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Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l'Université de Montréal, l'Université Laval et l'Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. Érudit offre des services d'édition numérique de documents scientifiques depuis 1998. Pour communiquer avec les responsables d'Érudit : [email protected] Article « L’universalité du verbum interius » Ouvrage recensé : Jean Grondin, L’universalité de l’herméneutique, Paris, Presses universitaires de France (collection « Épiméthée »), 1993, 249 pages. par Luc Langlois Philosophiques, vol. 22, n° 1, 1995, p. 137-157. Pour citer cet article, utiliser l'information suivante : URI: http://id.erudit.org/iderudit/027314ar DOI: 10.7202/027314ar Note : les règles d'écriture des références bibliographiques peuvent varier selon les différents domaines du savoir. Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des services d'Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d'utilisation que vous pouvez consulter à l'URI http://www.erudit.org/apropos/utilisation.html Document téléchargé le 6 avril 2015 06:57

A Universalidade Do Verbum Interius Em Gadamer

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Resenha sobre livro de Jean Grondin.

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    Montral. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. rudit offre des services d'dition numrique de documents

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    Article

    Luniversalit du verbum interiusOuvragerecens :

    Jean Grondin, Luniversalit de lhermneutique, Paris, Presses universitaires de France (collection pimthe ), 1993, 249 pages.

    par Luc LangloisPhilosophiques, vol. 22, n 1, 1995, p. 137-157.

    Pour citer cet article, utiliser l'information suivante :

    URI: http://id.erudit.org/iderudit/027314ar

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  • PHILOSOPHIQUES, VOL. XXII, NUMRO 1, PRINTEMPS 1995, p. 137-157

    I I II II I X C M T M U [ S

    L'universalit du verbum interius Jean Grondin, l'universalit de !!hermneutique, Paris, Presses universi ta i res de France (collection pimthe ), 1993, 249 pages.

    par Luc Langlois

    Il est assez remarquable que l'hermneutique philosophique, en dpit de sa prtention insistante incarner la nouvelle prima philosopha (titre jadis revendiqu par la mtaphysique, mais que la prise de conscience de la finitude humaine lui a retir, depuis Heidegger au moins), ait nglig d'indiquer de faon claire et sans quivoque sur quoi se fonde l'universalit du phnomne dont son discours entend rendre compte. Celui qui voudrait suivre Gadamer, c'est--dire l 'auteur qui a le plus puissamment soutenu l 'universalit de l'exprience hermneutique, devrait naturellement s'en remettre aux indica-tions fournies par Vritetmthode1, l'ouvrage qu'on associe le plus commu-nment l'affirmation du caractre essentiellement interprtatif de toute conceptualit humaine. S'il s'adresse la seconde section de l'uvre, qui a particulirement retenu l'attention des lecteurs et des commentateurs, il trou-vera dans l'indpassable historicit de notre exprience l'indice de cette universa-lit, qui doit mettre en chec les prtentions d'une conqute strictement mthodologique de la vrit obnubile par le modle des sciences exactes, dont le tort est d'avoir oubli que tout avnement de sens s'inscrit dans u n h o r i z o n temporel , con tex tua l i s et situ, qui cond i t i onne l 'accs de l'interprte son objet , au texte ancien et sa propre histoire. L'exigence de neutralit formule par la mthode fera alors place la reconnaissance du rle du prjug comme levier indispensable de toute comprhension, et dont la fcondit ne pourra s'attester, en l'absence de critres infaillibles, qu'au

    1. Hans-Georg Gadamer, Vrit et mthode, ig6o, trad. fr. E. Sacre, Seuil, 1976, dsormais : VM.

  • 138 PHILOSOPHIQUES

    contact d'une tradition qui a form l'interprte et est seule mme de venir confirmer ou infirmer ses propres anticipations de sens. S'il se rfre plutt la trs complexe troisime section, il verra dans l'lment langagier \e porteur uni-versel d'une exprience du monde qui ne bnficie d'aucune vidence ultime, et qui est tout uniment livre la logique, plutt la dialogique, de la question et de la rponse, qui signifie que toute interprtation, toute vise de sens, procde d 'une interrogat ion pralable, d 'une inqu i tude premire de l'interprte dans sa relation l'altrit que constitue le texte, et vers lequel il se tourne dans l'espoir de voir combles ses attentes toujours renouveles. L'enracinement de la pense dans l'universum, le milieu de la langue naturelle (ou de l'ordinary language), se voudra ainsi un autre rappel de la f ini tude humaine dont le rapport l'tre est immanquablement plac sous le signe d'une mdiation linguistique posant toujours celui-ci dans une perspective dtermine et lui attribuant toujours dj quelque chose2 . Tiraill entre le principe historicit et le principe langage, dont la conjugaison est loin d'aller de soi, le lecteur de Gadamer choisira peut-tre enfin de voir dans l 'exposition phnomnologique mme de l'exprience hermneutique que propose le livre VM, la vritable assise universelle de cette dernire, qui la ferait enfin accder une authentique conscience de soi au-del de l'obscurcissement mthodo-logique qui a caractris ses premires apprhensions. Une telle lecture, quoiqu'elle puisse parfois s'alimenter de l'esprit et du ton de VM, serait cepen-dant peu en accord avec le statut accord gnralement par Gadamer sa propre entreprise, dont la recherche des Grundzge, des lments fonda-mentaux de l'hermneutique, n'a jamais revendiqu pour elle-mme le titre de savoir suprieur.

    - I -C'est l'claircissement de cette prtention somme toute ambigu

    l'universalit que sera consacr l'ouvrage de Jean Grondin, dont la contri-bution sera d'autant plus prcieuse qu'elle n'entendra pas s'en tenir l'auto-comprhension rcente de l'hermneutique telle que dploye dans l'uvre de Gadamer (p. xvn), mais voudra sonder l'intuition commune et souterraine de tou tes les hermneut iques , spciales ou gnrales, qui on t depuis l'Antiquit nourri la rflexion sur l'ordre interprtatif du sens. Ceux qui se sont penchs sur le problme de la comprhension, avant mme la consti-tut ion d'une discipline hermneutique proprement dite cense fournir les rgles fiables de l'interprtation des textes, auraient au fond, selon l'auteur, particip d'une intelligence commune du phnomne du langage que l'on peut

    2. VM, p. 262.

  • L'UNI VERS ALIT DU VERBUM INTERIUS 13 g

    faire remonter aux Stociens, voire mme Aristote. Le plus simplement du monde, on partira de l'ide que pour comprendre vritablement ce qu'un autre a dit, a exprim en mots, il est ncessaire de remonter jusqu' l ' intention, jusqu'au vouloir-dire premier d'o tout langage tire sa source. Transpos en termes stociens : tout logos prophorikos, tout langage extrioris en mots, serait mettre en relation avec un logos endiathetos, un logos intrieur d'o il procde et qui soutient l'effort de sens de l'elocutio, du mot profr, de l'nonc, bref de l'ermeneia (p. 7). En apparence banale, cette conception aura surtout pour effet de con tes t e r l ' au tosuf f i sance et l ' au tonomie don t la logique a vou lu traditionnellement crditer l'nonc propositionnel, pour rappeler l'troite dpendance de tou te proposi t ion envers l ' intentionalit premire d 'une volont de sens qui accompagne l'expression concrte et veut se faire entendre en elle. C'est que l'nonc, n'tant que la traduction ad extra d'un dialogue que chacun noue avec soi-mme, ne reprsente toujours que la face visible d'une recherche de signification pralable, qu'il ne parvient j amais puiser totalement. D'o la limite inhrente au langage humain, qui aurait t aperue pour la premire fois, en cho l'intuition stocienne, par Saint Augustin dans sa doctrine du verbum interius (p. 28), et qui va servir de rfrence rsurgente la reconstruction propose par Grondin. Contrairement au verbe divin qui a trouv dans le verbe du Christ son expression parfaite, le verbe humain , suggre Augustin, parce qu'il ne jouit d'aucune certitude absolue, ne parvient jamais une diction parfaite et dfinitive, mais reste perptuellement en chemin vers une expression qui lui soit adquate et qui puisse rendre compte des interrogations qui surgissent au sein de son dialogue intrieur. C'est dans cette doctrine august inienne du verbum interius, ou du verbum cordis, qu'il f audra i t voir se lon l ' au t eu r le fondemen t universe l de l ' expr ience hermneutique, toute interprtation tant en dfinitive tributaire d'un projet d'intelligibilit qui sourd du mot intrieur de la pense finie. Si l'on s'en tient seulement aux indications parses distilles dans l'uvre de Gadamer, qui verra notamment dans le verbum cordis le signe que 1' oubli occidental du langage , dans sa prdilection unilatrale pour l'nonc logique, n'a peut-tre pas t total3, cette thse n'est pas invraisemblable mais a tout de mme de quoi surprendre. En effet la discrtion de Gadamer sur ce fameux mot intrieur est telle (il ne lui sera concd que quelques pages assez elliptiques dans VM,

    3. VM, p. 268 : Il y a cependant une conception qui n'est pas une conception grecque et qui rend mieux justice l'tre de la langue, de sorte que l'oubli de la langue ne peut pas tre, dans la pense occidentale, un oubli total. Cest la con-ception chrtienne de l'Incarnation . Cest en rapport avec cette conception de l'Incarnation, qui ne se limite pas la seule figure d'Augustin, que Gadamer mettra profit la doctrine de verbe intrieur.

  • l 4o PHILOSOPHIQUES

    qui ne paraissent pas prime abord revtir une signification centrale4), qu'il convient sans doute de voir dans la version ampliative qu'en donnera Grondin un apport tout fait original la comprhension que veut avoir d'elle-mme l'hermneutique. L'intrt de cet ouvrage ne souffre donc aucun doute.

    Mis sur la piste par Gadamer5, l 'auteur voudra sonder par lui-mme la prsence cache de cette dialectique de l'extrieur et de l'intrieur qui marque en creux l'intelligence hermneutique du langage, en parcourant nouveaux frais les grandes stations qui ont ponctu son histoire. nouveaux frais, car Grondin souponne que cette histoire ne rpond peut-tre pas en tous points la version canonique et plutt tlologique qui nous en est habituellement fournie, laquelle reste largement tributaire de la lecture de Dilthey, reprise et compl te par Gadamer. Selon la faon cou ran te de voir les choses , l'hermneutique, avant mme de recevoir son nom (d Dannhauer, qui crera vers 1629 le nologisme hermeneutica), n'aurait form dans l'Antiquit et dans la tradition patristique qu'une srie de rgles d'interprtation assez disparates, principalement consacres au dchiffrage du texte biblique pour se constituer, partir de la Renaissance et de la Rforme protestante , en discipl ines spcialises tournes vers l'interprtation de l'criture [hermeneutica sacra), du droit romain [hermeneuticajuris) et des langues anciennes [hermeneutica profana). Cette conception technico-normative de l 'hermneutique serait demeure au cur de la thorie gnrale de l ' interprtat ion ( allgemeine Kunstlehre des Verstehens) de Schleiermacher dans le contexte du Romantisme allemand, pour guider au XIXe sicle l'entreprise de fondation pistmologique des sciences humaines [Geisteswissenschaften) poursuivie par Dilthey. Ce n'est qu'avec les tra-vaux des annes vingt de Heidegger, et au premier chef avec Sein und Zeit, que l'hermneutique perdra son statut technique pour recevoir une signification ontologico-phnomnologique dans le cadre de l'Analytique existentiale du Dasein, virage qu i va c o n s t i t u e r le l e i t m o t i v de VM et m a r q u e r a le p o i n t d'aboutissement de cette histoire.

    Sans la rejeter en bloc, Grondin reprochera sur tou t cette version classique d'avoir mjug la valeur des contributions antrieures celle de Schleiermacher, auquel on aurait trop rapidement rserv l 'honneur d'avoir le premier pris conscience de l'universalit du problme hermneutique. C'est oublier, selon l'auteur, ce qu'a pu avoir de dcisif la doctrine stocienne du logos

    4. VM, surtout : p. 270-273. 5. Dans l'dition allemande originelle de cet ouvrage {Einfuhrung in die phihsophische

    Hermeneutik, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, Darmstadt, 1991, p. IX), Grondin raconte que c'est Gadamer lui-mme, lors d'un entretien, qui a associ l'universalit de l'hermneutique la doctrine du verbum interius. Cette confidence marque en quelque sorte le coup d'envoi de ce travail.

  • L'UNIVERSALIT DU VERBUM INTERIUS I 4 I

    endiathetos pour ce qu 'on pour ra i t appeler la concept ion parallle (et minoritaire) du langage, qui refusera de cder la fascination positiviste pour l'nonc propositionnel et qui va par exemple servir de matrice V interprtation allgorique de l'criture sainte prne par un Philon d'Alexandrie (v. 13-54), l'interprtation typologique de l'Ancien et du Nouveau Testament propose par Origne (v. 185-254), de mme qu' la doctrine augustinienne du verbe intrieur (p. 12-4i). Dans chacun de ces cas, une mme conviction est dj l 'uvre de l'insuffisance de la littralit du sens l'gard d'une signification plus riche et plus pleine qui refuse de se rvler immdiatement, mais requiert un travail inter-prtatif. L'ouvrage de l'allgorse doit ainsi permettre de renouer avec la spiri-tualit profonde du texte sacr dont la lettre visible n'est souvent que le signe d'un sens invisible , parce que spirituel, qui ne veut se communiquer que mtaphoriquement . Les diffrents typoi reprs par Origne doivent permettre, dans la mme veine, de rtablir l'unit des rcits vro- et no-testa-mentaires, que le sens littral parat parfois opposer, en cherchant dans la Thora et dans les livres prophtiques les prfigurations symboliques de la figure du Christ venu accomplir la signification de l'criture. C'est ainsi qu'on apprendra progressivement distinguer un sens corporel, ou littral, qui s'adresse aux hommes simples et peu instruits des mystres de la foi, un sens pneumatique qui fait appel l'intelligence, et un sens spirituel, le plus parfait parce qu'il rvle seul le vritable message divin, qui se dissimule derrire la lettre pour aiguillonner la recherche du croyant . En assimilant un peu hti-vement ce travail exgtique une simple recherche de rgles techniques d'interprtation, l'hermneutique contemporaine n'a pas assez fait justice la conception antique du langage o elle-mme plonge ses racines et qui lui enseigne que la narrativit et la textualit ne sont pas tout, mais pointent toujours vers une vise de sens que seule une subtilitas intelligendi peut parvenir sonder.

    Il y a dj l de quoi branler le prjug tenace d 'une f i l ia t ion essentiellement protestante de l'hermneutique dans le sillage de la Rforme luthrienne. Le mot d'ordre sola scriptura lanc par Luther entendait en effet remet t re en quest ion l 'a t tnuat ion catholique de la rfrence directe l'criture au profit de la tradition doctrinale du magistre de l'glise. Ce retour

    6. L'hermneutique mdivale voudra complter cette conception avec sa doctrine du quadruple sens de l'criture, en distinguant un sens littral (ou somatique), un sens allgorique, un sens moral et un sens anagogique en rapport avec les mystres eschatologiques de la foi. Thomas d'Aquin reprendra cette distinction {Summa theol, q. I, art. 10, conclusio), mais sa formulation initiale serait due Jean Cassien (v. 360 - v. 430-435), comme le rappelle Grondin, p. 27. ce sujet, cf. l'ouvrage fondamental de P. H. de Lubac,xgse mdivale. Les quatre sens de Itcriture, 4 tomes, Paris, Aubier, 1959-1964.

  • 142 PHILOSOPHIQUES

    au tex te , comme on l'a s o u v e n t sou l ign , ne p o u v a i t q u ' i n t r e s s e r l'hermneutique, charge de vaincre les asprits de la parole biblique en four-nissant des rgles adquates pour le dcryptage du sens littral, l o l'on avait jadis prfr convoquer l'artillerie lourde de la thologie naturelle et de la philosophie scolastique. A contre-courant de l ' interprtation allgorique, Luther prfrera toutefois plaider en faveur d'une parfaite suffisance du sens littral qui, bien compris, renferme en lui-mme la pleine mesure du sens spi-rituel. De sorte que l'Ecriture sera pour lui sui ipsius interpres et pourra se passer des sophistications patristiques de l'allgorse. Grondin fait pourtant bien remarquer que cette promesse d'immdiatet n'a jamais rellement t tenue par le luth-ranisme. Sans mentionner que Luther lui-mme n'a pas fourni ces prcieuses rgles qui auraient permis de s'en tenir au sensus literalis, il appert trs tt que les hermneutiques protestantes labores sa suite n'ont pas t la hauteur du rquisit de littralit formul par la Rforme. La Clavis scripturae sacrae de Flacius Illyricus, publie en 1567 et qu'on peut considrer comme la pemire vritable thorie hermneutique protestante, est cet gard symptomatique. Partant du fait que Dieu dans son infini bont n'a pu vouloir que le sens de l'Ecriture reste cach aux mes sincres, Flacius est convaincu que les diffi-cults de comprhension du texte biblique ne sont dues en fait qu'aux lacunes grammaticales et l inguis t iques des croyants , que seule u n e mei l leure connaissance du grec et de l 'hbreu saura combler grce au travail de l'hermneute. Mais sa propre thorie ne parvient pas elle-mme s'en tenir cette autonomie de l'ordre grammatical (p. 45), puisqu'elle ne peut viter de faire appel la notion, promise une postrit fconde, du scopus, c'est--dire de l'intention partir de laquelle le livre a t rdig, que doit imprativement saisir l'interprte pour que le texte lui devienne accessible. Un peu malgr lui, Flacius se trouverait en somme reconnatre les dfaillances invitables du verbe extrieur, toujours redevable d'un verbe intrieur et de son scopus, qu'il faut apprendre reprer derrire la lettre, preuve que l 'hermneut ique protestante est finalement demeure en dette vis--vis de ses origines grecques et patristiques.

    C'est probablement l'endroit des hermneutiques des XVIIe et XVIIIe

    sicles que l'historiographie dominante aura cependant t la plus injuste. Ici l 'auteur s'inspirera des recherches sminales de H.-E. Hasso-Jaeger7, pour

    7. H.-E. Hasso-Jaeger, Studien zur Fruhgeschichte der Hermeneutik dans Archiv HrBegriffsgeschichte, 18,1974, p. 35"84- On doit en grande partie cet auteur d'avoir rappel la vitalit de la rflexion hermneutique issue de la Renaissance et du Rationalisme, sur laquelle les hermneutiques de Schleiermacher et de Dilthey, contribuant par l une certaine distorsion de l'historiographie, sont demeures plutt silencieuses. Aussi l'intention dclare de Hasso-Jaeger au dbut de son tude, proche en cela de celle de Jean Grondin, est de prendre ses distances vis--vis la lecture incomplte et rductrice de Dilthey.

  • L'UNIVERSALIT DU VERBUM INTERIUS 143

    montrer qu' travers les figures aujourd'hui largement oublies de Dannhauer, Chladenius et Meier, pour ne nommer que celles-l, s'est dessine bien avant Schleiermacher une authentique conception universelle de l'hermneutique, au-del de son parpillement en disciplines ancillaires spcialises. On peut en voir un exemple dans l'Introduction h juste interprtation des discours et des crits rationnels (1740) de Chladenius. Outre qu'il cherche expressment jeter les bases d'une Auslegungslehre d'application gnrale, cet ouvage exprime parfai-tement quoi ressortit la tche de toute hermneutique, en montrant quel type prcis d'obscurit du sens sont vous ses efforts. Alors que Vars critica s'intresse aux obscurits lies l'authenticit des textes et des passages, que la philologie et la grammaire se consacrent celles qui relvent du manque de connaissances linguistiques, l'hermneutique se procuppe pour sa part des obscurits dues l'absence de connaissances d'arrire-fond et de concepts ad-quats, qui empche le lecteur de s'y retrouver et de vraiment savoir ce que l ' au teur a vou lu dire . Cette t r ipar t i t ion ne doi t pas signifier que l ' h e r m n e u t i q u e admet son caractre provincial (p. 64). C'est que ces connaissances et concepts devant rvler la luminosit du texte nous font tou-jours dfaut d'une manire ou d'une autre, d'o la vocation immanquablement pdagogique et didactique de l'hermneutique qui incombe de transmettre un savoir plus englobant que celui de la critique et de la philologie, sans lequel le lecteur ne pourrait percer le sens du texte. Cette dimension pdagogique de l 'hermneutique voudra s'enrichir chez Chladenius de la fameuse doctrine du Sehe-Punckt, du point de vue , terme qu'avait dj employ Leibniz pour mar-quer le perspectivisme indpassable des monades et qui n'est pas sans appeler le scopus d'o mane toute expression. La signification tirant toujours son origine d'un point de vue sur la chose, susceptible d'tre confront d'autres points de vue, l'interprte veillera soigneusement viter le ftichisme du texte, pour savoir remonter jusqu'au Sehe-Punckt qui a fourni sa perspective au langage exprim, jusqu'au point de vue de l'auteur qui a prsid la rdaction des mots et des phrases, lesquels n'affichent toujours qu'une autonomie factice l'gard de la volont de sens plus originaire qui les commande.

    En cela mme, Schleiermacher serait lui-mme demeur sans le savoir en parfaite cont inui t avec le matin grec et patristique de l 'hermneutique, lorsqu'il rappelle par exemple que chaque acte de comprhension se veut une inversion de l'acte du discours en vertu de laquelle doit tre amene la conscience quelle pense se trouve la base du discours . On a vu gnra-lement dans cette recherche de l'intention de l'auteur une inflexion psycho-logiste donne au travail de l'interprtation par Schleiermacher, que trahit

    8. F. Schleiermacher, Hermeneutik und Kritik, hrsg. von M. Frank, p. 76; trad. fr. Hermneutique p. 101, cit p. 88.

  • 144 PHILOSOPHIQUES

    notamment son ambition de vouloir comprendre l'auteur du texte mieux qu'il ne s'est compris lui-mme, en explorant l'univers intime d'o son discours a jailli. Schleiermacher n'a pas contribu pour peu accrditer cette rception de sa doctrine, en invoquant carrment la discipline d'une interprtation technique ou psychologique, expressment charge de renouer avec l'intriorit de l'auteur et l'individualit qui gt au cur de l'acte de cration, que doit par ailleurs com-plter une interprtation grammaticale servant lucider les passages l'aune de la totali t langagire et grammaticale supra-individuelle laquelle l 'uvre participe. Tout en ne niant pas tou t fait cette coloration psychologiste, Grondin (p. 97) essayera d'en rduire quelque peu la porte en insistant sur la structure dialectique sur laquelle se greffe chez Schleiermacher la recherche du sens, conduite partir d'un dialogue avec autrui dans lequel chacun ne peut manquer de s'amener avec ses propres anticipations, donc ne peut forcment tre indiffrent la teneur chosale du discours de l'auteur. Si Schleiermacher insiste tant pour qu'on rtrocde derrire le mot exprim afin de deviner de quelle intention de sens il mane, ce serait au fond pour traduire sa faon, d 'aprs Grondin, l 'un iversa l i t du m o t in t r i eu r . Mais ce cons t a t , Schleiermacher aura tout de mme ajout une touche originale en signalant, dans l 'espri t romant ique d 'une remise en cause des assurances et de l 'autonomie du sujet moderne, le danger de mcomprhension qui guette l'interprte, qui risque constamment de passer ct de la signification vri-table du texte. Cette inscurit de la dmarche hermneutique, refltant en fait nos propres limitations humaines, trahit le caractre infini de sa tche et rappelle qu'aucun point d'Archimde ne peut la prmunir contre la possibilit qu'elle puisse manquer sa vise comprehensive. L'universalit de la dimension de la mcomprhension viendra de la sorte procurer u n e in tona t ion nouvelle l'universalit du verbum interius, celle-ci appelant invi tablement celle-l, tellement le mot extrieur demeure impuissant assumer lui seul le fardeau du sens.

    Une des convictions les plus inbranlables de l'historiographie qui sera aussi remise en question dans l'ouvrage de Jean Grondin, a consist faire de l'hermneutique une proccupation de premire importance dans la pense de Dilthey, mobilise par le projet d'une Critique de la raison historique, qui sera fina-lement demeure l'tat de promesse. C'est surtout Georg Misch et O.F. Bollnow9 qu'on doit l'ide d'une rorientation des recherches de Dilthey,

    9. Cf. notamment : Georg Misch, Lebensphilosophie und Phanornenologie. Eine Auseinandersetzungder Dilthey schenRichtung mit Heidegger und Husserl 2. Aufl., LeipzigX Berlin, Teubner, 1931 et O. F. Bollnow,Dilthey. Eine Einfuhnmg in seine Philosophie, Leipzig 1936, vierteAufl. 1980 Novalis Verlag, etStudien zur Hermeneutik, FreiburgX Mnchen, Alber, 1982 (tome 1), 1983 (tome 2).

  • L'UNIVERSALIT DU VERBUM INTERIUS 145

    notamment partir de 1895, en direction de l'hermneutique, l o le projet d'une psychologie comprehensive devait assumer dans les premires annes le rle de discipline mthodologique fondatrice des sciences humaines. C'est la triade conceptuelle de la vie, de la comprhension et de l'expression ( laquelle on pourrait tout aussi bien ajouter le concept d'auto-rflexion, ou de Selbstbesinnung) qui jouera dans les recherches tardives de ce dernier un rle prpondrant. En sciences humaines, remarque Dilthey, il s'agit toujours de remonter d'une expression historique extrieure, sdimente dans des textes et dans des traces visibles, vers une intriorit qui en a constitu l'origine vitale, dmarche qui convie le savant renouer avec le mouvement d'auto-rflexion qui a prsid aux diffrentes manifestations historiques. Parce qu'elles sont irrmdiablement voues la comprhension (ce que laissait dj entendre l'appel une psychologie comprehensive) les sciences humaines auront donc une structure essentiellement hermneutique. Cette prtendue omniprsence de l 'hermneut ique chez le dernier Dilthey, s o u p o n n e Grondin, a cependant quelque peu t monte en pingle par ses pigones, les rares textes de Dilthey cet effet ne permettant pas de conclure une telle volution, d'autant plus que ce dernier n'a finalement jamais prsent le sys-tme des rgles mthodologiques qui auraient hiss l'hermneutique au rang de mthode gnrale des sciences humaines. Cette lacune a fait croire cer-tains, notamment la lumire de sa riche correspondance avec le comte Yorck de Wartenbourg10, que Dilthey, constatant l'historicit et 1' interprtativit radicale de la vie elle-mme, aurait sur le tard renonc son ambi t ion mthodologique premire, laquelle suppose la possibilit pour le savant qui veut accder un savoir objectif de se soustraire l'historicit et au perspec-tivisme de ses propres prconceptions, comme le requrait la Selbstvergessenheit de Ranke. Jean Grondin (p. 126) prfre l-dessus rester fidle l'valuation de Gadamer, qui repre chez Dilthey un tiraillement irrsolu entre la perception aigu de l'historicit et la prdilection positiviste pour la mthode objective. Au-del de cette ambigut et en dpit de l'chec de son entreprise pistmo-logique qui n 'es t pas arrive jus t i f ier le s ta tut technico-normat i f de l'hermneutique, il faudrait voir surtout dans l'insistance avec laquelle Dilthey

    10. Sur la relation entre le comte Yorck de Wartenbourg, Dilthey et Husseri, signalons au passage la traduction rcente de la section de VM berwindung der Erkenntnistheoretischen Fragestellung durch die phnomenologische Forschung par E. Sacre : Le dpassement par la recherche phnomnologique de la problmatique de la thorie de la connaissance , Annales de philosophie, 1993, vol. 14, p. 1-23, Universit Saint-Joseph, Beyrouth. En attendant la traduction com-plte de VM qui devrait voir le jour bientt, le lecteur francophone pourra donc prendre connaissance de ce texte important qui n'avait pas t retenu (!) dans l'dition franaise originale de l'ouvrage de Gadamer.

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    a tenu rapporter toute extriorisation de la vie son moteur d'intriorit, le cur d'une thorie de l 'interprtation qui, sans avoir l 'originalit que lui attribue parfois la Dilthey-Forschung, n'aurait pas drog en dfinitive l'intui-tion matutinale de l'hermneutique.

    C'est Heidegger qui tirera les conclusions les plus radicales de l'insuccs des hermneut iques techniques soutenir leur propre s ta tu t mthodo-logique. C'est que cette vise a mconnu ds le dpart l'enracinement existential de l'hermneutique, qui reprsente moins un procd que doit adopter le savant devant u n domaine d'objets particuliers qu'elle ne const i tue une dtermi-nation ontologique du Dasein dans son tre-aumonde, qui comme telle ne peut que revtir une signification universelle. Bien que le matre-ouvrage de 1927 soit peu disert sur le thme de l'hermneutique, il n'est pas interdit d'y voir le condens des recherches de Heidegger menes dans les annes vingt, qui c u l m i n e n t peut-tre dans le cours de 1923 p o r t a n t comme sous - t i t r e Hermeneutik der Faktizitt11. On ne retiendra dans ces lignes qu'un aspect de l'hermneutique de SuZ, celui qui, partant de la comprhension moyenne, pr-thmatique et latente toujours l'uvre dans l'existence du Dasein, va conclure au caractre driv de l'nonc logique, thse qui est au centre de l'ouvrage de Grond in , e t qui es t p r o b a b l e m e n t m o i n s , au t o t a l , a u g u s t i n i e n n e qu'heideggerienne (nous y reviendrons). Heidegger commence par faire du comprendre (du Verstehen) le terminus a quo de l'exprience hermneutique du Dasein, l o les doctrines traditionnelles voyaient une fin atteindre, rali-sable par le moyen technique de l'interprtation. Le Verstehen est premier en effet, dans la mesure o le Dasein est invariablement engag dans une compr-hension implicite qui dlimite son rapport au monde et au sein de laquelle se librent les diffrents projets anticipants de l'existence. Au gr de ses proccu-pations quotidiennes et de sa situation hermneutique temporalise, une ouverture comprehensive lui dvoile toujours le monde de telle ou telle faon. Mais cette ouverture n'a pas demeurer latente et implicite pour autant. Par l ' interprtation explicitante {Auslegung), qui ne renvoie aucune mthode dtermine mais dcrit une possibilit d'tre du Dasein, celui-ci peut encore s'aviser, prendre conscience de sa propre situation hermneutique, condition essentielle pour que puisse se nouer un dialogue avec autrui. Grondin va mme jusqu' attribuer une fonction critique cette interprtation explici-tante (p. 138), en autant que par elle le Dasein peut s'approprier rflexivement les anticipations silencieuses qui soutiennent toute comprhension. C'est sur cette toile de fond du comprendre et de l'expliciter que Heidegger pourra parler du statut parasitaire de l'nonc logique, en rappelant la contextualit, en

    11. M. Heidegger, Ontologie. Hermeneutik der Faktizitt 1923 (semestre d't), hrsg. von Kte Brcker-Oltmanns, GA 63,1988, XII-116 pages.

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    d'autres mots la prcomprhension qui travaille secrtement le langage humain. Rien ne serait plus prjudiciable une apprhension philosophique du phnomne du langage que sa fixation exclusive sur le mode de la prdi-cation logique, laquelle fait oublier l'enracinement du discours dans le souci du Dasein de l'existence quotidienne. Heidegger ne viserait pas t an t comme on le pense parfois, disqualifier le langage, jug incapable de traduire le comprendre originaire sans le dnaturer et le ptrifier, qu' rappeler l'ouverture h e r m n e u t i q u e pralable qui rend poss ible son dp lo iement , et qui s'accompagne invitablement d'une part de non-dit. C'est pourquoi il importe pour lui de reconnatre la dpendance de tout nonc l'gard du souci comme mode d'tre fondamental du Dasein, ou de ce qui pourrait bien tre son synonyme plus ancien : le verbe intrieur qui concrtise son ouverture au monde, faisant ainsi cho au transcendens de l'tre.

    L 'on to log i sa t ion du cercle h e r m n e u t i q u e du comprendre et de l'expliciter sera videmment dcisive pour l 'hermneutique de Gadamer, puisqu'elle souhaitera elle aussi librer l'vnement de sens qu'est toute vrit de sa rduction mthodologique, pour relever aprs Heidegger l'indice tempo-rel et l'historicit de l'interprtation. Dans un remarquable tour d'horizon de VM, Jean Grondin, on ne s'en tonnera pas, voudra bel et bien rattacher l'universalit de l 'hermneutique la dimension du langage, c'est--dire au thme qui va constituer le point d'aboutissement de VM dont l'ultime section propose de placer l'inflexion ontologique de l'hermneutique sous la conduite du langage, n'hsitant pas par exemple affirmer que l'tre qui peut tre com-pris est langage . Mais comment faut-il entendre cet aphorisme un peu mys-trieux de Gadamer ? Grondin suggre qu'il ne pouvait s'agir pour l'auteur de VM de rduire tout ce qui est au seul lment langagier (p. 184), comme on pourrait tre port le croire tellement la confiance au langage, contrairement ce que laissent transparatre certains textes de Heidegger, apparat sans rserve chez Gadamer. En fait, c'est moins un dessein panlinguistique que celui-ci aurait eu en tte, que le souci de nous rappeler que les supposs faits objectifs contrlables par une mthode neutre dont le positivisme a fait sa reli-gion, ne nous parlent jamais qu' travers nos propres projets de sens, c'est--dire des ques t ions que nous nous posons propos des choses et qui or ientent toute recherche concrte. ce titre il sera permis de dnoncer c o m m e u n e i l l u s i o n l ' a m b i t i o n d ' a u t o - e f f a c e m e n t du s a v a n t (de Selbstausloschung) prne par la mthode scientifique et qui est parvenue contaminer jusqu'au champ des sciences humaines. Ce rquisit incondition-nel de la mthode a en ralit ses racines dans la prminence accorde par la pense occidentale au registre de l'nonc constatif, le seul qui mette nu la stabilit predicative des faits isols, ritrables et contrlables. Or il s'agit l pour Gadamer d'un rtrcissement de l'horizon du sens langagier, dans la mesure o se trouve refoule la dimension du dialogue que nous ne cessons

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    jamais d'etre dans le langage, nous qui avons toujours des choses, par le biais des interrogations qu'elles veillent en nous, une vise, au sens phnomno-logique du terme. Ce rappel gadamrien d'une dialogicit intgrale du langage, toujours engag dans une dialectique de la question et de la rponse, veut paradoxalement nous faire prendre conscience des limites mmes du langage qui, ressortissant ce dialogue sans fin de la pense avec elle-mme, n'arrive jamais dire, profrer, tout ce qu'il veut dire. La volont de sens don t tmoigne le langage profr n'est elle-mme comprhensible qu' la lumire du verbe intrieur, ou du dialogue de la pense qui n'a cess d'accompagner, depuis le dbut, la rflexion hermneutique.

    Si la thse de l'enracinement universel de l'exprience hermneutique dans le verbum interim apparat lumineuse, ne serait-ce que par la relecture de l'histoire de l'hermneutique qu'elle commande, elle n'est pas sans soulever un certain nombre de difficults. On se contentera d'en prsenter quelques-unes ici, sans videmment pouvoir entrer dans le dtail des analyses historiques minutieuses de l'auteur.

    -Il-(i) Tout au long de son ouvrage, Jean Grondin tiendra nous prmunir

    contre une comprhension psychologiste et mentaliste du verbum interim, qu'il faut viter selon lui d'associer prcipitamment un principe ineffable ou quelque valorisation mystique de l'indicible. Cette mise en garde est capitale puisqu'en cherchant dterrer l'assise universelle de l'hermneutique, l'auteur fait rsolument appel un phnomne langagier, le mot intrieur tant assi-mil par lui un vouloirdire, donc une instance qui refuse d'tre considre comme l'autre du langage. Il est pourtant permis de se demander si une telle lecture t ient suffisamment compte d'une certaine mfiance grecque envers la langue naturelle, dcelable surtout chez Platon qui s'oppose catgoriquement l'identification du logos intelligible et de Yonoma sensible, le mot n'tant pour lui qu'une copie instable du paradigme de l'Ide, avec lequel il n 'entretient qu'une relation de ressemblance (homoion) imparfaite. L'exigence de la dialec-tique ordonne plutt au philosophe dans sa tche notique de se dlester du poids des mots pour accder au pur penser des Ides, dans un dialogue de l'me avec elle-mme qui est en fait silencieux, donc pur des noms parce que plus originaire que la langue. Il est plus que plausible de croire que le logos endiathetos des Stociens, qui a donn son coup d'envoi la comprhension antique du mot intrieur reprise dans cet ouvrage, veuille faire signe, dans la mme veine, vers une pense qui n'est pas encore prise dans les lacets des mots et reven-dique une antriorit par rapport au langage, ce qui serait trs peu en accord, somme toute, avec la conception langagire de la finitude au service de laquelle l'auteur veut placer cette doctrine. Est-il si sr en effet que le refus du Cratyle de Platon d' emprisonner la pense dans la gangue des noms n'ait pas en

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    dfinitive t dominan t de sorte que le logos endiathetos ne puisse dsigner autre chose qu'une exprience notique pr-linguistique ? Eminemment cons-cient de cette dvalorisation grecque du langage, Gadamer12 a voulu apercevoir dans la thologie chrtienne du Verbe, dans ce qu'elle peut avoir de rvlateur pour la conscience de notre propre condition humaine, l'approfondissement du lien co-originaire qu'entretient notre pense finie et discursive avec les mots13. Il est assez tonnant nanmoins qu'il fasse appel Thomas d'Aquin pour servir d 'antidote Platon, bien plus qu' Augustin. Celui-ci, t ou t prendre, est loin d'tre un alli trs sr, lorsqu'il dfinit par exemple en ces termes le mot intrieur : verbum est quod in corde dicimus : quod necgraecum est nec latinum, nec linguae alicujus alterius14. Un mot intrieur qui ne parle la langue naturelle de personne, qui ne se dit ni en grec ni en latin, peut-il encore avoir quelque chose de langagier15 ? Que disons-nous donc dans notre coeur qui ne soit ni grec, ni latin, ni franais, ni anglais, ni aucune des langues parles par les hommes ? N'est-ce pas au fond l'vocation d'une vision immdiate d'un ordre ternel et intelligible, qui reste cependant pour nous fugace et instable, qu'Augustin a en ralit l'esprit lorsqu'il en appelle au logos intrieur, plus vrai que le langage humain audible et communicable, et que celui-ci, dans sa nature sensible, ne parvient jamais exprimer fidlement ? Plus que la dpen-dance mutuelle de la pense finie et du langage c'est le constat d'une double imperfection qui parat finalement dicter le propos d'Augustin : celle de la pense finie, qui ne possde pas l'absolue prsence soi du Verbe divin, mais reste tout de mme suprieure dans sa racine intelligible l'imperfection de la langue naturelle.

    Sans comporter la mme connotat ion mtaphysique et notique, la doctrine beaucoup plus tardive du scopus pourrait bien elle aussi, mais d'une manire diffrente, tre marque au sceau du psychologisme, qu'on peut dtecter la lumire de la division du travail qui amne Dannhauer distin-guer l 'hermneutique de la philosophie proprement dite. la premire il appartient essentiellement de reprer le sens pens par un auteur, son inten-tion signifiante, indpendamment de la vrit ou de la fausset de ses positions, tandis

    12. VM, p. 254-268, offre une analyse pntrante de la conception platonicienne du rapport entre langage et logos.

    13. VM, p. 268-278. 14. Augustin, De Trinitate, XV, ch. X, 19. 15. Gadamer prendra acte de la dvalorisation toute platonicienne des langues

    naturelles qui dcoule de la conception du verbe intrieur chez Augustin : VM p. 271, ce qui rend d'autant plus tonnante et problmatique sa suggestion tardive l'effet que le verbum cordis augustinien aurait su au mieux exprimer la dimension universelle de l'hermneutique. Cf note 5 ci-dessus.

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    qu'il revient l'investigation plus fondamentale de la philosophie de vrifier la cohrence et la vrit du raisonnement expos dans le texte1 . Il est difficile de ne pas relever la finalit mentaliste qui se cache derrire cette conception, qui oblige Dannhauer abandonner la seule logique la recherche du vrai, pour concentrer l'effort hermneutique sur la recherche du mobile inten-tionnel qui n'est qu'occasionnellement porteur de vrit. Certes le concept chladnien du Sehe-Punckt semble constituer un moment d'exception dans l'histoire hermneutique moderne, puisque l'exploration des dispositions et des tats de l'me laquelle il convie l'interprte vient se greffer une ton-nante et prmonitoire thorie pluraliste de la vrit, celle-ci ne pouvant se des-siner qu' partir de la confrontation des diffrents points de vue, rendue possible par l'art de l'hermneute. Grondin a donc raison de soutenir que le parcours invers que doit effectuer l'interprtation du sens exprim vers une volont de sens premire ne conduit pas platement ici au mentalisme, mais reprsente une dimension constitutive de l'exprience hermneutique de la vrit. Il est moins certain cependant que ce lien solidaire ait t une constante depuis l'Antiquit... Ainsi la vise divinatoire de congnialit qui habite l'hermneutique de Schleiermacher, symptomatique de la subjectivisation des concepts humanistes et de l'influence de l'esthtique du gnie qui traversent son uvre, n'invalide pas facilement le reproche de psychologisme que lui a adress Gadamer en rprouvant son orientation intropathique17. De mme le lien, excellemment prsent par l'auteur, entre le projet d 'une psychologie comprehensive et son relancement hermneutique, rend passablement ala-toire de son propre aveu la suggestion d'une solution de cont inui t dans l ' i t inraire pistmologique de Dilthey. On pourra donc lg i t imement souponner que la reconstruction de l'histoire de l 'hermneutique sous le

    16. Cf. Jean Grondin, op. cil, p. 57-58. 17. Il convient cependant de noter que Gadamer a quelque peu attnu sa position

    en admettant que sa critique de l'interprtation psychologique n'a pas fait une place assez grande la conception du langage l'uvre dans l'hermneutique de Schleiermacher. Bien qu'il concde quelques points aux travaux de Kimmerle, Vattimo, Patsch et Frank, postrieurs VM, Gadamer n'en continue pas moins de voir dans l'interprtation technique-psychologique la marque distinctive de Schleiermacher, laquelle sa propre hermneutique, tout en reconnaissant avoir t marque par la tradition romantique, entend apporter un correctif chosal . ce sujet, cf. Das Problem der Sprache bei Schleiermacher , 1968 dans Gesammelte Werke (GW) Bd. 4, p. 361-373 (p. 363 : Gadamer fait un rapprochement entre Schleiermacher et le verbum interius augustinien); Nachwort zur 3. Auflage , 1972, GW Bd. 2, p. 464; Zwischen Phanomenologie und Dialektik. Versuch einer Selbstkritik , 1985, GW Bd. 2, p. 3-23 (trad. fr. dans L'art de com-prendre. crits II, Paris, Aubier, 1991, p. 11-38).

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    patronage du mot intrieur se paie parfois d'une stylisation un peu force de ce concept , qui semble beaucoup moins allergique l 'ineffable et au mentalisme que ne le pense l'auteur1 .

    Du reste, certaines des formulations qui seront employes pour nous faire entendre le sens qu'il faut assigner l'universalit du verbum interius ne sont pas toujours de nature nous rassurer sur le caractre intrinsquement langagier de ce dernier19. En effet la relation entre verbe intrieur et verbe ext-rieur sera parfois dcrite de manire singulirement univoque, insistant sur-tout pour relever le primat de la pense dans son effort pour trouver les mots adquats pour se dire. Or cette ide d'une transposition et d'une traduction en mots de ce qui se j oue dans la mens ne risque-t-elle pas de crer involon-tairement l'impression d'un dcalage ou d'une procession sens unique entre la pense et le langage ? Il n'est pas inconsidr de prtendre plutt qu'il ne se joue jamais rien dans la mens sans la prsence constante des mots, et qu'une pense finie qui ne peut pas tout embrasser d'un seul regard se meut toujours au sein mme de 1' extriorit de la langue naturelle, qui alimente et conditionne sa propre intriorit. Jean Grondin serait le premier rcuser la

    18. Jean Grondin reconnatra tout de mme, une seule fois sauf erreur, le germe mentaliste du logos endiathetos stocien : Pour faire ressortir ce noyau de l'hermneutique, la prsente tude a toujours fait appel la doctrine ancienne, et sans doute dmode, du verbum interius, du "mot intrieur", non-dit, mais toujours entendre travers l'expression linguistique. [...] La rhabilitation trop peu remarque de cette doctrine chez Gadamer ne trahit pas une rechute dans le mentalisme naf, qui sous-tend sans doute l'intuition stocienne, mais bien une critique hermneutique de la logique de l'nonc, trop axe sur une domination mthodique et technicienne du langage (p. 183).

    19. Quelques exemples : Le discours profr n'est que la transposition langagire de l'esprit, la traduction de la pense en mots (p. 7); L'nonc n'est toujours que le transport de penses qui se trouvent en notre me dans un langage extrieur (p. 7); Le discours profr ne se suffit pas lui-mme, il signifie quelque chose d'autre dont il n'est que le signe (p. 15); Le discours profr, le/ogosprophorikos, est toujours le signe d'autre chose, savoir d'un logos qui demeure invisible, parce que spirituel (p. ig); (De langage intrieur ne possde encore aucune forme sen-sible ou matrielle, il reste purement intellectuel ou universel. Universel veut dire ici qu'il n'a pas encore assum la forme d'une langue particulire, c'est--dire historique ou sensible (p. 34); La fixation de la pense occidentale sur l'nonc (logique) quivaut ainsi amputer le langage de sa dimension la plus essentielle, savoir l'inscription de tout discours dans un dialogue qui le prcde autant qu'il le dpasse (p. 37); La notion d'un verbe intrieur dcrivait en effet de faon as-sez brute quel point les mots que nous utilisons, parce que le hasard nous les fait venir l'esprit, restent bien en de de ce que nous avons "en nous", disons du dialogue que nous ne cessons jamais d'tre, tant et aussi longtemps que nous pensons ou que nous cherchons nos mots (p. 183).

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    suggestion manatiste d'un langage trouv aprs coup par la pense, mais s'il est vrai que cette dernire est invitablement redevable de la multiplicit des jeux de langage qui dlimitent l'horizon de sa propre mobilit, et qu'il ne peut y avoir de mot intrieur que n'habite pas dj l'extriorit des mots, en quoi l'universalit du verbum extenus devTait-elle cder le pas celle du verbum interius ? En d'autres termes, la dpendance de la pense envers les mots ne devrait-elle pas militer plutt en faveur de l'universalit du verbe extrieur lui-mme, c'est--dire de la langue naturelle qui constitue le seul terrain commun qui la lie autrui ? Le mystre est sans doute que la pense conserve toujours la possibilit de maintenir le cap sur la totalit du sens en renouvelant sans cesse les possibilits d'expression de la langue naturelle, mais non moins mystrieux est le fait que celle-ci se prte cette plasticit et nourrisse son tour l'exprience de la pense, qui ne peutjamais se passer de mots...

    (n) Si l'hermneutique a pu se substituer la mtaphysique, c'est que son intelligence du langage l'a incite tenir compte de l'ingrdient de finitude qui se mle la langue humaine en faisant droit son support d'intriorit, alors que la mtaphysique est reste rive l'autonomie de l'nonc valid par des formes et des catgories ternelles. La philosopha perennis aura ainsi fait place une philosophie qui a reconnu l'assise temporelle de la rflexion humaine, qui traverse toute sa structure intentionnelle. La doctrine antique, et au fond trs mtaphysique, du verbum interius, laquelle Jean Grondin donnera u n e inflexion rsolument phnomnologique, ne doit pas faire oublier l'origine heideggerienne et gadamrienne de cette prise de conscience en rgime herm-neutique, finalement beaucoup plus contemporaine que ne le laisse prsager l 'auteur en regroupant les diffrentes thories de l ' interprtation sous la bannire d'un principe commun.

    En fait, il serait plus juste de dire que la contestation de l'autosuffisance de l'nonc logique est une cause que l'hermneutique philosophique n'a pas t seule entendre, puisqu'elle fut galement instruite par le Pragmatic Turn dans sa tentative de rvision du programme formaliste de la premire philo-sophie analytique, qui l'a amen introniser le modle de X inter subjectivit comme son nouveau principe de signification. Il y a peut-tre une leon tirer de ce ct, que n 'ont pas ignore, entre autres, les philosophies de Jirgen Habermas et de Karl-Otto Apel qui seront brivement abordes dans cet ouvrage. Sans quitter des yeux le verbe extrieur, le seul que nous soyons en mesure d'entendre sauf erreur, il s'agira avant tout d'en distinguer les lments constitutifs pour affirmer la prcellence de la dimension pragmatique du langage par rapport ses caractres smantique et syntaxique. Aussi, plutt que d'en appeler un verbum cordis qui ne semble pas offrir beaucoup de rsis-tance l'aventure impossible du jeu de langage priv et accuse une certaine connotation monologique, le pragmatisme, s'installant hauteur mme du

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    logos prophorikos, verra pour ainsi dire dans la vocation essentielle du langage pour l'entente le principe moteur de la rflexion intrieure, toujours redevable de la donne pralable d'une langue commune, et qui ne peut que demeurer vaine et se priver de tout point d'appui sans cet lment commun qui l'ouvre autrui. Ce n'est videmment pas l'hermneutique de Gadamer qu'on appren-dra les vertus du dialogue, elle qui a si fortement soulign la d imension d'altrit que suppose l ' interprtation, mais en asseyant sa pr tent ion l'universalit sur le dialogue de l'me avec elle-mme et sa part de non-dit, dans lequel autrui parat singulirement absent, Jean Grondin ne risque-t-il pas malgr lui de dtourner l'attention sur la nature fondamentalement inter-subjective du langage ? Il est d'ailleurs assez rvlateur que Gadamer, dans la prface dont il honore cet ouvrage, mette davantage l'accent sur la liaison l'autre dans l'change du langage et de la vie et sur la forme de vie en com-mun de ceux qui se comprennent , que sur le mot intrieur lui-mme. Reste que la pense de ce dernier n'est pas elle-mme dnue d'quivoque, proposant t an t t le telos de l 'entente, tantt le verbum cordis, comme rvlateurs de l'universalit langagire de l'hermneutique. Sans doute, il n'y a pas ncessai-rement contradiction entre les deux20 si l'on admet que la rflexion du verbum interius participe toujours d'un espace symbolique commun dploy dans le ver-bum exterius, auquel il n'est nullement antrieur mais li dans une relation de rciprocit. Mais on ne voit pas alors en quoi l'intriorit du dialogue que chacun noue avec soi-mme pourrait elle seule incarner l'universalit de l 'exprience hermneut ique, comme le propose Jean Grondin (et parfois

    20. Ce qu'indique bien Gadamer dans ce passage synthtique : Platon a dcrit la pense comme le dialogue intrieur de l'me avec elle-mme. La structure de la chose se manifeste ici lumineusement. Il faut parler de dialogue parce qu'il y a ici un jeu de la question et de la rponse, parce qu'on se pose des questions, comme on en poserait quelqu'un d'autre, et on se parle, comme si un autre nous disait quelque chose. Augustin a dj fait allusion cette faon de parler. Chacun est pour ainsi dire en dialogue avec soi-mme. Mme s'il est en dialogue avec d'autres, il doit rester en dialogue avec soi-mme, tant et aussi longtemps qu'il pense ( Grenzen der Sprache , p. 97-98, cit par J. Grondin, p. 40). Gadamer semble pour-tant faire ici du dialogue avec soi-mme la condition premire du dialogue rel et effectif avec autrui. Mais en autant qu'il prtend attribuer un coefficient langagier cet entretien avec soi-mme, c'est l'inverse qui pourrait tre vrai. Ne faut-il pas en effet admettre la dpendance du dialogue intime envers des rgles de langage qui n'ont jamais de signification prive mais requirent une validation inter-subjective pour avoir un sens ? En cela le dialogue intrieur resterait invita-blement tributaire d'une dimension d'extriorit concrtise dans les rgles langagires intersubjectives, puisque c'est en elles qu'il doit trouver les mots qui lui conviennent et peuvent tre entendus par un autre, sous peine de n'intresser personne...

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    Gadamer). Encore une fois, on pourrait tout aussi bien rtorquer que cette universalit repose plutt sur le langage extrieur lui-mme, puisque sans sa mise l'preuve dans les mots, donc dans une langue comprhensible par autrui, la qute intrieure de sens reste un domaine priv, dnu de signifi-cation et de toute pierre de touche. L'me ne peut jamais dialoguer en effet qu' partir de rgles de langage (pour employer la terminologie de Wittgenstein) prconstitues qui ont un ancrage intersubjectif, et sans lesquelles son entre-tien intime risque de se drober toute communicabilit. C'est cette dimen-sion pragmatique de Pintersubjectivit, plus inspire de Wittgenstein que de Gadamer, que voudra approfondir la philosophie de Habermas.

    En p l a idan t pour ce qu 'on p o u r r a i t appeler u n e autonomie post-mtaphysique du verbe extrieur, qui reconnaisse l'appartenance de toute expres-sion un contexte et une situation dtermins, mais sans rester sourde par ailleurs la dimension d'intriorit de la rflexion, la Pragmatique universelle de Jrgen Habermas s'est mise la recherche des lments de validit engags dans la facticit de la langue ordinaire, qui permettent le dcloisonnement des j eux de langage empiriques au nom de l'exigence du consensus rat ion-nellement motiv qu'anticipe, volens nolens, celui qui prend part un change langagier. Sans rechute transcendantaliste, Habermas voudra par l mettre en vidence les indices d'idalit qui conditionnent notre rapport au verbe ext-rieur (ou si l'on prfre : aux diffrentes rgles langagires) et l'enracinement de la rflexion intrieure dans le langage. Cette approche permet de redonner force, sa manire, la thse trs gadamrienne de l 'unit de la raison et du langage, c'est--dire d'un logosqui est la fois langage et raison, sans pour autant confier ce logos au soliloque d'un verhum cordis. Pour que le verbe extrieur profr par autrui puisse revtir une signification qui fasse droit la qute d'entente de l'hermneutique, il ne me suffit pas, tant s'en faut, de savoir ce que ce dernier a voulu dire en remontant de Yelocutio vers son verhum interim. Dans les contextes htrognes et banals de la vie quotidienne, on peut trs bien con-cevoir que le langage extrieur n'est pas ce point dfaillant qu'il choue le plus souvent exprimer ce que les locuteurs ont l'esprit. Comprendre, ds lors, c'est d'abord s'entendre sur la chose, et en second lieu seulement, dgager l'opinion de l'auteur en tant que telle, et la comprendre reconnat lui-mme Gadamer21. Mais, ajoute Habermas, cette entente sur la chose est son tour indissociable d'un accord sur les prtentions la vrit, la justesse norma-tive et la sincrit lies au contenu illocutoire de l'acte de langage qui m'est adress, bref des prtentions de validit critiquables qui doivent toutes tre honores dans l'argumentation pour que s'accomplisse la vise d'accord que poursuit par Z'elocutio

    21. VM, p. 134.

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    celui qui s'engage dans un change vritable22. Ainsi, fait valoir Habermas, la Verstndigungvers laquelle s'oriente le dialogue avec l'autre implique un certain nombre de prsupposs et de conditions de possibilit inscrits dans le langage lui-mme, que l 'hermneut ique a insuffisamment aperus, mais qu 'une p ragmat ique universe l le veut exhumer pour manifes ter le facteur de rationalit du Diskurs. Il y a donc bel et bien quelque chose derrire le langage profr, comme le proposait Jean Grondin, qui tire cependant son universal i t n o n pas de l 'entretien de l'me avec elle-mme, mais d 'une dimension inliminable de validit qui est constamment mise l'preuve dans l'change. On peut avancer que cette reconstruction habermassienne des lments de validit du langage rend quelque peu superflu l'appel un verbum interius en surplomb sur le langage exprim, sans pour autant tourner le dos la finitude humaine sur laquelle insistera tout au long l'ouvrage de Jean Grondin. D'un ct, la mise en vidence d'une dimension d'universalit congruente la fonction pragmatique du langage rappelle que toute rflexion, toute qute intrieure de sens ou tout vouloir-dire , pour autant qu'il est s t ructur par l 'extriorit d'une langue partage en commun avec autrui, reconnat du mme coup sa dpendance vis--vis les prtentions de validit et la finalit consensuel le de l'intersubjectivit langagire. D'un autre ct, l'inscription de l'intriorit dans l'lment intersubjectif du langage souligne, aprs l'hermneutique, la ncessaire ouverture l'autre laquelle notre effort de sens reste suspendu, la possession solitaire de la vrit tant un privilge rserv aux dieux.

    Jean Grondin reproche sur tout ce prolongement habermassien de l 'hermneutique son ambition dmesure, et dplore le ct selon lui trop abs-trait de la conception procdurale du langage qui en dcoule (p. 215). On ne sai-sit pas trs b ien cependant en quoi la reconstruct ion des prsupposs pragmatiques du langage pourrait tre mise au mme rang que la noesis noeseos, comme il le laisse entendre de manire un peu ironique, alors que Habermas n'a cess de rappeler le caractre immanent et le statut hypothtique de son entreprise. L'elucidation conceptuelle de ce qu'implique toujours-dj notre immersion dans le langage est-elle vraiment une tche folle ? Uniquement si

    22. Cf. Jirgen Habermas, Was heisst Universalpragmatik ? dansSprachpragtnatik imdPhilosophie, hrsg. von Karl-Otto Apel, Frankfurt a.M., Suhrkamp, 1976, p. 174-272 (trad. fr. Signification de la pragmatique universelle dans Logique des sciences so-ciales et autres essais, trad. R. Rochlitz, Presses universitaires de France, 1987, p. 329-4n); Thorie des kommunikativen Handelns, 2 tomes, Frankfurt a. M., Suhrkamp, 1981 (trad. fr. Thorie de l'agir communicationnel(1981), 2 tomes, Paris, Fayard, 1987); enfin : Vorstudien imd Ergnzungen zur Thorie des kommunikativen Handelns Frankfurt a. M., Suhrkamp, 1984.

  • 156 PHILOSOPHIQUES

    l'on tient que la reconnaissance de la finitude humaine compromet ce point la rflexivit qu'elle refuse la facticit de notre exprience langagire la possibilit de prendre conscience des lments de validit universels qui la traversent et lui procurent son trait dynamique. Habermas ne croit pas que les ressources de la rflexion soient si limites, encore que tout ce qui en ressort reste soumis l'preuve de l'argumentation et revt une consistance hypoth-tique. Il est vrai que l'accent procdural de l'thique du discours donne une coloration quelque peu abstraite au modle de l'agir communicationnel. Mais ce procduralisme de l'argumentation doit-il pour autant tre associ une ngation pure et simple de la finitude ? Le contraire est plus vraisemblable : c'est parce que la raison humaine ne se conoit plus comme la dpositaire des vrits substantielles d'un logos mtaphysique qu'elle fut progressivement amene apercevoir dans les prsupposs invacuables de l'change langagier une dimension d'universalit qui soit plus conforme sa mesure. Ne comptant plus sur aucune assurance intemporelle et ayant renonc une mdiation substantialiste et mtaphysique du vrai, du jus te et du beau, la raison commu-nicationnelle fait plus modestement de la vrit, de la justesse et de la sinc-rit, les lments de validit qui conditionnent toute argumentation, au sein de laquelle elle a constamment renouveler ses propres certitudes. Il en rsulte une conception faillibiliste de la raison, dont les positions risquent toujours d'tre remises en question par la force du meilleur argument, mais dont par ailleurs l'instabilit chronique ne met pas en chec la vise d'unit que prserve l 'anticipation du consensus au cur du langage23. L'Aufklrung d'inspiration kantienne, dont se rclame volontiers Habermas, a toujours su que la finitude n'avait pas renoncer une rfrence positive la raison, et que la raison n'est crdible que si elle sait reconnatre son caractre fini...

    P La thse de l'universalit du verbum interim a incontestablement le mrite

    de jeter u n nouvel clairage sur une dimension de l 'hermneutique qui est gnralement passe inaperue. C'est pourquoi ce travail s'imposera comme une rfrence de premier plan pour quiconque s'intresse non seulement la pense de Gadamer, mais toutes celles qui, depuis l'Antiquit, ont tent d'explorer l 'univers interprtatif du langage. Il n 'est pas de phi losophie contemporaine qui puisse demeurer insensible cette mditation. Jean Grondin russit le tour de force d'en dgager les racines originelles et d'en

    23. Habermas a donn une prsentation trs clairante de sa conception faillibiliste de la raison dans son essai Die Einheit der Vernunft in der Vielfalt ihrer Stimmen dans Nachmetaphysisches Denken Frankfurt a. M., Suhrkamp, 1988, p. 153-186.

  • L'UNIVERSALIT DU VERBUM INTERIUS 157

    prsenter les fruits toujours actuels. Mieux encore, en ouvrant gnreusement son enqute aux interlocuteurs de Gadamer, il montre que cette mditation ne s'est pas interrompue avec VM mais reste en chemin, faisant ainsi honneur la qualit premire de l'hermneutique : son sens du dialogue.

    Facult de philosophie Universit Laval