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 ThEv vol. 5.1, 2006 31  Amar Djaballah L’herméneutique selon Hans-Georg Gadamer  Deuxième partie 1 Dans la première partie de cet article, nous avons posé quelques jalons signi- ficatifs dans le développement des réflexions herméneutiques qui ont retenu, avant Gadamer, des penseurs majeurs de l’Occident. Cet excursus permet de situer le parcours propre du philosophe allemand que nous étudions et d’en apprécier l’apport original. Si l’herméneutique est devenue, selon une expres- sion souvent citée du philosophe italien Gianni Vattimo, la koïnè 2  de la culture occidentale contemporaine, au même titre que le marxisme l’a été pour les années 1950 et le structuralisme pour les années 1960-1970 3 , cela tient en grande partie à Gadamer (le seul autre penseur auquel il faut sans doute accor- der une influence également indiscutable est Paul Ricœur). Dans cette deuxième partie de l’article, nous nous proposons d’analyser à grands traits la contribution herméneutique gadamérienne en en soulignant les lignes de force. Certaines controverses de Gadamer (difficiles avec Emilio Betti et Eric D. Hirsch, quelque peu plus fructueuses avec Jürgen H abermas, Karl-Otto Apel et des postmodernes comme Vattimo) lui auront permis de préciser et d’expliciter son projet. Quelques-unes de ces objections seront brièvement signalées. Des débats plus soutenus avec Paul Ricœur (sur la question de la conscience histo- 1. La première partie de cet article est parue dans théologie évangélique  4, 2005/2, p . 65-78. 2. En Grec: (langue) commune : se dit surtout de la forme du grec courant à l ’époque du Nouveau T estament, dans lequel celui-ci est écrit, pour l’essentiel (NDLR). 3. Gianni V  ATTIMO, « L ’hermén eutique comme nou velle koinè », Éthique de l’interprétation, trad. de l’italien par J. Rol- land, Pari s, La Découverte, 1991, p. 45-58. Jean GREISCH, de son côté, estime, qu’à notre époque, la pensée est entrée en son « âge he rméneut ique » in L’âge herméneutique de la raison, coll. Cogitatio Fidei , Paris, Cerf, 1985. G  ADAMER  lui- même a repris le vocable pour caractéris er l’herméneutique, « véritable koine  de l’activité philosophique de notre temps », in Herméneutique – Esthétique –Philosophie pratique. Dialogue avec Hans-Georg Gadamer , sous dir. Carsten Dutt, Montré al, Fides, 1998, p. 20. p. 31-68     H     E     R     M      É     N     E     U     T     I     Q     U     E TE_5_1.fm Page 31 Mercredi, 21. j uin 2006 3:47 15

A. Djaballah - L'herméneutique selon Gadamer II

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  • ThEv vol. 5.1, 2006

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    Amar Djaballah

    Lhermneutique selonHans-Georg Gadamer

    Deuxime partie1

    Dans la premire partie de cet article, nous avons pos quelques jalons signi-ficatifs dans le dveloppement des rflexions hermneutiques qui ont retenu,avant Gadamer, des penseurs majeurs de lOccident. Cet excursus permet desituer le parcours propre du philosophe allemand que nous tudions et denapprcier lapport original. Si lhermneutique est devenue, selon une expres-sion souvent cite du philosophe italien Gianni Vattimo, la kon2 de la cultureoccidentale contemporaine, au mme titre que le marxisme la t pour lesannes 1950 et le structuralisme pour les annes 1960-19703, cela tient engrande partie Gadamer (le seul autre penseur auquel il faut sans doute accor-der une influence galement indiscutable est Paul Ricur). Dans cettedeuxime partie de larticle, nous nous proposons danalyser grands traits lacontribution hermneutique gadamrienne en en soulignant les lignes de force.Certaines controverses de Gadamer (difficiles avec Emilio Betti et Eric D.Hirsch, quelque peu plus fructueuses avec Jrgen Habermas, Karl-Otto Apel etdes postmodernes comme Vattimo) lui auront permis de prciser et dexpliciterson projet. Quelques-unes de ces objections seront brivement signales. Desdbats plus soutenus avec Paul Ricur (sur la question de la conscience histo-

    1. La premire partie de cet article est parue dans thologie vanglique 4, 2005/2, p. 65-78.2. En Grec: (langue) commune : se dit surtout de la forme du grec courant lpoque du Nouveau Testament, danslequel celui-ci est crit, pour lessentiel (NDLR).3. Gianni VATTIMO, Lhermneutique comme nouvelle koin , thique de linterprtation, trad. de litalien par J. Rol-land, Paris, La Dcouverte, 1991, p. 45-58. Jean GREISCH, de son ct, estime, qu notre poque, la pense est entre enson ge hermneutique in Lge hermneutique de la raison, coll. Cogitatio Fidei, Paris, Cerf, 1985. GADAMER lui-mme a repris le vocable pour caractriser lhermneutique, vritable koine de lactivit philosophique de notretemps , in Hermneutique Esthtique Philosophie pratique. Dialogue avec Hans-Georg Gadamer, sous dir. CarstenDutt, Montral, Fides, 1998, p. 20.

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    rique de lhermneutique, le rle de la tradition ou de la distanciation) etJacques Derrida (sur les rapports hermneutique / dconstruction), penseurs, divers degrs, proches de Gadamer, auraient t immensment instructifs ; cesdbats nont malheureusement eu lieu que dans une faible mesure. nouveau,le sujet tant immense, nous emprunterons des raccourcis que nous souhaitonsnanmoins fidles et clairants.

    1. En venant de Heidegger

    En se laissant instruire par Heidegger, Gadamer sest propos de dvelopperune hermneutique (donc de sattacher des questions de comprhension et derecherche du sens et de la vrit) et cependant une hermneutique philosophique :sans cder un comportement ractionnaire, Gadamer refuse de rduirelhermneutique un ensemble de techniques de recherches dun sens textuel,mais il lve le comprendre Verstehen une structure ontologique du modedtre de ltre humain dans le monde et lhistoire. ses yeux, la thse de Heideg-ger simpose : le comprendre nest pas un mode de comportement de ltrehumain parmi dautres, cest le mode dtre du Dasein lui-mme4 en ce quedans la comprhension, il y va de son tre mme. Lhermneutique mise enuvre concerne la motion fondamentale de lexistence, qui la constitue dans safinitude et son historicit, et qui embrasse par l mme lensemble de sonexprience du monde5 . Cest dans cette perspective que les tudes prsentesdans WM, crit lauteur, se proposent de discerner, partout o elle se rencontre,lexprience de vrit qui dpasse le domaine soumis au contrle de la mthodescientifique et de linterroger sur sa lgitimation spcifique6 . Elles le font auprix dune opposition constamment maintenue la prtention luniversalitleve par la mthodologie scientifique , une rsistance dautant plus justifieque la question de la comprhension au niveau o la pose Gadamer concerne

    4. Prface la seconde dition de WM (p. XVI), qui na pas t retenue dans ldition franaise finale. On laretrouve dans la traduction incomplte dtienne Sacre (Vrit et Mthode, Paris, Seuil, 1976, p. 7-19), p. 10. Dans cequi suit, les abrviations VM et WM dsigneront les titres, respectivement franais et allemand, de luvre principalede Gadamer. Bien que la traduction franaise intgrale de Wahrheit und Methode (version complte et lgrementmodifie par rapport aux prcdentes, et qui occupe le tome 1 des Gesammelte Werke de Gadamer, Tbingen, Mohr,1986, 1990 ; trad. fr. sous dir. Pierre Fruchon, Paris, Seuil, 1996), comporte en marge la pagination de loriginal alle-mand, nous renvoyons, pour ce livre, celle de ldition franaise, suivie, pour ceux qui nauraient accs quau texteallemand, de celle de ldition des GW.5. Prface la seconde dition , ibid., p. XVI / 10.6. VM, p. 11 / WM, p. 1 et Prface la seconde dition , ibid., p. XIV / 8.

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    aussi les sciences exactes, et que celles-ci ne lui sont pas restes entirement indif-frentes7.

    Dans cet ouvrage-matre, articul en trois grandes parties, Gadamer inter-roge trois grands domaines dans lesquels lexprience de la connaissance et de lavrit, tout en tant rigoureuse, est autonome par rapport aux exigences mtho-dologiques des sciences de la nature : lart, les sciences de lesprit (Geisteswissens-chaften) surtout lhistoire, et le langage en son expression ontologiquedouverture du Dasein et de ltre au sens. Dans ces domaines, plaide Gadamer,sans se laisser rduire la simple conscience de soi, la vrit nest ni vcue, nilgitime par les moyens pistmologiques des sciences naturelles8. Puisque lacomprhension est pense comme lment structurel du Dasein, et concerne donclensemble de lexistence humaine, lentreprise de Gadamer, outre que cest unprojet hermneutique, peut tre considre comme une tentative daffranchir laquestion de la vrit et de la comprhension de ltre des contraintes dans lesquellesla modernit, ds Descartes, la emprisonne. En refusant dassujettir touteexprience humaine de la vrit la mthodologie scientifique, Gadamer remetradicalement en question des dichotomies fondamentales : sujet / objet (et laproblmatique de la conscience de soi qui lui est relie) et celle campe par laformule logos / mythos, expressions privilgies de la modernit. En particulier, ilrefuse de considrer le logos comme dpassement du mythe en raison dun dsenchantement quelconque de la pense (ce qui sera concrtis comme refusdopposer la raison les prjugs, la tradition ou lautorit)9. Il voudra montrer qumoins de rduire la raison sa seule dimension dentendement ou dorganon scien-tifico-technologique, il nest pas de rationalit entirement libre dlments passifs ou mythiques . Le titre de son uvre principale, Vrit etmthode10 , est, cet gard, rvlateur : les deux concepts nexpriment ni identit

    7. VM, p. 11, 24 / WM, p. 1, 14. Gadamer songe surtout aux travaux de Thomas Kuhn (voir GADAMER, Le problmede la conscience historique, dition tablie par P. Fruchon, Paris, Seuil, 1996, p. 20). Mentionnons par ailleurs quil napas toujours su viter lattitude ractionnaire vis--vis des sciences positives ; ainsi, quand il dfinit lhermneutique etla vrit qui sy exprime surtout en opposition aux sciences exactes. Voir, outre lintroduction VM, la prface la 2e

    dition de WM, p. XX (trad. dtienne Sacre, p. 15).8. VM, p. 12-25 / WM, p. 2-15.9. VM, p. 298-99 / WM, p. 278-79 ; voir aussi son Mythos und Vernunft , Kleine Schriften, IV, Tbingen, Mohr,1977, p. 48-53.10. Gadamer aurait prfr le titre Verstehen und Geschehen (Comprhension et vnement ), quil aurait dlaissen raison de sa proximit du titre des 4 volumes publis par Bultmann, Glauben und Verstehen (Foi et comprhension ;les deux premiers volumes ont paru avant 1960, lanne de publication de WM). Voir VM, p. 13 / WM, p. 3 : Si,dans ce qui suit, on arrive montrer quel point il y a advenir [ou vnement : Geschehen] en toute comprhension[Verstehen] . Gadamer souligne.

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    ni opposition, mais deux manires diffrentes de se comprendre et de comprendreson monde (position problmatique cependant au regard de laffirmation deluniversalit de lhermneutique) puisque, comme nous lavons rappel, Gadamerreconnat les acquis des recherches mthodologiques pour les sciences humaines, etquil rsistera toujours aux interprtations nihilistes de son hermneutique11.

    Paralllement (cest une manire de dire peu prs la mme chose), prenantau srieux (peut-tre trop !) la thse heideggrienne de la finitude et de lhisto-ricit radicale de ltre humain12, Gadamer en conclut que la comprhension seralise dans et par le langage13. Constat fondamental, mais qui appelle immdia-tement une question : si finitude et historicit concident, comment viter lerelativisme indissolublement li lhistoricisme post-hglien , sans rduirelide de vrit celle, nokantienne, dun horizon indfiniment loign 14 ?Pour rpondre ces exigences, lhermneutique philosophique voudrait proposerune conception de la comprhension qui sera linguistique (ou langagire, de laSprachlichkeit), dialogique et sociale, et qui reconnatra le caractre indpassablede la finitude de ltre humain. Y parvient-elle ?

    Que se passe-t-il quand il y a comprhension ? , ou, en termes kantiens, comment la comprhension est-elle possible ? se demande Gadamer. Cestlapprofondissement du phnomne de la comprhension elle-mme qui, en entablissant la lgitimit, apportera la rponse, non des considrations pistmo-logiques et mthodologiques dobjectivit, de normativit et neutralit, deprincipes, rgles et procdures. En fait, il ne sagit pas de mthode, mais de butspoursuivis. Les questions relatives une comprhension intellectuelle ou cogni-tive sont certes importantes (Gadamer reconnat que E. Betti en traite excellemment , voir plus loin), mais insuffisantes pour la tche de compr-hension. Lhermneutique comme mise en application de rgles, interprtationcorrecte, interprtation de la pense dun auteur ancien ou encore comme luci-dation de textes difficiles, bref comme pratique de dchiffrage (tches qui ont

    11. Il sen est expliqu quelques reprises par la suite. Voir Hermneutique Esthtique Philosophie pratique, p. 25ss.Cest lidal de matrise et de domination de lobjet de connaissance quil entend sopposer.12. Chez HEIDEGGER, La facticit du Dasein, non susceptible dtre fonde et drive, lexistence et non le cogito purcomme constitution essentielle dune universalit typique, devait reprsenter la base ontologique de la phnomnolo-gie pense aussi audacieuse que promesse difficile tenir. (VM, p. 275 / WM, p. 259).13. VM, p. 410 / WM, p. 392 : Le langage est bien plutt le mdium universel dans lequel sopre la comprhensionmme, qui se ralise dans linterprtation. Souligns dans le texte. Toujours dans VM (p. 501 / WM, p. 479) : Car lerapport de lhomme au monde est tout simplement et fondamentalement langage et donc comprhension. 14. Voir la prface de Jean-Claude GENS GADAMER, Langage et vrit, Bibliothque de philosophie , Paris, Galli-mard, 1995, Historicit, langage et amiti dans la philosophie hermneutique de Gadamer , p. 7-50.

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    occup Johann August Ernesti, Schleiermacher, Dilthey et lessentiel de la tradi-tion hermneutique jusqu Heidegger), participant du projet cartsien, relvedun registre pistmologique et sy limite : prsuppos dun sujet, conscient etmatre de ses activits cognitives et du processus de cognition, distance nces-saire entre le sujet et lobjet, neutralit des mthodes utilises15. Or, pourGadamer, Le phnomne hermneutique nest absolument pas unproblme de mthode16 . Ou encore :

    Lhermneutique dveloppe ici nest donc pas une mthodologie des sciences delesprit, mais une tentative pour sentendre sur ce que ces sciences sont en vrit par-del la conscience mthodique quelles ont delles-mmes, et sur ce qui les rattache notre exprience du monde en sa totalit17.

    Cest que lhermneutique ambitionne de dcrire un savoir plus originaireque celui des sciences de la nature. Gadamer ne nie pas la premire dimensiondu comprendre, il la juge secondaire et si on sy cantonnait, trompeuse parcequelle ferait rater lessentiel18. Deux autres dimensions, quon dira pratique etpersonnelle, sont plus fondamentales pour son projet. Demble, elles situerontla comprhension dans un contexte dialogique (dans la comprhension, on esttoujours second par rapport lautre qui nous prcde) et vnementiel (cestquelque chose qui nous arrive). Pour en expliciter le contenu et en montrer lancessit, Gadamer entreprend de longues rflexions sur la comprhension dansles arts (peinture, musique, thtre, architecture, etc., avec des dveloppementsdune richesse psychologique poustouflante sur le jeu en diffrentes accep-tions) et les dimensions pratiques de la philosophie (en sinspirant dAristote sur

    15. Si nous prenons la comprhension comme objet de notre rflexion, ce nest pas pour laborer une technologie dela comprhension, comme voulait ltre lhermneutique courante, philologique ou thologique. Cette technologiemconnatrait quau regard de la vrit qui lve la voix du fond du pass transmis, le formalisme dun tel savoir-fairese prvaudrait dune fausse supriorit. (p. 13 / 3).16. VM, p. 11 / WM, p. 2.17. VM, p. 13 / WM, p. 3. Voir aussi p. 23-24 / p. 13 : Ce qui assure le caractre scientifique de ces sciences [lessciences de lesprit] consiste-t-il finalement davantage en ce tact que dans leur doctrine de la mthode ? Dans la post-face la 3e d. de WM (1972) Gadamer revient sur cette question et rappelle le rle de limagination du chercheurdans les sciences (y compris les sciences de la nature). Voir Lart de comprendre. crits 1, Hermneutique et tradition phi-losophique, trad. de lall. par Marianna Simon, Paris, Aubier Montaigne, 1982, p. 89-90.18. Comme nous naurons pas loccasion dy revenir, signalons que ce dsintrt, justifi par le point de dpart deGadamer dans la facticit du Dasein, est loin davoir servi la cause de lhermneutique. En effet, malgr un accent surle langage omniprsent dans VM et ailleurs dans luvre de Gadamer, cette position a entran une fermeture presquetotale aux sciences du langage au XXe s (considres comme victimes de leur propre projet dobjectivation). Aucundbat avec Saussure, Benveniste, Chomsky, ni avec les smioticiens, les thoriciens de la potique et du langage ordi-naire, alors que de tels dialogues nauraient pas manqu denrichir les rflexions des uns et des autres. Gadamer estassez rudement critiqu en ce sens par Pascal MICHON, Potique dune anti-anthropologie. Lhermneutique de Gadamer,Paris, Vrin, 2000.

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    la phronsis). Concerne par la comprhension de soi, lhermneutique est prati-que. Lapprentissage de lhomme est ducation (Bildung), acquisition duneculture dans un contexte douverture, une attitude dhumilit, de rception,avec tact et savoir-faire ; lapprentissage est exprience.

    2. Quapprenons-nous de la vrit partir des arts et du jeu 19 ?

    La premire partie de VM, intitule Dgagement de la question de lavrit : lexprience de lart , contient une longue analyse critique de la subjec-tivisation de lesthtique chez Kant et une proposition, essentielle au projet deGadamer, dans laquelle lauteur veut montrer que lexprience de lart, loin dese rduire lordre du subjectif, est une exprience de ltre20. Lexprienceesthtique montre que le paradigme sujet / objet nest ni universel ni ncessaire la comprhension. Le suggre dj la mtaphore du jeu : nous participons un jeu (de balle ou de cartes par exemple) pour autant que nous refusons de lematriser, et que nous nous laissons prendre ; les joueurs ny ont pas la libertde faire comme bon leur semble ; pour vraiment jouer, il faut se laisser saisir,interpeller, voire jouer par le jeu ( Qui ne prend pas le jeu au srieux est untrouble-fte21 ). Jouer, cest reconnatre un ordre qui nous dpasse et auquelnous nous soumettons volontairement22. Quelles implications tirer pour lacomprhension et la vrit ? Dabord, comme dans le jeu (et les arts), danslexprience de vrit, nous navons affaire ni une domination dun objet parun sujet se prtendant autonome, ni une fermeture de la subjectivit sur elle-mme. Surtout, comme le note Grondin, lexemple montre comment, mmequand la subjectivit est transporte dans un ailleurs, celui de lart, [] ellenen persiste pas moins tre interpelle dans sa plus intgrale continuit. []Lexprience de lart implique, si lon veut, deux aspects qui pourraient semblercontradictoires, mais que lhermneutique juge constitutifs de lexprienceesthtique et quelle tente de penser ensemble laide de la notion de jeu :lexprience dune ralit autonome qui nous dpasse, mais o nous restons en

    19. Lontologie de luvre dart et sa signification hermneutique , VM, p. 119-188 / WM, p. 107-174 ; voir aussi,parmi les textes tardifs, Le mot et limage autant de vrit, autant dtre , La philosophie hermneutique, coll. pi-mthe, Paris, PUF, 2001, p. 185-220.20. Cette premire partie occupe les pages 19-188 (WM, p. 9-174) ; la critique de lesthtique kantienne, les pages 59-87 / 48-76.21. VM, p. 120 / WM, p. 108.22. VM, p. 127 / WM, p. 115 : Nous avons vu que ltre du jeu ne rside pas dans la conscience ou dans la conduitede celui qui joue, mais quil attire, au contraire, celui-ci dans son domaine et le remplit de son esprit. Celui qui joueprouve la ralit du jeu comme une ralit qui le dpasse.

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    mme temps (cest le paradoxe) directement concerns23 . Le rle jou par lart(surtout la posie) acquiert chez Gadamer une importance telle quil lui recon-natra, dans ses crits postrieurs, le statut de ralit minente, majestueuse etspare du monde, qui nonce souverainement sa vrit, voire limpose sous laforme dun diktat : cest une ralit proprement sacre24. En fait, Gadamer finitpar associer troitement lart et la religion, le discours potique et le discoursreligieux, au point daccorder au premier une minence [mot enlev] religieuse(noter le mot effroi dans la citation qui suit, conclusion de larticle), avec unpouvoir proprement krygmatique : Tout nonc de lart dlivre un message,connat et reconnat. Une sorte de bouleversement est mme toujours li cettereconnaissance, un tonnement et presque un effroi devant ce qui est arriv auxhommes et ce quoi ils sont parvenus25.

    De ces analyses, et en raison du caractre paradigmatique de la comprhen-sion dans les arts, Gadamer tire plusieurs consquences pour construire unethorie gnrale de lhermneutique : les notions de participation, dinterpella-tion, dinvitation et rponse, et donc de priorit de lcoute sur la rponse ; cellesde la vrit comme vnement, du dialogue comme structure privilgie delexprience de vrit, un accent sur limplication de tout ltre humain dans leprojet de comprhension26. Ces lments seront dvelopps comme grandeslignes de lhermneutique propose. Tout aussi importante est sa reprise delide selon laquelle ltre de luvre dart repose dans sa reprsentation (Darstel-lung), dont elle ne peut tre spare : une uvre picturale, musicale, thtrale,un pome, nexistent que dans leur ralisation, excution, adaptation, rcitation.Dans des formules proches de Heidegger, Gadamer crit que lart apparatcomme vnement de vrit, ouverture dun monde, rvlation de ltant.Lexprience de lart nous permet de voir le monde pour ce quil est27. Le specta-

    23. Jean GRONDIN, Introduction Hans-Georg Gadamer, Paris, Cerf, 1999, p. 65-66, qui critique, avec beaucoup deperspicacit, limpact que le nominalisme de la science moderne a eu sur les conceptions esthtiques kantienne etpost-kantiennes.24. Voir Le mot et limage autant de vrit, autant dtre , La philosophie hermneutique, p. 185-220 et Exprience esthtique et exprience religieuse in Lart de comprendre. crits II : Hermneutique et champ de lexp-rience humaine, textes runis et trad. sous la dir. de Pierre Fruchon, Paris, Aubier, 1991, p. 293-308.25. GADAMER, Exprience esthtique et exprience religieuse , p. 308.26. GADAMER exprime sa grande admiration pour les diffrentes formes de lart dans LEurope et loikoumen , inLa philosophie hermneutique, p. 221-44. Larticle, bas sur une confrence prononce en 1991, date de 1993. Son der-nier livre publi de son vivant (Esquisses hermneutiques. Essais et confrences, 2000, trad. fr. par Jean Grondin, coll.Bibliothque des textes philosophiques, Paris, Vrin, 2004) contient une section intitule Sur la transcendance de lart (p. 183-236).27. VM, p. 117ss / WM, p. 105ss o Gadamer soppose la conscience esthtique et la neutralisation quelle oprede la vrit dans lart : toute rencontre du langage de lart est celle dun advenir (Geschehen) sans fin et o elle fait elle-mme partie de ladvenir . Gadamer souligne. Excellent rsum dans GRONDIN, IHGG, p. 70-71.

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    cle dune tragdie nous entrane, nous meut et nous permet de mieux compren-dre la tragdie de notre propre existence. La notion de reprsentation estimportante en ceci : ce qui est reprsent apparat dans sa vrit et celle-ci nousest accessible dans la confrontation avec nous-mmes. Dans toute exprienceesthtique, il y a une proposition de vrit qui rsonne dans loreille intrieurede celui qui en fait lexprience dit Gadamer, en renouant avec la notion de verbeintrieur chre Augustin28. Dans lart, lexprience est transmute en uvre ,la ralit y est la fois reprsente et transfigure ; la cration artistique proposeune nouvelle configuration de la ralit, concept qui nest pas sans rappeler celuide refiguration chez Paul Ricur29.

    Reprenant la doctrine de la mimsis de Platon, Gadamer rappelle queluvre dart nest ni simple copie ni copie plus ou moins imparfaite de la ralit ;elle donne accs ltre et ainsi permet de connatre, ou mieux, de reconnatre, lerel, de faire une redcouverte qui est lutte contre loubli ; cest une anamnse,dira Gadamer, dans une rfrence explicite Platon30. Dans lart, nous avonsaffaire une transmutation (ou transfiguration : Verwandlung) en uvre : laralit et nous-mmes sommes mtamorphoss dans luvre dart, porteuse devrit ; dans la rencontre avec luvre dart, se manifeste une vrit qui rvle laralit et les tres humains eux-mmes, leur permet de se reconnatre31.

    28. VM, p. 441-51 / WM, p. 422-31 sur Le langage et le verbe . Dans cette section, Gadamer est inspir non par lescrits dAugustin sur le langage, mais par ses dveloppements sur lincarnation et la Trinit (cest De Trinitate qui estcit dans cette section de VM), et, de faon plus gnrale, par la pense chrtienne de lincarnation. Ce thme est fon-damental pour lhermneutique gadamrienne, mme si son traitement, dans VM, est court et parfois allusif. JeanGrondin a tent de dvelopper les indications de Gadamer sur la question du verbe intrieur et limportance dAugus-tin pour lhermneutique dans plusieurs tudes. Voir GRONDIN, Luniversalit de lhermneutique, p. 28-41 ; Gadamer and Augustine: On the Origin of the Hermeneutical Claim to Universality in Sources of Hermeneutics,p. 99-110 ; IHGG, p. 191-201 ; Luniversalit de lhermneutique et de la rhtorique : ses sources dans le passage dePlaton Augustin dans Vrit et mthode , Revue internationale de philosophie, 54, 2000/213, p. 469-85.29. Voir les analyses de Paul RICUR, dans Temps et rcit, tomes 1-3, Paris, Seuil, 1983-1985 et la synthse apprcia-tive et critique dHenri BLOCHER, Fruits dautomne : La fcondit de lge illustre par Paul Ricur , Fac-Rflexion,17, 1991, p. 32-47. Linspiration de Gadamer est cependant heideggrienne (HEIDEGGER, Lorigine de luvredart , Chemins qui ne mnent nulle part, Paris, Gallimard, 1980 ; original all., 1935) ; comme le relve GRONDIN,IHGG, p. 70, la mise en uvre accomplie par lart reste pour Gadamer une exprience ontologique .30. VM, p. 133 / WM p. 120-121 ; voir les tudes de GADAMER runis dans Lactualit du beau, trad. de Elfie Poulain,Paris, Alinea, 1992 (original all., 1977).31. VM, p. 128-139 / WM, p. 116-126. La transmutation, en revanche, signifie que quelque chose est dun coup eten totalit autre chose et que cette autre chose, quil est en vertu de la transmutation, est son tre vrai, au regard duquelson tre antrieur est nul et non avenu. [] Ainsi lexpression employe, celle de transmutation en figure [Verwan-dlung ins Gebilde] signifie que ce qui existait auparavant nexiste plus, mais aussi que ce qui existe maintenant, ce qui sereprsente [darstellt] dans le jeu de lart, est le vrai qui subsiste. (p. 129 / 116-17).

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    3. Hermneutique et philosophie pratique

    Lhermneutique est une philosophie pratique : Gadamer renouera avec latradition de lhumanisme, plus prsente dans lhistoire de la philosophie quon nele supposait : il rappelle donc des ralits essentielles (y compris au chercheurscientifique) concernant la connaissance : le sens commun, le tact, le bon got, lebon sens, la sagesse pratique. En tout cas, dans des questions qui nous concernentpersonnellement, nous aspirons les dvelopper : un jugement sr, le sens duvrai, un savoir-faire quon apprend moins thoriquement que sur le terrain, ensocit, en baignant dans la culture, en conversation avec la tradition. Ici le tactou le got est sens des convenances , mais aussi de la mesure [et] de lajustesse32 . De la phronsis aristotlicienne qui veille sur ces considrations,prudence et sagesse pratique, Gadamer dira quelle consiste [] en une capacit adapter cette sagesse des situations particulires33 ; on pourrait dire lacapacit de se dbrouiller, de sen sortir, de se tirer de mauvais pas34. Cest sur labase de cette premire partie de Vrit et mthode, que lauteur entreprend, dansla partie centrale35, de poser les fondements dune thorie hermneutique dontnous rappellerons ici les grandes lignes. La grande diversit de ces lments nedevrait pas masquer une unit fondamentale que nous tenterons de faire ressortir.

    4. Les grandes lignes de lhermneutique philosophique

    a) Lhistoricit de la comprhension et le cercle hermneutique

    Reconnatre lhistoricit radicale de la comprhension, cest llever au rangde principe hermneutique : voil comment Gadamer aborde la deuximegrande section de la partie centrale de son uvre. La dcouverte heideggriennede la structure de pralable de la comprhension lui sert de point de dpartconcret. Heidegger, sur ce point, est clair : Ce qui est dcisif, ce nest pas desortir du cercle, cest de sy engager convenablement. Ce cercle du comprendrenest point un cercle o se meut un mode quelconque de connaissance, mais ilbbb

    32. GADAMER, VM, p. 22-23, 37-38 / WM, p. 12-13, 27-28.33. Id., VM, p. 39 / WM, p. 29.34. Nous avons mis profit cette notion pour expliquer la parabole dite de lintendant malhonnte (Lc 16.1-13) dansLes paraboles aujourdhui, Qubec, La Clairire, 1994, p. 198-201.35. Extension de la question de la vrit la comprhension dans les sciences de lesprit , dont la premire sectionest historique (p. 191-285) ; elle sera suivie dune section intitule Les grandes lignes dune thorie de lexpriencehermneutique , p. 226-402, dont nous proposons schmatiquement ici les ides matresses.

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    est lexpression de la structure existentiale de pralable du Dasein lui-mme36. En rappelant la circularit ontologique du comprendre, Gadamer en souligne laralit (le sens ontologique positif du cercle) et rappelle lhistoricit et la finitudede la comprhension37. Cette historicit sexprime concrtement dans luniver-salit des prjugs (pr-opinions ou pr-esquisses) que nous apportons avec nousconstamment dans notre lecture de textes, notre interprtation de faits, nosrencontres de personnes. Do le premier correctif lhermneutique mthodo-logique (et la premire grande ligne de lhermneutique philosophique) : lareconnaissance de la ncessit des prjugs et leur rhabilitation (avec la traditionet lautorit).

    b) Rhabilitation des prjugs, de lautorit et de la tradition

    LAufklrung a dfini le savoir rationnel et scientifique par le rejet des prjugsnourris par la tradition, la religion et lautorit. Sa devise, que Kant rappelle, en estlexpression lapidaire : Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propreentendement ! Voil la devise des Lumires38 ; cest particulirement lautorit etla tradition du christianisme et de la Bible, comme le note Gadamer, et les prjugsqui leur taient associs, qui sont viss39. Cette exclusion des prjugs et dumoment subjectif est au fondement de toute scientificit moderne depuis lesmthodologies du XVIIe sicle , et constitue lessence vritable du mouvementdes Lumires de la modernit40 . Sans cder lirrationalisme ni souscrire aurelativisme, Gadamer y voit un ensemble de prjugs qui sont, eux-mmes, loindtre fonds. ses yeux, le rejet systmatique par le rationalisme moderne de latradition, des prjugs et de lautorit est lui-mme un mauvais prjug quil fautdmasquer et rejeter41. Gadamer instruit cette question, en apparence la plus

    36. HEIDEGGER, Sein und Zeit, p. 153 (trad. fr. intgrale de E. Martineau sur la 10e dition allemande : tre et temps,Paris, Authentica, 1985, dition hors commerce, p. 124) ; souligns dans le texte. Sur le cercle hermneutique chezHeidegger, voir la premire partie de cet article, Thologie vanglique 4, 2005/2, p. 74-75.37. VM, 287ss / WM, p. 271ss.38. E. KANT, Rponse la question : Quest-ce que les Lumires ? . Le texte date de 1784 et est disponible en plu-sieurs ditions et traductions de luvre de Kant. La phrase apparat au dbut du texte. Voir E. KANT, uvres philoso-phiques, tome 2, coll. Bibliothque de la Pliade, (sous dir. F. Alqui), Paris, Gallimard, 1985, p. 209.39. VM, p. 293 / WM, p. 277.40. GADAMER, Hermneutique et autorit , Esquisses hermneutiques, p. 61.41. VM, p. 291-98 / WM, p. 275-81. Ce nest quen reconnaissant ainsi que toute comprhension relve du prjug,que lon prend toute la mesure du problme hermneutique. [] En effet, il existe aussi un prjug des Lumires quiporte et dtermine leur essence. Ce prjug fondamental des Lumires est le prjug contre les prjugs en gnral, quienlve ainsi tout pouvoir la tradition. (p. 291 / p. 275). Ailleurs (VM, p. 297 / WM, p. 281), Gadamer relve : Ledpassement de tous les prjugs, cette exigence globale de lAufklrung, savrera tre lui-mme un prjug, dont seulela rvision frayera la voie une comprhension approprie de la finitude qui domine non seulement notre tre, maisgalement notre conscience historique. Dnoncer le prjug contre les prjugs, il fallait le faire !

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    dfavorable la cause dune hermneutique rationnelle, et montre que cette notionpeut retrouver une fonction lgitime et ncessaire dans lexprience de comprhen-sion et de vrit. On peut saviser de la dimension positive des prjugs en notantque lquivalent latin praejudicium par exemple et lusage de la jurisprudence neprdisposent pas en faveur dun traitement ngatif : un prjug est un jugementport avant lexamen dfinitif de tous les lments dterminants quant au fond.Dans la pratique de la justice, prjug voulait dire dcision juridique antrieure aujugement dfinitif proprement dit42. Ce nest donc pas ncessairement uneerreur de jugement, puisquil permet soit une issue positive soit une issue ngative.En dautres termes, il y a des prjugs positifs , crit Gadamer en franais dansson texte43. Des prjugs peuvent lgitimement nous faire accepter comme dignesde foi, et comme faisant autorit, certaines valeurs, institutions et traditions : lerejet total par lAufklrung des prjugs est inacceptable parce quil nest simple-ment pas conforme la rationalit elle-mme. Reconnatre une autorit nest pasncessairement soumission irrationnelle ou abdication de la raison. Ce peut tre lasimple et rationnelle reconnaissance que lautre nous est suprieur en jugementet en perspicacit, quainsi son jugement lemporte, quil a prminence sur lentre. [] Elle repose sur la reconnaissance, par consquent, sur un acte de laraison elle-mme qui, consciente de ses limites, accorde dautres une plus grandeperspicacit44. Loin dtre un inconvnient, le prjug apparat, en raison denotre finitude et de la structure fondamentale de notre comprhension, commeune condition ncessaire de celle-ci. Simaginer avoir un accs direct, objectif etneutre la connaissance sans prsupposs, cest se leurrer et tromper les autres45.Fondamentalement, il en est ainsi parce que nous ne sommes jamais premiers ; pasmme dans notre rapport notre propre conscience. Le problme de Dilthey cetgard, note Gadamer, est quil na pas t suffisamment radical : son point dedpart dans la conscience des Erlebnisse na pas pu rejoindre la ralit historiqueparce que tout Erlebnis est dj dtermin par les ralits historiques auxquelles

    42. Voir VM, p. 291 / WM, p. 275.43. VM, p. 291 / WM, p. 275.44. VM, p. 300 / WM, p. 284. Voir aussi Hermneutique et autorit. Un bilan , Esquisses hermneutiques, p. 63.Dans cet article, Gadamer illustre, par lexemple de sa propre ducation, que lon peut accepter librement et rationnel-lement une autorit. Opposer systmatiquement raison et autorit nest donc pas rationnel.45. Gadamer renoue avec des considrations connues auparavant par les crits de Rudolf Bultmann comme laccentsur la prcomprhension (Vorverstndnis) et la ncessit des prsupposs dans linterprtation des textes. Sur la ques-tion des prsupposs en exgse biblique, le locus classicus est R. BULTMANN, Une exgse sans prsupposition est-ellepossible ? , Foi et comprhension, t. I, Paris, Seuil, 1969, p. 167-75. Voir aussi son Le problme de lhermneutique ,in ibid., p. 599-626. Sur lhermneutique de Bultmann, nous rappelons ltude magistrale dHenri BLOCHER, Lhermneutique selon Rudolf Bultmann , Hokhma 2, 1976, p. 11-34.

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    nous appartenons dj. La prise de conscience de soi-mme, les particuliersautobiographiques sont dj situs ; en eux, lhistoire est reprivatise46 . Cestparce que lhistoire ne nous appartient pas ; au contraire, nous lui appartenons :bien avant daccder la comprhension de nous-mmes par la rflexion sur lepass, nous comprenons de manire spontane dans la famille, la socit et ltato nous vivons . Et Gadamer de conclure en renversant lchelle des valeursconcernant prjugs et jugements : Le foyer de la subjectivit est un miroir dfor-mant. La prise de conscience de lindividu par lui-mme nest quune lumiretremblante dans le cercle ferm du courant de la vie historique. Cest pourquoi lesprjugs de lindividu, bien plus que ses jugements, constituent la ralit historique deson tre47.

    Il sensuit que la tche urgente nest pas de se dbarrasser des prjugs, maisde les reconnatre et dapprendre les dvelopper comme des leviers decomprhension48 . Certes, tous les prjugs ne sont pas galement acceptableset certains ne sont pas sans danger. Aussi bien leur rhabilitation par Gadamerne lgitime pas tous les prjugs possibles, ce qui provoquerait des pratiquesdinterprtation arbitraires et inacceptables49. Reconnaissons cependant quilssont dabord invitables du fait mme de notre finitude. Il faut donc en prendreconscience et gurir dun objectivisme dautant plus naf quil est subjectivisteet relve loccasion dun ethnocentrisme troit. Deuximement, il ne faut passe laisser imposer ses prjugs (ou anticipations) par des intuitions populaires ;il faut les laborer partir des choses mmes dit Gadamer, reprenant dieSache de Heidegger (et malgr une tension quon pourrait percevoir), sansrevenir un dogmatisme pr-kantien. Nos prjugs slaborent dans la confron-tation avec les choses mmes ; dans cet exercice, on donne aux plus fconds etfonds (Gadamer dit mme les prjugs vrais ), loccasion de sexprimer.Cest dans lexercice de comprhension, dans linteraction avec le texte, dans ledialogue avec les choses concernes, que nous apprenons mettre de ct demauvais prjugs et en dvelopper de nouveaux, plus en harmonie avec les

    46. VM, p. 297-98 / WM, p. 281-82.47. Ibid. p. 298 / p. 281. Cest Gadamer qui souligne.48. J. GRONDIN, Luniversalit de lhermneutique, p. 167.49. Gadamer pose trs clairement la question de la lgitimit des prjugs : Pour une hermneutique vritablementhistorique, la question centrale, la question fondamentale du point de vue de la thorie de la connaissance, peut donctre formule ainsi : sur quoi doit se fonder la lgitimit des prjugs ? Quest-ce qui distingue les prjugs lgitimes detous ceux, innombrables, quil appartient incontestablement la raison critique de surmonter ? , VM, p. 298 / WM,p. 281-82. Question importante ; elle problmatise le rapport aux choses elles-mmes auxquelles Gadamer fait souventappel.

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    choses elles-mmes, plus adquats ce dont il est en question, et ainsi accueillirla vrit qui sy exprime. Il faut noter cependant que la structure danticipationest permanente : nous rejetons certains prjugs parce que nous en adoptons(parfois provisoirement) dautres, qui semblent plus justifis et fructueux. Cestdonc au contact des choses mmes que le partage entre les prjugs se fait.Reprenant une thse de Sein und Zeit, Gadamer crit : Cest prcisment cerenouvellement incessant de la projection, constitutif du mouvement du sensdans la comprhension et linterprtation, cest ce phnomne que dcritHeidegger. Quiconque cherche comprendre est expos aux erreurs suscitespar des pr-opinions qui ne rsistent pas lpreuve des choses mmes50.

    Si nous reconnaissons quil ne peut y avoir dauto-effacement devant untexte (un fait, une personne ou une uvre comprendre), nous viterons lanavet positiviste de ceux qui esprent faire parler directement les choses elles-mmes (ou les textes eux-mmes), sans aucune intrusion subjective ou langa-gire. Ne doit-on pas reconnatre que les choses elles-mmes ne peuvent nousparler quen fonction des projets dintelligibilit que nous leur soumettons51 ?Il est dautant plus difficile de marchander notre assentiment Gadamer sur cetenseignement que nous pensons sa source dans lcriture, et sa transmission,une initiative chrtienne ; sil a subi des altrations lors de son passage parHeidegger de qui Gadamer le tient, il na pas t entirement dfigur.

    Les notions dautorit et de tradition sont, elles aussi, rhabilites : le discr-dit que leur ont fait subir les Lumires nest pas justifi ; lautorit et la traditionne sopposent pas (en tout cas pas toujours) la raison, comme si elles taient auservice de lobscurantisme et de larbitraire. En fait, ce qui est transmis par latradition peut tre (souvent ? en gnral ?) ce qui a pass lpreuve du temps, at jug plausible, sens, au point dtre librement reu et retransmis. La tradi-tion (et toute autre autorit lgitime) na pas besoin de simposer par la force ;elle est accueillie en raison de sa crdibilit, de son vidence intrinsque aux yeuxde ceux qui lacceptent ; une fois le processus accompli, ces contenus sontassums et conservs en leur validit52. Dans ces conditions, cest une abstractioninacceptable que dopposer raison et tradition. Comme tres humains, nous

    50. VM, p. 288 / WM, p. 272. Voir aussi Du cercle de la comprhension , La philosophie hermneutique, p. 73-83.51. Voir J. GRONDIN, Luniversalit de lhermneutique, p. 169.52. Lun des exemples quoffre quelques reprises Gadamer est celui de lducation : les enfants apprennent leur lan-gue dans un contexte o ils reconnaissent lautorit des parents et des enseignants et lon nimagine pas que les chosespuissent tre autrement. Voir GADAMER, Hermneutique et autorit , Esquisses hermneutiques, p. 63.

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    sommes aussi des tres de tradition, dtermins par la raison certes, mais aussipar les us et coutumes des socits dont nous faisons partie. la formation socio-culturelle des individus participent lactivit de la raison autonome et lducation(formation et culture : Bildung)53. Celle-ci opre par transmission et accueil decontenus qui proviennent aussi de la tradition et sont communiqus dans descontextes o sexercent diffrentes formes dautorit, sans donner penser que latradition est une entit irrationnelle quil faudrait rejeter. En vrit, les attentesde sens qui nous provoquent la comprhension naissent du fait de notre appar-tenance une tradition ; dans le dialogue ou la confrontation avec les chosesmmes, nous donnons ces attentes loccasion de sexprimer ; ce faisant, nousconfirmons notre insertion dans une chane que nous continuons notre tour54.Cet enracinement de nos prjugs dans la tradition met au jour une doubleobservation. Dabord, il ne faut pas donner une tournure trop pistmologiqueaux prjugs chez Gadamer : il sagit d anticipations de sens qui peuventchanger mais ne seront jamais leves. Deuxime remarque : nous ne sommes pasentirement libres leur gard : Les prjugs et les proccupations, quioccupent la conscience de linterprte, ne sont pas, en tant que tels, sa libredisposition. Il nest pas de lui-mme en mesure de distinguer pralablement lesprjugs fconds qui permettent la comprhension, de ceux qui lui font obstacleet mnent des contresens55. La comprhension ne se fait pas autrement quedans un dialogue qui cherche tre la hauteur de la chose (Sache) partir deces prconceptions qui nous habitent.

    c) La distance temporelle

    Si la tradition ne fait plus lobjet dun discrdit injustifi, la distance tempo-relle cesse dtre considre comme un obstacle quil faut rduire pour parvenir la comprhension. Ce nest plus labme quil faut franchir parce quil spareet loigne ; il est, en ralit, le fondement qui porte ladvenir (Geschehen) danslequel le prsent plonge ses racines. La distinction des priodes nest donc pas unobstacle surmonter. [] Il importe en ralit de reconnatre dans la distancebbb

    53. Selon Gadamer, la formation ou ducation au sens de Bildung caractrise essentiellement les sciences humaines etlhomme sage ou cultiv. Celui qui est cultiv nest pas celui qui dploie un savoir suprieur mais seulement celui qui,je reprends lexpression de Socrate, na pas oubli le savoir de son non-savoir (confrence prononce par Gadamer Heidelberg en 1995, comme cite par GRONDIN, IHGG, p. 45).54. Pour des rapprochements avec la notion biblique et chrtienne de tradition, nous renvoyons notre article Tradition(s) , Le Grand Dictionnaire de la Bible, Clon dAndran, Excelsis, 2004.55. VM, p. 317 / WM, p. 301.

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    temporelle une possibilit positive et productive de la comprhension56. Enun mot, cest lespace dans lequel la comprhension historique est possible, sanslequel ni les prjugs ni le cercle hermneutique ne peuvent exercer leurfonction. Le cercle hermneutique (reconnu dabord dans la rhtorique avantdtre saisi comme principe hermneutique), en prcisant que les lments sedterminent partir du tout, et quils dterminent celui-ci leur tour (nous levrifions aisment dans lapprentissage dune langue ancienne par exemple),joue un rle effectivement central. Il montre que les attentes de sens prsuppo-ss ne sont pas limines, mais rectifies selon les exigences du texte interprt.Laccord des parties et du tout est une condition ncessaire de comprhension,mais elle nest pas suffisante. Sa formulation par Schleiermacher nest pas encoresatisfaisante57. son encontre, Gadamer rappelle que linterprtation necherche pas retrouver ltat desprit de lauteur, mais une entente (Einverstnd-nis) sur ce qui est en question58. La description heideggrienne du cercle, plusfructueuse, prcise quil nest ni formel, ni objectif ni subjectif : il ne fait queprsenter le comprendre comme le jeu o passent lun dans lautre le mouve-ment de la tradition et celui de linterprte59. Or, cette anticipation de sens qui guide notre comprhension dun texte nest pas lacte de la subjectivit,mais se dtermine partir de la communaut (Gemeinsamkeit) qui nous lie latradition , communaut saisie en continuelle formation par notre proprerapport la tradition. Par cet appel, Gadamer espre conjurer le subjectivisme,sans retomber dans un objectivisme pistmologique. Dans la mesure o nouscomprenons, nous nous insrons dans cette communaut et participons lvnement de transmission. Le cercle reprsente effectivement une dimensionstructurelle ontologique de la comprhension, au point, crit Gadamer quenous prsupposons une parfaite unit de sens transmise et nous suspectonsla tradition seulement si le texte nest pas comprhensible : On ne prsupposepas seulement une unit de sens immanente qui fournit un guide au lecteur,mais la comprhension du lecteur est aussi constamment dirige par des attentesde sens transcendantes, naissant de sa relation la vrit de ce qui est vis60. Ce prjug nexige pas seulement quun texte exprime parfaitement ce quil est

    56. VM, p. 319 / WM, p. 302.57. Voir la premire partie de cet article, Thologie vanglique, 4, 2005/2, p. 69.58. VM, p. 312-14 / WM, p. 296-97.59. VM, p. 315 / WM, p. 298. Gadamer ne reprend pas telle quelle la notion heideggrienne de cercle. GRONDINcompare et contraste utilement les deux conceptions in IHGG, p. 121-28.60. VM, p. 315 / WM, p. 299.

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    cens signifier, mais aussi que ce quil dclare soit la parfaite vrit61 . Cesprjugs, conus en rapport la chose dite, au langage qui la porte, entrefamiliarit et tranget, constituent lappartenance hermneutique latradition : Cest dans cet entre-deux (Zwischen) que lhermneutique a son vrita-ble lieu62. Ici Gadamer dveloppe une thse qui sera trs controverse, maisqui est tout fait cohrente avec les lignes gnrales de sa thorie : Le sens duntexte dpasse son auteur, non pas occasionnellement, mais toujours. Cestpourquoi la comprhension est une attitude non pas uniquement reproductive,mais aussi et toujours productive63. Gadamer refuse de donner asile lidalromantique de comprhension selon lequel comprendre, cest comprendre unauteur mieux que lui-mme. Pour lui, ds que lon comprend, on comprendautrement64 . Un texte nest pas une simple expression de lintention delauteur ni mme expression de la vie ; il possde une prtention la vrit, celamme que recherche linterprtation. La tche hermneutique, crit Gadamer,accde delle-mme une problmatique qui porte sur le fond (sachliche) et qui lacommande ds le dpart65. Dans ce contexte, lune des fonctions de la distancetemporelle est de nous faire prendre conscience de nos prjugs et de leurvaleur : si les prjugs vrais assurent la comprhension et les faux la mcompr-hension, cest lloignement temporel qui permet souvent (Gadamer avaitdabord crit, dans les premires ditions de WM, toujours ) doprer leclivage entre les types de prjugs66. Parce que la tradition est pense de lautre,elle provoque les prjugs en nous ; elle permet de poser la question qui amne la suspension de nos jugements pour examiner les prjugs et leur valeur. Lessence de la question est douvrir et de maintenir les possibilits. [] Unepense vraiment historique doit inclure celle de sa propre historicit67. Cestcela qui permet de comprendre de faon historique ; or, il faut mettre en lumirela ralit de lhistoire dans la comprhension elle-mme, ou inclure le travail delhistoire (voir la section suivante) dans le processus de comprhension. Cest cette seule condition dira Gadamer, que nous chapperons la navet delhistoricisme, qui oublie sa propre situation dans lhistoire, pour dvelopperune comprhension authentiquement historique.

    61. VM, p. 316 / WM, p. 299.62. VM, p. 317 / WM, p. 300. Cest Gadamer qui souligne.63. VM, p. 318 / WM, p. 301.64. VM, p. 318 / WM, p. 302.65. VM, p. 290 / WM, p. 274. Cest Gadamer qui souligne.66. VM, p. 320 / WM, p. 304, n. 228.67. VM, p. 321 / WM, p. 304-05. Cest Gadamer qui souligne.

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    d) La Wirkungsgeschichte (le travail de lhistoire)68

    Le concept de travail de lhistoire est un autre aspect de lhermneutiquegadamrienne qui a provoqu de nombreuses discussions et parfois de profondesincomprhensions. Concept central de VM (Gadamer en fera mme un principeque le reste de louvrage dveloppe), il dsigne, en premire approximation,laction (ou lefficience) de lhistoire dans la comprhension humaine. Nousvenons de le voir, avant dtre une limite la comprhension, lhistoricit oprecomme un de ses principes fondamentaux. En parlant de Wirkungsgeschichte,Gadamer reprend et radicalise une ide dj prsente dans la pense allemandedu XIXe sicle. Cest un fait, crit-il, que lintrt de lhistorien ne sattache passeulement au phnomne historique ou luvre transmise mais aussi, en unethmatique seconde, leur action dans lhistoire [Wirken in der Geschichte] (qui,aprs tout, comprend aussi lhistoire de la recherche). [] Dans cette mesure, letravail de lhistoire [Wirkungsgeschichte] nest pas nouveau69. Une nouvelleexigence conceptuelle se fait pourtant valoir chez Gadamer. Quand nouscherchons comprendre un fait historique qui dtermine globalement notrepropre situation hermneutique, nous sommes soumis aux effets (Wirkungen) dutravail de lhistoire (der Wirkungsgeschichte). Si lhistoricisme croit pouvoir isoleret objectiver les lectures historiques et les sparer du sens original (pour la raisonquil a pris conscience de laction de lhistoire sur sa comprhension), ilsillusionne sur sa capacit dobjectivit et de neutralit puisquil propose laperspective en question du sein mme de lhistoire. En se rclamant dunemthodologie critique, lobjectivisme renie les prsupposs qui commandent sapropre comprhension. Mme si elle est consciente de son historicit, lintelli-gence historiciste ne sen affranchit pas du fait dtre en possession de cette infor-mation. Ses prtentions de neutralit et dobjectivit ne sont donc pas fondes.La conscience historique (geschichtliches Bewutsein) est une conscience djtravaille et dtermine par les effets de lhistoire : cest une conscience du

    68. La notion de Wirkungsgeschichte est aussi centrale lhermneutique de Gadamer quelle est dlicate articuler etque lexpression est difficile traduire ; dans son uvre-matresse, Gadamer en fait le point culminant de lexpos(VM, p. 322-29 / WM, p. 305-12), quil fait suivre de lanalyse de la conscience du travail de lhistoire au plan delexprience historique et langagire. Des nombreuses traductions proposes de lexpression, la meilleure nous sembletre celle de Jean Grondin (mme si, trangement, elle na pas t retenue dans la traduction officielle de WM laquelle il a pourtant particip) : travail de lhistoire ; lexpression conscience du travail de lhistoire rendwirkungsgeschichtliches Bewutsein ; voir GRONDIN, La conscience du travail de lhistoire et le problme de la vriten hermneutique , Archives de philosophie 44, 1981/3, p. 435-53, repris dans GRONDIN, Lhorizon hermneutique dela pense contemporaine, coll. Bibliothque dhistoire de la philosophie, Paris, Vrin, 1993, p. 213-233.69. VM, p. 322 / WM, p. 305.

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    (gnitif objectif et subjectif) travail de lhistoire, une conscience que nous avonsde linfluence ou de lefficience de lhistoire sur notre connaissance, mais aussiune conscience due (au moins en partie) lhistoire (wirkungsgeschichtlichesBewutsein)70. Notion trs forte et problmatique tout la fois. Trs forte,puisquelle met fin la suffisance nave de lhistoricisme (comme celle exempli-fie par la mthode historico-critique dans les tudes bibliques par exemple)dune parfaite transparence soi-mme, de la capacit de sauter par-dessuslhistoire en vue de dterrer un sens primitif occult tous ceux qui lont prcd.Notion problmatique : peut-elle chapper laccusation de relativisme ? Cenest pas seulement dire, comme Gadamer la dj fait, que lhistoire nous appar-tient moins que nous ne lui appartenons. Ici, comme Grondin le relve, lhistoire se trouve leve au rang de sujet transcendantal qui rend possible laconnaissance71 . Lhistoire travaille de faon souterraine, implicite ; elle produitson uvre en nous sans que lon sache le quoi ni le comment. On se rapprochedangereusement dune conception qui lgitimerait lordre existant, tout ordreexistant, puisque celui-ci serait toujours le rsultat du travail de lhistoire, cedernier se transformant en raison de lhistoire ; cest lun des points de la contro-verse Habermas Gadamer, et si lon sen tient aux seuls arguments changs, ilest difficile de ne pas donner raison la critique habermassienne72. En suivantles indications de Gadamer, son disciple francophone probablement le plusfidle et le plus cratif, Jean Grondin, a tent de relever le dfi que ce conceptpose lhermneutique : sassurer que sa dfinition de la vrit rponde descritres publics acceptables (donc tre critique vis--vis delle-mme) et montrersa capacit de distinguer entre le vrai et le faux, la vrit et le mensonge, sans plierdevant le diktat de la raison. La rponse propose est une notion de vrit commevnement (la comprhension est quelque chose qui nous arrive, nous en faisonslexprience dans lhistoire et en gnral sans quil y ait besoin de preuveextrieure73) et comme participation une exprience de sens, une exprience

    70. VM, p. 322-23 / WM, p. 306 ; voir aussi GRONDIN, Lhorizon hermneutique de la pense contemporaine, p. 217-222. Quelquun qui est expos la mort et qui en a conscience nen demeure pas moins expos la mort, sans moyendy chapper.71. GRONDIN, ibid., p. 219.72. Dbat trs instructif (on peut ajouter Karl-Otto Apel du ct de Habermas) sur lequel nous ne pouvons pas nousarrter ici. Les ractions de Habermas sont rapportes dans son Logique des sciences sociales et autres essais, traduit, avecun avant-propos, par Rainer Rochlitz, Paris, PUF, 1987. Les rponses de Gadamer se trouvent dans Lart de compren-dre. crits I : Hermneutique et tradition philosophique, trad. de Marianna Simon, Paris, Aubier Montaigne, 1982.RICUR a tent une mdiation entre les protagonistes dans son Hermneutique et critique des idologies , Du texte laction. Essais dhermneutique II, Paris, Seuil, 1986, p. 333-71. Il se situe plutt du ct de Gadamer, mais en accen-tuant le rle de la distanciation critique.73. Voir VM, p. 503 / WM, p. 482 o Gadamer fait appel lexprience du beau et du vrai chez Platon.

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    subie puisquelle est entirement le fait du travail de lhistoire. Dans ces deuxdimensions, Grondin retrouve lquivalent de la vrit comme adquation tradi-tionnelle entre la ralit et lintelligence74. Dans la version non-pistmologiquede la vrit chez Gadamer, elle sexprime comme fusion de la chose et ducomprendre. Le concept de fusion des horizons en permettra lexplicitation, charge de vrifier les preuves avances par la suite.

    e) La fusion des horizons (Horizontverschmelzung)

    Laccent de Gadamer sur lapport de la tradition et le travail de lhistoire lacomprhension doit tre balanc par la prsentation dun autre concept, celui de fusion des horizons . Le concept est central lhermneutique philosophique(bien que lexpression elle-mme ne soit pas trs frquente dans les crits deGadamer). La rhabilitation de la tradition et du rle des prjugs dbouche surune dfinition indite de la comprhension : Le comprendre lui-mme doit trepens moins comme une action de la subjectivit que comme insertion dans le procsde la transmission o se mdiatisent constamment le pass et le prsent75 ,dfinition explicite dans une assez longue section dans VM sur la significationde la distance temporelle et la Wirkungsgeschichte. Cest vers la fin de cette sectionque Gadamer introduit le concept de fusion des horizons. Contre Dilthey, ilsoutient que, pour comprendre, le lecteur contemporain na pas besoin de sortirde son horizon et de se transporter dans lhorizon historique pass de lauteur.Au contraire, dans lexercice de comprhension, le lecteur garde son horizonpropre ; la comprhension est fusion dhorizons, celui, prsent, du lecteur, etcelui, pass, du texte ancien interprter. La notion slargit facilement lacomprhension de toutes sortes de textes et de situations, cultures, personnespasses ou prsentes et la comprhension de soi. Mme si le terme horizon a un usage assez commun, il vaut la peine de circonscrire le sens que lui rattacheGadamer. Gadamer le dfinit comme le champ de vision qui comprend etinclut tout ce que lon peut voir dun point prcis76 . Plutt que simplesynonyme de point de vue subjectif ou de perspective (ce qui rapprocherait

    74. GRONDIN, ibid., p. 229-30. Cette comprhension permettrait en outre Gadamer de rester en troite relationavec la pense heideggrienne en son volution, et de combiner les notions de vrit comme ouverture et, aprs lafameuse Kehre de Heidegger, comme vnement de ltre. Pour Gadamer cependant, cest le Dasein insr dans lhis-toire qui fait lexprience de la vrit comme comprhension. GRONDIN insiste sur cette prgnance du concept : LaWirkungsgeschichte remplace bel et bien le destin de ltre, mais pour redonner une plus grande place au Dasein relinsr dans ce processus historique et lexprience de sens quil transmet. (ibid., p. 225).75. VM, p. 312 / WM, p. 295. Cest Gadamer qui souligne.76. VM, p. 324 / WM, p. 307.

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    Gadamer un peu trop de Nietzsche), lhorizon, cest ce que lon voit depuis unpoint de vue77 . Les qualificatifs qui lui sont rapports sont : troit, large, born,ouvert, ferm, etc. Un horizon change, slargit, sacquiert. Gadamer prcise quelon comprend toujours partir dun horizon ; mme si on nen a pas toujoursconscience, on comprend toujours partir de soi et de son monde : cest lapremire application du concept en jeu, quil faut quilibrer par le rappel duneexigence parallle : pour comprendre, il faut se placer dans lhorizon historique, lhorizon qui permet ce que lon veut comprendre de livrer les traits qui sontles siens78 . Bien quhsitant utiliser une formule de Schleiermacher et deDilthey quil avait par ailleurs critique, Gadamer crit : Quiconque omet dese placer ainsi dans lhorizon historique partir duquel parle la tradition, semprendra sur la signification des contenus quelle transmet. En ce sens, cest,semble-t-il, une exigence hermneutique lgitime quil faille se mettre la placede lautre pour le comprendre79. Cette affirmation est cependant immdiate-ment nuance par la question suivante : Y a-t-il ici deux horizons distincts,lhorizon dans lequel vit celui qui comprend et celui, propre chaque poquedans lequel il se replace80 ? Sans rejeter entirement le langage dhorizonsdistincts (en tout cas spars), Gadamer risque, pour le qualifier, lexpression robinsonnade de lAufklrung historiciste [] fiction dune le inaccessible81 .En dautres termes, on parle bien dhorizons diffrents, mais il faut reconnatrequils ne peuvent tre distingus que par un acte dabstraction, puisquils ne sontjamais saisis lun sans lautre82. Il y a l une difficult laquelle il faut revenir :en effet, si la thse de Gadamer est tire dun ct, elle revient la simple affir-mation du principe de la spirale de lhermneutique traditionnelle ; si elle estpousse lautre extrme (concevoir un horizon unique dont les limites seraientrepousses toujours plus loin dans la tradition), elle revient renier laltrit delautre que nous voulons comprendre.

    77. GADAMER, ibid. ; voir aussi en ce sens Jean GRONDIN, La fusion des horizons. La version gadamrienne deladaequatio rei et intellectus ? , Archives de philosophie, 68, 2005/3.78. VM, p. 324-25 / WM, p. 308.79. VM, p. 325 / WM, p. 308.80. VM, p. 325 / WM, p. 309.81. VM, p. 325-6 / WM, p. 309.82. Lhorizon du prsent ne se forme donc absolument pas sans le pass. Il ny a pas plus dhorizon du prsent quipuisse exister part quil ny a dhorizons historiques que lon devrait conqurir. La comprhension consiste au contrairedans le processus de fusion de ces horizons soi-disant indpendants lun de lautre. , VM, p. 328 / WM, p. 311. Gadamersouligne.

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    La mtaphore dhorizon se complique ici de celle de fusion : Quest-ce quunefusion dhorizons ? Une autre image en permettra peut-tre la saisie : deux tradi-tions diffrentes peuvent samalgamer et fusionner ; en merge une nouvelletradition qui les englobe tout en tant diffrente83 ; si ce modle claire lamtaphore de la fusion dhorizons, il permet den prciser les caractres essentiels.Dans la fusion, une nouvelle ralit nat, provenant de deux ralits prcdentes ; fusion veut donc dire que dans la comprhension, on ne fait pas, en gnral,la part de ce qui vient de soi et celle du texte comprendre bien quil faille mainte-nir les deux exigences : celle de son horizon propre et (Gadamer ose la formule) se replacer dans la situation dun autre, en se mettant soi-mme sa place eten prenant conscience de son altrit. Sur cette question, Gadamer est trs expli-cite et on ne peut faire mieux que de lui donner la parole :

    Cet acte de se replacer nest ni transport empathique dune individualit dans uneautre, ni non plus soumission de lautre nos propres normes ; il signifie toujours l-vation une universalit suprieure qui lemporte non seulement sur notre propreparticularit mais aussi sur celle de lautre. Le concept dhorizon est ici retenir parcequil exprime lampleur suprieure de vision que doit possder celui qui comprend.Acqurir un horizon signifie toujours apprendre voir au-del de ce qui est prs, toutprs, non pour en dtourner le regard, mais pour mieux le voir, dans un ensembleplus vaste, et dans des proportions plus justes.84

    Le double horizon (et sa fusion) permet une lvation (Gadamer avaitdabord parl dune prtention de connaissance et, dans ses crits tardifs, detranscendance et de miracle) quest la comprhension. Cest que les horizons nesont pas fixes, figs et donns une fois pour toutes : ils slargissent, souvrent,prennent de lamplitude, etc. Autant la projection de lhorizon historique ne sefige pas dans lalination dune conscience passe, autant lhorizon de compr-hension propre est en formation perptuelle (travaill par la tradition dunepart, nos prjugs mis lpreuve dautre part). Comprendre, cest certes sortirdun point de vue ou dune perspective subjective et limite, mais pas pouracqurir simplement celle de lautre : ce qui est toujours vis, cest la compr-hension des choses elles-mmes. Or, cette fin, non seulement le travail delhistoire est indispensable, mais aussi la conscience que nous en avons. Le rlede cette conscience nest du reste pas parfaitement clair (pour une fois !) chezGadamer.

    83. Limage vient de Jean GRONDIN, La fusion des horizons. La version gadamrienne de ladaequatio rei etintellectus ? , qui suggre une autre illustration, celle de la fusion de mtaux.84. VM, p. 327 / WM, p. 310 (la traduction contient une coquille emphathique !).

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    Dans lacte de comprendre seffectue une vritable fusion dhorizons grce laquellesaccomplit la fois la projection de lhorizon historique et sa sursomption (Aufhe-bung). Nous dfinissons la ralisation contrle dune telle fusion comme la veille dela conscience propre lhistoire de linfluence [ou la vigilance de la conscience dutravail de lhistoire : die Wachheit des wirkungsgeschichtlichen Bewutseins]85.

    Il y a donc un troisime intervenant avec lequel il faut compter, lhorizon dutravail de lhistoire, ce qui donne lieu une relativisation essentielle deshorizons : ils ne peuvent tre dfinis et mis la tche que lun par rapport auxautres. Le problme auquel nous avons fait allusion ci-dessus se pose avecdautant plus dacuit. Avant de laborder, il faut reconnatre que cette manirede dfinir les conditions de la comprhension permet celle-ci dapparatre dansune lumire nouvelle, avec des richesses insouponnes de la tradition pistmo-logique. De plus, elle permet de poser la question de lapplication (Anwendung)de faon indite, avec des possibilits dintelligence renouveles.

    Se pose le problme de rpondre aux exigences conjointes des trois horizons :comment chapper un crasement des horizons qui, par exemple, imposeraitnotre point de vue lhorizon du texte ? Ctait dj la crainte de subjectivismeet darbitraire quexprimait lhermneutique traditionnelle, dans sa recherche dusens originel du texte et son souci de ne pas lui imposer un sens tranger. Si, enpratique, on doit effectivement reconnatre le danger dimposer notre point devue la ralit interprte (ce qui provoquerait non une fusion dhorizons, maisleur confusion86), ce danger ne remet pas en question, aux yeux de Gadamer, nien principe ni en pratique, la ncessit des horizons de comprhension.Lexprience esthtique, que lon peut solliciter une fois de plus, permet dclai-rer la pratique et de rpondre aux difficults. On peut, sa faveur, reconstituerles dimensions essentielles de la comprhension comme fusion dhorizons.1) Elle est vnement (tributaire de Heidegger et de Bultmann, Gadamer parleramme de lavnement du miracle de la comprhension). Cest llment desurgissement, de rupture avec le pass, de lumire qui clate soudain queGadamer fait valoir ici. 2) La comprhension est exprience de vrit ; pas decomprhension sans prsence de vrit. Celle-ci se rencontre dploye dansluvre et sy exprime (et nulle part ailleurs) ; son dploiement nest cependant

    85. VM, p. 328 / WM, p. 312.86. Voir J. ZIMMERMANN, Confusion of Horizons: Gadamer and the Christian Logos , Journal of Beliefs and Values,22, avril 2001/1, p. 87-98. Zimmermann estime que Gadamer na pas suffisamment soulign les sources de sa thoriedans la philosophie dAugustin et le pitisme protestant, et il a raison. Il faudrait probablement ajouter linfluence de laRforme, du renouveau no-orthodoxe et de la pense de Bultmann vers les annes 20.

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    pas sans ses exigences et sa rigueur : mme si on ne peut pas dfinir lavance desrgles mthodiques dune excution russie de la Messe en Si mineur de J.-S.Bach, nous sommes capables den reconnatre de bonnes et de mauvaises (oumoins bonnes) performances. La comprhension, dit Gadamer, arrive quandnous disons : il en est bien ainsi ! (so ist es)87. 3) Dans cette exprience, le sujet est impliqu, mais il nest pas pris contrecur (ni contreraison !) ; ilparticipe librement son droulement, encore quil ne soit pas matre de ce quilui arrive (les analyses de la premire partie de VM lont amplement montr).Aussi est-il transform (peu ou prou, un niveau ou un autre) par lexprience,qui, le mettant en face de choses essentielles, le force voir dans une perspectivenouvelle. On na pas eu accs la vrit si elle ne nous a pas mtamorphoss88.4) linstar de lexprience esthtique, la comprhension comme fusiondhorizons est fondamentalement dialogique : comprendre un texte, cest retrou-ver la question laquelle il est rponse, mais cest aussi rpondre linterpellationqui en provient. Entreprendre de comprendre, cest entrer dans une dialectiquepotentiellement infinie de questions et rponses89. Ces dimensions montrentque la comprhension ne peut pas tre le fait dun horizon ou dun autre seule-ment, mais des trois et de leurs effets conjugus90.

    La difficult mentionne plus haut peut tre maintenant aborde plus fond : quel est le statut de la fusion ? Advient-elle de faon autonome (ce quisemble bien tre le cas si cest un vnement), ou bien est-elle soumise notrecontrle (dans la citation ci-dessus, Gadamer parle de la ralisation contrledune telle fusion91 ) ce qui semble galement tre requis si lon doit maintenirla distinction des horizons ? Mais alors, on court le risque de retomber dans unenotion mthodologique de comprhension. La question est importante et ilnest pas sr que Gadamer lait rsolue92. Sa rponse ultime consisterait proba-blement reconnatre quon ne peut jamais compltement sparer les horizonsparce que la comprhension de soi est toujours implique dans celle dautre

    87. GADAMER, Art et cosmologie (texte de 1990) in Esquisses hermneutiques, p. 232 : [ L]e critre dune inter-prtation juste est quelle disparaisse absolument lors de la relecture parce que tout devient alors si vident. Elle dispa-rat dans le faire voir qui vient pour ainsi dire confirmer quil en bien ainsi (so ist es). Cest ce qui est conforme(angemessen) la chose. Nous reviendrons ce texte de Gadamer dans la dernire section de larticle.88. Voir GADAMER, La transformation du concept dart , Esquisses hermneutiques, p. 183-200.89. GADAMER, Quest-ce que la vrit , Lart de comprendre. crits II, p. 39-56.90. Gadamer ne tire pas explicitement ces consquences dans cette section, mais on les retrouve ailleurs dans ses textes ;voir, outre larticle de Grondin dj cit, la prface de Jean-Claude GENS GADAMER, Langage et vrit, p. 11-12.91. VM, p. 328 / WM, p. 312 (soulign ajout).92. Lexplication, esquisse par Gadamer et dveloppe par GRONDIN ( La fusion des horizons , ibid.) selon laquelleGadamer veut rendre ainsi justice la comprhension scientifique, ne rpond que partiellement au problme.

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    chose, et que celle-l, parce quil sagit justement de la comprhension de soi,ne peut jamais tre celle dun objet (avec ses caractristiques traditionnellesdobjectivit, neutralit et distance)93.

    Il faut mentionner un dernier point concernant une question qui est,somme toute, parmi les plus difficiles de lhermneutique gadamrienne. Dansle paragraphe sur la logique de question-rponse comme structure essentielle delexprience hermneutique qui conclut la deuxime partie de VM, Gadamerrevient brivement sur la question de la fusion des horizons : elle opre lamdiation entre le texte et linterprte. Lide directrice de la discussion [] estque cette fusion dhorizons qui advient dans la comprhension est luvre spcifiquedu langage94. Cette prcision est dune importance capitale : pour autant quela comprhension est exprience de pense, cela veut dire pour Gadamer que lapense et le langage sont intimement lis et coextensifs : la comprhension sedploie dans linterprtation qui est langage, comme la pense se dploie dansla parole95. En dautres termes, pour que la comprhension sopre, une autrefusion doit intervenir, celle de la pense et du langage. Ce qui est pens ne sedonne jamais que dans ce qui est dit ; il ny a pas de monde de la pense quiserait autonome (ou antrieur) par rapport au langage, et qui en ferait usage auxfins de communication ou dexpression dans un deuxime temps : position quinest pas sans ses difficults, puisquelle implique limpossibilit dune pensehumaine dpourvue de langage ou de possibilit de langage (mais que je seraisprt, pour ma part, dfendre).

    f) La comprhension comme dialogue et recherche dun accord96

    La dtermination de la comprhension comme dialogue, dj voque dansla section prcdente, a, elle aussi, dimportantes consquences pour sa natureet sa pratique. Une premire, ngative, est la confirmation du caractre inad-quat de la dualit sujet comprenant / objet comprendre. Comprendre, ce nestpas simplement ni dabord absorber un sens qui existe au pralable et indpen-damment du lecteur. Celui-ci est engag dans une tche quil a en commun avecle texte, la chose (Sache) dont il est question. Linterprte comprend la chose

    93. VM, p. 336 / WM, p. 319 ; on reviendra ce passage plus loin.94. VM, p. 401 / WM, p. 384.95. Guy DENIAU Cognitio Imaginativa. La phnomnologie hermneutique de Gadamer, Bruxelles, Ousia, 2002, p. 338.96. Sur ce point, Pierre Fruchon fait ressortir linfluence platonicienne sur Gadamer : cest elle, entre autres, qui lui afait apprcier la dimension dialogique de la vrit. Rponse aux questions de ltre humain en qute de sens, la vritest participation une exprience de sens ; elle est donc par nature dialogique. Voir FRUCHON, Lhermneutique deGadamer. Platonisme et modernit, tradition et interprtation, Paris, Cerf, 1994.

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    que lui dit le texte de la mme faon quun homme sentend avec son interlo-cuteur propos de quelque chose97. Or, pour quune conversation soitfructueuse, les partenaires doivent y participer avec une ouverture et des attentespar rapport ce qui est en question dans la conversation. Ce qui est requis,crit Gadamer, cest uniquement louverture lopinion de lautre ou du texte.Mais une telle ouverture implique toujours quon mette cette autre opinion enrapport avec le tout de ses opinions personnelles ou quon se mette soi-mmeen rapport avec cette opinion98. En dautres termes, la comprhension commedialogue, nimplique pas labsence de prjugs. Ce qui est requis, cest de laisserle texte nous parler, de permettre la chose du texte de sexprimer. Une exigencefondamentale de cette ouverture de la part du lecteur consiste tre prt revoiret corriger au besoin ses prjugs et reconnatre que ceux du texte peuvent trevrais. Pour ce faire, il faut tre prt jusqu reconnatre que lautre nous estsuprieur , que nous avons justement apprendre de ce qui est autre (cf.Philippiens 2.3).

    Une conscience forme lhermneutique doit donc tre ouverte demble laltritdu texte. Mais une telle rceptivit ne prsuppose ni une neutralit quant au fond,ni surtout leffacement de soi-mme, mais inclut lappropriation qui fait ressortir lesprconceptions du lecteur et les prjugs personnels. Il sagit de se rendre compte quelon est prvenu, afin que le texte lui-mme se prsente en son altrit et acquireainsi la possibilit dopposer sa vrit, qui est de fond, la pr-opinion du lecteur99.

    La nature dialogique de la comprhension permet aussi de voir que le textena jamais fini den dire plus. Cest mme une des tches de linterprte dinter-roger le texte pour que celui-ci en dise davantage. ce niveau-ci, les textes bibli-ques occupent une position tout fait privilgie (que lon songe par exempleaux paraboles et aux possibilits quelles offrent au lecteur). Cest dans ce mmecontexte que Gadamer insiste sur une autre dimension du comprendre : il estcheminement, donc qute, recherche, discernement de la question laquelle lacomprhension est rponse.

    5. Hermneutique et application

    Lhermneutique ancienne dterminait la question de lapplication par saposition au sein des trois habilets (subtilitas) qui constituaient la discipline :

    97. VM, p. 402 / WM, p. 384.98. VM, p. 289 / WM, p. 273.99. VM, p. 290 / WM, p. 274. Italiques et guillemets de Gadamer.

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    subtilitas intelligendi, subtilitas explicandi et subtilitas applicandi. Lapplicationavait pour fonction justement dappliquer la situation prsente la vritgnrale ancienne comprise et explique. Elle tait donc seconde par rapport lacomprhension (comme lexplication ltait par rapport la comprhension).Une rflexion sur les sciences bibliques et juridiques permet Gadamer dereprendre la question selon de nouvelles perspectives. Dabord, il rtablitlimportance dune question quon tendait laisser de ct dans les discussionshermneutiques (elle tait relgue la pratique). Surtout, il rappelle que lacomprhension historique ou textuelle se rapporte la situation de linterprte :lapplication est donc une dimension inhrente la comprhension (comme luiest dj indissociable le moment de linterprtation) non seulement dans lessciences normatives (bibliques ou juridiques) o cela semble aller de soi,puisque lon doit, par principe, appliquer les textes, mais aussi dans les autressciences de lesprit. Avec la question de lapplication, il sagit, crit Gadamer, de reconqurir le phnomne hermneutique fondamental que lhistoricismeavait perdu avec sa mthodologie positiviste. Conue de faon pistmologique,la comprhension ciblait un contenu de sens100. Lapplication, qui risquait deporter prjudice lobjectivit de linterprtation, ne pouvait se produirequaprs, selon des exigences propres. Gadamer estime fautive cette conception.Se calquant sur le modle des tudes bibliques (o l application du textebiblique dsigne le moment o le prdicateur fait valoir le sens scripturairedgag pour la situation contemporaine) et des sciences juridiques, et explicitantune intuition de Heidegger selon laquelle la comprhension comprend toujoursune comprhension de soi (un Sichverstehen), Gadamer dira que comprendre,cest russir appliquer un sens sa situation, trouver des rponses ses propresquestions101. Il ny a donc pas une saisie de sens indpendante et abstraite enquelque sorte, que viendrait par la suite enrichir une pertinence particulire, uneapplication sa propre situation. Le lecteur est toujours impliqu part entiredans linterprtation, si bien que comprendre et appliquer forment un tout indis-sociable102. Gadamer ne se contente pas daffirmer que comprendre et appliquer

    100. VM, p. 329-30 / WM, p. 312-13. Voir GRONDIN, Luniversalit de lhermneutique, p. 176.101. Cest en ce sens que Gadamer dit que la comprhension nest pas seulement reproductive, elle est aussi, parce quelleinclut toujours une application la situation propre de linterprte, productive (VM, p. 318 / WM, p. 301. Gadamersouligne) ou diffrente : Comprendre, en vrit, ce nest pas comprendre mieux, ni en ce sens que lon aurait un savoirmeilleur de la chose grce des concepts plus clairs, ni au sens de supriorit fondamentale que le conscient aurait parrapport au caractre inconscient de la production. Il suffit de dire que, par le seul fait de comprendre, on comprendautrement. (VM, p. 318 / WM, p. 302).102. VM, p. 329-30 / WM, p. 312-13.

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    constituent deux moments indissolubles : une comprhension intellectuellesuivie dune application pratique. Ce serait encore trop accorder une visionintellectuelle de la comprhension. En fait, comprendre cest toujours appliquer(et la meilleure illustration de cette thse est le phnomne de traduction :traduire quelque chose, cest russir rendre le sens [du texte traduire] parlantdans une poque et une langue diffrentes. []. La comprhension, la traduc-tion relvent toujours dune telle application o linterprte parvient faireparler un texte103.

    On peut rapprocher cette notion de lide wittgensteinienne exprime parle slogan : Ne cherchez pas la signification, cherchez lusage. Pour Wittgen-stein, dans un grand nombre de cas, quand nous posons la question de la signi-fication de mots, cest la question de leur utilisation (ou de leur usage) que nousposons104. Comprendre une rgle, cest savoir comment lappliquer, compren-dre un mot ou une expression, cest savoir lutiliser. Le critre de la comprhen-sion, cest donc lusage correct (lquivalent de lapplication chez Gadamer).Comme Gadamer lcrit :

    [C]est seulement dans linterprtation que se concrtise et saccomplit le sens quilsagit de comprendre, mais que pourtant cet acte dinterprtation reste entirement liau sens du texte [...] De mme que le juge cherche trouver ce quest le droit et que leprdicateur cherche proclamer (verknden) le message de salut, et que le sens du mes-sage (Kunde), pour lun et lautre, ne trouve son accomplissement que dans la publica-tion et la proclamation, de mme pourra-t-on reconnatre que le texte philosophiqueou potique exige du lecteur, et de celui qui le comprend, une activit propre et quilne laisse pas libre de prendre du recul la manire de l historien . On reconnatraque la comprhension implique toujours dans ce cas lapplication du sens compris105.

    Il y va ici de lthique de la comprhension (et de la comprhension delthique) : le savoir thique consiste faire le bien dans une situation donneet cest cela agir moralement (ce nest pas connatre les rgles thiques et puis lessuivre dans des situations donnes, o lon voit encore linfluence de la philoso-phie pratique dAristote sur Gadamer)106.

    103. GRONDIN, IHGG, p. 154-55.104. L. WITTGENSTEIN, Recherches philosophiques, 3e d. tablie par J. E. M. Anscombe, trad. par Fr. Dastur et M. Elie,coll. Bibliothque de philosophie, Paris, Gallimard, 2005, paragraphe 43.105. VM, p. 355 / WM, p. 338.106. VM, p. 336 / WM, p. 319 : Car le savoir moral, tel que le dcrit Aristote, nest pas, de toute vidence, un savoirdobjet : celui qui sait nest pas confront un tat de choses quil ne ferait que constater. Il est au contraire immdia-tement impliqu par ce quil connat. Cest quelque chose quil a faire , avec renvoi de lauteur au livre VI de lthi-que Nicomaque dAristote.

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    6. Lexgse historico-critique lpreuve de lhermneutique

    Pour tre fidle Gadamer (qui crit dans son autocritique : Lessence dela rflexion hermneutique, cest prcisment quelle merge ncessairement dela pratique hermneutique107 ), il nous faut mettre la thorie lpreuve delapplication, ou mieux, continuer celle-l en celle-ci. Seule cette dernire nousdonnera une vision adquate du fruit que peut gnrer lhermneutique philoso-phique. Sagissant de la science biblique, le rapport lexgse historico-critiquesemble tout indiqu pour cette preuve.

    En gnral, lexgse conoit sa tche comme mise en uvre de principes etde rgles dont lapplication des textes permet dexhiber le sens. Interprter,cest remonter vers le pass, et par ce mouvement, combler le foss temporel quispare les lecteurs contemporains des anciens vnements et personnages comprendre ; il faut remplir (et par l mme rduire) une distance historique etculturelle dont on pense quelle occulte le sens recherch108. Lhermneutiqueest alors conue comme ensemble de rflexions concernant des rgles mthodo-logiques qui permettent linterprte de passer de lignorance au savoir. Cemme mouvement, compris comme une recherche du sens de lauteur (ou durdacteur ou de la communaut primitive), porte au-del du (voire soppose au)travail dinterprtation de la tradition, dont lactivit est presque systmatique-ment souponne de masquer ou de tordre le sens originel ; la signification dela tradition est presque109 toujours conue comme drive par rapport au senspremier.

    Mais linterprtation dun texte ne se limite pas une remonte vers ce quelauteur a voulu dire, pas plus quelle ne se rsout ntre quapplication demthodes de lecture. Par ailleurs, le soupon que lon fait systmatiquementpeser sur la tradition est loin dtre fond. A-t-on affaire vritablement la

    107. GADAMER, Entre phnomnologie et dialectique. Essai dautocritique , Lart de comprendre. crits 2, p. 12. Desemblables affirmations apparaissent ailleurs. Gadamer crdite Schleiermacher de cet accent.108. Lhistoire des traditions qui ont form les textes bibliques est elle-mme, plus souvent quautrement, conuecomme histoire de drives ngatives par rapport au sens original, voire comme mouvement de perversion du sens :lhistoire de la tradition est histoire de dcadence smantique. Le livre de J. JEREMIAS sur les paraboles (Les paraboles deJsus, trad. fr. sur la 6e d. all., Le Puy-Lyon, Xavier Mappus, 1962 ; rdition Livre de vie , 1968), malgr ses riches-ses indniables, est cet gard exemplaire. La deuxime partie du livre (trad. fr. p. 33-159), intitule : De lglise pri-mitive Jsus , se propose de passer de la premire au second par correction des changements et suppression desajouts dont la tradition est crdite.109. Le presque est justifi par le fait que quelques exgtes qui pratiquent lhistorico-critique (parmi les francopho-nes, Franois Bovon et Daniel Marguerat par exemple) sont plus sensibles au travail de lhistoire , ce qui explique,au moins en partie, la richesse et lintrt de leurs travaux.

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    comprhension de textes (auteurs, situations, vrits) dans la plupart des travauxhistorico-critiques ? Il est permis den douter et le malaise presque insoutenabledans lequel ses praticiens sont plongs depuis quelques dcennies le confirme. Ilnous semble que cest mme lune des raisons majeures pour lesquelles lamthode tend tre dlaisse dans les dpartements et facults de thologie etsciences religieuses o elle rgnait nagure. Il nest pas question, bien entendu,de rejeter les mthodes classiques dtude des textes anciens (de lantiquit grco-romaine ou du monde biblique ; Gadamer lui-mme a travaill pendant desannes sur ldition critique dun texte dAristote qui na pas, finalement,abouti). Ce nest pas une mthode diffrente que Gadamer propose pour lire lestextes anciens, ni un retour une exgse prcritique ou prscientifique du textebiblique. Les procdures dusage (critique textuelle, reprage des formes littrai-res reprsentes, valuation des contributions du ou des rdacteurs, explicitationdes traditions diffrentes par lesquelles le texte est pass) doivent tre mainte-nues. Quand tout ce travail, qui demeure ncessaire, est accompli, on na pasencore, selon Gadamer, pos la question du sens du texte et de sa comprhen-sion. Et surtout, on se prive dun dimension essentielle en se privant des lecturesde ceux et celles qui nous prcds.

    La mthode historico-critique ne sort pas indemne si elle accepte dtrequestionne partir de lhermneutique philosophique. En effet, en se donnantpour objectif premier dtablir de faon critique, objective et dsintresse lesens premier du texte biblique, elle crait des problmes fondamentaux pour lacomprhension des textes mmes quelle prtendait clairer. Sinfodantprogressivement au projet rationaliste de lAufklrung, la mthode historico-critique a fini par opposer entirement raison (dfinie de plus en plus dans unsens scientiste) et tradition (y compris celle du christianisme). Ce faisant, elle arejet rsolument la dernire dans le royaume de lignorance et des tnbres etsest accapare la premire sous laquelle elle sest range et laquelle elle sestinfode110. Contrairement ce quaffirme Zumstein, il ne me semble pasquavant lavnement de la mthode historico-critique, les interprtes aient

    110. Dans un article visant rhabiliter la mthode historico-critique ( Les enjeux de la mthode historico-critique ,in Exgse et hermneutique. Comment lire la Bible ?, sous dir. Cl. Coulot, Paris, Cerf, 1984, p. 51-67, la citation quisuit, p. 63) J. ZUMSTEIN crit : Rejeter la MHC, ce nest pas simplement se plaindre des excs de lanalyse diachroni-que, cest rejeter la tradition intellectuelle et thique de notre culture. Rien de moins ! On se demande de quel ct setrouve la vritable troitesse desprit. Que la MHC ne soit pas suffisamment critique parce quelle ne rpond pas auxexigences des perspectives thologiques des textes tudis tait dj la critique que Karl Barth lui adressait au momento il rdigeait son commentaire sur lptre aux Romains.

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    utilis la tradition contre la raison, ni que linterprtation dglise ait t oppose linterprtation universitaire ; au contraire, il y avait une symbiose : linterpr-tation associe la raison et luniversit tait celle-l mme qui saccompagnaitdes caractristiques de tradition et dglise ; en revanche, elle sopposait autant une interprtation sectaire qu des prtentions illuministes, cest--dire uneinterprtation qui ne pouvait se prvaloir ni de la raison et du privilge univer-sitaire, ni de la continuit avec lenseignement de la tradition autorise. En fait,cest la mthode historico-critique qui a introduit des dichotomies auparavantinconnues ; assujettie au rationalisme de lAufklrung qui lui a donn naissance,la critique historique a pris le parti dun camp contre lautre (la tradition, pardfinition non conforme la raison, voit son usage arriver sa fin). Si lonremonte la priode prcritique, on constate que les docteurs de lglise(Origne et Augustin, Anselme et Thomas dAquin, Luther et Calvin) taienthommes de raison et de tradition, hommes dglise et de savoir. La tradition delhumanisme occidental avant lAufklrung a permis aux diffrents lments decoexister et de sinformer mutuellement.

    Quant la mthode historico-critique, elle est la fille lgitime (et perverse)de lAufklrung : le texte interprter est considr comme un objet analyserde faon objective, laide doutils censs rpondre aux exigences dobjectivit,de dtachement et de neutralit, pour se plier lexigence de la fameuse distancescientifique que cette mthode juge indispensable la tche din