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A quoi sert la finance ? La finance joue un rôle clé dans la compétitivité et la richesse d'un pays. Grâce à des outils de plus en plus sophis- tiqués, elle gère les risques et l'allocation de l'épargne. Mais la multiplication des crises financières incite à remettre en question l'utilité sociale d'une partie de son développement. 1. Une réponse aux risques La finance est l'ensemble des mécanismes et des institutions qui apportent à l'économie les capitaux dont elle a be- soin pour fonctionner. Son rôle est d'affecter les ressources d'épargne disponibles aux usages les plus productifs. Comme ces ressources sont limitées au niveau d'un seul pays, ce rôle est essentiel. Les économistes classiques consi- déraient d'ailleurs que le manque de capital était le premier obstacle à la croissance. Comme sur n'importe quel marché, l'activité financière est orientée par les prix, en l'occurrence le rendement que les épargnants attendent de leurs placements. Tout financement déplace des ressources dans le temps. Or, l'avenir étant incertain, le financement est forcément risqué. Trois problèmes liés à l'incertitude freinent les apporteurs de capi- taux : le manque d'information sur l'agent (ménage, entreprise, Etat) à qui ils confient leur argent, le risque de perdre leur placement s'il n'est pas remboursé et la durée d'immobilisation de leur capital. La mission de la finance est de résoudre ces trois problèmes, respectivement d'information, de risque et de liquidité. Plusieurs solutions sont envisageables. Le financement de l'économie peut passer par l'intermédiaire d'institutions spécialisées, les banques, qui prennent le risque à la place de l'apporteur de capitaux. Leur grande taille leur permet de jouer ce rôle : elles engagent des spécialistes pour collecter et traiter l'information, elles peuvent survivre au défaut d'un client et transformer des ressources à court terme en prêts et en placements à long terme. Cependant, même les banques ne sont pas toujours assez grandes pour faire face aux risques, ni assez spécialisées pour les évaluer correc- tement. Le financement peut aussi passer par les marchés financiers (*) , qui proposent des produits plus variés et souvent moins coûteux, mais qui ne concernent que les agents de grande taille. Les marchés financiers présentent l'avantage de diviser les risques. Par exemple si une émission d'actions est souscrite par des milliers d'acheteurs, chacun prend une petite part du risque porté par l'entreprise et peut revendre facilement les actions achetées. L'entreprise peut ainsi se procurer facilement des ressources stables. Depuis le grand mouvement de libéralisation réglementaire et d'inno- vation des années 1980-2000, les marchés financiers fournissent également des assurances, par l'intermédiaire des marchés à terme (*) ou des CDS (*) . Répartition des investissements, en % du financement total des agents non finan- ciers Il y a donc deux modèles d'organisation de la finance : une finance intermédiée (les banques prêtent et collectent l'épargne) et une finance de marché (fournisseurs et demandeurs de capitaux se rencontrent sur les marchés finan- ciers). Dans l'esprit de certains, cette distinction recoupe celle entre une finance utile, qui permet le fonctionnement de l'économie, et une finance parasite, vivant de spéculation et entraînant les crises. Cette vision est très simpliste, d'autant que la libéralisation réglementaire a brouillé la coupure entre les deux circuits. Par exemple, le crédit immo- bilier utilise de manière croissante des capitaux empruntés sur les marchés financiers. Et lorsqu'une banque est res- ponsable d'une émission obligataire mais ne trouve pas à la placer, c'est bien elle qui assume la fonction de prêteur.

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Page 1: A quoi sert la finance - PREPA ECO CARNOT...Par exemple si une émission d'actions est souscrite par des milliers d'acheteurs, chacun prend une petite part du risque porté par l'entreprise

A quoi sert la finance ?

La finance joue un rôle clé dans la compétitivité et la richesse d'un pays. Grâce à des outils de plus en plus sophis-tiqués, elle gère les risques et l'allocation de l'épargne. Mais la multiplication des crises financières incite à remettre en question l'utilité sociale d'une partie de son développement.

1. Une réponse aux risques

La finance est l'ensemble des mécanismes et des institutions qui apportent à l'économie les capitaux dont elle a be-soin pour fonctionner. Son rôle est d'affecter les ressources d'épargne disponibles aux usages les plus productifs. Comme ces ressources sont limitées au niveau d'un seul pays, ce rôle est essentiel. Les économistes classiques consi-déraient d'ailleurs que le manque de capital était le premier obstacle à la croissance. Comme sur n'importe quel marché, l'activité financière est orientée par les prix, en l'occurrence le rendement que les épargnants attendent de leurs placements. Tout financement déplace des ressources dans le temps. Or, l'avenir étant incertain, le financement est forcément risqué. Trois problèmes liés à l'incertitude freinent les apporteurs de capi-taux : le manque d'information sur l'agent (ménage, entreprise, Etat) à qui ils confient leur argent, le risque de perdre leur placement s'il n'est pas remboursé et la durée d'immobilisation de leur capital. La mission de la finance est de résoudre ces trois problèmes, respectivement d'information, de risque et de liquidité. Plusieurs solutions sont envisageables. Le financement de l'économie peut passer par l'intermédiaire d'institutions spécialisées, les banques, qui prennent le risque à la place de l'apporteur de capitaux. Leur grande taille leur permet de jouer ce rôle : elles engagent des spécialistes pour collecter et traiter l'information, elles peuvent survivre au défaut d'un client et transformer des ressources à court terme en prêts et en placements à long terme. Cependant, même les banques ne sont pas toujours assez grandes pour faire face aux risques, ni assez spécialisées pour les évaluer correc-tement. Le financement peut aussi passer par les marchés financiers (*) , qui proposent des produits plus variés et souvent moins coûteux, mais qui ne concernent que les agents de grande taille. Les marchés financiers présentent l'avantage de diviser les risques. Par exemple si une émission d'actions est souscrite par des milliers d'acheteurs, chacun prend une petite part du risque porté par l'entreprise et peut revendre facilement les actions achetées. L'entreprise peut ainsi se procurer facilement des ressources stables. Depuis le grand mouvement de libéralisation réglementaire et d'inno-vation des années 1980-2000, les marchés financiers fournissent également des assurances, par l'intermédiaire des marchés à terme (*) ou des CDS (*) .

Répartition des investissements, en % du financement total des agents non finan-

ciers

Il y a donc deux modèles d'organisation de la finance : une finance intermédiée (les banques prêtent et collectent l'épargne) et une finance de marché (fournisseurs et demandeurs de capitaux se rencontrent sur les marchés finan-ciers). Dans l'esprit de certains, cette distinction recoupe celle entre une finance utile, qui permet le fonctionnement de l'économie, et une finance parasite, vivant de spéculation et entraînant les crises. Cette vision est très simpliste, d'autant que la libéralisation réglementaire a brouillé la coupure entre les deux circuits. Par exemple, le crédit immo-bilier utilise de manière croissante des capitaux empruntés sur les marchés financiers. Et lorsqu'une banque est res-ponsable d'une émission obligataire mais ne trouve pas à la placer, c'est bien elle qui assume la fonction de prêteur.

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2. La gestion du risque a beaucoup changé

Dans les années 1980, le financement par les marchés s'est développé au détriment du financement par crédit ban-caire. Le taux d'intermédiation, qui mesure la part des crédits bancaires dans le total des financements, est passé de 70 % à 40 % en trente ans en France. Cependant, cette évolution s'est interrompue ces dernières années. Si le taux d'intermédiation a continué à baisser après 1995, cette baisse résulte de l'internationalisation de la finance et non du développement des financements de marché. Autrement dit, les banques françaises jouent un rôle moindre, au profit de financements étrangers et non des marchés, puisque la part des émissions d'actions et d'obligations est plutôt orientée à la baisse, passant de 21 % en 1995 à moins de 13 % en 2010. Ce très faible recours aux marchés financiers n'est pas propre à la France. Du fait de l'explosion des crédits immobi-liers dans les années 2000, le taux d'intermédiation a augmenté dans les pays anglo-saxons et se situe aujourd'hui à peu près au même niveau qu'en France. L'explosion des opérations financières concerne donc surtout des échanges internes à la sphère de la finance, qui joue un rôle secondaire pour les agents non financiers. Mais cette forte hausse des crédits immobiliers aurait été impossible sans le développement de la finance. Les banques ont pu accroître nettement leurs crédits en ajoutant aux dépôts de leur clientèle des fonds empruntés à court terme sur le marché monétaire. Pour limiter les risques liés à la multiplication des crédits, les banques recourent à la titrisation (*) : elles vendent ces titres à une grande variété d'acheteurs. Pour éliminer le risque d'une hausse des taux d'intérêt, elles proposent des prêts à taux révisable en fonction de celui du marché monétaire, sur lequel les banques se refinancent, de sorte qu'elles sont sûres de ne pas perdre d'argent.

Le " trading " à haute fréquence sert-il à quelque chose ?

Apparu récemment, le trading à haute fréquence est un bon exemple d'innovation financière discutable. Il consiste en ordres automatisés gérés par ordinateur en s'appuyant sur des formules mathématiques complexes. Le trading à haute fréquence multiplie les opérations, à tel point qu'il représente 70 % des transactions à New York et 40 % en Europe. L'objectif est de gagner de l'argent en jouant sur les petites différences de prix qui interviennent pendant des micro-secondes. Ces opérations très rapides créent des risques de manipulation des cours. Par exemple, il est possible de multiplier les ordres d'achat d'un titre en quelques centièmes de seconde pour donner l'impression que la demande de titres aug-mente, ce qui poussera des intervenants moins rapides à acheter et permettra à celui qui a lancé les premiers ordres d'achat (sans intention de les exécuter) de… vendre avec profit. Vu le rythme des transactions, un manque de liquidité pendant quelques instants suffit à créer et à laisser se propager instantanément d'énormes déséquilibres, comme lors du krach éclair du 6 mai 2010, au cours duquel les entreprises américaines ont perdu (puis repris) 10 % de leur valeur en quelques secondes. Le trading à haute fréquence donne un avantage important aux grandes firmes, qui seules possèdent les capacités informatiques énormes nécessaires à ce type d'opération. Et qui louent des locaux à proximité des marchés, afin de gagner sur leurs concurrents les quelques centièmes de secondes qui font la différence. Il est possible que le trading à haute fréquence améliore à la marge la liquidité des échanges. Mais ce point est contro-versé, ce qui veut dire que personne ne peut prouver que le trading à haute fréquence ait une quelconque utilité so-ciale. En revanche, il a de sérieux effets négatifs.

L'industrie financière connaît d'autres changements, destinés en grande partie à mieux évaluer les risques et à réduire leur effet. La spécialisation des institutions financières leur donne une meilleure connaissance des activités auxquelles elles apportent des fonds (capital-risque, crédit à la consommation…). Des acteurs sont spécialisés dans l'estimation de la valeur des actifs ou du risque qu'ils présentent. Les fonds communs de placement (OPCVM) permettent de réduire les risques des placements en rassemblant l'épargne d'un grand nombre de personnes et en confiant la gestion de cette épargne à des professionnels qui constituent un portefeuille diversifié. Il est ainsi théoriquement possible d'apporter une plus grande masse de capitaux stables aux entreprises. Les instruments de couverture des risques ont également connu une croissance très rapide. Les marchés à terme ont connu un formidable développement lorsqu'une formule mathématique, élaborée par Fischer Black et Myron Scholes en 1973, a permis de calculer le prix d'un actif dépendant d'un autre, tel qu'une option. Ces marchés servent à neutraliser le risque d'une variation de prix pour une entreprise. Par exemple, acheter du carburant dans six mois au prix d'aujourd'hui permet à une compagnie aérienne de vendre des billets d'avion en sachant quelle dépense en car-burant elle devra faire, quelle que soit l'évolution des cours du pétrole.

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Modes de financement utilisés par les sociétés non financières, net des remboursements, en milliards d'eu-ros

Les marchés à terme jouent donc un rôle d'assurance très utile contre certains événements, comme l'évolution des prix des matières premières, des taux de change et, surtout, des taux d'intérêt. En même temps, ils ne peuvent fonc-tionner que si les acheteurs trouvent des vendeurs. Ceux-ci sont généralement mus par un motif de spéculation, si bien que celle-ci a connu un énorme essor. La finance a donc beaucoup changé, mais la récurrence des crises finan-cières et le poids accru de la finance dans les économies développées incitent à se demander si ces transformations sont bénéfiques.

3. Des réponses inadaptées ?

La répartition des risques entre un grand nombre d'intervenants était supposée rendre le système financier plus solide. La multiplication des crises montre que les choses ne se sont pas passées comme prévu. En fait, les risques ont été transférés d'agents solides et informés, tels que les banques, à des agents moins solides et moins informés, des caisses d'épargne allemandes aux particuliers du monde entier. Et la possibilité de transférer les risques à d'autres a poussé les banques à prendre des risques excessifs et mal évalués. La mauvaise estimation des risques résulte également de la complexité croissante des produits financiers mis sur le marché. Ainsi, un CDO (*) peut regrouper des prêts étu-diants, des crédits immobiliers, des crédits à la consommation et quelques obligations d'Etat. L'ensemble peut être vendu à un fonds qui les ajoute à d'autres et finance ces achats en émettant à son tour des obligations, qui sont donc des CDO de CDO (ou CDO2). L'économiste américain Nouriel Roubini estime qu'une telle obligation peut être adossée à dix millions de prêts différents. Qui pourrait évaluer le risque de défaut sur ces dix millions de prêts ? Des institutions financières respectées ont ainsi acheté, pour des montants colossaux, des titres dont elles ignoraient quels risques ils portaient. Les formules mathématiques utilisées de manière croissante en finance sont également source de problèmes. Ces formules reposent le plus souvent sur une loi statistique qui prévoit une répartition régulière, centrée sur la moyenne, des probabilités d'occurrence d'un événement. Dans cet univers, si le prix moyen d'une action est de 100 euros au cours des dernières semaines, la probabilité que son prix dépasse 110 euros le mois prochain pourra être de 20 %, la probabilité qu'il dépasse 120 euros de 8 %, etc. Mais si cette action est celle d'une compagnie pharmaceutique en procès autour de la propriété de sa molécule vedette, soit elle gagne son procès et l'action peut brutalement passer à 200 euros, soit elle le perd et l'action peut chuter à 20 euros. La moyenne ne veut rien dire. Il faudrait utiliser une autre loi statistique bien différente pour décrire les probabilités de différents prix. De manière générale, ces modèles sous-estiment la possibilité de valeurs extrêmes. D'autre part, les praticiens qui utilisent ces modèles oublient le plus souvent que ceux-ci ne fonctionnent plus si les événements probabilisés ne prennent pas en compte l'ensemble des risques. Par exemple, lorsque les défauts de paiement sur des crédits immobiliers se multiplient dans un quartier, la hausse du nombre de biens à vendre fait chuter les prix des logements. La valeur des dettes dépasse celle des logements, que leurs propriétaires abandonnent en faisant défaut à leur tour : les défauts de paiement font " boule de neige ", ce qui peut entraîner l'effondrement des titres fondés sur ces prêts immobiliers à risque. C'est ce qui s'est effectivement passé en 2008, alors que les mo-dèles mathématiques employés par les banques l'excluaient.

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Les changements du crédit immobilier aux Etats-Unis

D'autres problèmes apparaissent plus profonds. Les marchés d'actions ne jouent plus leur rôle principal de collecte de l'épargne depuis quelques années : les émissions d'actions sont inférieures aux paiements des entreprises, sous forme de dividendes versés aux actionnaires et de programmes de rachat d'actions ; les durées de détention ne ces-sent de diminuer, incitant les entreprises à une gestion à très court terme ; les opérations d'achat et de vente se font d'ailleurs de plus en plus hors marché, de gré à gré, avec la montée d'acteurs tels que les hedge funds (*) , qui emprun-tent massivement à court terme et jouent un rôle important dans le financement de l'activité de pays comme les Etats-Unis. Ce système bancaire " fantôme ", qui ne fonctionne pas à partir des dépôts de la clientèle, est très peu régulé. Ses prises de risque ne sont pas surveillées et il ne peut pas faire appel, comme les banques commerciales, à la banque centrale en cas de problème. Enfin, la finance aide très efficacement les entreprises ou les riches particuliers à échapper à l'impôt par des montages sophistiqués et le transit par les paradis fiscaux. Toutes ces évolutions sont donc des sources de vulnérabilité consi-dérables, ce qui invite à se demander si des systèmes financiers plus rustiques et plus régulés ne seraient pas, finale-ment, plus favorables à la croissance.

* Marchés financiers : employée au pluriel, l'expression est synonyme de marchés de capitaux. Deux types de marchés sont géné-ralement distingués : le marché monétaire, qui concerne les prêts à court terme (jusqu'à sept ans), et le marché financier au sens strict, à savoir les prêts à plus de sept ans et les actions. * Marché à terme : marché sur lequel se négocie un contrat exécutable dans le futur. * CDS (credit default swap) : contrat d'assurance sur le remboursement d'un prêt. L'acheteur paye une prime annuelle fonction de la valeur du titre et le vendeur s'engage à le dédommager en cas de perte de valeur du prêt. * Titrisation : transformation de créances en titres, réalisée en les cédant à une société créée dans ce but, qui finance l'achat des créances en vendant des titres. La titrisation permet à une banque de transférer des risques de crédit à d'autres agents. * CDO (collateralized debt obligation) : obligation émise par une entité (généralement créée par une banque) pour financer le rachat de crédits d'une banque. De la sorte, les crédits sont transformés en titres échangés sur les marchés financiers. * Hedge fund : fonds mutuel utilisant l'emprunt pour réaliser des placements très variés rapportant des rendements quelle que soit l'évolution boursière, ce qui implique de jouer souvent à la baisse. Dits aussi fonds spéculatifs.

Arnaud Parienty - Alternatives Economiques n° 305 - septembre 2011

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UN SIÈCLE DE FINANCE : DE LA PREMIÈRE MONDIALISATION À LA GLOBALISATION DES MARCHÉS5

Comparer l’actuelle mondialisation à celle qu’avait connue les trois ou quatre décennies précédant la Première Guerre mondiale est devenu un lieu commun. De nombreux chercheurs ont en effet travaillé sur cette comparaison, montrant comment la mobilité internationale du capital avait atteint un maximum à la veille de la Grande Guerre, pour chuter ensuite puis remonter petit à petit avant de retrouver au cours des années 1990 le niveau déjà atteint en 1914. Malgré de frappantes similarités, la seconde mondialisation diffère toutefois profondément de la première, comme le démontre Éric Monnet : au tournant du XXIe siècle, la globalisation financière a atteint un niveau inconnu auparavant et pris des formes inédites.

Problèmes économiques

De la première à la seconde mondialisationTout lecteur familier des romans de la fin du XIXe siècle, ou tout historien ayant eu l’occa-sion de travailler avec des documents finan-ciers ou des recueils de statistiques de cette période, ne peut qu’être frappé par l’éten-due des liens financiers au sein de l’Europe, et entre l’Europe et d’autres continents (en particulier l’Amérique et l’Asie) avant la Pre-mière Guerre mondiale. Il est aujourd’hui aisé de consulter virtuellement certains

documents de cette époque en se rendant, par exemple, sur le portail Gallica de la Biblio-thèque nationale de France (BnF). On peut ainsi feuilleter des publications économiquesfrançaises de référence (comme le Bulletin de statistique et législation comparée, qui était publié par le ministère des Finances) et y découvrir de nombreuses études sur les banques et bourses étrangères et sur leséconomies et les finances des États-Unis, du Mexique, de la Russie, de l’Empire otto-man etc. reflétant les intérêts intellectuels et financiers des investisseurs et fonctionnaires français de l’époque. La lecture du magazine anglais The Economist!– déjà la référence des investisseurs internationaux au XIXe siècle – ou de divers quotidiens délivre une impres-sion similaire. Il suffit enfin de rappelerl’engouement des Français avant 1914 pour

Un siècle de finance :de la première mondialisation à la globalisation des marchés

�!ÉRIC MONNETÉconomiste chercheur à la Banque de France, enseignant associé à l’École d’économie de Paris1

[1] Les points de vue exprimés dans ce texte

n’engagent que l’auteur et ne doivent pas être

attribués à la Banque de France ou l’Eurosystème.

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UN SIÈCLE DE FINANCE : DE LA PREMIÈRE MONDIALISATION À LA GLOBALISATION DES MARCHÉS7

des échanges commerciaux et financiers et la conviction que les contrôles de capitaux étaient nécessaires pour éviter la spéculation sur les monnaies, les crises de change et les dévaluations compétitives qui avaient mar-qué les années 1930. Deuxièmement, la régu-lation bancaire et financière était née entre 1930 et 1950, et, très vite, s’y était ajoutée une forte intervention de l’État dans le système financier. Les États (notamment au travers de banques, banques centrales et institutions de crédit publiques) prirent une place prédomi-nante dans le financement des économies. Les mécanismes de marché (et notamment les taux d’intérêt) jouaient un rôle relativement faible dans l’allocation des ressources financières. Dans un tel système, l’investissement national était volontairement financé principalement par l’épargne nationale, et l’intégration finan-cière internationale demeurait ainsi limitée.

À partir des années 1970 et surtout au cours des années 1980, ces deux principes d’orga-nisation des systèmes financiers se trouvent conjointement profondément remis en ques-tion. Après la fin du système de Bretton Woods, entre 1971 et 1973, de plus en plus de pays adoptent des taux de change flexibles ; les contrôles de capitaux sont jugés inutiles, inefficaces et ils sont considérés comme des freins à l’investissement. Parallèlement, les États se désengagent du financement de l’économie, l’allocation des ressources se fait de plus en plus par des mécanismes de mar-chés et par des institutions privées. La voie est ouverte pour un accroissement rapide des flux internationaux de capitaux. La voie s’ouvre également pour un retour des crises financières qui avaient accompagné le déve-loppement des marchés au cours de la pre-mière mondialisation.

Quels sont les effets de la mondialisation financière ?

À l’évocation de ce processus historique, on peut être tenté de poser la question des bien-faits de la mondialisation financière ? L’his-toire nous permet-elle de déterminer quel est

le bon niveau de mondialisation financière ? À vrai dire, elle nous permet surtout d’éviter les raisonnements trop simplistes. Il est eneffet indéniable que – au moins en Europe de l’Ouest, en Amérique latine et en Asie du Sud-Est – la période qui va des années 1950 aux années 1970 est celle où la croissancedu produit intérieur brut (PIB) fut la plus importante alors que le degré de mondiali-sation financière était relativement faible (bien que croissant). Et on trouve dans l’his-toire, aussi bien au cours de la première quede la seconde mondialisation, de nombreux exemples où les flux internationaux de capi-taux vinrent alimenter des investissements peu productifs et des entreprises douteuses et déstabiliser dangereusement la balancedes paiements, comme en Asie du Sud-Est à la fin des années 1990. La liberté totale des flux de capitaux ne fut donc pas néces-saire à la croissance et ne fut pas non plus nécessairement vertueuse. Mais les argu-ments en faveur de la mobilité des capitaux sont aussi probants. L’histoire des années 1930 suggère que les périodes de fermeture, où s’enchaînent les contrôles de capitaux et les dévaluations compétitives, peuvent être dévastatrices pour la croissance et les échanges commerciaux. Quant aux crisesfinancières de la première mondialisation, elles n’avaient pas freiné une expansion éco-nomique globale. On peut également avan-cer l’argument – et c’est sur cette base que repose en partie la défense de la seconde mondialisation financière – que les fac-teurs de la croissance des années 1950-1970 étaient arrivés à bout de souffle au début des années 1980 et que la liberté retrouvée desflux de capitaux a pu utilement prendre lerelais des systèmes financiers domestiques.

Une question différente – moins normative – est de savoir si la mondialisation financière accroît ou au contraire réduit les liens entre les cycles économiques des pays. Autrement dit, les cycles économiques sont-ils plus coordonnés lorsque l’intégration financière est forte ? Les théories économiques sont relativement agnostiques quant à la réponse

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8Problèmes économiques SEPTEMBRE 2016

à donner à cette question. Dans un modèle théorique simple, une plus forte ouverture financière réduit la coordination des cycles économiques, car les investissements dechaque pays sont plus diversifiés (ce qui réduit la probabilité qu’un choc économique dans un pays se transmette à un autre). Mais dès qu’imperfections des marchés et infor-mation imparfaite sont introduites dans un modèle théorique, la contagion financière entre pays devient possible et augmente ainsi la synchronisation des cycles économiques. Les données statistiques permettant de mener des études rigoureuses sur les cycles économiques sont relativement limitées pourles périodes avant 1945 (c’est-à-dire avant que les pays développent des systèmes decomptabilité nationale). Mais lorsque l’on regarde la période postérieure à la Seconde Guerre mondiale, on ne trouve pas d’argu-ments pour affirmer que la coordination des cycles économiques était moindre lorsque la mondialisation financière était plus faible. La synchronisation des cycles économiques fut très forte lors des chocs pétroliers internatio-naux de 1973 et 1979, ainsi qu’en 2007-2008 en raison de la crise financière mondiale. Si l’on exclut ces périodes, on constate que les cycles économiques n’étaient pas plus coor-donnés au cours de la seconde mondiali-sation financière que pendant la période de Bretton Woods où les contrôles de capitaux étaient encore la norme. Ce résultat peut a priori paraître paradoxal puisque les crises financières furent plus nombreuses depuisles années 1980. Mais, hormis la récente crise financière, ces crises étaient surtout régionales (comme la crise européenne de 1992 et la crise asiatique de 1997-1998) etcela n’avait pas entraîné une synchronisa-tion systématique des cycles économiquesmondiaux.

De profondes différencesComparer la première et la seconde mondia-lisation financière est sans aucun doute une entreprise fructueuse, permettant de consta-

ter combien certains phénomènes – comme les crises financières – ont eu des précédentshistoriques. Cela explique pourquoi beaucoupd’historiens et d’économistes se sont livrés à cette comparaison. Les différences entre les deux vagues de mondialisation sont toute-fois profondes, et comprendre ces dernières éclaire tout autant la situation actuelle. Nous dressons ci-dessous une liste – sans doutenon exhaustive – de ces différences.

Une forte accélération au débutdes années 2000

Les principaux travaux universitaires com-parant les deux mondialisations datent du milieu et de la fin des années 1990. Ils fai-saient le constat de la « courbe en U », avec un retour, à la fin du XXe siècle, au niveau d’in-tégration financière de 1914. Mais l’intégra-tion financière au début des années 2000 s’est prolongée de manière tellement rapide que certains auteurs ont rapidement parlé d’une « courbe en J », puisque les niveaux de 1914 et du milieu des années 1990 furent très rapi-dement et très largement dépassés. La crise financière de 2007-2008 a stoppé cette pro-gression, mais le degré d’intégration demeure largement supérieur à celui des années 1990.Le ratio du total des actifs étrangers sur le PIB mondial était égal en 2015 à près du double de son niveau de 1999. Au contraire, les flux de capitaux (en proportion du PIB) sont revenus aux niveaux observés à la fin des années 1990. Ainsi, l’évolution de la mon-dialisation financière au cours des quinze dernières années semble inédite.

Le système monétaire international

La première phase de mondialisation finan-cière prit place dans un contexte où la livre sterling était la monnaie dominante et où les principales monnaies étaient liées à l’or par des taux de change fixes. Cette mondialisation était donc indissociable du régime d’étalon-or. La confiance dans l’or, la stabilité des prix

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et des changes étaient des facteurs décisifsdu développement des transactions finan-cières internationales de cette époque. Il n’y a rien de tel dans la phase actuelle de mondia-lisation financière. Le dollar est la principale monnaie de réserve, mais sa valeur n’est pas garantie par l’or. Certains pays ont encore des régimes de change fixes, mais les changes flot-tants sont devenus la norme.

Le contexte géopolitiqueet l’extension du monde

Le XIXe siècle est le siècle des empires colo-niaux et la mondialisation financière de cette période est indissociable de ces empires. Le rôle central de Londres dans les échanges financiers internationaux était en partie lié à l’étendue de l’empire colonial britannique. Plus généralement, le monde d’avant 1914 était encore dominé par un petit nombre depuissances européennes. En 1913, deux tiers des capitaux internationaux provenaient de trois pays : l’Allemagne, la France et le Royaume-Uni.

Lors de la seconde mondialisation, le nombre de puissances financières a augmenté, même si les États-Unis ont remplacé le Royaume-Uni comme principale puissance mondiale. Les sources de financement sont moins concentrées et les flux financiers ne sont plus liés à des empires. De manière encore plus frappante, les pays émergents sont devenus à partir de la fin des années 1990 des expor-tateurs de capitaux, finançant en particulier le déficit américain. Cette situation peut être assimilée à celle de Bretton Woods (où les États-Unis avaient un déficit de balance des paiements et les pays européens un excès),mais pas à la première phase de mondialisa-tion. Elle renforce l’argument d’une spécifi-cité de la phase de mondialisation des quinze ou vingt dernières années.

Le rôle de la régulation financière

Hormis aux États-Unis, il n’existait pas de régulation bancaire lors de la première

phase de mondialisation. Les marchés financiers étaient quant à eux la plupart du temps régulés (les cotations et les transac-tions devaient respecter certaines règles) et il existait en France, en Allemagne et en Angleterre des taxes (très modestes) sur les transactions financières. À partir des années 1930, la plupart des pays commencèrent à réguler leur système bancaire et financier. La vague de dérégulation des années 1980 n’a pas entraîné un retour à la situation d’avant 1914. En particulier, les dépôts sont aujourd’hui protégés et les régulateurs pos-sèdent différents instruments visant à limi-ter le risque pris par les établissements. Il est, en outre, devenu plus commun de ren-flouer les institutions financières lors des crises afin d’éviter la propagation de ces dernières. La régulation bancaire, d’autant plus lorsqu’elle est internationale comme avec les règles de Bâle, est donc une pro-fonde nouveauté de la seconde mondialisa-tion. Elle donne lieu à de nouveaux enjeux : politiques de stabilité financière, respon-sabilité du régulateur dans la gestion des risques, développement de techniques de contournement des règles par les institu-tions financières, risque d’aléa moral dans le cas de sauvetage des banques par les pou-voirs publics, lobbying du secteur financier pour agir sur les régulations, etc.

La nature de la dette publiqueet des politiques économiques

La seconde mondialisation s’est effectuée dans un contexte fort différent du fait du changement radical, au cours du siècle,de la politique économique et du rôle de l’État. C’est une évidence dont il faut pour-tant prendre toute la mesure. Il n’y avait au XIXe! siècle ni État providence ni politiques macroéconomiques. La dette publique finan-çait des investissements en infrastructures et des dépenses militaires, mais n’était pas liée à des dépenses d’État providence. La finalité de la dette publique a ainsi changé au cours du siècle. Lorsque survient la

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10Problèmes économiques SEPTEMBRE 2016

seconde phase de la mondialisation, la dette publique est l’héritière des profonds changements du rôle et des dépenses de l’État après 1945. Ainsi, alors que les dettes publiques comptent parmi les actifs les plus échangés au cours des deux mondialisa-tions, les enjeux autour de ces financements, et notamment lors des résolutions de crises des dettes publiques, sont très différents. Ce n’est que depuis la fin du XXe siècle que des crises de dettes publiques (en Amérique latine, en Grèce, etc.) peuvent donner lieu à des demandes de créanciers – et particuliè-rement d’institutions publiques internatio-nales – quant à des réformes des dépenses sociales, touchant les systèmes de santé ou les régimes de retraite.

Comme au XIXe siècle, les États de la seconde mondialisation sont des acteurs importants de la mondialisation : leurs dettes sont échangées sur les marchés internationaux, ils déterminent des politiques d’accumulation de réserves de change, ils mettent en place des politiques visant à ce que les institutions financières et les bourses nationales jouent des rôles internationaux prépondérants. Les États de la seconde mondialisation sont tou-tefois plus engagés dans le fonctionnement de la mondialisation pour au moins deux rai-sons : par leur rôle de régulateur d’une part, comme nous l’avons souligné auparavant ; par leurs politiques macroéconomiques, d’autre part. Les États du XIXe siècle ne prati-quaient pas systématiquement des politiques budgétaires et monétaires « contracycliques » visant à relancer l’économie ou, au contraire,à modérer les pressions inflationnistes. Ces politiques qui visent à influencer le cycle éco-nomique national peuvent également influen-cer les flux de capitaux, créant des conflitsou des complémentarités entre les objectifs internes et les objectifs externes. Les poli-tiques macroéconomiques et financières des États se retrouvent donc au cœur des flux financiers de la seconde mondia lisation.

Le rôle des institutions internationales

Le FMI fut créé en 1945 et le Comité de Bâle en 1974 (il a pour but d’établir un cadre international pour la régulation bancaire). Comme nous l’avons vu, au XIXe siècle, le système monétaire de l’étalon-or n’était pas régi par des règles internationales et aucune institution politique internationale n’était chargée d’émettre des avis sur le bon fonc-tionnement du système et sur l’adéquation des politiques de chaque pays avec ce fonc-tionnement. Aucune institution ne jouait un rôle similaire à celui du FMI ou des diffé-rentes banques régionales de développe-ment. Lorsqu’un pays connaissait une crise de la dette publique, il devait faire face à un consortium de créanciers privés. En cas de crise de changes, il devait emprunter des liquidités à un autre pays.

Ainsi la coordination des résolutions de crises et les réformes que les pays mettaient en place pour satisfaire leurs créanciers étaient déci-dées de manière bien différente d’aujourd’hui.

Technologie, communicationet structure des économies

La dernière différence entre les deux phases de la mondialisation est sans doute celle qui a reçu le plus d’attention de la part des économistes. Elle a trait aux changements structurels qui ont caractérisé la production économique et la technologie depuis le début du XXe siècle. Les technologies de transport et de communication étaient évidemment bien plus limitées au cours de la première mondialisation. Les limites technologiques aux transactions financières et à la circula-tion des produits et de l’information étaient nécessairement plus fortes. En cela, on peut affirmer que la seconde mondialisation est un phénomène bien plus global que la pre-mière. Les secteurs qui bénéficiaient de la mondialisation financière étaient plus limi-tés au XIXe siècle. Les flux de capitaux finan-çaient en majorité des infrastructures (en

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UN SIÈCLE DE FINANCE : DE LA PREMIÈRE MONDIALISATION À LA GLOBALISATION DES MARCHÉS11

particulier, la construction de chemins de fer) et les dettes publiques. Lors de la seconde phase de mondialisation, le nombre de sec-teurs bénéficiant de financements extérieurs s’est accru. Le secteur financier lui-même a considérablement gagné en importance par rapport au reste de l’économie. Ainsi, une large part des transactions internationales (notamment des flux à court terme) se font au sein du secteur financier.

Beaucoup de différencesEn dépit de frappantes similarités, la seconde mondialisation financière diffère profondé-ment de la première. La plupart de ces dif-férences proviennent du fait que les institu-tions politiques et économiques, nationales et internationales, mises en place après la

Seconde Guerre mondiale – au cours de la période pendant laquelle la mondialisation financière était relativement réduite – n’ont pas disparu, même si elles ont évolué. Elles ont donc accompagné la seconde mondia-lisation, produisant une configuration bien peu ressemblante à celle qui était à l’œuvre lors de la première. En outre, le tournant du XXIe siècle a vu la mondialisation financière atteindre un niveau inconnu auparavant et prendre une tout autre forme, avec des flux de capitaux allant des pays émergents vers la première puissance économique mondiale,les États-Unis. Parallèlement, le poids du sec-teur financier au sein des économies dévelop-pées atteignait également un niveau inédit. La crise financière de 2007-2008 a atténué ces déséquilibres, mais il n’est pas encore certain qu’une nouvelle phase soit amorcée.

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POUR EN SAVOIR PLUS

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La déréglementation financière

Cette évolution est permise, autant que favorisée, par la mise en oeuvre des « 3D » (Décloisonnement, Déréglemen-tation, Désintermédiation), phénomènes étroitement enchevêtrés et convergeant vers la réalisation d'une intégration à la fois verticale (entre compartiments précédemment distincts) et horizontale (entre marchés nationaux auparavant cloisonnés) des marchés financiers. Plus spécifiquement, le décloisonnement des marchés, tant externe (ouverture des marchés nationaux) qu'interne (déspécialisation des activités), a été la condition nécessaire de la globalisation finan-cière. Il débouche sur la remise en cause des compartiments classiques, comme aux États-Unis entre les banques commerciales et les « Investment Banks », en vigueur depuis le Glass Steagall Act (1933) et, au Royaume-Uni, entre les fonctions des jobbers (contrepartistes) et des brokers (courtiers). En France, le décloisonnement revêt une forme plus institutionnelle avec, principalement, la création du MATIF, des billets de trésorerie, et des certificats de dépôts. Cet effacement des frontières entre les compartiments de marché renforce, alors, la concurrence entre intermédiaires financiers, d'où une baisse des coûts d'intermédiation et un meilleur accès au capital. Sur cette base, la déréglementation, en libéralisant l'activité financière, introduit une nouvelle forme de concurrence entre les cambistes basée sur les innovations financières comme, aux États-Unis, les comptes Now (Negociable Order

Withdrawal) et les Automatic Transfer Service qui réduisent (voire suppriment) les singularités respectives des comptes à terme et des comptes à vue. Il en résulte une recrudescence du rôle des taux d'intérêt sur les opérations bancaires, à l'origine d'une seconde vague d'innovations financières afin de gérer la double instabilité des taux d'intérêt et des cours de change, comme les Facilités d'émission (Revolving Underwriting Facilities, RUFs), les Facilités à options mul-tiples (Multiple Option Facilities, MOFs), les Contrats de fixation de taux d'intérêt (Fixed Rates Agreements, FRA), les Options, Futures, Swaps (de taux d'intérêt, de devises), etc. (...). Enfin, la désintermédiation financière renvoie au processus de titrisation qui permet la substitution, dans le portefeuille des banques, de l'activité traditionnelle de transformation des dépôts en crédits par les opérations de marché. Ainsi, confrontées à la crise des PED, les banques cherchèrent, afin de soulager leurs bilans, à soustraire le maximum de créances douteuses pour les placer auprès d'emprunteurs (fonds de pension, caisses de retraite, particuliers) sous forme d'effets renouvelables, à taux variable. La vision systémique de l'intégration financière découlant des « trois D » se caractérise par l'unité de temps (fonc-tionnement vingt-quatre sur vingt-quatre et, grâce à l'électronique, en temps réel) et par l'unité de lieu (intercon-nexion des Places). Partant, les « trois D » témoignent d'un recul des États devant la globalisation financière, manifes-tation d'une « dictature douce du capital » pour reprendre l'heureuse expression de F. Chesnais, qui contourne et rabaisse les Nations en tant que lieux pertinents de l'exercice de la Démocratie et garants du Bien commun. Inca-pables de faire face à l'opinion dominante sur les marchés de même qu'à l'ampleur des capitaux spéculatifs, les États se sont résignés à composer avec cette nouvelle donne en créant les conditions propices à attirer, chez eux, les capi-taux. Ils sont donc entrés dans une logique de surenchère en termes de levée des « entraves » à la circulation interna-tionale des capitaux et de renoncement à nombre de leurs prélèvements fiscaux sur le capital et les revenus associés. En outre, ce déplacement du pouvoir économique du niveau des États à celui de la planète se conjugue avec celui de la sphère publique à celle des intérêts privés. En effet, alors que, jusqu'à la fin des années 1970, les détenteurs de capitaux pouvaient être confrontés aux perspectives limitées de placement offertes par le cadre national, le décloi-sonnement et la déréglementation des marchés leur ont ouvert de nouveaux espaces. Avec cette ouverture, qui ne changeait pas, en revanche, la faiblesse du stock de capital par tête à l'échelle mondiale, le rapport de force se modi-fiait à l'avantage des créanciers. Ce sont eux qui, désormais, allaient faire la loi, d'où la priorité donnée par tous les pays aux politiques désinflationnistes, le principal ennemi du capital étant l'inflation qui érode les taux de rendement réels. Ainsi, les politiques de relance par les salaires et l'investissement via les budgets publics ont été abandonnées au «pro-fit» de la rigueur, du maintien des grands équilibres et de la stabilité, promus au rang de dogmes et décrétés indépen-damment de toute conjoncture, en fonction des seuls impératifs de la finance.

Source : Cécile Bastidon Gilles, Jacques Brasseul, Philippe Gilles, Histoire de la globalisation financière, Armand Colin, 2010.

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Les paradoxes de la relation entre globalisation financière et croissance

André Cartapanis Cercle des économistes

La globalisation financière a été très largement justifiée par ses effets escomptés sur la croissance des pays pauvres. En théorie, en effet, grâce à la libéralisation et à l’ouverture des systèmes financiers, la rareté relative du capital devrait gouverner l’ampleur et l’allocation des flux internationaux de capitaux, conduisant à des transferts d’épargne des pays les plus riches vers les pays les plus pauvres. Couplée à la hausse de l’investissement, l’accélération des gains de productivité et des taux de croissance parmi les pays initialement les moins bien dotés en capital devrait donc induire une convergence accrue des niveaux de vie et des revenus par tête. Bien sûr, ce processus peut s’accompagner d’un regain d’instabilité financière, et même susciter le déclenchement de crises de change ou de crises financières. Mais ce ne serait là que des turbulences issues d’une application trop rapide ou insuffisamment maîtrisée de la libéralisation des marchés financiers à l’échelle planétaire, qui ne remettraient pas en cause ses avantages en termes de croissance à long terme. A première vue, l’histoire économique de ces vingt dernières années ne contredit pas un tel scénario. En effet, selon le dernier World Economic Outlook du FMI [2007], la croissance comparée des économies avancées, d’un côté, et des pays émergents et en développement, d’un autre côté, témoigne d’un rattrapage accéléré au bénéfice de ces derniers : pour les périodes 1989-1996, 1997-2004 et 2005-2008, le taux de croissance moyen du PIB pour l’ensemble des pays avancés ne varie pas, et reste plafonné à 2,7% ; pour les pays émergents et en développement, en revanche, cette croissance, non seulement est significativement plus élevée, mais en outre elle s’accélère, avec des taux, respectivement, de 3,7% et de 5,3% pour les deux premières sous périodes, et le FMI prévoit une croissance moyenne de 7,5% pour les années 2005-2008. Dans le même temps, la globalisation financière s’est considérablement étendue et la circulation internationale de l’épargne a significativement progressé, surtout ces dernières années, puisque les flux bruts de capitaux, qui représentaient environ 6% du PIB mondial en 1995, avoisinent désormais les 15% de la richesse mondiale créée chaque année. Pourtant, à y regarder de plus près, il est difficile d’associer aussi mécaniquement la globalisation financière et la croissance des pays émergents ou en développement (PED), et plusieurs paradoxes ne manquent pas d’apparaître lorsqu’on se penche sur la carte des transferts internationaux de capitaux. La redécouverte du paradoxe de Lucas Il y a une vingtaine d’années, R. Lucas [1990] avait déjà attiré l’attention sur le fait que les mouvements de capitaux allant des pays riches vers les pays pauvres ne représentaient qu’une part relativement faible des transferts nets d’épargne. Or, ce phénomène s’est fortement accentué, surtout depuis 2000, et l’on redécouvre aujourd’hui ce qu’il est convenu d’appeler le paradoxe de Lucas. Pour l’essentiel, les mouvements de capitaux bruts restent polarisés parmi les pays industriels ou les économies à revenu intermédiaire, et non pas entre les pays riches et les pays pauvres. Selon le dernier Global Financial Stability Report du FMI [2007], les pays les plus avancés (Etats-Unis, Canada, Japon, Royaume Uni et Zone Euro) ont enregistré en 2005 des entrées de capitaux de 4.518,8 milliards de dollars et des sorties pour un montant de 3.721,2 milliards de dollars. S’agissant des pays émergents et en développement, les entrées s’élevèrent à 716,4 milliards de dollars et les sorties à 1.174,4 milliards de dollars. Au-delà du fait que les flux de capitaux des PED ne représentent que 15 à 30% des transferts

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d’épargne réalisés par les pays les plus avancés, si l’on raisonne en termes de mouvements de capitaux nets, on constate que les pays émergents sont les premiers exportateurs d’épargne de la planète, à hauteur de 458 milliards de dollars en 2005, de 638 milliards de dollars en 2006 [BRI, 2007], tout particulièrement en direction des pays les plus développés, et, notamment, nul ne l’ignore, vers l’économie américaine. Il est vrai que ces données ne se limitent pas aux flux de capitaux privés, mais intègrent la progression des réserves de change dont on connaît l’ampleur pour les pays asiatiques ou du Moyen-Orient. Il est vrai également que c’est surtout depuis le début des années 2000 que les pays émergents et en développement dégagent de tels excédents courants, synonymes de sorties nettes de capitaux. Il n’en demeure pas moins, certes sur un plan très global, que l’on est très loin des schémas théoriques prévoyant le financement net de l’investissement des pays pauvres par l’épargne disponible des pays industriels. C’est là un premier paradoxe. Une relation ambiguë entre les flux internationaux de capitaux et la croissance des pays émergents Qu’en est-il, en second lieu, des effets éventuellement exercés par les transferts de capitaux sur la croissance des pays émergents ou en développement ? P.-O. Gourinchas et O. Jeanne [2007] citent le cas de la Corée qui, sur la période 1980-2000, n’a reçu, en moyenne, aucun flux net de capitaux avec un taux de croissance moyen du PIB de 5,4% par an, tandis que Madasgascar a enregistré l’équivalent de 6% de PIB d’entrées de capitaux pour un taux de croissance du PIB négatif, de - 1,3% par an. De leur côté, E. Prasad, R. Rajan et A. Subramanian [2007] ont tout récemment montré que sur la période 1970-2004 le montant net de capitaux étrangers se dirigeant vers les PED à croissance élevée était inférieur à celui que reçoivent les PED à croissance moyenne ou faible. En étudiant le lien entre les soldes des paiements courants, qui résultent de l’écart entre taux d’épargne et taux d’investissement domestiques, d’une part, et les taux de croissance économique, d’autre part, ils obtiennent une corrélation positive, contraire à l’intuition théorique. Ce sont les PED qui ont relativement le moins recours à l’épargne étrangère qui connaissent la croissance la plus élevée, comparativement à l’ensemble des pays de même catégorie. Ce sont surtout les pays à taux d’investissement domestique très élevé qui s’en sortent le mieux, ce qui n’est guère étonnant, mais, surtout, ce sont les pays dont les déficits courants sont les plus faibles, ou bien qui enregistrent en moyenne des excédents courants, et donc qui font le moins appel à l’épargne externe et aux entrées de capitaux, qui enregistrent les taux de croissance de longue période les plus élevés parmi les pays émergents et en développement. Au cours de la période 1985-97, caractérisée par une véritable explosion des transferts d’épargne vers les pays émergents, la relation reste positive. Il semble donc que ce sont les niveaux élevés de l’épargne interne, relativement à l’investissement domestique, bien plus que l’ampleur des transferts d’épargne externe, qui se trouvent associés à une croissance forte parmi les pays émergents et en développement. Au regard des thèses défendues par les tenants de la libéralisation et de l’ouverture financières, c’est là un second paradoxe. Le rôle des investissements directs étrangers dans la croissance des pays émergents Pour beaucoup, il en va différemment des investissements directs à l’étranger (IDE) dont l’allocation internationale serait mieux corrélée avec la hiérarchie des taux de croissance, tant du PIB que de la productivité, parmi les PED. Une étude réalisée par des économistes du FMI en 2004 [E. Prasad, K. Rogoff, S.-J. Wei, A. Kose] avait reçu un très fort écho en ne parvenant pas à exhiber empiriquement une relation significative entre la globalisation financière et la croissance des pays les plus impliqués dans ce processus. L’actualisation de cette analyse [A. Kose, E. Prasad, K. Rogoff, S.-J. Wei, 2006] a quelque peu atténué et relativisé le diagnostic, sans réellement modifier le message : si les effets de la globalisation financière sur la croissance des pays émergents

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sont loin d’être automatiques et semblent soumis à de nombreuses conditions, les choses sont plus claires si l’on se limite aux IDE, qui représentent désormais près de 50% des flux internationaux de capitaux, contre seulement 20% au début des années 80, cette augmentation de la part relative des IDE s’étant réalisée au détriment des mouvements portant sur des titres de créances, les flux bancaires internationaux en particulier. Toutefois, même en se limitant aux IDE, A. Kose, E. Prasad, K. Rogoff et S.-J. Wei ne parviennent pas à établir une relation globalement positive entre les IDE et la croissance. Par contre, dès que l’on analyse les effets des IDE en données microéconomiques, par industries, ou par types d’activités, les conséquences positives apparaissent, autant en termes de gains de productivité qu’en ce qui concerne la croissance. De la même manière, L. Alfaro et A. Charlton [2007] ont récemment montré que les effets des IDE sur la croissance sont loin de se manifester clairement sur le plan économétrique, et ce n’est qu’en distinguant ce qu’ils dénomment la qualité des IDE (caractéristiques des pays d’accueil, des projets, des industries concernées…) qu’un tel effet sur la croissance peut être exhibé, en particulier quand ces IDE concernent des secteurs d’activité à fort financement externe, notamment en capitaux propres, selon la typologie de R. Rajan et L. Zingales [1998], et dans lesquels le niveau qualificationnel de la main d’œuvre est élevé. Dans les autres cas, la relation n’est pas significative. C’est là le troisième paradoxe qui se dégage de la littérature économique récente : il n’y a pas d’effet massif et global de la globalisation des investissements directs sur la croissance, mais seulement des effets spécifiques ou sectoriels. Les effets conditionnels de la globalisation financière sur la croissance En définitive, pourquoi la globalisation financière ne joue-t-elle pas un rôle plus significatif sur l’allocation efficiente de l’épargne à l’échelle planétaire et sur la croissance économique des pays émergents ? S’agissant du paradoxe de Lucas, la modernisation inachevée des systèmes financiers dans les PED et les économies émergentes, l’insuffisance de la supervision bancaire et la résilience limitée des marchés d’actifs ne leur permettent sans doute pas d’intermédier dans des conditions satisfaisantes l’épargne domestique [A. Brender, F. Pisani, 2007], surtout en présence d’un niveau extrêmement élevé des taux d’épargne, en particulier en Asie, pour de nombreuses raisons : transition démographique en cours, état rudimentaire des systèmes de protection sociale, d’assurance retraite, de financement du chômage ou des dépenses de santé. Autant de facteurs qui justifient, dans un certain nombre de pays d’Asie ou du Moyen-Orient, l’ampleur des exportations d’épargne, par le jeu des comportements d’allocation des portefeuilles privés ou sous la forme d’une accumulation de réserves en devises. S’agissant des entrées brutes de capitaux, que les flux nets soient excédentaires ou déficitaires, se pose le problème de l’efficience de ces transferts d’épargne externe, ce qui recouvre la question des canaux de transmission vers la croissance. Sur ce plan, il semble que les effets sont loin de dépendre, seulement, de l’ampleur des entrées de capitaux. Pour A. Kose, E. Prasad, K. Rogoff et S.-J. Wei [2006] par exemple, ce sont les effets collatéraux ou indirects qui l’emportent, en l’occurrence l’impact sur le développement du secteur financier, sur la discipline macroéconomique, et, plus généralement, sur la gouvernance d’ensemble, tant au niveau de l’Etat qu’en ce qui concerne les entreprises. En ce sens, la globalisation financière exercerait des effets conditionnels à la qualité des institutions du pays d’accueil et les entrées de capitaux, plus qu’une réponse à la pénurie relative de capital, constitueraient un catalyseur des transformations en cours, sur le plan économique ou politique, en important de nouvelles contraintes imposant une rigueur accrue (supervision prudentielle, transparence des marchés d’actifs, crédibilité des politiques monétaires ou des régimes de change, qualité des infrastructures…). Du coup, si certains seuils ne sont pas franchis sous ces divers volets institutionnels, la prise de risque décourage une part des investisseurs internationaux, et les conséquences d’un afflux de capitaux deviennent plus aléatoires, compte tenu des risques d’arrêt soudain des entrées de capitaux et de déclenchement d’une crise financière, on l’a vu typiquement, en Asie, à compter de l’été 1997.

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La globalisation financière ne constitue pas un remède miracle sur la voie de la croissance et de la convergence des capitalismes à l’échelle de la planète. Elle peut apporter un surcroît significatif de croissance économique à condition que la libéralisation financière externe soit directement coordonnée avec les autres types de réformes, de façon progressive, et que non seulement l’IDE soit favorisé, mais à condition, également, que ces IDE s’insèrent dans une stratégie ciblée de développement économique, notamment sous l’angle de la spécialisation internationale, afin que les transferts d’épargne externe viennent conforter un processus de croissance et de transformation restant soumis à des impulsions fondamentalement endogènes respectant l’identité et la cohésion de chaque capitalisme. Références bibliographiques Alfaro L., A. Charlton, [2007], Growth and the Quality of Foreign Direct Investment: Is all FDI Equal?, Conference on New Perspectives on Financial Globalization, IMF, Research Department, April, 26-27. Brender A., F. Pisani, [2007], Les déséquilibres financiers internationaux, Paris, La Découverte, Collection Repères. BRI, [2007], 77ème Rapport annuel, Bâle, BRI, juin. FMI, [2007], Global Financial Stability Report, Washington, D. C. IMF, April. FMI, [2007], World Economic Outlook, Washington, D. C. IMF, April. Gourinchas P.-O., O. Jeanne, [2007], Capital Flows to Developing Countries : The Allocation Puzzle, IMF, Working Paper, Forthcoming, May. Kose A., E. Prasad, K. Rogoff, S.-J. Wei, [2006], Financial Globalization: A Reappraisal, IMF, Working Paper, WP/06/189, August. Lucas R., [1990], “Why Doesn’t Capital Flow from Rich to Poor Countries?”, American Economic Review, Vol. 80, May. Prasad E., K. Rogoff, S.-J. Wei, A. Kose [2004], Effects of Financial Globalization on Developing Countries: Some Empirical Evidence, IMF Occasional Paper N° 220, May. Prasad E., R. Rajan, A. Subramanian, [2007], Foreign Capital and Economic Growth, IMF, Working Paper, Forthcoming, April. Rajan R., L. Zingales, [1998], “Financial Dependence and Growth”, American Economic Review, Vol. 88, June.

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| balise | économie| gaël giraud | michel griffon | dominique lang | jean merckaert |

|82revue projet - n° 335 - août 2013

La mobilité du capital : XQ�S«FK«�"

Gaël Giraud est jésuite, membre du Ceras et rédacteur à la « Revue Projet ». Il est chercheur au CNRS, membre GH�Oȇ�FROH�Gȇ«FRQRPLH�GH�3DULV�HW�GX�/DEH[�5«ȴ�

Avant de devenir pape, le cardinal Bergoglio DɟUPDLW�TXH�OD�IXLWH�GHV�FDSLWDX[�HVW�XQ�S«FK«���WDLW�LO�QD±I�"�3DV�VL�V½U��'HV�H[HPSOHV�U«FHQWV�illustrent les méfaits de telles pratiques.

E n 2010, le cardinal Jorge Bergoglio, devenu, depuis lors, le pape François, tenait des propos étonnants à l’occasion d’une conver-sation avec le grand rabbin d’Argentine, Abraham Skorka1 : « Le christianisme condamne aussi sévèrement le communisme

que le capitalisme sauvage. La propriété privée est un droit, mais l’obligation de la socialiser de manière équitable l’est tout autant. Un bon exemple serait la fuite des capitaux car l’argent, quoi qu’on en dise, a une nationalité et celui qui place à l’étranger l’argent produit par une industrie de notre pays commet un péché. Il n’honore pas l’endroit qui lui a permis d’acquérir cette richesse ; il n’honore pas le

1. Cf.�-RUJH�%HUJRJOLR�HW�$EUDKDP�6NRUND��6XU�OD�WHUUH�FRPPH�DX�FLHO��5REHUW�/DRQW��������S������[2010, traduit de l’espagnol par Abel Gerschenfeld et Anatole Muchnik].

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peuple dont le travail lui a permis de la posséder. » Dit autrement : la mobilité du capital est un péché. Exagération pieuse d’un ecclésias-tique, ignorant des vertus de la mobilité du capital enseignées dans toutes les business schools GH�OD�SODQªWH�"�(VW�FH�VL�V½U�"6L�OȇDɟUPDWLRQ�GX�FDUGLQDO�%HUJRJOLR�SDUD°W�LQFRQJUXH�¢�FHUWDLQV�d’entre nous, c’est que le projet européen a, presque depuis son ori-gine, partie liée avec l’idée d’abolir toute barrière à la circulation du capital entre les pays de l’Union européenne (UE). La libre circulation des capitaux (article 56 du Traité de la Communauté européenne), mise en œuvre par une directive en 1988, est bien antérieure à la FU«DWLRQ�GH�OȇHXUR�HW�P¬PH�DX�7UDLW«�GH�0DDVWULFKW���������/HV�«FROHV�néolibérales anglo-saxonnes s’y sont toujours montrées favorables, mais c’est paradoxalement de la social-démocratie française que sont venus les hommes décisifs qui ont contribué, à l’échelon politique, à sa mise en place2. Au point que la mobilité du capital semble constituer l’un des socles intangibles de la construction européenne. Devenant un point aveugle du débat public.

LibrE-éChangE Et mobiLité du CapitaLOr l’analyse économique ne permet aucunement d’attribuer au libre-échange accompagné d’une parfaite mobilité du capital les vertus TXH�OXL�SU¬WHQW�VRXYHQW�OHV�FKDQWUHV�GH�OD�PRQGLDOLVDWLRQ�PDUFKDQGH��On a pu avancer, par exemple, que la libéralisation des marchés internationaux de capitaux constituait le ferment d’une paix durable en Europe. Ce type d’argument s’inscrit dans la droite ligne de la rhétorique qui, depuis Montesquieu, associe le « doux commerce » avec la paix entre les nations. Pourtant, aucune évidence empirique convaincante ne permet d’étayer pareille corrélation3. Dans le cas européen, la libéralisation des capitaux jointe à la création de la monnaie unique, en favorisant une divergence croissante au sein de la zone euro entre économies du nord (Allemagne, Autriche, Pays-Bas, Finlande) et du sud (France, Italie, Espagne, Portugal, Chypre), ne s’est-elle pas transformée, au contraire, en un outil terriblement

2. Selon l’universitaire américain Rawi Abdelal, les trois acteurs clefs de cette mutation seraient -DFTXHV�'HORUV��DORUV�SU«VLGHQW�GH�OD�&RPPLVVLRQ�HXURS«HQQH���+HQUL�&KDYUDQVNL��SU«VLGHQW�GHV�PRXYHPHQWV�GH�FDSLWDX[�¢�Oȇ2&'(�GH������¢�������HW�0LFKHO�&DPGHVVXV��SU«VLGHQW�GX�)0Ζ�GH������¢�������

3. Cf. G. Giraud, « Plaidoyer pour un protectionnisme européen », Revue Projet, n° 321, avril 2011 et « L’épouvantail du protectionnisme », Revue Projet, n° 320, février 2011.

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HɟFDFH�SRXU�OLJXHU�OHV�FODVVHV�PR\HQQHV�OHV�XQHV�FRQWUH�OHV�DXWUHV�"�Que l’on songe aux manifestations publiques de germanophobie dans la Grèce en ruines !6L�OD�OLE«UDOLVDWLRQ�GHV�«FKDQJHV�D�SHXW�¬WUH�IDYRULV«�OD�U«GXFWLRQ�GHV�inégalités entre pays, elle a probablement facilité un creusement LQ«GLW�GHV�LQ«JDOLW«V��GHSXLV�SOXV�GȇXQ�GHPL�VLªFOH��DX�VHLQ�P¬PH�GH�chacun des pays : en mettant en concurrence sur un marché du travail mondialisé les salariés pauvres de la planète, tout en autorisant les capitaux à s’investir librement partout (ou presque), on provoque mécaniquement l’appauvrissement des salariés les moins favorisés des pays riches et l’enrichissement des salariés les plus favorisés des pays pauvres. Le coût économique et social de telles inégalités est considérable, contribuant à un délitement du lien social qui pénalise P¬PH�OHV�SOXV�IDYRULV«V4. La question de savoir si ce coût ne contre-balance pas largement celui qu’induisent les freins administratifs qu’impose le contrôle des capitaux aux frontières mérite véritable-PHQW�Gȇ¬WUH�SRV«H��(W�VL�OȇRQ�REVHUYH�XQ�UDWWUDSDJH�¢�OD�KDXVVH�GHV�salaires en Chine, ce n’est sûrement pas grâce à la mobilité du capital !Plus généralement, la doctrine de l’Organisation mondiale du com-merce, par exemple, s’appuie sur la théorie des avantages comparatifs de David Ricardo. Pour celle-ci, deux pays qui ouvrent leurs frontières SRXU�«FKDQJHU�RQW�WRXMRXUV�XQ�DYDQWDJH�PXWXHO�¢�OH�IDLUH���P¬PH�VL�l’un d’entre eux (disons la Grèce) est moins productif que l’autre (par exemple, l’Allemagne) dans tous les domaines industriels, il gagnera ¢�Oȇ«FKDQJH�GDQV�OD�PHVXUH�R»�LO�DXUD�LQW«U¬W�¢�VH�VS«FLDOLVHU�GDQV�OH�domaine dans lequel il est le moins désavantagé par rapport à son FRQFXUUHQW��OHTXHO�HVW�VXSSRV«�WURXYHU�VRQ�LQW«U¬W�HQ�VH�VS«FLDOLVDQW�là où il est le plus compétitif. Une telle doctrine a servi en partie de soubassement théorique à l’espoir, sous-jacent à la construction de l’euro, qui voulait que celle-ci favorise une convergence économique entre les pays de la zone.Mais l’économiste britannique Ricardo s’est bien gardé, dans ses Principes, de faire l’hypothèse de parfaite mobilité du capital5. Il VDYDLW�IRUW�ELHQ�Ȃ�LO�OH�UHPDUTXH�OXL�P¬PH�Ȃ�TXȇHQ�SDUHLOOH�VLWXDWLRQ��VD�G«PRQVWUDWLRQ�GX�FDUDFWªUH�PXWXHOOHPHQW�E«Q«ȴTXH�GH�OȇDEDLVVHPHQW�de toute frontière s’effondrerait : si un pays (la Grèce) dispose d’un

4. Cf. G. Giraud et Cécile Renouard, Le facteur 12, Carnets nord, 2012.

5. David Ricardo, On the Principles of Political Economy and Taxation��-RKQ�0XUUD\��������FKDS����

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désavantage absolu vis-à-vis d’un autre en termes de compétitivité industrielle, il est très vraisemblable que les capitaux du premier iront s’investir dans le second. La spécialisation du premier n’aura pas lieu et l’ouverture des frontières se soldera par une hémorragie de capitaux du pays faible vers le pays fort6. C’est très exactement le scénario auquel on assiste aujourd’hui entre le sud et le nord de l’Europe.$LQVL��OD�PRELOLW«�GX�FDSLWDO��ORLQ�Gȇ¬WUH�XQH�FRQGLWLRQ�sine qua non pour la mise en œuvre du libre-échange, est au contraire un obstacle à la réalisation des promesses de ce dernier. Et en effet, les observations empiriques ne permettent pas, à ce jour, d’établir une corrélation ȴDEOH�HQWUH�OLE«UDOLVDWLRQ�GHV�FDSLWDX[�HW�FURLVVDQFH��FRPPH�OȇDGPHW�Paul Krugman (pourtant récipiendaire du prix Nobel pour ses travaux de défense du libre-échange durant les années 1990)7.Est-ce à dire que Toyota n’aurait pas dû s’installer dans le nord de OD�)UDQFH�"�,PSRVVLEOH�GH�U«SRQGUH�¢�FHWWH�TXHVWLRQ�LVRO«H���GH�WHOV�LQYHVWLVVHPHQWV�QȇHXVVHQW�SHXW�¬WUH�SDV�HX�OLHX�GDQV�XQH�(XURSH�TXL�n’aurait pas renoncé au contrôle des capitaux, mais, inversement, une TXDQWLW«�VLJQLȴFDWLYH�GȇLQYHVWLVVHPHQWV�HXURS«HQV�QH�VH�VHUDLW�SDV�IDLWH�KRUV�Gȇ(XURSH��(VW�LO�VL�FODLU�TXH�Oȇ(XURSH�DLW�JDJQ«�DX�FKDQJH�"�La désindustrialisation massive des pays du sud européen fournit un élément de réponse… À l’échelle mondiale, par ailleurs, le coût induit par le contrôle des capitaux est à mettre en balance avec la course au PRLQV�GLVDQW�ȴVFDO�HW�VRFLDO�SURYRTX«H�SDU�OD�PLVH�HQ�FRQFXUUHQFH�GHV��WDWV��&HWWH�FRXUVH�DERXWLW�¢�GHV�DEDQGRQV�GH�VRXYHUDLQHW«�HW�¢�une remise en question radicale de l’exercice démocratique8. Est-ce là, avec l’explosion des inégalités, le prix légitime à payer pour les JDLQV�SOXV�TXȇDPELJXV�GX�OLEUH�«FKDQJH�"

mobiLité du CapitaL Et « kraChs » finanCiErsLe dogme de la mobilité du capital dans la zone euro a été remis récemment en cause par la crise chypriote. Le Fonds monétaire inter-national (FMI) avait, dès 2012, encouragé une telle entorse à propos de la crise islandaise, reconnaissant explicitement qu’en cas de fuite

6. L’économiste Herman Daly fait une remarque analogue dans son discours de réception du prix Sophie, à Oslo, en 1999.

7. Cf. Paul Krugman, « Hot Money blues », The 1HZ�<RUN�7LPHV� 24/03/2013.

8. Cf.�-HDQ�0HUFNDHUW��m�/HV�PDOJU«�QRXV�GX�FDSLWDOLVPH�}��5HYXH�3URMHW��n° 324-325, déc. 2011.

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massive des capitaux, instaurer un FRQWU¶OH�DX[�IURQWLªUHV�SHXW�¬WUH�XWLOH��Il est loin le temps où, parce qu’elle avait osé instaurer un tel contrôle, la Malaisie s’était retrouvée au ban des nations, en 1998. Rappelons que la mobilité du capital, que l’Europe avait H[S«ULPHQW«H�GH�OD�ȴQ�GX�xixe siècle jusqu’en 1914, avant de l’imposer au sein de l’UE au début des années 1990, s’inscrit dans un mouvement de (re)découverte récente des charmes de la libre circulation : la Grande-Bretagne a conservé des freins à la liberté des FDSLWDX[�MXVTXȇHQ�������/HV��WDWV�8QLV�HX[�P¬PHV�OȇDYDLHQW�OLPLW«H�GXUDQW�OHV�années 1960.Or la corrélation entre la libéralisation des capitaux et les krachs�ȴQDQFLHUV�qui ont ravagé plusieurs pays depuis quarante ans est impressionnante9.

$XFXQH�FULVH�ȴQDQFLªUH�PDMHXUH�QȇD�VHFRX«�OH�PRQGH�LQGXVWULD-lisé durant les Trente Glorieuses, une période protectionniste où le contrôle des capitaux aux frontières était généralisé. Depuis les DQQ«HV�������FH�P¬PH�PRQGH�DFWLI�GDQV�OHV�«FKDQJHV�LQWHUQDWLRQDX[�D�connu une crise majeure d’illiquidité à intervalles réguliers : Mexique, Argentine, Brésil et Chili en 1982, Suède et Finlande en 1991, Mexique en 1995, Thaïlande, Malaisie, Indonésie et Corée en 1998, Argentine en 2002, l’Europe du Sud depuis 2010… À l’exception du Chili, de la 6XªGH�HW�GH�&K\SUH��OH�P¬PH�VF«QDULR�HVW�¢�OȇĕXYUH���XQ�DɠX[�PDVVLI�GH�FDSLWDX[�DWWLU«V�SDU�GHV�FRQGLWLRQV�ȴVFDOHV�DYDQWDJHXVHV��VXLYL�GH�OHXU�UHWUDLW�EUXWDO��¢�OD�IDYHXU�GȇLQYHVWLVVHPHQWV�SOXV�SURȴWDEOHV10.Comme le montre Raghuram Rajan, l’ancien chef économiste du FMI11, l’humiliation subie par l’Indonésie en 1998 illustre de manière H[HPSODLUH�OH�SK«QRPªQH���OȇDɠX[�GH�FDSLWDX[�«WUDQJHUV�HQ�TXDQWLW«�

9. Cf.�'DQL�5RGULFN��m�:KR�1HHGV�&DSLWDO�$FFRXQW�&RQYHUWLELOLW\ɋ"�}��+DUYDUG�8QLYHUVLW\�������

10. Cf. P. Krugman, op. cit.

11.�)DXOW�/LQHV��+RZ�+LGGHQ�)UDFWXUHV�6WLOO�7KUHDWHQ�WKH�:RUOG�(FRQRP\� Princeton University Press, 2010.

sur rEvuE-projEt. Comprolongez le débatm�0XOWLQDWLRQDOHV�HXURS«HQQHV����ɋ����ȴOLDOHV�GDQV�OHV�SDUDGLV�ȴVFDX[�}��SDU�-HDQ�0HUFNDHUW�HW�+RUWHQVH�/DQGRZVNL

m�4XȇRQ�OH�GLVH�GȇHPEO«H���G«WHQLU�XQH�ȴOLDOH�HQ�ΖUODQGH��HQ�6XLVVH�RX�P¬PH�DX[�%DKDPDV�n’est pas répréhensible en soi. Ces pays ou

territoires représentent des marchés, ou de

possibles lieux de production. Aussi le seul

G«FRPSWH�GHV��ɋ����ȴOLDOHV�G«WHQXHV�SDU�les 50 plus gros groupes européens dans

OHV�SDUDGLV�ȴVFDX[�QH�YDXW�LO�SDV��HQ�OXL�même, condamnation. Mais la multiplication

U«FHQWH�GHV�VFDQGDOHV�Gȇ«YDVLRQ�ȴVFDOH��Ȑ��[jette] indéniablement un voile de suspicion

VXU�OȇRPQLSU«VHQFH�GHV�ȴUPHV�HXURS«HQQHV�aux ‘paradis’. » Retrouvez l’enquête exclusive

menée par la Revue Projet, en partenariat

avec le CCFD-Terre Solidaire.

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LQRX±H�SRXU�\�ȴQDQFHU�GHV�LQYHVWLVVHPHQWV�SKDUDRQLTXHV�SDVVDLW�SDU�GHV�SU¬WV�GH�FRXUW�WHUPH��PDLV�GH�JUDQGH�WDLOOH��DFFRUG«V�DX[�banques indonésiennes et libellés en roupies. Le court-termisme des crédits accordés permettait de retirer ce capital à la moindre alerte, la devise choisie, de se protéger contre toute tentative de déva-OXDWLRQ�GH�OD�URXSLH�HW�FRQWUH�XQH�LQȵDWLRQ�QRQ�PD°WULV«H��(QȴQ��passer par la médiation de petites banques locales permettait de E«Q«ȴFLHU�LQGLUHFWHPHQW�GH�OD�JDUDQWLH�GH�Oȇ�WDW�LQGRQ«VLHQ��'ȇR»�YHQDLW�OȇDUJHQW�LQYHVWL�"�1RQ�SDV�GHV�SURȴWV�GHV�JUDQGHV�PXOWLQDWLR-nales, encore moins de l’épargne des retraités occidentaux, mais de la création monétaire par de grandes banques du bassin atlantique QRUG��+6%&�SDU�H[HPSOH���&DU�ORUVTXȇXQH�EDQTXH�DFFRUGH�XQ�SU¬W��elle crée l’essentiel de la monnaie correspondante. Or la garantie de Oȇ�WDW�LQGRQ«VLHQ�D�FRQVLG«UDEOHPHQW�U«GXLW�OȇDWWHQWLRQ�SRUW«H�SDU�OHV�grandes banques occidentales à la solvabilité des gigantesques projets ȴQDQF«V��4XDQW�DX[�EDQTXHV�LQGRQ«VLHQQHV��HOOHV�RQW�UDSLGHPHQW�«W«�dépassées par l’ampleur et la complexité des projets pour lesquels elles recevaient cette manne venue de l’étranger. Lorsqu’il est apparu que plusieurs de ces projets conduiraient au naufrage, les banques occidentales ont immédiatement retiré leurs capitaux et l’Indonésie a connu la pire crise économique de son histoire depuis la guerre : une chute de 25 % de son Pib en un an et la nécessité de se conformer ¢�XQ�SODQ�GȇDMXVWHPHQW�VWUXFWXUHO�G«YDVWDWHXU�SRXU�REWHQLU�GHV�SU¬WV�d’urgence du FMI. Depuis lors, l’Indonésie a réorienté son modèle «FRQRPLTXH�VXU�GHV�SURMHWV�ORFDX[�ȴQDQF«V�SDU�GHV�EDQTXHV�ORFDOHV�Cet exemple, parmi bien d’autres, montre que les investissements à l’étranger ne sauraient constituer une légitimation de la mobilité du FDSLWDO��P¬PH�GDQV�OȇLQW«U¬W�ELHQ�FRPSULV�GHV�SD\V�GX�6XG��&ȇHVW�VXU�cet arrière-fond, à la fois analytique et historique, que doit s’inter-préter la parole forte du cardinal Bergoglio. Chacune de ces crises a dévasté l’économie réelle du pays concerné.

Communauté dE biEns Communs ?Celui qui allait devenir pape met en avant un concept devenu étranger aux débats économiques contemporains : celui de la communauté productrice de richesse. Par-delà ses effets dévastateurs, la fuite des capitaux serait la violation d’un droit aussi inaliénable que la propriété privée : celui, pour une communauté, de jouir des fruits

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Une régulation à la traîne de la finance globaleGunther Capelle-Blancard et Jézabel Couppey-Soubeyran*

P ORTÉE PAR UNE CROISSANCE DÉMESURÉE, LA FINANCE EST devenue globale. Sa régulation, en revanche, ne l’est pas, du moins pas suffisamment. Elle n’est guère par-venue à s’ajuster à la dimension globale des activités

bancaires et financières traditionnelles, encore moins à celle de la finance de l’ombre qui participe à l’hypertrophie financière. Chaque pays demeure dans une logique de défense de ses intérêts nationaux et de ses préférences en matière de réglementation, jusqu’à, pour certains, faire de l’arbitrage réglementaire le princi-pal levier de l’essor de leur place financière.

Une concertation internationale s’est certes institutionnalisée au sein de comités tels que le Comité de Bâle ou le Conseil de stabilité financière (en anglais, Financial Stability Board). Mais le chemin législatif au terme duquel les standards qu’ils recom-mandent deviennent des règles contraignantes est toujours long, soumis à la bonne volonté de chaque pays signataire et semé d’embûches que les lobbies bancaires et financiers multiplient volontiers. Les (dés)accords de Bâle!3 et le projet sans cesse différé de taxation internationale des transactions financières en fournissent de bonnes illustrations.

*!Gunther Capelle-Blancard est professeur à l’université Paris!1 Panthéon-Sorbonne. Jézabel Couppey-Soubeyran est maîtresse de conférences à l’université Paris!1 Panthéon-Sorbonne et conseillère éditoriale au Centre d’études prospectives et d’informations internationales!(Cepii).

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C’est aussi la surveillance de ces règles, c’est-à-dire la supervision, qui peine à s’ajuster à la dimension globale des acteurs de la finance. En Europe, l’Union bancaire a constitué un progrès indéniable. Il était absolument nécessaire d’orga-niser la surveillance des banques européennes à l’échelle de leur activité. Mais, outre le fait que son parachèvement prendra du temps, l’Union bancaire se traduit par une super-vision institutionnellement plus fragmentée qu’avant la crise. La banque centrale se retrouve à surveiller les banques, mais

naturellement pas les assurances et les marchés.

La globalisation financière a également fait évoluer la nature du risque. En renforçant les inter-dépendances et les externalités,

celle-ci a renforcé le risque systémique, dont la prévention nécessite une approche macroprudentielle. Or, en la matière aussi, les avancées sont partielles. Nous reviendrons sur ces différents aspects qui font que la régulation est à la traîne de la finance globale, sans toutefois faire de l’échelle internationale la seule voie d’action.

Quelques mesures de la démesureLa sphère bancaire et financière a connu une croissance

vertigineuse au cours des dernières décennies. Nombreuses sont les mesures à partir desquelles on peut en rendre compte. Dans les pays de l’OCDE, le crédit au secteur privé est passé en moyenne d’environ 50!% du PIB dans les années!1970 à plus de 100!% du PIB au moment de la crise financière, sans beaucoup fléchir depuis [Cournède et Mann, 2017]. Le bilan des banques a crû à un rythme exponentiel au tournant des années!1990-2000, tout particulièrement en Europe, où il représente désormais l’équivalent de 3,5!fois le PIB, contre 1,8!fois au Japon et 1,2!fois aux Etats-Unis [Langfield et Pagano, 2016]. La crise financière de 2007-2008 a ralenti cette tendance, mais elle ne l’a pas inversée. Au niveau mondial, les actifs gérés par les banques ont pratique-ment triplé au cours des années!2000, passant d’un peu plus de 50!000!milliards de dollars fin 2003 à 133!000!milliards de dollars fin 2015 [Conseil de stabilité financière, 2017a].

Les volumes des transactions réalisées sur les marchés boursiers, de change ou encore de produits dérivés illustrent

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aussi cette croissance démesurée. Ces grandeurs financières sont désormais sans commune mesure avec celle de la sphère réelle. Rappelons que le commerce de marchandises des pays du G7 était de 3!000!milliards de dollars en 2008 (avant de fléchir avec la crise), et le PIB mondial de 75!500!milliards de dollars en 2016. Or c’est en centaines de milliers de mil-liards de dollars que se chiffrent les transactions financières, et ce, malgré la crise et le ralentissement qu’elle a pu opé-rer. La Banque des règlements internationaux!(BRI) évaluait l’encours notionnel![1] de produits dérivés à 483!000!milliards de dollars fin décembre!2016. Pour ce qui est du marché des changes, l’enquête triennale de la BRI publiée en 2016 lais-sait entrevoir une légère contraction, mais évaluait encore à plus de 5!000!milliards le volume quotidien des transactions de change (l’équivalent de plus de 2,5!fois le PIB d’un pays comme la France en un seul jour). Et enfin, les transactions sur les marchés des actions s’élèvent aujourd’hui à plus de 100!000!milliards de dollars chaque année, ce qui équivaut à près de 150!% du PIB mondial, contre seulement 5!% en 1975 [Capelle-Blancard, 2017]. Cette augmentation est essentielle-ment portée par l’essor du trading très haute fréquence (high frequency trading ou HFT), qui représente aujourd’hui entre la moitié et les deux tiers des volumes d’échanges, avec des transactions réalisées à la microseconde.

Qu’il n’y ait pas de stricte proportionnalité entre la sphère financière et la sphère réelle n’est en soi pas surprenant![2]. Par exemple, on peut fort bien comprendre qu’il faille pour financer des activités de commerce international et couvrir les risques qui y sont associés, de change et de taux notamment, plusieurs allers-retours sur les marchés de change et les marchés dérivés. Cependant, lorsque s’échange en une année à peu près 70!fois la valeur du commerce international sur le marché des changes, il y a matière à penser que le secteur financier n’est plus au service de l’économie réelle, et qu’il est désormais avant tout au service de lui-même.

Si l’expansion du secteur bancaire et financier constituait un moteur inépuisable de la croissance, s’il ne contribuait pas à l’augmentation des inégalités de revenus, s’il ne déformait pas l’allocation des talents et s’il n’affectait pas l’évolution de la productivité, s’il n’accentuait pas le court-termisme, il n’y aurait guère à redire de l’expansion de ce secteur producteur de ser-

[1]!La valeur notionnelle d’un produit dérivé désigne la valeur nominale du titre financier sous-jacent, qui est utilisée pour calculer les paiements effectués sur ce produit.

[2]!Pour une analyse détaillée de la relation entre finance et croissance, voir le n°!127 de la Revue d’économie financière, coordonné par Laurent Clerc et Jézabel Couppey-Soubeyran et paru en 2017.

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[3]!Disponible sur son site. Voir, dans bibliographie, Conseil de stabilité financière [2017b].

vices, fût-il surtout au service de lui-même. Nombre d’études réalisées au cours des dernières années démontrent cependant le contraire!: la finance, au-delà d’un certain seuil, devient préjudiciable à la croissance [Arcand, Berkes et Panizza, 2015]!; l’excès de financiarisation accroît les inégalités [Cournède et Mann, 2017]!; les écarts de salaires entre le secteur financier et le secteur non financier déforment l’allocation des talents [Philippon et Reshef, 2012]!; les booms de crédits affectent négativement la productivité [Borio et al., 2015]!; l’essor du trading à haute fréquence pénalise les entreprises et suscite la défiance des investisseurs [Capelle-Blancard, 2017],!etc.

Une concentration inquiétanteCette croissance exponentielle de la finance s’est en outre

accompagnée d’une forte concentration des activités. En effet, la globalisation financière, processus par lequel les activités et les acteurs de la finance ont pris une dimension internationale ou au moins transfrontière, a fait émerger des multinationales de la finance en position dominante sur à peu près tous les segments du marché des services bancaires et financiers.

Chaque année depuis 2011, le Conseil de stabilité finan-cière met à jour une liste de groupes bancaires d’importance systémique de dimension mondiale![3]. Depuis 2016, ils sont au nombre de trente, dont environ la moitié en Europe (dont trois en France!: BNP!Paribas, Société générale, Crédit agricole). Cinq critères sont utilisés pour apprécier le caractère systémique des banques!: l’activité transfrontière, la taille, les interdé-pendances, la substituabilité et la complexité des activités. Les grands groupes bancaires sont implantés chacun dans plusieurs dizaines de pays!: une cinquantaine au moins pour BNP!Paribas, BPCE, Deutsche Bank, HSBC ou Société générale, par exemple [Bouvatier et al., 2017]. Mais surtout, ils réalisent souvent plus de la moitié de leur chiffre d’affaires à l’étranger.

D’après François Morin [2015], ces groupes bancaires systé-miques pesaient plus de 50!000!milliards de dollars (taille du bilan agrégé) en 2015, soit à peu près l’équivalent de l’endet-tement public mondial. Dix-huit de ces groupes totalisaient à eux seuls 720!000!milliards de dollars d’encours notionnels de produits dérivés enregistrés à leur hors-bilan. Quatre d’entre eux (Deutsche Bank, Citigroup, Barclays, UBS) concentraient 50!% des transactions sur le marché des changes (dix concen-

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trant 80!% des opérations). Quatorze d’entre eux appartenaient aux dix-huit groupes constituant le panel du Libor![4], les met-tant en position d’influencer la principale référence du marché pour déterminer le prix de l’argent à très court terme. Ces groupes sont également en position dominante sur le marché de la dette publique en tant que primary dealers, c’est-à-dire intermédiaires entre les Etats émetteurs et les investisseurs acquéreurs de titres publics.

La taille des établissements et la concentration du marché qui l’accompagne résultent, au moins en partie, d’une logique bien spécifique au secteur bancaire. Une plus grande taille permet généralement à une entreprise de bénéficier d’écono-mies d’échelle et d’offrir une plus large gamme de services. De plus, l’internationalisation permet aux établissements financiers d’accompa-gner leurs clients dans leurs opérations à l’étranger. Mais outre ces arguments tra-ditionnels, les banques ont tout intérêt à accroître le plus possible la taille de leur bilan afin de bénéficier, implicitement, de la garantie de l’Etat en cas de difficultés financières!: c’est le fameux problème d’aléa moral du too big to fail auquel tentent de remédier les dispositifs de résolution des défaillances bancaires mis en place dans le cadre de l’Union bancaire en Europe ou de la loi Dodd-Frank aux Etats-Unis. Reconnaissons aussi que les Etats, notamment en Europe, n’ont jamais vraiment cherché à limiter la taille des établissements et ont, au contraire, plutôt encouragé les rapprochements afin de constituer des «!cham-pions nationaux!» dans un contexte de concurrence entre les places financières.

Les paradis fiscaux au cœur de la globalisation financièreLa montée en puissance des paradis fiscaux est une des

manifestations de la concurrence entre les places financières. La mondialisation financière permet en effet aux établisse-ments du secteur de tirer parti des différences réglementaires et fiscales entre les pays. Et certains pays, ou juridictions, ont aussi su en tirer avantage. On enregistre dans le monde une quarantaine de paradis fiscaux (et réglementaires). On pense bien sûr aux îles Caïmans et aux Bahamas, au Luxembourg et à Hongkong, mais l’Irlande, le Royaume-Uni (Brexit aidant) ou

[4]!Le Libor, ou London Interbank Offered Rate, est le taux du marché interbancaire observé à Londres. Il sert de référence pour de nombreux produits financiers [NDLR].

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l’Etat américain du Delaware savent aussi tirer avantage de leur réglementation et de leur fiscalité accommodantes.

Jusqu’à ce que la crise éclate, les paradis fiscaux ne suscitaient guère l’attention. Mais depuis, les scandales s’enchaînent!: UBS en 2008, Offshore Leaks en 2013, Luxem-bourg Leaks en 2014, Swiss Leaks en 2015, Panama Papers et

Football Leaks en 2016, Paradise Papers en 2017. Chaque nouvel épisode dévoile un peu plus l’ampleur du phénomène.

Contrairement à l’idée que la plupart des économistes s’en font, l’importance des paradis fiscaux dans la mondialisa-

tion est loin d’être marginale. Les paradis fiscaux sont au cœur des échanges internationaux. Le problème principal est que l’on manque cruellement d’éléments pour analyser ce phéno-mène. Les principales sources d’information proviennent de lanceurs d’alerte qui ont, avec l’aide de journalistes d’inves-tigation, permis quelques scoops retentissants ces dernières années. En revanche, très peu d’articles sont publiés sur ce thème dans les revues académiques. La faute peut-être à une théorie économique orthodoxe trop centrée sur les mérites de la mondialisation et du libre-échange. Mais la raison tient aussi et surtout au manque de données, sans lesquelles l’analyse économique est bien démunie.

Il est aujourd’hui indispensable d’améliorer la transpa-rence des flux financiers (notamment des prix de transfert) et l’échange d’informations entre les autorités fiscales et réglementaires, comme le recommande l’OCDE avec le pro-gramme Base Erosion and Profit Shifting!(BEPS). Ce programme consiste en une série de quinze actions précises reposant sur une coopération multilatérale entre gouvernements, afin que l’impôt soit collecté à l’endroit où l’activité économique des multinationales a vraiment lieu. Il est également important de favoriser la construction de nouvelles bases de données pour mieux apprécier cette activité économique transfrontière. C’est le sens d’un des articles de la directive européenne sur les fonds propres des banques (CRD! IV). Depuis 2015, les grandes banques européennes doivent publier dans leur rap-port annuel des éléments sur leur activité par pays (country-by-country reporting) en renseignant le chiffre d’affaires, le

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profit, le nombre d’employés, les taxes et les subventions. Ainsi, à partir de ces données, l’ONG Oxfam a pu dresser un premier tableau des banques européennes et de leur implan-tation. Vincent Bouvatier et al. [2017] ont ensuite analysé de manière plus systématique l’activité à l’étranger de ces grandes banques.

Il en ressort que les paradis fiscaux représentent 18!% du chiffre d’affaires des banques européennes et 29!% de leurs profits à l’étranger, contre seulement 9!% de l’effectif qu’elles emploient à l’étranger. A moins de supposer que les employés dans les paradis fiscaux soient particulièrement productifs, ces chiffres montrent bien qu’une partie importante de leur activité et de leurs profits y est artificiellement transférée. Ces données montrent aussi que les principaux paradis fiscaux pour les banques européennes ne sont ni le Panama, ni les îles Caïmans, ni aucune autre île paradisiaque, mais bien des territoires à l’intérieur même de l’Europe!: le Luxembourg et les îles anglo-normandes…

L’essor de la finance de l’ombreLe shadow banking, comme son nom l’indique, constitue

un autre grand pan obscur de la finance. Il ne rassemble pas forcément des entités de dimension globale, mais s’est étendu dans les pays du monde entier. Il réunit des institutions non bancaires qui ne sont pas soumises aux règles du secteur bancaire alors qu’elles réalisent des activités de crédit et de transformation assimilables à celles des banques. Au niveau mondial, il représenterait, selon la mesure large que fournit le Conseil de stabilité financière, 92!000!milliards de dollars fin 2015 (soit environ 30!% de l’ensemble des actifs gérés par le système financier mondial), contre un peu plus de 25!000!milliards en 2003. La mesure la plus étroite, établie par la même institution à partir d’une classification en termes de fonctions économiques (titrisation, crédit,!etc.), est de l’ordre de 34!000!milliards.

Quelle que soit la mesure privilégiée, la crise n’a pas contrarié son essor, ce qui d’ailleurs a fourni au lobby bancaire un argument bien commode selon lequel plus on renforce la réglementation des banques, plus les banques transfèrent leurs risques vers les entités du shadow banking. Celles-ci étant par nature moins réglementées que les banques, la

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[5]!Le Comité de Bâle, créé en 1974 à l’initiative des banques centrales du G10, réunit aujourd’hui les superviseurs bancaires de 27!pays. Voir Couppey-Soubeyran et Nijdam [2018].

[6]!Le Conseil de stabilité financière, présenté comme «!une véritable tour de guet du système financier international chargée de surveiller les risques!», il a été créé sous l’impulsion du G20 de Londres en 2009 pour remplacer le Forum de stabilité financière existant depuis 1999. Voir Couppey-Soubeyran et Nijdam [2018].

[6]!Créée en 1983, l’Organisation internationale des commissions de valeurs rassemble plus de 200!membres, principalement des autorités de marché, et s’attache à la définition de standards internationaux concernant l’organisation des marchés de titres.

conclusion se veut la démonstration d’un formidable effet pervers!: plus on régule (en renforçant la réglementation des banques), plus on dérégule (en favorisant l’essor du shadow banking). Or il n’y a pas de fatalité à voir le shadow banking devenir le déversoir des risques bancaires. C’est par les liens et connexions que les shadow banques et les banques tradi-tionnelles entretiennent (lignes de crédit, prises de participa-tion, échanges temporaires de titres contre des liquidités,!etc.) que ces transferts de risques peuvent avoir lieu. Réduire ces liens, c’est donc réduire dans le même temps ces possibilités de transfert. Mais le régulateur n’a précisément guère cherché à les défaire. Le shadow banking s’est accru en profitant indi-rectement, via ces liens, des garanties publiques offertes aux banques. Mécaniquement, la coupure de ces liens réduirait l’essor du shadow banking, tout en préservant la diversité dont le système financier a besoin, notamment en matière de prise de risque. Des acteurs preneurs de risques sont utiles, l’important étant que ces derniers soient en capacité d’assu-mer les risques qu’ils prennent.

Des standards internationaux qui ne sont pas des réglementationsLe Comité de Bâle! [5], le Conseil de stabilité financière! [6]

ou encore l’Organisation internationale des commissions de valeurs!(OICV ou Iosco)![7], sont devenus des instances incon-tournables et très investies dans la réflexion réglementaire. Ils ne font pas pour autant «!autorité!». Les standards internatio-naux qu’ils produisent ne sont pas des «!règles!» internatio-nales, mais des recommandations qui ne deviennent des régle-mentations qu’une fois transposées dans les droits nationaux. Ainsi, les statuts du Comité de Bâle expriment très clairement que les décisions de celui-ci «!n’ont pas force exécutoire!». Et comme «!les décisions du Comité sont adoptées sur la base d’un consensus entre ses membres!», celles-ci n’aboutissent qu’à de mini-recommandations.

Pour réguler la finance globale, les lois et réglementations demeurent donc nationales, au plus large elles sont euro-péennes, quand elles émanent de directives. Ces dernières passent par le «!triangle institutionnel!» européen (Commis-sion européenne, Conseil de l’Union, Parlement européen) et deviennent des lois nationales une fois transposées dans le droit de chacun des Etats membres. Lorsque les directives

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transposent les standards ou recommandations, elles tâchent certes d’en conserver l’esprit, mais sans forcément les suivre au pied de la lettre. Les Etats peuvent d’ailleurs se montrer pres-sants lors des négociations de standards, puis moins pressés de les transposer dans leur droit. Le législateur américain s’est ainsi souvent vu reprocher de tarder à transposer les accords de Bâle. Bref, rien n’empêche les Etats de prendre de la distance dans leur droit vis-à-vis des standards ou des recommandations aux négociations desquels ils participent pourtant.

Les (dés)accords de Bâle!3Les débats relatifs au ratio de fonds propres pour parvenir

aux accords de Bâle!3 signés en 2010 sont une bonne illustra-tion des différences entre les approches nationales en matière de régulation. Américains et Cana-diens ont une préférence marquée pour un ratio de fonds propres exprimé simplement en proportion du total des expositions, et non en fonction du risque différencié des actifs. Les Européens sont, au contraire, attachés à un ratio plus sophistiqué, pondéré par les risques des actifs.

Les accords de Bâle!2 avaient entériné le ratio pondéré, exigeant des banques que leurs fonds propres équivalent à au moins 8!% de leurs actifs pondérés par les risques de crédit, de marché et opérationnels. Les actifs pondérés par les risques, issus de Bâle!2 et conservés dans Bâle!3, sont calculables selon deux types d’approches!: celle dite «!standard du régulateur!», s’appuyant sur des notations externes!; celle dite «!avancée!», reposant sur des modèles internes d’évaluation des risques (inspirés du modèle «!Risk metrics!», dont J.P. Morgan avait convaincu le Comité de Bâle qu’il fournirait une mesure des risques supérieure à celle des superviseurs). Les grandes banques européennes ont, au moins pour leurs risques de marché, pratiquement toutes un modèle interne, validé par le superviseur. Elles tiennent fermement à le conserver.

La raison de cette préférence des grandes banques euro-péennes pour le ratio pondéré, et plus exactement pour les modèles internes qu’il les autorise à utiliser, tient au fait que la sophistication de ces modèles leur permet de les calibrer

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au plus fin pour (sous-)estimer le risque de leurs actifs et ainsi optimiser la charge en fonds propres. Les banques de plus petite taille s’en tiennent généralement à l’approche standard, plus exigeante en fonds propres.

Il a été plusieurs fois montré ces dernières années que ces modèles font l’objet de manipulations et qu’à tout le moins, ils sont très hétérogènes. Un même portefeuille d’actifs dont le risque est évalué au moyen de trois modèles différents donne ainsi trois résultats différents, avec un écart du simple au triple, comme l’a souligné Andy Haldane et al. [2013], le chef écono-miste de la Banque d’Angleterre.

La préférence des Anglo-Saxons pour le ratio de levier, ratio non pondéré par les risques, est souvent dénoncée par les banques européennes, par leurs représentants, mais aussi par

les superviseurs européens comme une source de concurrence réglemen-taire déloyale, dans la mesure où les bilans des banques américaines seraient artificiellement plus bas du fait de pratiques comptables (normes US GAAP) différentes de celles des banques européennes (normes IFRS).

Rien ne justifie pour autant de choisir l’instrument le plus mani-pulable au seul motif de sa plus grande sophistication. C’est pourtant la préférence exprimée par les superviseurs européens dans des débats forcément houleux avec leurs homologues anglo-saxons.

Les accords de Bâle!3 ont tranché le débat en associant un ratio pondéré et un ratio de levier. Ce dernier, exigeant que les fonds propres soient au moins égaux à 3!% des actifs (ou expositions totales pouvant inclure également des exposi-tions au hors-bilan), est cependant très peu contraignant, en tout cas bien en dessous de la pratique américaine (5!%, et 6!% pour les banques bénéficiant de la garantie des dépôts de la Federal Deposit Insurance Corporation![FDIC]). On comprend mieux, de ce point de vue, la réticence qu’ont souvent eue les Américains à transposer les accords signés à Bâle. En fin d’année 2017, l’utilisation des modèles internes, qui n’avait pas été remise en question lors de la signature des accords de Bâle!3, était en discussion au sein du Comité de Bâle, le but

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étant de parvenir à resserrer l’écart observé entre l’approche standard et l’approche avancée, autrement dit à réduire les avantages que les banques peuvent tirer de l’utilisation de modèles internes. Au terme de discussions difficiles, un accord a minima a été trouvé![8].

La taxation internationale des transactions financières!: un projet sans cesse repousséLes différences en matière de taxation des transactions

financières!(TTF) fournissent une autre illustration des préfé-rences nationales qui s’expriment et se heurtent quand il s’agit de parvenir à des standards internationaux ou européens. A ce jour, il n’y a pas de taxation internationale des transactions financières, même au niveau européen, en raison de diver-gences nationales trop fortes que le lobby bancaire et financier ne manque pas d’exploiter.

Pour ses détracteurs, la TTF serait vouée à l’échec, car trop facile à contourner dans un environnement marqué par une très forte mobilité des capitaux. On retrouve là l’argument d’inanité typique de la rhétorique mobilisée par les lobbyistes du secteur bancaire et financier [Couppey-Soubeyran, 2015]. Mais c’est oublier que la TTF existe dans de nombreux pays (une tren-taine), et parfois depuis très longtemps. Le cas le plus emblé-matique est celui de la Grande-Bretagne, où le stamp duty est en vigueur depuis le XVIIe!siècle sans que l’on puisse dire que le développement de la City en ait souffert. Aujourd’hui, cette taxe de 0,5!% sur les transferts d’actions rapporte chaque année environ 3!milliards de livres sterling. La TTF existe aussi en Suisse ou à Hongkong, autres places financières de premier plan. En France, l’impôt sur les opérations de bourse a été créé en 1893, puis supprimé en 2007. En 2012, suite à la crise financière, la TTF a été réintroduite, sous une nouvelle forme toutefois. Plusieurs études académiques ont cherché à en apprécier les effets et il semblerait que si cette taxe entraîne une diminution des transactions de l’ordre de 10!% à 20!% à court terme, on ne note pas d’effets indésirables sur la liqui-dité du marché, pas plus que sur la volatilité du prix des titres [Capelle-Blancard et Havrylchyk, 2016].

Le débat sur la TTF est particulièrement vif et clivant. Les oppositions sont souvent farouches et définitives, alors que tout est surtout affaire de design. Le stamp duty est un droit de

[8]!Voir «!Finalisation de Bâle!3. En bref!», Comité de Bâle, 2017, disponible sur https://www.bis.org/bcbs/publ/d424_inbrief_fr.pdf

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[9]!A l’inverse, la Suède fait figure de contre-exemple. La TTF suédoise, introduite au milieu des années!1980, était prélevée sur les transactions réalisées par les opérateurs suédois, ce qui constituait un handicap pour ces derniers. Elle a été supprimée au début des années!1990 car une part importante des transactions avait migré vers Londres.

timbre qui s’applique aux transferts d’actions émises par les entreprises britanniques, quel que soit le lieu de la transaction, et c’est ce qui fait son efficacité![9]. La TTF française reprend ce principe dit «!d’émission!»!: toutes les transactions sur des actions émises par les entreprises ayant leur siège social en France sont taxées, quels que soient la nationalité des contre-parties ou le marché sur lequel il opère. Le projet de la Commis-sion européenne, qui date initialement de 2011, prévoit aussi d’appliquer le principe d’émission et lui ajoute un principe de résidence visant à taxer toutes les transactions (pas seulement celles réalisées sur les actions domestiques), dès lors qu’une des contreparties réside dans un des pays membres. L’expé-rience montre qu’une TTF bien conçue est difficile à contourner. Le principal obstacle à la mise en place de la TTF en Europe est bien d’ordre politique.

Depuis 2011, les discussions s’éternisent. Le projet initial était très ambitieux et prévoyait de taxer, outre les actions, les produits dérivés. Si la TTF européenne devait être appliquée, il semble toutefois aujourd’hui peu probable que l’assiette soit si étendue, au moins dans un premier temps. Le second point d’achoppement concerne la taxation du trading haute fré-quence. Les transferts de propriété sont juridiquement consta-tés à une fréquence journalière. En conséquence, le stamp duty, comme la TTF française, exempte de fait les transactions intra-journalières, soit environ 80!% des volumes. Chaque année en France, au moment de la loi de finances, le débat est ouvert au Parlement, et chaque année, un amendement est proposé pour inclure le trading haute fréquence, avant toutefois d’être retiré (2013), rejeté (2014), non soutenu (2014 encore), censuré par le Conseil constitutionnel (2015) ou même voté mais reporté (2016), puis supprimé (2017).

Deux options sont aujourd’hui sur la table des négociations en Europe [Capelle-Blancard, 2017]. La première consiste à inclure dans l’assiette de la taxe le trading haute fréquence, celui dont l’utilité sociale est la plus douteuse, au risque toutefois de fragiliser le dispositif d’un point de vue juridique. La seconde revient à généraliser la TTF française à plusieurs autres pays européens. Cette option est certes moins ambitieuse, mais du même coup, elle est plus facilement réalisable, avec l’espoir de voir enfin les choses avancer. L’immobilisme en la matière a un coût politique. La TTF est en effet un symbole fort à plus

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d’un titre. L’imposer en Europe, du moins pour une dizaine de pays membres dans le cadre d’une procédure de coopération renforcée, ce serait affirmer la possibilité d’une collaboration en matière fiscale et la volonté de réformer le système financier.

Une supervision toujours fragmentéeQuant à la surveillance de la bonne application des règles

prudentielles, ce qu’on appelle la «!supervision prudentielle!», elle n’est aujourd’hui pas plus glo-bale qu’avant la crise. Peut-être même l’est-elle encore moins. D’un côté, et c’est un progrès indéniable, l’Union bancaire a élargi l’organisa-tion de la supervision bancaire en Europe en l’adaptant à l’échelle de l’activité des «!établissements d’importance!». C’est le premier volet de l’Union bancaire![10], à savoir le mécanisme de super-vision unique mis en place fin 2014, qui confère à la Banque centrale européenne!(BCE) la supervision des banques dites «!d’importance!», celles de moindre importance restant sous la supervision directe des autorités nationales. Les grands groupes bancaires européens ont en effet un volume et un péri-mètre d’activité qui justifient pleinement que leur supervision soit organisée au moins à l’échelle de la zone euro et que leur soient appliquées à cette même échelle des exigences renfor-cées par rapport aux groupes de moindre importance.

D’un autre côté, cependant, la supervision microprudentielle des banques est finalement plus fragmentée institutionnel-lement qu’avant la crise, car elle s’est resserrée autour des banques centrales. On supervise aujourd’hui séparément les grandes banques, les assurances, les marchés, quand hier cer-tains pays (notamment le Royaume-Uni, l’Irlande, l’Allemagne, les Pays-Bas) les supervisaient ensemble dans un dispositif intégré. Si la supervision est donc devenue un petit peu plus globale géographiquement, du moins avec l’Union bancaire au sein de la zone euro, elle l’est moins qu’avant institutionnel-lement parlant. Si une plus grande implication des banques centrales en matière de stabilité financière était souhaitable, il aurait fallu leur confier, plutôt que la supervision micro-prudentielle, une supervision macroprudentielle davantage en phase avec leur culture. En ce domaine aussi les progrès sont limités.

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[10]!L’Union bancaire comprend deux autres volets!: un mécanisme de résolution unique, visant à limiter la mobilisation des fonds publics en cas de crise bancaire, qui ne sera complètement opérationnel qu’en 2024!; et la mise en place d’un fonds européen de garantie des dépôts, qui ne sera peut-être jamais abouti.

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[11]!Voir Conseil de stabilité financière [2017b].

Un risque systémique partiellement appréhendéA finance globale, risque global. Le risque systémique s’est

accru avec la globalisation financière sans que l’approche prudentielle ne s’y adapte suffisamment. L’approche requise pour prévenir le risque systémique est en effet de nature macro-prudentielle. A la différence de l’approche microprudentielle, qu’elle complète mais ne remplace pas, cette approche macro-prudentielle s’attache au risque global sans le réduire à une simple somme de risques individuels.

Elle implique deux types d’action. L’une, contracyclique, vise à contrer le mouvement du cycle financier, c’est-à-dire freiner les emballements financiers en phase ascendante et

limiter les restrictions de financement et les chutes de prix d’actifs (immobiliers, boursiers…) en phase descendante. L’autre, transversale, vise à accroître la résilience des groupes bancaires qui, notamment par leur taille, leurs inter-connexions, leur pouvoir de marché, contribuent au risque systémique!; ces

groupes systémiques peuvent l’être au niveau global (les «!Global systemically important Banks!» listés par le Conseil de stabilité financière! [11]) ou au niveau domestique (des banques dont les difficultés éventuelles auraient un impact très négatif sur l’ensemble du secteur bancaire et financier du pays considéré).

Chacune de ces deux approches a ses instruments. Ceux de l’action contracyclique sont par exemple des coussins, dits «!contracycliques!», qui ajustent du côté des prêteurs l’exigence de fonds propres au cycle financier, ou, du côté des emprun-teurs, les divers ratios qui permettent de réguler la demande de crédit. Ceux de l’action transversale ajustent les exigences à la systémicité des groupes bancaires!: ce sont par exemple les surcharges systémiques définies par le Comité de Bâle et le Conseil de stabilité financière.

Où en est-on à ce niveau!? Dispose-t-on d’instruments pour réguler le cycle financier et renforcer la résilience des groupes systémiques!? Les groupes systémiques relèvent-ils d’une auto-rité explicitement en charge d’une mission macroprudentielle!? Des éléments existent, notamment grâce aux accords de Bâle!3

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recommandant la mise en place d’un coussin contracyclique et de surcharges systémiques, sans pour autant que l’on puisse véritablement parler d’une politique macroprudentielle. La responsabilité des instruments macroprudentiels est encore trop diluée, tantôt du ressort du superviseur bancaire, tantôt du ministère des Finances, tantôt des banques elles-mêmes.

Il n’y a pour ainsi dire que dans la zone euro, depuis l’Union bancaire, que la surveillance des groupes systémiques relève d’une autorité différente de celle des groupes de moindre importance. Toutefois, la BCE n’a pas explicitement de mission macroprudentielle. En dehors de la zone euro, la surveillance des établissements systémiques reste pour le moment du ressort du superviseur de leur pays d’origine, qui demeure généralement une autorité microprudentielle et non macroprudentielle.

Quelle est la bonne échelle de la régulation!?La bonne échelle de la régulation est celle de l’objet/

acteur/tendance qu’il s’agit de réguler. Or force est de consta-ter que la régulation peine à s’ajuster à la dimension globale de la finance.

Toutefois, tous les acteurs du secteur et toutes les gran-deurs financières n’ont pas forcément une dimension globale. Les cycles financiers, par exemple, peuvent certes être influen-cés plus ou moins fortement par des variables communes, telles que le taux d’intérêt américain. Il n’en demeure pas moins que le cycle du crédit et celui de l’immobilier diffèrent plus ou moins fortement selon les pays. Ce n’est pas seu-lement le cas entre l’Europe et les Etats-Unis, mais au sein même de l’Europe, et plus étroitement de la zone euro!: le cycle immobilier n’a ni la même amplitude, ni la même fréquence en Allemagne et en Espagne par exemple. Toute action de régula-tion macroprudentielle contracyclique qui serait menée pour la moyenne de la zone euro, alors que les cycles financiers ne sont pas synchrones, serait ainsi vouée à l’échec.

C’est donc à l’échelle de chaque pays, du moins de chaque cycle, que ce type d’action doit être menée, avec cependant une coordination nécessairement «!top-down!» (par exemple, par le Conseil européen du risque systémique![12]) pour éviter la «!moins-disance!» des autorités réglementaires nationales

[12]!Créé en décembre!2010, le Conseil européen du risque systémique est hébergé et soutenu par la BCE. Il comprend des représentants de la BCE, des banques centrales nationales, des autorités de contrôle des Etats membres de l’UE et de la Commission européenne.

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et l’arbitrage réglementaire des banques [Couppey-Soubeyran et Dehmej, 2017].

On peut aussi relever que les standards internationaux gagnent à être adaptés à des cadres institutionnels qui, bien évidemment, diffèrent aussi selon les pays. Une régulation uniforme n’est de ce point de vue pas nécessairement la mieux adaptée.

Il est parfois aussi des initiatives nationales en matière de régulation qui peuvent ouvrir la voie à des actions de plus grande envergure et qui, à cet égard, ne sont pas à négliger. Par exemple, le fait que la France ait décidé d’introduire, seule, la TTF en 2012 avait été critiqué. Mais alors que le projet européen

patine, cette initiative est louable en ce qu’elle illustre bien qu’une telle taxe n’est pas impossible à mettre en pratique.

A l’inverse, faire de la dimen-sion internationale la condition sine qua non de l’adoption d’une

réforme ou d’une nouvelle règle, en prenant pour argument qu’une action nationale ne sert à rien (argument d’inanité bien manié par le lobby bancaire et financier), est souvent la meilleure façon d’obtenir que rien ne change.

Donc, tout en dénonçant l’adaptation très insuffisante de la régulation à la globalisation financière, on se gardera bien de voir dans l’échelle globale ou internationale la seule, sinon même la meilleure des voies d’action. En outre, les autorités nationales conservent des marges de manœuvre!: le défaut de régulation à l’échelle internationale ne saurait être le paravent de leur inaction. !

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LA FINANCE MONDIALE SE RÉINITIALISE

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ix ans après la crise financière mondiale, le paysage financier a considérablement changé. Les flux bruts de capitaux transfrontaliers (investissement direct étranger, achats

d’obligations et d’actions, prêts et autres investissements) ont fortement diminué; par rapport au PIB mondial, ils sont revenus à leur niveau de la fin des années 90 (graphique 1). Bien que tous les types de mouvements de capitaux aient reculé, les prêts expliquent pour plus de moitié la baisse globale. Cela tient au repli généralisé

des activités à l’étranger, mais aussi des financements transfrontaliers de gros des grandes banques européennes et de quelques banques américaines.

Faut-il en déduire que la mondialisation financière a enclenché la marche arrière? D’après nos dernières études, non. Le système financier mondial reste très fortement interconnecté, si l’on considère le stock d’actifs et de passifs liés aux investissements étrangers. Le nouveau système qui sort des décombres est une version de l’intégration financière mondiale qui semble plus sensible aux risques, plus rationnelle et potentiellement plus stable et résiliente, ce qui est positif.

Changement de paysageAvant la crise, bon nombre des plus grandes banques européennes, britanniques et américaines se lançaient résolument à l’international, explorant toutes les pistes pour s’assurer une croissance mondiale. Elles ont créé des

42 FINANCES & DÉVELOPPEMENT | Décembre 2017

La contraction des !ux transfrontaliers de capitaux est le signe d’un renforcement du système "nancier mondialSusan Lund et Philipp Härle

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activités bancaires pour les particuliers et les entreprises dans de nouvelles régions, constitué d’épais portefeuilles d’actifs étrangers (titrisations de prêts hypothécaires à risque, biens immobiliers commerciaux, etc.) et se sont de plus en plus appuyées sur des financements interbancaires transfrontaliers à court terme.

Aujourd’hui, la vigilance est de mise et les capitaux sont conservés. Le risque n’est plus en vogue et les banques prudentes, voire «frileuses», pour reprendre le terme de l’ancien gouverneur de la Banque d’Angleterre, Mervyn King, sont à la mode. Les plus grands établissements suisses, britanniques et certaines banques américaines s’inscrivent tous dans le vaste mouvement de repli qui est observé, mais le retrait le plus spectaculaire est celui des banques de la zone euro (graphique 2).

Après le passage à l’euro, le 1er janvier 1999, les banques de la région se sont déployées au-delà de leurs frontières nationales, partout où circulait la monnaie unique. Du fait de cette monnaie commune et de règles largement parta-gées par tous les membres, le risque-pays a été sous-estimé, voire oublié. L’encours des créances étrangères (dont les prêts accordés par les filiales étrangères) est passé de 4.300 milliards de dollars en 2000 à 15.900 milliards en 2007. Cette progression était principalement imputable aux prêts et achats d’autres actifs étrangers à l’intérieur de la zone euro. Mais un autre facteur important a été l’établissement de liens financiers (marchés interbancaires en particulier) de plus en plus nombreux entre les banques de la zone euro, de Londres et des États-Unis.

Or cette expansion internationale des banques était dans une grande mesure fondée sur une mauvaise appré-ciation des risques ou des stratégies malavisées qui se sont retournées contre elles. Certaines banques européennes ont acheté des tranches triple A d’émissions américaines adossées à des hypothèques à risque (subprimes), qui allaient provoquer de grosses pertes. Des banques néerlan-daises, françaises et allemandes ont participé directement et indirectement à la bulle de l’immobilier en Espagne et en ont subi les conséquences. Les banques autrichiennes ont fait des incursions jusqu’au cœur de l’Europe de l’Est et même en Asie centrale, mais se sont repliées depuis, tandis que les banques italiennes, très exposées à la Turquie, ont constaté que les marges corrigées des risques étaient moins importantes que prévu. Un certain esprit grégaire a régné durant cette période : voyant certaines grandes banques lancer des o!ensives à l’étranger en quête d’activités à forte marge, de nombreuses autres leur ont emboîté le pas.

Toutefois, depuis la crise, la tendance s’est inversée : les créances des banques de la zone euro sur la clientèle

étrangère ont plongé de 7.300 milliards de dollars, en recul de 45 % (même si elles demeurent nettement supérieures à leur niveau d’avant la monnaie unique). Il s’agissait pour près de la moitié de créances sur d’autres emprunteurs de la zone euro, notamment des banques. L’impression que les prêts accordés n’importe où dans la zone monétaire commune étaient pour ainsi dire des prêts intérieurs, et donc à faible risque, s’est révélée trompeuse. Les créances entre banques de la zone euro et banques britanniques et américaines se sont évaporées de la même manière.

Dans la zone euro et ailleurs, ce retrait est une réaction rationnelle à la réévaluation des risques liés aux opérations transfrontalières. De nombreuses banques se sont finale-ment aperçues que les marges et le produit des activités internationales étaient moindres que ceux obtenus sur les marchés nationaux, où elles sont bien implantées et qu’elles connaissent bien, ou du moins que, compte tenu du surcroît de risque, les activités à l’étranger n’étaient pas intéressantes. Les banques sont désormais soumises à une pression constante des autorités de réglementation, des actionnaires et des prêteurs les exhortant à plus de prudence. Les nouvelles normes internationales de fonds propres et de liquidités majorent le coût de détention de toutes les catégories d’actifs, et les exigences supplémen-taires imposées aux banques d’importance systémique pénalisent l’échelle et la complexité accrues de diverses

Décembre 2017 | FINANCES & DÉVELOPPEMENT 43

Lund, corrected, 10/09/17

Graphique 1

Le glas de la mondialisation !nancière?Les !ux transfrontaliers de capitaux sont revenus à leur niveau de la "n des années 90.(total des !ux transfrontaliers de capitaux, en milliers de milliards de dollars)

(pourcentage du PIB mondial)

Sources : FMI, Balance of Payments Statistics; McKinsey Global Institute.Note : Les données pour 2016 sont des estimations.

0

2

4

6

8

10

12

14

15 10 05 2000 951990

11,5 5,3

1990–2000 2000–10

7,1

2010–16

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44 FINANCES & DÉVELOPPEMENT | Décembre 2017

catégories d’activités, notamment à l’étranger. En réponse, les banques ont prudemment diminué leurs implantations. Certains programmes de banques centrales adoptés après la crise pour rétablir la stabilité financière, comme le «Funding for Lending» de la Banque d’Angleterre ou les opérations de refinancement à plus long terme ciblées de la Banque centrale européenne, ont incité les banques à préférer les emprunteurs nationaux aux étrangers.

De grandes banques d’envergure mondiale ont cédé certains établissements étrangers, abandonné certains marchés étrangers ou tout simplement attendu l’échéance des prêts. D’après Dealogic, fournisseur et analyste de

données financières, les banques ont revendu plus de 2.000 milliards de dollars d’actifs depuis la crise. De ce fait, la part des actifs nationaux dans le bilan de la plupart des banques européennes a considérablement augmenté. Les trois premières banques allemandes (Deutsche Bank, Commerzbank et KfW) détenaient deux tiers de leurs actifs sur les marchés étrangers à la veille de la crise, contre un tiers aujourd’hui.

Les établissements néerlandais, français, suisses et bri-tanniques ont eux aussi réduit leurs activités à l’étranger. Les banques américaines sont traditionnellement moins internationales que leurs homologues européennes, car le marché intérieur à leur disposition est immense, pour-tant, même certaines d’entre elles ont opéré un retrait. Citigroup avait des activités de banque de dépôt dans 50 pays en 2007; le chi!re est passé à 19.

Alors qu’en Europe et aux États-Unis les banques se replient sur leur marché intérieur, les banques d’autres régions se développent à l’étranger, même si rien ne prouve que cette expansion se révèlera rentable ou durable. La moitié des actifs des quatre principales banques cana-diennes ne sont pas au Canada, mais ailleurs, principale-ment aux États-Unis; les banques japonaises sont elles aussi sorties de leurs frontières. En Chine, les quatre principaux établissements nationaux ont rapidement développé les prêts extérieurs, surtout pour financer les investissements directs à l’étranger des entreprises chinoises.

Stabilisation à venirIl ne faut pas regretter le réajustement des activités ban-caires transfrontalières. Pour juger de la bonne santé de la mondialisation financière, mieux vaut ne pas se référer à l’e!ervescence des flux mondiaux de capitaux observée dans les années qui ont précédé la crise. Malgré l’absence de consensus sur le niveau optimal des flux de capitaux, rien n’indique clairement que les mouvements de capitaux à destination des pays en développement ou avancés soient en train de se tarir.

Plutôt qu’une démondialisation financière, les évolutions récentes semblent présager l’émergence d’une version plus stable et plus résiliente de la mondialisation. Les mar-chés financiers du monde entier demeurent étroitement interconnectés. Bien que les flux annuels de capitaux frais aient sensiblement diminué, l’encours mondial des investissements directs étrangers et des investissements de portefeuille en actions et en obligations augmente depuis la crise, même si le rythme est plus lent que dans les années qui l’ont précédée (graphique 3). À l’échelle mondiale, 27 % des actions sont détenues par des investisseurs étrangers en 2016, contre 17 % en 2000. Sur les marchés obligataires, 31 % des titres étaient aux mains d’investis-seurs étrangers en 2016, contre 18 % en 2000. Les prêts

Lund, corrected, 10/10/17

Graphique 2

Aversion au risque Les grandes banques européennes sont en tête du mouvement de retraitdes marchés étrangers.

Sources : Banque des règlements internationaux; McKinsey Global Institute.

Zone euro

Créances transfrontalières interbancaires

Créances transfrontalières non bancaires

Créances locales de !lialesétrangères

Vers Royaume-Uni

(en milliers de milliards de dollars, tauxde change nominaux annuels)

(100 % = 7.300 milliards de dollars)

Recul des créances extérieures des banquesde la zone euro

Créances extérieures des banquesd’Europe de l’Ouest

Reste du monde Par région

Par type

Vers États-Unis

2000 07 16

FranceAllemagneAutres pays de la zone euroRoyaume-UniAutres pays d’Europe de l’Ouest

54

18

28

23,3

6,6

13,9

3,6

3,8

2,32,9

4,12,12,5

7,8

4,4

3,7

45

16

17

22

0

5

10

15

20

25

Lund, 10/05/17

Graphique 3

Vent en poupe Depuis la crise !nancière mondiale, le stock des investissements de portefeuille en actions et en obligations, et en particulier des investissements directs étrangers (IDE), ne cesse d’augmenter.(taux de change nominaux annuels, en milliers de milliards de dollars)

Sources : FMI, Balance of Payments Statistics; McKinsey Global Institute.Note : Les données pour 2016 sont des estimations.

0

20

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151005200019950

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210

240Prêts et autres investissements (échelle de gauche)Titres de dette (échelle de gauche)IDE (échelle de gauche)Actions (échelle de gauche)Passifs d’investissementsextérieurs/PIB(échelle de droite)

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Décembre 2017 | FINANCES & DÉVELOPPEMENT 45

et autres investissements sont les seules composantes de l’encours d’avoirs et d’engagements d’investissement étranger qui aient reculé depuis la crise.

À l’avenir, la mondialisation financière pourrait être plus stable, au moins à moyen terme, et ce pour trois raisons.

Premièrement, la composition des mouvements de capi-taux transfrontaliers s’est substantiellement modifiée et d’une manière qui devrait favoriser la stabilité. Depuis la crise, l’investissement direct étranger (IDE) représente 54 % des flux transfrontaliers, contre 26 % avant 2007. Compte tenu de l’évolution des exigences réglementaires et du contrôle exercé par les actionnaires, il est peu probable que le volume des prêts transfrontaliers revienne prochainement au niveau d’avant la crise. Le basculement vers les IDE favorisera la stabilité des flux financiers internationaux. Comme ces investissements obéissent à des stratégies à long terme des entreprises pour asseoir leur présence mondiale, ils consti-tuent de loin les flux les moins volatils. Les investissements de portefeuille en actions et obligations sont également moins instables que les prêts transfrontaliers et représentent plus de 40 % de tous les mouvements de capitaux depuis la crise. Les prêts, en particulier à court terme, représentent de loin le type de flux le plus volatil. Il faudrait donc se féliciter de son recul.

Le deuxième atout potentiel de stabilité dans la mondia-lisation financière est la progression régulière des envois de fonds des migrants dans leurs pays d’origine. Ces flux sont encore plus stables que l’IDE et ils sont en hausse, car les migrations augmentent à l’échelle mondiale. Les envois de fonds ne figurent pas comme flux de capitaux dans les balances des paiements et ils étaient traditionnellement assez modestes. Aujourd’hui, ils constituent toutefois une source de financement très appréciable pour les pays en développement. En 2016, les envois de fonds vers ces pays ont avoisiné 480 milliards de dollars, contre tout juste 82 milliards en 2000 et 275 milliards en 2007. Ils représentent à l’heure actuelle 60 % des flux de capitaux privés (IDE, investissements de portefeuille en actions et en obligations, prêts transfrontaliers) et l’équivalent de trois fois l’aide publique au développement. Les envois de fonds devraient continuer de progresser, car la montée des migrations mondiales se poursuit et les technologies telles que les chaînes de blocs et les paiements mobiles facilitent ces envois et en réduisent le coût.

Un troisième facteur possible de stabilité accrue est le reflux de l’excès d’ épargne mondiale constatée avant la crise. Les déséquilibres mondiaux des comptes financiers et de capitaux sont passés de 2,5 % du PIB mondial en 2007 à 1,7 % en 2016, ce qui réduit le risque de voir une correction soudaine de ces déséquilibres provoquer dans certains pays une instabilité des taux de change et des crises de balance des paiements. En outre, les déficits et

les excédents se répartissent aujourd’hui entre un plus grand nombre de pays et les déséquilibres importants constatés en Chine et aux États-Unis se résorbent. Certains économistes posent la question de savoir si ce tassement des déséquilibres mondiaux a des chances de perdurer.

Restons vigilantsLa partie n’est pas gagnée pour autant. En données brutes, les flux de capitaux demeurent volatils et peuvent provo-quer de fortes variations des taux de change pour les pays en développement. Dans un système financier mondial étroitement interconnecté, le risque de crises et de conta-gion est inévitable. Quant au problème des bulles et des krachs, il est aussi ancien que les marchés eux-mêmes.

S’il est une leçon que nous avons apprise, c’est que la stabilité est un objectif di!cile à atteindre, mais aussi à préserver. Alors que nous commençons tout juste à identifier de nouveaux modes d’intégration financière mondiale après les bouleversements violents des dix der-nières années, une nouvelle donne, qui changera radi-calement les règles du jeu, apparaît sous la forme de la finance numérique. Le recours de plus en plus fréquent aux nouvelles technologies financières comme les plate-formes numériques, les chaînes de blocs ou l’apprentissage automatique élargira probablement le cercle des acteurs de la finance internationale et accélérera les flux de capitaux. D’innombrables débouchés s’o"riront, mais ils iront de pair avec une concurrence intense. Nul ne connaît encore les nouveaux risques que pourraient engendrer des flux de capitaux encore plus rapides à l’échelle planétaire, mais il sera crucial d’être vigilants et attentifs afin d’identifier la prochaine menace pour la stabilité.

SUSAN LUND est associée du McKinsey Global Institute, à Washington et PHILIPP HÄRLE est associé principal de McKinsey & Company et directeur des activités de banque globale, à Munich.Cet article s’inspire de «The New Dynamics of Financial Globalization», publié par le McKinsey Global Institute en août 2017.

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Vers un système multipolaire Il faut se préparer à l’éventualité d’une transition désordonnée vers un système monétaire international plus sûr et plus e!cientEmmanuel Farhi

LE SYSTÈME MONÉTAIRE INTERNATIONAL a subi plu-sieurs transformations au cours des deux siècles der-niers, marqués par l’abandon progressif de l’étalon-or en faveur du régime actuel de taux de change !exibles.

Il y avait pourtant une constante" : un système presque toujours dominé par une monnaie unique. Jusqu’à la Première Guerre mondiale, c’était la livre sterling. À la suite de la période mouvementée de l’entre-deux-guerres, avec la rivalité de la livre ster-ling et du dollar, le dollar s’est #nalement imposé après la Seconde Guerre mondiale.

Le règne du dollar a survécu à la #n de l’étalon or–dollar institué par les accords de Bretton Woods"; il est sorti de la crise #nancière mondiale encore plus solide qu’auparavant. En même temps, de nouveaux concurrents tels que l’euro et le renminbi ont émergé. Comment évoluera cette concurrence monétaire géo-politique, et comment faut-il s’y préparer"? En tirant les leçons du passé, il est possible d’esquisser des scé-narios et d’élaborer des plans de secours pour la pro-chaine phase du système monétaire international.

Prédominance du dollarÀ l’heure actuelle, la prédominance du dollar fait des États-Unis le banquier du monde. En tant que tel,

le pays jouit de privilèges exorbitants, selon Valéry Giscard d’Estaing, et fait face à des obligations ex-ceptionnelles. Directement ou indirectement, il est le principal fournisseur d’actifs sûrs et liquides au reste du monde, l’émetteur de la monnaie domi-nante pour la facturation commerciale, l’interve-nant le plus puissant dans la politique monétaire mondiale et le principal prêteur de dernier ressort.

Ces facteurs se renforcent mutuellement. La pré-dominance du dollar dans la facturation commer-ciale rend les emprunts en dollars plus attrayants, et par là même la tari#cation en dollars plus intéres-sante"; le rôle des États-Unis en tant que prêteur de dernier ressort rend plus sûr l’emprunt en dollars, ce qui augmente la responsabilité du pays en temps de crise. Tous ces facteurs renforcent la position par-ticulière des États-Unis.

Cependant, il ne faut pas en conclure que tout va pour le mieux dans un système monétaire internatio-nal centré sur le dollar. Il y a une demande mondiale croissante et apparemment insatiable d’actifs sûrs, ou d’actifs qui ne comportent pas de risque élevé de perte dans tous les types de cycles du marché. La pénurie d’actifs sûrs qui en résulte a ramené à des niveaux historiquement bas les taux d’intérêt sur les placements relativement sans risque et a causé des problèmes mondiaux graves et persistants, tant pour la stabilité macroéconomique (en augmentant la probabilité d’atteindre la borne inférieure de zéro) que pour la stabilité #nancière (en incitant les in-vestisseurs à s’endetter et à prendre des risques pour optimiser les rendements).

Elle crée également les conditions d’un nouveau dilemme dit de Tri$n": à long terme, la seule façon pour les États-Unis de répondre à la croissance de la demande mondiale d’actifs sûrs est d’accroître leurs ca-pacités budgétaires et #nancières, ce qui risque d’ébran-ler la con#ance des investisseurs dans le dollar et de déclencher une volatilité et des crises autoréalisatrices. Un mécanisme semblable, pressenti une décennie plus

38 FINANCES & DÉVELOPPEMENT | Juin 2019

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Juin 2019 | FINANCES & DÉVELOPPEMENT 39

tôt par l’économiste belge Robert Tri!n, a défait le régime de Bretton Woods en forçant les États-Unis à abandonner l’étalon-or et à adopter un régime "ot-tant à la suite d’un assaut spéculatif sur sa monnaie.

L’émergence inéluctable de nouvelles monnaies ri-vales sur la scène mondiale des devises, notamment l’euro et le renminbi, pourrait s’avérer une solution à long terme. Et la concurrence pourrait présenter ses avantages habituels en rendant le système monétaire international plus sûr et plus e!cient. Cette concur-rence résorberait la pénurie d’actifs sûrs, éliminerait le nouveau dilemme de Tri!n et soulagerait les États-Unis de leurs obligations et privilèges exorbitants.

Mesures concrètes Cependant, un système monétaire international vrai-ment multipolaire n’est pas pour demain. La zone euro et la Chine prennent parfois des mesures éner-giques pour renforcer le statut international de leur monnaie, mais la réputation et les institutions ne se bâtissent pas du jour au lendemain, et la coordina-tion autour du statu quo peut s’avérer persistante.

D’autre part, l’instabilité monétaire de l’entre-deux- guerres, lorsque la livre sterling et le dollar coexistaient, devrait nous rappeler qu’elle pourrait s’aggraver à moyen terme. Selon l’économiste estonien Ragnar Nurkse, une partie de cette instabilité résultait des comportements d’investisseurs qui rééquilibraient régulièrement leurs portefeuilles entre les devises. La leçon qu’il faut en tirer est qu’à la suite de l’émergence de monnaies concurrentes du dollar, les investisseurs internationaux auront un choix s’ils décident d’aban-donner le dollar. Cela pourrait exacerber la spéculation déstabilisatrice et conduire à des crises de con#ance autoréalisatrices.

En somme, il faudra du temps pour que les bien-faits de la concurrence monétaire se concrétisent. Entretemps, les investisseurs devraient se préparer à négocier une transition potentiellement désordonnée vers un système monétaire international multipolaire.

La communauté internationale peut prendre des mesures concrètes pour se préparer à surmonter ces di!cultés. Elle pourrait, bien entendu, essayer d’en-courager et d’accélérer la transition vers un système véritablement multipolaire. Cependant, la priorité la plus importante et la plus réalisable est de ren-forcer le dispositif mondial de sécurité #nancière, avec le double objectif de rendre le système #nancier mondial plus résistant et de réduire la pénurie mon-diale d’actifs sûrs, ce qui réduirait les conséquences déstabilisatrices.

Certaines mesures concrètes visent à préserver la capacité des banques centrales et des États d’intervenir

comme prêteurs de dernier ressort dans leur propre pays. D’autres mesures encouragent les accords dé-centralisés entre pays$: accords de partage de réserves par lesquels plusieurs pays mettent leurs réserves en commun a#n de réaliser des économies, et accords bilatéraux de lignes de crédit réciproque entre banques centrales qui permettent à une banque d’emprunter les devises d’une autre banque contre une garantie. En#n, d’autres mesures consistent à renforcer les instruments existants et à accroître les capacités #-nancières de l’organisation internationale au centre du système multilatéral, le FMI, ainsi qu’à renforcer son soutien aux accords décentralisés.

Plus radicalement, peut-être, il serait envisageable d’élargir le rôle du FMI en adaptant et en moderni-sant certaines idées issues des vieux plans de Keynes et Tri!n. Le FMI pourrait centraliser les accords de partage des réserves en créant une facilité de dépôt mondiale fondée sur le droit de tirage spécial exis-tant. Il pourrait également faire du réseau décentra-lisé, dispersé et discrétionnaire de lignes bilatérales de crédit réciproque entre les banques centrales un réseau multilatéral, doté d’une structure en forme d’étoile. Dans ce sens, le FMI pourrait agir à titre de chambre de compensation et de garant pour les lignes bilatérales de crédit réciproque, ou o%rir ses propres services de crédit réciproque à court terme.

L’économiste Rudiger Dornbusch, du Massa-chusetts Institute of Technology, a déclaré$: «$En éco-nomie, les choses prennent plus de temps à se pro-duire qu’on ne le pense, et puis, elles se produisent plus vite qu’on ne pouvait l’imaginer.$» Le moment est venu de se préparer.

EMMANUEL FARHI est professeur titulaire de la chaire Robert C. Waggoner en économie à l’université Harvard. IL

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