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Ageron- Jules Ferry et la question algérienne en 1892 (d'après quelques inédits)

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JULES FERRY ET LA QUESTION ALG?RIENNE EN 1892

(D'APR?S QUELQUES IN?DITS)

Tous les historiens connaissent le magistral rapport de Jules Ferry sur

L'organisation de l'Alg?rie, l'un des ?crits les plus lucides (i) qu'ait jamais inspir? cette colonie ? n?cessairement livr?e au conflit de deux races rivales, l'europ?enne et l'indig?ne ?. Ce rapport parlementaire (2), publi? en 1892, sous le titre Le gouvernement de l'Alg?rie (3), avait ?t? r?dig? au nom de la Commission s?natoriale d'?tude des questions alg?riennes, que Jules Ferry pr?sidait depuis le 17 mars 1891.

Cette Commission extraordinaire dite des Dix-Huit fut institu?e ? la suite d'une v?ritable mise en accusation de l'administration alg?rienne par le rapporteur du budget de l'Alg?rie, le s?nateur Pauliat et de la d?mission du gouverneur g?n?ral Tirman, qui suivit l'interpellation. Jules Ferry, qu'un voyage priv? en Alg?rie fait en 1887 avait directement int?ress? aux affaires alg?riennes, avait alors demand? et obtenu la constitution d' ? une grande Commission d'Enqu?te ? l'anglaise ? pour d?terminer face ? ? la crise alg?rienne ? les r?formes n?cessaires.

Apr?s avoir arr?t? son programme d'enqu?te et provoqu? ? Paris m?me de nombreuses d?positions

? lesquelles aussit?t rendues publiques form?rent

la mati?re d'un volumineux in-quarto (4) ?, la Commission d?cida d'envoyer une d?l?gation en Alg?rie, conduite par Jules Ferry en personne. Le voyage d'enqu?te dura 53 jours, du 19 avril au 4 juin 1892 ; la d?l?gation, compos?e de sept s?nateurs, parcourut plus de 4 000 km et recueillit les avis et dol?ances des colons et des musulmans dans quelque 102 centres diff?rents, dont 89 villages de colonisation. Les s?nateurs entendirent tous ceux qui voulaient se pr?senter, conseils ?lus, djem?as indig?nes, notables, voire simples particuliers ; ils re?urent aussi d'innombrables p?titions r?dig?es en fran?ais et en arabe. C'est assez dire l'importance et la valeur documen

taire de cette enqu?te exceptionnelle pour l'historien de l'Alg?rie.

(i) Ce fut l'avis imm?diat du plus comp?tent directeur des affaires indig?nes qu'ait eu

l'Alg?rie sous la IIIe R?publique, le colonel Rinn, l'historien de ? l'insurrection de 1871 ? : ? Votre rapport restera la meilleure chose ?crite sur l'Alg?rie et le document auquel reviendront

toujours les hommes de gouvernement et les futurs historiens de ce pays ? (lettre in?dite ?

Ferry, 7 novembre 1892). (2) S?nat. Doc. Pari. Annexes, y$?an.ce du 27 octobre 1892. (3) C'est un petit volume de 116 pages, chez A. Colin (1892). Mes citations renvoient ? cet

ouvrage commode, cf. aussi Robiquet, Discours et opinions de J. Ferry, t. VII, p. 286-328. (4) ? Commission d'?tude des questions alg?riennes ?, d?positions du 1er mai au 20 juillet 1891,

Paris, 1891, in-40, 373 p. (deux musulmans seulement avaient d?pos? : Mohammed ben Ranal et le Dr Ben Iyarbi).

128 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

Dans les limites de ce bref article, nous voudrions seulement faire conna?tre le compte rendu que Jules Ferry fit lui-m?me de cette enqu?te ? ses coll?gues demeur?s ? Paris, et ?tudier les conclusions personnelles qu'il en tira. Bien que l'essentiel de ces conclusions en mati?re politique et administrative ait pass? dans son Rapport pr?cit?, il nous a sembl? indispensable de publier d'abord l'ensemble des r?flexions de Jules Ferry sur la question alg?rienne en 1892, telles que nous les ont fournies ses divers

manuscrits conserv?s aux archives Ferry de Saint-Di?, ainsi que les proc?s verbaux de la Commission s?natoriale (1).

Iva disparition pr?matur?e de Jules Ferry, le 17 mars 1893, conf?re ? ces lignes in?dites presque la valeur d'un testament de politique alg?rienne, cependant que l'impuissance de la Commission s?natoriale, d?sormais

priv?e de son animateur, ? faire aboutir la politique que Jules Ferry pr?conisait, ajoute encore ? ces textes l'am?re saveur d'une occasion perdue.

* *

Son voyage d'?tude achev?, la d?l?gation s?natoriale rentrait ? Paris le 6 juin 1892. D?s le 15 juin, Jules Ferry r?unissait la Commission des Dix-Huit au complet et la mettait au courant des r?sultats de cette enqu?te. Jules Ferry affirma tout d'abord que ce voyage lui avait personnel lement permis de se forger ? une conviction sur un certain nombre de

points ? : d?sormais ? les grandes lignes d'une politique se d?gagent ? mes yeux ?.

C'?tait constater en peu de mots un important changement. Alors que le 6 mars 1891 Jules Ferry avouait au S?nat que, sauf en mati?re de scola

risation, il ne se croyait pas en ?tat de pr?coniser face ? la crise alg?rienne ? un syst?me plut?t que l'autre ?, alors que le 8 f?vrier 1892 il d?clarait encore ? croire ? la n?cessit? de r?formes profondes ?, mais ? au point de vue

budg?taire, administratif et gouvernemental ?, il est clair que d?sormais son opinion ?tait faite et que son programme de r?formes se trouvait singuli?rement ?tendu.

Jules Ferry expliqua ensuite ? ses coll?gues la m?thode de travail que les d?l?gu?s avaient suivie : ? La Commission avait tenu ? p?n?trer ? l'int?

rieur du pays, ? voir les colons et les indig?nes sur place, ? [entendre] autre chose que les politiciens. ?

A vrai dire, ceux-ci avaient le plus souvent manifest? leur hostilit? de principe (2), voire m?me proclam? leur refus de r?pondre : deux Conseils

(i) Il existe sur ? les travaux de la Commission des Dix-Huit ? une th?se annexe dactylo graphi?e, due ? un conseiller de l'Union fran?aise, M. Kenneth Vignes, dans laquelle l'auteur a pr?sent? une analyse du compte rendu de voyage de Jules Ferry. I^a publication in?dite que je propose tient compte : i? des proc?s-verbaux manuscrits de la Commission d?pos?s aux archives du S?nat ; 2? des 9 pages manuscrites de notes non r?dig?es des Archives Ferry (Ab 6) ; 3? des carnets personnels de Jules Ferry. Bile s'?claire gr?ce aux 43 pages de brouillons du

rapport d?finitif (y compris les passages ratur?s) (Arch. Ferry Aa), et ? la correspondance adress?e ? Jules Ferry venant d'Alg?rie (correspondantsMasqueray-Flandin-Giraud-Mollet, etc.).

(2) Il est ? remarquer qu'en 1891 les Conseils g?n?raux unanimes avaient demand? que ? les s?nateurs veuillent bien se rendre le plus t?t possible en Alg?rie ? (Alger, session avril et

octobre 1891), ? pour faire l'enqu?te dans la colonie m?me ? (Constantine, avril 1891), et ? afin que les conseils ?lus de l'Alg?rie soient consult?s ? (Oran, avril 1891), ? alors les erreurs produites ? la tribune du S?nat tomberont d'elles-m?mes ?. Mais le rapport Burdeau, les d?bats de la Chambre et le retournement de la presse m?tropolitaine leur avaient montr? que l'opinion n'?tait plus d?cid?e ? s'en laisser conter.

C.-R. AGER0N. JULES FERRY ET LA QUESTION ALG?RIENNE 129

g?n?raux sur trois (1) avaient d?cid? la gr?ve des r?ponses et les journalistes alg?riens la gr?ve des nouvelles concernant la Commission. Les journaux ne purent d'ailleurs pas respecter la r?gle du silence qu'ils s'?taient na?ve

ment impos?e, pr?f?rant discr?diter les travaux de ? la caravane parle mentaire ? et la personne m?me de Jules Ferry (2). Le Conseil g?n?ral d'Alger de son c?t?, apr?s avoir ignor? la Commission s?natoriale pendant treize mois, consentit finalement, apr?s une laborieuse discussion, ? nommer une Commission charg?e de r?pondre au questionnaire s?natorial (3). Mais le Conseil g?n?ral de Constantine, qui avait vot? solennellement le 9 octobre 1891 qu'il s'abstiendrait de r?pondre ? l'enqu?te du S?nat, ? cet acte d'accusation de l'Alg?rie ?, ne se d?dit pas (4).

En Commission, Jules Ferry ne pr?cisait pas qu'il avait personnellement tenu ? tracer lui-m?me l'itin?raire de la Commission pour ?chapper ? l'action de ces m?mes politiciens (5). Mais il rassura cependant les s?nateurs. Ils avaient vu tout ce qu'ils voulaient voir :

Les indig?nes nous ont accueillis comme les envoy?s de la Providence. Cette

enqu?te ?tait faite pour eux, nul ne l'ignore. Mais la chose ?tait connue au fond des solitudes... La Commission a partout accueilli des groupes d'Arabes ou de

Kabyles qui, fort au courant de notre itin?raire, sortaient en quelque sorte de terre ? notre passage (6).

En ce qui concernait les musulmans, la Commission interrogea donc, pr?cisait Jules Ferry, non seulement ? les ca?ds et les membres des djem?as, mais des notables, voire des gens de la rue comme ? Adelia et ? Kalaa ?. Il aurait pu ajouter ces jeunes musulmans francis?s qui s'?taient spon tan?ment pr?sent?s, ceux-l? m?mes qu'avec une ?tonnante intuition poli

(i) I^e Conseil g?n?ral d'Oran, gr?ce ? la pr?sence d'H. Giraud, amical correspondant de Jules Ferry, accepta de r?pondre par ?crit ? la Commission, mais ne demanda pas ? ?tre entendu. I^es parlementaires de l'Oranie, Eug?ne Etienne et Saint-Germain, refus?rent leur t?moignage. I,e d?put? Bourlier ne parla que des colons. Quant au s?nateur Jacques, il faisait partie de la Commission. Tous redoutaient qu'on diminue les attributions des conseillers g?n?raux et des

maires alg?riens en mati?re d'administration des biens indig?nes. (2) Quelques exemples suffiront ? donner le ton : ? 1/Alg?rie se moque de M. Ferry. Nous

avons connu d'autres fl?aux et nous en avons eu raison ? {Vigie alg?rienne, 26 juillet 1891). ? Il n'y a pas ? r?pondre aux s?nateurs... Il n'y a pas de milieu. Il faut marcher dans le sens

arabe ou dans le sens fran?ais... Il faut donner satisfaction aux int?r?ts fran?ais {ibid., 10 ao?t 1891). La D?p?che alg?rienne (25 f?vrier 1892) mettait en garde ? contre le sentimen talisme pu?ril des Burdeau, Ferry et Combes ?.

(3) Elle devait d'ailleurs, le 18 avril 1893, condamner violemment ? les rapports de MM. Ferry et Jonnart, qui ont pour pr?texte la protection des indig?nes... et pour but la des

truction de nos libert?s d?partementales et communales ?. Jules Ferry avait justement not? que ? ce parti pris de nous discr?diter tenait ? un malentendu sur le mot assimilation ?, mais l'assimilation (les ? libert?s communales et d?partementales ?) n'?tait-elle pas le ? pr?texte ? et la domination des indig?nes le ? but ? ?

(4) Iye mot d'ordre lanc? par Thomson et Iyesueur avait ?t? repris par Bertagna, pr?sident du Conseil g?n?ral, et maire de B?ne. (lorsque la Commission passa ? B?ne, il se fit

excuser.) (5) Cf. lettre (in?dite) de Masqueray ? Ferry (9 juin 1892) : ? D'apr?s le peu que j'ai entendu

dire, vous avez eu bien raison de vous tracer un itin?raire ind?pendant en tant que pr?sident de la Commission. ? I^a presse locale ne cacha pas que les parlementaires alg?riens s'effor?aient de passer avant la Commission, de chapitrer leur monde et de provoquer des d?positions (exemple Akhbar, 29 septembre 1891 : ? Vous vous m?lez de ce qui ne vous regarde pas... I?. deputation alg?rienne s'immisce partout et cr?e un d?sordre inou?... ?). Il y eut m?me des incidents ? Tlem cen, ? Miliana, ? Jemmapes...

(6) Dans ses notes, Jules Ferry ?crit : ? I^es t?moins ? les suppliants ? sortent du

sol. ?

R. H. M. C. ? 1963 9

i3o REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

tique, il baptisa dans ses Carnets : ? Iye parti des Jeunes ? (i). De cette multiplicit? des t?moignages, Jules Ferry tirait d'ailleurs une conclusion optimiste : ? Il r?gne une grande libert? de langage : c'est un peuple exp? ditif, un peu criard, mais la v?rit? s'?chappe de toutes parts. ? Cependant, il ?tait bien conscient que cela tenait avant tout ? ? la confiance ? qu'avait suscit?e l'arriv?e de la Commission :

Cette confiance bruyamment manifest?e avait quelque chose de touchant, lyes indig?nes sont tr?s reconnaissants de ce que le Parlement veut faire pour eux :

c'est la premi?re fois qu'il leur vient de la m?tropole des t?moignages aussi manifestes de sa justice et de sa bienveillance (2).

Du c?t? des Europ?ens (3) furent entendus ?galement tous ceux qui le demand?rent, ?lus locaux, commer?ants, colons, forestiers et quelques petits fonctionnaires dont on respecta, ? leur demande, l'anonymat. En g?n?ral, les conditions politiques de l'enqu?te et les campagnes d'une partie de la presse locale avaient mis les Europ?ens sur la d?fensive. Ils firent surtout entendre des dol?ances d'ordre ?conomique et des revendications concernant leur s?curit?. Seuls les administrateurs et les hauts fonction naires s'?lev?rent ? des consid?rations de politique g?n?rale ; mais ?? et l? fus?rent ce que Jules Ferry appelait ? de mauvais propos ? l'?gard des indig?nes ? et ? un curieux ?tat d'esprit en ce qui concerne l'instruction des indig?nes ? et les pr?occupations de la Commission (4).

Jules Ferry fut aussi d?favorablement impressionn? par l'absence de civisme et les r?clamations des Europ?ens :

I^eur premier mot est : ne nous croyez pas riches (5) : ... ils veulent payer le moins possible d'imp?ts et ils se plaignent d'?tre ob?r?s apr?s 12 ou 15 ann?es

de vaches maigres... Ils se plaignent de ne pas avoir l'outillage suffisant (manque de routes, voies ferr?es trop ch?res).

Or, Jules Ferry d?clarait avoir constat? simultan?ment que gr?ce aux

imp?ts arabes la situation financi?re des communes ?tait excellente puisque, malgr? les d?penses

(i) I/expression, qui deviendra courante apr?s 1900, est absolument insolite ? cette date. Mais ces jeunes musulmans rencontr?s en 1892 se retrouverons apr?s 1900 dans le mouvement

? Jeune Alg?rien ?.

(2) l^a premi?re fois depuis la IIIe R?publique, car Napol?on III avait manifest? sa solli citude envers les musulmans d'Alg?rie en d?finissant une ? politique de civilisation ?, malheu reusement trop peu connue.

(3) Au recensement de 1886, l'Alg?rie comptait 219 000 Fran?ais et naturalis?s et 217 000 ?trangers (dont 144 000 Espagnols), mais la loi de ? naturalisation automatique ? de 1889 devait multiplier les Fran?ais (267 000 en 1891).

(4) Cf. les proc?s-verbaux r?dig?s et publi?s par H. Pensa (dans L'Alg?rie, Paris, 1894, in-8?, 464 p.), mais de mani?re tr?s ?dulcor?e. Exemples : ? Personne en Alg?rie ne croit au succ?s

de l'enseignement des indig?nes, c'est une utopie sugg?r?e ? l'?tat par des fonctionnaires ?

(p. 452). ? 1/Arabe oubliera ce qu'il a appris... Un ma?on construira un gourbi comme tous ceux de ses voisins, sans apporter aucune am?lioration ? (p. 362). ? 1/Oriental est un buveur de soleil, profession que les Europ?ens ne connaissent pas. Il faut les faire travailler ? (p. 273). ? I^es Arabes volent par instinct... I^a responsabilit? collective apporterait peut-?tre rem?de ? cette situation... ? (p. 203).

(5) Cela r?pondait ? des consignes donn?es par la presse. Exemple : D?p?che alg?rienne (10 mars 1891) : ? Colons alg?riens, soyez sinc?res et ?loquents. Ne vous faites pas trop riches,

on vous ferait payer de nouveaux imp?ts. Ne vous faites pas trop pauvres, on trouverait inutile de d?penser votre argent pour vous construire des routes ou vous donner de l'eau. Ne vous

montrez pas ennemis des Arabes, bien que vous ayez souvent ? vous plaindre de leurs m?faits. On vous traiterait en oppresseurs... ?

C.-R. AGERON. JULES FERRY ET LA QUESTION ALG?RIENNE 131

exag?r?es auxquelles elles se livrent, elles ont des exc?dents (1) de recettes...

(Celles-ci) pourraient ?tre appliqu?es soit au d?gr?vement de l'indig?ne soit ? la constitution d'une caisse des Travaux publics...

Cette situation des communes dites de Plein Exercice auxquelles, pour les faire vivre financi?rement, on annexait des communaut?s indig?nes, douars ou fractions de tribu, l'indigna tout particuli?rement (2). Son rapport imprim? en t?moigne suffisamment, mais plus encore peut-?tre ce passage extrait du premier brouillon manuscrit :

La commune de plein exercice, c'est l'exploitation de l'indig?ne ? ciel ouvert ! Il ?tait habituel jusqu'? l'arriv?e de M. le gouverneur g?n?ral Cambon de

donner en dot aux communes de plein exercice r?cemment cr??es, trop pauvres avec leur poign?e de colons europ?ens pour trouver en elles-m?mes les ressources d'une vie municipale s?rieuse, de vastes sections de communes indig?nes destin?es ? engraisser leurs budgets... Annex?s ? la commune fran?aise, de par nos lois (3), en petite minorit? dans le Conseil municipal, (les douars) subven tionnent les travaux et les progr?s du centre europ?en sans jamais se ressentir des bienfaits de cette civilisation dont leurs imp?ts font les frais. Telle commune habit?e par 300 Fran?ais prosp?re et se d?veloppe depuis qu'on l'a dot?e de 13 000 indig?nes. Telle petite ville de 1 200 ?mes a 29 000 Kabyles ?

absorber... (4).

On comprend mieux apr?s avoir lu ces lignes que Jules Ferry se soit montr? s?v?re pour le colon europ?en d'Alg?rie. Le proc?s-verbal de la commission s?natoriale n'a pas retenu ces jugements qui furent vraisembla blement prononc?s, puisque Jules Ferry les avait not?s. Mais peut-?tre s'abstint-il de les r?p?ter devant ses coll?gues de la Commission parmi lesquels se trouvaient deux s?nateurs de l'Alg?rie, Mauguin et Jacques :

Le colon alg?rien a beaucoup de d?fauts, il est particulariste, il ne demande pas mieux que d'exploiter l'indig?ne et la m?tropole. Son niveau moral et intellectuel est peu ?lev? au-dessus de l'horizon journalier (5), [il est au niveau]

de la moyenne des paysans fran?ais des montagnes au sud de la Loire (Ard?che, C?vennes, et Loz?re). Mais il est souverainement respectable quand on consid?re le travail accompli et l'esprit d'entreprise.

La d?l?gation s?natoriale avait en effet ?prouv? devant la Mitidja ? mieux cultiv?e que la Normandie un sentiment d'admiration v?ritable ?,

mais elle fut d?favorablement impressionn?e par la visite des centres de colonisation.

(i) Pour les ann?es budg?taires dei887?i89i, il y avait de n ? 13 millions de francs de recettes exc?dentaires.

(2) Jules Ferry croyait ? ? tort ? que cette pratique remontait aux d?crets de rattachement

de 1881. Il en ?tait ainsi, en r?alit?, depuis la fondation des premiers centres europ?ens, mais surtout depuis la mise en place du ? r?gime civil ?, apr?s 1870.

(3) Notamment la loi de 1884, prise sous le minist?re Ferry. (4) Il s'agit vraisemblablement de la commune de Cond?-Smendou (Constantinois), pour le

premier exemple, et ? coup s?r de Tizi-Ouzou dans le second : ajoutons qu'il n'y avait que 304 ?lecteurs fran?ais et musulmans dans cette commune de 30 200 habitants.

(5) A M. Dollfus, Jules Ferry disait le 26 mai 1892 : ? I^es colons se pr?occupent peu des int?r?ts g?n?raux de la colonie et de la France. I/esprit public de l'Alg?rie n'est pas encore

majeur... Il se peut que les soucis des difficult?s de l'heure pr?sente rendent les Alg?riens im

propres aux r?flexions que ce voyage nous impose. On ne doit pas avoir cependant contre eux de pr?vention injustifi?e. C'est une race nouvelle en train de se constituer... Maintenir un cou rant d'immigration est cependant un devoir pour que l'esprit fran?ais vivifie sans cesse les centres europ?ens et contrebalance l'esprit local ? (Pensa, p. 363).

REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

On a manqu? de m?thode et d'esprit de suite, disait Jules Ferry, il semble que les villages aient ?t? jet?s au hasard (mauvais choix de l'emplacement

? manque d'eau, mais les terres sont belles partout), les routes font d?faut

presque partout. Les colons ont ?t? mal choisis et ne le sont plus. La justifi cation d'un capital de 8 ooo F (i) est toujours donn?e, mais le capital n'existe

pas. Bref, il ne faut plus de colons pauvres en Alg?rie (2), ce qu'il lui faut ce sont moins des bras que des capitaux.

D'ailleurs, concluait Jules Ferry :

le p?rim?tre de refoulement de la race arabe est atteint ? peu pr?s partout et les limites actuelles de la colonisation ne peuvent plus gu?re ?tre d?pass?es. Le refoulement a ses limites naturelles, nous l'avons appris dans la province de

Constantine (3).

Parmi ces limites, Jules Ferry pla?ait l'ins?curit? qui, dans les campagnes, paraissait grandir avec les progr?s de la colonisation et la mis?re des fellahs : ? L'absence de s?curit? est un fait ? (4), assurait-il ? ses coll?gues, ? le d?velop

pement de la piraterie agricole est une v?ritable calamit? publique ?. Quant aux rem?des, Jules Ferry constatait qu'en territoire militaire, pratiquement non colonis? remarquons-le, ? il n'y avait ni vol, ni ins?curit? ? : il croyait pouvoir attribuer le fait ? la seule action des Commissions disciplinaires

militaires. Il rejetait donc les moyens sugg?r?s par l'administration civile d'Alger, le renforcement des brigades de s?ret?, ? ces brigades sont une erreur : 200 000 F inutiles ?, et se contentait de signaler que ? certains

magistrats avaient propos? une loi sp?ciale [r?primant] le faux t?moignage indig?ne ?. Il s'en tenait au conseil que lui avait sans doute donn? l'ancien directeur des Affaires indig?nes, qui accompagnait comme interpr?te la Commission s?natoriale, le commandant Rinn (5) :

Une juridiction sp?ciale, inspir?e des Commissions disciplinaires, pour juger les vols de bestiaux, les vols dans les champs et dans les fermes ; une juridiction simple et rapide dans laquelle pourrait rentrer le code actuel de l'Indig?nat (6),

mais avec plus de port?e et plus de garanties. Cette juridiction exp?ditive ?tait accept?e par les indig?nes, ils en demandent le retour (7).

(i) Exigible aux termes du d?cret de 1878, qui n'?tait pratiquement pas appliqu?. (2) On se souvient de Napol?on III ?crivant au duc de Malakof? (1862) : ? Je ne veux pas

faire de l'Alg?rie le d?p?t de mendicit? de l'Europe. ?

(3) I? Commission avait ?t? frapp?e par le nombre de centres de colonisation ? l'abandon dans lesquels les concessions avaient ?t? revendues ou sous-lou?es aux anciens propri?taires indig?nes : ? Et les indig?nes expropri?s sont revenus comme khamm?s sur leurs terres. ?

(4) I/examen des statistiques judiciaires montre que les faits ?taient souvent tr?s exag?r?s. Des campagnes politiques sur le th?me de l'ins?curit? visaient surtout ? obtenir le vote d'une loi sur la responsabilit? collective des douars.

(5) I^e commandant Rinn, ancien chef de bureau arabe, avait plusieurs fois propos? ce

syst?me de justice sommaire, directement inspir?e de l'exp?rience des bureaux arabes, ^'admi nistrateur d'El Milia le recommanda aussi ? la Commission.

(6) Sous le nom fautif mais traditionnel de ? Code de l'Indig?nat ?, on d?signait une cat?

gorie d'infractions sp?ciales imputables aux seuls indig?nes et dont la r?pression appartenait soit aux administrateurs de communes mixtes institu?es juges de simple police, soit aux maires

qui d?f?raient les contrevenants devant les juges de paix. Mais le r?gime del'indig?nat compre nait bien d'autres entorses au droit commun ; par exemple des ? peines sp?ciales aux indig?nes ?

(internement, s?questre individuel ou collectif, amende collective, etc.), et la rigueur ? sp?ciale aux indig?nes ? de certaines peines.

(7) Cette derni?re affirmation est trop syst?matique. I^es d?positions devant la Commission s?natoriale ne sont pas unanimes. I^es notables musulmans des campagnes, victimes de vols de bestiaux de la part de certaines bandes organis?es de malfaiteurs, dont certains ?coulaient la viande chez des bouchers receleurs (cf. l'affaire du boucher Sapor, maire d'Aumale !), r?cla

C.-R. AGERON. JULES FERRY ET LA QUESTION ALG?RIENNE 133

Au total, Jules Ferry concluait que l'Alg?rie des colons contenait bien des contrastes : r?ussites et ?checs y alternaient et ? la colonisation se

pr?sent(ait) sous les traits les plus oppos?s ? avec ses ombres, l'endettement des propri?t?s, l'ins?curit?, le refus de l'imp?t et ses lumi?res : ? Cette colonisation jeune ou adolescente a(vait) trouv? quelquefois le succ?s final ? :

C'est la vigne qui l'a fait, c'est elle qui a donn? l'?lan, suscit? l'esprit d'entre

prise, c'est elle qui a donn? l'air de prosp?rit? (1).

Mais Jules Ferry relevait aussi qu' ? il y avait quelque exc?s dans cette monoculture ?, que ? le phyllox?ra repr?sentait pour elle un p?ril immense ?, et que cette culture sp?culative recelait ? un mal profond ?, l'abus des hypoth?ques : ? On a hypoth?qu? tout ce qui peut l'?tre. ? D'un mot, il condamnait les ? exc?s du cr?dit agricole ?, et semblait condamner l'exc?s contraire : ? Le Cr?dit foncier ne pr?te plus, tout se fait par les notaires. ?

A ce ? mal d'argent ? et d'?quipement ?conomique, Jules Ferry indiquait une solution : ? Il faudrait fournir ? l'Alg?rie un capital de 30 ? 40 millions de francs ? employer en travaux publics (2), ou bien lui accorder la per sonnalit? civile pour lui donner les moyens de se les procurer. ? Mais, bien que, comme son ma?tre Stuart Mill, Jules Ferry f?t en principe favorable au self-government pour les colonies de peuplement, il rejetait en fait cette seconde hypoth?se :

Outre qu'il ne serait peut-?tre pas facile d'en faire accepter le principe par le Parlement, les colons ne sont peut-?tre pas arriv?s ? un ?tat d'?ducation

politique qui permette de leur donner l'autonomie (3).

Dans la seconde partie de son expos?, Jules Ferry pr?senta ? ses coll?gues ce qu'avaient ?t? l'attitude et les revendications des Musulmans. Apr?s avoir not? qu'il appartiendrait ? la Commission de veiller ? ce que l'?lan de confiance qu'ils avaient manifest? (? Ils sont pleins de confiance en nous ?) ne f?t pas d??u, qu'il ? fallait y r?pondre par des satisfactions positives ?, Jules Ferry tint ? rassurer les h?sitants :

? J'ai lu quelque part (4) que notre enqu?te troublerait la colonie ; j'estime au contraire qu'elle a rassur? et apais? et qu'elle est un gage de paix ?, et de

maient une ? r?pression plus rapide ?, ? une justice un peu turque ?. Mais d'autres musulmans, surtout citadins, demandaient aussi la suppression ou l'adoucissement des ? lois d'exception sur

rindig?nat ?. Quelques ca?ds seuls ?voqu?rent les administrateurs militaires. (i) Rappelons deux chiffres : en 1880, 23 000 ha de vignes (286 000 hl) ; en 1890, no 000 ha

avec une production de 3 332 000 hl. On avait dit ? 150 000 ha ? ? Jules Ferry, qui r?p?ta ce chiffre dans son Rapport (p. 8).

(2) Cette conclusion un peu inattendue apr?s les propos sur ? l'exploitation de la m?tropole ? ne figure pas dans les notes ?crites de Jules Ferry, mais seulement dans le proc?s-verbal de la Commission g?n?ralement plus concis que le manuscrit de Ferry. Elle fut donc improvis?e.

(3) A la s?ance du 6 juillet 1892, Jules Ferry devait nettement pr?ciser qu'il avait ?t? partisan du budget sp?cial demand? par les colons et d'une certaine autonomie, mais qu' ? apr?s avoir constat? le niveau de l'?ducation politique et ?conomique des Alg?riens (il y avait) renonc? ?. C'?tait revenir au Rapport Pauliat (1891) : ? Serait-ce faire acte de bonne politique que d'abandonner le gouvernement de 3 262 422 indig?nes ? la discr?tion des repr?sentants de ces 219 527 colons ? ?

(4) Probablement, vu les dates, dans la Vigie alg?rienne du 9 avril 1891 : ? I/enqu?te cr?e de l'agitation chez les indig?nes. ? ?

Cependant les services du Gouvernement g?n?ral transmet taient des rapports pessimistes ? Paris sur ? l'?tat d'esprit des indig?nes du Tell ?. I,e gouverneur g?n?ral Cambon accepta m?me, le ier juillet 1892, de signer le classique rapport alarmiste pen dant les p?riodes d'enqu?te m?tropolitaine : ? Iya domination fran?aise est remise en question. ?

134 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

pr?ciser : ? Des satisfactions peuvent ?tre donn?es sans nuire ? la colonisation. Il est beaucoup plus facile de contenter les Arabes que les colons. ?

? Les musulmans, en effet, selon Jules Ferry, s'?taient mis d'accord pour pr?senter leurs revendications ? [ceci para?t bien plus douteux ? l'historien qui conna?t le caract?re traditionnel de ces dol?ances et de ces revendications], et ? les r?clamations qu'ils ont formul?es, ajoutait-il, sont d'ailleurs dans leur ensemble raisonnables, pratiques et mod?r?es ?.

Ce qu'ils ne veulent pas ? ils ne veulent pas ?tre naturalis?s en masse, parce qu'ils craignent la suppression de leur statut personnel, ils ne veulent pas non

plus du service militaire obligatoire (i), ni de l'?cole [fran?aise] obligatoire. Ils repoussent la ? loi d'?tat civil ? (2), c'est-?-dire qu'ils disent : ? Laissez-nous

tranquilles ! ? D'une mani?re g?n?rale, ils ne se plaignent pas d'?tre maltrait?s. Des milliers d'indig?nes que la d?l?gation a entendus ? le fait est important

?

pas un d'eux ne s'est plaint de mauvais traitement. Mais ils disent tr?s haut qu'ils sont appauvris, ruin?s (3).

? Ce qu'ils veulent ? C'est d'abord ?tre d?charg?s du poids des imp?ts. Et quand on leur fait remarquer que l'assiette g?n?rale de l'imp?t arabe n'a pas chang? depuis la domination turque, ils r?pondent non sans raison que ces

imp?ts se sont accrus sous le poids des imp?ts additionnels (imp?ts sur les propri?t?s b?ties, imp?ts des prestations...) (4). On s'arrange pour les leur faire

payer en argent (5) sur le pied singuli?rement ?lev? pour une population si pauvre de 2 F par journ?e [de prestation] (6), et comme le produit n'est jamais consacr? aux chemins vicinaux ? l'usage des douars, la prestation leur appara?t comme une simple aggravation d'imp?t (7) ?. La lezma kabyle (8) est aussi

(i) Iy'id?e du service militaire obligatoire ?tait p?riodiquement lanc?e par quelque homme politique fran?ais, partisan de rassimilation, et de l'octroi de droits politiques aux musulmans. Bruyamment orchestr?e par la presse fran?aise d'Alg?rie, tr?s hostile ? cette politique, la cam pagne aboutissait toujours ? quelque p?tition ou d?marche de protestations plus ou moins spontan?es de la part des musulmans. Il en sera ainsi jusqu'en 1912, date ? laquelle la m?tropole passera outre.

(2) Iya loi sur l'?tat civil du 23 mars 1882 imposait le choix d'un nom patronymique. Elle fut tr?s mal accept?e par les musulmans qui y virent ? ? tort ? une volont? de la?cisation et une attaque injurieuse contre leurs traditions. Jules Ferry ?tait partisan d'y renoncer, mais deux de ses coll?gues s'y oppos?rent avec d?cision : Combes,et Franck-Chauveau.

(3) Ce paragraphe ne figure pas dans les notes ?crites. I/esprit en a ?t? repris dans le Rapport, p. 80 : ? Je ne crois pas que le colon violente l'indig?ne et le maltraite. On l'a dit parfois, mais on a sans doute g?n?ralis? des faits exceptionnels, car dans la longue liste des griefs... celui-l? n'est nulle part mentionn? ? (? dire vrai, cela ?tait tenu alors pour un grief mineur par les

musulmans). (4) Il y en aurait eu d'autres ? ?num?rer : patentes

? taxes locatives, taxes sur les chiens ?

sans parler des centimes additionnels aux imp?ts arabes, qui accroissaient ces derniers d'un cinqui?me environ.

(5) ? Ou bien on les en d?go?te en leur imposant un travail ? 30 km ou plus de chez eux ?

(note de Jules Ferry). (6) I/imp?t des prestations devait, en r?alit?, se calculer ainsi : 3 journ?es de prestation

? 2 F (souvent 2,50 F !), plus 3,50 F par b?te de somme [d?j? impos?e au titre de la zekkat] (souvent 4 F !). De plus, la Commission de R?forme des Imp?ts arabes d?couvrit que les indi

g?nes payaient souvent jusqu'? 6 journ?es de prestation ! (7) Exemple : en 1890, les prestations indig?nes rapportaient dans les seules communes

mixtes du Constantinois 2 324 009 F sur 3 266 186 F (total des imp?ts) (d'apr?s un rapport de l'Inspection g?n?rale des Finances, 1892).

1/imp?t des prestations ?tait devenu en fait ? et ? l'insu de la M?tropole ? l'un des plus

importants. (8) Imp?t fixe de capitation ; il avait ?t? brusquement ?lev? en 1886, surtout pour les

cat?gories les plus impos?es, et le m?contentement des notables se manifesta ? l'occasion d'un voyage du ministre Berthelot. I/imp?t ?tait pass? de 15 F ? 120 F pour les ? tr?s riches ? et, par exemple, le fisc trouvait 250 ? tr?s riches ? dans la seule commune du Djurdjura

? ce que l'administrateur jugeait excessif (Archives G. G., Alger).

C.-R. AGERON. JULES FERRY ET LA QUESTION ALG?RIENNE 135

tr?s critiqu?e et nous avons constat? qu'en somme les plaintes que M. Berthelot a recueillies sur la route de Fort-National en 1887 ?taient fond?es.

Passant en revue les autres dol?ances des musulmans, Jules Ferry ne

pouvait manquer de relever ? la restauration des cadis ? (1). A ce sujet, il se pronon?a hardiment contre le Conseil d'?tat, qui ne croyait pas possible de rendre aux cadis leur juridiction, si ce n'est en audience foraine et pour les actions mobili?res inf?rieures ? 200 F (2). Jules Ferry, qui ignorait sans doute la formidable opposition que les colons faisaient ? la justice

musulmane ? et surtout en mati?re immobili?re qui les int?ressait direc tement ?

croyait facile cette restauration qui ne fut jamais obtenue. Il notait de m?me que sur un troisi?me point les indig?nes ?taient

unanimes, tout comme pour les imp?ts et pour la justice, c'?tait pour demander que les conseillers municipaux indig?nes participassent ? la nomination des maires dans les communes de plein exercice. L? encore Jules Ferry croyait ais? de rendre aux musulmans ce droit qu'ils n'avaient perdu que depuis 1884

? et qu'ils ne retrouveront en fait qu'en 1919. Au contraire, disait-il, ? seuls les citadins frott?s de politique demandaient ? ?lire les assesseurs musulmans dans les Conseils g?n?raux, mais beaucoup souhaitaient qu'ils fussent plus nombreux... ? (3).

Dans un dernier moment de son discours, Jules Ferry faisait part aux s?nateurs des conclusions concordantes auxquelles ?taient arriv?s les enqu?teurs. A propos d'abord de la loi fonci?re de 1873 :

Ici l'?chec est complet (4). Tout le monde est d'accord (5) pour en finir avec une loi qui n'a ni supprim? la propri?t? collective, ni assur? la transmission r?guli?re

de la propri?t? en territoire indig?ne. Il faut r?duire cette loi malencontreuse ? une purge facultative poursuivie ? la demande du propri?taire indig?ne.

Le r?gime forestier, que Jules Ferry devait fustiger en termes inou bliables dans son Rapport (6), ?tait d?j? condamn? de belle fa?on :

En vertu du code forestier de 1827, qui n'a point ?t? fait pour l'Alg?rie et qu'il est ? la fois inepte et dangereux d'appliquer dans toute sa rigueur ? des

(i) Le d?cret du 10 septembre 1886 avait singuli?rement mutil? la comp?tence des cadis r?duite aux questions de succession. I^es juges de paix fran?ais devenaient pratiquement les juges de droit commun en mati?re musulmane. Iyes r?sistances avaient ?t? telles qu'il avait fallu pr?voir des am?nagements, cf. d?crets de 1889 et du 25 mai 1892.

(2) Iye d?cret du 25 mai 1892 inaugurait, en effet, cette ? transaction insoutenable ?

(Jules Ferry) : ? Le cadi n'est pas comp?tent dans sa mahakma ; il l'est apr?s autorisation du gouverneur sur les march?s... ?

(3) Les notables interrog?s avaient affirm? qu'ils avaient plus confiance dans le choix de l'autorit? que dans le suffrage. Jules Ferry en tira la conclusion que ? le peuple arabe appr? cierait peu les droits politiques ? (notes), ou que ? le peuple arabe ne nous demande pas de l'associer ? nos libert?s politiques ? {Rapport, p. 82). En fait, les m?mes musulmans, qui deman daient ? participer ? l'?lection des maires, revendiquaient l'extension g?n?rale des droits de

repr?sentation. (4) Cf. le Rapport, p. 59. ? La loi fran?aise a bien pu, pour un temps, arracher ? l'indivision

familiale des parcelles de la terre arabe, les m urs collectivistes les ont ressaisies ? la g?n?ration suivante comme la mer efface le sillage des grands navires qu'elle a port?s. Du Code civil, la famille arabe n'a retenu pour son malheur que l'article 825, la licitation obligatoire qui r?gularise au profit des sp?culateurs la spoliation des indig?nes. ? (Ces deux phrases r?sument parfaitement tout ce qu'une longue ?tude nous a personnellement appris sur l'application de cette loi.)

(5) Le d?put? Burdeau ? la Chambre : ? Il ne faut pas h?siter, il faut cesser cette uvre de constitution de la propri?t? individuelle ?, 5 d?cembre 1891. Id. : Rapport Hippolyte Giraud, conseiller g?n?ral d'Oran, octobre-novembre 1891.

(6) ? Le p?turage est pour l'habitant des for?ts une des formes du droit de vivre et la culture

primitive ? laquelle il se livre... c'est dans les portions d?nud?es du sol forestier, dans les enclaves

i36 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

populations refoul?es par la conqu?te, ? i 500 000 ou 2 000 000 d'Arabes qui n'ont pour vivre que leur b?tail, on les chasse des bordures de for?ts ou de broussailles, des enclaves o?, depuis des si?cles, ils ont ?lev? leurs gourbis et leurs pauvres mosqu?es.

L?, Jules Ferry avait ?t? bien document? (1) et cet homme de l'Est, pourtant amoureux et respectueux de la for?t, avait vite compris ce qui se cachait surtout dans la pr?tendue d?fense de la for?t m?diterran?enne : le souci de multiplier les revenus tir?s des proc?s-verbaux :

Plus d'un million et demi (de francs) contre un revenu moyen de 477 000 F en produits forestiers. Les exemples sont nombreux d'individus qui ach?tent des enclaves foresti?res uniquement pour y exploiter les proc?s-verbaux dress?s

impitoyablement contre les moutons et les ch?vres indig?nes. La d?l?gation a recueilli de nombreuses plaintes, h?las trop souvent justifi?es, contre le personnel des gardes forestiers : les agents arrivent ? pratiquer journellement de v?ri tables concussions.

Et il concluait :

Il importe ? la s?curit? de l'Alg?rie de r?viser la l?gislation foresti?re.

Enfin Jules Ferry avait pr?vu de s'?lever contre les divers s?questres collectifs, ceux qui, remontant ? l'insurrection de 1871, n'?taient pas encore

liquid?s, et ceux qui, ? chaque incendie de for?ts, frappaient collectivement tous les douars environnant les r?gions incendi?es. ? Il faut surtout, notait-il, en finir avec les s?questres ?, et il se proposait d'?voquer le cas d'un village kabyle, Kebbouch, ? vieux village dont le d?placement odieux et stupide avait provoqu? sur place (ses) ?clats de col?re ? (2). Mais il n'en eut proba blement pas le temps et ne put non plus d?velopper, comme il le souhaitait certainement, sa longue conclusion qui ne figure pas au proc?s-verbal de la s?ance de la Commission du 15 juin 1892. Ses notes manuscrites permettent cependant d'appr?cier l'importance qu'il attachait ? pr?senter au terme de

son expos? ses ? Propositions ?, dont une partie seulement fut d?velopp?e par lui, lors de la s?ance du 6 juillet 1892.

Il s'agissait d'abord de r?former compl?tement la commune de plein exercice, de mani?re ? assurer une repr?sentation s?rieuse aux musulmans. ? La justice commande de leur donner une repr?sentation municipale, ainsi que des djemaas ?lues ou nomm?es sur pr?sentation ? ; ces derni?res dans les douars-communes rattach?s aux communes europ?ennes, ? de

et dans les clairi?res qu'il l'exerce, et il ne peut l'exercer ailleurs. Il n'est pas de plus noir m?fait aux yeux de l'Administration foresti?re... L indig?ne est toujours en ?tat de d?lit... ?, il y a

d?lit, le garde verbalise : ? C'est ainsi que l'Administration foresti?re d?tient le gouvernement de fait de 700 000 indig?nes. C'est devant elle qu'ils s'agenouillent et qu'ils tremblent... L'Admi nistration des For?ts a dress?, de 1883 ? 1890, 96 750 proc?s-verbaux ! Combien a-t-elle fait de

d?sesp?r?s ?... Que peuvent-ils entendre ? cette guerre perp?tuelle, faite ? toutes les habitudes, ? toutes les coutumes, ? tous les droits s?culaires qui les font vivre. ?

(1) Le conseiller g?n?ral de Jemmapes, Mollet, lui avait fourni une documentation pr?cise et accablante.

(2) A Kebbouch, la d?l?gation avait ?t? arr?t?e par les Kabyles, dont le village, mis sous

s?questre en 1872, devait ?tre ras? ? parce qu'il dominait l'endroit o? devait ?tre cr?? un futur

village de colonisation ? (Pensa, p. 403).

C.-R. AGERON. JULES FERRY ET LA QUESTION ALG?RIENNE 137

fa?on ? assurer la d?fense des int?r?ts souvent fort importants de ces

groupes indig?nes annex?s aux centres de colonisation ?. Le 6 juillet 1892, Jules Ferry pr?cisa, contre l'avis de certains de ses coll?gues, que pour ?viter l'?lection ?ventuelle de chefs adversaires de la France, les djem?as devraient ?tre choisies par l'autorit? fran?aise sur des listes de pr?sentation (1). Sans doute convenait-il de ? toujours r?server la majorit? aux ?l?ments fran?ais ?, mais la proportion maximum fix?e au quart du nombre total des membres du Conseil municipal pouvait ?tre discut?e. De plus, le Corps ?lectoral indig?ne, d'o? l'on avait exclu en 1884 les commer?ants patent?s, devait ?tre agrandi. Comment ? r?tablissement des ? patentables ? ? ou

adjonction des capacit?s (possesseurs de brevets) et des anciens militaires ? Jules Ferry ne se pronon?ait pas. Mais les conseillers municipaux musulmans devraient retrouver ? le droit de vote pour l'?lection du maire et des adjoints fran?ais ? (2).

En second Heu, Jules Ferry pr?voyait d'augmenter le nombre des assesseurs musulmans pr?s des Conseils g?n?raux et envisageait

? mais avec un point d'interrogation

? de les faire ? ?lire ? (3). En mati?re de justice indig?ne, Jules Ferry se pronon?ait ? pour restituer

imm?diatement aux cadis, au moins la juridiction des questions mobili?res jusqu'? une somme de 200 F ?, et demandait la ? suppression du jury europ?en ? qui, depuis le malencontreux d?cret Cr?mieux du 24 octobre 1870, connaissait seul des crimes indig?nes. La partialit? de ces jurys de colons (4), qui acquittaient ou condamnaient syst?matiquement suivant l'origine raciale des pr?venus, ?tait la fable de l'Alg?rie (5).

En mati?re d' ? indig?nat ?, Jules Ferry rejetait la revendication des citadins musulmans : ? I,a suppression du Code de l'Indig?nat est demand?e par les citadins et pour les citadins ? (6), parce que, disait-il, ? on le trouve n?cessaire en tribu o? l'on voudrait m?me quelque chose de plus ?. Il demandait donc ? la mise ? l'?tude d'une loi organique qui pourrait embrasser les petits d?bris dont est faite la loi actuelle ?, et pourrait examiner les

(i) Toutes ces id?es venaient du commandant Rinn, dont le Rapport sur la reconstitution des djem?as avait ?t? discut? en Conseil de gouvernement, le 28 mars 1892 (Archives G. G., Alger).

(2) Iyes musulmans avaient ?t? unanimes d?s 1884 ? protester, ils le furent aussi devant la Commission. Exemple : d?position de Si Hassan ben Khalil (28 mai) :

? Il serait juste que les conseillers municipaux puissent coop?rer ? l'?lection du maire. Nous refuser ce droit, c'est nous froisser et c'est incons?quent, puisque dans un vote de confiance la voix d'un conseiller indig?ne peut entra?ner la chute d'une municipalit?. ?

(3) C'?tait aussi une revendication traditionnelle des musulmans, refus?e en 1891, cf. d?po sition Khoudja, 22 mai 1892 : ? Les repr?sentants actuels des indig?nes, choisis par l'Adminis tration, votent dans le sens qui pla?t ? l'Administration. Il faudrait l'?lection, quitte ? obliger les candidats ? conna?tre le fran?ais, puisqu'on discute les int?r?ts des indig?nes en fran?ais. ?

(4) L'avocat g?n?ral Nor?s, qui s'est fait l'historien de la ? justice fran?aise en Alg?rie ?, a donn? dans son gros livre de 1931 des exemples de cette ? partialit? r?voltante ? et de cette ? s?v?rit? excessive ? (p. 548), notamment la triste affaire Abadie en 1894 : ? Des colons, les

Abadie, pour faire avouer ? un jeune indig?ne un vol commis ? leur pr?judice et dont il ?tait d'ailleurs innocent, l'avaient soumis ? de v?ritables tortures, ?tablies par l'aveu m?me des bourreaux... ils n'en furent pas moins acquitt?s par le jury d'Alger. ?

(5) Les d?positions des musulmans devant la Commission et leurs p?titions faisaient presque toutes allusion ? la n?cessit? de modifier le jury

? voire d'y introduire des jur?s musulmans.

Jules Ferry ?tait aussi inform? directement par le procureur g?n?ral Flandin, ancien professeur ? l'?cole de Droit d'Alger, futur s?nateur et gouverneur. C'?tait un ami de Masqueray.

(6) Jules Ferry avait m?connu la distinction profond?ment enracin?e chez les musulmans entre population hadrya et population des tribus. Il l'avait cependant enregistr?e sur son carnet, lors de la d?position d'un bourgeois de M?d?a, Sabaoui.

138 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

divers moyens sugg?r?s contre ? le faux t?moignage et contre la bechara (i). Quant aux imp?ts arabes, c'est ? ? une r?forme g?n?rale de Vachour,

de la lezma et de l'imp?t des prestations ? que le pr?sident de la Commission pensait devoir aboutir. Il assurait que les musulmans ? se pronon?aient en

majorit? pour Vachour fixe de Constantine ?, ce qui ?tait un jugement h?tif (2), mais finalement perspicace, puisque des enqu?tes post?rieures devaient r?v?ler que la province de Constantine ?tait un peu moins tax?e que les deux autres.

La r?forme du r?gime forestier devait, selon Jules Ferry, s'?tendre au code forestier tout entier, reprendre ? la d?finition des p?rim?tres forestiers ?

? abusivement large ?, envisager ? le droit ? cultiver les enclaves ? et ? pr?voir le droit de pacage, ce droit ? la vie ?.

Ses notes manuscrites se terminent par la recommandation expresse faite ? ses coll?gues de faire cesser ? la politique d'assimilation ? adminis trative et ? le syst?me des rattachements, cause premi?re de toutes les erreurs ? en Alg?rie (3), et de ? fortifier les pouvoirs du gouverneur g?n?ral ?

par un ? retour au d?cret du 10 d?cembre i860 ?. Ces conclusions, un peu rapidement formul?es, peuvent trouver un

commentaire naturel dans le brouillon de son rapport ?crit :

Bref, il ne faudrait livrer ? aucun degr? ? l'?l?ment europ?en les int?r?ts du peuple indig?ne (...) Un pouvoir neutre et impartial planant au-dessus des

passions locales et de l'influence des corps ?lus est seul capable de les comprendre et de les prot?ger.

Le gouverneur g?n?ral avait-il les pouvoirs suffisants pour ?tre cet arbitre impartial ? Jules Ferry ne le pensait pas, qui devait dire que ? le plus grand mal dont souffrait l'Alg?rie provenait de la faiblesse du gouver neur g?n?ral ? (4), et ?crire, apr?s Paul Bert (5), qu'il n'?tait plus qu' ? un

inspecteur de la colonisation dans le palais d'un roi fain?ant ?. C'est pourquoi il lui paraissait n?cessaire de ? fortifier les pouvoirs du gouverneur ? et de ? d?centraliser son action ?. Le plus court chemin pour y parvenir consistait, selon lui, ? ? reprendre la formule m?me du d?cret de i860 ?.

(i) Bechara : annonce d'une bonne nouvelle. Moyennant r?compense, un interm?diaire ? annon?ait ? au paysan vol? le lieu o? il pourrait retrouver ses b?tes. L,e d?lit ?tait difficile

? caract?riser, car l'informateur n'?tait pas toujours complice des voleurs.

(2) Quatre d?positions seulement sur ce sujet, dont une formellement oppos?e ? Vachour fixe, quelle que soit la r?colte. De plus, Mohammed ben Rah'al, entendu ? Paris, avait insist? sur l'iniquit? qu'il y avait ? faire payer Vachour au m?me taux en cas de r?colte nulle. Jules Ferry avait alors reconnu que le syst?me de Vachour variable ?tait le plus conforme ? la psychologie de l'indig?ne. Mais il s'?tait ralli?, le 23 mars 1892, aux propositions du s?nateur Clamageran : ? 1,'achour fixe est plus simple. ?

(3) I^a pens?e de Jules Ferry est clairement explicit?e par son ami K. Masqueray, directeur de l'?cole des lettres d'Alger, qui lui ?crivait ? ce propos (lettre in?dite du 6 octobre 1892) : ? Toutes nos questions alg?riennes sont comprises dans le plan que vous avez trac?. L/e difficile est de les coordonner, d'en saisir la principale, de la r?soudre et de lui subordonner les autres, et je crois que vous avez eu la main heureuse en choisissant les rattachements. On ne s'est pas content? de rattacher ? la m?tropole des services et des fonctionnaires. 1/esprit de rattachement a tout envahi. On a voulu tout organiser pr?matur?ment ? la fran?aise, les seuls Fran?ais, les seules lois fran?aises ont paru dignes d'int?r?t dans cette Alg?rie qui compte quatre millions

d'indig?nes et il en est r?sult? la petite f?odalit? intransigeante, ignorante, insolente et pillarde que vous connaissez. ?

(4) Proc?s-verbal de la Commission s?natoriale, 6 juillet 1892. (5) Paul Bert, Lettres de Kabylie : ? Avec les rattachements, le gouverneur g?n?ral ? qui

tout pouvoir a ?t? enlev? n'est plus qu'un simple inspecteur et bient?t n'aura plus de raison d'?tre. ?

C.-R. AGERON. JULES FERRY ET LA QUESTION ALG?RIENNE 139

Ce brusque retour en arri?re peut ?tonner. Il nous para?t pourtant fort ?clairant et l'on pourrait partir de l? pour situer la politique alg?rienne de Jules Ferry.

Le d?cret du 10 d?cembre i860 est surtout connu comme ayant r?tabli et augment? les pouvoirs du gouverneur g?n?ral militaire : en fait, il avait ?t? pris par Napol?on III, lorsque, touch? par les arguments des indig? nophiles (1), il avait entendu mettre fin ? la premi?re exp?rience malheu reuse d'assimilation (2)

? celle du minist?re de l'Alg?rie (24 juin 1858 26 novembre i860)

? et imposer une politique plus favorable aux musul mans. Selon Napol?on III, il fallait en effet faire pr?dominer la politique nationale aux d?pens de celle des immigrants et ? la mission de la France ?, avait-il dit le 19 septembre i860, est d'?lever les Arabes ? la dignit? d'hommes libres, de r?pandre sur eux les bienfaits de l'instruction, tout en respectant leur religion, d'am?liorer leur existence ? (3). Or les indig? nophiles de ce temps

? militaires ou civils ? pensaient que pour faire

triompher sur place ? contre l'indiff?rence et m?me la partialit? des fonc tionnaires civils ? l'endroit des int?r?ts indig?nes ? (Fourmestraux), la g?n?reuse politique de ? civilisation ? voulue par l'empereur, il fallait, comme l'?crivait I. Urbain, ? une ind?pendance tr?s large laiss?e au pouvoir local, sous la seule garantie du contr?le et de l'inspection indispensables dans un gouvernement repr?sentatif ? (4). Le gouverneur r?sidant ? Alger devait avoir des pouvoirs quasi minist?riels.

Pour Jules Ferry, en 1892, la situation n'?tait gu?re diff?rente. Comme Napol?on III, il avait cru aux bienfaits d'une politique d'assimilation ?tendue aux musulmans : ?clair? sur les m?faits de cette politique par les ouvrages et les articles de Leroy-Beaulieu et de Masqueray, inform? de l'exemple anglais aux Indes (5), convaincu surtout par le spectacle d'une

Alg?rie o? la population indig?ne ?tait, sous le couvert de nos lois m?tropo litaines, livr?e aux citoyens fran?ais, parfois fra?chement naturalis?s (6), il n'h?sitait pas ? revenir sur ses conceptions assimilatrices. Lui qui, comme

(i) On sait que, d?s i860, le g?n?ral Fleury, correspondant et ami du colonel Iyapasset, pla?ait les lettres de ce dernier sous les yeux de l'empereur. Il lui pr?cisa un jour que ? [Sa

Majest? les ayant appr?ci?es], il avait puissamment contribu? ? renverser le minist?re de l'Alg?rie et des colonies ?.

(2) Elle fut marqu?e par la politique du ? cantonnement ? ? forme discr?te du ? refou lement ? ?, par la suppression de la justice musulmane, par les encouragements donn?s ? la rupture des liens tribaux et sociaux, c'est-?-dire ? ? la dislocation du peuple arabe, but de tous nos efforts ? (prince Napol?on-J?r?me).

(3) Cf. ?galement le discours du 5 mai 1865 ? qui fut traduit en arabe : ? Vous connaissez

mes intentions. J'ai irr?vocablement assur? dans vos mains la propri?t? des terres que vous occupez... J'ai honor? vos chefs, respect? votre religion, je veux augmenter votre bien-?tre, vous faire participer de plus en plus ? l'administration de votre pays. ?

(4) I. Urbain, Indig?nes et immigrants (p. 69-70). (5) Les r?f?rences ? l'Inde sont constantes sous la plume de Jules Ferry, grand lecteur

d'ouvrages anglais. Or, en 1892, l'Angleterre venait de faire aboutir des r?formes dans l'admi nistration des Indes, demand?es par la Commission d'Enqu?te de Sir Charles Aitchison : les Indiens avaient d?sormais acc?s ? deux branches de la fonction publique (Provincial Service, Subordinates Services) et aux Conseils l?gislatifs (Indian Councils Act).

(6) Un des membres de la Commission des Dix-Huit, le s?nateur Isaac, devait dire ? la tribune, le 26 mai 1893 : ? Substituant un r?ve ? un autre r?ve, on a tendu ? remplacer le ? royaume arabe ? par une petite R?publique fran?aise, o? l'indig?ne allait se trouver comme un ?l?ment accessoire, sans place d?finie et sans avenir indiqu?. ?

140 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

pr?sident du Conseil, en ao?t 1881, avait couvert les d?buts de la politique des Rattachements, qui, en avril 1884, avait accept? la loi municipale et le d?cret d'application ? l'Alg?rie, se rendait ? l'?vidence : ? ?clair? par l'exp?rience et mieux inform? que nous ne l'?tions alors des choses d'Alg?rie ? (1), Jules Ferry convenait en 1892, qu'en mettant en uvre une politique d'assimilation on avait p?ch? ? par esprit de syst?me ? (2). Mais surtout, courageusement, il revenait ? la politique, pourtant si d?cri?e, de Napol?on III : il se pronon?ait pour la solution d'un gouverneur g?n?ral fort comme ?tant le seul moyen de faire triompher en Alg?rie la politique qu'il avait fait applaudir par le S?nat en 1891, ? l' uvre civili satrice de la France qui consiste ? relever l'indig?ne, ? l'instruire, ? assurer son existence ?. Il retrouvait, on le voit, les formules m?mes de Napol?on III, qu'il n'avait pu manquer de relire lorsqu'il ?crivait par exemple : ? L'erreur fondamentale en ce qui touche l'Alg?rie, c'est d'avoir voulu y voir autre chose qu'une colonie ? (3), ou encore : ? Il n'est peut-?tre pas une seule de nos institutions, une seule de nos lois du continent qui puisse s'accommoder sans modifications profondes [? l'Alg?rie] (4). ?

Par-del? cette commune condamnation de la politique d'assimilation administrative et l?gislative, on ne peut manquer de remarquer combien sont proches les deux politiques alg?riennes auxquelles les noms de

Napol?on III et de Jules Ferry doivent rester attach?s. M?me diagnostic ? l'?gard de la colonisation de peuplement. Pour

Napol?on III, la colonisation agricole faite avec ? des individus sans ressources attir?s par les concessions gratuites ? ?tait une erreur ?conomique et politique : elle obligeait ? cantonner les indig?nes ? et nous ne sommes

pas venus en Alg?rie pour les spolier ?. L'?tat ne devait donc plus se faire ? entrepreneur d'?migration ?, mais ? tracer un p?rim?tre ? la colonisation ?, ne plus ? importer ? grands frais des emigrants ?, mais ? favoriser les asso ciations de capitaux ?. Or Jules Ferry n'avait-il pas, lui aussi, proclam? ? d?s son grand discours du 28 juillet 1885 ? que la vieille colonisation de peuplement devait s'effacer au profit de la colonisation con?ue comme un d?bouch? pour nos produits et nos capitaux. Quant ? l'Alg?rie, on l'a vu, il pensait qu'il ne fallait plus de colons pauvres et ? moins de bras que des capitaux ?. Lui aussi d?clarait s'opposer ?

la politique de refoulement... qui tendait ? substituer progressivement le culti vateur fran?ais ou europ?en au cultivateur arabe, comme une tache d'huile qui devait peu ? peu pousser devant elle l'Arabe d?poss?d? (5).

A l'?gard de l'indig?ne, Napol?on III et le Jules Ferry de 1892, tous deux hommes de c ur, nourrissaient des sentiments tr?s voisins ?

plus paternalistes (6) peut-?tre chez Jules Ferry, demeur? imbu de l'id?e du

(i) Le gouvernement de l'Alg?rie (p. 22). (2) Pr?face de Jules Ferry ? l'ouvrage de N. Faucon, in Temps du 7 octobre 1892. (3) Un directeur du service de l'Alg?rie reconnaissait, en 1916 : ? En condamnant la concep

tion de Napol?on III, on peut dire qu'on a repouss? par l? m?me la forme coloniale. Aussi peut-on soutenir qu'? partir de ce moment la question indig?ne n'a plus exist? au sens o? l'envisage le minist?re des Colonies, dont la politique est essentiellement fond?e sur la politique indig?ne. ?

(4) Comparez Napol?on III : l,ettre de 1865 (p. 23) : ? Une grande erreur a ?t? d'appliquer ? l'Alg?rie des lois uniquement faites pour les pays comme la France. ?

(5) Discours au S?nat du 6 mars 1891. (6) Cf. cette note inachev?e de Jules Ferry : ? Bien rares sont les colons qui consid?rent le

pauvre fellah comme un enfant... ? Au cours de son voyage, Jules Ferry fut profond?ment ?mu

C.-R. AGERON. JULES FERRY ET LA QUESTION ALG?RIENNE 141

? droit ? civiliser des races sup?rieures ?. Mais tous deux r?clam?rent pour les Musulmans d'Alg?rie droits et ?gards : la reconstitution des djem?as (1) et des tribunaux indig?nes (2), la diminution et la r?forme des imp?ts arabes (3) ; tous deux regrett?rent ? l'exploitation des indig?nes ? par les communes europ?ennes (4), et sugg?r?rent pour y rem?dier de renforcer la repr?sentation politique des musulmans (5). Tous deux d?nonc?rent 1' ? expropriation du sol natal ?, les ? rigueurs du r?gime forestier ? et la guerre faite aux populations foresti?res (6). Enfin le d?veloppement de l'instruction publique musulmane, primaire et sup?rieure, leur paraissait ?galement la seule voie possible pour le rapprochement des deux peuples (7). Bref, tous deux pr?naient une m?me politique d'?volution du peuple arabe d'Alg?rie, prudente et respectueuse de ses traditions (8). On peut la d?signer comme une politique de protectorat (9) ?tant bien entendu que ce protectorat ne

signifiait pas tutelle passive, mais volont? de progr?s (10), dans le respect de l'indig?ne.

Gr?ce ? la Tunisie, on le sait, Jules Ferry avait compris les m?rites du protectorat, ce qu'il appelait en 1892 ? l'ing?niosit? du protectorat ? :

Les r?formes s'y font par en haut, par la gr?ce du ma?tre ob?i et ce qui descend de ces hauteurs ne se discute pas... Il devient possible sous ce sceau

respect? de toucher aux choses fondamentales, presque sacr?es du monde arabe, ? la famille, ? la terre, ? l'enseignement.

Mais ce protectorat r?formateur, qui se manifestait ? l'?chelon local par l'administration indirecte, n'est-ce pas celui-l? m?me que Napol?on III r?vait d'appliquer ? l'Alg?rie par l'interm?diaire des Bureaux arabes ?

par la mis?re des indig?nes et le r?cit de leurs souffrances. Il tint ? plusieurs reprises ? assurer ses modestes interlocuteurs qu'il ferait tous ses efforts pour faire conna?tre leur situation et

soulager leurs maux.

(i) Cf. Napol?on III : lettre ? Mac Mahon (1865) : ? Constituer le plus vite possible la

djem?a des tribus, Conseil municipal non ?lectif... ?

(2) De m?me que Jules Ferry s'en prenait aux juristes du Conseil d'?tat, Napol?on III

d?non?ait ? plusieurs jurisconsultes oppos?s aux modifications qui auraient pour but de rendre aux tribunaux musulmans la connaissance de certaines questions litigieuses ?.

(3) Napol?on III, id. : ? I/imp?t arabe, en g?n?ral, pr?sente ce double inconv?nient d'exc?der les forces contributives de la population et d'atteindre le principe m?me du d?veloppement

agricole. 1/assiette de cet imp?t est d?fectueuse... ?

(4) Napol?on III, id. : ? lorsque des centres europ?ens se sont form?s, on a trouv? utile d'annexer des tribus arabes, et cela dans un but facile ? concevoir. 1/Arabe, adjoint ? une commune europ?enne, est astreint ? payer en dehors de l'imp?t g?n?ral les imp?ts communaux, ressource pr?cieuse pour les agglom?rations urbaines, mais qui sont pour lui une lourde charge, puisqu'il n'en tire que peu de profit... ?

(5) Napol?on III, id. Mesures propos?es n? 21 : ? ?lever le nombre des membres musulmans des Conseils municipaux. ?

(6) Napol?on III, id. Mesure n? 10 : ? Restreindre les r?serves foresti?res, les r?viser de mani?re que les Arabes ne soient pas priv?s du seul moyen qu'ils aient de faire pa?tre leurs

troupeaux. ?

(7) Napol?on III, id. Mesures nos 13 et 24 : ? D?velopper l'instruction publique musulmane...

R?organiser les ?coles sup?rieures musulmanes (m?dersas)... Cr?er une ?cole sup?rieure pour les ?tudes de l?gislation musulmane. ?

(8) I,e 30 juin 1881, r?pondant comme pr?sident du Conseil aux d?put?s d'Alg?rie qui r?clamaient la fermeture des zaouias, Jules Ferry montrait que ? celles-ci touch(aient) de la

mani?re la plus intime aux coutumes, aux institutions, aux passions religieuses de la popu lation ?, et que leur fermeture d?clencherait une grave insurrection.

(9) D?j?, en 1884, Jules Ferry vantait le protectorat ? parce qu'il sauvegarde la dignit? du

vaincu, chose qui a une grande importance en terre arabe ? (Journal Officiel, 2 avril 1884). (10) ? L/e protectorat de la Tunisie ne doit pas ?tre un protectorat-borne, mais un protectorat

r?formateur ?, disait Jules Ferry ? Tunis, en 1887, cit? par A. Rambaud, Jules Ferry (p. 309).

142 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

Jules Ferry, ce ? r?publicain de l'Empire ? qui, au Corps l?gislatif le 17 juin 1870, avait d?fendu les colons d'Alg?rie et attaqu? ? l'autocratie

militaire ?, ne pouvait gu?re avouer publiquement qu'il entendait reprendre la politique imp?riale. Tout au plus invoquait-il, dans son rapport, l'autorit? de la Commission pr?sid?e par le mar?chal Randon, et les justes conclusions de son rapporteur A. B?hic ? alors m?me que les r?publicains les avaient combattues de leur mieux en 1870. Mais dans un premier brouillon manus crit de son rapport, il reconnaissait, en 1892, qu'? l'?gard du sort des indi g?nes, les ? civils ? ? les r?publicains d'Alg?rie

? s'?taient montr?s moins ?quitables et moins g?n?reux que les militaires des Bureaux arabes :

L'esprit civil est ? cet ?gard plus ?troit que l'esprit militaire. Celui-ci est vraiment un esprit de gouvernement, l'autre est un esprit d'accaparement (1).

Un des s?nateurs de la Commission des Dix-Huit, Isaac, qui professait que ? la question indig?ne ?tait presque toute la question alg?rienne ?, n'h?sita pas, lui, ? faire publiquement au S?nat, le 26 mai 1893, l'?loge de la politique alg?rienne de Napol?on III : ? Elle n'?tait pas autre chose, notait-il avec perspicacit?, que la politique de protectorat, laquelle aurait pu produire de bons effets (en Alg?rie), si elle avait ?t? appliqu?e d?s les d?buts. ? Aussi bien la presse alg?rienne avait d?j? relev? ? cette date l'esprit profond du rapport de Jules Ferry : ? C'est, sous une forme hypocrite et bien appropri?e aux nouvelles m urs parlementaires, la restauration

de l'antique ? royaume arabe ? : gouvernement fort ? l'usage exclusif des indig?nes, surcro?t d'imp?ts n'atteignant que les Europ?ens, instruction obligatoire des indig?nes, un jour ou l'autre le service militaire, tel est le bilan (2) ! ? Le Conseil g?n?ral d'Alger, sous la plume des conseillers Trolard et Aumerat, d?non?a lui aussi ? le retour ? la politique du royaume arabe ?.

L'esprit de pol?mique mis ? part, ces jugements nous paraissent fond?s. On nous permettra de les justifier en notant encore combien certaines

phrases de Jules Ferry sont ?tonnamment proches de celles du g?n?ral Lapasset ou du g?n?ral Gandil, de Fr?d?ric Lacroix ou d'Isma?l Urbain, inspirateurs de Napol?on III et champions d'une politique d'initiation pro

gressive du monde arabe ? la ? Civilisation ? sous la tutelle de la France. Le fait d'abord ne doit pas ?tonner : Isma?l Urbain jusqu'en 1884, puis E. Mas queray (3), fid?le continuateur de la pens?e d'Urbain (4), n'avaient cess?

(i) Le mot ? accaparement ? surcharge le mot ? exploitation ?, ray? pour ?viter une r?p?tition avec ce qui suivait. Ce petit paragraphe a malheureusement disparu du Rapport d?finitif, car il donnait la mesure du retournement de Jules Ferry. On peut remarquer que Jules Favre, qui fut souvent le porte-parole des colons au Corps l?gislatif, fit la m?me volte-face d?s qu'il eut pu juger sur place de la mentalit? des r?publicains d'Alg?rie : ? L'?ternel honneur des officiers de bureaux arabes est d'avoir su devenir et rester les amis des indig?nes ?, d?clara-t-il en 1871, ? Constantine.

(2) F. Dessoliers, in La Vigie alg?rienne (31 d?cembre 1892). Le Tell et Le Petit Colon

s'indignaient qu'on veuille ? r?organiser l'Alg?rie par s?natus-consulte ?... ? dans le sens du pro tectorat tunisien ?, et ce th?me fut habilement repris ? la Chambre des D?put?s par les parle

mentaires alg?riens : ? Pas de s?natus-consulte ! ? (6 f?vrier 1893). (3) Masqueray, qui avait connu Urbain ? Alger en juillet 1883, s'?tait li? profond?ment

avec lui. Iye 26 septembre 1891, Masqueray ?crivait dans Les D?bats : ? Je regrette qu'Urbain ne soit plus l? pour assister ? son triomphe. Car c'est lui qui, le premier, a mis en plein jour cette formidable question indig?ne que tout le monde aujourd'hui semble d?couvrir... Il est mort ex?cr? en Alg?rie, mais il vit d'une vie profonde dans les ?mes de ceux qui feignent de l'ignorer et qui profitent de ses travaux. ? (L'allusion finale visait certainement Leroy-Beaulieu.)

(4) Sur ? Thomas-Isma?l Urbain, ap?tre d'une Alg?rie franco-musulmane ? (?tudi? d'apr?s son autobiographie et sa correspondance in?dites), cf. mon article dans Preuves (f?vrier 1961).

C.-R. AGERON. JULES FERRY ET LA QUESTION ALG?RIENNE

dans le Journal des D?bats de reprendre ces th?mes dont une correspondance personnelle (i) entre Masqueray et Jules Ferry, de 1887 ? 1892, et leurs entretiens de vive voix n'avaient pu qu'aviver le souvenir. C'est pourquoi, lorsque Jules Ferry condamne l'assimilation l?gislative ? qui craque de toutes parts ?, lorsqu'il reconna?t que ? les lois fran?aises n'ont point la vertu magique de franciser ?, lorsqu'il recommande ? de ne jamais livrer ? l'?l?ment europ?en les int?r?ts du peuple indig?ne ?, pr?cisant que c'?tait ? la m?tropole ? imposer son arbitrage, l'historien se souvient d'avoir lu cent fois les m?mes propos sous la plume des indig?nophiles (2). Et il en est de m?me quand Jules Ferry d?nonce ? le parlementarisme ? outrance ? des d?put?s alg?riens, qui trouvent leur compte au syst?me des ratta chements (3), ou lorsqu'il ?voque la ? civilisation progressive par l'?cole et les sacrifices n?cessaires qu'il faut faire quand on s'appelle la France et

qu'on a pris ? la face du monde la tutelle d'une nation, comme la nation arabe ? (4). C'est Isma?l Urbain qui avait ?crit : ? Les Fran?ais d'Alg?rie n'ont pas conscience de la mission civilisatrice qu'ils ont ? remplir, ils ont regard? les indig?nes comme des vaincus ? comprimer et ? d?pouiller ?,

mais c'est surtout Jules Ferry qui fustigeait

l'?tat d'esprit du colon vis-?-vis du peuple conquis : ? Bien rares sont les colons

p?n?tr?s de la mission ?ducatrice et civilisatrice... ils ne comprennent gu?re vis-?-vis de ces trois millions d'hommes que la compression... ils la proclament

(la race vaincue) incorrigible et non ?ducable... il est difficile de faire entendre au colon europ?en qu'il existe d'autres droits que les siens en pays arabe et

que l'indig?ne n'est pas une race taillable et corv?able ? merci. ?

Il serait facile, mais, pensons-nous, inutile, de poursuivre cette d?mons tration. Jules Ferry ne se montra si cat?gorique dans son rapport que parce qu'il avait lu et entendu bien souvent ce qu'il devait ?crire. En le disant, nous n'entendons pas minimiser son apport personnel, mais seulement le mieux situer. En v?rit?, Jules Ferry ne fait, en 1892, qu'inscrire son nom dans un courant de pens?e lib?ral et indig?nophile, qui, fort de l'appui de Napol?on III entre i860 et 1870, puis minoritaire et discret (5) depuis 1870, n'en avait pas moins continu?, pour s'affirmer

(i) Cette correspondance se trouve dans les archives Ferry. Masqueray avait accompagn? Jules Ferry dans son voyage de 1887. Il le fit encore en 1892, du moins en Kabylie.

(2) On multiplierait ais?ment les citations ; exemple, g?n?ral Lapasset : ? Pourquoi s'obstiner ? appliquer (nos institutions) ? ce peuple ? Gouvernons-le, mais ne nous occupons pas de son administration int?rieure que pour le diriger et aussi pour r?former les abus. ? Fr?d?ric Lacroix : ? Il ne faut plus parler d'assimilation, il faut civiliser et non perdre son temps ? absorber ! ? I. Urbain : ? Les Fran?ais d'Alg?rie veulent avoir des sujets et une part d'influence absolue et directe sur les indig?nes. Il faut la leur refuser. ?... ? Iyes questions alg?riennes sont d'un int?r?t

m?tropolitain de premier plan. C'est au gouvernement m?tropolitain ? les discuter, ? les diriger, ? les r?soudre. ?

(3) Par exemple, Urbain, Journal des D?bats (1883) : ? I? v?rit? n'est ni l'assimilation, ni les rattachements qui annihilent l'unit? de direction et subordonnent l'action du gouverneur g?n?ral aux volont?s des s?nateurs, des d?put?s... Un gouverneur g?n?ral, avec de tr?s larges attributions, est indispensable pour diriger et surveiller l'application d'un programme politique ? l'?gard des indig?nes. ?

(4) Discours au S?nat (6 mars 1891). Cette expression : ? I? nation arabe ? ?chappa ? la

presse d'Alg?rie, qui aurait pu lui assurer la m?me popularit? malsaine qu'au ? royaume arabe ? de Napol?on III.

(5) ? On n'est pas un bon r?publicain quand on dit un mot en faveur des indig?nes ?, ?crivait Urbain dans le Journal des D?bats.

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majoritaire un temps en 1884 (1), et plus durablement entre 1890 et 1892 (2). Faut-il penser, d?s lors, ? une sorte de retournement tactique de la

part d'un homme politique qui, battu aux ?lections de 1889, faisait, en mars 1891, sa rentr?e politique comme s?nateur des Vosges ? Cette hypoth?se malveillante ne r?siste pas ? la lecture des Carnets de Jules Ferry : ses annotations t?moignent ?loquemment de sa d?sillusion sinc?re devant les r?alit?s alg?riennes et de la d?couverte de ces envers de la colonisation : les souffrances du peuple indig?ne. On retiendra seulement cette note griffonn?e ? l'?cole ? minist?rielle ? de Djemaa Saharidj, qu'il avait cr??e comme ministre de l'?ducation nationale :

L'institutrice qui m?ne ses enfants en virago leur pose des questions de ce

genre : ? Pourquoi devez-vous aimer la France ? ? ? Parce qu'elle est notre m?re ?, r?pond le pauvre petit perroquet, et Jules Ferry d'ajouter : Une m?re ? Une mar?tre, h?las !

Et pourtant, on ne peut oublier que, homme de gouvernement, et doctri naire d'une politique d'expansion coloniale, Jules Ferry ?tait port? plut?t ? cacher les plaies qu'? les ?taler. S'il crut devoir annoncer publiquement, en 1892 : ? Nous ne sommes pas encore arriv?s en Alg?rie au bout de nos d?ceptions ?, c'est que sa conviction de patriote fut la plus forte. Il y perdit l'appui et l'estime des r?publicains opportunistes d'Alg?rie, qui d?nonc?rent ? son excessive bienveillance pour les indig?nes ?, sa ? volont? de les instruire pour ruiner l' uvre fran?aise en Alg?rie ? (3). Parmi eux, l'Oranais Eug?ne Etienne, ce disciple de Gambetta, qui venait de rassembler les fid?les de la colonisation dans le groupe parlementaire colonial, fut d?sar?onn? par l'attitude de Ferry-le-Tonkinois ; vite, il d?non?a le ? faux-pas de ce grand homme ?, et n'h?sita pas, en 1896, ? affirmer que ? Jules Ferry aurait sans doute regrett? plus tard certaines pages qu'il avait ?crites sur l'Alg?rie ?.

L'?lection de Jules Ferry ? la pr?sidence du S?nat, bien qu'elle l'?loign?t de la Commission de l'Alg?rie, fut durement ressentie dans ce pays (4),

mais elle fut salu?e par les hommes politiques conscients comme la promesse que les r?formes n?cessaires allaient intervenir (5). La disparition pr?matur?e de Jules Ferry, d?c?d? le 17 mars 1893, deux ans jour pour jour apr?s sa nomination ? la t?te de la Commission, n'emp?cha certes pas celle-ci de continuer sa t?che, et de nombreux rapports, souvent remarquables, furent

d?pos?s par les divers commissaires. Mais la Commission avait perdu sa t?te avec Jules Ferry et son uvre fut frapp?e de caducit?.

Son successeur, Constans, avait en 1891, en tant que ministre de l'Int?

rieur, man uvr? pour rendre inutile le grand d?bat au S?nat et r?ussi ?

(i) L/e rejet du projet d'expropriation des terres indig?nes ? dit ? Projet des 50 millions ? ?

marque l'une des victoires des lib?raux et des indig?nophiles. (2) L,e rapport Jonnart du 12 juillet 1892 allait renforcer encore ce courant indig?nophile :

? C'est notre devoir et c'est notre int?r?t de prendre souci de l'am?lioration du sort des indi g?nes... et si la fusion reste une chim?re, d'op?rer la r?conciliation des deux races. ? Mais ? Alger, le 16 f?vrier 1893, il y eut ? une petite manifestation contre MM. Jonnart et Jules Ferry ?.

(3) L,e d?put? L,etellier, dans La D?p?che alg?rienne, 15 ao?t 1893. (4) Aux injures traditionnelles : Ferry-Massacre (apr?s l'?chec de la journ?e du

30 octobre 1870), Ferry-Famine (rationnement des vivres ? Paris), Ferry-Tonkin, Ferry-le candidat de Bismarck, les Alg?riens ajout?rent : ? le pseudo-philanthrope ?, le ? g?teux du S?nat ?...

(5) Cf. surtout la lettre de Paul Cambon ? Jules Ferry (in?dite) (mars 1893) : ? 1/Alg?rie va nous perdre comme rapporteur, mais nous la prot?gerons encore de notre fauteuil pr?sidentiel. ?

C.-R. AGERON. JULES FERRY ET LA QUESTION ALG?RIENNE 145

faire refuser ? la Commission les pouvoirs d'enqu?tes (1). De plus Constans, qui fut le premier gouverneur g?n?ral de l'Union indochinoise, professait en mati?re coloniale des conceptions d'un cynisme agressif : la colonisation ne devait, pour lui, viser qu'? l'enrichissement des colons et ? les colons ne sont pas des philosophes qui s'expatrient pour faire le bien, mais pour faire de l'argent ? (2)... ? Quant aux indig?nes d'Alg?rie (les Orientaux sont partout les m?mes [!]), ils ne nous reprochent nos pr?tendues injustices que quand on les incite ? le faire. ? On comprend qu'? la t?te de la Commission un pareil homme s'effor?a seulement d'enliser les discussions et de neutra liser les r?formateurs un peu audacieux.

Certes, le S?nat ratifia le rapport de Jules Ferry, le 30 mai 1893, et demanda au gouvernement, qui s'y engagea, la suppression des d?crets de rattachements. Mais rien ne suivit. Pour tirer l'opinion parlementaire de son apathie, et les gouvernements de leurs oublis, il fallut de nou veaux scandales administratifs en Alg?rie

? en avril 1895 ?, une nou velle interpellation parlementaire, d?pos?e en juillet 1895, discut?e en novembre 1896. Alors seulement le gouvernement prit, le 31 d?cembre 1896, le d?cret de ? d?-rattachements ?, qui donnait une satisfaction tardive aux v ux du Rapport Jules Ferry sur le gouvernement g?n?ral de l'Alg?rie.

Mais, de l'ensemble des r?formes en faveur des indig?nes pr?conis?es par Jules Ferry, rien ou presque rien n'?tait pass? dans les faits (3) : ni la r?forme de l'administration communale, ni celle des imp?ts arabes, ni la restauration de la justice musulmane, ni l'octroi de droits de repr? sentation plus ?tendus aux musulmans (4). Le programme de scolarisation par la multiplication des ?coles fran?aises avait seul re?u un commencement

d'application, mais il fut vid? de ses intentions lib?rales ? l'endroit de l'?cole arabe. Celles-ci ne furent pourtant jamais oubli?es des musulmans.

Trente ann?es apr?s l'enqu?te s?natoriale, dans un discours prononc? devant les d?l?gations financi?res, le 17 juin 1921, un d?l?gu? musulman, ind? pendant de l'Administration, Si Mohammed Ben Rahal, ?voquait encore le jour o?, Usant devant Jules Ferry un m?moire sur la r?organisation des

m?dersas (5), ce dernier lui dit : ? J'ai compris, il y a dans votre projet des id?es qu'un gouvernement n'a pas le droit de n?gliger. Je fais votre

projet mien; je m'en empare (6). ? Et Ben Rahal ajoutait, nostalgique :

(i) Jules Ferry le rappela le 8 janvier 1892 au S?nat, avec quelque regret : ? Iya Commission ne peut pas oublier qu'elle n'est qu'une Commission d'?tudes et qu'elle n'a pas re?u le mandat d'?tre une Commission d'Enqu?te. ?

(2) C'?tait l'id?e d'Eug?ne Etienne, exprim?e en termes plus nobles : ? L'id?e de patrie repose sur l'id?e de devoir, alors qu'au contraire le fondement de l'id?e coloniale n'est, et ne

peut ?tre, que l'int?r?t bien entendu. ? Eug?ne Etienne avait quitt? le Cabinet Freycinet en f?vrier 1892, par solidarit? avec Constans, ?limin? de mani?re blessante (cf. lettre in?dite

d'Eug?ne Etienne ? Ferry, du ier mars 1892). (3) Cf. le discours d'Albin Rozet ? la Chambre, en 1901 : ? Depuis douze ans... on n'a, pour

ainsi dire, rien fait... Nous en sommes toujours aux plaintes de Jules Ferry. ?

(4) Par contre, on allait bient?t (1898) donner aux Europ?ens, avec les D?l?gations Finan

ci?res, un moyen de pression remarquable sur les gouverneurs g?n?raux et replacer pratiquement ceux-ci en tutelle, contre l'avis de Jules Ferry.

(5) Ce projet pr?voyait essentiellement qu'au-del? des trois ann?es d'?tudes dans les m?dersas les ?l?ves feraient encore deux ann?es.

(6) Ce fut Combes qui mit le projet en forme dans un rapport sp?cial de 350 pages, qui est un v?ritable mod?le de rapport parlementaire. Combes ?tait aussi l'auteur d'un rapport ?galement fort remarquable sur l'instruction primaire, et dont les conclusions avaient d?j? ?t? accept?es par le S?nat, le 5 avril 1892. Les Europ?ens d'Alg?rie pr?tendaient que le recteur

Jeantnaire ?tait ? l'origine de ces rapports et lui vou?rent d?sormais une rancune tenace.

R. H. M. C. ? 1963 10

i46 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

? Si Ferry avait v?cu, l'enseignement de l'arabe serait aujourd'hui organis? et dot?... Or, l'?l?vation d'un peuple vers une civilisation meilleure ne peut s'accomplir que par ?tapes successives et en partant de ce ? quoi il est habitu?, c'est-?-dire, pour nous, les ?coles arabes (i). ?

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Lorsque Jules Ferry s'?criait, ? la tribune du S?nat, ? nous sommes dans notre politique (alg?rienne) ? un de ces tournants de l'Histoire o? il faut adopter un syst?me, s'arr?ter ? un parti d?finitif ?, lorsqu'il proposait ? la Commission s?natoriale le plan de r?formes que lui dictaient, disait-il, ?.la.politique et le sentiment, le devoir et la pr?voyance ?, cet homme ? vues lointaines, qui travaillait ? pour nos fils et nos petits-fils ?, avait ?t? un guide perspicace. Son programme, tel que nous l'avons fait conna?tre, permet de jalonner les r?formes qui furent r?alis?es de 1896 ? 1919 (2), de mesurer celles qui ne le furent que tardivement ou jamais (?clatement de la Commune de Plein Exercice, reconstitution de la justice musulmane), et de r?ver aussi ? ce qu'une g?n?reuse politique indig?ne e?t pu faire de l'Alg?rie...

Charles-Robert Ageron Assistant, Sorbonne.

(i) lye croirait-on, ce discours fut d?nonc? comme ? une manifestation de nationalisme indig?ne ? par la presse coloniale et le Bulletin du Comit? de l'Afrique fran?aise.

(2) 1903 : loi foresti?re ; 1908 : ?lection des assesseurs musulmans aux Conseils g?n?raux ; 1918 : suppression des imp?ts arabes ; 1919 : reconstitution des djem?as ?lues ; extension de la repr?sentation des Musulmans.