18
À QUELLES CONDITIONS PEUT-ON PARLER DE « MATIÈRE » DANS LE TIMÉE DE PLATON ? Luc Brisson P.U.F. | Revue de métaphysique et de morale 2003/1 - n° 37 pages 5 à 21 ISSN 0035-1571 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-de-metaphysique-et-de-morale-2003-1-page-5.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Brisson Luc, « À quelles conditions peut-on parler de « matière » dans le Timée de Platon ? », Revue de métaphysique et de morale, 2003/1 n° 37, p. 5-21. DOI : 10.3917/rmm.031.0005 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour P.U.F.. © P.U.F.. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 134.148.10.12 - 30/01/2014 20h46. © P.U.F. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 134.148.10.12 - 30/01/2014 20h46. © P.U.F.

À quelles conditions peut-on parler de « matière » dans le Timée de Platon ?

  • Upload
    luc

  • View
    214

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: À quelles conditions peut-on parler de « matière » dans le Timée de Platon ?

À QUELLES CONDITIONS PEUT-ON PARLER DE « MATIÈRE » DANSLE TIMÉE DE PLATON ? Luc Brisson P.U.F. | Revue de métaphysique et de morale 2003/1 - n° 37pages 5 à 21

ISSN 0035-1571

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-de-metaphysique-et-de-morale-2003-1-page-5.htm

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Brisson Luc, « À quelles conditions peut-on parler de « matière » dans le Timée de Platon ? »,

Revue de métaphysique et de morale, 2003/1 n° 37, p. 5-21. DOI : 10.3917/rmm.031.0005

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour P.U.F..

© P.U.F.. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites desconditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votreétablissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière quece soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur enFrance. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

1 / 1

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 13

4.14

8.10

.12

- 30

/01/

2014

20h

46. ©

P.U

.F.

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 134.148.10.12 - 30/01/2014 20h46. ©

P.U

.F.

Page 2: À quelles conditions peut-on parler de « matière » dans le Timée de Platon ?

Dossier : f20593 Fichier : meta01 Date : 11/6/2007 Heure : 13 : 38 Page : 5

À quelles conditions peut-on parler de« matière » dans le Timée de Platon ?

RÉSUMÉ. — Dans le Timée, l’hypothèse de la khóra, qu’il faut se garder d’identifieravec la húle aristotélicienne, permet de rendre compte du fait que les choses sensiblessont radicalement différentes de leur modèle intelligible. Or, la constitution mathémati-que des éléments à partir de la khóra mène à la contradiction suivante : dans l’universplatonicien, il faut tenir compte à la fois du continu qui doit caractériser la khóra, etdu discontinu qu’instaurent inéluctablement les polyèdres réguliers auxquels sont asso-ciés les éléments. La physique platonicienne n’est donc ni un atomisme, comme celuiproposé par Leucippe et Démocrite, ni une physique du continu, comme celle admisepar Parménide et Zénon.

ABSTRACT. — In the Timaeus, the hypothesis of khóra, which we must refrain fromidentifying with Aristotelian húle, enables us to account for the fact that sensible thingsare radically different from their intelligible model. Yet the mathematical constitution ofthe elements from khóra leads to the following contradiction : in the Platonic universe,we must take into account both the continuity that must characterize khóra and thediscontinuity inevitably introduced by the regular polyhedra with which the elements areassociated. Platonic physics is thus neither an atomism, like that proposed by Leucippusand Democritus, nor a physics of continuity, like that held by Parmenides and Zeno.

Vouloir parler de « matière » dans le Timée de Platon, c’est se heurter à deuxdifficultés majeures : le terme « matière » est un terme d’origine latine materia,dont la racine est différente du terme grec húle 1 qu’il est censé traduire ; deplus, le terme grec húle, qui désigne en son sens propre le bois de constructionet, par extension, le matériau dont se sert l’artisan, ne se trouve doté de sonsens philosophique que par Aristote. Chez Platon, où húle n’est utilisé que dansson sens propre, c’est khóra qui sert à désigner la notion qui, dans le Timée (leseul dialogue où elle apparaît en un sens philosophique), tient un rôle similaire,mais non identique, à celui que tiendra la notion désignée par húle chez Aristote.Pour Aristote, la notion désignée par húle permet d’apporter une solution au

1. J’ai utilisé le système de translittération suivant : êta = e ; oméga = o ; dzèta = z ; thèta = th ;xi = x ; phi = ph ; khi = kh ; psi = ps. L’iota souscrit est adscrit (par exemple ei) ; et lorsqu’il s’agitd’un alpha, cet alpha est long (= ai). L’esprit rude est noté h, et l’esprit doux n’est pas noté. Tousles accents sont notés.

Revue de Métaphysique et de Morale, No 1/2003

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 13

4.14

8.10

.12

- 30

/01/

2014

20h

46. ©

P.U

.F.

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 134.148.10.12 - 30/01/2014 20h46. ©

P.U

.F.

Page 3: À quelles conditions peut-on parler de « matière » dans le Timée de Platon ?

Dossier : f20593 Fichier : meta01 Date : 11/6/2007 Heure : 13 : 38 Page : 6

problème du mouvement, alors que chez Platon, la notion désignée par khórarépond au problème que pose la participation du sensible à l’intelligible. À cesdeux premières difficultés vient s’en ajouter une autre : la khóra est à la fois« ce en quoi » apparaissent les choses sensibles et « ce de quoi » elles sontfaites.

L’HYPOTHÈSE DES FORMES INTELLIGIBLES

Dans l’histoire de la philosophie, Platon est connu comme celui qui a proposél’hypothèse de l’existence de réalités intelligibles, à la fois distinctes des chosessensibles et en rapport avec elles. Cette hypothèse, Platon l’a faite pour expliquercomment ce monde, où tout ne cesse de changer, présente pourtant assez depermanence et de stabilité pour que l’homme puisse le connaître, y agir et enparler. Convaincu que cette stabilité et cette permanence ne pouvaient dériverdu sensible, Platon posa donc qu’il devait exister une réalité d’une autre sortequi réponde à ces exigences, et qui explique pourquoi, dans tout ce changement,il est quelque chose qui ne change pas.

Il ne fait aucun doute en effet que l’hypothèse de l’existence de Formesdistinctes des choses sensibles est bien admise dans le Timée. Elle fait mêmel’objet d’une preuve qui s’appuie sur la distinction intellect/opinion (Timée51d3-e6). Si on est forcé de reconnaître en l’être humain deux facultés cognitivesdistinctes, il faut bien admettre l’existence de leurs objets respectifs qui doiventappartenir à des niveaux de réalités distincts : le sensible et l’intelligible.

Même séparé de lui, l’intelligible joue un rôle essentiel en ce monde sensible.En l’homme, il assure la rectitude des noms, la validité des propositions, lajustification du discours, la justesse de la conduite, et un mode de vie acceptable.Par suite, l’hypothèse de l’existence des formes intelligibles oriente l’action del’homme et l’organisation de la cité, comme on le constate dans la République,et se situe même, selon le Timée, au principe de l’univers. Mais alors, de quellefaçon les formes intelligibles interviennent-elles dans le sensible ? La questionest cruciale, car elle revient à s’interroger sur les types de causalité exercés parl’intelligible sur le sensible.

On ne peut aborder la question de la participation des choses sensibles auxformes intelligibles sans admettre les cinq prémisses suivantes, que l’on peutdiscerner dans un passage bien connu du Phédon (100c9-d9) : 1) formes intel-ligibles et choses sensibles ne se situent pas au même plan de réalité, elles sontséparées ; 2) les choses sensibles doivent pourtant entretenir une relation avecles formes intelligibles ; 3) cette relation est assimilée à une imitation, car lesensible entretient avec l’intelligible le rapport de copie à modèle ; 4) dans le

6 Luc Brisson

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 13

4.14

8.10

.12

- 30

/01/

2014

20h

46. ©

P.U

.F.

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 134.148.10.12 - 30/01/2014 20h46. ©

P.U

.F.

Page 4: À quelles conditions peut-on parler de « matière » dans le Timée de Platon ?

Dossier : f20593 Fichier : meta01 Date : 11/6/2007 Heure : 13 : 38 Page : 7

cadre de la métaphore de l’imitation, l’intelligible tient le rôle de cause et lesensible celui d’effet ; 5) par suite, la relation entre sensible et intelligible n’estpas une relation symétrique, le sensible dépendant pour son existence et poursa structure de l’intelligible qui, lui, est en soi. C’est la première prémisse quidonne tout son sens aux autres. En effet, si le sensible se trouvait au mêmeniveau que l’intelligible, on serait confronté à un problème de ce type : lareprésentation d’une main serait elle-même une main, ce qui est absurde.

L’HYPOTHÈSE DE LA « KHÓRA »

C’est en vertu de leur statut de modèles que les formes intelligibles rendentcompte de la ressemblance que présentent les choses sensibles par rapport àelles. Mais la notion de ressemblance est à double face ; elle implique à la foisidentité et différence. Aussi faut-il expliquer comment les choses sensiblesdiffèrent des formes intelligibles, et donc pourquoi en définitive elles sontmultiples, et distinctes les unes des autres. D’où la nécessité de faire l’hypothèsed’un « milieu spatial » qui ait rang de principe comme les formes intelligibleset où elles apparaissent comme multiples et distinctes, et d’où elles disparaissent.

Une image, en effet, du moment que ne lui appartient pas cela même dont elle estl’image, et qu’elle est le fantôme toujours fugitif de quelque chose d’autre, ne peutpour ces raisons que venir à l’être en quelque chose d’autre et acquérir ainsi uneexistence quelconque, sous peine de n’être rien du tout. Pour ce qui existe réellementen revanche, nous avons le secours de ce raisonnement que l’exactitude rend vrai :en effet, tant que de deux choses l’une est ceci et l’autre cela, l’une ne peut jamaisvenir à l’être en l’autre, puisqu’une chose ne peut être en même temps deux choses.[Timée 52c2-d1.]

Même si tous deux sont des principes, les formes intelligibles et la khóradiffèrent radicalement. Les formes intelligibles qui ont en elles-mêmes leur êtrene peuvent, pour cette raison même, se trouver dans la khóra qui ne peut rienleur apporter. À l’inverse, c’est cette situation dans la khóra qui donne auxchoses sensibles le peu de réalité qu’elles ont ; elles y existent en tant qu’imagesdistinctes et donc multiples tant et aussi longtemps qu’elles se trouvent quelquepart dans la khóra. La khóra donne donc son mode d’existence à la chosesensible, en lui fournissant un lieu où elle apparaît et d’où elle disparaît ; ainsisituée en un lieu, une chose sensible est toujours distincte de toutes les autres,y compris de celles qui participent à la même forme, et ressortit au domaine dela pluralité. Ne se trouver en aucun lieu à aucun moment reviendrait en fait,

7À quelles conditions peut-on parler de « matière »...

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 13

4.14

8.10

.12

- 30

/01/

2014

20h

46. ©

P.U

.F.

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 134.148.10.12 - 30/01/2014 20h46. ©

P.U

.F.

Page 5: À quelles conditions peut-on parler de « matière » dans le Timée de Platon ?

Dossier : f20593 Fichier : meta01 Date : 11/6/2007 Heure : 13 : 38 Page : 8

pour une chose sensible, à ne pas être, comme on peut le constater dans leshypothèses négatives de la seconde partie du Parménide.

On comprend dès lors que ce ne sont pas les formes intelligibles, mais leschoses sensibles qui entrent dans la khóra et qui en sortent (Timée 50c4-6). Ilfaut se méfier de la métaphore du miroir qui, dans le Timée, ne se trouve pasassociée à la khóra. Dans la khóra, il n’y a que des polyèdres (tétraèdres,octaèdres, icosaèdres et cubes) qui s’assemblent et se séparent. Les chosessensibles, qui toutes ne sont constituées que des quatre éléments (feu, air, eauet terre) associés à ces quatre polyèdres, sont, en dernière analyse, des conglo-mérats de polyèdres réguliers qui dans ce flux incessant présentent une certainepermanence d’assez longue durée pour être identifiés et nommés. D’où cetteformule de Timée : « Eh bien, il vaut mieux ne pas en parler comme de réalitésparticulières, et qualifier ainsi le “ce qui est tel ou tel” qui se retrouve toujourssemblable dans absolument tous les cas et dans chacun d’eux en particulier ;d’appeler feu ce qui reste tel à travers tout, et ainsi de suite avec tout ce quidevient » (Timée 49e). Les choses sensibles ne sont donc que des images dontla structure se laisse décrire en termes strictement mathématiques et qui n’onten soi aucune consistance.

Dans le Timée, Platon distingue donc non plus deux, mais trois genres, car,en plus des formes intelligibles et des choses sensibles, il évoque l’existencede la khóra, en quoi se trouvent les choses sensibles et à partir de quoi ellessont constituées.

Puisqu’il en est ainsi, il faut convenir qu’il y a une première espèce : la formeintelligible qui reste la même, qui est inengendrée et indestructible, qui ne reçoit pasen elle-même autre chose venant d’ailleurs et qui elle-même n’entre en aucune autrechose où que ce soit, qui est invisible et ne peut être perçue par les sens ; voilà cequi a été attribué comme objet de contemplation à l’intellection. Il y a une secondeespèce qui porte le même nom que la première et qui lui ressemble, qui est perceptiblepar les sens, qui est engendrée, qui est toujours en mouvement, qui vient à l’être enun lieu quelconque pour en disparaître ensuite, et qu’appréhende l’opinion jointe à lasensation. Par ailleurs, il y a une troisième espèce, celle du genre [...] qui est toujours,celui de la khóra qui est éternel, qui n’admet pas la destruction, qui fournit unemplacement à tout ce qui naît, une réalité qu’on ne peut saisir qu’au terme d’unraisonnement bâtard qui ne s’appuie par sur la sensation ; c’est à peine si on peut ycroire. Dès là que vers lui nous dirigeons notre attention, nous rêvons les yeux ouvertset nous déclarons, je suppose, qu’il faut bien que tout ce qui est se trouve en un lieuet occupe une place, et qu’il n’y a rien qui ne se trouve ou sur terre, ou quelque partdans le ciel. Toutes ces choses-là et d’autres qui sont leurs sœurs et qui touchent aussià ce qui appartient non pas au monde du rêve, mais à celui de la réalité, l’illusiondans laquelle nous maintient le rêve ne nous permet pas d’en parler, comme si nousétions éveillés, en faisant les distinctions qu’imposent la vérité. [Timée 51e 6-52c1.]

8 Luc Brisson

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 13

4.14

8.10

.12

- 30

/01/

2014

20h

46. ©

P.U

.F.

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 134.148.10.12 - 30/01/2014 20h46. ©

P.U

.F.

Page 6: À quelles conditions peut-on parler de « matière » dans le Timée de Platon ?

Dossier : f20593 Fichier : meta01 Date : 11/6/2007 Heure : 13 : 38 Page : 9

De là, il ressort que la khóra, qui diffère radicalement des formes intelligibles,a pour fonction de recevoir ces images des formes intelligibles que sont leschoses sensibles, en leur donnant une certaine réalité par son antériorité et parsa stabilité. Cette façon de voir explique que Timée puisse dire de la khóra, quiest un principe et qui possède donc l’existence en soi, qu’« il participe del’intelligible d’une façon particulière déconcertante » ; une telle phrase signifie,me semble-t-il, non pas qu’il y a une forme intelligible de la khóra, mais quela khóra présente plusieurs traits qui caractérisent l’intelligible : c’est un prin-cipe, il est immuable, il n’est pas perceptible par les sens, etc.

Comment se caractérise ce troisième genre ? Voilà la question à laquelles’emploient à répondre les passages suivants du Timée.

CE EN QUOI SE TROUVENT LES CHOSES SENSIBLES

Ce troisième genre est d’abord présenté comme le réceptacle du devenir :

Pour le moment donc, il faut se mettre dans la tête qu’il y a trois genres de choses :ce qui devient, ce en quoi devient ce qui devient, et ce à la ressemblance de quoi naîtce qui devient. Et tout naturellement il convient de comparer le réceptacle à une mère,le modèle au père et la nature qui tient le milieu entre les deux au rejeton, et decomprendre que si une empreinte doit être diverse et présenter à l’œil tous les aspectsde cette diversité, cela même en quoi vient se déposer l’empreinte en question nesaurait être convenablement disposé que si elle est absolument dépourvue de la confi-guration de toutes les espèces de choses qu’elle est susceptible de recevoir. Si en effetle réceptacle présentait une ressemblance avec n’importe laquelle des choses quientrent en lui, chaque fois que des choses dotées d’une nature contraire ou radicale-ment hétérogène à celle-là se présenteraient, le réceptacle en prendrait mal la ressem-blance. Voilà pourquoi il faut que reste distinct de toutes les espèces de chosessensibles ce qui doit recevoir en lui tous les genres de choses sensibles. [Timée 50c-e.]

Le passage qui vient d’être cité évoque les trois genres d’entités déjà men-tionnés : les choses sensibles qui deviennent et qui sont des images susceptiblesde génération et de corruption, les modèles dont les choses sensibles sont lesimages, et ce en quoi se trouvent ces choses sensibles. Dans un premier temps,ces trois entités sont associées aux trois comparants : mère, père, et rejeton. Lerejeton, qui correspond à la chose sensible, se trouve en outre assimilé à uneempreinte en relief restant ainsi dans le registre de l’image. Par ailleurs, lacomparaison du troisième genre avec une mère introduit une idée nouvelle, carelle fait intervenir les deux idées suivantes : celle de réceptacle, ou d’emplace-

9À quelles conditions peut-on parler de « matière »...

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 13

4.14

8.10

.12

- 30

/01/

2014

20h

46. ©

P.U

.F.

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 134.148.10.12 - 30/01/2014 20h46. ©

P.U

.F.

Page 7: À quelles conditions peut-on parler de « matière » dans le Timée de Platon ?

Dossier : f20593 Fichier : meta01 Date : 11/6/2007 Heure : 13 : 38 Page : 10

ment d’une part, puisque le ventre de la mère abrite le fœtus, celle de substanceconstitutive d’autre part, puisque la mère nourrit le fœtus.

CE DE QUOI SONT CONSTITUÉES LES CHOSES SENSIBLES

Le passage qui vient d’être cité et commenté se poursuit en cet autre quiévoque les comparaisons suivantes :

Par exemple, pour fabriquer tous les onguents parfumés artificiellement, on com-mence, une fois qu’on a cette matière première, par rendre le plus inodores possibleles liquides qui doivent recevoir les parfums. De même tous ceux qui, en quelquesubstance molle, s’appliquent à modeler des figures, ne laissent subsister la traced’absolument aucune figure, et s’arrangent par aplanir cette substance molle et par larendre la plus lisse possible. Cela dit, il en va de même pour l’entité qui doit, surtoute son étendue, recevoir maintes fois et dans de bonnes conditions les représenta-tions de tous les êtres éternels ; il convient qu’elle reste par nature distincte de touteforme. Voilà bien pourquoi nous disons que la mère et le réceptacle de tout ce quiest venu à l’être, de ce qui est visible ou du moins perceptible par un sens, n’est niterre, ni air, ni feu, ni eau, ni rien de tout ce qui vient de ces éléments et de tout cedont ils dérivent. Mais si nous disons qu’il s’agit d’une espèce dépourvue de forme,qui ne peut être perçue par la vue, reçoit tout, participe de l’intelligible d’une façonparticulièrement problématique et se laisse difficilement saisir, nous ne mentironspoint. Et dans la mesure où tout ce qui vient d’être dit permet d’approcher sa nature,voici de quelle manière on pourrait en parler correctement. [Timée 50e-51a.]

Le troisième genre que Platon tente ainsi de définir ne représente pas seule-ment l’emplacement dans lequel apparaissent les choses sensibles et dont ellesdisparaissent ; elle joue aussi à leur égard le rôle de support, de « matièrepremière », au sens où on utilise aujourd’hui ce terme dans l’artisanat, dansl’industrie, c’est-à-dire cette substance brute dont est fait tout objet.

L’axiome sur lequel se fonde tout ce développement est que l’être équivautà la permanence et à la stabilité ; et il a pour corollaire que le devenir, quirécuse toute permanence, toute stabilité, ne peut « être » au sens strict du terme.De cet axiome découlent les conséquences suivantes. 1) Les formes intelligiblesqui ne changent pas « sont » et trouvent en elles-mêmes leur être ; voilà pourquoielles ne peuvent se trouver en rien d’autre. 2) Les choses sensibles qui ne cessentde changer tiennent leur être non des formes intelligibles dont elles ne sont queles images, mais de l’entité où elles apparaissent et dont elles disparaissent etqui, elle, présente stabilité et permanence. 3) Cette entité peut être dite « être »

10 Luc Brisson

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 13

4.14

8.10

.12

- 30

/01/

2014

20h

46. ©

P.U

.F.

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 134.148.10.12 - 30/01/2014 20h46. ©

P.U

.F.

Page 8: À quelles conditions peut-on parler de « matière » dans le Timée de Platon ?

Dossier : f20593 Fichier : meta01 Date : 11/6/2007 Heure : 13 : 38 Page : 11

en raison de sa stabilité et de sa permanence, même si à la différence des formesintelligibles elle se trouve dépourvue de toute caractéristique.

Qu’elle soit considérée sous son aspect spatial ou sous son aspect constitutif,cette troisième entité doit être absolument dépourvue de toute caractéristique,dès qu’elle doit admettre en elle-même absolument toutes les caractéristiques.Plus généralement, la khóra, qui, on l’a vu, doit être distinguée des formesintelligibles, doit aussi et avant tout l’être de toutes les espèces de chosessensibles qui y apparaissent et qui en disparaissent. De ce fait, cette entité n’estpas sensible, sans pour autant être intelligible. Par suite, on ne peut ni s’yrapporter en pensée ni en parler, à tout le moins directement. On comprend quePlaton établisse la nécessité de l’hypothèse de son existence par le moyen d’unraisonnement « bâtard » et qu’il use à son égard de plusieurs images et plusieursmétaphores. Cela dit, l’indétermination absolue de cette troisième entité ne laissepas de poser problème ; si en effet la khóra dont se compose l’univers esttotalement indéterminée, il doit être absolument docile ; et, de ce fait, on necomprend pas pourquoi l’action du démiurge se trouve limitée, et ne peut êtreréalisée que « dans la mesure du possible ».

En conclusion, le troisième genre est ce en quoi se trouvent les chosessensibles et ce de quoi elles sont faites. Il est différent des formes intelligibleset totalement distinct des choses sensibles. Par suite, il ne peut être appréhendéni par la pensée comme le serait une forme intelligible, ni par les sens commele serait une chose sensible. En faire un objet de pensée ou en avoir unereprésentation sensible se révèlent impossibles. Ce troisième genre échappemême à toute désignation unique et univoque ; on est forcé d’en parler enutilisant des images et des métaphores. Telle est donc l’entité que le démiurgeva façonner en lui donnant quatre formes géométriques, les quatre polyèdresréguliers auxquels sont associés les quatre éléments.

L’HYPOTHÈSE DU DÉMIURGE

Expliquer comment et pourquoi les choses sensibles sont à la fois semblableset différentes des formes intelligibles dont elles sont les images ne suffit pas.Encore faut-il que le changement qui affecte ces choses sensibles présente uncertain ordre qui, puisqu’on se trouve dans un contexte mathématique, ne peuts’exprimer qu’en termes de mesure. Or, pour introduire dans l’univers un ordrequi corresponde à une mesure, l’hypothèse d’un démiurge s’impose :

Avant l’établissement de cet ordre, tous ces éléments (le feu, l’air, l’eau et la terre)se trouvaient sans proportion ni mesure ; et lorsque fut entrepris l’arrangement de

11À quelles conditions peut-on parler de « matière »...

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 13

4.14

8.10

.12

- 30

/01/

2014

20h

46. ©

P.U

.F.

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 134.148.10.12 - 30/01/2014 20h46. ©

P.U

.F.

Page 9: À quelles conditions peut-on parler de « matière » dans le Timée de Platon ?

Dossier : f20593 Fichier : meta01 Date : 11/6/2007 Heure : 13 : 38 Page : 12

l’univers, même si le feu d’abord, puis l’eau et la terre possédaient bien quelquestraces de leurs propriétés, ils se trouvaient néanmoins tout à fait dans l’état dans lequelon peut s’attendre à trouver absolument toutes choses quand le dieu en est absent.Voilà bien quelle était leur condition naturelle au moment où ils commencèrent derecevoir leur configuration à l’aide des figures et des nombres. Mais comment est-ilpossible que le dieu ait fait d’eux un univers aussi beau et aussi bon que possible enpartant d’un état de ces éléments qui n’offrait pas ces qualités, tel sera comme toujoursnotre propos. [Timée 53a6-b7.]

Ce passage laisse entendre, semble-t-il, que la participation ne peut êtreréalisée si n’interviennent que les formes intelligibles et la khóra. Traduite entermes aristotéliciens, cette proposition revient à dire ceci : si elle ne prend encompte que la cause exemplaire et la cause matérielle, une explication del’univers ne peut aboutir qu’au chaos. Il ne suffit donc pas que les instancessensibles présentent une certaine figure et soient distinctes les unes des autrespour former une totalité ordonnée.

Si on ne fait pas intervenir un démiurge, l’univers ne peut faire l’objet qued’une explication mécaniste. Des corpuscules y apparaissent qui sont des tracesdes éléments ; ils se déplacent et se transforment les uns dans les autres, maissans ordre ni mesure ; c’est ce à quoi aboutissent, selon Platon, les représenta-tions du monde présentées en Grèce jusqu’à lui. On en revient donc à la critiquefaite par Socrate à Anaxagore dans le Phédon ; si on ne donne pas à l’intellect(noûs) la première place, aucune explication physique n’est tenable ; on aboutittoujours au chaos. Pour parvenir à notre monde, où la participation est jusqu’àun certain point ordonnée, il faudra faire intervenir trois nouveaux termes ; ledémiurge comme cause efficiente, l’âme du monde comme cause motrice et lesmathématiques (figures et nombres) comme principe d’ordre.

LES QUATRE ÉLÉMENTS

Se conformant à une opinion traditionnelle qui remonte probablement àEmpédocle et qui allait se perpétuer jusqu’au XVIIIe siècle, Platon prend pouracquis que le corps de l’univers a été fabriqué exclusivement à partir de quatreéléments : le feu, l’air, l’eau et la terre (Timée 56b-c). Mais il va beaucoup plusloin. D’une part, il avance un argument mathématique pour justifier le fait qu’ildoit y avoir quatre éléments. Et surtout, il est conscient de faire preuve d’unetrès grande originalité (Timée 53e) en établissant une correspondance entre lesquatre éléments et les quatre polyèdres réguliers, c’est-à-dire en transposant entermes mathématiques l’ensemble de la réalité physique et les changements qui

12 Luc Brisson

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 13

4.14

8.10

.12

- 30

/01/

2014

20h

46. ©

P.U

.F.

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 134.148.10.12 - 30/01/2014 20h46. ©

P.U

.F.

Page 10: À quelles conditions peut-on parler de « matière » dans le Timée de Platon ?

Dossier : f20593 Fichier : meta01 Date : 11/6/2007 Heure : 13 : 38 Page : 13

l’affectent. On notera par ailleurs que la construction des premiers polyèdresréguliers est rapportée au nom de Théétète (415-369 av. J.-C.), un contemporainde Socrate, que Platon met en scène dans le prologue d’un dialogue qui porteson nom (Théétète) ; le philosophe portait une grande attention au développe-ment des mathématiques à son époque.

LE NOMBRE DES ÉLÉMENTS

En Timée 31b-32b, Platon envisage d’abord le cas où le monde ne compor-terait que deux dimensions. Entre deux nombres carrés, il n’existe qu’un seulmoyen terme, en vertu de la formule a/x = x/b, ou x2 = ab ou encore x = √⎯⎯ab.Dans un tel monde plat, trois éléments suffiraient.

Mais notre monde est un monde à trois dimensions. Or, entre deux nombres« cubiques », par exemple 8 (23) et 27 (33), on trouve deux moyens termes,12 (22 × 3) et 18 (2 × 32), ce qu’on peut exprimer ainsi a3/a2b = a2b/ab2 = ab2/b3.Si tel est le cas, puisque l’univers dans lequel nous vivons présente trois dimen-sions, il doit contenir quatre éléments. Mais, pour arriver à découvrir ces deuxmoyens termes, l’usage de la racine carrée (et cubique) s’imposait. Et, commele problème de la construction géométrique de telles quantités n’était pas résoluà cette époque, on comprend tout de suite pourquoi, quelques lignes plus bas,Platon écrit : « le démiurge a disposé ces éléments [...] autant qu’il était possibledans le même rapport » (Timée 32b).

Les quatre éléments dont est fait notre univers sont la terre, l’eau, l’air et le feu.Ce postulat qui remonte jusqu’à Empédocle au moins, Platon l’admet, mais il faitpreuve de la plus grande originalité, originalité dont il est conscient, en l’inter-prétant mathématiquement. En effet, il associe le feu au tétraèdre, l’air à l’octa-èdre, l’eau à l’icosaèdre et la terre au cube. La référence à ces quatre polyèdresréguliers présente un intérêt historique évident, puisqu’il semble que ce fut Théé-tète, un membre de l’entourage de Platon, qui le premier les construisit.

LA STRUCTURE GÉOMÉTRIQUE DES ÉLÉMENTS

Ces quatre polyèdres sont eux-mêmes construits à partir de deux types desurfaces, qui elles-mêmes résultent de deux types de triangles rectangles.

Les deux types de triangles rectangles qui interviennent à l’origine sont letriangle rectangle isocèle, qui est la moitié d’un carré (Annexe, figure 1b), etle triangle rectangle scalène qui est la moitié d’un triangle équilatéral de côté x(Annexe, figure 1a).

13À quelles conditions peut-on parler de « matière »...

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 13

4.14

8.10

.12

- 30

/01/

2014

20h

46. ©

P.U

.F.

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 134.148.10.12 - 30/01/2014 20h46. ©

P.U

.F.

Page 11: À quelles conditions peut-on parler de « matière » dans le Timée de Platon ?

Dossier : f20593 Fichier : meta01 Date : 11/6/2007 Heure : 13 : 38 Page : 14

Ces deux triangles rectangles élémentaires entrent dans la construction dedeux autres types de surface : le carré et le triangle équilatéral. Un carré résultede la réunion de quatre triangles rectangles isocèles (Timée 55b) (Annexe,figure 2b). Et un triangle équilatéral résulte de la réunion de six trianglesrectangles scalènes (Timée 54d-e) (Annexe, figure 2a). Pour constituer un carré,deux triangles rectangles isocèles eussent suffi, de même que pour constituerun triangle équilatéral, deux triangles rectangles scalènes. On peut cependantpenser que, dans le cas du carré et dans celui du triangle équilatéral, Platonveut trouver un centre de symétrie axiale (voir Euclide, Éléments XIII 18,scholie) qui fasse qu’aucun des triangles constitutifs du carré ou du triangleéquilatéral ne puisse avoir une prééminence sur les autres. Il s’agit peut-être làd’une critique implicite du pythagorisme où la gauche et la droite étaient dotéesde valeurs opposées.

Les triangles équilatéraux servent à construire ces trois polyèdres réguliersque sont le tétraèdre (Timée 54e-55a, quatre triangles équilatéraux, Annexe,figure 3a), l’octaèdre (Timée 55a, huit triangles équilatéraux, Annexe, figure 3b)et l’icosaèdre (Timée 55a-b, vingt triangles équilatéraux, Annexe, figure 3c)associés respectivement au feu, à l’air et à l’eau. Par ailleurs, les carrés serventà constituer le cube (Timée 55b-c, six carrés, Annexe, figure 3d) associé à laterre. Enfin, se trouve fugitivement évoqué le dodécaèdre, le polyèdre régulierqui s’apparente le plus à la sphère (Timée 55c), figure géométrique à laquelleest associé le corps du monde (voir Lettre XIII [apocryphe] 363d).

Toutes les propriétés des polyèdres auxquels sont associés les quatre élémentspeuvent être réunies en un tableau facile à lire (Annexe, tableau 1). Deuxobservations résultent d’un examen attentif de ce tableau. 1) Les polyèdresréguliers qui correspondent aux différents éléments sont décrits exclusivementen fonction du nombre des faces qui composent leur enveloppe. 2) Les arêtesde ces faces sont définies à partir d’une valeur originelle qui correspond à lalongueur de l’hypoténuse des triangles rectangles élémentaires qui les compo-sent. Or, cette valeur reste indéterminée (Timée 57c-d). Une telle indéterminationprésente une importance considérable, et cela pour deux raisons : d’un côté, elleréduit le pouvoir explicatif du modèle géométrique proposé par Platon ens’opposant à sa simplicité ; mais, d’un autre, elle permet de mieux rendre comptedes variétés d’un même élément.

Platon veut en effet montrer comment le modèle cosmologique qu’il pro-pose, et qui se réduit à quatre éléments assimilés à des polyèdres réguliersconstitués de triangles équilatéraux et de carrés eux-mêmes constitués detriangles rectangles scalènes et isocèles, permet de décrire les objets du mondesensible dans son ensemble, qui ne sont que des variétés des quatre élémentsou leur combinaison, et même de décrire leurs propriétés. En Timée 58c-61c,

14 Luc Brisson

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 13

4.14

8.10

.12

- 30

/01/

2014

20h

46. ©

P.U

.F.

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 134.148.10.12 - 30/01/2014 20h46. ©

P.U

.F.

Page 12: À quelles conditions peut-on parler de « matière » dans le Timée de Platon ?

Dossier : f20593 Fichier : meta01 Date : 11/6/2007 Heure : 13 : 38 Page : 15

on trouve quelques exemples qui illustreront ce point (réunis dans le tableau 3,voir Annexe). Les substances les plus complexes que l’on trouve dans l’uni-vers ne sont en définitive que des variétés de quatre éléments (Timée 58c-61c),et de quatre éléments seulement, associés par ailleurs à quatre polyèdresréguliers, eux-mêmes constitués de deux sortes de triangles équilatéraux,auxquels en dernière instance se ramène toute la structure matérielle de l’uni-vers.

A. Variétés de feu1) la flamme qui fournit la lumière aux yeux2) ce qui subsiste dans les corps qui rougeoient3) autres

B. Variétés d’air1) l’éther, le plus clair2) le brouillard3) l’obscurité4) autres

C. Variétés d’eau1. Fusible

1) or2) adamant, le nœud de l’or3) cuivre (vert-de-gris, la terre qui sort du cuivre)4) autres

2. Liquidea) condensée totalement

1) grêle, au-dessus de la terre2) glace, sur terre

b) condensée à moitié1) neige, au-dessus de la terre2) givre, à la surface de la terre

c) non condensée1. eau (proprement dite)2. les sucs (en rapport avec les plantes)

1) vin2) huile3) miel4) ferment

15À quelles conditions peut-on parler de « matière »...

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 13

4.14

8.10

.12

- 30

/01/

2014

20h

46. ©

P.U

.F.

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 134.148.10.12 - 30/01/2014 20h46. ©

P.U

.F.

Page 13: À quelles conditions peut-on parler de « matière » dans le Timée de Platon ?

Dossier : f20593 Fichier : meta01 Date : 11/6/2007 Heure : 13 : 38 Page : 16

D. Variétés de terrea) filtrées à travers l’eau

1) pierre2) diamant

b) eau arrachée par l’activité du feu1. Non soluble dans l’eau

1) brique2) lave

2. Soluble dans l’eau1) nitre2) sel

c) mélanges de terre et d’eau, fusible sous l’action du feu1) verre2) cire3) encens

L’intérêt de cet inventaire réside non pas dans son pouvoir explicatif, maisdans l’illustration qu’il donne du principe suivant lequel, dans le monde sensible,toutes les réalités peuvent être considérées comme des variétés.

TRANSFORMATION MUTUELLEDE TROIS DE CES ÉLÉMENTS

Pour rendre compte de la transmutation mutuelle de ces polyèdres que sontle tétraèdre (associé au feu), l’octaèdre (associé à l’air) et l’icosaèdre (associéà l’eau), Platon ne tient compte que du nombre des surfaces qui en constituentl’enveloppe. Ce sont en effet les correspondances, établies entre le nombre destriangles équilatéraux qui composent la surface de ces polyèdres, qui permettentde formuler les équivalences mathématiques expliquant comment les élémentsse transforment les uns dans les autres, et comment se produisent les phéno-mènes de génération et de corruption qui se manifestent dans le monde sensible.

Une telle explication se fonde sur le présupposé suivant : les deux types detriangles rectangles élémentaires ne peuvent ni être créés ni être détruits. Parconséquent, dans toute transformation, le nombre de triangles de chaque espèceimpliquée se trouve conservé. De plus, ne peuvent se transformer les uns dansles autres que les éléments qui correspondent à des polyèdres dont les facessont formées de triangles équilatéraux. Il s’ensuit que l’eau, l’air et le feupeuvent se transformer les uns dans les autres, mais non pas la terre qui cor-respond au cube dont les faces sont des carrés, que seuls affectent des processus

16 Luc Brisson

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 13

4.14

8.10

.12

- 30

/01/

2014

20h

46. ©

P.U

.F.

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 134.148.10.12 - 30/01/2014 20h46. ©

P.U

.F.

Page 14: À quelles conditions peut-on parler de « matière » dans le Timée de Platon ?

Dossier : f20593 Fichier : meta01 Date : 11/6/2007 Heure : 13 : 38 Page : 17

de décomposition et de recomposition. Bref, la transformation des éléments estconsidérée en fonction des surfaces qui composent les polyèdres réguliers etnon, comme il serait naturel, en fonction des volumes. Les règles de transfor-mations mutuelles du feu, de l’air et de l’eau peuvent être réunies dans untableau relativement simple (Annexe, tableau 2). Ce genre de solution surprend,car elle ne prend en compte que des surfaces qui entourent les polyèdres, alorsmême que ces polyèdres sont des volumes.

Comment expliquer la chose ? On peut faire valoir trois explications.1) Comme on le constate encore chez Euclide, ce qui définit un polyèdre, c’estsa forme, c’est-à-dire sa limite qui correspond à l’ensemble de ses faces.2) L’indétermination de la longueur de l’hypoténuse des triangles rectanglesélémentaires qui composent les triangles équilatéraux rend difficile une expli-cation de la transformation mutuelle de polyèdres dont les faces ne sont pasdes triangles équilatéraux de même surface ; en d’autres termes, seuls des élé-ments de variétés correspondantes (dont les faces sont des triangles équilatérauxde même dimension) peuvent se transformer les uns dans les autres. 3) Lesmathématiques connues à l’époque de Platon rencontraient de nombreuses dif-ficultés lorsqu’il s’agissait d’extraire les racines carrées et se trouvaient dansl’impossibilité d’extraire des racines cubiques.

Par voie de conséquence, il faut bien admettre que les limites de la cosmologiede Platon correspondent aux limites des mathématiques de son époque ; ce quireste vrai pour notre époque, mutatis mutandis. Cet aveu d’impuissance relativeapparaît plus clairement encore si l’on cherche à établir entre les polyèdresréguliers des rapports en fonction de leur volume (V) et de leur surface (S)(Annexe, tableau 3). Un tel tableau nous est très utile, mais il convient derappeler que ni Platon ni aucun de ses contemporains n’auraient pu en com-prendre une seule ligne, car on ne savait pas extraire la racine cubique, et qu’unetelle opération, très laborieuse, ne pouvait être effectuée que sur des nombrespeu importants. En outre, les résultats exprimés dans ce tableau 3 (Annexe)contredisent ceux exprimés dans le tableau 2 (Annexe), pour ce qui est de lacolonne relative aux volumes, car la colonne relative aux surfaces présente dessimilitudes frappantes avec les résultats du tableau 2.

Les limites qui viennent d’être énumérées sont réelles et réduisent l’intérêtdu modèle cosmologique platonicien. Il n’en reste pas moins que le démiurgea fabriqué l’univers à partir des corps géométriques les plus parfaits, la sphèreet les quatre polyèdres réguliers ; que les mouvements et les interactions de cespolyèdres réguliers sont gouvernés par des lois mathématiques là seulement,bien entendu, où l’anágke a été persuadée de se soumettre à cet ordre ; et doncque le corps de l’univers est le plus parfait possible, en l’état actuel des choses.

17À quelles conditions peut-on parler de « matière »...

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 13

4.14

8.10

.12

- 30

/01/

2014

20h

46. ©

P.U

.F.

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 134.148.10.12 - 30/01/2014 20h46. ©

P.U

.F.

Page 15: À quelles conditions peut-on parler de « matière » dans le Timée de Platon ?

Dossier : f20593 Fichier : meta01 Date : 11/6/2007 Heure : 13 : 38 Page : 18

LE PROBLÈME DU MOUVEMENT

L’hypothèse de l’âme du monde permet à Platon d’expliquer non seulementpourquoi et comment le mouvement des corps célestes est ordonné, mais aussipourquoi et comment le mouvement des corps sublunaires est soumis, lui aussi,à des lois mathématiques, d’où l’on comprend qu’il présente une certaine régu-larité et une certaine permanence. Mieux l’âme du monde sera régie par deslois mathématiques rigoureuses, plus les mouvements qui affectent le mondesensible sublunaire auront de chance d’être ordonnés.

Les explications proposées jusqu’ici ne suffisent pas à rendre compte deschangements qui affectent l’ensemble du monde sensible. Manquent les axiomessuivants : 1) L’univers n’est pas uniforme, parce que ses constituants n’ont nila même forme ni la même taille. Cette absence d’uniformité peut s’expliquerde deux façons. Une interprétation faible la justifie par le fait qu’il existe quatrepolyèdres réguliers qui ne peuvent s’emboîter parfaitement les uns dans lesautres. Une autre, plus forte, veut que cette absence d’uniformité résulte du faitque la longueur de l’hypoténuse des triangles rectangles élémentaires resteindéterminée ; d’où il s’ensuit que les dimensions des polyèdres élémentairesqui composent toutes les choses sensibles peuvent être différentes. 2) Le mou-vement que l’on observe dans l’univers tire son origine de l’absence d’uniformitéqui y règne (Timée 57e). L’absence d’uniformité constitue donc la cause duchangement incessant auquel est soumis le monde sensible, un changement queva tenter d’ordonner l’âme du monde, mais seulement là où elle y arrive !3) Dans le monde sensible, il n’y a pas de vide (Timée 58a, voir 79c) ou, cequi revient au même, tout ce qui est doit être quelque part (Timée 52b). 4) Lasphère du monde enveloppe tout ce qui est corporel. Les quatre éléments sedistribuent, à l’intérieur de cette sphère, en quatre couches concentriques(Timée 33b, 53a, 48a-b) entre lesquelles se produisent des interactions quis’expliquent ainsi : ces quatre couches sont entraînées par le mouvement circu-laire qui anime l’ensemble de la sphère. Comme il n’y a pas de vide, lesparticules ne peuvent s’épandre à l’infini vers l’extérieur ; et, à l’intérieur, ellesne peuvent circuler que dans les interstices toujours remplis tirant leur originede l’absence d’homogénéité entre les éléments. D’où une réaction en chaîneque provoque la « compression impliquée par le processus de refoulement »(Timée 58b, voir 76c et Lois X 849c), et qui entraîne un processus (Timée 58b)présentant les deux types de mouvements alternatifs, évoqués plus haut, quirégissent toute transformation d’un corps dans un autre, division et condensa-tion, décomposition et recomposition.

Tout compte fait, il faut se représenter l’univers platonicien comme une

18 Luc Brisson

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 13

4.14

8.10

.12

- 30

/01/

2014

20h

46. ©

P.U

.F.

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 134.148.10.12 - 30/01/2014 20h46. ©

P.U

.F.

Page 16: À quelles conditions peut-on parler de « matière » dans le Timée de Platon ?

Dossier : f20593 Fichier : meta01 Date : 11/6/2007 Heure : 13 : 38 Page : 19

vaste sphère remplie d’un fluide homogène et dépourvue de toute caractéris-tique, c’est-à-dire la khóra, mais dont la plus grande partie est enfermée dansdes enveloppes qui délimitent la surface extérieure de chacun des quatre poly-èdres réguliers : tétraèdre, octaèdre, icosaèdre, hexaèdre. Ces composants élé-mentaires ont tendance à se répartir en quatre couches concentriques, tendanceque vient contrarier le mouvement de rotation qui entraîne la sphère dans sonensemble. De ce mouvement, résultent le déplacement de ces polyèdres régu-liers ou une modification de la nature, le feu devenant air, l’air devenant eauet vice versa. Une telle représentation fait apparaître une contradiction : dansl’univers platonicien, il faut tenir compte à la fois du continu qui doit carac-tériser la khóra, et du discontinu qu’instaurent inéluctablement les polyèdresréguliers. La physique platonicienne n’est donc ni un atomisme, comme celleproposée par Leucippe et Démocrite, ni une physique du continu, comme celleproposée par Parménide, Zénon et Mélissos ; il s’agit d’une position intermé-diaire.

Même si on se heurte à cette contradiction, force est d’admettre que, puis-que le monde sensible est dominé par une âme qui présente une structuremathématique particulièrement rigoureuse, et puisque le démiurge a façonnémathématiquement la khóra en y introduisant les polyèdres réguliers, toutetransformation d’un corps dans un autre peut être expliquée en termes d’inter-actions et de corrélations mathématiques. Les mathématiques permettentd’appliquer au monde sensible certains des prédicats du monde intelligibledont il participe ; le monde sensible se voit ainsi revêtu de permanence et derégularité. En dernière instance, ce sont les mathématiques qui rendent comptede la participation du monde sensible au monde intelligible. Et si le mondesensible est bien une image de l’intelligible il doit donc être construit mathé-matiquement ; dans cette perspective, ce sont les mathématiques qui fixent leslimites de la cosmologie platonicienne. Cela dit, il n’en reste pas moins quePlaton a su utiliser ce que les mathématiques de son époque présentaient deplus élaboré.

19À quelles conditions peut-on parler de « matière »...

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 13

4.14

8.10

.12

- 30

/01/

2014

20h

46. ©

P.U

.F.

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 134.148.10.12 - 30/01/2014 20h46. ©

P.U

.F.

Page 17: À quelles conditions peut-on parler de « matière » dans le Timée de Platon ?

Dossier : f20593 Fichier : meta01 Date : 11/6/2007 Heure : 13 : 38 Page : 20

ANNEXE

Figure 1a Figure1b

x

x

2

23

xx/ 2

x/ 2

Figure 2a Figure 2b

1 24

653

12

34

Figure 3a Figure 3b Figure 3c Figure 3d

Tétraèdre Feu Octaèdre Air Icosaèdre Eau Cube Terre

Tableau 1 Élément Polyèdre Faces Triangles rectangles

Feu Tétraèdre 04 triangles équilatéraux 024 scalènes

Air Octaèdre 08 triangles équilatéraux 048 scalènes

Eau Icosaèdre 20 triangles équilatéraux 120 scalènes

Terre Cube 06 carrés 024 isocèles

Tableau 201 Feu = 4 ∆02 Feu (2 × 4 ∆) = 01 Air (8 ∆)01 Feu (4 ∆) + 2 Air (2 × 8 ∆) = 01 Eau (20 ∆)2 1/2 Air (2 1/2 × 8 ∆) = 01 Eau (20 ∆)

20 Luc Brisson

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 13

4.14

8.10

.12

- 30

/01/

2014

20h

46. ©

P.U

.F.

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 134.148.10.12 - 30/01/2014 20h46. ©

P.U

.F.

Page 18: À quelles conditions peut-on parler de « matière » dans le Timée de Platon ?

Dossier : f20593 Fichier : meta01 Date : 11/6/2007 Heure : 13 : 38 Page : 21

Tableau 3 Volume AirePolyèdre 1/12 a3 √⎯2 = 0,1178 a3 a2√⎯3

Tétraèdre a3 6a2

Octaèdre 1/3 a3 √⎯2 = 0,4714 a3 2a2√⎯3

Icosaèdre 1/4 a3 (15 + 7 √⎯5) = 7,6631 a3 3a2√⎯⎯⎯⎯⎯⎯⎯25 + 10√⎯5

Icosaèdre 5/12 a3 (3 + √⎯5) = 2,1817 a3 5a2√⎯3

Luc BRISSON

Directeur de recherches au CNRS

21À quelles conditions peut-on parler de « matière »...

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 13

4.14

8.10

.12

- 30

/01/

2014

20h

46. ©

P.U

.F.

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 134.148.10.12 - 30/01/2014 20h46. ©

P.U

.F.