ABD-EL-KADER SA VIE POLITIQUE ET MILITAIRE PAR ALEX. BELLEMARE

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ABD-EL-KADERSA VIE

POLITIQUE ET MILITAIREPAR

ALEX. BELLEMAREIl ne faut jamais craindre de rendre justice un ennemi ; cest toujours honorable, et quelquefois habile. (Correspondance de Napolon Ier.)

PARISLIBRAIRIE DE L. HACHETTE ET CIEBOULEVARD SAINT-GERMAIN, N 77

1863

1, rue du Puy Griou. 15000 AURILLAC. [email protected] Dautres livres peuvent tre consults ou tlchargs sur le site :

Livre numris en mode texte par : Alain Spenatto.

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Il propose des livres anciens, (du 14e au 20e sicle),

A SON EXCELLENCEMONSIEUR LE MARCHAL DUC DE MALAKOFF GOUVERNEUR GNRAL DE LALGRIE.

MONSIEUR LE MARCHAL, Jai lhonneur de prier Votre Excellence de vouloir bien agrer lhommage de ce travail, destin faire connatre la vie politique et militaire de lhomme clbre qui a tent la reconstitution de la socit arabe et soutenu, durant quinze annes, une guerre acharne contre la France. Je me suis efforc dy montrer Abdel-Kader tel quil a t, tel quil est, tel que je lai vu, et, minspirant des nobles paroles places en tte de ces pages, de rtablir son gard (dt mme quelquefois notre amour-propre national en souffrir) la vrit des faits, qui seule explique et la dure de la rsistance et les difficults de la victoire. Puisse ce livre rappeler Votre Excellence les

2 temps o elle prludait par dminents services en Afrique lclatant triomphe qui a illustr sa carrire ! Je prie Votre Excellence de me permettre dassocie mon hommage larme qui a triomph de lhomme dont je vais raconter lhistoire. Veuillez agrer, Monsieur le Marchal, lexpression de mes sentiments de profond respect. ALEX. BELLEMARE.

ABD-EL-KADER.SA VIE POLITIQUE ET MILITAIRE.

INTRODUCTION.M. le marchal Soult disait, en 1843, lune des personnes de son intimit : Il ny a prsentement, dans le monde, que trois hommes auxquels on puisse accorder lgitimement la qualification de grands, et tous trois appartiennent lislamisme; ce sont : Abd-el-Kader, Mhmet-Ali et Chamyl. Nous venons raconter lhistoire du premier dentre eux. Mais avant daborder lexposition et le jugement des faits qui se rattachent Abd-el-Kader, il est im-

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portant que le lecteur se rende compte de lorganisation du gouvernement turc dans la rgence dAlger au moment o larme franaise va mettre le pied sur la presqule de Sidi-Ferruch. Ce coup dil rtrospectif est ncessaire pour apprcier la faute politique que nous allons commettre au dbut mme de loccupation, et qui aura pour consquence llvation dAbd-el-Kader. A lpoque du 5 juillet 1830, la rgence dAlger se trouvait divise en quatre gouvernements principaux, dont trois, formant les beyliks de Tittery, dOran et de Constantine, taient administrs par de grands feudataires relevant du dey, sous les ordres duquel restait directement place (abstraction faite de la Kabylie, qui ne fut jamais rellement soumise) la portion de la province actuelle dAlger qui est la plus rapproche de la mer. La population de ces quatre gouvernements slevait environ 2 700 000 habitants, rpartis ainsi quil suit, daprs leur origine : Arabes des tribus, 1 500 000 ; Kabyles ou Berbres, 1 000 000; Arabes des villes, Maures, Juifs, 200 000. Il sen fallait de beaucoup que le gouvernement sexert dune manire complte et uniforme lgard de ces diverses populations. Si le pouvoir des beys tait absolu sur les habitants des cits, il tait nul sur le pays kabyle compris dans le pt montagneux situ lest dAlger, et surnomm depuis la Grande

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Kabylie ; contest dans certaines tribus de mme origine, mais qui, se trouvant isoles du principal faisceau de la rsistance, tiraient uniquement leur force des positions inaccessibles quelles occupaient ; complet enfin sur les Arabes qui, rsidant en gnral dans les plaines, se trouvaient plus porte de la rpression en cas de dsobissance ou de soulvement. En rsum, si lon excepte la portion insoumise des populations berbres, la domination turque sexerait sur les quatre cinquimes environ de ce que lon appelait alors la rgence dAlger. Un tel rsultat et t impossible atteindre au moyen des seules milices turques, dont le nombre ne sleva jamais 20 000 hommes et fut souvent rduit 15 000, si les deys ne fussent parvenus crer un systme dorganisation militaire dune habilet incontestable, et auquel ils durent de maintenir pendant plusieurs sicles lAlgrie sous leurs lois. Ce systme consistait, dune part, tablir sur diffrents points, choisis avec soin, des colonies militaires peuples de Kouloughlis, cest--dire de fils de Turcs et de femmes indignes qui, sans participer tous les avantages que les dominateurs ne croyaient pas devoir partager avec des enfants ns de femmes appartenant la race vaincue, jouissaient cependant de certains privilges en considration du sang osmanli qui coulait dans leurs veines; de lautre, sattacher par des exemptions

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ou des faveurs les tribus arabes rputes les plus guerrires, et sen faire une milice accessoire charge dassurer la tranquillit et dappuyer au besoin les milices turques lorsquelles se mettaient en campagne. LAlgrie, avant 1830, ressemblait donc un immense damier, dont certaines cases se trouvaient occupes par les tribus allies des Turcs, et les autres par les tribus taillables et corvables merci. Une agitation se produisait-elle sur un point, immdiatement les contingents des tribus auxiliaires, dsignes sous le nom de douairs dans louest, de deras dans lest, ou sous le nom gnrique de makhzen, se repliaient sur la tribu rcalcitrante, et le gouvernement apprenait souvent la fois et la faute commise et la punition inflige. Il est facile de juger combien une organisation pareille devait susciter de haines de la part des tribus opprimes contre les tribus opprimantes, et comment, en prsence de la dsunion qui rgnait entre les membres dune mme race, il fut possible aux Turcs dassurer, laide de forces relativement peu importantes, une domination absolue sur le pays arabe. Lorsque nous primes possession dAlger, rien ntait plus facile que de substituer notre action celle du gouvernement que nous venions de dtruire. Il et suffi pour cela daccueillir les propositions que firent les milices turques, car, par leur entremise,

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nous obtenions le concours des tribus makhzen, trop heureuses de trouver un appui qui les garantit des reprsailles dont les menaaient les tribus quelles avaient si longtemps ranonnes. Mais, ignorants de tout ce qui nous avait prcd et des divisions intestines du pays, nous nous crmes encore en gypte, et nous pensmes navoir dautres ennemis que les Turcs : notre premier acte, comme notre premire faute, fut donc de les expulser. Ds ce moment, les tribus, dbarrasses de toute proccupation du ct des milices exiles, certaines de navoir plus rien redouter de la part des tribus makhzen, dsormais rduites leurs propres forces, commencrent sabandonner tous les abus de la libert, se ruant sur leurs oppresseurs de la veille et exerant contre eux toutes les vengeances. Un tel tat de choses eut pour consquence damener les Arabes sages et ennemis du dsordre chercher un chef assez puissant pour rtablir la tranquillit aprs laquelle aspirait le pays : ce chef fut Abd-el-Kader. Abd-el-Kader, port au pouvoir par les acclamations de la classe intelligente et ennemie du trouble, dut naturellement trouver appui chez toutes les tribus opprimes par les Turcs ou par les tribus makhzen, et rsistance de la part de ces dernires. En loignant les Turcs, nous fmes donc les instruments de llvation dAbd-el-Kader. Mais si lmir fut aid par cette

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circonstance, il nen a pas moins eu dimmenses difficults vaincre pour rtablir lordre dans le pays et assurer son pouvoir sur les tribus infodes lancien gouvernement. Comment est-il parvenu les surmonter, assouplir des populations dautant plus difficiles contenir quelles avaient une premire fois secou le joug ; former, pour nous lopposer ensuite, un tout de cette masse dunits divises entre elles par la haine ? Tel est le sujet dune tude qui emprunte un nouvel intrt aux vnements dont la Syrie a t nagure le thtre. Avant de commencer lhistoire de lhomme clbre auprs duquel nous avons vcu pendant un temps malheureusement trop court, nous prouvons le besoin de remercier les personnes qui nous ont fourni les moyens de rendre ce travail moins incomplet, et, avant toutes autres, M. le gnral Daumas, auquel nous devons la communication de documents prcieux. Envoy en mission auprs dAbd-el-Kader pendant son sjour Toulon, cet officier gnral a obtenu de lmir des rvlations du plus haut intrt sur un certain nombre de faits historiques rests jusquici inconnus ou incertains. Le lecteur comprendra tout ce dont nous sommes redevable M. le gnral Daumas en lisant les pages extraites des documents quil a bien voulu nous confier. Nous avons pris soin den indiquer

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chaque fois lorigine, non pas seulement pour rendre Csar ce qui appartient Csar, mais afin de garantir par un nom qui fait loi en matire daffaires arabes lauthenticit des renseignements que nous lui avons emprunts.

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IMAHHI-ED-DN. Le pre dAbd-el-Kader. ducation de lmir. Sa gnalogie. Prdictions. Situation de la province dOran. Perscutions. Dpart pour la Mekke. Baghdad. Retour en Algrie. Prise dAlger. Le bey dOran. Premier acte politique dAbd-el-Kader.

Abd-el-Kader ben Mahhi-ed-Dn est n au commencement de lanne 1223 de lhgyre (1808), prs de Mascara, dans cette mme plaine de Ghris o vingt-quatre ans plus tard il devait tre proclam sultan par les Arabes. Il a donc aujourdhui cinquantequatre ans. La famille dAbd-el-Kader appartient limportante tribu des Hachems, mais elle est originaire du Maroc, et ne vint stablir en Algrie qu une poque assez rcente, puisque ce fut seulement Sy Moustapha ben Mohammed ben Mokhtar, aeul de lmir, qui transporta son douar dans la province dOran.

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Malgr le peu danciennet de cette famille dans le pays, elle ne tarda pas cependant y acqurir une influence considrable, grce la rputation de saintet de laeul, et surtout da pre dAbd-el-Kader, Sy Mahhi-ed-Dn. Mahhi-ed-Dn eut quatre femmes et six enfants de Ourida bent sid el-Miloud, Sy Mohammed Sad et Sy Moustapha ; de Fathma bent Sidi Daho, Sid elHoussen; de Zohra bent Sidi Omar ben Douba, Abdel-Kader et une fille, Khedidja ; de Khera, enfin, Syel-Mortedi. Abd-el-Kader est donc le troisime fils de Mahhi-ed-Dn ; il a quatre frres et une sur marie Moustapha ben Thamy, ancien khalifah de Mascara(1). Mahbi-ed-Dn tait un homme uniquement proccup de la crainte de Dieu ; ses enfants furent levs par lui dans ce sentiment. Sa fortune, relativement considrable, tait moins la sienne que celle des pauvres, car jamais linfirme ou le voyageur ne gent in vain appel sa gnrosit. Chaque anne, la majeure partie du produit de ses rcoltes tait consacre soulager les malheureux, et lon nestime pas moins de 500 saas(2) le bl quil distribuait ainsi aux Arabes dans le besoin._______________ 1. Le pre de Moustapha ben Thamy avait pous la sur de Mahhi-ed-Dn, Lella-Keltouma. Moustapha est donc en mme temps cousin germain et beau-frre dAbd-el-Kader. 2. Mesure contenant 160 litres.

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Non content de donner la nourriture du corps, Mahhi-ed-Dn avait voulu tre galement le dispensateur de celle de lesprit et du cur. Dans ce but il avait tabli, titre duvre pie, non loin de sa demeure de lOued el-Hammm, une cole de lettrs (tholbas), o, sous sa surveillance et sa direction, se donnaient gratuitement lenseignement des lettres; celui du droit et de la thologie. Cest dans cette espce de zaoua que le jeune Abd-el-Kader fit ses premires tudes; cest auprs de son pre, dont il fut toujours le fils prfr, quil puisa ces sentiments religieux qui ont t partout et toujours le mobile de ses actions. Si lon songe, enfin, qu la gnrosit de son caractre, la puret dune vie quil passa faire le bien, Mahhi-ed-Dn joignait la dignit de marabout et celle de cherif(1), il sera facile de comprendre linfluence qui sattachait son nom respect dans une province o la noblesse religieuse a t et est encore la seule noblesse. Cette influence ne sexerait pas seulement dans le cercle restreint de sa tribu ; on peut dire quelle stendait partout o la renomme du saint personnage stait rpandue, cest--dire dans tout le beylik d`Oran. Il ntait pas rare que des Arabes accourussent de trente et quarante lieues de distance la guetna de Mahhied-Dn, afin de lui soumettre les diffrends qui les_______________ 1. Descendant du Prophte par sa fille Fathma.

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sparaient ; et non-seulement les individus le prenaient pour juge, mais souvent on vit des tribus prtes en venir aux armes recourir son arbitrage et accepter sa dcision comme lexpression de la volont de Dieu. Tel fut le pre de celui qui devait tre le sultan des Arabes. Abd-el-Kader pouvait bon droit en tre fier. Aussi, quelles ne furent pas sa douleur et sa colre lorsque, pendant sa captivit au fort Lamalgue, il apprit quun journal lui avait attribu une origine espagnole. Indign que lon et os obscurcir laurole religieuse qui sattache son nom comme descendant du Prophte, il remit M. le colonel Daumas(1), envoy en mission auprs de lui, la pice que lon va lire(2) : Louange au Dieu unique ! Je vous informe dune vrit qui ne peut faire doute, et pour laquelle vos paroles ne seront jamais amoindries, savoir, que notre origine provient de Mouley Abd-el-Kaoui. Il y a cependant divergence entre les historiens sur un point. Les uns veulent que, descendant de Mouley Edris, qui est enterr dans le Gharb (Maroc), nous nous rattachions par lui notre Seigneur Mohammed, qui Dieu a accord ses bndictions ; les autres prtendent que cest par Sidi_______________ 1. Dans le cours de ce livre, nous placerons devant le nom des officiers dont nous aurons parler 1indication du grade quils occupaient dans larme au moment des vnements loccasion desquels nous les citerons. 2. Pice communique par M. le gnral Daumas.

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Abd-el-Kader-ed-Djilaly, dont le tombeau est Baghdad, que nous nous lions au Prophte. Dans notre voyage Baghdad, nous avons t assurs par tous les descendants de Sidi Abd-el-Kader-ed-Djilaly, que leur origine et la ntre taient la mme ; que sans aucun doute nous tions cheurfas(1) et que personne ne pouvait contester nos droits. Au surplus, ceux qui voudraient le faire nauront qu lire louvrage intitul : lActe pur relatif d lorigine des CHEURFAS de Ghris. Ceci est la vrit crite pour le colonel Daumas par Abd-el-Kader ben Mahhi-ed-Dn, le 13 du mois de rebia 1264, quand nous tions Toulon (23 fvrier 1848).

A ce premier document nous pouvons en joindre un second, cest la gnalogie dAbd-el-Kader, donne par lmir lui-mme ; elle remonte jusqu Fathma, fille du Prophte. Voici cette pice :

Vous mavez demand ma gnalogie, la voici. Je suis Abd-el-Kader, fils de Mahhi-ed-Dn, fils de Moustapha, fils de Mohammed, fils de Mokhtar, fils dAbd-el-Kader, fils dAhmed, fils de Mohammed, fils dAbd-el-Kaoui, fils de Khaled, fils dYousef, fils dAhmed, fils de Chabn, fils de Mohammed, fils de Messaoud, fils de Thaous, fils dYakoub, fils dAbd-elKaoui, fils dAhmed, fils de Mohammed, fils dEdris ben Edris, fils dAbd-Allah, fils de Hassan, fils de Houseen, fils de Fathma, fille de Mohammed le Prophte de Dieu, et pouse de Ali ben Abi-Thaleb, cousin du Prophte. Nos aeux demeuraient Mdine la noble, et le premier dentre eux qui migra fut Edris le Grand, qui devint sultan du Moghreb et construisit Fs (Fez). Sa postrit stant augmente, ses descendants se s_______________ 1. Pluriel de cherif (descendant du Prophte).

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parrent, et cest seulement depuis lpoque de mon grandpre que notre famille vint stablir Ghris (prs Mascara). Mes aeux sont clbres dans les livres et dans lhistoire par leur science, leur pit et leur respect de Dieu. Salut ! crit dans la premire partie du mois de redjed 1271 (mars 1854).

Quel que soit, au surplus, le degr dexactitude le ces renseignements, il nen est pas moins certain quAbd-el-Kader appartient la famille la plus vnre de la province dOran. Maintenant, quil descende ou non du Prophte, au point de vue de linfluence exercer, peu importe, puisque tous les Arabes saccordent lui reconnatre la qualit de cherif et lentourer du respect quentrane avec elle cette origine sacre. Abd-el-Kader fut, comme nous lavons dit, lobjet le la prdilection de son pre. Le vieux marabout ce complut cultiver la vive intelligence quil avait reconnue dans le futur mir, et lui enseigner, en mme temps que lart dcrire, les premiers lments de la grammaire. Lorsque son fils parvint ladolescence, il chercha faire natre en lui le got des exercices du corps, et bientt Abd-el-Kader y excella comme dans ceux de lesprit. Que lon interroge les vieux cavaliers de la province dOran, ces hommes de fer qui, aprs lavoir vu enfant, se sont rangs plus tard sous ses drapeaux, ils diront que, tout jeune encore, lmir tait

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renomm pour son adresse manier un cheval, comme pour son habilet le dompter. Lenfance et les premires annes de la jeunesse dAbd-el-Kader se passrent donc sous les yeux et la direction dun pre religieux, instruit et pratiquant les bonnes uvres. Ce spectacle de la vertu patriarcale eut sur la vie de lmir une influence dcisive. Cependant, lorsque son fils eut atteint lge de quatorze ans, Mahhi-ed-Dn sentit la ncessit de lenvoyer Oran pour complter, dans lune des coles les plus clbres, son ducation littraire bauche. Abd-el-Kader ne fit pas un long sjour dans cette ville ; mais ce temps lui suffit pour amasser contre les oppresseurs de son pays une haine dont il leur a donn depuis lors bien des preuves. Son imagination de jeune homme avait t frappe des scandaleux dsordres dont la milice turque donnait le spectacle. Lui, lev saintement par un pre vertueux, il avait t tmoin des excs auxquels elle se livrait impunment, de ses murs dissolues, de son oubli de tous les principes du Koran ; il avait vu en mme temps avec quel mpris la race arabe tait foule aux pieds par ses matres. Il nen avait pas fallu davantage pour exciter dans le cur du jeune musulman le sentiment de lindignation et le dsir de dlivrer son pays du joug sous lequel il pliait. Au bout de quelques mois passs Oran, Abdel-Kader, impuissant supporter plus longtemps le

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spectacle quil avait sous les yeux, reprit le chemin de la guetna paternelle, et termina son ducation auprs des nombreux tholbas dont elle tait le rendez-vous. Une renomme aussi grande, aussi mrite que celle de Mahhi-ed-Dn, une influence aussi considrable, avaient commenc appeler sur cette famille lattention souponneuse du gouvernement, lorsque des prdictions vinrent se rpandre dans le pays, annonant quun jeune Arabe deviendrait sultan du Gharb(1) et que sa mre sappellerait Zohra. Cest, en effet, le propre des temps malheureux que le peuple, fatigu dun joug qui lui pse, et dirigeant ses aspirations vers une situation meilleure, donne ses dsirs la forme prophtique, et regarde comme venant de Dieu ce qui nest quun sentiment vague, mais commun tous. A lpoque dont nous rappelons lhistoire, le beylik dOran gmissait sous loppression. Il ntait donc pas tonnant que les tribus tailles merci, rhazes chaque jour et chaque jour pilles, demandassent lesprance une consolation leurs maux prsents et aspirassent aprs un autre matre. Les prdictions qui furent le rsultat de ces calamits faillirent amener la perte de Mahhi-ed-Dn et celle dAbd-el-Kader._______________ 1. Partie occidentale de lAfrique.

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Une autre circonstance contribua attirer sur cette famille lanimosit des dominateurs de lAlgrie. Au moment mme o les prdictions dont nous venons de parler remplissaient le beylik dOran, Mascara fut lobjet dune sorte de coup de main de la part dun marabout dont limportance et la considration rivalisaient presque avec celles de Mahhi-ed-Dn, de Tedjini, en un mot, dont le fils, quelques annes aprs, devait sillustrer en dfendant, contre Abd-el-Kader, le Ksar(1) dAn-Madhi. La tentative infructueuse dirige contre Mascara cota la vie son auteur ; mais cette satisfaction ne suffisant pas aux Turcs, ils cherchrent dautres victimes. A tort ou raison, Sy-Alibou-Thaleb, frre de Mahhi-ed-Dn, fut accus davoir prt son appui Tedjini. Un tel soupon quivalait un arrt de mort; il tait donc prudent de sy drober par la fuite. Ce fut aussi le parti auquel sarrta SyAli-bou-Thaleb. Mais ce dernier, en chappant la vindicte des Turcs, lguait leur haine Mahhi-ed-Dn, dont la renomme et linfluence taient trop grandes pour quelles pussent lui tre pardonnes. Lorage commenait se former ; tout conseillait au pre dAbd-el-Kader de ne pas lattendre. Fuir, cet t savouer coupable ; mais aller visiter la Maison de Dieu au moment o son grand ge assignait_______________

1. Ksar, village fortifi de la rgion saharienne.

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sa vie un terme prochain, ctait accomplir une euvre pie et donner satisfaction un gouverne-. nent qui devait dsirer avant tout son loignement le la province dOran. Mahhi-ed-Dn adopta ce der-lier parti et rsolut de se faire accompagner dans ;on voyage par Abdel-Kader, non-seulement parce quil tait son fils prfr, mais surtout parce que le nom de sa mre Zohra lavait dj fait dsigner par quelques-uns comme devant tre le sultan annonc par les prophties. Mahhied-Dn annona publiquement la rsolution de faire le plerinage et dis-posa tout pour son dpart. Hassan, bey dOran, ne parut pas dabord vouloir y mettre obstacle, lorsque, se ravisant tout coup, il fit courir aprs la petite caravane qui tait sur le point datteindre le Chlif. Ramen Oran, Mahhi-ed-Dn reut lordre de venir stablir dans cette ville avec sa famille. Mais, au bout de quelques mois, grce linfluence de plusieurs chefs importants, grce galement aux cadeaux qui furent distribus parmi les femmes du bey, la libert lui fut enfin rendue, et il se hta den profiter pour accomplir le plerinage et sloigner dun pays o il avait tout redouter dun pouvoir ombrageux. Un grand nombre de marabouts, dArabes de grandes tentes, se runirent Mahhi-ed-Dn, et, tous ensemble, ils se dirigrent vers Tunis, en suivant le chemin des hauts plat:eaux. A Tunis, les plerins sembarqurent pour Alexandrie ; de l, ils se rendi-

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rent au Kaire, et du Kaire Suez, o ils prirent passage bord dun btiment qui les conduisit Djedda. Ce voyage fut commenc en 1827 : Abd-el-Kader avait alors dix-neuf ans. Le sjour que firent au Kaire Mahhi-ed-Dn et son fils eut des consquences importantes sur la vie de celui qui tenta daccomplir, en Algrie, une uvre parallle celle que Mhmet-Ali commenait alors raliser en gypte. Ce fut, en effet, pendant ce sjour quAbd-el-Kader eut la premire rvlation de la science du gouvernement. Sil aperut les difficults immenses qui sattachent luvre de la rgnration dun peuple, il entrevit du moins une organisation qui, toute dfectueuse quelle tait encore, contrastait dune manire trange avec le spectacle quil avait eu jusque-l sous les yeux. Cette premire impression politique dut se graver profondment dans lesprit du futur sultan, car nous verrons plus tard quil seffora dimiter en plusieurs points Mhmet-Ali ; sans doute aussi, elle ne demeura pas sans influence sur les grandes choses quil a faites, sur les plus grandes encore quil avait conues. Arrivs la Mekke, les plerins accomplirent les diffrentes crmonies qui doivent accompagner la visite la Maison de Dieu (Bit Allah); ils se rendirent ensuite Mdine, o se trouve le tombeau du Prophte, puis Abd-el-Kader et son pre se sparrent de

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leurs compagnons. Pour eux, le moment ntait pas encore venu de retourner dans leur pays, car ils navaient pas eu le temps dy tre oublis. Ils rsolurent donc de rester jusqu nouvel ordre en Orient et de profiter du sjour quils taient contraints dy faire pour aller visiter, Baghdad, la Koubba (tombeau) du clbre marabout Abd-el-Kader-ed-Djilaly, auquel, comme nous lavons dit, la tradition fait remonter leur origine, et les rattache ainsi Mohammed lui-mme. Abd-el-Kader-ed-Djilaly est, sans contredit, le marabout le plus en honneur chez les Arabes, et notamment chez les Arabes du Gharb. Il a de tous cts, en Algrie et dans le Maroc, des chapelles qui ont t leves en son honneur ; partout il est considr gomme le patron des infirmes et des malheureux. Ce marabout tait un homme trs-religieux, trs-vers dans la connaissance des livres de Dieu et, par-dessus tout, dune austrit sans gale. Protecteur, aprs sa mort comme il le fut pendant sa vie, de tous ceux qui souffrent, son assistance est assure lhomme qui linvoque dans le danger. La confiance les Arabes en ce saint personnage est mme tellement grande quen prsence dun pril menaant, il len est pas un seul qui ne lappelle son secours et le scrie : Ia sidi Abd-el-Kader-ed-Djilaly ! (O mon peigneur Abd-elKader-ed-Djilaly !) Les Arabes sont trop amis du surnaturel pour

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navoir pas ml le merveilleux la vrit dans lhistoire dun homme aussi considrable que celui qui fut leur sultan; on ne saurait donc stonner du grand nombre de lgendes qui se racontent sous la tente au sujet dAbd-el-Kader. II serait trop long de les rapporter ici dans leur ensemble; si nous croyons devoir faire une exception en faveur de celle que nous allons citer, cest quelle a exerc une certaine influence sur llvation du fils de Mahhi-ed-Dn. Cette lgende se rapporte dailleurs lpoque laquelle nous sommes parvenu, et, par consquent, elle trouve tout naturellement sa place cet endroit de lhistoire dAbd-el-Kader. Au dire des Arabes, le lendemain de larrive de Mahhi-ed-Dn et de son fils Baghdad, terme de leur voyage, Abd-el-Kader tait all surveiller les chevaux qui paissaient dans la plaine, lorsque tout coup un ngre se prsente son pre et lui demande dune voix svre : O est le sultan ? Il ny a pas, rpond Mahhi-ed-Dn, de sultan parmi nous; nous sommes des gens pauvres et venant de la Mekke, o nous avons visit la Maison de Dieu. Le sultan est celui que tu as envoy conduire les chevaux au pturage, comme si un tel soin devait incomber lhomme qui doit un jour commander tout le Gharb.

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Et comme le marabout lui ayant fait remarquer que ces paroles imprudentes pouvaient attirer sur lui lattention toujours dangereuse des Turcs, linconnu ajouta : Le rgne des Turcs est prs de finir dans lOccident. Les plerins restrent plusieurs mois Baghdad, dissertant avec les Oulemas et les descendants de Sidi Abd-el-Kader-ed-Djilaly. Lanne suivante, lpoque du plerinage, Mahhi-ed-Dn se dcida revenir la Mekke pour visiter une seconde fois le temple sacr(1). Ce voyage, ct de lintrt religieux, avait galement pour lui un intrt personnel. Il voulait se mettre en rapport avec les Arabes de la province dOran quil ne manquerait pas de rencontrer la Mekke, et, daprs les renseignements quil en obtiendrait, juger si linstant tait enfin venu de mettre un terme son exil. Il apprit que les Turcs redoublaient leurs exactions, que les tribus supportaient le joug plus impatiemment que jamais ; il sut, en mme temps, et cette nouvelle tait pour lui de la plus haute importance, que la tentative faite par Tedjini sur Mascara tait tombe tel point dans loubli, que Sy-Ali-bou-Thaleb, son frre, qui avait t accus davoir tremp dans_______________ 1. On a crit quAbd-el-Kader avait fait deux fois le plerinage ; cela est vrai, mais cependant il ne sabsenta quune fois de lAlgrie.

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ce coup de main, avait pu reparatre dans la province et rentrer dans son douar. Rassurs par ces avis, Mahhi-ed-Dn et Abd-el-Kader rsolurent, aprs une absence de deux annes, de reprendre le chemin du Gharb. Ce retour eut lieu vers le milieu de 1829, et se fit par terre, afin de permettre au vieux Mahhi-edDn daller prier sur le tombeau de son pre mort, en revenant de la Mekke, dans un endroit appel AnGhezala (la source de la Gazelle), situ dans la rgence de Tripoli. Ce devoir accompli, les plerins continurent leur route vers Tunis, o ils sembarqurent pour Alger. A son arrive dans le beylik dOran, Mahhi-edDn put se convaincre que labsence ne lui avait rien fait perdre de son influence et de sa considration. On vit, en effet, accourir de tous cts sa rencontre, pour lui souhaiter la bienvenue et solliciter ses bndictions, une foule norme de chef, de marabouts, de tholbas avides de revoir au milieu deux lhomme vnr dont si souvent ils avaient regrett lexil. Lexprience du pass indiquait Mahhi-ed-Dn le rle quil devait dsormais tenir : plus que jamais il lui fallait se garder dveiller lattention des Turcs et, pour cela, vivre ignor et en dehors des affaires publiques. Telle fut la rgle de conduite quil adopta pour lui et quil imposa sa famille. Mais en mme temps, soit par prvision de lavenir, soit par un sen-

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timent de charit qua dvelopp en lui son rcent plerinage, Mahhi-ed-Dn redouble ses aumnes, sattache soulager toutes les misres et augmente ainsi le respect dont les populations sont habitues lentourer. Grce sa circonspection, les soupons des Turcs se dissipent; grce ses bienfaits, son influence grandit encore parmi les Arabes. Cest vers cette poque (fin de 1829 ou commencement de 1830) queut lieu le mariage dAbd-el-Kader avec sa cousine Khera, fille de Sy-Ali-bou-Thaleb. Quelques mois aprs, les Franais entraient Alger, et le dernier dey sloignait, mpris, dune contre o il avait rgn par la terreur. Ici vient se placer le premier acte politique dAbd-el-Kader; le futur mir va se rvler. La prise dAlger par les Franais avait eu pour consquence un soulvement gnral des tribus du beylik dOran contre les tribus makhzen qui, ne pouvant plus tre secourues par les milices turques retenues dans la ville chef-lieu, taient rduites se dfendre avec leurs seules forces contre leurs agresseurs. Ds lors, Hassan avait pu prvoir le moment prochain de sa chute, puisque, en cas dune attaque probable des Franais, il se voyait priv par la rvolte de lappui des contingents sur lesquels il devait compter. Cependant un dernier espoir lui restait : la France se trouvait lance au milieu des hasards et des embarras dune rvolution, en proie aux dissensions

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politiques ; les difficults intrieures quelle avait surmonter ne lempcheraient-elles pas de porter son attention sur la province dOran, ou, si elle venait en occuper la capitale, de la conserver dfinitivement ? Plac dans cette alternative de crainte et desprance, le bey flottait irrsolu sur la dcision laquelle il devait sarrter. Il savait, dun ct, par lexemple dAlger, que la rsistance ne pouvait entraner pour lui quune catastrophe ; il nosait, de lautre, senfuir Constantinople, car si la mer lui tait ouverte, il comprenait que son dpart serait une renonciation la souverainet de la province. Dans cette situation, Hassan se dcida choisir une position dexpectative qui lui assurt un refuge en cas dattaque, et la rentre dans sa capitale si les Franais, aprs sen tre empars, arrivaient labandonner. Ce refuge, qui songe-t-il le demander ? A lhomme quil a intern Oran, quil a tenu pendant deux ans exil de son pays, en un mot, Mahhi-ed-Dn. Ainsi Hassan ne voit quun Arabe dont le nom soit assez respect dans son beylik pour lui servir dgide contre la haine de ses sujets : cest le pre dAbd-el-Kader. Cette dcision prouve, mieux que tous les raisonnements, quelle tait linfluence de Mahhi-ed-Dn et la confiance quinspiraient sa gnrosit et sa vertu. Appel secrtement Oran, Mahhi-ed-Dn reut, non sans tonnement, la confidence de Hassan. Mais

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avant de donner une rponse dont il sentait toute la gravit, il demanda au bey lautorisation de se concerter avec les siens. En effet, son retour Khesibia, il convoqua une sorte de conseil de famille, et, aprs avoir expos le dsir de Hassan, il appela chacun exprimer son avis. Ctait Abd-el-Kader, comme tant le plus jeune, opiner le dernier. Avant lui, tous avaient t unanimes reconnatre limpossibilit de refuser au bey lasile quil rclamait : sans doute, il avait eu des torts bien graves envers le chef de la famille, mais ny aurait-il pas du dshonneur ne point ouvrir un suppliant le refuge quil venait rclamer ? Lorsque le tour fut venu pour Abd-el-Kader dexprimer son opinion, il commena par sexcuser vis--vis de tous, et notamment vis--vis de son pre, de ne point partager le sentiment qui venait de runir le suffrage des siens. Mais il tait de son devoir de faire observer quau milieu de ltat danarchie dans lequel vivaient les tribus, il ny avait pour sa famille aucune certitude de pouvoir protger Hassan contre le ressentiment gnral. Quoi quils pussent faire, le bey serait donc insult, pill, mis mort peut-tre, et alors quelle honte rejaillirait sur ceux qui nauraient pas su faire respecter lamn (sauf-conduit) accord ! Abd-el-Kader, sanimant peu peu, ajouta : Un autre motif soppose, selon mon jugement,

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ce que Hassan soit recueilli dans la guetna : cest que lasile qui viendrait tre donn par la famille au reprsentant dun systme tyrannique, au bey mpris et excr, serait considr par les Arabes comme une approbation donne sa conduite passe. Par consquent, nous nous ferions des ennemis de tous ceux qui ont eu se plaindre de Hassan, cest--dire de tous les Arabes de la province. A peine Abd-el-Kader eut-il parl, quaussitt Mahhi-ed-Dn, le premier, dclara se ranger lopinion qui venait dtre exprime par son fils; elle fut adopte par tous. A la sortie de ce conseil, un courrier fut dpch Oran pour faire connatre Hassan limpossibilit o se trouvait Mahhi-ed-Dn de lui garantir sa scurit. Quelque temps aprs, les Franais, sous les ordres du gnral de Damrmont, entraient Oran (A janvier 1831), et le bey, reconnaissant que, priv de lappui des Arabes, toute rsistance tait inutile, livrait la ville sans combat et sembarquait pour Alger, do il gagnait Alexandrie.

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II

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Rvolte de la province dOran. Divisions intestines. Recours au Maroc. Mouley-Aly. La guerre sainte. Premiers combats. Le pouvoir offert Mahhi-ed-Dn. Son refus. Le conseil. Abd-el-Kader est proclam sultan.

Les Turcs ont disparu de la province dOran ; leur puissance a succd celle de la France, mais la France ne rgne qu Oran. Au del, son pouvoir est mconnu ; au del, se dresse le peuple arabe, contre lequel elle devra soutenir, lorsquil aura trouv un chef, une guerre de seize ans. Nous approchons du moment o va surgir lhomme qui a prsid cette lutte ; mais pour bien comprendre par quel concours de circonstances Abd-el-Kader fut port au pouvoir, il est ncessaire de jeter un coup dil sur la situation du beylik de louest depuis la conqute dAlger.

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Notre prise de possession de lancienne capitale des deys avait peine t connue dans cette province que, comme nous lavons dit, les Arabes y avaient rpondu par un soulvement presque gnral. Ds ce moment, lordre que les Turcs avaient maintenu par la terreur, avait succd lanarchie la plus effroyable. Non-seulement la guerre tait allume entre les tribus rivales, mais encore les individus profitaient de labsence de tout pouvoir pour exercer des vengeances quils savaient devoir rester impunies ; de leur ct, les voleurs, les coupeurs de route, sans crainte dsormais de voir leurs crimes rprims, se donnaient libre carrire. Nul nosait sloigner de son douar ; les marchs taient abandonns, et, les gens tranquilles sabstenant dy apporter leurs denres, la disette menaait de succder labondance. Comme si ce ntait pas assez de tant de malheurs arrivant la fois, de nombreux comptiteurs avaient surgi pour se disputer le pouvoir, entranant dans leur parti telle ou telle tribu, qui ds lors faisait une guerre acharne aux tribus ranges sous un autre drapeau. Les habitants de Tlemsen et les Beni-Amers furent les premiers comprendre que, pour faire sortir le pays de ltat danarchie o il vivait, il fallait se rallier autour dun chef qui pt tre accept par tous. Mais, au milieu des partis diviss, lequel choisir ? ntait-ce pas mcontenter le plus grand nombre

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que dappeler au pouvoir lun des prtendants qui se le disputaient ? Pour obvier ce danger, les personnages principaux de la ville de Tlemsen et de la tribu des Beni-Amers rsolurent de demander Mouley-Abder-Rahmn, empereur du Maroc, de dsigner, pour gouverner lancien beylik dOran, un chef que, dans ltat dagitation o il se trouvait, le pays ne pouvait se donner lui-mme, et, afin de couper court toutes les rivalits, de choisir ce chef parmi les membres de la famille impriale. Abd-er-Rhamn eut hte de satisfaire au vu dun pays qui se donnait indirectement lui, et denvoyer dans la province dOran, avec le titre de son khalifah (lieutenant), Mouley-Ali, un de ses neveux. Le besoin dautorit tait si grand que beaucoup de tribus, et des plus considrables, reconnurent instantanment le pouvoir nouveau. MouleyAli avait dj tabli un commencement dordre matriel dans la contre, lorsque, sur les reprsentations de la France, que M. de Mornay fut charg de porter Mouley-Abd-er-Rahmn, et dappuyer au besoin de menaces, lempereur du Maroc rappela son neveu vers le mois de mars 1831. La consquence de ce rappel fut de faire retomber la province dOran dans ltat dagitation qui avait prcd larrive de Mouley-Ali. Cest peine si quelques chefs, tels que BenNouna Tlemsen, Sy-el-Aribi dans lest, parvinrent se faire obir ; partout ailleurs le dsordre le plus

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absolu succda aux quelques jours de tranquillit que lon venait de traverser. A Mascara, les faubourgs se battaient contre la ville ; Mazouna, Galaa, mmes excs ; de scurit, nulle part. Les motifs qui avaient dtermin une premire fois les habitants de Tlemsen et les Beni-Amers demander lempereur du Maroc un chef de son choix amenrent les Hachems, tribu laquelle appartenait Mahhied-Dn, les Beni-Amers et les Gharabas proposer au vieux marabout de prendre en main le pouvoir et de le proclamer sultan. Chaque fois Mahhi-ed-Dn rpondit ces offres par un refus que justifiait dailleurs son grand ge ; tout ce que lon avait pu obtenir de lui, cest quil prit le commandement nominal des goums(1) qui allaient inquiter les approches dOran. Ce fut dans ces combats, et sous les ordres de son pre, quAbd-el-Kader fit lapprentissage de la guerre. Les premires rencontres auxquelles il assista furent celles des 3 et 7 mai 1832, qui eurent lieu sous les murs dOran. Dans celle du 7, emport par un courage imprudent, il slana au milieu de nos tirailleurs et faillit tre fait prisonnier; son cheval fut bless de sept coups de baonnette. La conduite brillante du jeune Abd-el-Kader dans ces deux occasions appela sur lui lattention des Arabes. Ils le con_______________ 1. Goum, cavalerie irrgulire.

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naissaient dj pour un brillant cavalier, ils venaient de le voir vaillant soldat. Dsormais ils nestimaient plus seulement le fils de Mahhi-ed-Dn cause de son origine ; passionns pour le courage, cest maintenant cause de sa valeur quils honoraient Abd-elKader. Les combats des 16 et 23 octobre offrirent au futur mir loccasion de se distinguer de nouveau ; ceux des 10 et 11 novembre mirent le comble sa renomme comme guerrier. On lavait vu, riant avec le danger, se prcipiter maintes fois sur le passage des obus qui ricochaient auprs de lui, et accueillir par des railleries les signes de terreur de ses compagnons darmes ; on lavait vu encore, dans un moment o tous les siens fuyaient, savancer calme au secours de son neveu Sy Thaleb, qui, frapp mort, courait le danger de tomber entre nos mains, descendre de cheval et enlever le bless sous un feu terrible. La valeur dploye par Abd-el-Kader dans ces derniers combats excita dautant plus ladmiration des Arabes, quils prouvent, et quils prouvaient surtout au commencement de la conqute, une terreur superstitieuse pour les projectiles creux. A part les moments o la haine du nom chrtien, ralliant les tribus divises, les amenait attaquer nos avant-postes, le dsordre continuait rgner dans lancien beylik dOran. En effet, si Mahhi-ed-Dn

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parvenait, au nom de la religion, obtenir momentanment le concours de contingents nombreux et les lancer contre nous, il ntait pas assez puissant pour faire taire toutes les rancunes et pour rprimer les esprances de chefs, qui, forcs par lopinion publique de rpondre aux appels du marabout, ntaient plus occups, une fois rentrs chez eux, qu se disputer les lambeaux dun pouvoir incertain. Dans de telles conditions, la guerre intestine devait tre la rgle pour ce malheureux pays ; les moments de calme, lexception. Nous avons vu les efforts qui avaient t faits par les chefs les plus intelligents ou les moins ambitieux pour amener la fin de cette situation dplorable ; nous les avons vus sadresser dabord au sultan de Fs, puis accepter lautorit de Ben-Nouna, enfin supplier Mahhi-ed-Dn de prendre le pouvoir quils lui offraient. Le refus du marabout nayant fait quempirer ltat gnral des affaires, les chefs des Hachems et des BeniAmers rsolurent de renouveler auprs de lui leur premire tentative. Ils se rendirent donc au douar de Khesibia, et, dans une longue confrence avec Mahhied-Dn, ils lui reprsentrent la position dplorable du pays, la ncessit de mettre fin tous les dsordres, de substituer le pouvoir lanarchie, la loi la force brutale ; ils firent valoir ses yeux lintrt de la religion et ladjurrent, au nom de Dieu, de prendre en main

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la cause de la guerre sainte, qui, pour tre poursuivie avec avantage, avait besoin dune direction unique ; ils lui dclarrent enfin quen cas de non-acceptation de sa part, ils le rendraient responsable devant Dieu et devant tous les musulmans des malheurs qui en rsulteraient. Mahhi-ed-Dn fut insensible ces nouvelles sollicitations : Je suis trop vieux, leur dit-il, pour accepter le fardeau du commandement. Voyez, ma barbe est blanche, mes forces ne rpondent plus aux ncessits de la situation. Ce quil vous faut, cest un chef jeune, actif, brave, intelligent, qui sache et puisse mener les tribus la guerre sainte : ce chef, je ne puis ltre. Eh bien ! scrirent les principaux des Hachems et des Beni-Amers, puisque tu ne veux pas nous commander, donne-nous pour sultan, non pas ton fils an, qui nest quun homme de livres, mais le fils de Zohra, qui est un homme de poudre. A cette demande, Mahhi-ed-Dn rpondit par des larmes. Sans doute la proposition qui lui tait faite flattait son orgueil de pre, mais, sil lacceptait, dans quels hasards il jetait ce fils, objet de toutes ses prfrences ! Quel avenir plein de dangers il lui rservait, au lieu de la vie calme et heureuse qui semblait lattendre ! Aprs quelques moments dincertitude, lamour paternel fit taire tout autre sentiment, et

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la rponse de Mahhi-ed-Dn se traduit par un refus : Abd-el-Kader tait trop jeune pour assumer une tche aussi difficile ; les Arabes ne consentiraient pas lui obir ; lui-mme, comment parviendrait-il les rallier, briser la rsistance des chefs qui se disputaient le pouvoir ? Son fils tait sans doute un brave cavalier, un vaillant guerrier dont il tait fier ; mais jusquaux derniers combats il avait pass sa vie dans la lecture des livres et navait point appris la science de commandement La journe entire se passa au milieu de ces excitations, dune part, de ces refus, de lautre. Le soir venu, on se spara, en renvoyant au lendemain la suite de cette importante confrence, qui avait lieu le 21 novembre 1832. Le lendemain, les mmes chefs se runirent dans la tente de Mahhi-ed-Dn ; une foule immense et inquite lentourait, car le but de cette runion avait transpir, les Arabes taient accourus de tous cts afin de connatre la dcision qui allait tre prise. Toutefois, aux chefs qui avaient pris part aux discussions de la veille tait venu se joindre un dernier dont linfluence allait tre dcisive sur la rsolution de rassemble : ctait Sidi-el-Arrach, marabout centenaire, dont le nom tait entour dun respect presque gal celui de Mahhi-ed-Dn. Il dclara que, dans un rve, il avait vu Abd-el- Kader, assis sur un sige dhonneur et

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rendant la justice. Or, il se trouva que Mahhi-ed-Dn avait eu galement un songe analogue : Sidi Abd-elKader-ed-Djilaly lui tait apparu dans son sommeil, et, aprs lui avoir rappel la prophtie faite Baghdad, il avait ajout : Ton fils, ou toi, devez tre sultan des Arabes. Si tu acceptes le pouvoir pour ton propre compte, ton fils mourra ; si tu lacceptes pour lui, tu mourras bientt. En prsence de cette concidence de rves, que nous ne discutons pas, mais qui ne saurait paratre trange chez un vieillard dont lesprit a t occup toute une journe dune affaire aussi grave, la rsistance de Mahhi-ed-Dn cessa. Il fit appeler son fils, et aprs lui avoir expos la demande des Hachems et des Beni-Amers : Si tu tais appel commander aux Arabes, lui dit-il, comment les gouvernerais-tu ? Le livre de la loi la main, et, si la loi me lordonnait, je ferais moi-mme une saigne derrire le cou de mon frre. A ces mots, qui devaient rsumer toute la conduite politique dAbd-el-Kader vis--vis du peuple arabe, mais qui faisaient connatre en mme temps la ncessit dun gouvernement juste et svre dans les circonstances o lon se trouvait, Mahhi-ed-Dn sappuya sur lpaule de son fils, sortit de la tente, suivi de tous les chefs qui depuis deux jours avaient

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pris part aux dlibrations, et, prsentant Abd-el-Kader la foule assemble : Voici, dit-il, le sultan annonc par les prophties : cest le fils-de Zohra. Obissez-lui comme vous mobiriez moi-mme. Que Dieu vienne en aide au sultan ! . Une immense acclamation rpondit ces paroles du marabout. Aussitt Abd-el-Kader, montant cheval, parcourut, au milieu des cris dallgresse, les flots dune foule en dlire se prcipitant sur ses pas, baisant ses mains, ses jambes, ses triers, ses vtements, et faisant retentir les airs de ce cri que Mahhied-Dn avait profr une premire fois : Allah insor es-soultn ! (Que Dieu vienne en aide au sultan !) Abd-el-Kader avait alors vingt-quatre ans.

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IIIABD-EL-KADER. Soumission de Mascara. Le djehd. Premiers actes de gouvernement. Refus des chefs de reconnatre Abd-el-Kader. Il les combat. Blocus dOran. Le kadhi dArzew. Attaque dOran. Le gnral Desmichels Oran. Prise de Tlemsen. Mort de Mahhi-ed-Dn.

Abd-el-Kader vient dtre proclam sultan ; mais par qui ? par trois tribus assembles. Son pouvoir est donc encore bien restreint. Comment va-t-il lagrandir ? Comment cet homme qui, au moment o il est appel au pouvoir, possde seulement une somme de 2 boudjoux (3 fr. 50) attache dans le pan de son bournous, arrivera-t-il faire face aux dpenses dun gouvernement rgulier ? Comment parviendra-t-il briser la rsistance de chefs rivaux, donner des lois aux deux tiers de lAlgrie, lutter enfin pendant

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quinze ans contre une arme que la France se verra force de porter au chiffre effrayant de 106 000 hommes ? Cest l assurment une tude digne de lattention de lhistoire, et qui ne sera pas sans quelque utilit pour ceux qui criront un jour celle de lAlgrie. Afin de bien saisir le point de dpart dAbd-elKader, rappelons quelle tait la situation de la province dOran la fin du mois de novembre 1832. Cinq influences principales se partagent le pays : lest, cest celle de Sy-el-Aribi qui sexerce dans la portion voisine du Chlif ; louest, cest BenNouna, matre de Tlemsen, qui est parvenu se faire nommer khalifah (lieutenant) du sultan du Maroc ; au nord, et dans toute la portion place dans le voisinage dOran, cest Moustapha-ben-Ismal et son neveu El-Mezari, anciens chefs du makhzen turc ; au sud, cest El-Ghomary, cheikh de limportante tribu des Angads; au centre, enfin, rgne linfluence de Mahhi-ed-Dn. Encore, au milieu de cette division des pouvoirs, ne comptons-nous pas limportante ville de Mascara, qui sest constitue en petite rpublique, et se gouverne laide dune djema (conseil) choisie parmi les habitants notables. Tels sont les premiers obstacles quAbd-el-Kader voit se dresser devant lui. Lun deux doit, il est vrai, non-seulement disparatre, mais encore se chan-

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ger pour lui en appui : cest Mascara. A peine, en effet, la population de cette ville a-t-elle eu connaissance des vnements qui viennent de saccomplir dans la plaine de Ghris que, grce aux incitations de Sid-Aly-el-Iesir, elle reconnat le nouveau sultan et lui adresse des dputs. Dans les circonstances o se trouvait plac lmir, lacte de Mascara tait un vnement considrable : dsormais le gouvernement dAbd-el-Kader avait un centre, le jeune sultan une capitale. Abd-el-Kader se hta den aller prendre possession. Le premier soin de lmir, en arrivant Mascara, fut de se rendre la mosque pour appeler les bndictions de Dieu sur luvre quil allait entreprendre. Une foule immense ly suivit, acclamant le sultan, de qui elle espre la cessation des maux auxquels le pays est en proie depuis bientt trois annes. Mais Abdel-Kader nest pas enivr par ces cris de joie ; il ne songe quau but quil poursuit. Il a compris que, pour anantir les rsistances des grands et celles des tribus makhzen, il lui faut chercher un appui dans les masses, cest--dire dans les tribus hostiles aux anciens reprsentants du gouvernement turc ; que, pour obtenir cet appui, il est ncessaire de donner satisfaction au vu quelles forment unanimement : la guerre sainte, vu contre lequel sefforcent en vain de lutter les chefs qui, proccups seulement de leurs intrts, se dis-

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putent le pouvoir. Sous linfluence de ces penses, le fils de Mahhi-ed-Dn, aprs avoir accompli sa prire, monte dans la chaire sacre do les fidles sont habitus entendre la khotba. Cest pour la premire fois quil va parler en public ; il est mu, mais bientt son motion passera dans lauditoire. Abd-el-Kader commence par rappeler les faits qui ont eu lieu depuis deux ans dans lancien beylik de louest ; loccupation dOran par les chrtiens, la ncessit de purger de leur prsence une terre musulmane, denlever les populations un joug impie ; il peint les dangers que court la religion, montre que les Franais sont impuissants, puisquils se tiennent enferms derrire leurs remparts ; ds lors il suffit dun effort pour les expulser de la province. Mais, pour que cet effort soit couronn de succs, il est ncessaire que tous, oubliant leurs anciennes haines et jusqu leurs intrts pour la cause sacre de la religion menace, se lvent comme un seul homme et, comme un seul homme, marchent contre linfidle. Cest ce prix quils obtiendront la victoire. Quant moi, ajoute lmir en terminant, si jai accept le pouvoir, cest pour avoir le droit de marcher le premier et de vous conduire dans les combats de Dieu. Je suis prt; mais je suis prt aussi me ranger sous la loi de tout autre chef que vous jugeriez plus apte et plus digne que moi de vous commander,

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pourvu quil sengage prendre en main la cause de notre foi. A ces mots, Abd-el-Kader est interrompu par les cris de la foule, par les serments quelle lui fait de le suivre aveuglment partout et toujours. Puisquil en est ainsi, scrie lmir, que Dieu nous vienne en aide : je proclame la guerre sainte. Cette dcision tait, il faut le reconnatre, un acte de politique habile. Dun seul mot, en effet, Abd-elKader venait de prendre le pas sur tous ses comptiteurs, car il tait vident que le pouvoir ne devait revenir qu lhomme qui se constituerait le champion du djehd. Or, lui, et lui seul, stait pos et avait t accept comme le vrai dfenseur de la foi ; par consquent, les autres chefs se trouvaient placs dans cette situation fatale, ou de se ranger sous ses ordres, ou, sils sy refusaient, de perdre laffection des Arabes sur lesquels ils sefforaient dtablir leur influence. Lappel aux combats de Dieu que venait de faire Abd-el-Kader avait enfin pour lui un dernier avantage : il mettait de son ct tout le parti religieux, tous les marabouts, toutes ces confrries secrtes connues sous le nom de Khouns dont les ramifications stendent non-seulement dans les diverses parties de lAlgrie, mais encore jusquau fond du Maroc. Au sortir de la mosque, lmir fut conduit par

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la foule la hakouma (maison du gouvernement). Il sy enferma aussitt afin dcrire aux divers chefs de la province et de leur annoncer les vnements qui venaient de saccomplir. Dans les lettres quil leur adressa, il ne leur demandait pas de le reconnatre (cet t mettre son pouvoir en question) ; il se bornait leur donner rendez-vous, pour les premiers jours de janvier 1833, sous les murs dOran. Sans doute le jeune sultan ne se flattait point de voir ses comptiteurs accepter, sans mot dire, la position dinfriorit quil leur faisait ; mais il savait aussi que leur refus le grandirait dans lesprit des masses, et cela au dtriment de ces mmes chefs qui auraient refus de le suivre alors quil arborait le drapeau du djehd. En attendant le jour assign aux hostilits, Abd-elKader pourvut au commandement des diverses tribus qui lavaient proclam, ou qui, depuis lors, staient ranges sous ses lois ; il mit leur tte des hommes rsolus et dvous. Ctaient : Kaddour-ben-Kada-elAkhal, pour les Hachems-Gharabas ; Ben-Ali-benYaref, pour les Hachems-Cheragas ; Zin-ben-Aouda, pour les Beni-Amers ; Abd-Allah-ben-el-Akhal, pour les Medjahers ; pour les Gharabas enfin, Habib-bouAlem. Quant ses rivaux, ntant pas encore assez puissant pour les renverser, il se borna leur envoyer linvestiture en son nom. Ctait toujours une manire de constater sa supriorit sur eux.

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Enfin lpoque fixe pour le rendez-vous quil a assign sous les murs dOran aux divers chefs de la province est arrive ; Abd-el-Kader, la tte de 1600 cavaliers, se dirige sur lancienne capitale du beylik de louest, et bientt il peut constater quaucun autre contingent ne sest prsent. Que faire ? Assurment ce nest pas avec les forces dont il dispose quil a lespoir de nous chasser de la ville. Cependant, il combattra, car le combat sera pour lui une prise de possession : il constatera aux yeux de tous quil a t le premier lever ltendard de la guerre sainte. Abd-el-Kader fut repouss, mais le but quil stait propos tait atteint. Dsormais il avait acquis la confiance du peuple un titre que nul autre ne pouvait lui disputer et, de plus, ce titre tait scell du sang de sa famille : un de ses neveux avait t tu par une balle chrtienne. Lmir, en se retirant, donna lordre aux Gharabas de tenir Oran strictement bloqu. Tout individu apportant des denres dans la ville devait tre, pour ce seul fait, jug et condamn mort. A dfaut de leurs contingents, Abd-el-Kader avait reu sous les murs dOran plusieurs rponses des chefs quil avait convoqus pour le djehd ; les autres rponses lattendaient Mascara. Tous refusaient de marcher sous ses ordres. Ceux-ci, le faisaient dans des termes convenables ; ceux-l, au contraire, tournant en moquerie sa jeunesse, rpondaient par

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lironie. Ds ce moment, lmir put se convaincre quil navait pas seulement combattre les chrtiens, mais encore, et avant tout, des chefs intresss au maintien de lanarchie, car lanarchie leur laissait au moins lesprance dune domination partielle. La lutte, dans ces conditions moins favorables que celles quAbd-el-Kader avait peut-tre rves, ne lui parut pas cependant impossible. Il tait vident que le peuple, les hommes sages et ceux qui composaient le parti religieux, las des divisions intestines, de luttes qui ne pouvaient tourner quau profit de quelques ambitieux, taient du ct du fils de Mahhied-Dn. Le parti hostile se rduisait donc des chefs dont la rsistance tait bien plus facile vaincre que celle qui serait venue des masses. La situation une fois claircie par les lettres quil a reues, Abd-elKader se met rsolument luvre. Les Franais, il na pas sen proccuper pour le moment ; il lui suffit de ritrer les ordres de blocus quil a donns. Cest contre les chefs qui lont mconnu ou insult que vont se diriger ses premiers coups ; cest sur les dbris de leur pouvoir quil doit lever le sien. Eux dtruits, il entamera alors la lutte avec les chrtiens, car il pourra grouper des forces qui, divises, sont frappes dimpuissance. A la tte de 4 000 cavaliers fournis par les Hachems, les Beni-Amers et les Gharabas, Abd-el-Kader

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se porte tout dabord vers le Chlif o commande Sy-el-Aribi, ennemi dautant plus redoutable quil reprsente linfluence fodale, quand il reprsente, lui, linfluence religieuse. Les premiers combats livrs par le jeune mir ne furent pas heureux. Repouss du pays des Flittahs, il se dirige sur la Mina, soumet les tribus qui occupent cette valle, et, runissant leurs contingents ceux qui marchent dj sous ses drapeaux, il savance jusque chez les montagnards de lOuarsenis, dont lattitude le dcide rtrograder. Cette expdition navait pas t favorable au nouveau sultan, car, en dfinitive, et part quelques combats heureux, elle se traduisait par une retraite dont les consquences pouvaient tre fatales un pouvoir naissant. Cependant, Abd-el-Kader avait tir un enseignement de cette rapide campagne ; il stait assur que les chefs secondaires qui lavaient combattu staient montrs hostiles beaucoup moins par dvouement pour Sy-el-Aribi qu cause de lincertitude du but que lui-mme semblait poursuivre. Lmir navait-il pas proclam la guerre sainte ? ne sen tait-il pas pos comme le champion ? Et cependant son premier acte, aprs sa dmonstration contre Oran, tait de faire la guerre aux tribus qui navaient pas voulu reconnatre son autorit ! Combattait-il donc, comme les autres, dans un intrt personnel ? La

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guerre quil faisait tait-elle dirige contre les musulmans ou contre les chrtiens ? Abd-el-Kader, afin de dtruire la mauvaise impression cause par son expdition dans lest, rsolut de la terminer par une attaque sur Oran. Il sy dcidait regret, car il ntait pas prt ; il le faisait uniquement pour donner satisfaction aux marabouts et aux Khouns, sur lesquels il sappuyait. Cest dans sa marche du Chlif sur Oran que lmir fit procder lenlvement du kadhi dArzew, Sid-Ahmed-benTahar, dont il avait t autrefois llve. Cet vnement a une certaine importance, parce quil a t prsent comme un exemple de la cruaut dAbd-elKader. Nous allons voir ce quil faut penser de cette accusation. Lmir, dans le principe, ne se rendait un compte exact, ni de la puissance de la France, ni du concours que ses flottes pouvaient apporter aux armes de terre ; il avait donc conu lespoir quil suffirait dun blocus rigoureux pour nous forcer vacuer Oran. La garnison de cette ville ayant t porte deux bataillons, les tribus des environs avaient rpondu cette augmentation de leffectif en largissant le vide autour de la ville. Ds lors, plus de denres, plus de viande frache, plus de bl, disette absolue, et telle quun retard dans les arrivages par mer aurait pu compromettre la sret de la place. Aux yeux dAbd-el-Kader, exactement

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instruit par des espions dvous de tout ce qui pouvait lintresser, une semblable situation finirait, en nous fatiguant, par nous dcider abandonner notre conqute. Lexcution stricte du blocus devait, dans sa pense, amener ce rsultat, et cest pour ce motif que, comme nous lavons dit, il avait prononc la peine de mort contre quiconque, en introduisant des denres dans la place, aiderait ainsi les chrtiens prolonger leur rsistance. Malgr cette dfense, le kadhi dArzew, petit port situ 36 kilomtres dOran, se croyant suffisamment en sret, parce quen cas de danger il esprait avoir le temps de fuir par mer, allch dailleurs par 1 perspective dun gain sans limites, nous avait livr un certain nombre de ttes de btail et, chose bien autrement grave aux yeux dAbd-el-Kader, quelques chevaux pour la remonte de notre cavalerie. Plusieurs fois dj lmir avait crit Sid-Ahmed-ben-Tahar pour lui reprocher sa conduite et sa trahison ; aux avis avaient succd les menaces : menaces et avis navaient produit aucun rsultat. Une plus longue tolrance et t un signe dimpuissance : Abd-el-Kader se dcida faire un exemple sur ce transfuge de la cause musulmane. DEl-Bordj il slance dans la plaine de lHabra, pousse une pointe vers Arzew et fait enlever le kadhi, sur lequel on trouve un certain nombre de lettres crites par le gnral Boyer, commandant

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Oran. En prsence dune culpabilit aussi vidente, Sid-Ahmed-ben-Tahar fut conduit Mascara, o il dut attendre que lmir, de retour de lexpdition quil allait diriger sur Oran, ft en mesure de statuer sur son sort. Aprs cette expdition insignifiante, puisquelle se borna quelques coups de fusil changs avec nos avant-postes, Abd-el-Kader reprit en toute hte le chemin de sa capitale, car il voulait sauver la vie de celui qui avait t son matre. Il esprait y parvenir au moyen dune combinaison quil se chargeait de faire accepter par ses principaux chefs. Cette combinaison consistait faire racheter la vie de Sid-Ahmed moyennant une ranon de 100 fusils et de 500 douros (2500 fr.). De cette manire, largent que ce dernier avait gagn dans son commerce avec les chrtiens tournerait contre ces derniers, puisquil fournirait un moyen de les combattre. Cette proposition, malgr les protestations du vieux Mahhi-ed-Dn, fut porte par lun des serviteurs de lmir la famille de Sid-Ahmed et aux habitants dArzew. Par malheur, les ngociations stant prolonges, Abd-el-Kader dut se rendre chez les Beni-Amers , afin de prsider au rglement de quelques affaires. Pendant son absence, Mahhi-ed-Dn, dans la conviction quun exemple tait ncessaire, et que plus il frapperait haut, plus il ferait sur les Arabes un effet salutaire, prit sur lui de traduire Sid-Ahmed

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devant un medjls, qui le condamna mort. Sans doute larrt tait juste et conforme aux lois de la guerre ; mais son excution fut accompagne de circonstances horribles dont on a voulu faire peser la responsabilit sur Abd-el-Kader. On rapporte que, dans un accs de fureur sauvage, lun des bourreaux, nomm Ould-Ben-Khalil, arracha avec la pointe dun peron les yeux du malheureux kadhi ; mais rien ne tmoigne quun ordre aussi cruel ait t donn par Mahhi-edDn. Quant Abd-el-Kader, la preuve de son innocence rsulte de la prcaution mme qui fut prise de juger et de faire excuter le kadhi dArzew pendant son absence. On a pu voir, par les faits que nous venons de rapporter, combien la puissance de lmir tait encore peu considrable dans la province dOran. Malgr toute linfluence de Mahhi-ed-Dn mise au service de son fils ; malgr les incitations des marabouts plaidant, au nom dun principe sacr, la cause dun autre marabout; malgr les efforts du parti religieux et ceux des diverses confrries de Khouns, Abd-el-Kader navait pu asseoir son pouvoir dans lest, et il en tait toujours rduit aux quelques tribus qui lavaient acclam, ou qui, depuis lors, staient ranges sous sa loi. Mais les vnements ne vont pas tarder se drouler avec rapidit. Ce pouvoir, que lmir navait pu constituer encore, il nous tait rserv de le crer de nos propres mains,

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et de commettre ainsi une faute qui na pu tre rpare quau prix de torrents de sang et dimmenses trsors. Au moment o Abd-el-Kader fut proclam sultan par les Hachems, les Beni-Amers et les Gharabas, le gnral Boyer commandait Oran ; de fait, sinon de droit, il y exerait un pouvoir indpendant du gnral en chef, correspondait directement avec le ministre de la guerre, et, directement aussi, recevait ses ordres. Cette situation, dont on verra tout lheure les consquences, avait donn lieu, dans les derniers mois de 1832, des rclamations de la part du gnral en chef, le duc de Rovigo. Il y avait t fait droit, et le 23 avril 1833, le gnral Desmichels arrivait Oran pour remplacer le gnral Boyer. Il nentrait pas dans le caractre du nouveau gnral, homme dentreprise et daction, de continuer le rle auquel stait rduit son prdcesseur, qui, moins dy tre forc par lennemi, avait constamment tenu ses troupes enfermes dans les murs dOran. Le gnral Desmichels rsolut de prendre loffensive ; il y tait dailleurs oblig par la situation de blocus dans laquelle Abd-el-Kader treignait la garnison. Le moment tait admirablement choisi pour entrer dans cette voie nouvelle. Abd-el-Kader tait trop occup par les affaires de son petit gouvernement, par les difficults intrieures quil avait vain-

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cre, par les comptiteurs quil pouvait redouter, pour donner toute son attention la guerre avec les Franais. Il stait dailleurs convaincu, par lexprience de sa campagne dans lOuarsenis, que du moment o, en proclamant la guerre sainte, il navait pas abattu toutes les rsistances, il lui fallait attendre, pour marcher contre Oran, que, la province entire tant soumise, il pt en runir tous les contingents contre nous. Par consquent, dans sa pense, la guerre avec la France ntait que le corollaire de la reconnaissance de son autorit par toutes les tribus. Linaction du gnral Boyer avait pu lui donner lespoir darriver cette soumission; le plan du gnral Desmichels contrariait donc ses projets. Il ne saurait entrer dans le cadre de ce travail de faire ici lhistorique des combats qui furent la consquence de la dcision prise par le gnral Desmichels ; il nous suffira de rappeler quils eurent pour rsultat loccupation dArzew et de Mostaghanem, et ltablissement de blockhaus destins protger les abords dOran contre les incursions perptuelles des Arabes. Ces diverses oprations donnrent lieu une srie dengagements qui occuprent lanne 1833, et dont le plus important fut lattaque dirige par Abdel-Kader contre Mostaghanem, qui se trouva un moment en danger.

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Linfluence que lmir exerait sur les siens tait dj telle, que, manquant de canons, il avait envoy les Arabes saper, coups de pioche et dcouvert, les murailles de la ville. Cependant, les combats qui eurent lieu pendant lanne 1833 entre les Franais et les Arabes noccuprent pas tellement Abd-el-Kader, quil ne trouvt le temps de diriger quelques expditions contre les chefs ses rivaux. La plus considrable fut celle qui eut pour rsultat la conqute de Tlemsen, occupe jusque-l par Ben-Nouna. Ds ce moment, Abdel-Kader tait matre des deux villes principales de lintrieur; il avait deux points dappui: Mascara et Tlemsen. Ce fut en quittant cette dernire ville que lmir apprit la mort de son pre. Les Arabes ne manqurent pas de voir dans cet vnement laccomplissement de la prdiction faite une anne auparavant par le saint marabout : Si jaccepte le pouvoir, avait-il dit, Abd-el-Kader mourra. Si mon fils est proclam sultan, cest moi qui mourrai bientt, mais les musulmans triompheront. Il ne fallait rien moins que le souvenir de cette prdiction, dont la premire partie confirme devait faire esprer aux Arabes la ralisation de la seconde, pour attnuer les consquences que la perte de Mahhi-ed-Dn pouvait entraner pour lmir. Elle lui enleva, sans doute, un prcieux appui;

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mais le priva-t-elle de direction ? en dautres termes, Abd-el-Kader navait-il t quun instrument jeune, actif, intelligent, dans les mains de son pre ? Les faits vont se charger de rpondre.

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IVLE TRAIT DESMICHELS(1). Premiers rapports avec les Douairs et les Zmlas. Leur retour Abd-el-Kader. Situation des partis. Dsirs rciproques de paix. Premiers prisonniers. Dmarches pour obtenir leur libert. Combat de Temezouar. Ngociations. Trait. Accusations portes contre le gnral Desmichels. La vrit sur le trait.

La situation qui lui tait faite par le systme doffensive du gnral Desmichels proccupait bon droit Abd-el-Kader. En effet, il tait vident pour lui que lalliance de la France avec lun des partis contre lesquels il avait lutter, que ce parti ft reprsent par Sy-el-Aribi, lun des principaux chefs de lest, ou par Moustapha-ben-Ismal, ancien chef du makhzen turc, devait avoir pour rsultat infaillible la destruction de sa puissance naissante. Un moment mme,_______________ 1. Nous avons cru devoir nous tendre sur ce trait, dune part, parce quil a t lorigine de la puissance de lmir ; de lautre, parce que toutes les relations qui en ont t donnes jusqu ce jour sont errones.

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Abd-el-Kader put croire que le rapprochement quil redoutait tait ralis, car les vnements postrieurs se chargeront de prouver que, lorsque nous avons srieusement voulu lalliance des deux grandes tribus des Douairs et des Zmlas, nous lavons obtenue. Avec un peu plus dnergie, et surtout une connaissance plus approfondie des affaires de la province, cette alliance et t conclue ds la fin de 1833. Deux circonstances pouvaient amener ce rsultat. Dans une rhazia opre le 6 aot 1833 par le gnral Desmichels sur les Zmlas, la colonne stait empare dun certain nombre de femmes et denfants appartenant cette puissante tribu. Un seul moyen soffrait aux Arabes dobtenir la restitution des prisonniers : entrer en pourparlers avec le vainqueur ; ils sy dcidrent. Ils dputrent donc quelques-uns des leurs auprs du gnral Desmichels, qui consentit rendre les femmes et les enfants pris dans la journe du 6 aot, mais la condition immdiatement accepte que les Zmlas, renonant obir Abd-el-Kader, viendraient stablir quelques lieues dOran, dans les environs de Miserghin. Cette dfection tait un grave chec pour lmir, car la dmarche de cette tribu pouvait tre considre comme un premier pas vers la soumission, non-seulement des Arabes la France, mais encore, et avant tout, des musulmans aux chrtiens.

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A ce premier motif de proccupation pour Abdel-Kader, tait venu sen joindre un second. Les Douairs, tribu sur de la tribu des Zmlas, et qui constituaient avec elle la portion la plus importante de lancien makhzen turc, avaient t habitus de tout temps entretenir avec Oran un commerce que leur proximit de cette ville rendait encore plus fructueux. La dfense faite sous peine de mort par Abd-el-Kader de ne vendre aucune denre aux chrtiens avait port aux Douairs un prjudice considrable. Pour les entraner dans son systme de blocus, lmir leur avait fait valoir que cette situation ne se prolongerait pas au del de deux ou trois mois ; mais ce terme tait dpass depuis longtemps, il allait bientt atteindre celui dune anne sans avoir amen lvacuation annonce. Les Douairs avaient commenc murmurer, puis des murmures ils avaient pass loubli complet des prescriptions du sultan, de telle sorte quils en taient arrivs frquenter ostensiblement le, march dOran. Les chtier ! Abd-el-Kader ne losait pas, car cet t les obliger peut-tre imiter lexemple des Zmlas. Il fallait donc conjurer, autrement que par la force, le double danger que prsentaient la dfection des Zmlas et linfraction commise par les Douairs aux prescriptions du blocus ; lmir y russit. Il dpute auprs de ces deux tribus des marabouts dont il connat linfluence ; fait reprsenter celle-ci com-

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bien sa soumission aux chrtiens est avilissante pour des musulmans, celle-l comment, par un dsir immodr de lucre, elle compromet le succs prochain de ses combinaisons ; lune et lautre il fait reprocher enfin leur conduite indigne de vrais croyants et leurs rapports avec les oppresseurs de la religion. Grce au zle dploy par les marabouts, au prestige quexerce sur tous sa qualit de moudjahed(1), Abdel-Kader triomphe de la rsistance des Zmlas et des Douairs; les premiers quittent les cantonnements de Miserghin, les seconds cessent leurs rapports commerciaux avec Oran, qui se trouve immdiatement replong dans la disette. Lavantage quil vient de remporter na point fait toutefois disparatre aux yeux du jeune mir la gravit du danger auquel il a t assez heureux pour chapper. Il a pu juger combien les Arabes sont encore indociles ses lois ; combien il lui faut de temps pour assouplir les tribus nominalement soumises, dompter celles qui obissent une autre influence. Mais, aussi, il a vu, par les dmarches du gnral Desmichels auprs des Douairs et des Zmlas, par tout ce quil sait dOran, que les Franais bloqus aspirent trouver un alli qui leur fournisse ce dont ils manquent. Cet alli, il faut quil le soit, afin dviter quun autre, en le devenant,_______________ 1. Combattant pour la guerre sainte.

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narrive prendre sur la province dOran linfluence quil a besoin dy exercer. Abd-el-Kader nest donc pas loign daccepter la paix ; seulement, comme sa loi religieuse ne lui permet pas de loffrir aux chrtiens, il est ncessaire quil se la fasse proposer. De son ct, le gnral. Desmichels, aprs avoir signal son arrive par des combats, inclinait galement vers un arrangement. La dsertion des Zmlas, la cessation de tous rapports avec les Douairs, lavaient mis dans une situation critique, quant aux approvisionnements. Il sentait le besoin dune alliance et linutilit de toutes ces expditions qui, commences par une pointe pousse quelques lieues dOran, se traduisaient forcment en une retraite vers la cte, puisque toute base dopration manquait lintrieur. Or il fallait bien reconnatre quaux yeux de la gnralit des Arabes, ces retraites obliges ntaient autre chose que des dfaites, ou tout au moins un signe dimpuissance. Placs dans cette situation, les deux partis ntaient pas loigns de se rapprocher ; loccasion seule avait manqu : elle ne devait pas se faire longtemps attendre. Dans les derniers jours du mois doctobre 1833, un nomm Kaddour, de la tribu des Bordjia, arrive Arzew porteur de quelques provisions. Au moment de quitter la ville, il manifeste des craintes pour la sret de son dpart et demande une escorte pour laccompagner jusqu un point quil indique.

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Lofficier qui commandait Arzew eut limprudence daccder ce dsir, et donna Kaddour quatre soldats commands par un sous-officier. La dmarche de Kaddour cachait une trahison. A une lieue dArzew, les cinq cavaliers sont envelopps par une centaine dArabes ; lun deux est tu, les autres faits prisonniers et conduits Mascara. Ce fait, dailleurs si peu important, devait amener le regrettable trait du 26 fvrier 1834. Le gnral Desmichels, peu habitu encore cette guerre dembuscades, mais domin par le noble dsir dobtenir la libert des quatre prisonniers, crivit Abd-el-Kader la lettre que voici : Je nhsite pas faire auprs de vous une dmarche que ma position met interdite, si elle ne mtait pas dicte par lhumanit. Je viens donc rclamer de vous la libert des Franais qui, commands pour protger des Arabes et les soustraire la vengeance dautres Arabes, sont tombs dans un criminel guet-apens. Je ne puis croire que vous mettiez des conditions ma demande, car, lorsque nagure le sort des armes fit tomber entre mes mains des Gharabas et des Zmlas, je nen ai pas mis moi-mme, et je les ai rendus aprs les avoir combls de soins. Jespre donc que si vous tenez tre considr comme un grand de la terre, vous ne resterez pas en arrire de gnrosit, et que vous mettrez en libert les trois Franais et lItalien qui sont en votre pouvoir.

Dans la situation, une pareille lettre tait une imprudence. Elle avait, en outre, le tort grave dinvoquer,

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pour obtenir la remise des prisonniers, un motif qui ntait pas rellement srieux ; car, la France tant en guerre avec Abd-el-Kader, lmir avait le droit de mettre en tat de blocus les villes que nous occupions, de punir les Arabes qui introduisaient des denres dans nos murs, et de retenir prisonniers les soldats franais qui protgeaient cette dsobissance. Le gnral Desmichels avait fait Abd-el-Kader la partie trop belle pour que celui-ci ne profitt pas de lavantage qui lui tait laiss. Il rpondit donc au gnral la lettre que nous reproduisons sans commentaire : Jai reu la lettre dans laquelle vous mexprimez lespoir dobtenir la libert des quatre prisonniers qui sont entre mes mains. Jai compris tout ce quelle contenait. Vous me dites que, malgr votre position, vous avez consenti faire la premire dmarche ; ctait votre devoir suivant les rgles de la guerre. Chacun son tour entre ennemis : un jour pour vous, un jour pour moi ; le moulin tourne pour tous deux, mais toujours en crasant de nouvelles victimes. Pour moi, quand vous avez fait des prisonniers, je ne vous ai pas fatigu de dmarches en leur faveur. Jai souffert, comme homme, de leur malheureux sort ; mais, comme musulman, je regardais leur mort comme une vie nouvelle. Aussi nai-je jamais demand leur grce. Vous me dites que ces Franais taient l pour protger des Arabes. Ce ne saurait tre une raison pour moi ; car, protecteurs et protgs sont tous mes ennemis, et tous ceux qui dans la province dOran sont chez vous sont de mauvais croyants qui ignorent leur devoir.

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Vous vous vantez davoir rendu gratuitement les Gharabas et les Zmlas; cela est vrai. Mais vous aviez surpris des hommes vivant sous votre protection, et approvisionnant chaque jour vos marchs ; votre arme les avait dpouills de tout ce quils possdaient. Si, au lieu de porter vos coups sur des hommes qui vous rendaient service, vous tiez sortis de votre territoire ; si vous aviez attaqu des hommes qui sy attendissent, tels que les Beni-Amers ou les Hacheurs, vous pourriez juste titre parler de votre gnrosit, et mriter, en leur rendant la libert, les louanges que vous revendiquez pour avoir pill les Zmlas, et prtendu mme que jtais tomb entre vos mains. Quand vous sortirez dOran, une ou deux journes, jespre que nous nous verrons, et lon saura qui, de vous ou de moi, doit rester matre du pays.

Le dfi lanc par Abd-el-Kader dune manire si hautaine appelait une rponse, et le gnral Desmichels ntait pas homme la faire longtemps attendre. Le 2 dcembre 1833, il allait la porter Abd-elKader, camp en ce moment dans un endroit appel Temezouar, chez les Zmlas. Le combat fut vif, et, comme dans toutes les occasions, les deux partis sattriburent la victoire par le motif que, si nos troupes pouvaient avec raison prtendre quelles avaient eu lavantage dans lattaque, les Arabes, de leur ct, pouvaient dire, avec plus ou moins de bonne foi, que nous avions recul, puisque, en dfinitive, nous tions rentrs dans Oran, accompagns par une fusillade plus fatigante que dangereuse.

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Le gnral Desmichels, parfaitement convaincu que le combat de Temezouar nous avait t favorable, crut que, malgr la lettre quil venait de recevoir de lmir, ce succs lui permettait de faire une nouvelle tentative en faveur de nos quatre prisonniers. Il crivit donc une seconde fois Abd-el-Kader, et (imprudence bien autrement grave que celle quil avait prcdemment commise) il prit, en terminant cette lettre, linitiative dune dmarche directe en faveur de la paix. Vous ne me trouverez jamais sourd, disait-il, aucun sentiment de gnrosit, et sil vous convenait que nous eussions ensemble une entrevue, je suis prt y consentir, dans lesprance que nous pourrions, par des traits solennels et sacrs, arrter leffusion du sang entre deux peuples qui sont destins par la Providence vivre sous la mme domination. (6.dcembre 1833.)

Cette lettre prouvait Abd-el-Kader quil ne stait pas tromp en prjugeant le dsir que le gnral avait de la paix. Dsormais il tait matre de la situation, car, nayant plus redouter les Franais, il pouvait venir bout de ses rivaux. Cependant, quelque joie que dt ressentir lmir de ce triomphe, il se garda bien den rien tmoigner. Accder sans rsistance la proposition qui lui tait faite, cet t montrer que lui-mme avait besoin de la paix ; attendre, au contraire, ntait-ce pas donner une preuve de force, et par ce moyen rendre son adversaire moins

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difficile sur le trait lui-mme ? Abd-el-Kader prit donc le parti de laisser sans rponse la lettre du gnral Desmichels ; mais en mme temps, pour lentretenir dans le dsir manifest une premire fois, il le fit circonvenir par les deux juifs Bouchnak et Mardoche-Amar et les chargea secrtement du soin dexcuser auprs du commandant dOran le peu dattention, quil semblait accorder sa premire dmarche, et de le dcider en faire une plus claire et plus catgorique. On comprend aujourdhui les fautes commises dans les premires annes de la conqute, lorsquon voit un gnral franais subir une aussi misrable influence ! Malheureusement, les faits sont l pour prouver quil y cda, car un mois aprs sa seconde lettre, du 6 dcembre, le gnral Desmichels crivait Abd-el-Kader : Nayant pas reu de rponse la lettre que je vous ai adresse, je dois supposer quelle ne vous est pas parvenue, plutt que de penser que vous navez pas voulu vous occuper des propositions quelle contenait.

Le gnral Desmichels terminait enfin cette troisime lettre par une proposition de paix plus directe qui prouve combien lmir tait fidlement et habilement servi par ses deux mandataires : Il ne vous reste donc rien de mieux faire, si vous voulez vous maintenir au rang lev o les circonstances vous ont plac, que de vous rendre mon invitation, afin qu

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lombre des traits que nous cimenterions fortement entre nous, les tribus puissent se livrer la culture de leurs champs fertiles et jouir de toutes les douceurs de la paix.

Abd-el-Kader, ayant obtenu la dmarche claire, prcise, quil dsirait, navait plus de motif dajournement, puisquil pouvait prouver aux siens que la paix lui tait demande. Il rpondit au gnral Desmichels quil acceptait louverture des confrences. Jai reu votre lettre, jen ai compris le contenu, et jai vu avec satisfaction que vos intentions taient daccord avec les miennes. Jy ai trouv galement la certitude de votre loyaut, et vous pouvez compter que les engagements que nous prendrons ensemble seront, de mon ct, observs avec une fidlit rigoureuse. A cet effet, jenvoie auprs de vous deux grands personnages de notre arme, Miloud-ben-Arach et Ould-Mahmoud. Ils confreront, en dehors dOran, avec Mardoche-Amar, et lui feront connatre mes propositions. Si elles sont acceptes par vous, vous pouvez lenvoyer aussitt auprs de nous, et nous achverons le trait afin de faire cesser au plus tt les haines et les inimitis qui nous divisent, et de les remplacer par lamiti qui dsormais devra rgner entre nous. Vous pouvez compter sur moi, car je nai jamais manqu la foi promise.

Le gnral Desmichels, voyant la tournure pacifique que prenaient les affaires dans la province dOran, stait empress dinformer le gouvernement de la situation des choses, et de lui demander lautorisation de traiter avec Abd-el-Kader. Il lobtint. Mais, en mme temps quil la transmettait, le ministre faisait connatre quelles conditions le gnral devait

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ngocier la paix. Ces conditions taient les suivantes : 1 Reconnaissance de la souverainet de la France par Abd-el-Kader, qui prterait foi et hommage (sic) au roi des Franais; payement dun tribut annuel. 2 Reconnaissance par la France dAbd-el-Kader comme bey dun certain nombre de tribus; investiture donne par le roi. 3 Importation et exportation par le port dOran de tous les objets ncessaires aux Arabes, ou vendus par les Arabes. 4 Engagement pris par lmir de nacheter que chez nous les armes et les munitions de guerre. 5 Envoi dagents franais auprs dAbd-el-Kader afin de servir dintermdiaires entre les commandants le la province et le bey. Mais, pendant que ces instructions partaient de Paris, les vnements avaient march Oran. Miloudben-Arach, envoy par son matre pour saboucher, en dehors de la ville, avec Amar, et apprendre de lui les propositions du gnral Desmichels, stait arrt nos avant-postes, o tait venu le trouver, suivi de tout ltat-major de la division, le juif indigne auquel tait confi le soin de reprsenter la France ! Ce fut l que, dans une longue confrence, furent exposes et commentes les diverses propositions faites par le gnral Desmichels. De celles de lmir, il nen fut pas

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question. Ben-Arach annona seulement quil allait rendre compte Abd-el-Kader de tout ce qui stait pass, et il exprima lespoir dun retour prochain. Cette premire confrence eut lieu le 4 fvrier 1834. Le 25 du mme mois, Ben-Arach tait de retour Oran, o cette fois il se dcidait entrer, car, aprs bien des difficults, Abd-el-Kader avait obtenu de ses principaux chefs leur adhsion la paix. Le lendemain, 26 fvrier, une confrence eut lieu, la suite de laquelle le gnral Desmichels apposa sa signature sur le fatal trait auquel il devait attacher son nom. Ce trait, rdig en six articles sur deux colonnes dont lune contenant le texte franais, lautre le texte arabe, est ainsi conu :Le gnral commandant les troupes franaises dans la ville dOran et le prince(1) des fidles Sid-el-Hadj Abd-el-Kader ben Mahhi-ed-Dn ont arrt les conditions suivantes : Art. 1er. A dater de ce jour, les hostilits entre les Franais et les Arabes cesseront. Le gnral commandant les troupes franaises(2) et lmir Abd-el-Kader ne ngligeront rien pour faire_______________ 1. Le mot mir employ dans le texte arabe implique par luimme lide de prince indpendant. Il dtruit donc toute pense de vassalit. 2. Le gnral Desmichels, en se nommant le premier dans le protocole, avait videmment lintention de se donner le pas sur Abd-el-Kader ; aux yeux des Arabes, il faisait le contraire. La politesse arabe exige, en effet, que lon dise : moi et vous, et non pas vous et moi. Pour que le but du gnral ft atteint, il et t ncessaire quil se nommt le premier dans le texte franais, et le second dans le texte arabe.

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rgner lunion et lamiti qui doivent exister entre deux peuples que Dieu a destins vivre sous la mme domination(1). A cet effet, des reprsentants(2) de lmir rsideront Oran, Mostaghanem et Arzew, de mme que pour prvenir toutes collisions entre les Franais et les arabes, des officiers franais rsideront Mascara. Art. 2. La religion et les usages des Arabes seront respects et protgs. Art. 3. Les prisonniers seront immdiatement rendus de part et dautre. Art. 4. La libert du commerce sera pleine et entire(3). Art. 5. Les militaires de larme franaise qui abandonneraient leurs drapeaux seront ramens par les Arabes. De mme, les malfaiteurs arabes qui, pour se soustraire un chtiment mrit(4), fuiraient leurs tribus et viendraient chercher un refuge auprs des Franais, seront immdiatement remis aux reprsentants(5) de lmir aux trois villes maritimes occupes par les Franais. Art. 6. Tout Europen qui serait dans le cas de voyager_______________ 1. Cest de ces expressions de deux peuples que Dieu a destins vivre sous la mme domination, que le gnral Desmichels a voulu induire la reconnaissance de la souverainet de la France sur Abd-el-Kader ; mais lmir naurait-il pas pu tirer des mmes mots linduction tout oppose ? 2. Le texte arabe dit consuls et non pas reprsentants. Reconnatre les consuls dune puissance, nest-ce pas reconnatre par mme son indpendance ? 3. La traduction du texte arabe est celle-ci : Le march (souk) sera libre, et pas un ne sopposera lautre. Encore convient-il dajouter que le mot souk signifie le lieu o se tient le march, et nullement le march dans le sens gnral que nous donnons ce mot quand nous disons, par exemple, le march financier. 4. Mrit nest pas dans le texte arabe. 5. Consuls et non pas reprsentants.

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dans lintrieur sera muni dun passeport vis par les reprsentants de lmir et approuv par le gnral commandant, afin quil puisse trouver dans toute la province aide et protection. Fait en double expdition Oran, le 26 fvrier 1834. Le gnral commandant, Baron DESMICHELS. (Au-dessous de la colonne qui contient le texte arabe se trouve le cachet dAbd-el-Kader.)

Ainsi venait dtre non-seulement reconnue, consacre, la puissance de lmir, mais encore il traitait dgal gal avec le gnral Desmichels, cest-dire avec le roi des Franais, puisque le trait devait tre soumis la sanction du chef de ltat. Est-il besoin de faire remarquer combien peu lacte sign par le gnral Desmichels se rapporte aux instructions quil a reues ? De la reconnaissance de la souverainet de la France, il nen est pas mme question ; de limites dans lesquelles doit se trouver circonscrit le pouvoir dAbd-el-Kader, dotages, de tribut, pas davantage. Les ngociateurs semblent adopter le statu quo, la France se rserver Oran, Mostaghanem, Arzew, el, du moins par son silence, abandonner lmir le reste, non-seulement de la province dOran, mais encore de la partie que nous noccupons pas de la province dAlger. (Nous verrons plus tard que telle fut linterprtation donne par

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Abd-el-Kader et par le gnral Desmichels lui-mme.) Rien ne manque au trait pour bien consacrer la puissance de lmir et lgalit qui doit prsider ses rapports avec le roi des Franais, car les deux souverains conviennent de senvoyer rciproquement des consuls et de saccorder rciproquement lextradition des malfaiteurs. Ds lors, tait-ce bien le cas dannoncer le trait du 26 fvrier comme sil se ft agi dun triomphe, et demployer le tlgraphe pour dire au gouvernement : Je vous annonce la soumission de la province dOran, la plus considrable et la plus belliqueuse de la rgence. Ce grand vnement est la consquence des a