aborde

    la

    question

    des

    vertus fondamentales qui

    construisent

    la vie morale, dont la premire

    est

    celle de

    justice.

    C est l qu il labore la

    notion

    de justice positive :

    - Cit de Dieu,

    VIII, 3.

    31 -Hugues de Saint- Victor, L'art de lire. Didascalicon, III,

    2

    (trad, par Michel

    Lemoine),

    Paris, Le Cerf, 1991, p.

    129.

    32-Iid.,W,

    5,

    p.

    221.

    33 -

    Lex vero naturalis in scientia morum, quam

    ethicam

    dicimus, in solis consistit

    1 A 7

    ?

    '

    L documentis

    moralibus.

  • 7/26/2019 A. Boureau - Droit naturel et abstraction judiciaire - Hypothses sur la nature du droit mdival (2002).pdf

    13/28

    UN POSITIVISME MDIVAL

    Le droit naturel, c'est ce que la raison qui rside naturellement en tous persuade

    d accomplir en

    acte

    et qui demeure en tous : honorer

    Dieu,

    aimer ses parents,

    punir

    les mauvais.

    Le respect

    de

    ces

    principes

    est ncessaire tous, en sorte qu aucun mrite ne suffit en

    l'absence de

    ces principes.

    L'objet de la

    justice positive, institue par les hommes

    afin de

    protger

    plus

    srement

    et

    de

    dvelopper

    ce

    qui

    est

    utile

    et

    convenable, repose

    sur

    la

    seule

    coutume ou sur l'autorit

    de

    l'crit:

    il s'agit, par

    exemple, des peines de rtorsion ou des

    dcisions des

    juges

    quant

    l'examen

    des accusations : ainsi, chez certains, existe la

    procdure des

    combats judiciaires

    ou des

    fers

    rougis

    au

    feu

    ; chez

    d'autres, la

    fin

    de

    tout

    litige

    est le serment et tout le

    dbat

    est

    entour de

    tmoignages34

    Pour le philosophe

    d'Ablard,

    le droit

    naturel est

    form de principes moraux qui

    doivent, dans

    la

    pratique sociale, recevoir une application concrte, une procdure

    (l exemple le

    plus

    dvelopp

    tant

    celui

    des

    modes

    de

    preuve).

    Ce qu il

    nomme

    droit

    naturel

    relve

    de

    l'individu

    et

    la

    justice

    positive

    de

    la

    collectivit:

    C est

    pourquoi

    il se produit que

    nous devons observer, aussi bien

    les

    droits

    naturels

    (jura

    naturalia) que les

    institutions

    de

    ceux

    avec

    qui

    nous devons vivre et

    dont nous venons

    de

    parler35.

    Le

    droit

    naturel, converti en prceptes (les jura),

    relve de

    la

    morale individuelle,

    la justice

    positive, de

    la

    pratique

    juridique.

    Autrement

    dit, c'est

    bien la distinction

    entre

    la morale

    et le

    droit qui

    commence

    s'effectuer en

    ce dbut

    du

    XIIe sicle.

    Au

    XIIIe sicle,

    la distinction

    s'largit au

    politique,

    et Albert le

    Grand, commentant la Politique d'Aristote, distinguait trois

    domaines, dont le

    dernier

    regroupait le

    droit et

    la science du

    gouvernement

    Aris-

    tote

    nous a

    livr trois sciences sur les

    conduites humaines :

    la

    science

    morale, la

    science

    conomique

    et

    la

    science

    politique, c'est--dire

    celle qui

    institue

    la loi

    (politicam

    vel

    legis

    positivam)36

    .

    Certes, il

    est difficile

    d'assigner Ablard la porte complte des propos du

    philosophe, qui

    n'est

    qu une des

    parties

    dans ce

    dbat o le

    juge se tait.

    Nanmoins, il faut souligner la cohrence de l'analyse du

    philosophe

    avec certains points

    essentiels de

    la doctrine

    d'Ablard.

    Son

    fameux opuscule connu sous le nom

    Ethique (ou de

    Connais-toi

    toi-mme) tablissait, sur un autre front,

    l'autonomie

    relative de

    l thique

    en montrant

    que la

    faute ne se

    confond

    pas ncessairement

    34

    -

    Naturale quidem jus est quod opere complendum esse ipsa quae omnibus naturali-

    ter

    inest

    ratio,

    persuadet,

    et

    idcirco

    apud omnes

    permanet,

    ut

    Deum

    colre,

    parentes

    amare, perversos

    punire,

    et quorumcunque observantia omnibus est necessaria, ut nulla

    unquam

    sine illis

    merita sufficiant. Positivae autem

    justitiae illud

    est,

    quod

    ab

    hominibus

    institutm, ad utilitatem scilicet vel

    honestatem

    tutius muniendam vel amplificandam,

    aut sola

    consuetudine

    aut

    scripti

    nititur

    auctoritate, utpote poenae vindictarum vel in

    examinandis accusationibus sententiae judiciorum, cum apud

    alios

    ritus

    sit duellorum

    vel

    igniti

    ferri ;

    apud alios

    autem omnis

    controversiae finis

    sit juratum, et

    testibus

    omnis

    discussio circumferatur

    (Collationes,

    texte d. et trad, par

    John

    Marenbon et Giovanni

    Orlandi, Oxford, Clarendon Press, 2001, pp. 144-146).

    35

    - Ibid. : Unde fit ut

    cum quibuscunque

    vivendum est

    nobis eorum

    quoque

    instituta,

    quae

    diximus,

    sicut et naturalia jura

    teneamus.

    36

    -

    Albert

    Magni Super

    Ethica.

    Commentum

    et

    quaestiones,

    dans

    Albert

    Magni

    Opera

    Omnia,

    t. XIV, Pars I-III, d. par Wilhelm

    Kubel,

    Munster, Aschendorff, 1968, 1972 et 1987;

    Super Ethica,

    2b.

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    14/28

    ALAIN BOUREAU

    avec

    le

    pch. Plus

    gnralement,

    la validit du droit naturel, comme

    lieu

    d'une

    thique oriente vers une bonne justice positive

    reposait sur des certitudes

    largement partages au XIIe sicle. La position de

    Thomas

    d'Aquin, en dpit

    d'une

    souplesse qui

    a

    permis

    une infinit d'interprtations, n'tait gure diffrente : pour

    lui,

    le

    droit

    naturel est rapport

    au

    juste

    ,

    antrieur

    aux

    lois

    humaines37.

    .

    justifia

    /ega/is, forme applique de

    la

    vertu

    aristotlicienne de justice, suffisait assurer le

    bon

    fonctionnement de la

    justice

    particulire,

    justice

    positive, dont les excs

    ou

    les insuffisances pouvaient tre modres

    par

    la

    vertu

    d quit ou epikeia.

    Au

    moment

    mme o Ablard rdigeait ses

    Collationes,

    Thierry de

    Chartres,

    dans ses

    commentaires

    sur

    le De

    inventione de Cicron

    et

    sur la Rhtorique Herren-

    nius, donnait une dfinition plus

    prcise

    du droit

    positif.

    La rhtorique

    latine,

    comme le

    montrent

    les travaux en cours de Charles de Miramon, a

    constitu

    un

    des

    lieux essentiels

    de

    formulation

    du droit,

    et notamment

    du droit canonique.

    Ds

    le

    XIe

    sicle,

    bien

    loin

    de

    Bologne,

    Laon,

    les

    commentaires

    de

    Manegold,

    d Anselme de

    Laon et

    de Guillaume de Champeaux38,

    le matre

    de

    Pierre

    Ablard,

    tirrent

    des

    considrations de Cicron sur l loquence judiciaire les premiers

    lments

    de rflexion

    juridique

    avant mme que

    le Corpus

    de

    Justinien soit rellement

    connu. Thierry

    de

    Chartres,

    une gnration aprs Guillaume de Champeaux, avait

    une connaissance

    certaine du droit

    romain.

    sa

    mort,

    il lgua

    Notre-Dame de

    Chartres un Corpus complet de droit

    {Institutions,

    Novelles et

    Digeste^),

    possession

    encore

    rare

    et bien tonnante

    chez

    un non-juriste.

    Dans son commentaire de la

    Rhtorique

    Herennius, Thierry introduit une

    distinction nette

    entre

    le droit naturel et le droit

    positif:

    Parfois

    cette

    constitution

    [de

    l'utile

    et

    de

    l'honnte] procde

    de

    la

    nature

    et

    on

    parle de

    loi

    naturelle, ou

    de

    droit

    naturel, ou

    de

    justice

    naturelle. Et les

    parties

    en sont la

    religion,

    la pit, la

    grce, la vengeance, l'obissance, la vrit, car c'est

    naturellement

    que nous

    voulons exercer ces vertus40. Cette

    liste

    des

    vertus naturelles constitutives de

    la

    vertu

    37 - La bibliographie sur le sujet est immense et contradictoire. Une des

    positions les

    plus rigoureuses est celle

    de

    Jean-Franois Courtine, Nature

    et

    empire de

    la

    loi. tudes

    suarziennes,

    Paris,

    Vrin/ditions

    de

    l'EHESS, 1999, pp.

    118-126.

    Chez Thomas, le juste

    est envisag ex ntura

    rei, c'est--dire

    en rapport prcis avec un cas prcis.

    Serait-ce

    l'origine du mythe d'un droit

    naturel man

    de la

    nature

    des choses

    (ex

    ntura rerum)

    chez Paolo

    Grossi

    ?

    En

    ce

    cas,

    l'erreur d'interprtation

    serait

    importante.

    38

    - Voir Michael Dickey, Some

    Commentaries

    on

    the De inventione

    and

    Ad Herrenium

    of

    the 11th and early 12th Centuries,

    Medieval

    and Renaissance Studies,

    6,

    1968, pp. 1-

    41, et

    Karin

    Margareta Fredborg, The Commentaries

    on

    Cicero's

    De inventione

    and Rhetorica

    ad

    Herrenium

    by

    William

    of

    Champeaux , Cahiers de l'Institut du Moyen ge

    grec

    et

    latin, 17, 1976, pp. 1-39.

    39

    -

    Texte publi

    dans le Cartulaire

    de Notre-Dame de

    Chartres

    (d. par Edouard de

    Lpinois

    et

    Lucien

    Martet),

    Chartres,

    Socit archologique

    d'Eure-et-Loir,

    1865, 3, 206,

    cit par

    Karin Margareta Fredborg dans

    l'introduction

    de son

    dition

    de

    Thierry

    de Chartres,

    The Latin Rhetorical Commentaries,

    Toronto,

    The Medieval Pontifical Institute, 1988, p. 4.

    40

    -Thierry

    de

    Chartres, The

    Latin...,

    op. cit.,

    pp.

    275-276: Quandoque

    vero

    fit

    illa

    constitutio a

    ntura,

    et

    dicitur

    lex

    naturalis vel

    ius naturale

    vel iustitia.

    Et

    habet

    partes:

    religionem, pietatem, gratiam, vindicationem, observantiam, veritatem, quia naturaliter

    J_* volumus

    ista

    exercere.

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    15/28

    UN POSITIVISME

    MDIVAL

    englobante de

    justice

    provient directement du

    De

    inventione de Cicron (2,

    22,

    66).

    Par

    opposition, cette

    constitution

    procde

    aussi

    de l'institution

    des hommes et

    on parle de droit positif

    ou

    de loi

    positive.

    On parle de

    droit positif tantt pour le

    droit des

    gens, tantt pour le

    droit

    civil. Le

    droit des

    gens est le droit

    commun

    toutes

    les

    nations,

    comme

    le

    droit

    des

    guerres,

    le

    droit

    d'affranchissement,

    de

    vente, d'achat. Le droit civil est le droit d une

    seule

    cit, comme le droit des

    Athniens,

    etc.41. Ensuite, Thierry

    divise le

    droit civil

    en

    droit crit

    ou

    droit lgal

    (jus

    lgale)

    et en coutume ou droit coutumier (jus consuetudinarium), driv

    soit

    de

    l'anciennet soit de l'usage. Ce droit coutumier se

    divise son tour

    en chose

    juge (judicatum) ou prcdent, en principe de rtorsion (par), nomm droit

    du

    talion

    (jus talionis), et

    en

    pacte. Le pacte

    permet de

    relier

    la

    coutume au

    droit

    civil, selon une

    volution

    des

    murs

    des

    nations

    : en

    effet,

    chez les

    sauvages

    (rustici),

    le pacte

    l'emporte sur la loi.

    Un

    pacte,

    quand il

    est constitu

    par le peuple,

    devient

    un

    plbiscite

    ;

    quand

    il

    l'est

    par

    le

    snat,

    il

    s'agit d'un

    dcret

    et,

    sous

    l'autorit

    des

    juges, il se

    transforme en

    loi.

    Ce

    passage semble

    simplement redistribuer les sources de droits voques

    par

    la

    tradition rhtorique romaine42, en subsumant

    les

    sources externes sous le

    droit coutumier, puis en rassemblant les

    droits

    coutumier et civil sous l'tiquette

    nouvelle de droit

    positif.

    Pourtant, les

    effets

    de cette

    classification

    sont

    importants :

    des

    sources considres comme voisines

    du

    droit naturel ou de

    l quit

    passent

    dans

    le

    droit positif;

    ainsi le par,

    nomm

    aussi,

    chez les

    rhteurs latins,

    source

    ex

    bono et aequo (drive du

    bon et

    du juste, non loin de Yepikeia d'Aristote),

    perd

    son

    caractre d quit morale

    pour tre

    rduit

    la loi du

    talion.

    Le

    pacte

    devint

    une

    propdeutique

    historique

    la loi.

    Autrement

    dit,

    il

    se

    pourrait

    que

    le texte de

    Thierry participe de

    cette attaque

    gnrale

    contre

    la

    coutume que l'on

    voit

    l'uvre dans la rflexion canonique

    et

    pastorale

    avant

    mme les clbres pages

    d'ouverture du Dcret de

    Gratien43. Par

    ailleurs, dans la Rhtorique

    Herennius,

    Thierry

    pouvait trouver

    que

    l quit tait la source d'un droit nouveau (jus novum).

    Or,

    prcisment,

    la constitution du

    droit canonique se

    plaa

    sous cet tendard.

    L'invention du droit

    positif

    aurait

    donc

    voir

    avec

    l'autonomie

    nouvelle du droit

    canonique,

    avant Gratien.

    Enfin, il faut noter que Thierry de Chartres qui,

    habituellement,

    commente

    ses sources

    au

    plus

    prs

    du texte, fait ici un cart: ces

    considrations

    sur le droit

    positif

    sont insres

    dans

    un passage de

    la Rhtorique

    A\-Ibid.,

    p.

    276:

    Fit quoque

    constitutio illa

    ex institutione hominum

    et

    dicitur ius

    positivm vel lex. lus vero positivm aliud dicitur ius

    gentium,

    aliud civile. lus gentium

    et ius commune

    omnibus

    gentibus,

    ut

    ius bellorum, ius

    manumissionis, venditionis,

    emptionis.

    lus autem

    civile

    est ius

    unius civitatis, ut

    ius Atheniensium, etc.

    II

    est

    intressant que Thierry de Chartres donne l'exemple d'Athnes, et

    non

    de Rome

    comme lieu

    de production du

    droit

    civil.

    42 - Voir Maurice Pallasse,

    Cicron

    et les sources de droits, Paris, Sirey, s. d.

    43 - Sur une critique de la coutume particulirement nette de Honorius Augustodunen-

    sis,

    dans

    son

    trait

    Sur

    la

    consommation des

    volailles,

    vers

    1125, voir

    Alain

    Boureau,

    La

    loi du royaume. Les moines, le droit

    et

    la construction de la nation anglaise,

    XIe

    -XIIIe sicle,

    Paris,

    Les Belles Lettres,

    2001, pp.

    200-205. 1475

  • 7/26/2019 A. Boureau - Droit naturel et abstraction judiciaire - Hypothses sur la nature du droit mdival (2002).pdf

    16/28

    ALAIN

    BOUREAU

    Herennius

    qui

    concerne le

    genre

    dlibratif,

    sans aucun rapport avec les divisions

    du droit.

    Un

    autre

    passage de Thierry

    de

    Chartres,

    dans

    son commentaire

    du

    De

    inven-

    tione de Cicron, prcise encore le contexte de cette

    invention.

    Cicron,

    au

    premier

    livre

    de son

    trait,

    expose

    les

    cinq

    genres

    de

    causes

    que

    rencontre

    l'invention

    rhtorique. Ces causes entranent la formulation d une question, nomme ici

    constitution. Les

    constitutions

    sont de

    quatre types:

    la

    constitution

    conjecturale,

    qui

    porte

    sur l'existence du fait; la constitution

    dfinitoire,

    qui

    porte

    sur

    le

    nom du

    fait,

    la constitution gnrale,

    qui formalise la

    qualification de

    l'affaire;

    enfin,

    la constitution translative

    est

    lie la

    procdure.

    La constitution gnrale

    est divise par

    Cicron

    en

    constitution de

    jugement44,

    o l'on cherche

    la nature

    de l quitable

    et

    du juste ou la

    modalit

    de la rcompense

    ou

    du

    chtiment, et

    constitution

    d'affaire,

    en

    laquelle on considre

    ce

    qu il en

    est

    du droit

    selon

    l usage

    et

    l quit

    civils,

    quel

    soin,

    selon

    nous, doivent

    s'employer

    les

    jurisconsultes

    (1,

    10,

    14).

    Clairement, chez Cicron, il

    s'agit

    de

    deux stades

    de la

    qualification d une affaire:

    l'un, gnral et moral;

    l'autre,

    pratique et juridique.

    Chez

    Thierry, en

    revanche, il

    s'agit

    de deux

    domaines

    distincts

    la constitution de

    jugement s occupe du

    pass,

    la constitution d'affaire, du prsent

    et

    du futur. La

    premire

    relve de

    la

    raison (ratio),

    la seconde du

    raisonnement dductif (ratiocinatio) :

    Cette constitution d'affaire, on la nomme

    laborieuse,

    du fait

    qu en

    elle on parvient

    par

    le raisonnement, partir de ce

    qui

    a t crit de faon gnrale ou de ce

    qui

    est

    tenu pour coutumier, ce qui n a pas

    t crit

    et,

    en

    y parvenant, on forme de

    nouveaux

    droits

    (nova

    jura) partir

    de

    l quit

    du

    droit prcdent [...].

    Mais

    dans

    la

    constitution

    d'affaire,

    comme

    on

    fait

    porter

    le

    doute

    sur

    le

    pass,

    on

    ne

    dispute

    pas sur ce qu il faut faire

    en

    raisonnant partir du droit

    positif (ex

    iure positivo)45.

    Le

    sens du

    terme positif est

    donn par

    Thierry quand

    il

    mentionne que

    la

    considration de ce qu il convient de faire

    relve

    de la construction du juste

    (positio

    justi)

    ; mais

    la construction du

    juste porte

    non pas sur

    ce

    qui

    est

    dj

    juste,

    mais sur

    ce

    qui

    est dcrt comme devant tre dsormais tenu pour

    juste

    .

    Cette phrase

    donne

    une

    prcieuse

    indication

    de source

    : le terme positio pourrait

    venir

    de Boce,

    auteur

    comment par ailleurs par Thierry de

    Chartres46.

    44

    - L'opposition entre constitutio judicicialis

    et

    constitutio

    negotialis

    est

    difficile

    traduire.

    Je

    ne suis pas

    Guy

    Achard,

    diteur

    et

    traducteur

    du

    De

    inventione

    (pour

    la

    Collection

    des

    universits de

    France

    ,

    Paris, Les

    Belles

    Lettres,

    1994) qui oppose

    (p. 69) constitution

    quitable et constitution

    lgale.

    Je prfre

    rester

    plus

    prs

    de la lettre

    en parlant

    de

    constitution de

    jugement et

    de

    constitution d'affaire .

    45

    -Thierry de Chartres, The

    Latin...,

    op. cit., p.

    92

    :

    Haec autem

    constitutio

    negotialis

    vocatur

    quasi

    laboriosa,

    eo

    quod in ea ex eo

    quod

    generaliter scriptum est aut in

    consuetudine generaliter

    tenetur, ad spciale quod

    non

    est scriptum

    ratiocinando perve-

    nitur, et

    perveniendo

    nova jura ex aequitate praecedentis juris

    formantur

    [...].

    In

    juridi-

    ciali

    vero, quia sed

    praeterito dubitatur,

    idcirco

    non ex positivo jure

    ratiocinando qualiter

    aliquid

    faciendum sit certatur.

    46

    - Malheureusement, on ne connat

    de

    Thierry

    de

    Chartres

    que

    les

    commentaires sur

    les Opuscula

    sacra

    (Nikola

    us

    Haring

    (d.),

    Commentaries

    on

    Boethius

    by

    Thierry

    of

    Chartres

    ans His School, Toronto,

    The Medieval Pontifical Institute, 1971) et

    sur

    YArithmetica

    de

    1476 Boce.

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    UN

    POSITIVISME MDIVAL

    En

    termes

    anachroniques,

    on

    pourrait dire

    que,

    chez Thierry

    de

    Chartres,

    la

    constitution

    juridicielle

    relve

    de la

    philosophie

    du droit

    et

    de l'thique,

    et la

    constitution d'affaire de

    la

    production

    du

    droit et des dcrets.

    Une

    illustration

    prcise

    de

    ce point est fournie

    par

    le commentaire

    sur

    le De inventione,

    rdig

    par

    Pierre

    Hlie, disciple

    de

    Thierry

    de

    Chartres,

    vers

    1138.

    Pierre reprend

    de

    prs

    le

    texte

    de

    son matre

    et, sur

    ce

    point,

    l'illustre d'un

    exemple tir de

    l'actualit, au

    moment o

    s'achevait

    le schisme

    du pape

    Anaclet II

    (1130-1138): Si, de nos

    jours,

    venait

    en dbat

    la question de

    savoir

    si les

    prtres ordonns par Pierleoni

    doivent tre nouveau ordonns, il s'agirait d une constitution d'affaire, puisqu il

    faudrait

    former

    un

    nouveau droit. En

    effet,

    sur ce genre d'affaires,

    aucun droit n a

    encore t

    constitu47.

    Prcisment,

    ds

    1139,

    le

    concile

    de Latran

    II

    lgifra sur

    ce

    point, et le texte

    entra dans

    le

    droit canonique. L invention du

    droit

    positif

    correspond bien une conqute du rationalisme constructiviste

    mdival, en

    liaison

    avec

    l'autonomisation

    de

    l'thique

    et

    la

    construction du

    droit

    canonique,

    un

    droit

    divin et positif.

    Les positivismes mdivaux

    Chez Pierre Ablard,

    on

    avait repr deux

    positivismes

    distincts qui, l'un et

    l'autre,

    minent

    l'existence

    indpendante d'un droit

    naturel.

    D un

    ct, l ide

    d un

    droit divin

    positif,

    c'est--dire

    d'une

    distribution temporelle

    de

    rgles et aides

    divines,

    graduellement adaptes

    la

    condition

    nouvelle de

    l'homme, est

    voque

    par

    le

    philosophe

    quand

    il

    dcrit

    le

    droit

    positif

    :

    Les

    pontifes romains

    aussi

    et

    les

    synodes

    tablissent chaque

    jour

    de nouveaux dcrets

    ou

    consentent

    de

    nouvelles dispenses, par lesquelles vous

    dclarez

    licite ce qui tait auparavant

    illicite,

    ou vice versa ;

    comme si

    Dieu avait institu en leur pouvoir

    ou accord

    leurs permissions de

    construire

    comme

    bon

    ou

    mauvais

    ce qui n'tait pas tel

    auparavant et comme

    si

    leur autorit pouvait

    l'emporter sur

    notre loi48. Depuis Hugues

    de Saint-

    Victor et

    son trait sur les sacrements, rdig, lui aussi, dans les

    annes

    ,

    la

    question

    du

    droit naturel est

    troitement

    lie

    celle de l'historicit

    des

    sacrements, qu voquait le philosophe des Collationes

    et

    qu Ablard

    reprend

    son

    47 -

    Ut

    si veniret nunc in controversiam

    an

    ordinati a Petro

    Leonis

    essent ad ordines

    promovendi negotialis

    est constitutio, quoniam de

    novo

    jure formando.

    De

    hujusmodi

    enim re nullum jus constitutum fuit adhuc (texte indit dchiffr par Karin Fredborg

    sur

    le manuscrit Cambridge,

    Pembroke

    College, MS 85, section 3,

    f.

    85va, et

    reproduit

    dans sa prface Thierry de

    Chartres, The

    Latin...,

    op.

    cit., p.

    11,

    n. 53).

    48

    -

    Romani

    quoque pontifices vel synodales conventus, quotidie

    nova condunt

    dcrta,

    vel dispensationes

    aliquas

    indulgent, quibus licita prius jam illicita, vel e

    converso fieri autumatis, quasi in

    eorum potestate

    Deus

    posuerit

    vel permissionibus,

    ut

    bona

    vel

    mala esse faciant, quae prius

    non

    erant et legi nostrae possit eorum

    auctoritas

    praejudicare

    {Ibid.,

    pp.

    150-151).

    Il

    faut

    relever un sens

    annexe

    de

    positif

    qui

    pourrait

    tre tir de cette

    citation :

    est

    positif

    le droit qui est plac par

    Dieu

    entre

    les

    mains

    du

    prince

    ( quasi in eorum potestate

    Deus

    posuerit ). I t

    / /

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    ALAIN

    BOUREAU

    compte dans le

    reste

    de son

    uvre :

    Ces lois que vous appelez divines, c'est--

    dire l'Ancien et le

    Nouveau

    Testament, livrent certains prceptes

    que

    vous appelez

    moraux,

    comme d'aimer Dieu ou son prochain, ne pas commettre d'adultre,

    de

    vol, ni d homicide; elles livrent

    aussi

    des prceptes qui relvent de

    la

    justice

    positive

    et

    qui

    ont

    t adapts

    par certains

    au

    fil

    du temps,

    comme

    la

    circoncision

    pour

    les

    juifs et le

    baptme

    pour

    vous

    ; elles

    comportent

    aussi

    de

    nombreux

    prceptes

    que

    vous appelez

    symboliques49.

    Une

    formulation chrtienne, parmi

    beaucoup d'autres,

    se trouve dans les

    Dialogues

    d Anselme de

    Havelberg,

    rdigs

    vers

    1160, et prsente

    l'intrt de

    dsigner

    la construction de la

    loi

    nouvelle

    comme

    abstraction

    :

    Et

    une

    Eglise nouvelle

    fut

    assemble par

    la grce du

    Saint-Esprit ; cette Eglise

    rnove,

    recrute

    bord

    parmi

    les juifs, puis parmi les gentils, abandonnait progressivement les

    rites

    soit des

    juifs,

    soit des gentils, conservait

    toutefois certaines

    particularits

    de

    la

    nature

    et

    de

    la

    Loi,

    qui,

    abstraites

    (abstracta)

    et tires

    soit

    de

    la

    loi

    de

    la

    nature,

    soit

    de

    la

    loi

    crite, n'taient pas et

    ne

    sontpas contraires la foi chrtienne50.

    C est en

    effet l'tablissement de la

    loi crite dicte Mose

    qui

    confirme les

    premiers sacrements,

    et

    son abolition partielle ou sa

    suspension

    par

    le

    Christ

    qui

    transforment le nombre et

    la nature des sacrements.

    La thologie scolastique,

    depuis

    le

    dbut du XIIe

    sicle51, distingue

    trois temps dans

    l'histoire

    de l'humanit,

    celui

    de la nature

    (nature originaire,

    puis nature

    dchue), celui de

    la

    Loi et celui

    de la

    grce. Le tri effectuer dans les

    commandements,

    prescriptions

    et conseils

    porte

    la

    fois

    sur

    les

    rites

    et

    les

    normes, dont certaines

    sont

    juges

    permanentes,

    selon

    des apprciations sans cesse

    discutes, au

    sein de la

    longue

    srie scolastique

    des traits sur les

    sacrements

    ou sur la cessation de la loi .

    Un

    deuxime positivisme, plus strictement

    juridique,

    drive de la distinction

    entre

    thique et

    droit

    que nous avons

    dj

    voque. L autonomie

    de l thique

    rside

    dans la

    fameuse

    morale de

    l'intention

    dveloppe par

    Ablard, reprise

    tout

    au

    long du XIIe sicle

    jusqu aux

    temps

    de

    l cole

    parisienne

    et

    de

    Pierre le

    Chantre. Le point de vue radical

    d'Ablard,

    qui heurta beaucoup

    ses

    contemporains,

    rabat l'action

    morale sur

    son

    caractre volontaire, indpendamment de

    l'action

    {opus, operatio et

    mme

    factum).

    La morale de

    l'intention

    relativise la

    notion

    49

    -

    Ibid.

    :

    Ipsae quoque leges quas divinas dicitis, Vtus scilicet Novum

    Testamentm quaedam

    naturalia

    tradunt praecepta, quae

    moralia

    dicitis, ut diligere

    Deum

    vel

    proximum, non

    adulterari,

    non furari, non homicidam fieri,

    quaedam

    vero quasi positivae

    justitiae

    sint,

    quae quibusdam

    ex

    tempore unt

    accommodata,

    ut circumcisio Judaeis et

    baptismus vobis et pleraque alia

    quorum fguralia

    vocatis praecepta.

    50

    - Anselme de

    Havelberg, Dialogues

    (d.

    et trad, par

    Gaston

    Salet), Paris,

    Le

    Cerf,

    Sources chrtiennes-118 ,

    1966,

    pp. 66-67 (traduction

    modifie

    par

    nous).

    51 -

    Voir Dom O.

    Lottin, Le

    droit naturel

    chez saint

    Thomas et ses

    prdcesseurs,

    Louvain,

    Ephemerides theologicas Lovanienses, 1924. Pour une vocation plus ancienne, voir

    une lettre de Gerbert d'Aurillac adresse l'vque Wilderod en 995, qui

    a,

    en outre,

    l'intrt

    d'offrir

    une anticipation

    du

    couple

    droit

    naturel/droit

    positif:

    loi

    par

    nature/loi

    par autorit

    (GERBERT D'Aurillac, Correspondance (d. par Pierre

    Riche

    et

    Jean-Pierre

    Callu),

    t. II, Paris,

    Les Belles

    Lettres,

    1993,

    p.

    593).

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    UN

    POSITIVISME MDIVAL

    de fait, en neutralisant l'vnement.

    Jean est

    tu. Paul l a tu. Ceci

    est un

    vnement. La

    thologie

    morale de l'intention affirme

    que cet

    vnement ne

    signifie

    rien

    en

    lui-mme,

    avant qu il

    ne

    soit qualifi

    selon l'intention

    de

    Paul,

    qui construit

    l'vnement

    comme meurtre (il a voulu et prmdit cet acte, par

    l'effet d une

    vieille haine),

    comme coups

    et

    blessures

    ports

    sans

    intention

    de

    meurtre

    (

    la

    suite d une rixe,

    par

    exemple),

    comme accident

    (Paul,

    au cours

    d une chasse, visait

    un

    gibier)

    ou

    bien comme acte

    mritoire

    (Paul a dbarrass la

    chrtient

    d'un

    perscuteur,

    sur

    le

    modle de

    Judith tuant

    Holopherne).

    L vnement

    mort

    de

    Jean , vid

    de sa signification intrinsque, devient

    un

    fait indiffrent,

    un

    rsidu

    irrductible

    de ralit. La

    transparence

    de

    la

    conscience et l vidence des

    interprtations

    relativise la force des faits.

    Si le pch et

    la

    faute morale relvent exclusivement

    du jugement

    divin et

    de la conscience

    individuelle

    de chaque

    tre

    humain, en

    revanche

    la

    justice

    humaine

    ne

    peut

    atteindre

    les

    consciences

    et

    doit

    s'en

    tenir

    aux

    actes,

    aux

    faits

    Faut-il

    s'tonner que

    si

    une faute a

    prcd, l'excution de l'acte qui

    suit

    la

    faute

    augmente

    la sanction auprs des hommes en

    cette vie,

    alors qu elle ne

    l'augmente

    pas

    auprs

    de

    Dieu

    dans la

    vie

    future ? En

    effet,

    les

    hommes

    ne peuvent pas

    juger

    des

    choses caches,

    mais

    seulement

    des

    choses manifestes ; nous ne punissons pas

    tant les

    fautes que

    les

    actes, et

    non pas

    tant pour le tort qu'ils portent l'me, que

    pour le

    tort

    possible envers les autres; nous nous

    efforons

    de tirer vengeance

    davantage pour

    prvenir des

    dommages publics que pour

    corriger des dommages

    individuels52. Le droit

    naturel

    ne relve

    donc

    nullement de la

    justice

    des hommes,

    ncessairement positive,

    en

    ce sens qu elle construit

    des

    faits sans

    pouvoir

    atteindre

    les

    fautes. Le

    droit,

    en

    son

    sens

    strict,

    relve

    de

    la

    communaut,

    l thique

    des

    individus dans leur rapport Dieu.

    On peut parler de positivisme juridique, dans le sens assez prcis d une

    qualification

    judiciaire

    des

    actions,

    distincte du jugement

    moral.

    La ncessit de

    cette construction qualifiante fut accrue

    par

    la saisie judiciaire de certains pchs

    relevant de la conscience individuelle. En

    effet, au

    cours du

    XIIIe

    sicle, se produisit

    une

    raction progressive

    contre

    la morale de l'intention, qui tendit

    faire passer

    certains

    pchs,

    mais

    surtout

    celui

    d'hrsie,

    dans

    le domaine

    des torts

    publics.

    L hrsie fut

    construite en fait, tournant

    capital dans

    l'histoire

    du

    christianisme

    qui, pendant

    plus

    de dix sicles, avait fermement

    tabli

    que l'hrsie impliquait

    le

    consentement

    individuel.

    Ce

    phnomne

    se rattache

    un

    vaste

    mouvement

    de

    rdaction des textes normatifs

    et

    la

    constitution

    du

    droit

    comme science de plus

    en plus indpendante de la

    thologie

    morale. Le fait fut pens

    comme un rsidu

    ncessaire l indpendance transcendante

    du droit,

    que

    la

    caste des juristes tentait

    d'extraire des

    contingences et

    des

    compromissions des

    affaires courantes. Mais

    l'attachement

    la factualit tenait aussi une raction

    de

    l glise

    contre

    les

    entreprises

    hrtiques

    appuyes sur

    une pratique

    du secret

    et

    de la double

    entente.

    Le sanctuaire de l'intriorit pouvait apparatre comme une cache de malfaiteurs.

    52 -

    Pierre

    Ablard, Scito

    te

    ipsum (d.

    par Rainer

    M. ligner), Turnhout, Brepols, 2001,

    pp. 26 et 28.

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    ALAIN

    BOUREAU

    Les

    poursuites contre les cathares et les bguins le montrent clairement : les

    inquisiteurs

    mirent au

    point des