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Douleurs, 2007, 8, 6 342 ÉDITORIAL Absence de prise en charge de la douleur et responsabilité d’un centre hospitalier Nathalie Lelièvre * Par décision du 13 juin 2006, la res- ponsabilité administrative d’un centre hospitalier a été retenue pour absence de prise en charge de la douleur d’un patient admis aux urgences. PRÉSENTATION DES FAITS Le 24 novembre 2001, une personne âgée de 87 ans est admise aux urgences pour une rétention aiguë d’urine. Ce patient est atteint depuis deux ans d’un cancer du rein non opéré. Il décédera dans la soirée. QUELLE A ÉTÉ LA PRISE EN CHARGE DU PATIENT ? Vers 8 heures 30, ce patient est admis aux urgences. À la suite de deux tentatives infructueuses de sondage, une échographie est réalisée à 11 heures. Dans l’attente d’un appel de l’urologue, l’interne tente à nouveau un sondage avec succès à 15 heures 30. À 17 heures 30, le patient est transféré au centre hospitalier départemental avec l’accord du chirurgien viscéral. Vers 18 heures 30, le patient décède. QUELS SONT LES FAITS REPROCHÉS ? La fille du défunt ne conteste pas les conditions de prise en charge de son père. En effet, le décès de son père n’est pas la conséquence ni d’un retard de prise en charge ni d’une éventuelle inadaptation de celle-ci. En revanche, il est mis en avant l’absence totale de prise en charge de la douleur : « Aucune administration d’antal- gique ; le centre hospitalier ne démontre ni l’impossibilité d’administrer à l’intéressé des antalgiques majeurs par voie veineuse ou sous-cutanée en raison de son âge et de sa tension artérielle, ni, dans cette hypothèse, l’absence d’utilité de l’administration par voie orale d’antalgiques mineurs ; que, compte tenu de l’état de souffrance et de la pathologie de Monsieur L, l’absence de tout traitement antalgique est constitutive d’une faute de nature à engager la res- ponsabilité du centre hospitalier ». DÉROULEMENT DE LA PROCÉDURE Le 10 janvier 2002, la commission de conciliation du centre hospitalier s’est réunie « Les constations de fait ne sont pas contestées par les parties. Elle a constaté qu’aucun antalgique n’avait été administré au patient ». Tant le tribunal administratif que la cour d’appel reprochent l’absence de prise en charge de la douleur du patient : « […] L’absence de tout traitement antalgique est constitu- tive d’une faute de nature à engager la responsabilité du centre hospitalier ». La faute retenue à la charge de l’établissement est bien l’absence de toute prise en charge de la douleur du patient. Cette faute a aggravé les souffrances physiques subies par Monsieur L. avant son décès. Dès lors les conditions de droit pour retenir la responsabilité de l’établissement sont bien réunies : une faute, un dommage et le lien de causalité. C’est donc à bon droit que la demande de la fille du défunt a été retenue : « Considérant qu’il résulte de ce qui précède que Mme L. est fondée à soutenir que c’est à tort que le tri- bunal administratif a limité à 1 euro le montant de l’indem- nité mise à la charge du centre hospitalier ; qu’il y a lieu de porter à 1 500 euros le montant de cette condamnation […] ». Cette décision de la cour d’appel appelle plusieurs observa- tions. Précisions sur la procédure Comme les faits se sont produits dans un établissement public, la demande d’indemnisation est formée contre l’hôpital et devant le tribunal administratif. C’est pour cette raison que le centre hospitalier est mis en cause. Accentuer la prise en charge de la douleur des personnes âgées Cette décision nous montre tout l’intérêt du troisième plan douleur de citer parmi les cibles la prise en charge de la douleur de la personne âgée. Le troisième plan va même * Juriste spécialisée en droit de la santé, AEU droit médical, DESS droit de la santé, Certificat d’aptitude à la Profession d’Avocat, Membre de la commission « Éthique et Douleur », Espace Éthique Méditerranéen, Chargée de Conférence.

Absence de prise en charge de la douleur et responsabilité d’un centre hospitalier

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Douleurs, 2007, 8, 6

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É D I T O R I A L

Absence de prise en charge de la douleur et responsabilité d’un centre hospitalier

Nathalie Lelièvre

*

Par décision du 13 juin 2006, la res-ponsabilité administrative d’un centrehospitalier a été retenue pour absencede prise en charge de la douleur d’unpatient admis aux urgences.

PRÉSENTATION DES FAITS

Le 24 novembre 2001, une personneâgée de 87 ans est admise aux urgences pour une rétentionaiguë d’urine. Ce patient est atteint depuis deux ans d’uncancer du rein non opéré. Il décédera dans la soirée.

QUELLE A ÉTÉ LA PRISE EN CHARGE DU PATIENT ?

Vers 8 heures 30, ce patient est admis aux urgences. À lasuite de deux tentatives infructueuses de sondage, uneéchographie est réalisée à 11 heures.Dans l’attente d’un appel de l’urologue, l’interne tente ànouveau un sondage avec succès à 15 heures 30.À 17 heures 30, le patient est transféré au centre hospitalierdépartemental avec l’accord du chirurgien viscéral.Vers 18 heures 30, le patient décède.

QUELS SONT LES FAITS REPROCHÉS ?

La fille du défunt ne conteste pas les conditions de prise encharge de son père. En effet, le décès de son père n’est pasla conséquence ni d’un retard de prise en charge ni d’uneéventuelle inadaptation de celle-ci.En revanche,

il est mis en avant l’absence totale de priseen charge de la douleur :

« Aucune administration d’antal-gique ; le centre hospitalier ne démontre ni l’impossibilitéd’administrer à l’intéressé des antalgiques majeurs par voieveineuse ou sous-cutanée en raison de son âge et de sa tensionartérielle, ni, dans cette hypothèse, l’absence d’utilité del’administration par voie orale d’antalgiques mineurs ; que,compte tenu de l’état de souffrance et de la pathologie de

Monsieur L,

l’absence de tout traitement antalgique estconstitutive d’une faute de nature à engager la res-ponsabilité du centre hospitalier

».

DÉROULEMENT DE LA PROCÉDURE

Le 10 janvier 2002, la commission de conciliation du centrehospitalier s’est réunie « Les constations de fait ne sont pascontestées par les parties. Elle a constaté qu’aucun antalgiquen’avait été administré au patient ».

Tant le tribunal administratif que la cour d’appel reprochentl’absence de prise en charge de la douleur du patient :

« […]L’absence de tout traitement antalgique est constitu-tive d’une faute de nature à engager la responsabilitédu centre hospitalier ».

La faute retenue à la charge de l’établissement est bienl’absence de toute prise en charge de la douleur du patient.Cette faute a aggravé les souffrances physiques subies parMonsieur L. avant son décès. Dès lors les conditions dedroit pour retenir la responsabilité de l’établissement sontbien réunies : une faute, un dommage et le lien de causalité.C’est donc à bon droit que la demande de la fille du défunta été retenue : « Considérant qu’il résulte de ce qui précèdeque Mme L. est fondée à soutenir que c’est à tort que le tri-bunal administratif a limité à 1 euro le montant de l’indem-nité mise à la charge du centre hospitalier ; qu’il y a lieu deporter à 1 500 euros le montant de cette condamnation[…] ».

Cette décision de la cour d’appel appelle plusieurs observa-tions.

Précisions sur la procédure

Comme les faits se sont produits dans un établissementpublic, la demande d’indemnisation est formée contrel’hôpital et devant le tribunal administratif. C’est pour cetteraison que le centre hospitalier est mis en cause.

Accentuer la prise en charge de la douleur des personnes âgées

Cette décision nous montre tout l’intérêt du troisième plandouleur de citer parmi les cibles la prise en charge de ladouleur de la personne âgée. Le troisième plan va même

* Juriste spécialisée en droit de la santé, AEU droit médical,DESS droit de la santé, Certificat d’aptitude à la Professiond’Avocat, Membre de la commission « Éthique et Douleur »,Espace Éthique Méditerranéen, Chargée de Conférence.

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au-delà en précisant que la douleur doit être anticipée etutilise la notion de « bientraitance » en référence à la priseen charge de la douleur des personnes âgées.

Des résistances semblent perdurer lors de la prise en chargede la douleur des personnes âgées. Pourtant le texte de loiprécise bien L1110-5 : « […] Toute personne a le droit derecevoir des soins visant à soulager sa douleur. Celle-ci doitêtre en toute circonstance prévenue, prise en compte ettraitée ».

Il n’est pas demandé aux professionnels de santé de fairedes miracles mais tout de même il existe une marge entrene pas prendre en charge du tout la douleur (absence d’éva-luation et de traitement) et tenter de soulager la douleur parla mise en place d’un traitement. On ne reprochera pasà un professionnel de santé la persistance de douleur sile médecin a pris en charge son patient dans les règles del’art. L’obligation à la charge du médecin est de s’efforcerde soulager les douleurs (obligation de moyen et non derésultat).

En l’occurrence dans la présente affaire, il est mis en évi-dence que le centre hospitalier ne prouve pas l’impossibilitéou de contre-indication à la mise en place d’un traitementantalgique. Dans ces conditions, l’absence de traitementantalgique constitue bien une faute.

Observation à l’attention des pouvoirs publics

Il est à souhaiter que l’annonce de cet été du ministère dela santé d’envisager de dérembourser les traitements antal-giques de palier I va être abandonnée et en lieu et placedévelopper les formations sur la prise en charge de la douleur.De plus, il serait grand temps de permettre aux profession-nels d’accomplir cette noble mission de soulager la douleurdes patients dans des conditions décentes (disponibilité,personnel suffisant) et de ne pas se limiter à des annoncesde plan.

LA COUR ADMINISTRATIVE D’APPEL DE BORDEAUX

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e

Chambre

Mme Marie D L

N

°

03BX01900

13 juin 2006

• Vu la requête enregistrée au greffe de la cour le 9 septembre2003 sous le n

°

03BX01900, présentée pour Mme Marie D.,celle-ci demande à la cour :

– D’annuler le jugement du tribunal administratif de Saint-Denis de la Réunion en date du 21 mai 2003 en tant qu’ila limité à 1 euro le montant de l’indemnité que le centrehospitalier a été condamné à lui verser en réparation dupréjudice moral qu’elle a subi en raison des conditionsde prise en charge de son père au service des urgencesle 24 novembre 2001 ;

– de condamner le centre hospitalier à lui verser une indem-nité de 15 245 euros ainsi qu’une somme de 1 525 eurosen application de l’article L 761-1 du code de justiceadministrative ;

• Vu l’ensemble des pièces du dossier ;

• Vu le code de justice administrative ;

Les parties ayant été régulièrement convoquées à l’audience ;

Considérant que Monsieur L., alors âgé de 87 ans, atteintdepuis deux ans d’un cancer du rein non opéré et présentantune rétention aiguë d’urine, a été admis le 24 novembre2001 vers 8 heures 30 au service des urgences du centrehospitalier ; qu’à la suite de deux tentatives infructueusesde sondage, une échographie a été réalisée à 11 heuresdonnant lieu à un compte rendu vers 12 heures 30 ; quel’interne a tenté de joindre au téléphone l’urologue du centrehospitalier départemental F G., et, dans l’attente d’un rappelpar celui-ci, a décidé d’un nouveau sondage qui a été pratiquéavec succès à 15 heures ; que l’intéressé a été transféré aucentre hospitalier départemental à 17 heures 30, après quele chirurgien viscéral de ce centre eut, en l’absence del’urologue, donné son accord à 15 heures 30 ; qu’il estdécédé dans ce centre vers 18 heures 30 ;

Considérant qu’il ne résulte pas de l’instruction, et queMme D.L. ne soutient d’ailleurs pas, que le décès de son pèreserait imputable à un éventuel retard dans sa prise encharge au service des urgences ou à une éventuelle inadap-tation de celle-ci ; qu’elle n’est donc, en tout état decause, pas fondée à demander que le centre hospitalier soitdéclaré responsable du préjudice moral qu’elle a subi à raisondu décès de son père ;

Considérant, en revanche, que la commission de conciliationdu centre hospitalier, qui s’est réunie le 10 janvier 2002 etdont les constatations de fait ne sont pas contestées par lesparties, a considéré qu’aucun antalgique n’avait été administréà M. L. ; que le centre hospitalier ne démontre ni l’impossi-bilité d’administrer à l’intéressé des antalgiques majeurs parvoie veineuse ou sous-cutanée en raison de son âge et de satension artérielle, ni, dans cette hypothèse, l’absence d’utilitéde l’administration par voie orale d’antalgiques mineurs ; que,compte tenu de l’état de souffrance et de la pathologie deM. L, l’absence de tout traitement antalgique est constitutived’une faute de nature à engager la responsabilité du centrehospitalier ; que cette faute a aggravé les souffrancesphysiques subies par M. L. avant son décès ; qu’il sera faitune juste appréciation du préjudice moral que sa fille, pré-sente au service des urgences, a elle-même subi à raison descirconstances précitées ayant entouré le décès de son père,en condamnant le centre hospitalier à lui verser une indem-nité de 1 500 euros ;

Considérant qu’il résulte de ce qui précède que Mme D. L. estfondée à soutenir que c’est à tort que le tribunal administratifde Saint-Denis de la Réunion a limité à 1 euro le montant de

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l’indemnité mise à la charge du centre hospitalier ; qu’ily a lieu de porter à 1 500 euros le montant de cettecondamnation ; qu’à supposer que le centre hospitalierait entendu, par la voie de l’appel incident, demanderl’annulation du jugement attaqué, il y a lieu également derejeter ses conclusions en ce sens ;Sur l’application de l’article L 761-1 du code de justice admi-nistrative :Considérant que, dans les circonstances de l’affaire, il ya lieu de condamner le centre hospitalier à verser àMme D. L. une somme de 1 300 euros au titre des fraisexposés et non compris dans les dépens.

DÉCIDE

Article 1

er

: Le montant de l’indemnité mise, par le jugementdu tribunal administratif de Saint-Denis de la Réunion du21 mai 2003, à la charge du centre hospitalier en réparationdu préjudice moral subi par Mme L. est porté à 1 500 euros.Article 2 : Le jugement du tribunal administratif de Saint-Denis de la Réunion en date du 21 mai 2003 est réformé ence qu’il a de contraire au présent arrêt.Article 3 : Le centre hospitalier versera à Mme L. unesomme de 1 300 euros en application de l’article L 761-1 ducode de justice administrative.Article 4 : Le surplus des conclusions de la requête estrejeté.Article 5 : Les conclusions présentées par la voie de l’appelincident par le centre hospitalier sont rejetées.Après avoir entendu au cours de l’audience publique du16 mai 2006 :– le rapport de Mme Fabien, premier conseiller,– et les conclusions de Mme Jayat, commissaire du gouver-nement ;M. Madec, Président.

Correspondance : N. LELIÈVRE,e-mail : [email protected]

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Docteur Alain SerrieDépartement de Médecine de la Douleur, Médecine palliative et Urgences céphaléesHôpital Lariboisière2, rue Ambroise Paré75475 Cedex 10.

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