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 ThEv vol. 4, n° 2, 2005 63  Amar Djaballah L’herméneutique selon Hans-Georg Gadamer Les dernières décennies ont été fécondes de nouvelles propositions herméneu- tiques. Plusieurs théories de l’interprétation ont été développées, offrant des perspectives inédites de compréhension et de lecture 1 . La Bible, livre par excel- lence, n’a pas été la dernière à en bénéficier (ou à en so uffrir !). Certaines de ces approches empruntent de façon considérable à l’outillage linguistique et littéraire ; d’autres relèvent d’un ordre de raiso ns plus philosophique ; d’autres encore ont des visées plus directement théologiques et bibliques 2 . Parmi les théories qui sont prometteuses, et dont on débat avec sérieux et profit actuellement, on peut 1. Elisabeth Parmentier a recensé de façon honnête et abordable plusieurs modèles d’interprétation dans son récent L’Écriture vive. Interprétations chrétiennes de la Bible , Genève, Labor et Fides, 2004. En revanche, les quelques pages consacrées à l a « lecture fondame ntaliste » rédigées en marge de son chapitre qui décrit « le modèle historique » (voir p . 112-114) sont désolantes d’incompréhens ion et d’injustice. Par lecture fondamentaliste, elle entend explicitement celle pratiquée par les évangéliques qui se reconnaissent dans les Déclar ations du « Conseil international sur l’inerrance biblique » de Chicago publiées jadis dans Fac-Réflexion. On peut se faire une idée nettement plus adéquate du sérieux et de la profondeur de la réflexion évangélique en la matière en lisant le livre de Kevin J. Vanhoozer (professeur à T ri- nity Evangelical Divinity School) Is There A Meaning in this Text? The Bible, the Reader, and the Morality of Literary Knowledge , Grand Rapids, Zondervan, 1998 ou encore la série de livres en cours de publication aux éditions Zonder- van sous la direction de C. Bartholomew, C. Greene, K. Möller et d’autres. 2. Un certain nombre d’approches herméneutiques en vogue depuis les années 1960 n’ont pas résisté à l’épreuve du temps. Ainsi l’analyse structurale semble complètement essoufflée, encore qu’elle ait tenté de se renouveler sous le- label de « sémiotique » ; on ne voit plus guère les lectures structurales ou sémiotiques qui p roliféraient dans le s années 70 et 80. L ’approche canonique inspirée des travaux de B. Childs (surtout) et de J. A. Sanders, mise en œuvre par le disciple principal du premier, Gerald T . Sheppard, aurait pu être très utile ; mais les fondateurs n’ont pas pu trouver une relève adéquate ; du reste, les éléments les plus caractéristiques de la méthode ont été incorporés par l’herméneut i- que commune. Les approches narratives, qui connaîtront vraisemblablement des développements durables, commen- cent à peine à susciter une postérité et des travaux suffisamment nombreux qui puissent leur donner une identité. L ’œuvre de Gadamer, en revanche, traduite et discutée en de multiples langues, est l’objet d’une attention soutenue et grandissante du public spécialisé, des deux côtés de l’Atlantique, tant parmi les philosophes que parmi les théologiens et même des biblistes, ne serait-ce que de façon polémique, comme chez W. Kaiser par exemple. La bibliographie que lui a consacrée Etsuro Makita en 1995 comp te 350 pages, en dix-huit langues diffé rentes : E. M  AKITA , Gadamer- Bibliographie (1922-1994) , Frankfurt/Paris, Peter Lang, 1995. Depuis, Makita complète régulièrement la bibliogra- phie publiée sur un site web consacré aux publications de Gadamer et sur Gadamer (www.ms.kuki.tus.ac. jp/KMSLab/ makita/gdmhp/gdmhp_d.html). p. 63-78     H     E     R     M     E     N     E     U     T     I     Q     U     E TE_4_2_.fm Page 6 3 Lundi, 1. février 2010 5:32 17

A. Djaballah - L'herméneutique selon Gadamer I

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  • ThEv vol. 4, n 2, 2005

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    Amar Djaballah

    Lhermneutique selonHans-Georg Gadamer

    Les dernires dcennies ont t fcondes de nouvelles propositions hermneu-tiques. Plusieurs thories de linterprtation ont t dveloppes, offrant desperspectives indites de comprhension et de lecture1. La Bible, livre par excel-lence, na pas t la dernire en bnficier (ou en souffrir !). Certaines de cesapproches empruntent de faon considrable loutillage linguistique et littraire ;dautres relvent dun ordre de raisons plus philosophique ; dautres encore ont desvises plus directement thologiques et bibliques2. Parmi les thories qui sontprometteuses, et dont on dbat avec srieux et profit actuellement, on peut

    1. Elisabeth Parmentier a recens de faon honnte et abordable plusieurs modles dinterprtation dans son rcentLcriture vive. Interprtations chrtiennes de la Bible, Genve, Labor et Fides, 2004. En revanche, les quelques pagesconsacres la lecture fondamentaliste rdiges en marge de son chapitre qui dcrit le modle historique (voir p.112-114) sont dsolantes dincomprhension et dinjustice. Par lecture fondamentaliste, elle entend explicitement cellepratique par les vangliques qui se reconnaissent dans les Dclarations du Conseil international sur linerrancebiblique de Chicago publies jadis dans Fac-Rflexion. On peut se faire une ide nettement plus adquate du srieuxet de la profondeur de la rflexion vanglique en la matire en lisant le livre de Kevin J. Vanhoozer (professeur Tri-nity Evangelical Divinity School) Is There A Meaning in this Text? The Bible, the Reader, and the Morality of LiteraryKnowledge, Grand Rapids, Zondervan, 1998 ou encore la srie de livres en cours de publication aux ditions Zonder-van sous la direction de C. Bartholomew, C. Greene, K. Mller et dautres.2. Un certain nombre dapproches hermneutiques en vogue depuis les annes 1960 nont pas rsist lpreuve dutemps. Ainsi lanalyse structurale semble compltement essouffle, encore quelle ait tent de se renouveler sous le-label de smiotique ; on ne voit plus gure les lectures structurales ou smiotiques qui prolifraient dans les annes70 et 80. Lapproche canonique inspire des travaux de B. Childs (surtout) et de J. A. Sanders, mise en uvre par ledisciple principal du premier, Gerald T. Sheppard, aurait pu tre trs utile ; mais les fondateurs nont pas pu trouverune relve adquate ; du reste, les lments les plus caractristiques de la mthode ont t incorpors par lhermneuti-que commune. Les approches narratives, qui connatront vraisemblablement des dveloppements durables, commen-cent peine susciter une postrit et des travaux suffisamment nombreux qui puissent leur donner une identit.Luvre de Gadamer, en revanche, traduite et discute en de multiples langues, est lobjet dune attention soutenue etgrandissante du public spcialis, des deux cts de lAtlantique, tant parmi les philosophes que parmi les thologienset mme des biblistes, ne serait-ce que de faon polmique, comme chez W. Kaiser par exemple. La bibliographie quelui a consacre Etsuro Makita en 1995 compte 350 pages, en dix-huit langues diffrentes : E. MAKITA, Gadamer-Bibliographie (1922-1994), Frankfurt/Paris, Peter Lang, 1995. Depuis, Makita complte rgulirement la bibliogra-phie publie sur un site web consacr aux publications de Gadamer et sur Gadamer (www.ms.kuki.tus.ac.jp/KMSLab/makita/gdmhp/gdmhp_d.html).

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    nommer lhermneutique philosophique dveloppe par Hans-Georg Gadamer,dcd rcemment lge plus que vnrable de cent deux ans (11 fv. 1900 - 14mars 2002). Celle-ci a renouvel plusieurs questions relatives linterprtation destextes et, plus fondamentalement encore, la comprhension de lexpriencehumaine. Plus gnralement, elle a permis de reprendre le dbat hermneutiquedans son ensemble selon des perspectives radicales et radicalement indites. Enfait, luvre de Gadamer occupe, depuis les annes 1960, une place centrale sur lascne hermneutique, surtout en dehors des cercles vangliques, plus rticents outimides dans leur accueil. Sa traduction en franais et son implantation en contextefrancophone se sont faites tardivement, mais lune et lautre sont fort bien repr-sentes de nos jours. On ne peut donc faire lconomie ni de lexamen attentif nide la critique bienveillante des perspectives hermneutiques gadamriennes, bienquelles ne soient gure faciles articuler. Ce faisant, nous essayerons de montrerque la contribution hermneutique de Gadamer devrait retenir lattention desthologiens et biblistes vangliques pour plusieurs raisons ; la dernire partierappellera quelques questions essentielles auxquelles Gadamer ne nous semble pasavoir suffisamment rpondu.

    Hans-Georg Gadamer est n le 11 fvrier 1900 Marbourg en Allemagne,deux sicles et demi, jour pour jour, aprs la mort de Descartes3. Il tudia dabord luniversit de Breslau o il avait t lev (littrature et sciences humaines) puis Marbourg partir de 19194. Leffet conjugu dune nouvelle rception deKierkegaard et (bientt) du commentaire de Karl Barth sur l ptre auxRomains y inclinait dj latmosphre contre le mthodologisme historico-criti-que et en faveur de vrits existentielles . Gadamer tudie la philosophie avecPaul Natorp (1854-1924), no-kantien et penseur systmatique, mais qui setournait, au tard de sa carrire, vers la musique, la mystique et lineffable, ensinspirant de la pense orientale, et Nicola Hartmann, un penseur et un profes-seur dune impressionnante intensit ; il tudie galement la littrature,

    3. Dans une introduction rcente consacre lhermneutique de Gadamer, lun des ses meilleurs connaisseursactuels, Jean Grondin, relve cette concidence fort intressante quand on savise que Descartes est crdit de linven-tion du savoir mthodique : ce savoir, selon Descartes, devait parvenir se passer de tradition, et viter partis pris etprjugs, des lments que Gadamer voudra rinterprter et rhabiliter. Voir J. GRONDIN, Introduction Hans-GeorgGadamer, Paris, Cerf, 1999, p. 9-11. Voir aussi la biographie que le mme Grondin a publie sur Gadamer (dabord enallemand, dont on a fait une traduction anglaise Hans-Georg Gadamer. A Biography, New Haven et Londres, YaleUniversity Press, 2003 , mais on attend toujours la version franaise dun livre d un francophone du Qubec !).4. Pour lessentiel des informations rapportes ci-dessous, voir le livre que Gadamer a consacr ses annesdapprentissage : Annes dapprentissage philosophique. Une rtrospective, [original allemand, 1977], trad. et prsentpar E. Poulain, Paris, Criterion, 1992 et son Autoprsentation [1973, 1990] in La philosophie hermneutique, trad.et notes par J. Grondin, coll. pimthe, Paris, PUF, 1996, 2001.

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    lhistoire et lhistoire de lart. Cest luniversit de Marbourg que, beaucouptrop jeune dira-t-il plus tard5, il prpare une thse de doctorat sur Lessence duplaisir dans les dialogues de Platon (Das Wesen der Lust nach den platonischen Dialo-gen), supervise par Natorp et reue en mai 1922. Cest une thse fort modeste(116 pages, avec 5 notes en base de page, selon une information de Grondin), etqui ne semble gure pressentir lauteur de Vrit et mthode. loccasion dunemaladie qui le confine au lit pendant plusieurs mois, Gadamer lit un manuscritde Heidegger que Natorp lui avait fait parvenir. Heidegger y propose unenouvelle interprtation dAristote et de la question hermneutique. Selon sespropres dires, Gadamer en reoit un choc lectrique et prend la dcision daller Fribourg suivre les cours de lauteur ds que sa sant le permettra6. QuandHeidegger est nomm professeur Marbourg, Gadamer le suit. Il y trouveloccasion de participer des rencontres de discussions avec Bultmann7, djprofesseur de Nouveau Testament, Karl Lwith, Gerhard Krger, Bornkamm etdautres. Il tudie la philologie classique avec Paul Friedlnder, et rdige sous lepatronage de Heidegger sa thse dhabilitation consacre une interprtationphnomnologique du Philbe de Platon8. Aprs son habilitation, Gadamer estdabord nomm Privatdozent luniversit de Marbourg. Aprs plusieurs annesdenseignements divers et de remplacements, il est finalement nomm, en 1939,professeur de philosophie luniversit de Leipzig, dont il sera le recteur (aprs1945) aprs avoir t, pendant une courte dure, doyen de sa facult de philoso-phie. En 1947 finalement, il obtient une chaire de philosophie Francfort-sur-le-Main, o il enseignera aux cts de Max Horkheimer et Theodor Adorno. En1949, il succde Karl Jaspers luniversit de Heidelberg (dcourag de lalenteur de la reconstruction de lAllemagne, celui-ci avait accept une chaire

    5. La philosophie hermneutique, p. 16.6. Dans une prface intitule Un crit "thologique" de jeunesse de Heidegger , rdige pour la republication dutexte de Heidegger (Interprtations phnomnologiques dAristote, dition bilingue, Mauzevin, Trans-Europ-Represss,1992), Gadamer note Aristote commenait nous parler directement au prsent (p. 9). Il ajoute concernant le texteque lui avait envoy Natorp : Ce texte devint pour moi une vritable source dinspiration (p. 10). Voir aussi Autoprsentation , p. 16ss, o il crit par exemple Avec Heidegger, les penses de la tradition philosophique rede-venaient vivantes parce quelles taient comprises comme des rponses des questions vritables. La mise jour de leurmotivation historique confrait ces questions quelque chose dirrsistible. (p. 18).7. Sur les relations entre Gadamer et Bultmann, voir GADAMER, La thologie de Marbourg [1964], reproduitdans Les chemins de Heidegger, Paris, Vrin, 2002 et la synthse de J. GRONDIN, Gadamer et Bultmann , in GuyDENIAU et Jean-Claude GENS (sous dir.), Lhritage de Hans-Georg Gadamer, coll. Phno, Paris, Socit dAnthropolo-gie phnomnologique et dHermneutique gnrale, SBorg ditions, p. 113-131. Lauteur semble systmatiquementsous-estimer limportance de la rencontre Gadamer-Bultmann.8. Interpretation des platonischen Philebos, dont Gadamer fera un livre quil publiera en 1931 sous le titre Platos dialek-tische Ethik, Hamburg, Felix Meiner, 1931, 1983 (trad. franaise sous le titre : Lthique dialectique de Platon. Interpr-tation phnomnologique du Philbe, Arles, Actes Sud, 1994).

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    luniversit de Ble). Professeur mrite de luniversit de Heidelberg, Gadamer apass les trois dernires dcennies donner des confrences et des cours dans ungrand nombre duniversits europennes et nord amricaines. Un nombreimpressionnant de colloques et de livres ont t consacrs la philosophie herm-neutique (ou hermneutique philosophique) dont il est lun des deux reprsen-tants incontestables (lautre tant Paul Ricur). Gadamer a t membre deplusieurs acadmies et socits savantes allemandes et trangres et a reu unnombre impressionnant de prix, mdailles, et autres distinctions honorifiques. Sison ouvrage majeur, celui pour lequel il est le plus connu, est Wahrheit undMethode, il est en fait lauteur dune uvre considrable, les dix gros tomespublis entre 1986 et 1995 des Gesammelte Werke nen comprenant quunepartie. Gadamer a du reste continu de publier et de donner des confrences etdaccorder des entretiens pratiquement jusqu sa mort9.

    1. Lhritage : lhermneutique traditionnelle (surtout Schleier-macher et Dilthey)10

    Bien que Gadamer tende plutt prendre ses distances par rapport auxdveloppements hermneutiques du XIXe sicle, son uvre et sa dmarche nepeuvent gure se comprendre sans tre situes dans la ligne des rflexions deFriedrich Schleiermacher et, dans une moindre mesure, de Wilhelm Dilthey.

    9. Gadamer a publi son livre majeur et fondateur en allemand en 1960 sous le titre Wahrheit und Methode. Grun-dzge einer philosophischen Hermeneutik, Tbingen, J.C.B. Mohr (Paul Siebeck) ; la cinquime dition publie en1986 constitue le tome 1 des Gesammelte Werke de Gadamer (10 tomes, publis par J.C.B. Mohr entre 1986 et 1995).La premire traduction franaise de ce livre, due . Sacre, est incomplte et a t fort critique : Vrit et mthode. Lesgrandes lignes dune hermneutique philosophique, Paris, Seuil, 1976. Elle a t revue et complte au point de constituerpratiquement une nouvelle traduction par Pierre Fruchon, Jean Grondin et Gilbert Merlio : mme titre, aux ditionsdu Seuil, 1996. On mesurera peut-tre limportance de Gadamer lampleur de son uvre. Ainsi, si lon considre lesuvres compltes en 10 tomes, on y retrouve : tome 1 : Vrit et mthode ; tome 2 : articles et tudes dhermneutiquecomplmentaires au tome 1 ; les tomes 3-4 sont consacrs la philosophie moderne (surtout dialogue avec Hegel,Husserl et Heidegger) ; les tomes 5, 6 et 7 sont en dialogue avec les philosophes grecs, surtout avec Platon, philosophemodle pour Gadamer (le tome 7 est intitul Platon en dialogue) ; dans les tomes 8 et 9, on retrouve des uvres de po-tique et desthtique ; finalement le tome 10 est un mouvement rtrospectif dans lequel le philosophe revient soninterlocution avec Heidegger et aux thmes de la philosophie pratique. Ces 10 tomes sont loin de contenir tout ce queGadamer a publi. En effet, un grand nombre de livres, articles, entretiens, confrences na pas t inclus dans lesuvres rassembles ! Son dernier livre (Esquisses hermneutiques. Essais et confrences, trad. franaise par Jean Grondin,Paris, Vrin, 2002) a paru le jour mme de son centime anniversaire (21 fv. 2000) !10. Voir le chapitre consacr lhermneutique de Schleiermacher.

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    a) Comment Schleiermacher a-t-il compris le projet hermneutique ?

    Friedrich Schleiermacher (1768-1834) occupe une place cardinale etdcisive dans le dveloppement de lhermneutique ; son importance dpasse lasimple contribution dont il est en gnral crdit, selon laquelle lhermneuti-que comprend comme objectif fondamental le re-vivre et le repenser des penseset des sentiments dun auteur. En fait, il a t probablement le premier penseur rflchir globalement et radicalement sur les implications thoriques et prati-ques de lhermneutique11.

    1. Jusqu Schleiermacher, de faon presque constante, lhermneutique taitconue de faon rgionale : on la dfinissait essentiellement comme science et/ouart de linterprtation. Celle-ci tait elle-mme pratique comme comprhensionde textes particuliers (textes classiques grco-romains, bibliques, juridiques parexemple). loccasion (comme chez Johann August Ernesti, 1707-1781, contrequi Schleiermacher ragit), lhermneutique tait rattache des textes dinterpr-tation difficile. Schleiermacher universalise la tche hermneutique en en faisant unprojet qui concerne la question de la comprhension humaine en tant que telle : Lebut de lhermneutique est la comprhension au sens le plus lev12 ). Lherm-neutique devient coextensive de lacte de comprendre13. Elle ne sintresse plus,chez lui, en priorit (et encore moins exclusivement) la grammaire de tel ou teltexte, mais la fonction du langage dans sa globalit, au langage tel que des sujetshumains et sociaux lutilisent pour exprimer leurs penses et communiquer14.Cette universalisation de la question hermneutique a des consquencesfondamentales : puisque lobjet dtude est drgionalis, la discipline nesintresse plus seulement linterprtation de textes en un sens limit, mais elleest place dans le contexte de thories de la connaissance et, dsormais, en relve.Changement dcisif, puisque la question centrale sera dornavant : comment

    11. Voir F. D. E. SCHLEIERMACHER, Hermneutique. Pour une logique du discours individuel, introduction et trad. delallemand par Christian Berner, Lyon/Paris, Presses Universitaires de Lyon, Cerf, 1987 ; Paul RICUR, Du texte laction. Essais dhermneutique, II, coll. Esprit, Paris, Seuil, 1986, p. 75-100 ; A. C. THISELTON, New Horizons inHermeneutics. The Theory and Practice of Transforming Biblical Reading, Grand Rapids, Zondervan, 1992, chapitre 6, p.204-236 ; Christian BERNER, La philosophie de Schleiermacher. Hermneutique Dialectique thique, coll. Passages,Paris, Cerf, 1995.12. SCHLEIERMACHER, Hermneutique, p. 74, maxime 12. Cest seulement en 1959 quune dition critique de lHer-mneutique de Schleiermacher, due Heinz Kimmerle, put tre publie. Celui-ci a utilis tous les manuscrits originauxdisponibles (plusieurs navaient jamais t publis auparavant). La datation des manuscrits par Kimmerle a t retra-vaille et rvise par dautres diteurs et se trouve la base des uvres compltes (Kritische Gesamtausgabe) de notreauteur en dition critique (trad. franaise de certains volumes aux ditions du Cerf, collection Passages ).13. Voir Ch. BERNIER, Introduction lHermneutique de Schleiermacher, ibid., p. VI.14. La comprhension a une double orientation, vers la langue et vers les penses (maxime 13, Hermneutique, p. 74).

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    comprendre une chose en tant que ce quelle est ?15 Schleiermacher ouvre ainsile champ hermneutique des questions qui portent sur la nature du langage etqui concernent la comprhension de sujets humains dans un horizon trs largi.

    2. Deuximement, chez Schleiermacher, lhermneutique nest plus consi-dre comme un ensemble de rgles qui permettent celui qui les suit darriver une interprtation correcte, ou dexpliquer pourquoi telle interprtation estcorrecte. Elle sintresse au contraire au fondement et aux conditions de possibilitde la comprhension humaine ; en ce sens, Schleiermacher participe au projettranscendantal de Kant en articulant lhermneutique dans le cadre de la probl-matique du fondement et de la possibilit de la connaissance16. Bien queSchleiermacher ait presque toujours cherch appliquer sa thorie au NouveauTestament (ses leons sachvent trs souvent par lindication lapidaire : Application au NT ), il la concevait comme une discipline qui relve, par sagnralit, de la philosophie, et qui devait donc tre fonde sur une connais-sance de la nature de la pense et du langage17.

    3. Puisque lhermneutique prend ces dimensions indites dans lhistoire delinterprtation, elle ne peut pas, selon Schleiermacher, se rduire une simpleapplication mcanique de rgles et de procdures en vue de vrifier la rectitudedinterprtations particulires de textes. La dduction logique et lanalyserationnelle sont utiles comme mcanismes de vrification et de lgitimation,mais elles sont insuffisantes pour la comprhension proprement dite, qui nces-site une dynamique de crativit. Linterprtation, que Schleiermacher compare la comprhension entre des amis, doit se proccuper autant de lindividualitde lauteur qui a produit le texte interprter, que des conditions langagires(linguistiques et culturelles) de sa production. Il faut donc faire place la crati-vit dans le processus hermneutique. Cest cette dimension de lhermneutiquede Schleiermacher que W. Dilthey a le plus retenue ; pour Schleiermacher18

    15. Voir THISELTON, New Horizons, p. 205.16. Cest en effet E. Kant (1724-1804) qui a pos la question transcendantale fondamentale : quelles conditions laconnaissance humaine est-elle possible ? Sa rponse a rvolutionn la pense philosophique, comme Copernic a rvo-lutionn lastronomie.17. Ch. BERNIER, La philosophie de Schleiermacher, p. 48.18. SCHLEIERMACHER crit dans LAbrg de lhermneutique (1819) : De mme que tout discours entretient une dou-ble relation avec la totalit de la langue et avec la totalit de la pense de son auteur, de mme tout acte de comprendrecomporte deux moments : comprendre le discours comme un [lment] extrait de la langue et le comprendre commeune ralit produite par le sujet pensant. [...]. Les deux moments ont absolument le mme statut, et cest tort quelon qualifierait linterprtation grammaticale dinfrieure et linterprtation psychologique de suprieure. (section 5,p. 115, 116). Mme accent dans des notes ajoutes en 1828 (ibid., p. 116).

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    cependant, elle ne constitue que lune des deux dimensions fondamentales :grammaticale et psychologique (ou encore technique, cest--dire qui relvedune Kunstlehre, le projet dune technologie). En hermneutique, la seuledduction logique et rationnelle nest pas suffisante ; il est aussi indispensablede percevoir dune manire extra-rationnelle (divination, perception, appel auxrelations personnelles). En effet, si la dduction logique et lanalyse rationnellenous permettent de saisir le contenu dun texte, il faut, selon Schleiermacher,une capacit de deviner pour saisir la personne. Schleiermacher fonde lacapacit des individus de communiquer les uns avec les autres sur la notion delangage partag. La possibilit mme de linterprtation tient au fait quil y a unpr-donn universel : la communaut a en commun le langage, un systmelinguistique qui permet la possibilit dchanges, de communication etdinteraction interpersonnelles dans lesquels lindividu est non seulement trans-cend, mais peut tre aussi transform dans le processus19.

    4. La notion de cercle hermneutique, que Schleiermacher a reprise dAst etdveloppe, sera centrale pour Gadamer. Le cercle hermneutique est explicitcomme interdpendance des constituants de plusieurs dualits qui interagissentlun sur lautre produisant ainsi un processus dune comprhension qui servise, se prcise et samliore. Thiselton a relev que le systme hermneutiquede Schleiermacher peut tre articul autour de dualits : la pense et son expres-sion linguistique, le gnral et le particulier, les possibilits de la langue et sesusages concrets, linterprtation grammaticale et linterprtation psychologi-que, les parties et le tout, la divination et la comparaison, lenracinement duntexte dans ses conditions dorigine, et lidal de comprendre un auteur mieuxquil ne sest compris (sous linfluence de la philosophie de Schelling, Schleier-macher croyait en lexistence de forces et dintelligences inconscientes quunauteur surtout un artiste exprime sans sen rendre totalement compte.Quand linterprte remonte ces forces larrire-plan de lartiste ou delauteur, il amne la conscience la comprhension plus que ce quelauteur lui-mme savait de faon consciente, mais partir de luvre elle-mme). Le cercle hermneutique comprend ces divers mouvements, qui relientles diffrents axes de dualits, et leur permet dinteragir lun par rapport lautre, la manire des rapports qui existent entre des amis.

    19. Voir THISELTON, New Horizons, p. 207.

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    Wilhelm Dilthey (1833-1911), biographe et interprte de Schleiermacher,voulait relever le dfi de fournir aux sciences humaines (ou sciences delesprit : Geisteswissenschaften) un fondement logique et pistmologique analo-gue celui que la Critique de la Raison pure de Kant avait fourni aux sciencesexactes ; en dautres termes, il se proposait de prolonger la philosophie kantiennepar une critique de la raison historique qui garantirait la validit du savoir quisy pratique et protgerait ces disciplines de laccusation de subjectivisme et derelativisme historique20. Cest donc une double protection quil entendaitapporter : sauvegarder les sciences humaines dune intrusion de la notion devrit prsente dans les sciences de la nature, et leur assurer pourtant une certi-tude et une universalit comparables. Cest dans la distinction entre expliquer et comprendre quil esprait trouver la solution dun fondement aux scienceshumaines (et historiques) selon une formule quil a utilise comme un motdordre : nous expliquons la nature, mais nous comprenons la vie de lme .Cest le Verstehen (comprendre) qui est le processus de cognition lmentaire quiest la racine des sciences humaines et sociales et qui peut fournir la connais-sance en psychologie par exemple une assise indubitable et universellementvalide [], au mme titre que les mathmatiques servent de fondement auxsciences exactes21 . Pendant longtemps, Dilthey a travaill sur le projet defournir une fondation pistmologique, logique et mthodologique auxsciences humaines, quil na pas publi de son vivant. Durant la dernire dcen-nie de sa vie, il sest tourn vers un autre concept, qui lui a permis de renoueravec ses intrts hermneutiques : le concept dErlebnis (traduit diversement parexprience-de-vie, exprience vcue, sentiment vcu). Dilthey formulera ceprincipe en ces termes : tout ce qui existe pour nous nexiste ce titre quecomme quelque chose qui nous est donn dans le prsent22 . Les deux notionsde Verstehen et dErlebnis permettront Dilthey darticuler sa conception herm-neutique en notant que les deux types de sciences tablissent un rapport diffrent leur objet dtude, intrieur dans le cas des sciences humaines, totalementextrieur dans celui des sciences exactes. LErlebnis manifeste, la comprhensiontente de reconstruire. Pour tre rigoureuses, les sciences humaines doivent doncdvelopper une hermneutique (ou mthodologie) de la comprhension, un peucomme Schleiermacher avait parl dun art de la comprhension (Kunstlehre des

    20. Voir J. GRONDIN, Luniversalit de lhermneutique, coll. pimthe, Paris, PUF, 1993, p. 116-128.21. Citations de Dilthey dans GRONDIN, Luniversalit de lhermneutique, p. 119-120.22. DILTHEY, cit dans ibid., p. 122.

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    Verstehens). En tension avec cette exigence mthodologique de la connaissancedans les sciences humaines, on retrouve chez Dilthey une sensibilit luniversa-lit de lhistoricit de la comprhension humaine quand il sagit de ce quiconcerne ltre humain : linterprtation ne concerne pas seulement les scienceshumaines, mais aussi notre propre existence comme tres humains. Si lapremire tendance (ancre dans la tradition hermneutique jusquau XIXe s.) nesera, lvidence, pas le point de focalisation de lhermneutique de Gadamer23,la deuxime intuition, perue surtout dans luvre de Heidegger, servira devritable ligne directrice sa pense24.

    On peut dire que Gadamer retiendra trois moments de cet hritage.

    Dabord limportance du romantisme, surtout comme opposition la raisonet comme remise en question de ses prtentions une connaissance objective(lobjectivisme intolrable de lAufklrung), universelle, et qui voudrait prtendre la neutralit. Ici, on peut relever une curiosit dans lapprciation gnrale quefait Gadamer de Schleiermacher et Dilthey : sil se rfre ces deux auteurs assezsouvent, cest plutt pour sen dissocier, en les rattachant lhermneutique romantique (dj dans Vrit et mthode) : il leur reproche une orientation tropunilatrale et un accent indu sur lide de mthode ; ses yeux, ils ne se seraientpas suffisamment loigns de lhermneutique quils ont hrite eux-mmes, avecson accent sur des rgles, des critres et des normes25. Sans entrer plus avant dansle dbat concernant la nature mme de lhermneutique, il importe de remettreen question lanalyse de Gadamer : les indications ci-dessus montrent queSchleiermacher et Dilthey ne sont pas aussi exclusivement mthodologiques que Gadamer veut bien le faire croire : les analyses de Thiselton le montrent pourSchleiermacher, celles de Grondin pour Dilthey26.

    23. Lidal dune hermneutique qui servirait de fondement mthodologique aux sciences humaines et la littratureet la notion de signification en usage est dfendu par E. Betti et E. D. Hirsch. Le dbat de ce dernier avec Gadamersera instruit dans la deuxime partie de cet article.24. GRONDIN, Luniversalit de lhermneutique, p. 126-28 ; IHGG, p. 109ss, o Grondin crit : [] Dilthey dpasselui-mme le cadre mthodologique de sa propre enqute et [] anticipe sur les hermneutiques plus ambitieuses delexistence historique qui seront dveloppes par Heidegger et Gadamer ; voir aussi larticle Hermeneutics , Dictio-nary of History of Ideas, 2005.25. Voir Wahrheit und Methode, p. 182ss., 202ss / Vrit et mthode, p. 196ss., 217ss et La philosophie hermneutique, p.43 : Comment [la philosophie hermneutique] se distingue-t-elle de la tradition romantique qui avait commencavec Schleiermacher, qui cherchait approfondir une ancienne discipline philologique, avant de culminer dans lher-mneutique des sciences humaines de Dilthey entendue comme mthodologie? (voir aussi, ibid., p. 74-75, etc.).26. A. THISELTON, New Horizons in Hermeneutics, Grand Rapids, Zondervan, 1992, ch. 6. Grondin lui-mme, mal-gr ses sympathies videntes pour Gadamer, se demande : Gadamer nest-il pas plus proche du "romantisme" quilna bien voulu le reconnatre dans Vrit et mthode ? , dans Le passage de lhermneutique de Heidegger celle deGadamer , in Philippe CAPELLE, Genevive HBERT et Marie-Dominique POPELARD (sous dir.), Le souci dupassage. Mlanges offerts Jean Greisch, Paris, Cerf, 2004.

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    Deuximement, il faut souligner la prise en considration de la notion et dela pratique du cercle hermneutique, dont Gadamer, comme nous le verrons pluslonguement ci-dessous, fera une pice matresse de sa construction. Il le retien-dra dune faon qui rappelle Schleiermacher et la tradition qui la prcde sansretenir un aspect important de lusage de ce concept par Heidegger. La recon-naissance de ce principe mthodologique, implicite dans le sola Scriptura de laRforme, dj nonc explicitement par Ast et Schleiermacher, repris parDilthey, sera radicalise par Gadamer. Il montrera que le cercle est indispensa-ble pour des raisons autant thoriques que pratiques, au point quil ne peut yavoir de comprhension sans linsertion de linterprte dans un cercle, ni herm-neutique responsable sans la prise en considration de ce principe. Par ailleurs,sous linfluence de Heidegger, Gadamer explicitera le principe dans le sensdune ontologisation : ce nest pas simplement une question de procdure ou demthode ; ltre humain en tant que tel (tre fini) se comprend ncessairementdans un cercle. Gadamer suggre que le principe en question conduit dunecomprhension existentielle situe dans le monde une perspective dinterpr-tation consciente delle-mme.

    La troisime dimension de lhritage hermneutique retenu par Gadamerconcerne son universalit. Ici, la suite dun Schleiermacher radicalis, lherm-neutique devient coextensive de lacte de comprendre. Elle nest plus confine la grammaire des textes, ni mme la fonction du langage dans sa globalit, lelangage tel que des sujets humains et sociaux lutilisent pour exprimer leurspenses et communiquer (ce que Schleiermacher et le romantisme avaient djperu), mais ltre humain en tant qutre humain. En fait, chez Gadamer,luniversalisation de lhermneutique est le corrlat de luniversalisation de lafinitude humaine : la comprhension est indispensable dira Gadamer parce quenous sommes des tres de finitude27.

    Si lhritage pr-heideggrien est indispensable pour que se constituelhermneutique gadamrienne, linfluence rellement dcisive pour la consti-tution de lhermneutique gadamrienne est la pense de Heidegger lui-mme.

    27. Cest ce que Jean GRONDIN a tent de faire ressortir dans lexcursus historique quil a consacr notre discipline :Luniversalit de lhermneutique, coll. pimthe, Paris, PUF, 1993.

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    b) Gadamer, disciple de Heidegger

    lve de Martin Heidegger, cest en effet dans le sillage de ce dernier queGadamer situe lui-mme son uvre hermneutique. Cest lui quil reconnatlimpulsion fondatrice de lhermneutique philosophique (il a voulu viterlappellation philosophie hermneutique par souci de pudeur lgard deson matre semble-t-il)28.

    Il est aujourdhui assez commun parmi les commentateurs de discerner chezHeidegger trois grandes conceptions de lhermneutique, ou du moins troisaccents diffrents qui se sont succd29 : 1) le premier accent est celui dunehermneutique de la facticit (que lon peut tudier aujourdhui dans les textesantrieurs tre et temps (Sein und Zeit) rcemment publis, en particulierlhermneutique de la facticit)30 ; 2) un deuxime accent hermneutique seretrouve dans le texte matre de Heidegger : lhermneutique du Dasein.3) Finalement, et bien que Heidegger semble avoir presque entirement dlaissle mot et la chose aprs tre et temps, on peut parler dune hermneutique delhistoire de la mtaphysique dans les crits du deuxime Heidegger. Il seraitsot de prtendre couvrir toutes ces dimensions. Quelques indications nous servi-ront nous orienter et nous aideront expliciter lentreprise propre de Gadamer.

    Lhermneutique de la facticit peut tre caractrise en quelques phrases : Lhomme fait dabord lexprience du monde sur le mode de la signification oude la significabilit. Mais cest une "signification" qui colle en quelque sorte lavie elle-mme31. La signification est vcue et non seulement apprhendethoriquement ; elle fait partie de notre manire dtre dans le monde. Nous nerencontrons pas un monde ltat brut, sans signification, quil ne recevraitquaprs, dans un temps second. On pourrait le dire de faon lapidaire, existercomme tre humain, cest exister comme tre qui cherche comprendre. Tout en

    28. Pendant trs longtemps lombre projete par Heidegger a presque paralys un disciple que par ailleurs le matresemblait rellement estimer. Gadamer crit dans son Autoprsentation (La philosophie hermneutique, p. 29) : Lcriture reprsenta pour moi et pendant longtemps un vritable tourment. Javais toujours la damne sensation queHeidegger regardait par-dessus mon paule. 29. Voir J. GRONDIN, Le passage de lhermneutique de Heidegger celle de Gadamer , in P. CAPELLE et al. (sousdir.), Le souci du passage, Paris, Cerf, 2004 (cit daprs un tir part).30. Sur lhermneutique de la facticit du jeune Heidegger, voir Jean GREISCH, Larbre de vie et larbre du savoir. Lesracines phnomnologiques de lhermneutique heideggrienne (1919-1923), Paris, Cerf, 2000. Grondin a tent dinterve-nir pour caractriser lhermneutique de tre et temps, dans Lhermneutique de Sein und Zeit , in Jean-FranoisCOURTINE (sous dir.), Heidegger 1919-1929. De lhermneutique de la facticit la mtaphysique du Dasein, Paris, Vrin,1996, p. 179-192.31. GRONDIN, Le passage de lhermneutique de Heidegger celle de Gadamer , p. 4.

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    cherchant viter un jargon qui a connu une inflation considrable (et qui a trspeu contribu la comprhension de ces ides), disons que pour Heidegger,comme Dasein, ltre humain est ltre qui se comprend comme trecomprenant ; comme tre-au-monde, il a toujours une comprhension de sontre au monde.

    Mettre laccent sur une hermneutique de la facticit, cest tenter delasseoir dans ce que ltre humain a de plus propre. En effet, la facticit (le faitpour ltre humain dtre temporel et fini) dsigne chez Heidegger le caractredtre "propre" "notre" Dasein32 . Le Dasein ne se saisit pas comme objetpuisque lon nest jamais objet pour soi-mme ; on nest pas plus objet de sapropre contemplation. La facticit, cest ltre-l ; cette facticit, comme lerappelle Grondin, est toujours vcue sur le mode de ltre-concern [] cestque dans cette facticit, il y va toujours de cette facticit elle-mme, de ce queje "fais" ou non de moi : constamment sur la sellette, la facticit vit, et se vit,dans llment du souci de soi33 . Pour Heidegger, lhermneutique ne portepas dabord ni fondamentalement sur les textes et ne relve pas de rglesdinterprtation ; elle sintresse la facticit de notre existence, telle quellesaccomplit chaque fois, et pour chacun34 . Lhermneutique en jeu estconcrte, pratique et existentielle. De cette caractrisation, la conception deGadamer ne se dpartira plus.

    Deuxime accent : Dans son ouvrage majeur, Sein und Zeit (tre et temps),Heidegger prsente le comprendre (Verstehen) comme une structure existen-tiale du Dasein (cet tant quest ltre humain en ce quil est ouvert la rvla-tion du sens de ltre). Bien que lexpression puisse tre comprise en un sensbanal (le comprendre peut tre aussi considr comme un mode de connais-sance parmi dautres), Heidegger lui rattache une signification beaucoup plusprofonde : dire que le comprendre est structure existentiale fondamentale duDasein, cest reconnatre que le Verstehen montre louverture du Dasein sespropres possibilits ; celui-ci est prioritairement tre-possible 35. Dans cesens, la comprhension est un projet qui peut tre authentique ou non-authen-tique selon que le Dasein atteint ou natteint pas sa propre possibilit dtre. La

    32. HEIDEGGER, uvres compltes, tome 63, p. 7 ; cit daprs la traduction anglaise ; les guillemets sont dans le texte ori-ginal. Trad. angl. Ontology The Hermeneutics of Facticity, trad. de J. van Buren, Bloomigton/Indianapolis, Indiana Uni-versity Press.33. HEIDEGGER, ibid., p. 7 (trad. Grondin, p. 6).34. GRONDIN, p. 6.35. M. HEIDEGGER, Sein und Zeit, p. 143 (trad. franaise tre et temps, p. 188).

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    comprhension ralise concrtement ses possibilits comme interprtation(Auslegung). Or, cet acte dinterprtation se fonde toujours sur un acquis, unpralable, un dj-l. En dautres termes, pour Heidegger, ce en quoi consistelintelligence de quelque chose est une structure existentiale qui appartient auseul Dasein. La comprhension est donc circulaire, puisquelle a une structurepralable. Loin dtre un empchement la comprhension, cette circularitnous donne la possibilit mme du connatre. Gadamer est justement trsattach un texte dans lequel Heidegger explicite lide que lacte dinterprta-tion nest jamais entirement dgag de tout prjug :

    On ne peut donc dprcier ce cercle [hermneutique] en le qualifiant de vicieux,quitte en prendre son parti. Le cercle cache en lui une possibilit positive du con-natre le plus originel ; on ne la met correctement profit que si linterprtation a suse donner pour tche premire, permanente et dernire de ne pas se laisser imposerses acquis de mme que ses anticipations de vue et de saisie [ acquis traduit Vorhabe(= pr-avoir), anticipations de vue , Vorsicht (= pr-voir) et saisie , Vorgriff (=pr-saisie)] par des intuitions et notions populaires, mais dassurer le thme scientifi-que en portant celles-l au terme de leur laboration partir des "choses elles-mmes"36.

    Nul ne peut se placer hors du cercle hermneutique, il faut lassumer ; lappr-hension des choses se fait partir des choses elles-mmes. Sil sagit des conditionsde validit de la comprhension, Heidegger apporte une prcision essentielle, silon prend au srieux lexigence du cercle hermneutique, le dcisif nest pas desextraire du cercle mais dy entrer de la bonne manire37 . Cest bien entendu unrejet de larrogance rattache lidal cartsien (radicalis par lAufklrung) duneconnaissance mthodique, neutre et objective qui nous rendrait matre et posses-seursde la nature qui se trouve ainsi signal. Gadamer retiendra de Heideggerune nouvelle comprhension de la comprhension : la capacit dhabiter unmonde nous vient dun ailleurs que nous ne pouvons jamais tout faitmatriser38 . Ce fait d tre projet dans lexistence, source dangoisse chezHeidegger, sinscrit dans une structure rsolument dialogique chez Gadamer,puisque le projet est le fait de lautre, voire de lAutre. La comprhension, nousle verrons plus en dtail par la suite, ne relve jamais de notre seule capacit ; ellefait intervenir de faon essentielle quelque chose qui nous prcde et nous dpasse.

    36. Vrit et mthode, p. 287 (Wahrheit und Methode, p. 271). Le texte provient de Sein und Zeit, p. 152 (trad. fran-aise, p. 199).37. HEIDEGGER, Sein und Zeit, p. 153 (tr. fr. p. 199).38. GRONDIN, Introduction Hans-Georg Gadamer, p. 33.

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    Mais dj, et sans retomber dans le mthodisme pistmologique, il nous fautposer la question des conditions du caractre adquat dune interprtation,puisque du point de vue de Heidegger et de Gadamer, il y a de lauthentique etde linauthentique39.

    La deuxime tape de la philosophie de Heidegger (le deuxime Heidegger,o lon peut retrouver la troisime dimension de lhermneutique), danslaquelle le philosophe sintresse au langage potique comme langage originel etauthentique qui rvle ltre, suggre que les conditions recherches sont duct de lcoute : comprendre ltre authentique, cest tre lcoute de la paroleparlante (Die Sprache spricht). Ici, cest le thme de la posie comme parole deltre que clbre le philosophe allemand. Mais cette position recle des probl-mes beaucoup plus redoutables quen apparence. Jeanrond, malgr sa sympa-thie, avance deux objections fondamentales : dabord, il nous faut nousdemander si notre coute est vraie, si elle nest pas dforme ou fruit duneidologie . Il est remarquable de constater que Heidegger finalement ne seproccupe pas de cette dimension pourtant trs concrte de lexistencehumaine, avec ses limitations40. Par ailleurs, il faut se demander si lcoute duseul langage potique suffit dans les faits rvler lessence de notre tre et ltrede ltre41 . Une des difficults de la philosophie du deuxime Heideggerconsiste dans le fait quil a tout mis sur le langage potique.

    2. Lhermneutique selon Gadamer

    a) Le comprendre ne relve pas dune mthode

    Interprter, comprendre, ce nest pas seulement un processus qui se prati-que dans les sciences humaines, il implique plus fondamentalement encore toutltre de lhomme42 . Une ide sminale de la philosophie hermneutique deGadamer consiste relever que le paradigme de la mthode nest ni le seul ni leplus important pour la comprhension ; non pas quil serait faux (on entenddire et on voit souvent crit que Gadamer voudrait rejeter toute notion de

    39. Voir W. JEANROND, Introduction lhermneutique thologique. Dveloppement et signification, trad. de langl., coll.Cogatio fidei, Paris, Cerf, 1995, p. 89.40. ce sujet, lun des grands avantages des dveloppements hermneutiques de Paul Ricur consiste justement avoir pris en considration la ralit de la dformation de notre coute et davoir impos des dtours la dmarche her-mneutique.41. JEANROND, ibid., p. 90.42. GRONDIN, Introduction Hans-Georg Gadamer, p. 25.

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    mthode, toute mthodologie dans le processus de comprhension et dinter-prtation). En fait, pour Gadamer, il sagit plutt den marquer le caractreinsuffisant et par trop superficiel puisque lon considre son usage pour saisirune ralit de ltre humain aussi fondamentale que la comprhension43. Lamthode ne peut donc prtendre un monopole de la comprhension ;Gadamer remet en question la prtention lexclusivit qui a tendu, dans lamodernit, simposer avec le paradigme scientifique (voire scientiste) hrit deDescartes et ses successeurs ; comprendre ne peut se rduire lapplication dergles ; ramener la question de linterprtation des questions de critres, denormes, de fondement, dira Gadamer, cest tre pig par une conceptioninstrumentaliste de la connaissance qui risque de faire manquer lessentiel (etqui a fait manquer lessentiel ! Que lon pense lusage des mthodes historico-critiques pour linterprtation du texte biblique ; nous y reviendrons plus loin).Par ailleurs, cette procdure nest pas non plus premire : Si la comprhension[] est affaire dvnement, cest que nous ne savons pas vraiment comment,ni do elle advient. Elle se produit, elle nous porte, nous nourrit, elle estllment dans lequel nous baignons et qui nous permet justement de nouscomprendre, de partager des expriences ensemble44. Refus donc duneconception purement instrumentale de la comprhension, avec limage quellecharrie de matrise de ce qui est compris. Comprendre, crit Grondin commen-tant Gadamer, cest un peu comme respirer ou aimer : on ne sait trop ce quinous tient, ni do vient le vent qui nous insuffle la vie, mais nous savons quetout en dpend et que nous ne sommes matres de rien45 . La conscience elle-mme est perue plus comme tre que comme conscience ; en cela, Gadamersuit Heidegger qui avait tent de rflchir la comprhension en termesdhabilet pratique (phronsis) plutt que thorique (sophia), en la rattachant,on sen souvient, lalthia grecque, donc de la comprendre comme lvement du voile, un dvoilement qui nenlve jamais entirement le voile.Ce nest pas dabord du ct de la mthodologie que Gadamer recherche le

    43. Dans un entretien accord Alfons Grieder en 1992, Gadamer rpond une question sur la mthodologie en cestermes : Je ne suis pas du tout contre la mthode. Je maintiens seulement que ce nest pas la seule voix daccs laconnaissance. Comment pourrais-je tre contre la mthode ? Je suis un philologue classique qui sait bien ce que sontles mthodes, et donc ce quest une thorie de la connaissance. Entretien repris dans Gadamer in Conversation. Reflec-tions and Commentary, sous dir. et trad. de Richard E. Palmer, New Haven/London, Yale University Press, 2001, p.110. Je traduis. Il faudrait rappeler par ailleurs que le titre du livre-matre de Gadamer est Vrit et [non ou]mthode .44. GRONDIN, Introduction Hans-Georg Gadamer, p. 37.45. Id., Introduction Hans-Georg Gadamer, p. 37-38.

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  • paradigme de la vrit hermneutique, mais du ct de la rhtorique (avec sonaccent sur le vraisemblable et le crdible), la philosophie pratique, la pratiquedu dialogue et les sciences pratiques, mais surtout dans lexprience de lart, et,plus gnralement, la tradition de lhumanisme et celle des Geisteswisssenschaf-ten. La seconde partie de cet article sera consacre la prsentation de lherm-neutique de Gadamer proprement dite.

    (Fin de la premire partie)

    Amar DJABALLAH

    Collectif

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