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Université d’Aix-Marseille
Faculté de Droit et de Science politique
Mémoire
Le traitement des cas inédits
Etude de droit civil et commercial
Présenté par Monsieur Pierre Bon
Sous la direction de Monsieur le professeur Frédéric Rouvière
Master Droit privé et sciences criminelles
Spécialité Théorie du droit
Année universitaire 2015-2016
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Université d’Aix-Marseille
Faculté de Droit et de Science politique
Mémoire
Le traitement des cas inédits
Etude de droit civil et commercial
Présenté par Monsieur Pierre Bon
Sous la direction de Monsieur le professeur Frédéric Rouvière
Master Droit privé et sciences criminelles
Spécialité Théorie du droit
Année universitaire 2015-2016
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La Faculté de Droit et Science politique d’Aix-Marseille n’entend donner aucune approbation ni improbation aux
opinions émises dans ce mémoire. Les opinions qui y figurent doivent être considérées comme propres à leur auteur.
5
Remerciements
Je tiens à témoigner en premier lieu ma profonde reconnaissance à Monsieur le
professeur Frédéric Rouvière, pour m’avoir permis de traiter ce sujet qui me tenait à cœur ainsi
que pour ses précieux conseils tout au long de la réalisation de ce travail.
Je tiens en particulier à remercier Monsieur le professeur Jean-Yves Chérot, directeur du
Laboratoire de Théorie du droit, pour m’avoir permis de suivre le Master II Théorie du droit, qui
a représenté pour moi une année particulièrement enrichissante.
Ma gratitude se porte également envers l’ensemble du personnel des bibliothèques de
l’Université Aix-Marseille, qui m’ont renseigné et m’ont aidé dans mes recherches.
Je tiens aussi remercier amicalement mes camarades de Master II mais aussi les membres
de l’équipe du Laboratoire de Théorie du droit.
Mes remerciements vont enfin à mes proches pour leur soutien et leurs encouragements
dans la réalisation de ce mémoire.
6
7
Sommaire
I) Le cas inédit entre redite et création
A) Un retour au connu
1. L’inédit de retour : l’extension des qualifications 2. L’entretien du mythe de la sécurité juridique
a. Un mythe questionné par les cas b. Un mythe préservé par la recherche d’une cohérence
B) La reconnaissance de l’inédit : de la question à la création
1. L’expression d’un pouvoir 2. Le rôle déterminant de la question de droit 3. La construction d’une cohérence
II) L’inédit au cœur d’une tension entre implicite et explicite A) La place de l’implicite 1. La construction du cas entre généralité et particularité 2. La brièveté de la motivation : une réserve pour l’inédit à venir B) La décision ou le retour de l’explicite 1. L’inédit comme moyen de connaissance du droit 2. L’inédit de solution, marque d’une évolution constante
8
Al. : Alinéa
AJDI : Actualité juridique droit immobilier
Art. : Article
Ass. Plén. : Assemblée plénière de la Cour de cassation
Bull. Civ. : Bulletin des chambres civiles de la Cour de cassation
C. Civ : Code civil
C. Com : Code de commerce
C.J.U.E. : Cour de Justice de l’Union Européenne
Cass. : Cour de cassation
Cass. Soc. : Chambre sociale de la Cour de Cassation
Cass. Req. : Chambre des requêtes de la Cour de Cassation
Civ. 1ère/2ème/3ème : Première/Deuxième/Troisième chambre civile de la Cour de cassation
Com. : Chambre commerciale de la Cour de cassation
D. : Dalloz
Dir. : Dirigé par
DP : Recueil périodique et critique mensuel Dalloz (années antérieures à 1941)
Gaz. Pal. : Gazette du Palais
In : Dans (tel ou tel ouvrage)
JCP : La semaine juridique
JCP G. : La semaine juridique, édition générale
LGDJ : Librairie générale de droit et de jurisprudence
Obs : Observation
PUF : Presses Universitaires de France
RDC : Revue des contrats
RRJ : Revue de la Recherche Juridique
RTD civ. : Revue Trimestrielle de droit civil
Tr. Corr. : Tribunal Correctionnel
Table des abréviations
9
« Personne maintenant ne s’intéresse aux faits.
Ce sont de simples points de départ pour l’invention
et le travail de l’esprit. »
Jorge Luis Borges,
« Utopie d’un homme qui est fatigué »,
Le livre de sable.
10
Introduction
1 – Apprivoiser l’avenir – S’il semble impossible de savoir comment les hommes ont commencé
à penser ; une constante reste frappante, comme si elle avait toujours été : le désir de régularité1.
Soucieux de se mettre à l’abri2, l’homme cherche à rendre le monde régulier autour de lui. Contre
l’insondable imprévisibilité de la vie, l’homme construit des régularités pour faire d’hier un point
d’appui et que demain ne soit plus une déstabilisante surprise. Comme pour dompter la terre,
l’homme a nommé et regroupé, comme Adam a appelé par leurs noms tous les animaux3 ;
l’homme a construit des villes aux remparts protecteurs. Il a inventé des modèles de
représentation du temps, et des lois pour s’entendre4. Tout se passe comme si l’homme fuyait la
spontanéité, comme si son action était animée par une phobie de la surprise et du désordre. La
recherche d’un bon ordre a fait voir la justice non plus comme un devoir-être mais comme
garante de l’intégrité de ce qui est5.
2 – L’inédit ou la cassure – Ainsi que l’homme construit et régule, il lutte contre les coups du
sort ; et l’inédit lui semble insupportable. Il suffit d’un accident, d’une résurgence du hasard
ennemi, d’un retour du spontané sonnant comme un réveil brutal pour le sortir de son rêve
éveillé. Devant l’inconnu les murs du théâtre tremblent et l’espoir d’apprivoiser le monde s’est
mué en dérision. La situation est pour ainsi dire nouvelle, elle ne s’est jamais vue, jamais produite.
Elle n’est consignée nulle part ; la diversité du réel est irréductible. Comment l’homme de la
régularité pourrait-il ne pas se sentir désarmé face à la « création continue d’invisible nouveauté
qui semble se poursuivre dans l’univers »6 ? Voilà l’inédit, voilà la faille, voilà l’embarras. Que faire
de nos précieuses généralités devant ce cas si particulier qu’il les défigure ? L’homme qui s’était un
temps espéré divin en dominant le monde est comme rappelé à l’ordre par la chute.
1 Y.-M. Adeline, La pensée antique, Paris, Ellipses, Ellipses poche, 2015, p. 5. 2 J. Dewey, La quête de certitude, Paris, Gallimard, 2014, traduction P. Savidan, p. 23. 3 Genèse, II, 19-20. 4 Y.-M. Adeline, précité, p. 8. 5 J.-F. Balaudé, « Les Présocratiques », in J.-P. Zarader (dir), Le vocabulaire des philosophes. De l’Antiquité à la Renaissance, Paris, Ellipses, Ellipses poche, 2016, tome 1, p. 33. 6 H. Bergson, La pensée et le mouvant, Paris, Puf, Quadrige, 1990, p. 99.
11
3 – Le droit dans l’accident – Le cas est la chute. Il est ce qui arrive, du latin casus : ce qui
tombe, l’accident. Un cas expose une ambiguïté dont nous n’avions pas conscience, et qui ne peut
exister qu’en référence aux catégories que nous avons à l’esprit7 : ce que nous appelons un cas
résulte donc d’une certaine configuration entre les éléments du monde extérieur, et les catégories
avec lesquelles nous raisonnons. Le cas peut être tout s’il est une pure construction ; il peut n’être
rien si cette construction dépend d’un contexte et d’un arbitrage qui aura choisi « une certaine
pondération entre les faits et les valeurs »8. Paradoxalement, le jamais vu serait alors toujours
connu. Le cas devrait être prévu ; la casualité serait l’essence du droit, qui se tiendrait « dans un
rapport singulier de l’essence à l’accident »9.
4 – Après la chute – Le juriste regroupe sous des catégories : il fait des généralités auxquelles il
confronte ce qui se présente comme des particularités. C’est cette affaire, c’est ce litige qui
l’intéresse. A quelle généralité peut-on ramener les faits de cette espèce ? Jusqu’à quel degré la
particularité est-elle par lui tolérée, jugée pertinente ? Quelle est donc dans cette situation le
véritable problème qui attend du juriste une réponse ? Le profane attend, et espère du juriste une
réponse claire et simple ; il espère candidement savoir s’il a raison ou tort, si le droit est de son
côté ou non. Une telle soif de réponse est sans doute vouée à la déception, en ce que les règles de
droit ne sauraient contenir d’avance des réponses évidentes aux questions qui n’existent pas
encore.
5 – « Redire l’inédit » – Il n’y a jamais deux situations qui sont complètement identiques,
chaque cas comporte toujours une frange d’inconnu. Le point de départ de notre étude est
l’antinomie soulevée par un article de Christian Atias, « Redire l’inédit », paru au recueil Dalloz en
199210 : l’inédit serait à la fois l’essence et l’accident du droit. Si « l’inédit est hors du droit » ;
traiter les cas inédits est-ce dire le droit quand il semble absent ? Ce point de départ nous
ramènera fréquemment vers l’œuvre de cet auteur, afin de ne pas perdre de vue les réflexions qui
ont fait apparaître ce problème autant que celles qui l’ont suivi.
6 – Redite et création – La première difficulté qui se pose, consiste à savoir à partir de quand on
peut dire qu’un cas est inédit. En fait c’est toute la question autour de laquelle deux théories
s’affrontent. Selon la première, il n’y a jamais vraiment d’inédit : les juristes réduisent le cas à ce
qu’ils connaissent, effaçant sa frange d’originalité pour le ramener vers le précédent. L’inédit a
7 S. Boarini, Qu’est-ce qu’un cas moral ?, Paris, Vrin, Chemins philosophiques, 2013, p. 9. 8 S. Boarini, précité, p. 13. 9 J.-L. Nancy, L’impératif catégorique, Paris, Flammarion, 1983, p. 39. 10 C. Atias, « Juris dictio : redire l’indédit », D.1992.281.
12
beau être consubstantiel au droit, dans les deux approches, il est assimilé au connu. Selon la
seconde théorie, il y a des cas inédits qui font apparaître des lacunes dans le droit, des zones où
rien n’est dit. C’est le problème du pouvoir discrétionnaire : en l’absence de droit préétabli, le juge
peut-il créer la règle et motiver comme bon lui semble, au mépris de tout idéal de sécurité
juridique ? On assiste parfois à la création de concepts, pour faire comme si l’on savait déjà. La
tension entre ces deux théories de l’inédit révèle un paradoxe : tout est inédit mais tout est déjà
dit. Le juge est-il alors véritablement créateur ou ne fait-il que révéler un implicite ?
7 – Inédit et cas difficiles – Ce problème ne serait-il qu’une reformulation de la distinction des
cas faciles et difficiles ? Selon Ronald Dworkin, une distinction est à faire entre cas faciles et cas
difficiles : les premiers seraient ceux dont la réponse est évidente, les seconds ceux auxquels
aucune règle spécifique ne semble s’appliquer de sorte qu’il faudrait retrouver la bonne
interprétation au regard de l’ensemble11. Le cas facile se définirait par sa solution qui « paraîtrait
s’imposer » ; quand le cas difficile naîtrait « d’une sorte d’incapacité de la doctrine ou de la
jurisprudence à déterminer rapidement et unanimement la bonne réponse »12. Dire d’un cas qu’il
est facile pose un problème colossal : cela revient à le considérer comme tranché d’avance. Si le
cas est facile et que la solution s’impose, autant éviter le procès et renoncer d’emblée à l’idée
d’égalité des citoyens devant la loi. S’il existe des cas faciles, il existe des « causes perdues » ; et
autant de débats que l’on s’interdira de mener. On ne peut en vérité admettre sérieusement une
telle distinction sans présupposer ce faisant que les cas soient décidés d’avance13 ; c’est pourquoi
nous ne la retenons pas. Si la distinction des cas faciles et difficiles est critiquable en ce que les cas
ne sauraient être réglés a priori, elle n’est pas ce qui nous préoccupe ici. Les cas inédits ne sont pas
nécessairement des cas difficiles : un cas peut être inédit en ce qu’il se présente pour la première
fois et ne pas soulever de difficulté particulière. La seule nouveauté factuelle ne saurait
nécessairement être une nouveauté juridique, ou à tout le moins déclencher un processus
d’innovation chez les juristes.
8 – Inédit et lacunes – Notre problème est-il celui des lacunes et de la complétude ? Nous ne le
soutenons pas, en partie pour les mêmes raisons : il ne saurait y avoir d’équation du type « cas
inédit = solution inédite », en ce que l’ordre juridique contient toujours une règle dont le degré de
généralité permet d’y subsumer le cas. Ce n’est pas parce qu’il est nouveau que la solution n’est
11 R. Dworkin, « Hard cases », in Taking Rights Seriously, Cambridge (Massachusetts), Harvard University Press, 1977, p. 102. 12 M. Boudot, Le dogme de la solution unique. Contribution à une théorie de la doctrine en droit privé, Faculté de droit et de science politique d’Aix-Marseille, thèse, 1999, p. 233 ; 239. 13 C. Atias, Questions et réponses en droit, Paris, Puf, L’interrogation philosophique, 2009, n°168, p. 116-117.
13
pas trouvable dans le connu. De plus nous verrons que l’inédit semble résulter de la structure
même des règles : on le dit inédit au regard d’une certaine configuration, d’un certain lien entre le
fait et ce que nous tenons pour le droit.
9 – Démarche – Tout l’enjeu de notre question est celui de savoir ce que l’on peut s’autoriser à
qualifier d’inédit en droit et ce qu’implique le caractère inédit d’un cas. Nous entendrons ici
montrer que l’inédit peut être une catégorie, c’est-à-dire une classe de prédicats regroupant des
situations sous un trait commun14. C’est pourquoi nous le traiterons comme tel et confronterons
cette vision catégorique à la réception judiciaire des cas. L’approche sera avant tout casuistique : il
conviendra dans un premier temps de partir des cas afin d’observer leur réception par le juge et
de comprendre les réactions jusqu’à présent adoptées face à des cas que l’on peut qualifier
d’inédits. Dans un second temps, il faudra découvrir comment les juges construisent des concepts
pour donner du sens à l’inédit. Le corpus partira donc des décisions de justice et s’enrichira
seulement par la suite de réflexions théoriques pour tenter d’éclairer de l’intérieur des mécanismes
déclenchés par la soumission d’un cas inédit au juge. Nous nous intéressons donc au rôle joué par
l’inédit dans la formation du discours juridique.
10 – Cadre théorique – Questionner la pratique juridique d’un point de vue interne et
rechercher des fondements à la décision des juges dans un sens ou dans un autre autant
qu’expliquer le raisonnement et la méthode suivis, appelle une épistémologie du droit. Cette
dernière « recherche les origines de ces préceptes, de ces notions qui guident le raisonnement
juridique, s’efforce d’en découvrir les justifications et les limites et s’applique à en évaluer les
résultats »15. C’est donc une recherche des justifications qui sera entreprise ici. Si certains
exemples pourront paraître marginaux, leur intérêt est qu’ils permettent de faire apparaître plus
clairement les mécanismes du raisonnement en questionnant les limites des concepts mobilisés et
en poussant les réflexes et habitudes dans leurs retranchements. L’épistémologie met en crise le
raisonnement juridique et entend questionner ce qui est admis parfois sans démonstration pour
répondre à la question de savoir ce que l’on dit vraiment lorsque l’on tranche un cas.
11 – Champ de l’étude – Ne pouvant pas ici traiter la question quant à tous les domaines du
droit en raison du temps imparti et de nos domaines de compétence, nous restreindrons
principalement notre étude au droit civil et commercial. Les différents cas rencontrés dans ces
14 A. Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, Puf, Quadrige-Dicos poche, 3ème édition, 2010, p. 125. 15 C. Atias, Epistémologie du droit, Paris, Puf, Que sais-je, 1994, p. 26-28.
14
domaines nous semblent particulièrement riches et parlants, permettant de mettre au jour de
grandes tendances dans la réception judiciaire de l’inédit.
12 – Deux temps – Le traitement des cas inédits semble pouvoir s’appréhender sous deux
angles : une face visible, qui consiste dans le traitement proprement dit, c’est-à-dire la réponse
donnée par les juges ; et une face dissimulée, qui tiendrait à la construction du cas selon diverses
opérations de sélection. L’omniscience ne nous étant pas prêtée, nous avancerons ici du visible
vers l’invisible, de la clarté vers la pénombre. Nous observerons donc en premier lieu le
traitement judiciaire des cas inédits, qui semble alterner les redites et la création (première partie) ;
avant en second lieu d’étudier la formation des cas afin d’envisager l’inédit au cœur d’une tension
entre implicite et explicite (seconde partie).
15
Première partie : Le cas inédit entre redite et création
13 – Deux regards – La réception des cas inédits est avant tout révélatrice d’une tension, d’une
scission entre deux méthodes, entre deux manières de procéder qui conduisent chacune, au
résultat inverse l’une de l’autre. Le point de bascule est celui de la reconnaissance ou non du
caractère inédit du cas qui est soumis aux juges. Peut-être que cette reconnaissance dépend de la
force de l’argumentaire employé par les parties : l’une a intérêt à ce que la singularité de l’affaire
soit affichée au grand jour, l’autre à ce qu’elle soit étouffée. C’est précisément l’alternative qui
s’offre au juge pour traiter les cas inédits : les reconnaître ou les nier, les ramener vers le connu ou
consacrer leur nouveauté. Deux théories se font donc face, chacune tenant l’autre comme rivale,
comme si elles étaient elles-mêmes les parties au procès. Les parties en présence se font le temps
d’une affaire et pour le triomphe de leur cause, ambassadrices de l’une ou de l’autre. L’inévitable
frange d’originalité des faits laisse toujours la porte ouverte à l’inédit. Tout cas est un cas inédit en
puissance. Il est un inédit potentiel que le juge peut accepter de découvrir et d’en tirer les
conséquences ou non. Ainsi, il peut ramener le cas inédit vers le connu (A) mais également créer
et faire ainsi évoluer sa propre grille de lecture (B).
A) Un retour au connu
14 – Nier l’inédit – Nier l’inédit, c’est le faire entrer dans des cases qui ne le prévoyaient pas.
C’est aussi faire le choix sans doute d’un certain confort intellectuel, c’est refuser de déranger
l’ordre établi. Les juristes ont tendance à progresser de l’inconnu vers le connu, à s’approprier à
leur manière des éléments du monde une fois passé l’effet de surprise. Le fait de ramener les
éléments d’un cas inédit vers le connu afin de le traiter, que nous appellerons ici inédit de retour,
consiste principalement en une extension des qualifications déjà existantes (1). Cette extension
maintient par ailleurs l’impression d’un déjà-là, l’impression rassurante que les questions sont
réglées d’avance. L’inédit de retour contribue donc nettement à l’entretien d’un mythe, celui de la
sécurité juridique (2).
16
1. L’inédit de retour : l’extension des qualifications
15 – De l’inconnu vers le connu – Si « l’inédit est hors du droit »16, il est savamment passé sous
silence. La tendance la plus fréquente lorsqu’un cas inédit se présente, consiste à précisément
faire comme s’il n’était pas inédit, comme s’il était prévu et ne surprenait nul juriste. On fait fi de
sa frange d’originalité, de sa part de nouveauté pour le classer parmi les catégories déjà existantes,
pour le subsumer sous des qualifications déjà disponibles. Est-ce œuvrer au maintien d’un savoir
ou à son élaboration ? Le procédé est simple : lorsqu’un cas se présente et que ses composantes
factuelles ne correspondent pas aux catégories connues, on ramène ces éléments vers ces
catégories plutôt que d’assumer leur nouveauté. Le cas inédit n’est en somme pas traité comme
tel mais comme s’il avait déjà été anticipé par les règles existantes. Peut-être est-ce tout
simplement la solution la moins coûteuse intellectuellement et la plus favorable à l’autorité de
l’édifice juridique déjà constitué à l’heure où le cas se présente. Mais trancher ainsi, est-ce aller
dans le sens du droit ou contre lui ? La question est sans doute insoluble et lourde d’équivoques,
mais on peut soutenir que trancher en ce sens est avant tout consolider un ensemble théorique : il
s’agit de maintenir des propos passés et le mythe d’un droit arrêté au préalable, ferme, définitif et
somme toute rassurant. Le paradoxe est pourtant bien là : on refuse d’enrichir le discours
juridique d’une nouvelle qualification, peut-être afin de le préserver ; mais dans le même temps
on accroît l’extension des concepts que l’on met en œuvre. Curieuse sauvegarde qui implique
d’étendre une qualification pour pouvoir l’appliquer au cas qu’elle ne prévoyait guère.
16 – Une configuration nouvelle – L’arrêt de la troisième chambre civile de la Cour de
cassation du 19 février 201417 en fournit un bel exemple. Cet arrêt résulte d’une situation dont la
frange de nouveauté invite nécessairement à l’analyse. En matière de bail commercial, l’article L.
145-9 du code de commerce permet au bailleur de ne pas renouveler le bail à condition qu’il
accepte de payer une indemnité d’éviction au preneur, à peine de nullité du congé. Par exception,
cette indemnité peut ne pas être due si le bailleur justifie d’un motif grave et légitime à l’encontre
du preneur, comme le précise l’article L. 145-14, alinéa 1er du même code. En l’espèce, alors
qu’un bail était en tacite prolongation, le bailleur avait délivré un congé sans offre de
renouvellement ni indemnité d’éviction, sans donner aucun motif. Le preneur invoque la nullité
du congé et réclame le paiement d’une indemnité d’éviction. Néanmoins, alors que la procédure
est toujours en cours, il quitte les lieux ce dont la Cour d’appel déduit que le contrat est rompu de
fait. Selon elle, « le départ volontaire de la locataire sans attendre l’issue de la procédure en nullité
16 C. Atias, « Redire l’inédit », précité. 17 Civ. 3ème, 19 février 2014, n°11-28.806, Bull. 2014, III, n°23.
17
du congé qu’elle avait elle-même initiée ne constitue pas un cas légal d’ouverture à paiement
d’une indemnité d’éviction ». Les juges du fond avaient déclaré le congé nul aux termes de l’article
L. 145-9 du code de commerce, et que ce qui est nul étant de nul effet, il n’avait pu mettre fin au
bail. Dès lors la fin du bail était imputable au preneur du fait qu’il avait quitté les lieux, en
renonçant ainsi à l’indemnité d’éviction. L’arrêt est cassé et la Cour précise que la demande du
preneur « ne peut le priver de son droit à indemnité d’éviction », assimilant ainsi le congé non
motivé au congé mal motivé18.
17 – Une question nouvelle – La Cour de cassation avait déjà rencontré le problème du congé
dépourvu d’indemnité et sans que le motif donné ne justifie effectivement son absence. En ce cas
elle avait décidé que le bailleur ne pouvait être condamné à renouveler le bail mais qu’il devait
payer au preneur une indemnité19 : un congé sans offre d’indemnité d’éviction mal motivé ouvre
donc droit au paiement de cette indemnité. La Cour de cassation avait déjà connu la question de
l’insuffisance de la motivation de l’absence d’offre d’indemnité mais pas de l’absence de motif
pure et simple. C’est donc une nouvelle question qu’il fallait trancher dans une configuration
résultant de la rencontre entre l’article L. 145-9 du code de commerce et la règle tirée des
précédents. L’absence totale de motivation pouvait-elle être assimilée à une mauvaise
motivation ? C’est ce qu’a décidé la Cour de cassation dans cet arrêt en étendant donc le champ
d’application de la règle qui existait déjà.
18 – Une réponse déjà dite – L’assimilation consiste à appliquer une catégorie juridique à un
élément « qui ne tombe pas tout à fait, voire pas du tout, sous la définition »20. Pour ainsi dire il
ne fait aucun doute que l’insuffisance de motivation et l’absence de motivation sont deux choses
différentes. Pourquoi alors les traiter identiquement ? L’assimilation a tout d’abord cet avantage
de ne pas en dire trop, de ne pas être un procédé trop engageant en ce sens qu’il permettrait de ne
pas prendre parti sur la qualification discutée21. En effet, en assimilant on tranche sans trancher
véritablement, en ce que l’on répond à la question posée par les parties en l’espèce sans se
prononcer sur la nature de la qualification discutée. D’autre part un argument a fortiori permettrait
de justifier une telle assimilation. Cet argument apparaît justement quand un cas « ne tombe pas
exactement dans une catégorie »22. A fortiori, littéralement « à plus forte raison » : c’est donc la
18 Cour de cassation, Rapport annuel 2014, Paris, La documentation française, 2015, p. 492. 19 Civ. 3ème, 1er février 1995, n°93-14.808, Bull. 1995, III, n°35 ; Civ. 3ème, 28 octobre 2009, n°07-18.520, Bull. 2009, III, n°82. 20 S. Goltzberg, L’argumentation juridique, Paris, Dalloz, Connaissance du droit, 2ème édition, 2015, p. 107. 21 A. Sériaux, « Qualifier ou l’entre-deux du droit », in C. Puigelier (dir.), Mélanges en l’honneur de Jerry Sainte-Rose, Bruxelles, Bruylant, 2012, p. 1282, n°19. 22 S. Goltzberg, précité, p. 47.
18
raison qui ici va jouer le rôle central. La raison d’être de la règle devrait fournir au juge la raison
de décider dans une situation donnée en ce qu’elle y semble encore plus adaptée23. Ainsi dans
notre exemple, si pour que le congé dépourvu d’offre d’indemnité soit valable, il faut justifier
l’absence d’offre par un motif grave et légitime, à plus forte raison il faut invoquer un motif. En
assimilant et usant de l’argument a fortiori, on fait « comme si pour que ce soit comme ça »24, on
trouve un moyen de ne pas reconnaître la nouveauté mais de revenir vers le connu. Tout se passe
comme si le juge rappelait aux parties que la limite était au préalable fixée plus loin qu’elles ne le
croyaient : par l’assimilation, l’illusion d’un déjà dit est entretenue.
19 – Classification et extension des qualifications – Le retour au connu ainsi matérialisé est
une manifestation d’un mouvement de catégorisation, habitude que développe le cerveau humain
dès l’enfance25. Classer permet de construire des concepts26. Le retour au connu opéré par
assimilation, par classement sous une catégorie déjà existante, est une activité de construction de
cette catégorie. Le champ que recouvre une qualification, se trouve alors étendu. L’extension du
concept se trouve accrue par l’ajout de nouveaux éléments : le cas inédit est joint à l’ensemble
existant, qu’il prolonge et précise. Si les juristes doivent qualifier les situations, c’est-à-dire les
rapprocher de notions et catégories connues et les soumettre aux règles qui s’y appliquent27, tout
ajout d’un cas augmentera le champ de la qualification, justifiant ainsi le futur recours à un
argument du précédent afin de qualifier les situations analogues à venir. Les divers procédés qui
peuvent y mener sont des méthodes d’interprétation extensives, afin d’élargir les concepts
utilisés28. Les cas inédits semblent à première vue, comme le montre l’exemple précédent, appeler
un tel processus d’élargissement. Ainsi les critères de distinction se déplacent mais les catégories
restent29.
20 – Discriminations – Un cas a toujours au moins deux solutions. Par exemple, soit on étend
la catégorie ; soit on ne l’étend pas. Dans l’espèce que nous avons étudiée, la troisième chambre
civile aurait pu décider de ne pas procéder à une assimilation en argumentant différemment et
retenant que le fait de motiver insuffisamment et le fait de s’abstenir de motiver sont deux choses
différentes, deux attitudes qui peuvent potentiellement n’avoir rien en commun. L’une est
23 J.-L. Bergel, Méthodologie juridique, Paris, Puf, Thémis droit privé, 1ère édition, 2001, p. 245. 24 J.-L. Sourioux, « La pensée juridique en images », in Etudes Bruno Oppetit, Litec, 2009, p. 597, n°20. 25 R. Lecuyer, M.-G. Pecheux et A. Streri, Le développement cognitif du nourrisson, Paris, Nathan, Nathan Université, 1994, t. 1, p. 196. 26 M.-L. Mathieu, Logique et raisonnement juridique, Paris, Puf, Thémis droit, 2ème édition, 2015, p. 34. 27 J.-L. Bergel, Méthodologie juridique, Paris, Puf, Thémis droit privé, 1ère édition, 2001, p. 151. 28 J.-L. Bergel, précité, p. 244. 29 J.-L. Bergel, « Différence de nature (égale) différence de régime », RTD civ., 1984, p. 255 et s.
19
commission, l’autre est abstention ; l’une est justification (fût-elle insuffisante), l’autre est silence.
Les concepts utilisés dans le processus de qualification sont ce que Ronald Dworkin appelle des
concepts discriminants ; c’est-à-dire que si le concept en question est applicable à l’espèce
soumise au juge, il devra « au mois a priori, trancher le litige dans un sens déterminé »30. Par
exemple, si « le contrat est une convention par laquelle une ou plusieurs personnes s’engagent,
envers une ou plusieurs autres, à donner, à faire ou à ne pas faire quelque chose »31, il y aura ou
non contrat selon les situations. Nous raisonnons alors sur une alternative qui est l’existence ou
non d’un contrat entre ces personnes, et nous n’admettrions pas l’existence d’une voie médiane.
Ainsi, les concepts discriminants sont selon Dworkin utilisés de manière bivalente en ce sens que
« soit il est vrai que le cas relève d’un concept discriminant, soit c’est l’affirmation opposée qui est
vraie »32. On retrouve en fait ici une expression du principe du tiers exclu, retenu depuis
l’Antiquité comme une des lois fondamentales du raisonnement, une science bien faite
n’admettant en principe pas d’hybrides.
21 – Binarité – Ces concepts discriminants seraient donc utilisés de manière binaire et l’on ne
pourrait répondre à une question de droit que par oui ou par non. Cette idée fonctionne comme
un présupposé dans l’esprit des juristes33, une telle conception aurait en fait tout d’un obstacle
épistémologique comme l’entend Bachelard dans La Formation de l’esprit scientifique34. Il s’agit d’un
d’un obstacle mental qui empêcherait l’accès à l’attitude permettant de tendre vers la
connaissance. L’exigence de binarité se manifeste déjà dans la manière dont la question est posée :
est-ce l’un ou l’autre ? Quelle est place de cet obstacle dans le raisonnement juridique ? Et
jusqu’où peut aller la justification ? Prenons un exemple. Grâce à un appareil dissimulé sous des
planches, une personne soustrait l’énergie électrique de son voisin afin de ne pas payer
l’électricité35. D’après l’article 379 de l’ancien code pénal en vigueur à l’époque des faits,
« quiconque a soustrait frauduleusement une chose qui ne lui appartient pas est coupable de vol ».
Le problème est qu’il était impossible de qualifier rigoureusement l’énergie électrique de chose
puisqu’il s’agit d’un phénomène naturel résultant d’un mouvement d’électrons ; une énergie n’est
pas une chose au sens naturel du terme. La Cour de cassation a pourtant assimilé l’énergie
électrique à une chose, manière de répondre en respectant la binarité de la question posée36. Le
30 R. Dworkin, Une question de principe, Paris, Puf, Recherches politiques, trad. Aurélie Guillain, 1996, p. 152. 31 Code civil, article 1101. 32 R. Dworkin, précité. 33 R. Dworkin, précité. 34 G. Bachelard, La formation de l’esprit scientifique, Paris, Vrin, 2011, p. 15-22. 35 Nous rappelons que la présente étude n’entend pas traiter de droit pénal mais l’exemple est ici utilisé pour son intérêt méthodologique et pour son aspect didactique. 36 Cass. Crim. 3 août 1912.
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vol n’était admis que pour les choses corporelles et mobilières et par conséquent le vol d’énergie a
posé problème37. Les juridictions du fond avaient déjà eu à connaître de la question et s’étaient
déjà prononcées dans le sens de l’assimilation de l’énergie à une chose38 ; la Cour de cassation a
également tranché dans ce sens dans l’arrêt du 3 août 1912 en retenant que l’électricité était bien
une chose au sens du texte alors en vigueur. Cette décision s’est justifiée par le transfert de
possession d’une personne à l’autre, faisant fi de la définition physique de l’entité en question39.
Les juristes ont dans ce cas ignoré la définition retenue par la science pour fonder la décision sur
des concepts internes au droit, comme en l’occurrence celui de possession. Le droit face à l’inédit
reviendrait donc à lui-même et à ses propres concepts, distincts de ce que l’on tient pour des
réalités extérieures. Par le souci d’une binarité, on a maintenu la seule catégorie qui était retenue ;
on a préservé à cet endroit l’alternative. L’obstacle est donc bel et bien à l’œuvre dans le
raisonnement et se manifeste dans les cas de réponse positive par une assimilation à une catégorie
existante. Une telle méthode révèle l’aspect constructif du traitement des cas inédits : la catégorie
initialement prévue s’accroît pour recouvrir de nouvelles situations, y compris en ignorant au
besoin délibérément, les catégories des autres disciplines. Le retour au connu apparaît alors
comme une preuve de l’autonomie scientifique du droit.
22 – Argument du précédent et règle de justice – Cette autonomie se poursuit une fois les
catégories augmentées ; le cas subsumé sous la règle qui ne le prévoyait pas se mue ensuite en
argument du précédent. Le retour au connu appelle donc le retour au connu : l’inédit de retour
intègrera la jurisprudence et sera traité comme un précédent afin de justifier la demande d’un
traitement analogue. On invoquera alors la similarité des cas pour provoquer un certain
traitement en vertu de la règle de justice : « traiter les cas semblables de manière identique ». Tout
le problème est de savoir comment décider de la similarité des cas, des cas inédits et des
précédents. L’exigence de la seule similarité des cas plutôt que de leur identité permet de recevoir
l’inédit et de le ramener vers le connu. Mais persiste le problème de pouvoir décider
effectivement de leur similarité en ce que la règle de justice demeure – et doit demeurer – en elle-
même une forme vide40. On retrouve alors la tension plus tôt évoquée : une part importante des
argumentations dans un litige tournera autour de la question de savoir si les cas sont semblables
37 R. Garraud, Traité théorique et pratique de droit pénal français, Librairie du Recueil Sirey, 3ème édition, 1935, p. 109 et s. 38 Voir not. Tr. Corr. Troyes, jugement du 7 nov. 1893 (D. 95.2.102), « l’individu qui, à l’insu de la Compagnie avec laquelle il a un contrat d’abonnement pour l’éclairage électrique, fait usage d’une lampe non encore munie d’un compteur, et consomme ainsi de l’électricité sans en payer le prix, commet le délit de vol ». 39 R. Garraud, précité, p. 112. 40 H. L. A. Hart, The Concept of Law, Oxford, Oxford University Press, Clarendon Law Series, 3ème édition, 2012, p. 159 : « (...) ‘Treat like cases alike’ must remain and empty form. To fill it we must know when, for the purposes in hand, cases are to be regarded as alike and what differences are relevant. Without this further supplement we cannot proceed to criticize laws or other social arrangement as unjust. »
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ou non. Poser la question de l’assimilation revient à poser la question de savoir si la mauvaise
motivation et l’absence de motivation sont des cas semblables en ce sens qu’ils appelleraient un
traitement identique. Il ne s’agit pas des mêmes faits, de la même situation ; mais ne s’agit-il pas
de faits proches ? Suffisamment proches pour justifier que l’on puisse assimiler l’un à l’autre ? Ce
ne sont pas les ressemblances factuelles mais leur rapport au concept juridique mobilisé en
l’espèce qui permettra de trancher41. Dans l’exemple de la motivation du congé42, si l’insuffisance
et l’absence de motivation sont deux choses différentes, comment justifier leur assimilation ? Elle
n’est pas évidente sur le plan factuel mais se comprend aisément par un retour au concept ; les
deux situations n’ont pas fourni la motivation adéquate. C’est donc justement cette motivation
suffisante qui sert de troisième terme afin de justifier l’assimilation et donc le traitement
identique43.
23 – La binarité en question – Le principe du tiers-exclu fonctionne comme un quasi-
automatisme dans l’esprit du juriste mais c’est peut-être sous-estimer le problème que d’exclure
d’avance toute solution tierce. Si la logique formelle est utile pour tout raisonnement, il serait
imprudent et inexact d’y asservir le raisonnement juridique44. Celui-ci, bien que fortement
influencé par la logique formelle, serait plus souple qu’elle en raison de son objet que sont les
règles juridiques45 Lorsque l’on dit qu’un cas n’appelle pas forcément une seule solution, mais au
moins deux, il faut comprendre deux comme un minimum. En effet on ne connaît pas a priori
toutes les possibilités de réponse que peut admettre une même question, de sorte qu’une simple
alternative binaire ne saurait en traduire l’ensemble. On peut se demander si entre une réponse et
son contraire il ne pourrait y avoir un espace logique. Peut-on se contenter de la question de
savoir si l’absence de motivation est ou n’est pas assimilable à une mauvaise motivation ? Comme
l’explique Dworkin, il se peut qu’aucune des deux branches de l’alternative ne soit la bonne
réponse, celle-ci serait alors à trouver dans une troisième voie46. Par exemple pour expliquer
simplement notre propos, si l’on posait la question de savoir si un homme est grand ou petit, on
pourrait répondre qu’il est de taille moyenne. Le droit fournit également des situations où la
réponse qui a été donnée s’est trouvée dans l’interstice entre oui et non, entre blanc et noir. C’est
par exemple le cas pour la question de la nature juridique de l’enfant à naître. Peut-il être qualifié
de personne ; ne peut-il l’être ? On ne raisonne en posant la question ainsi que dans l’alternative
41 F. Rouvière, « Traiter les cas semblables de façon identique : un aspect méthodologique de l’idée de justice », Jurisprudence. Revue critique, 2012, p.89-100, n°11. 42 Cf supra, n°22. 43 F. Rouvière, précité ; nous adaptons ici à notre exemple l’analyse opérée par l’auteur. 44 C. Perelman, Logique juridique, Paris, Dalloz, 2ème édition, 1999, p. 4-5. 45 F. Gény, Science et technique en droit privé positif, tome IV, n°302. 46 R. Dworkin, précité, p. 155.
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binaire et la loi se tait. Le droit peut-il faire de même ? Bien que des tentatives de définitions aient
pu être données47, elles ne l’ont été que pour éviter certaines situations. Le fait que le problème
soit toujours aussi débattu sans réelle prise de position stable montre la permanence de la pensée
du tiers-exclu, comme s’il fallait dire que l’embryon était humain ou non humain, (A) ou (non-A).
Le tiers inclus serait comme une zone interdite de la pensée, comme une reconceptualisation vers
laquelle les juristes n’oseraient pas s’orienter. Tout se passe comme si l’on refusait, pour
reprendre les termes de Dworkin, que l’espace ne soit occupé par un concept distinct48. Et
pourtant la question de la nature de l’embryon se pose toujours, comme si pour préserver un
mécanisme de pensée on avait maintenu l’inédit, en ne répondant jamais vraiment. Le retour au
connu semble imposé, le principe du tiers exclu fonctionnant ici comme un obstacle
épistémologique qui neutraliserait d’avance l’évolution de l’appareil conceptuel.
24 – L’inédit de retour, de l’ombre à la clarté – L’inédit provoque sauf exception la
qualification et se révèle alors être un facteur de construction des catégories ; l’inédit de retour
permet de préciser les contours des qualifications déjà connues. Il permet d’affiner la
connaissance de l’existant, tout en enrichissant les qualifications. L’inédit s’éteint dès lors qu’il est
traité, il disparaît de la sphère de l’inconnu pour entrer dans celle du connu et devenir pour le
juriste un cas de plus qu’il aurait prévu, pour lequel une réponse serait déjà disponible. L’inédit
cesse dès sa réception judiciaire, autrement dit c’est au moment où il s’éteint que le droit avance,
l’ombre cède face à la lumière, de même que l’ignorance face à la connaissance. Le retour au
connu est peut-être la marque d’une peur, d’une crainte inhérente à l’homme face à l’inconnu, au
jamais vu. Faut-il réformer les catégories qui nous permettent de le saisir ? « Vivant dans un
monde plein de dangers, l’homme est voué à rechercher la sûreté »49. Et le fait de ramener
l’inconnu au connu est certainement la méthode qui permet le mieux d’entretenir un grand mythe
du droit derrière lequel parfois on aime se réfugier : la sécurité juridique.
47 Par exemple par la Cour de justice de l’Union européenne afin de protéger l’embryon contre toute invention impliquant de le détruire : CJUE, gde ch. 18 octobre 2011, JCP G 2012.146, « tout ovule humain dès le stade de la fécondation » ; « tout ovule humain non fécondé dans lequel le noyau d’une cellule humaine a été implanté et tout ovule humain non fécondé qui par voie de pathénongenèse a été induit à se diviser et à se développer ». 48 R. Dworkin, précité, p. 156. 49 J. Dewey, La quête de certitude, Paris, Gallimard, 1ère édition, 2014, trad. P. Savidan, p. 23
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2. L’entretien du mythe de la sécurité juridique
25 – Insaisissable sécurité – Si aucune définition ne va de soi, celle de la sécurité juridique ne
fait certainement pas exception à la règle. Traditionnellement présentée comme la fin ultime du
droit50, la sécurité juridique est pourtant une notion bien fuyante et difficile à cerner. L’homme
cherche à prévoir, à anticiper, à échapper au péril de l’inconnu. La recherche de la sécurité
juridique semble être l’attitude la plus évidente, la plus primaire pour le justiciable, si bien que
Jean Carbonnier parlera à son égard de besoin « animal »51.. Le Saint Graal paraît néanmoins
difficile à saisir : avant même d’être une étrangère pour le sensible, la sécurité juridique ne semble
pas être facilement intelligible, tant il en existe de visions différentes. Dans son approche la plus
simple, la sécurité juridique pourrait être définie comme la stabilité du droit permettant au
justiciable de faire des prévisions quant à l’attitude ou à la stratégie qu’il peut adopter dans une
situation donnée. Elle exigerait alors trois conditions : la clarté et la précision des règles, l’absence
d’arbitraire administratif ou judiciaire, et la non-rétroactivité des règles nouvelles52. Elle
supposerait ainsi « la possibilité, pour les personnes de prévoir les conséquences de leurs actes »53. Il est ensuite
possible de distinguer deux grandes conceptions de la notion. Premièrement, existe une
conception classique selon laquelle la sécurité juridique serait le but du droit avec la justice et le
progrès social54. Elle impliquerait une application de règles juridiques stables et préétablies,
chassant l’arbitraire des gouvernants55. Deuxièmement, selon une approche dite moderne, l’objet
de la sécurité juridique serait de lutter contre le danger inhérent à la règle de droit de nature
législative, règlementaire, ou jurisprudentielle ; elle aurait donc une fonction de sécurisation de
l’ordre juridique56. On peut également, comme l’a fait Jean-Louis Bergel, opérer une distinction
de nature entre sécurité juridique objective – celle du droit et de ses sources, menacée par
l’inflation législative et la dégradation de la qualité de la loi57 – et subjective – celle des sujets de
droit, résidant dans des mécanismes protecteurs : non-rétroactivité des normes, voies de recours,
publicité…58 –.
50 P. Roubier, Théorie générale du droit, Paris, Dalloz-Sirey, 1951, p. 318. 51 J. Carbonnier, Flexible Droit, Paris, LGDJ, 9ème édition, 1998, p. 193-194. 52 Fr. Chabas, H., L. et J. Mazeaud, Leçons de droit civil, Introduction à l’étude du droit, Paris, Montchrestien, 12ème édition, 2000, p 29-30, n°10 et 10-1. 53 Fr. Chabas, H., L. et J. Mazeaud, précité. 54 A.-L. Valembois, La constitutionnalisation de l’exigence de sécurité juridique en droit français, Paris, LGDJ, Thèses, 2005, p. 4. 55 A.-L. Valembois, précité. 56 A.-L. Valembois, précité, p. 8. 57 J.-L. Bergel, Théorie générale du droit, Paris, Dalloz, 5ème éd., 2012, p. 43. 58 J.-L. Bergel, précité.
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26 – Un mythe imposé – La sécurité juridique apparaît donc comme une notion fuyante,
possédant autant de formes que d’auteurs, autant de visages que d’identités. Le concept même de
sécurité juridique se révèle, de par l’existence de ses multiples acceptions, particulièrement peu
sécuritaire. Alors qu’il est délicat de dire avec précision ce que l’on entend par « sécurité
juridique », un certain nombre de manuels passent la notion sous silence. Philippe Malaurie, à
l’occasion du bicentenaire du code civil, ira même jusqu’à la présenter comme « un mythe auquel
presque plus personne ne croit »59. La sécurité juridique est souvent présentée comme un idéal vers
lequel le droit doit tendre60. Sa recherche aspirerait donc à l’accomplissement d’une idée ou d’un
modèle, d’une norme exigible sans être pleinement réalisable de sorte que l’on doit se contenter
d’une approximation infinie61. Loin d’un tel rapprochement asymptotique, le droit contient des
facteurs non négligeables d’instabilité, qui feraient de lui une entité insécuritaire par nature. C’est
ce que H.L.A. Hart a appelé la « texture ouverte » du droit, constituée des marges d’interprétation
laissées par les lois comme par les décisions de justice62. La difficulté serait de trouver l’équilibre
entre la souplesse inhérente au droit et le besoin de stabilité. Cet état de crise entre clair et obscur,
cet état de lutte permanente d’un côté et de l’autre de la corde se retrouve dans les célèbres
articles 4 et 5 du code civil. Le juge est forcé d’agir dans l’incertitude au risque de se rendre
créateur d’une règle de droit nouvelle et devenant ainsi malgré lui source d’insécurité juridique en
ce qu’une telle règle ne pouvait entrer dans une quelconque prévision.
27 – Un mythe discuté – Le mythe de la sécurité juridique et ses contradictions sont comme
contenues en germe dès l’origine, naturellement formés par ce besoin de stabilité et de prévision.
Pourtant, il ne peut échapper à la remise en question si dérangeante que lui posent les cas inédits
(a). Il est pourtant sauvé in extremis, et en apparence seulement, par le retour au connu opéré par
le discours judiciaire (b).
a. Un mythe questionné par les cas
28 – Inévitable insécurité – Seuls des exemples concrets peuvent mettre à mal un mythe aussi
puissamment installé que celui de la sécurité juridique. Les arrêts précédemment évoqués
apportent déjà leur lot d’instabilités et d’incertitudes. Fallait-il s’attendre à voir assimilé le congé
non motivé au congé mal motivé ? Fallait-il s’attendre à voir l’énergie électrique qualifiée de
59 Ph. Malaurie, « L’utopie et le bicentenaire du Code civil », in 1804-2004. Le Code civil. Un passé, un présent, un avenir, Paris, Dalloz, 2004, p. 5. 60 R. Cabrillac (dir.), Dictionnaire du vocabulaire juridique, Paris, LexisNexis, 5ème édition, 2014, p. 460. 61 J-M Vaysse, Dictionnaire de philosophie, dir. J-P Zarader, Paris, Ellipses, Ellipses-poche, 2001, p. 349. 62 H.L.A. Hart, précité, p. 127-128.
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chose ? Il est encore d’autres cas où le règne de l’insécurité juridique est plus flagrant, comme par
exemple le problème bien connu du contrat de coffre-fort. Dans un tel contrat, une banque met à
disposition de son client un coffre-fort auquel celui-ci a un libre accès et non une jouissance
continue, ce qui exclut la qualification de contrat de location. Mais le banquier n’ayant pas pour
autant accès au contenu, la qualification de dépôt n’est pas non plus appropriée63. La réponse
apportée est assez imprévisible et peut anéantir les attentes du justiciable.
29 – L’insécurité juridique en marche – Observons l’arrêt Crédit lyonnais, rendu par la chambre
commerciale le 11 octobre 200564. Si le problème de la qualification du contrat de coffre-fort est
loin d’être une nouveauté65, les circonstances de l’affaire la rendent assez originale pour mériter
notre considération : alors qu’une banque avait conclu un contrat de coffre-fort avec une de ses
clientes, un incendie ravage les locaux. La salle des coffres n’est pas directement touchée mais son
accès est compromis pendant plusieurs mois. Le problème est que la cliente en question avait mis
à l’abri dans son coffre des titres au porteur qui lui octroyaient des intérêts sur présentation. Son
préjudice, et c’est là toute l’originalité, résultait de l’impossibilité d’accès et non de la destruction
du contenu du coffre. N’ayant pu y avoir accès durant près d’un an, elle a assigné la banque en
responsabilité. Comment trancher alors, étant donné que les catégories disponibles a priori ne
permettent pas de classer le contrat ? La Cour de cassation refuse d’appliquer l’article 1722, et de
revenir au connu en qualifiant de bail. Elle ne revient pas plus vers la qualification de dépôt. Si le
contrat de coffre-fort est un contrat sui generis appelant le retour au droit commun66, la question
n’est pas fermement tranchée et la difficulté n’est pas pleinement assumée par les juges qui se
contentent seulement en l’espèce de dire dans une phrase toute paradoxale que « l’article 1722 du
code civil n’est pas applicable au contrat par lequel la banque loue à un client un compartiment
ou un coffre dont elle assume la surveillance et auquel le client ne peut accéder qu’avec le
concours du banquier ». Alors le coffre serait bien loué mais le texte applicable aux choses louées
ne lui serait pas applicable ? Est-ce à dire que le coffre-fort n’est pas une chose ? Le caractère sui
generis du contrat de coffre-fort n’est pas incompréhensible mais il est, en restant un non-dit, la
négation de toute sécurité juridique. La Cour s’était en outre déjà prononcée en sens contraire sur
la question67. Le choix est donc fait pour ce problème de demeurer dans l’inédit68 : la réponse
existe mais est passée sous silence.
63 P. Le Tourneau (dir.), Droit de la responsabilité et des contrats. Régimes d’indemnisation, Paris, Dalloz, Dalloz Action, 10ème édition, 2014, n°5306. 64 Com. 11 octobre 2005, n°03-10.965, Bull. Civ. IV, n°206 ; D. 2005. AJ 2869, obs. Xavier Delpech. 65 P. Malaurie, L. Aynès et P.-Y. Gautier, Les contrats spéciaux, Paris, LGDJ, 7ème édition, n°868. 66 F. Rouvière, « Contrat de coffre-fort : le sui generis à l’épreuve de la force majeure », Petites affiches, 23 décembre 2005, n°255, p. 13 et s. 67 Cass. Civ. 1ère, 28 mars 1989, Bull. Civ. I, n°142, JCP 1990. II. 21145, note E. Putman et B. Soletty.
26
30 – Lacunes et absence de réponse – Il aurait été tentant d’invoquer ici, et pour ce type de cas
l’existence de lacunes. La lacune est une absence, un manque, un vide que le droit comporte alors
qu’il ne le devrait pas. A telle question il n’y aurait pas de réponse ; l’ordre ne contiendrait pas une
règle dont on pense qu’il devrait la contenir69. On observera un point de distinction important du
présent problème avec celui des lacunes en ce qu’il n’y pas ici de vide, d’absence de réponse. On
ne peut qualifier avec les catégories des contrats spéciaux mais l’acte litigieux étant n’étant pas
moins un contrat, on peut revenir faute de mieux au régime général. Le droit a donc bien une
réponse ; mais elle n’est pas forcément celle que les justiciables peuvent prévoir. C’est à cet
endroit sans doute qu’une lacune pourra être invoquée par l’une ou l’autre des parties afin
d’amener le juge à trancher en sa faveur. L’existence d’une lacune est parfois invoquée mais n’est
jamais véritablement démontrée en ce qu’une réponse est bien déjà là70.
31 – L’artifice admis ? – On peut à la lecture de certaines décisions de justice se demander ce
qu’il reste de la sécurité juridique. L’arrêt de la première chambre civile du 9 octobre 200171 a
avoué à double titre le règne de l’insécurité. Premièrement du point de vue méthodologique ;
deuxièmement par une phrase malheureusement honnête. Les faits de l’espèce sont désormais
célèbres. En 1974, un médecin accoucheur fait accoucher une femme d’un enfant n’ayant pas
pivoté et se présentant donc par le séant. En pareil cas, on pratique normalement une césarienne
sauf qu’en l’espèce le médecin a tiré le bébé par les pieds, lui cassant alors les deux bras. La mère
n’intente pas de procès. Une fois l’enfant ayant atteint la majorité, il assigne quant à lui le médecin
en lui reprochant de ne pas avoir informé sa mère des risques liés à l'accouchement, l’ayant de fait
empêchée de demander une césarienne. La Cour d’appel n’accède pas à se demande au motif
qu’au moment des faits, une telle obligation d’information n’existait pas pour le médecin, celle-ci
n’ayant été consacrée par le Cour de cassation que plus tard72. La Cour de cassation ne l’entend
plus de cette oreille et décide en cassant l’arrêt d’appel, d’appliquer à cette espèce le droit qu’elle
avait postérieurement elle-même consacré : « un médecin ne peut être dispensé de son devoir
d'information vis-à-vis de son patient, qui trouve son fondement dans l'exigence du respect du
principe constitutionnel de sauvegarde de la dignité de la personne humaine, par le seul fait qu'un
risque grave ne se réalise qu'exceptionnellement ; la responsabilité consécutive à la transgression
68 Nous rappelons l’étymologie de « inédit », du latin ineditus « qui n’a pas été publié ». 69 O. Pfersmann, « Lacunes et complétude », in Dictionnaire de la culture juridique (dir. D. Alland et S. Rials), Paris, Lamy-Puf, Quadrige-Dicos poche, 2003, p. 911 et s. 70 C. Atias, Questions et réponses en droit, Paris, Puf, L’interrogation philosophique, 2009, n°121. 71 Civ. 1ère, 9 octobre 2001, n° 00-14.564, Bull. Civ. I, n° 249 p. 157 ; RTD civ. 2002, p. 176, obs. R. Libchaber, « Retour sur une difficulté récurrente : les justifications du caractère rétroactif ou déclaratif de la jurisprudence ». 72 Civ. 1ère, 7 octobre 1998, JCP 1998. II. 10179, concl. J. Sainte-Rose et note P. Sargos, D. 1999. 145, note S. Porchy, somm.259, obs. D. Mazeaud.
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de cette obligation peut être recherchée, aussi bien par la mère que par son enfant, alors même
qu'à l'époque des faits la jurisprudence admettait qu'un médecin ne commettait pas de faute s'il ne
révélait pas à son patient des risques exceptionnels (...) ». Si les faits de 1974 avaient été jugés avec
le droit en vigueur en 1974, le médecin n’aurait pas été tenu responsable ; c’est le temps écoulé
qui s’est fait le meilleur allié de la victime et le pire ennemi de la sécurité juridique. La Cour de
cassation admet ensuite, comme un aveu pour se justifier que « nul ne peut se prévaloir d'un droit
acquis à une jurisprudence figée ».
32 – Du connu vers l’inconnu – Les juges sont ici revenus vers un connu qu’ils ne
connaissaient pas au moment des faits, comme si ce retour était plus important encore que ce
mythe que l’on avait tant construit. On reviendrait alors au connu au moment où l’on parle, où
l’on tranche, comme s’il nous était impossible de nous replacer dans un état de connaissance
antérieur. Rien ne s’oublie, comme si le droit ne savait pas reculer, comme si la limite de la
connaissance juridique était précisément un présent infranchissable. Tout ceci alors qu’une
décision de justice tranche pour le passé. Il y aurait donc une dissonance assez remarquable et
incommodante entre l’espèce passée et la connaissance du droit actuelle, que la Cour de cassation
aurait tranchée dans ce cas en faveur de la seconde. La doctrine s’en est logiquement émue,
dénonçant une insupportable injustice résultant d’une discordance des temps73. Peut-on supposer
qu’un progrès du savoir puisse justifier une telle décision ? « La loi du savoir est de s’améliorer
par extension et par correction : savoir plus, savoir mieux »74. Aurait-il été acceptable de faire acte
d’une ignorance volontaire en faisant fi des principes tout juste dégagés ? A cette question il
faudrait peut-être ajouter un sujet : acceptable pour qui ? Les juges n’ont pas voulu se résoudre à
faire prévaloir la justice sur leur autorité. La justice évoquée plus haut75 aura été sacrifiée pour
préserver le principe dégagé, pour préserver un progrès que le droit aurait fait. Seule la cohérence
non pas temporelle mais conceptuelle du discours judiciaire pourrait en tirer profit.
b. Un mythe préservé par la recherche d’une cohérence
33 – L’entretien de l’artifice – Aussitôt attaqué, aussitôt défendu, le mythe de la sécurité
juridique semble résister encore et toujours – dans les formes au moins – à l’inédit qui se
présente à lui. Il ne faut évidemment pas dire qu’on ne sait pas, que tel cas n’était pas prévu,
qu’on est bien incapable de répondre. L’inédit de retour sert également à donner l’impression que
73 R. Libchaber, précité. 74 C. Atias, Epistémologie juridique, Paris, Dalloz, Précis Dalloz, 2002, n°119. 75 Cf. supra n°22
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toutes les solutions sont déjà disponibles d’avance et que par conséquent le litige en présence ne
surprend nullement la juridiction. Alors que le cas est inédit on le traite comme déjà dit.
34 – Le poids de l’habitude – Cette « attitude intellectuelle qui ramène le nouveau à l’ancien »
pourrait selon Christian Atias trouver deux justifications76. La première est un réflexe erroné,
celui de la routine, de l’habitude de pensée. C’est par manque d’effort, par confort intellectuel que
l’on revient au connu. A priori lorsqu’on évoque le traitement des cas inédits, l’habitude semble
exclue d’avance : comment peut-on avoir l’habitude de ce que l’on n’a jamais vu ? Il n’en est
pourtant rien car s’il est impossible d’être habitué à traiter cette situation qui ne s’est jamais
présentée, il est sans doute plus probable d’avoir l’habitude de réagir d’une certaine façon quand
un cas inédit se présente. Ainsi l’habitude de ramener le nouveau à l’ancien peut relever d’un
automatisme, d’un piège de la routine tendu au praticien expérimenté qui ne verrait plus de
l’espèce que ses « caractéristiques génériques »77. Nous raisonnons continuellement avec les
catégories du droit positif qui occupent notre esprit lors de l’opération de qualification. Le retour
au connu est un effet de cette connaissance, qui peut prendre la forme d’une habitude et peut se
muer en obstacle épistémologique.
35 – La cohérence du déjà dit – La deuxième justification possible est un réflexe cohérentiste
traduisant – et sans doute est-ce un trait commun avec la sécurité juridique – la peur de la
contradiction. C’est donc vers celle-ci que va notre inclination ; « parce qu’en soi, toute
connaissance s’efforce à la cohérence »78. Entretenir la cohérence par le retour c’est donner
l’impression d’une part que tout se tient mais surtout donner l’impression que tout, pour ainsi
dire, se tenait déjà. Un exemple permet de justifier notre propos : celui du problème de l’indu
objectif79. Contrainte de réduire ses effectifs, une société verse des indemnités dites de départ
volontaire à ses salariés. Elle paye spontanément des cotisations à l’Urssaf calculées sur la base de
ces indemnités alors qu’il ne s’agit pas de salaires mais de dommages-intérêts. Ce n’est qu’après
coup que la société s’aperçoit qu’elle n’avait rien à payer, la Cour de cassation l’ayant précisé par
le passé80. Elle demande donc à être remboursée. L’article 1376 du code civil concerne l’accipiens81
76 C. Atias, Epistémologie juridique, Paris, Puf, 1985, p. 86. 77 C. Atias, « Juris dictio : redire l’inédit », D. 1992. 281. 78 C. Atias, précité. 79 Cass. Ass. Plén. 2 avril 1993, n° 89-15.490, Bull. 1993 A. P. N° 9 p. 12 ; D. 1993. 373, concl. Jéol, et p. 229, chron A. Sériaux, JCP 1993. II. 22051, concl. Jéol, Dr. Soc. 1993. 901 et chron. P. Chauvel, Defrénois 1993. 1380, obs. J.-L. Aubert, RTD civ. 1993. 820, obs. J. Mestre ; H. Capitant, F. Terré, Y. Lequette et F. Chénedé, Les grands arrêts de la jurisprudence civile, tome 2, Paris, Dalloz, 13ème édition, p. 512 et s. 80 Cass. Soc. 27 novembre 1985, n°83-16.653, Bull. Civ. V, n°563. 81 C. Civ. Art. 1376 : « Celui qui reçoit par erreur ou sciemment ce qui ne lui était pas dû s’oblige à le restituer à celui de qui il l’a indûment reçu. »
29
et prévoit pour lui une obligation de répétition, son acceptation du paiement pouvant résulter ou
non d’une erreur de sa part. Mais le texte suppose que le solvens soit bien débiteur d’une autre
personne ; en d’autres termes qu’il ait bien la qualité de solvens. De plus il suppose que l’accipiens ne
soit pas le bon mais qu’il existe bien un accipiens. Or en l’espèce ce n’est justement pas le cas
puisque la société n’a pas payé la mauvaise personne : elle ne devait tout simplement payer
personne d’autre. L’article 1377, alinéa 1er, vise quant à lui l’erreur du solvens82. En l’espèce, la
société, par erreur se croyait bien débitrice. Mais elle n’a pas acquitté une dette à quelque
créancier que cela soit, puisqu’il n’y a justement ni dette ni créancier, ni débiteur. La société a
juste payé spontanément une somme, parce qu’elle s’est crue obligée de le faire. Bien que la
société se soit crue débitrice, l’article 1377 suppose d’autres conditions qui empêchent de
l’appliquer à cette situation. Il en va de même pour l’article 1376 : le solvens n’est pas plus débiteur
que l’accipiens n’est créancier ! Serait-ce une impasse ? Serions tombés dans le piège d’une lacune ?
Selon Otto Pfersmann, une vraie lacune se manifeste dans trois types de cas : quand l’ordre
juridique ne contient pas une norme générale que l’on estime souhaitable ; quand un cas
particulier devrait trouver telle ou telle solution mais que les ressources du droit positif ne
permettent pas d’y parvenir ; ou quand une norme générale existe mais que sa formulation paraît
si obscure qu’on ne sait comment l’appliquer83. Peut-on dire en l’espèce qu’il y a lacune ?
Contrairement aux apparences, une telle conclusion paraît bien improbable en ce qu’une réponse
a bien été trouvée84, la lacune n’ayant au mieux que pu servir d’argument. Le cas ne s’était jamais
présenté et pourtant l’ordre juridique contient une norme générale permettant de trancher, et les
ressources du droit positif permettent de parvenir à une solution. L’existence d’une lacune, et
l’arrêt le prouve, ne dépend que du niveau de généralité adopté pour traiter le cas. La Cour
répond « qu’il résulte des articles 1235 et 1376 du code civil que ce qui a été payé indûment est
sujet à répétition, (...) que dès lors, les cotisations litigieuses n’étant pas dues, la société était en
droit, sans être tenue à aucune autre preuve, d’en obtenir la restitution ». Les juges sont en fait ici
revenus à l’article 1235, alinéa 1er, disposition plus générale aux termes de laquelle « tout
payement suppose une dette : ce qui a été payé sans être dû est sujet à répétition ». Le paiement,
au sens technique du terme, est l’exécution d’une obligation85. Nulle obligation néanmoins ici. Si
tout payement suppose une dette ; a contrario l’absence de dette suppose l’absence de payement. A
s’en tenir à la motivation de l’arrêt, le cas n’était pas inédit mais déjà dit par l’article 1235 et il
convenait seulement de le préciser ou mieux encore, de le rappeler. Cet inédit-là était donc déjà
82 C. Civ. Art. 1377, alinéa 1er : « Lorsqu’une personne qui, par erreur, se croyait débitrice, a acquitté une dette, elle a le droit de répétition contre le créancier. » 83 O. Pfersmann, précité. 84 C. Atias, Questions et réponses en droit, précité, n°121. 85 G. Cornu, Vocabulaire juridique, Paris, Puf, Quadrige, 11ème édition, 2016, p. 730.
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dit, le jamais vu ramené vers le connu pour faire apparaître le discours comme cohérent et
surtout, conforme à l’idéal de sécurité juridique. Tout se passe comme si le discours était vidé de
ses contradictions potentielles et que l’on choisissait à cette fin, une solution qui peut s’intégrer à
l’ensemble comme si elle le continuait, « comme s’il fallait absolument continuer le roman plutôt
que recommencer »86. C’est sans doute l’idée d’une continuité qui est à l’œuvre ici : en cas d’erreur
du solvens, il y a lieu à répétition de même qu’en cas d’erreur de l’accipiens. S’il fallait retenir l’erreur
ou le simple fait que la somme n’était pas due comme dénominateur commun, il paraîtrait
incohérent que l’indu objectif ne soit pas également sujet à répétition. En somme l’histoire
continue sur sa lancée, suivant le mouvement qu’elle avait déjà amorcé.
36 – Cohérence a contrario – Si on a classé sous l’article 1235 un cas qu’il ne prévoyait pas, on
l’a fait par le jeu d’une certaine interprétation, on a fait prendre au texte un certain sens.
L’interprétation a contrario de la disposition générale est présentée par la Cour de cassation comme
« résultant » du texte. Elle aurait été révélée à l’occasion du traitement du cas mais était déjà
présente, comme immergée entre les mots. Comment justifier l’inédit de retour ici ? Est-ce, pour
reprendre la dichotomie précédemment empruntée à Christian Atias87, l’effet d’une habitude de
pensée ou d’un réflexe cohérentiste ? L’habitude a peut-être joué, mais il est hasardeux de se
prononcer sur son compte sans mener une étude psychanalytique des décisions de justice. La
recherche d’une cohérence semble en revanche moins douteuse, celle-ci étant une tendance
naturelle de l’esprit88. Tout cas inédit n’appelle pas directement une solution inédite : point
d’invention ni de troisième voie ici, la réponse est donnée sans contredire l’ensemble déjà
existant. L’entretien d’une cohérence du discours joue au profit de l’entretien du mythe de la
sécurité juridique puisque l’ensemble est conforté et se présenterait comme exempt de failles ou
de contradictions89. L’idée d’un droit prévu d’avance est donc sauve dans le discours judiciaire.
L’impression de déjà dit ou de déjà vu se maintient alors d’autant plus et c’est cette fois
l’argument a contrario qui en a été l’outil. Faire parler le texte jusqu’à lui faire dire ce qu’il aurait pu
dire mais ne dit pas, voilà la recherche de cohérence non pas entre le texte et le cas mais au regard
de l’ensemble des solutions connues, pour le justifier à tout prix devant la nouveauté.
86 R. Dworkin, Law’s Empire, Oxford, Hart Publishing, 1993, p. 230-231. 87 Cf supra, n°34 88 Cf supra, n°19 89 Voir A. Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, Puf, Quadrige-Dicos poche, 3ème édition, 2010, p. 146 : « Cohérence. (…) Absence de contradiction et de disparate entre les parties d’un argument, d’une doctrine, d’un ouvrage (...). »
31
37 – L’expression d’un savoir – Un savoir est donc mis en œuvre au-delà des textes qui n’en
étaient que le signe. La confrontation des textes à l’inédit fait émerger ce qui n’était pas dit ; des
aspects inconscients mais pourtant bien présents. L’inédit de retour fait émerger un savoir jusqu’à
lors enfoui. Par le traitement d’une situation imprévue et jamais vue, les bords tranchants des
concepts sont questionnés et affinés : c’est un savoir qui est mobilisé par la question des limites
du concept en présence. Faut-il considérer qu’elles s’étendent jusqu’à tel cas ; faut-il s’en garder ?
Cette idée de limite ne va pas sans rappeler ce que disait Martin Heidegger en affirmant que « la
limite n’est pas ce où quelque chose cesse, mais bien, comme les Grecs l’avaient observé, ce à
partir de quoi quelque chose commence à être »90. Le droit ne fait qu’advenir et ne cesse jamais91,
les limites de ses concepts étant sans cesse questionnées par l’infinie diversité du quotidien. Le
droit commence donc à être à chaque espèce, à chaque question de qualification ; et le retour au
connu semble être un mode d’expression d’un savoir des juristes, d’une chose qu’ils auraient tous
en commun. Expliquer une loi ou une décision semble alors prendre le caractère d’une
maïeutique : on fait apparaître « des raisons inaperçues par l’auteur de la loi ou du jugement ; ce à
quoi il avait été inconsciemment sensible »92. Par le cas, la connaissance progresse et le retour au
connu n’est qu’une des manières de répondre à la question, qu’une seule des attitudes possibles. Il
ne serait que la confirmation d’une tendance, d’une direction déjà prise. Mais le cœur de ce savoir
résiderait peut-être non pas dans le précédent mais dans la discussion toujours vive93 autour d’un
droit encore jaillissant.
38 – Vers des créations nouvelles – Si le retour au connu n’est que l’une des réponses
possibles, la discussion ne saurait s’y arrêter à chaque fois. Il semble être des cas où le connu ne
suffit pas et où la création apparaît comme nécessaire, brisant les habitudes qui tenaient alors le
premier rôle. Ainsi l’inédit est parfois reconnu, l’inconnu est parfois accepté comme tel. Assumé
par les juges, le cas inédit deviendrait l’occasion de mettre en œuvre un pouvoir créateur : du cas
inédit on parviendrait à une solution inédite.
90 M. Heidegger, « Bâtir, habiter, penser », in Essais et conférences, trad. André Préau, Paris, Gallimard, 1958, p.183. 91 C. Atias, Théorie contre arbitraire, Paris, Puf, Les voies du droit, 1987, p. 17. 92 C. Atias, Epistémologie juridique, précité, p. 87. 93 C. Atias, Science des légistes, savoir des juristes, Aix-en-Provence, PUAM, 3ème édition, 1993, p. 141.
32
B) La reconnaissance de l’inédit : de la question à la création
39 – Briser les chaînes – Rien n’est définitif. Certes des obstacles ont été créés, des habitudes
ont été prises et ont été confortées ; mais rien de tout cela n’est insurmontable. Aucun obstacle
n’est gravé dans le marbre. Si elle est parfois une barrière, l’habitude peut également être un
instrument de la liberté : la création est permise. Elle est permise pour aller contre ce qui avait
neutralisé notre regard, contre l’automatisme qui avait condamné l’analyse. « Il semble donc que
la puissance de contracter des habitudes durables [...] appelle à sa suite une autre faculté qui en
corrige ou en atténue les effets, la faculté de renoncer, le cas échéant, aux habitudes qu’on a
contractées ou même aux dispositions naturelles qu’on a su développer en soi (...) »94. Le juge
bien qu’il en ait l’habitude, ne ramène pas toujours vers le connu. Parfois il abandonne la binarité
et il peut lui arriver, bien que le phénomène soit assez rare, de créer et ainsi d’élargir le champ des
possibles. Nous appellerons les cas où cela se produit inédits de création. Par une activité de
création, le juge manifeste un pouvoir, une autorité qui lui permet de saisir le monde autrement
(a). Mais la création n’intervient jamais d’emblée mais à l’issue du débat judiciaire. L’une des
parties est parvenue à faire accepter l’idée que son cas était nouveau, trop atypique pour les
catégories déjà existantes. Peut-être est-ce parce qu’elle a su poser la bonne question, orientant
alors le débat dans une direction favorable (b). Si la création est permise elle est toutefois
extrêmement rare, sans doute parce que lourde de conséquences. Ainsi lorsqu’elle a lieu, elle
s’inscrit dans la construction d’un certain sens, d’une direction qui demeure soucieuse de ne pas
complètement déséquilibrer l’ensemble de sorte à toujours le laisser apparaître comme cohérent
(c).
1. L’expression d’un pouvoir
40 – Un pouvoir de création – On ne présente plus les articles 4 et 5 du code civil95. Le premier
interdit le silence ; le deuxième la généralité. Dans le premier, le juge se voit imposer le devoir de
juger, de trancher quoi qu’il arrive. L’invitation à la création est implicite : le juge ne devant pas
s’abstenir de répondre, il doit à un moment ou à un autre créer. On pourrait en synthétisant les
deux textes en déduire un devoir de création réduit, limité à l’espèce tranchée96. Le droit de la
94 H. Bergson, Mélanges. Durée et simultanéité. Correspondance. L'idée de lieu chez Aristote., Paris, Puf, Grands ouvrages, 1972, p. 321-322. 95 C. Civ. Art. 4 : « Le juge qui refusera de juger, sous prétexte du silence, de l'obscurité ou de l'insuffisance de la loi, pourra être poursuivi comme coupable de déni de justice. » ; Art. 5 : « Il est défendu aux juges de prononcer par voie de disposition générale et réglementaire sur les causes qui leur sont soumises. » 96 F. Gény, Méthodes d’interprétation et sources en droit privé positif, tome II, Paris, 1919, p. 35.
33
responsabilité en fournit de bons contre-exemples en ce que des revirements ont consacré des
concepts qui n’étaient pas présents au moment où l’espèce s’est présentée. Prenons l’exemple de
la responsabilité du fait des choses. Au moment où la création prétorienne est intervenue, les cas
n’étaient pas nouveaux mais les solutions l’étaient et sont ensuite restées, de sorte que le pouvoir
créateur n’est pas un mythe. Il a fallu par exemple attendre l’arrêt Teffaine97 pour que la Cour de
cassation crée, avec les ressources alors disponibles, un principe général de responsabilité du fait
des choses98. La création de ce principe a nécessité d’interpréter extensivement l’article 1384,
alinéa 1er, contre sa raison d’être : il n’était destiné à être qu’une simple annonce de plan99. Le juge
a donc créé, il a apporté une pierre qui manquait à l’édifice. Sans toutefois l’avouer pleinement, il
a fait usage d’un pouvoir de création et celui-ci ne s’est pas limité à l’espèce. L’arrêt a pu servir de
précédent au soutien d’une argumentation dans une espèce voisine, invitant le juge à se suivre lui-
même.
41 – L’autorité créatrice – Entre le retour et la création, un trait commun demeure : le besoin
d’une apparence de stabilité. Dans les deux cas, l’ignorance n’est pas avouée. La construction du
droit se poursuit alors que l’on veut donner l’apparence de la prévisibilité et de la stabilité100.
Comme nous l’avons vu, l’article 4 du code civil oblige le juge à statuer, même si les textes sont
silencieux ou obscurs, une activité de création pouvant être incluse dans son office. Le juge va
rendre justice, en faisant usage des pouvoirs qui lui ont été transmis par l’Etat : la jurisdictio, c’est-
à-dire le pouvoir de mettre fin à une contestation en disant le droit ; et l’imperium, c’est-à-dire le
pouvoir d’injonction destiné lui permettant de faire exécuter sa décision101. Rendue « au nom du
peuple français », la décision du juge fera autorité. Mais qu’entendre par ce terme ? Si l’on entend
couramment par autorité le droit d’accomplir et de faire accomplir des actions102, on peut
également revenir au sens premier du terme à savoir le répondant latin auctoritas, dérivant lui-
même du verbe auguere, augmenter103. Augmenter, c’est pour ainsi dire créer, prolonger. L’autorité
implique donc un acte de création, que le code civil ne reconnaît qu’implicitement, à travers
l’article 4 ; et qu’il limite aussitôt par l’article 5. La force créatrice des décisions est de plus en plus
97 Cass. Civ. 16 juin 1896, S. 1897. 1. 17., « Considérant, en outre, que le propriétaire d’un bâtiment est responsable du dommage causé par sa ruine, lorsqu’elle est arrivée par un vice de construction ; que par analogie, il est juste de décider qu’en confiant à Teffaine une machine, Guissez et Cousin sont responsables du dommage qui a été occasionné par un vice de construction de ladite machine. » 98 Cf. infra n°93. 99 C. Civ. Art. 1384, al. 1er : « On est responsable non seulement du dommage que l'on cause par son propre fait, mais encore de celui qui est causé par le fait des personnes dont on doit répondre, ou des choses que l'on a sous sa garde. » 100 Cf supra, n°25 et 26. 101 J.-L. Bergel, Théorie générale du droit, Paris, Dalloz, 4ème édition, 2003, p. 333, n°288. 102 M. Potchensky, « Autorité », in Dictionnaire de philosophie (dir. J.-P. Zarader), Paris, Ellipses, Ellipses-poche, 2ème édition, 2014, p. 83. 103 A. Damien, « Autorité », in Dictionnaire de la culture juridique, précité, p. 112.
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reconnue, notamment à la fin du XXème siècle, de sorte que l’on peut s’interroger sur la pertinence
de la prohibition des arrêts de règlement de nos jours104.
42 – Un concept nouveau – L’arrêt de la première chambre civile du 12 juillet 1989105 en est un
bel exemple. En l’espèce, un contrat de vente est conclu entre deux parapsychologues avec pour
objet la vente de matériel servant à pratiquer la divination. Or cette pratique est au moment de la
vente interdite par l’article R.34-7° de l’ancien code pénal106. L’acheteur refuse de payer le prix en
invoquant l’illicéité de la cause du contrat. L’article 1131 du code civil dispose que « l’obligation
sans cause, ou sur une fausse cause, ou sur une cause illicite, ne peut avoir aucun effet ». Le texte
fait bien mention de cause de l’obligation et non de cause de contrat. Le vendeur réclame le
paiement de la chose, la cause de l’obligation étant le transfert de propriété ; l’acheteur quant à lui
refuse prétextant que la cause déterminante de l’engagement, ici la pratique de la divination, était
illicite. Le litige s’articule donc autour de la cause en tant que condition de validité du contrat, et il
est l’occasion de questionner le concept de cause. Ce n’est pendant bien longtemps qu’en termes
d’existence que la cause a été entendue ; de manière objective et abstraite, toujours la même dans
chaque type de contrat107. Ainsi la cause de l’obligation de donner dans le contrat de vente réside
dans le transfert de la propriété de la chose objet du contrat. De manière plus générale dans les
contrats synallagmatiques, la cause de l’engagement d’une partie réside dans l’objet de l’obligation
de l’autre, de sorte que les obligations réciproques se servent mutuellement de cause108. Ainsi,
dans un contrat de vente, la cause de l’engagement de l’acheteur réside dans l’obtention de la
chose achetée ; et la cause de l’engagement du vendeur dans le paiement du prix. On s’engage
dans un contrat pour quelque chose, en considération d’un certain but ; il faut selon l’article 1131
que notre engagement ait une cause pour que l’obligation ait un effet. Le mobile lointain de
l’engagement n’importe donc pas. Si l’on s’engage à payer un certain prix, ce peut être pour
acheter une voiture ; peu importe que l’on achète une voiture dans le but de réaliser un tour de
France des autoroutes. Peu importe les motivations personnelles qui président à l’engagement,
peu importe les mobiles ; étant variables dans chaque espèce, leur prise en compte nuirait à la
104 L. Depambout-Tarride, « Juge (Longue durée) », in Dictionnaire de la culture juridique (dir. D. Alland et S. Rials), Paris, Lamy-Puf, Quadrige-Dicos poche, 2003, p. 871. 105 Civ. 1ère, 12 juillet 1989, n°88-11.443, Bull. Civ. I., n° 293, p. 194, JCP 1990. II. 21546, note Y. Dagorne-Labbé, Defrénois 1990. 358, obs. J.-L. Aubert) 106 C. Pén. (ancien), art. R.34-7° : « Seront punis d'une amende de 600 F à 1300 F inclusivement : 7. Les gens qui font métier de deviner et pronostiquer, ou d'expliquer les songes ». 107 J. Ghestin, G. Loiseau et Y.-M. Serinet, Traité de droit civil. La formation du contrat. Tome 2 : L’objet et la cause – Les nullités, Paris, Lextenso éditions, LGDJ, 4ème édition, 2013, p. 349, n°506. 108 M. Fabre-Magnan, Droit des obligations. Tome 1 – Contrat et engagement contractuel, Paris, Puf, Thémis Droit, 3ème édition, 2012, p. 428.
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sécurité juridique109. Mais qu’en est-il de la licéité ? C’est justement le problème qui s’est posé en
l’espèce. S’agissant d’un contrat synallagmatique, les obligations des parties n’étaient nullement
originales ni illicites ; somme toute une banale vente. Mais la cause lointaine de l’engagement de
l’acheteur était de pratiquer la divination à l’aide du matériel acheté ; le mobile de cet engagement
était illicite. Mais l’article 1131 ne fait mention que de cause de l’obligation et ne renverrait donc
qu’à cet aspect objectif. La Cour de cassation afin de trancher, opère une distinction dont elle ne
se cache pas : « si la cause de l’obligation de l’acheteur réside bien dans le transfert de propriété et
dans la livraison de la chose vendue, en revanche la cause du contrat de vente consiste dans le
mobile déterminant, c’est-à-dire celui en l’absence duquel l’acquéreur ne se serait pas engagé ». Il
n’est pourtant nulle part dans la loi fait mention de cause du contrat : la Cour a donc fait accéder
au droit positif un concept qu’il ne contenait pas afin de trancher le litige dans un certain sens et
de répondre à une certaine question. Pour juger de la licéité la Cour a, contre l’article 1131,
apprécié le mobile, la cause lointaine. Ce faisant elle a opéré une distinction qui n’était pas de
droit positif. La cause du contrat est donc celle qui a déterminé la partie à s’engager et en l’espèce
il s’agissait de l’exercice d’une pratique prohibée : c’est en considérant cela que les juges ont
tranché.
43 – Une redite en guise de création – Si le concept de cause du contrat n’était pas dans les
textes invoqués au soutien de la décision, on en déduit peut-être quelque peu rapidement que les
juges ont inventé le droit. Ont-ils véritablement ici fait acte de création ? Sans doute l’ont-ils fait
en un sens matériel : ils ont de par leur décision, créé une certaine situation110. Sans doute ont-ils
créé au regard du seul droit positif alors en vigueur. Mais il sans doute plus exact de noter qu’ils
ont fait accéder au droit positif un concept qui leur préexistait, ils ne l’ont pas inventé de toutes
pièces mais lui ont seulement donné vie. C’est en fait Du Moulin le premier qui a affirmé une
conception subjective de la cause : elle était pour lui presque intégralement contenue dans la
psychologie des parties111. Pothier a ensuite insisté sur une distinction à faire selon les contrats
entre cause efficiente de l’obligation et cause de l’engagement112. Autrement dit, l’idée d’apprécier
les mobiles, de retenir la cause lointaine de l’engagement des parties n’était pas nouvelle ! En ce
sens la Cour de cassation se serait dans notre exemple fait le relai d’un discours doctrinal au
mépris du texte adopté après lui. C’est une redite tardive qui implique une certaine sélection dans
109 H. Capitant, F. Terré, Y. Lequette et F. Chénedé, précité, p. 94. 110 Voir A. Lalande, précité, « Création » peut s’entendre de la « production d’une chose quelconque, en particulier si elle est nouvelle dans sa forme mais au moyen d’éléments préexistants : création d’une oeuvre d’art, création d’une route ; imagination créatrice ». 111 D. Deroussin, Histoire du droit des obligations, Economica, Corpus Histoire du droit, 2ème édition, 2012, p. 341-342. 112 D. Deroussin, précité, p. 344-345.
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des connaissances. Les juges sont, par cet inédit de création, revenus en vérité à un savoir
volontairement oublié. La sélection s’est faite différemment que par le passé pour trancher la
présente espèce. Toutefois, la sélection est différente de celle observée avec l’inédit de retour en
ce que dans ce cas, les juges ont certes fait appel à un concept qu’ils connaissaient mais dont ils
s’interdisaient l’usage. Par quoi leur était-il défendu ? Peut-être par le mythe de la sécurité
juridique, peut-être par les évolutions doctrinales qui ont suivi ou tout juste précédé le code ? Si
les réponses à ces questions ne peuvent relever que de la spéculation ; la lettre de l’article 1131
n’évoque pas plus le concept mobilisé. Peut-être que l’absence de définition a permis la marge de
manœuvre suffisante pour laisser aux juge libre cours à l’usage de distinctions nouvelles vis-à-vis
du droit en vigueur.
44 – Des sources taries – L’une des conséquences directes de l’inédit de création tel que
présenté ici, est la remise en cause de la théorie des sources du droit. Celle-ci s’est tellement
imposée dans l’enseignement du droit qu’elle peut être vue aujourd’hui comme une évidence en
dépit du caractère vague du terme « source »113. Le droit serait trouvable à ses sources, il jaillirait
d’un ensemble de règles et son domaine serait clairement délimité114. La jurisprudence, entendue
en France comme l’ensemble des décisions de justice en serait exclue ou à tout le moins ne
saurait être assimilée aux sources formelles que sont la loi et le règlement115. Mais justement, et
l’inédit de retour en est une illustration flagrante, la théorie des sources ne souffre-t-elle pas de la
simplicité d’une métaphore impropre à présenter le phénomène juridique ? Si l’image de la source
jaillissante est séduisante, la théorie pêche par manque d’unité : elle est rendue complexe par
l’absence d’unification des thèses de ses partisans, des désaccords persistent sur le contenu de la
liste116. La loi y occuperait une place indiscutable, et pourtant dans l’arrêt qui a retenu notre
attention sur l’inédit de création, l’article 1131 a été littéralement méconnu et le juge a introduit
un concept auquel il a fait produire des effets. Où est donc la véritable source ? En suivant une
logique sourcière, en remontant la cascade, il ne faudrait d’ailleurs pas s’arrêter à la décision
justice. Puisque celle-ci empruntait un concept au discours doctrinal, c’est à la doctrine que
reviendrait le titre. Mais encore, puisque les situations de fait enclenchent le processus de
découverte, c’est vers les faits qu’il faudrait remonter pour trouver le droit ! La théorie des
sources révèle ici sa faiblesse intrinsèque : aucune liste ne peut contenir le droit, celui ne pouvant
se laisser enfermer. L’exigence d’une formalité ne serait qu’un artifice : si la réalité économique,
sociale ou idéologique pouvait produire du droit, la théorie des sources n’aurait plus de raison
113 P. Jestaz, « Source délicieuse », RTD civ. 1993. 73 114 C. Atias, Questions et réponses en droit, précité, p. 121, n°177. 115 F. Terré, Introduction générale au droit, Paris, Dalloz, Précis Dalloz, 10ème édition, 2015, p. 289, n°361. 116 C. Atias, Philosophie du droit, Paris, Puf, Thémis Droit, 3ème édition, p. 197.
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d’être117. Un tel traitement des cas inédits montre avant tout l’expression d’un pouvoir du
juge alors que l’inédit de retour se présenterait plutôt comme un savoir. Le juge est ainsi
indéniablement créateur de droit ; ce qui remet en question la théorie des sources du droit à
double titre : la jurisprudence est dans ces cas une source du droit ; de même que les faits qui ont
animé le débat.
2. Le rôle déterminant de la question de droit
45 – Expérience – Jusqu’à présent, nous avons étudié deux méthodes, deux attitudes dans le
traitement des cas inédits. La première, l’inédit de retour, consistait à ramener le cas inédit vers le
connu, à l’assimiler aux catégories déjà présentes dans notre entendement. Un concept voit son
extension accrue afin de pouvoir y subsumer le cas. La deuxième, l’inédit de création, consistait à
ajouter une catégorie à cet entendement pour y faire entrer le cas : un concept jusqu’à lors absent
accède au droit positif. Pourquoi ces deux méthodes existent-elles ? Le choix opéré entre l’une et
l’autre est-il anodin, est-il indifférent ? Afin de répondre à cette question nous allons procéder ici
à une expérience. Que se passerait-il si nous opérions un renversement de ces méthodes ? L’idée
est la suivante, nous souhaitons traiter un cas de retour au connu avec la méthode de l’inédit de
création et traiter un cas de création avec la méthode de l’inédit de retour. Si nous reprenons
l’arrêt du 19 février 2014118, un congé non motivé avait été assimilé à un congé mal motivé à l’aide
d’un argument a fortiori. Traiter ce cas comme un inédit de création revient à créer un concept
pour lui ; ainsi en suivant cette logique, nous ne devrions pas opérer d’assimilation mais créer un
concept correspondant à l’espèce. Le congé non motivé deviendrait alors une catégorie à part
entière, au même titre que celle de congé insuffisamment motivé qui était déjà connue mais
inapplicable. La conséquence qui en découle est une différence de solution : si l’on crée un
concept au lieu d’accroître l’extension d’un autre, les résultats ne sauraient être identiques – à
moins de volontairement priver la démarche de toute utilité –. Par cette opération on admettrait
que la situation est de nature différente ; et qu’il faille donc la traiter différemment en lui
appliquant de fait un autre régime119. En appliquant une méthode différente, la solution est
différente. Interrogeons-nous maintenant en reprenant l’arrêt du 12 juillet 1989 dans lequel il était
question de cause du contrat. Si justement distinction n’avait pas été faite entre cause de
l’obligation et cause du contrat, si l’on s’en était tenu à la lettre du code civil ; la solution aurait été
également différente. En revenant vers le connu au lieu d’aller vers la création, nous pouvons
117 C. Atias, Questions et réponses en droit, précité, p. 126, n°184. 118 Cf. supra n°16. 119 J.-L. Bergel, « Différence de nature (égale) différence de régime », RTD civ., 1984, p. 255 et s.
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étendre à loisir le concept de cause de l’obligation sans changer sa nature. Nous arrivons donc
encore, à un résultat différent : la cause de l’obligation résidant dans l’objet de la prestation de
l’autre, celle-ci existant et les choses vendues n’étant pas en elles-mêmes hors commerce ; le
contrat n’a plus aucune raison de ne pas produire ses effets. Ainsi lorsque nous interchangeons
les traitements des deux cas types, nous arrivons immanquablement à des solutions différentes.
46 – Contingence de la méthode – Cette expérience n’est en réalité qu’une illustration de la
première phrase de l’Ethique à Nicomaque : « Toute technique et toute démarche méthodique –
mais il en va de même de l’action et de la décision – semble viser quelque chose de bon »120. Le
choix de la méthode serait donc dépendant du résultat visé, de sorte que la méthode serait
contingente. Elle interviendrait seulement en deuxième lieu, c’est-à-dire entre la question et la
réponse. De quel côté doit alors se placer notre étude ? A en croire Aristote, c’est la réponse qui
décide de tout le reste, de sorte que l’on ne travaillerait qu’en fonction d’elle. La réponse règne et
dicte le reste, la présentation syllogistique des décisions judiciaire ne servant qu’à masquer le fait
que la solution ait déjà été choisie dès le départ121. Mais reste la question de savoir ce qui a
déterminé cette réponse. Serait-il pertinent alors de n’étudier que la sélection des réponses ? C’est
cette voie qu’a suivi Michel Troper en retenant que l’interprétation était une fonction de la
volonté et non de la connaissance ; et que les textes n’ayant aucun sens a priori, la norme est
produite au cours de ce processus d’interprétation122. Une telle prise de position nie au discours
juridique toute autonomie ; il ne serait qu’une des manifestations du politique, et la seule science
politique pourrait alors suffire à l’expliquer. Bien que le droit ne soit pas idéologiquement neutre
– le choix des règles reposant sur un jugement de valeur –, la seule approche politiste est
insuffisante à expliquer la logique interne du discours, précisément parce qu’elle y renonce en
niant sa possibilité même. Dans la pratique juridique, le droit nous apparaît principalement sous la
forme d’un discours : discours du législateur, discours de la doctrine, discours du juge, etc. Le
droit est avant tout un discours : il n’existe pas à l’état naturel. Un discours obéit à des règles de
formation qui lui sont propres. Faire apparaître ces règles de formation est le projet entrepris par
Foucault dans L’Archéologie du savoir. Il entend, en recherchant les conditions d’apparition d’un
discours ; faire apparaître les conditions de formation des « choses dites ». Selon lui, une pratique
discursive forme un savoir ; et peut donner lieu à une élaboration scientifique123. Il faut donc
120 Aristote, Ethique à Nicomaque, trad. R. Bodéüs, Paris, Flammarion, GF, 2004, p. 47. 121 J.-L. Bergel, Méthodologie juridique, précité, p. 147 ; J. Ghestin, G. Goubeaux et M. Fabre-Magnan, Traité de droit civil, introduction générale, Paris, LGDJ, 4ème édition, 1994, n°55. 122 M. Troper, « Une théorie réaliste de l’interprétation », in La théorie du droit, le droit et l’Etat, Paris, Puf, 2001, p. 69-84. 123 M. Foucault, Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969, p. 240.
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étudier les éléments de la pratique discursive pour d'une part pouvoir se prononcer sur l'existence
d'un savoir et d'autre part pouvoir en identifier la logique interne. Foucault veut rendre aux
énoncés leur caractère d'événements afin de pouvoir les mettre en relation avec des événements
d'ordre technique, pratique, etc. Il s’agit de rechercher comment l'autonomie du discours n'en fait
pas pour autant une pure idéalité, une abstraction dégagée de tout rapport avec le concret. La
question de droit est justement l’événement déclencheur du discours juridique ; c’est pourquoi
elle doit retenir l’attention pour expliquer la logique interne de ce discours. Si en apparence les
réponses semblent régner, ce n’est précisément qu’en apparence.
47 – Le règne apparent des réponses – Le juriste passe son temps à répondre à des questions.
Quand une question lui est posée, il est supposé pouvoir y apporter une réponse dite juridique.
La question de droit aurait vocation à s’éteindre assez rapidement en supposant que le rôle du
droit soit justement d’apporter des réponses à des questions particulières. Ainsi la question serait
posée au juriste ; il ne ferait que la reformuler et n’y prendrait un rôle actif qu’accidentellement.
La question serait alors reçue prête à l’emploi et non pas découverte. Si les hommes ont souvent
peur du problématique124, le juriste ne semble pas faire exception. Puisqu’elle est déjà là, la
question est alors oubliée, considérée comme une simple porte d’entrée qui serait vite derrière le
juriste et qui ne lui serait plus d’aucun secours une fois passée. Elle resterait derrière lui,
définitivement, toujours identique à elle-même, appelant une seule réponse. La question disparaît
pour laisser place à la réponse et à l’impression que tout commence désormais par elle, qui ne
répond plus à rien125. L’impression donnée est celle d’un droit simple, clair, cohérent et complet :
on assiste alors à un phénomène d’ « auto-censure du raisonnement juridique »126.
48 – Le caractère déterminant de la question – La question de droit détermine la discussion,
c’est en fonction d’elle que le débat prendra tel sens ou tel autre, que telle ou telle argumentation
sera retenue, que telle ou telle issue sera donnée. Un exemple suffit pour s’en convaincre. Dans
l’arrêt de la troisième chambre civile du 19 décembre 2012127, la question retenue a orienté le
débat dans une direction qu’il n’aurait pas dû prendre. En l’espèce un propriétaire qui consent un
bail sur un terrain pour que le locataire exploite une activité de parc de chasse. Le bail est conclu
pour neuf ans. Cinq ans plus tard, la direction départementale de l’agriculture et des forêts délivre
124 M. Meyer, La problématologie, Paris, Puf, Que sais-je, 2010, p. 10. 125 M. Meyer, précité. 126 C. Atias, Devenir juriste. Le sens du droit, Paris, LexisNexis, 1ère édition, 2011, p. 120, n°220. 127 Civ. 3ème 19 déc. 2012, n°11-28.170, Bull. Civ. III., n°187, AJDI 2014, p.130, note N. Damas, « Obligation de délivrance et interdiction d’exploiter » ; RDC 2013/2, note J.-B. Seube, « Les clauses aménageant les obligations de délivrance et d'entretien du bailleur sont d'interprétation restrictive ».
40
au locataire une interdiction d’exploiter. L’administration se fonde sur une disposition particulière
du code de l’environnement selon laquelle la chasse n’est autorisée que s’il existe sur le terrain une
habitation et une clôture128. En l’espèce il n’y avait ni habitation ni clôture. Le preneur forme une
demande en résiliation du bail, sanction de l’inexécution des obligations du bailleur. Ce dernier
n’aurait pas délivré une chose conforme à l’usage pour lequel elle était destinée, à savoir l’activité
de parc de chasse. Seulement voilà, une clause aménageait cette obligation en stipulant que le parc
de chasse était à rénover et que cette rénovation serait à la charge du locataire. Faut-il alors résilier
le bail ou faire prévaloir la clause ? La Cour de cassation, dans un attendu extrêmement bref,
décide en visant l’article 1719 du code civil129, « que les terres louées, faute de comporter
l'habitation exigée par l'article L. 424-3 du code de l'environnement, ne pouvaient, dès l'origine,
être utilisées conformément à la destination de parc de chasse prévue au bail ». La réponse est à
vrai dire bien étrange dans cette espèce riche de contradictions. Ce qui frappe au premier regard,
c’est que la loi ne mentionne nullement la conformité : la loi dit de délivrer au preneur la chose
louée mais pas de la délivrer conformément à sa destination. La lettre de la loi se contente de
parler de la délivrance or en l’espèce la chose a bien été délivrée, on a bien mis le locataire en
possession de la chose louée. Si la délivrance conforme n’est pas dans la loi, elle a été ajoutée
implicitement dans le contenu du contrat et sans doute aurait-on pu s’en défaire. L’autre chose
étrange est que l’opération semble avoir été empêchée dès le départ, en raison d’une contradiction
fondamentale dans les clauses du contrat. D’une part, la définition de la destination de la chose,
ici l’exploitation d’un parc de chasse ; et d’autre part une clause selon laquelle le parc est à mettre
en conformité par le preneur. La contradiction est radicale pour ne pas dire paradoxale : dès la
conclusion du contrat, le preneur se trouve dans une situation où il ne pourra pas jouir de la
chose louée. Ainsi l’exécution était comme mort-née, d’avance impossible. Et ce sont les parties
qui en ont décidé puisque ce sont bien elles qui décident de la destination de la chose et donc de
l’essence même du contrat ! C’est de leur engagement que résulte directement la non-conformité,
ce sont elles qui ont rendu la chose impropre à sa destination dès l’origine. Mais dans ce cas, si ce
sont bien les parties qui sont à l’origine de la pathologie de leur contrat, en ce qu’elles se seraient
mises elles-mêmes dans une situation où elles ne pouvaient l’exécuter ; est-ce toujours un
problème d’exécution du contrat ? Ne s’agit-il pas plutôt, et plus fondamentalement, d’un
problème de formation ? En l’espèce l’objet était l’usage illégal d’une chose. Si l’objet était
impossible, c’est que dès l’origine le contrat était condamné. Pourtant nulle discussion dans le
traitement de ce cas sur l’existence ou la possibilité de l’objet. La Cour de cassation n’en parle pas,
128 C. Env. Art. L. 424-3 129 C. Civ. Art. 1719, le bailleur est obligé : « 1° De délivrer au preneur la chose louée et, s'il s'agit de son habitation principale, un logement décent. Lorsque des locaux loués à usage d'habitation sont impropres à cet usage, le bailleur ne peut se prévaloir de la nullité du bail ou de sa résiliation pour demander l'expulsion de l'occupant (...) »
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comme si la question n’avait pas été posée. La discussion était donc orientée par une question qui
n’était pas la bonne. En répondant sur le terrain de l’inexécution, on s’est empêché de saisir le
véritable problème. Pouvait-on seulement faire autrement ?
49 – Un déficit de question – Dans la solution retenue quelque chose dérange, comme si l’on
avait malencontreusement ignoré un point fondamental. La question est mal posée quand les
réponses qu’elle appelle sont autoritaires130. Le juge paraît répondre à une question qu’il a lui-
même posée, sauf qu’en fait il ne fait que reprendre à son compte en la reformulant celle que les
parties lui adressent. Toutefois la réponse qu’il donne, comme nous l’avons vu, répond à la
question retenue mais ne semble pas corriger le problème ; peut-être même l’ignore-t-elle. C’est là
un premier indice d’une question mal posée : la réponse donne l’impression d’être autoritaire en
ce sens qu’elle imposerait une volonté, et ne semble pas apporter de véritable solution à la
situation en présence. Une réponse est donnée et le problème persiste. La disparité relevée entre
le texte et la motivation de la solution peut s’expliquer par un défaut de la question. La véritable
question n’a pas été découverte et n’a donc pas été discutée : le problème est resté entier, et
enfoui sous des apparences trop simples. C’est parce que la question est demeurée dans l’ombre
que la solution étonne et semble ne pas répondre : ne serait-ce pas là la preuve d’une carence de
question ? Les parties se sont arrêtées à ce qui sautait aux yeux : le contrat ne peut être exécuté.
Mais elles n’ont pas cherché à savoir si le contrat pouvait être formé. Ce point n’a pas fait
question, il a sans doute été trop vite considéré comme admis. « Celui qui pense que la question
lui est imposée, servie toute prête à recevoir une réponse se prive de la liberté de comprendre ce
qui est en question »131 : la question est à découvrir et il faut pour ce faire aller au-delà des
apparences ; refuser de se contenter de ce qui semble sauter aux yeux. Questionner, c’est aller au-
delà de la phrase interrogative ; c’est s’engager, c’est faire le choix d’une certaine attitude qui
correspond à un vouloir-savoir132. Pour espérer découvrir la question, il faudrait prendre le temps
de mener une investigation véritable, il faudrait être résolu à pouvoir apprendre133.
50 – La question, chose des parties – La question en l’espèce aurait dû être celle de l’existence
de l’objet mais le juge a en fait reformulé la question que les parties lui avaient adressée,
s’abstenant lui-même de revenir au bon critère. Le procès étant la chose des parties en vertu du
principe dispositif, le juge ne pouvait recadrer le débat qui allait avoir lieu en l’espèce et n’a pu par
130 K. Popper, « Sur les sources prétendues de la connaissance », in A la recherche d’un monde meilleur, Paris, Les Belles Lettres, Le goût des idées, 2011, p. 75-76. 131 C. Atias, Devenir juriste. Le sens du droit, précité, p. 121, n°221. 132 M. Heidegger, Introduction à la métaphysique, Paris, Gallimard, Tel, trad. G. Kahn, 2013, p. 33. 133 M. Heiddeger, précité.
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conséquent que se contenter, faute de mieux, de répondre aux moyens qui lui étaient présentés.
En effet d’une part, l’article 4 du code de procédure civile prévoit que « l’objet du litige est
déterminé par les prétentions des parties » ; d’autre part, l’article 5 du même code précise que le
juge « doit se prononcer sur tout ce qui est demandé et seulement sur ce qui est demandé ». Il
apparaît donc que la question posée par les parties lie le juge, celui-ci ne devant se prononcer que
sur elle134.
51 – La question, déclencheur du droit – La question de droit fait l’objet d’un raisonnement,
elle est un aboutissement plus qu’un point de départ. Elle est un aboutissement mais également le
point de départ d’une discussion, l’élément déclencheur du phénomène judiciaire. Si le
raisonnement du juriste ne peut commencer avec la question posée on peut en outre se demander
où il peut s’arrêter. Mais la question est un cheminement, elle doit éclairer continuellement le
raisonnement, mais jusqu’à quel point ? S’il ne semble pas aisé de pouvoir marquer à un certain
point l’arrêt du raisonnement ; il n’en demeure pas moins que la question de droit est un élément
déclencheur et déterminant dans le traitement des cas.
3. La construction d’une cohérence
52 – Cohérence toujours – La cohérence que nous évoquions à propos de l’inédit de retour se
retrouve encore ici, pour l’inédit de création. Une nuance cependant est à apporter. Dans l’inédit
de retour, le juge cherche une cohérence qui serait déjà existante ; alors que dans l’inédit de
création il ajoute directement une nouvelle pierre à l’édifice, faisant donc œuvre de construction
plus que de continuation.
53 – De la création à la construction – Et la création entraîne la continuité, en témoigne le
mouvement suivi après le célèbre arrêt Boudier135 de 1892. Dans cet arrêt on apprend qu’il existe
en droit français « un principe d’équité qui défend de s’enrichir au détriment d’autrui ». C’est la
création de l’enrichissement sans cause ou action de in rem verso, quasi-contrat qui n’était
nullement prévu par le code civil. On pourrait à la rigueur trouver en droit romain des actions
similaires elles semblent toujours prêter à discussion136. Pour reprendre les mots de la Cour dans
134 Par exemple, la force de ce principe est rappelée : Cass. Com. 10 février 2015, n°13-24.501 : « Attendu qu'en statuant ainsi, en se fondant sur la nullité de ces clauses qu'aucune des parties n'avait invoquée, (...) », la Cour d’appel aurait méconnu l’objet du litige et violé l’article 4 du code de procédure civile. 135 Cass. Req. 15 juin 1892, DP 92. 1. 596, S. 93. 1. 281, note Labbé ; H. Capitant, F. Terré, Y. Lequette et F. Chénedé, Les grands arrêts de la jurisprudence civile, tome 2, Paris, Dalloz, 13ème édition, 2015, p. 520 et s. 136 J.-P. Lévy, Histoire des obligations, Litec, Les Cours du droit (licence), 1995, n°106-107.
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cet arrêt créateur, l’exercice de cette action « n’est soumis à aucune condition déterminée » autre
que de montrer un enrichissement corrélé à un appauvrissement. Cette création a été à l’origine
d’un mouvement dans lequel la Cour de cassation a passé son temps à rajouter les conditions
qu’elle avait oubliées, comme si elle continuait de construire son concept. Ainsi par exemple, dans
l’arrêt Ville de Bagnères137 de 1915, la Cour précise le caractère subsidiaire de cette action : pour
qu’elle soit recevable il faut que l’appauvri ne jouisse « d’aucune action naissant d’un contrat, d’un
quasi-contrat, d’un délit ou d’un quasi-délit ». Par exemple encore, « l’action de in rem verso [...] ne
peut trouver son application lorsque (l’appauvri) a effectué les travaux dans son intérêt et à ses
risques et périls »138. La création a donc été naturellement suivie par la construction, comme si la
Cour avait poursuivi l’œuvre qu’elle avait initiée, comme si chaque décision venait compléter un
ensemble pour le rendre plus cohérent.
54 – Métaphore – Ronald Dworkin a envisagé le droit comme un tout cohérent et le travail des
juges consisterait à dégager la bonne réponse, qui serait seule et unique139 en ce qu’elle
s’intègrerait le mieux à l’ensemble. Dworkin a inventé aussi un personnage mythique, un modèle
vers lequel il faudrait s’efforcer de tendre : le juge Hercule. Il serait un juge surhumain qui a tout
lu, qui est plus patient que tout autre, qui a toutes les qualités pour traiter tous les cas. Il serait
capable de théoriser un système de droit où tout s’explique de manière cohérente, chaque règle et
chaque précédent trouve sa place et trouve une justification cohérente. Il saurait toujours quelle
est la meilleure décision à prendre au regard de l’intégrité du système et de la cohérence du
droit140. Hercule doit son existence à l’image du droit comme un système sans lacune. Ainsi la
vision holiste du traitement des cas de Dworkin invite le juge Hercule à toujours se prononcer
dans le sens de la voie qui ajoute à l’ensemble de la manière la plus cohérente possible141. Il est
encouragé à avoir une vision globale et imaginative dans sa recherche de cohérence. Afin de
rendre les choses plus claires, Dworkin emploie une métaphore désormais bien célèbre en
comparant les juges aux auteurs d’un roman à la chaîne142. Dans un romain à la chaîne, chaque
nouvel auteur essaye alors d’écrire quelque chose de cohérent par rapport à ce qui a été écrit
avant qu’il intervienne. Pour y parvenir, il doit lire l’histoire et comprendre ses éléments : les
personnages, l’intrigue, le thème, le genre et le message. Il doit essayer de trouver le sens qui a été
suivi dans le processus de création et l’interprétation qui le justifie le mieux.
137 Cass. Civ., 2 mars 1915, DP. 1920. 1. 102., H. Capitant, F. Terré, Y. Lequette et F. Chénedé, précité, p. 527 et s. 138 Cass. Civ. 28 mars 1939. 139 R. Dworkin, « Hard cases », in Taking Rights Seriously, Cambridge (Massachusetts), Harvard University Press, 1977, p. 105-106. 140 R. Dworkin, précité. 141 R. Wacks, Understanding Jurisprudence, Oxford, Oxford University Press, 4ème édition, 2015, p. 140. 142 R. Dworkin, Law’s Empire, précité, p. 229.
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55 – Incompatibilité – Si la métaphore peut fonctionner pour l’inédit de retour, elle ne semble
pas résister à l’inédit de création. En effet, l’inédit de retour se fonde sur le précédent, donc sur ce
qui a déjà été dit : en fait de cohérence il s’agirait seulement de continuer en suivant la direction
déjà prise en usant d’arguments a fortiori ou a contrario par exemple. L’inédit de création ferait
quant à lui définitivement tomber la métaphore du roman et l’image du juge Hercule. Comment,
en suivant cette théorie, le concept créé pourrait-il être contenu implicitement dans le roman ? La
cohérence dont parle Dworkin est construite par les interprétations successives des différents
juges selon la métaphore du roman à la chaîne. Mais s’il existe une seule bonne réponse, cette
réponse existe-t-elle d’avance dans le droit ? Dworkin ne pose jamais cette question, il la
présuppose : s’il n’existe qu’une seule bonne solution, existe-t-elle avant qu’on la découvre, de
manière latente ? Hercule est tellement puissant intellectuellement que dès qu’il aura tout lu et
tout synthétisé, la meilleure solution va s’imposer tout naturellement à lui. Cela voudrait dire que
cette réponse était déjà contenue en puissance dans le roman, et que par sa force surhumaine,
Hercule l’en aurait fait sortir. D’un point de vue constructiviste, il pourrait également être soutenu
que la réponse ne serait pas extraite du roman mais qu’elle apparaîtrait lorsque nous construisons
le fil narratif : ainsi plutôt que de regarder en arrière nous irions de l’avant. Toutefois, si nous
construisons effectivement ce fil narratif, sommes-nous libres de construire le fil qui nous
arrange ? C’est l’une des critiques adressées au juge Hercule : il peut lui être reproché d’être en fait
un politicien, en ce qu’il ferait passer sa préférence personnelle pour la bonne réponse143.
143 S. J. Shapiro, Legality, Cambridge (Massachusetts), Harvard University Press, 2011, p. 311.
45
Conclusion de la première partie
56 – Paradoxe – La redite comme la création répondent à une question, à un problème, de deux
manières différentes mais avec néanmoins un fort point commun. Tout d’abord, contrairement à
l’inédit de retour qui se présente comme une continuation de l’existant, l’inédit de création ajoute.
La cohérence ne serait plus découverte mais construite, soulignant le rôle actif du juriste dans
l’élaboration du droit. Ensuite néanmoins, ces deux types de traitement ont un point commun en
ce que l’on fait toujours comme si l’on savait déjà. L’inédit n’est au mieux, dans le cas de la
création, que reconnu implicitement. Ceci révèle un paradoxe : tout est inédit mais tout est déjà
dit. Le juge est-il alors véritablement créateur ou ne fait-il que révéler un implicite ?
46
Seconde partie : L’inédit au cœur d’une tension entre implicite et explicite
57 – Du visible à l’invisible – Nous avons jusqu’à maintenant mené cette étude en partant de
choses constatées : nous avons analysé les deux grands mouvements qui caractérisent le
traitement des cas inédits. Toutefois, ce constat étant fait il nous faut questionner plus en
profondeur et ce faisant nous demander ce qu’est un cas. Et plus encore, avant de parvenir aux
deux types de réactions que nous avons étudiées, il faut comprendre comment on peut dire d’un
cas qu’il est inédit et qu’un certain traitement se justifie. Il y a donc dans le traitement des cas
inédits une face visible et une face dissimulée. Le traitement judiciaire qui nous a préoccupé
jusqu’à présent ne serait en fait que la deuxième partie de l’opération ; ce serait aussi la seule
visible. Nous progressons donc du visible vers l’invisible. Qu’est-ce donc au juste que nous
appelons un cas et qu’est-ce que son caractère inédit peut impliquer ? Poser ces questions revient
à nous interroger sur la manière dont les juristes se comportent face aux faits : quels sont les
mécanismes et les outils qui permettent de passer d’une situation de fait à un « cas inédit »
impliquant un certain rapport de droit ? C’est la face dissimulée, que nous nous proposons
d’étudier ici. A l’image du débat judiciaire, l’inédit cristallise ruptures et antinomies. Il est au cœur
d’une tension entre le dit et le non-dit ; entre le visible et l’invisible ; entre implicite et explicite.
Nous verrons que le traitement de l’inédit fait en grande partie appel à l’implicite, au non-dit qui
va de la construction du cas à la motivation de la décision (A). Nous verrons ensuite que l’inédit
se dit aussi au grand jour et que la décision qui en résulte constitue une progression dans la
connaissance du droit (B).
47
A) La place de l’implicite
58 – Choix et constructions – Si « l’inédit est hors du droit », peut-être est-ce parce que les
juristes ont choisi de l’y laisser. Des faits seraient dits pertinents et mériteraient toute notre
considération ; d’autres seraient oubliés et ne mériteraient que notre mépris. Ces faits-là sont
laissés en dehors du droit qui décide délibérément de ne pas les connaître : une discrimination a
lieu et s’opère en fonction des catégories que le droit retient. Certains faits sont passés sous
silence, restent en dehors de l’affaire alors qu’ils ont eu lieu, alors qu’ils ont peut-être joué pour
l’une ou l’autre des parties, alors qu’ils ont peut-être contribué à faire de la situation ce qu’elle a
été, ont pesé dans le drame humain qui s’est joué et qui a amené ces personnes devant un juge.
L’intérêt de l’inédit c’est justement qu’il est au cœur de cette opération de pré-qualification, il la
questionne de l’intérieur : ce fait est nouveau, les catégories disponibles sont anciennes ; faut-il
l’intégrer ou le laisser au dehors ? Ramène-t-on ce fait vers le connu ou admet-on la faiblesse des
catégories et le manque d’une catégorie nouvelle ; ou encore s’en désintéresse-t-on, comme s’il
n’avait jamais existé ? Jusqu’où admet-on l’originalité ? A quel point peut-on se saisir de l’infinie
variété du réel ? Le droit se découvre-t-il aussi dans ce qu’il ne sélectionne pas, en ce qu’il
montrerait les limites qu’il se fixe ? Les cas sont des constructions réalisées par les juristes qui
choisissent une présentation des faits pour la soumettre au juge. Les cas se construisent sur la
base d’un jeu entre des faits particuliers et des catégories générales.
1. La construction des cas entre généralisation et particularité
59 – Fait juridique – Est un fait juridique « tout événement emportant des conséquences
juridiques, c’est-à-dire déclenchant les effets d’une norme : création, transmission ou extinction
de droits individuels ou collectifs »144.
a. La singularité des faits : le fait pour le droit
60 – Faits pertinents et construction du cas – Puisqu’étymologiquement dérivé du latin casus,
participe passé substantivé de cadere, tomber ; on peut être tenté de retenir que le cas est ce qui
arrive. Il l’est peut-être au sens littéral, mais dès lors que ce qui arrive est observé à travers le
prisme d’une discipline comme la médecine, la psychologie ou le droit ; tous les cas ne font pas
cas. Toutes les situations ne sont pas un cas pour le droit, certains faits semblent lui rester
144 C. Atias, Epistémologie juridique, Paris, Puf, Droit fondamental, 1985, p. 124, n°70.
48
étrangers : le propriétaire d’un jardin qui se repose dans une chaise longue sans être importuné ne
fait pas cas pour le droit, ce dernier ne se saisissant que du conflit145. On dit d’une situation qu’elle
est un cas en fonction d’une certaine configuration, « d’un agencement de faits ou de normes
dont l’irréductible hétérogénéité vient interrompre le mouvement habituel d’une prise de
décision »146. Le cas ne se pose pas de lui-même, mais résulte d’un échange, d’une confrontation
entre des faits et un cadre conceptuel : la présentation d’un cas « suppose une situation
d’interaction dans laquelle le destinateur et le destinataire savent de quoi il retourne »147. Le cas
fait également l’objet d’une présentation, d’une description par des acteurs ; ainsi dans le procès
chaque partie offre sa sélection des faits, sa version de l’histoire. Pour le droit, tout commence
avec ce récit, cette histoire, cette fabula. Alors que le récit se poursuit, l’ouverture s’agrandit
infiniment sur la voie d’une analyse interminable si l’on ne veut rien laisser des faits pertinents148.
Il faudrait retenir toute l’histoire, comme si tous les faits étaient pertinents, comme si toutes les
singularités comptaient. Chaque cas est unique, chaque situation a ses éléments de fait propres
qui considérés sérieusement ne sont pas assimilables à d’autres. Traiter les cas reviendrait alors à
traiter les singularités, ce qui provoquerait un certain embarras épistémologique dans une
science149 ou dans un discours comme le droit. En effet, traiter uniquement les singularités
reviendrait à refaire le droit à chaque affaire, au mépris de tout idéal de sécurité juridique comme
de toute idée de règle. Le juriste doit donc opérer une certaine sélection parmi les faits. Il faut
opérer une coupe, et établir l’histoire qui va être présentée au juge. Ainsi avant même la réception
judiciaire viendrait la réception juridique qui serait le premier véritable traitement. Si l’histoire est
exceptionnelle pour le justiciable, elle est volontairement oubliée en partie par le juriste qui va
devoir par une « simplification déformante », la résumer150. Le juriste va donc faire un travail de
sélection et de présentation qui aboutira à ce qu’on appelle un cas : « décrire cette situation, c’est
la présenter comme cette situation »151. Le cas est donc une construction réalisée par le juriste ; la
situation est ce qui arrive, le cas est ce qu’on en fait. Ce travail de construction comporte deux
étapes : sélection et qualification.
145 C. Atias, Devenir juriste. Le sens du droit, précité, n°152, p. 86. 146 J.-C. Passeron et J. Revel, « Penser par cas. Raisonner à partir de singularités. », in Penser par cas (dir. J.-C. Passeron et J. Revel), EHESS, Enquête, 2005, p. 15. 147 S. Boarini, Qu’est-ce qu’un cas moral ?, Paris, Vrin, Chemins philosophiques, 2013, p. 25. 148 J.-C. Passeron et J. Revel, précité, p. 26. 149 J.-C. Passeron et J. Revel, précité, p. 29. 150 C. Atias, Questions et réponses en droit, précité, n°19, p. 18. 151 S. Boarini, précité, p. 26.
49
61 – Sélection des singularités – On ne traiterait pas les cas en eux-mêmes, mais les cas tels
qu’ils sont présentés. Le traitement intervient donc après un travail de description, de sélection du
pertinent. Ce n’est qu’après celle-ci que l’on pourra dire si le cas est inédit ou non. Ce que l’on
retient comme un cas est déjà un point d’arrivée. Mais tout le problème est de savoir comment
construire ce cas, comment parvenir à tel point d’arrivée plutôt qu’à tel autre ? Ce problème est
celui du tri dans la singularité, c’est celui de savoir quel élément sera retenu comme une
composante du cas. Par exemple, dans l’arrêt que nous avons étudié sur le préavis en matière de
bail commercial152, des faits ont été jugés pertinents comme mettant les règles de droit en
question. Ainsi le fait que le preneur ait quitté les lieux en cours d’instance a été retenu comme un
élément du litige, même pour dire qu’il était sans incidence sur l’application des règles. Ce fait a
été intégré au litige même si on a refusé de lui faire changer l’issue du procès : il était pertinent
sans être déterminant. Le fait pertinent est donc celui qui est pris en compte dans le litige, celui
qui contribue au débat peu important qu’il soit décisif ou non. Il a même été affirmé que c’était ce
seul fait qui rendait l’affaire intéressante153 ! Deux questions semblent se poser à cette sélection
des singularités : la première est celle du pourquoi, la deuxième celle du comment.
62 – La question des raisons de la sélection – Pourquoi retenir certains faits et non d’autres ?
Qu’est-ce qui a mené les juristes à considérer que ce fait en particulier était pertinent ? Cette
question ne saurait être évidente. Premièrement il peut être soutenu qu’un fait peut être dit
pertinent dans le sens où il traduirait une réalité qui s’impose. Deuxièmement, il peut être retenu
comme étant le point de départ d’une certaine argumentation, comme un élément qui viendrait
justifier qu’une question se pose.
63 – Des faits médiatisés – Premièrement un fait peut être pertinent en soi, en ce sens que de
lui-même il s’imposerait au juriste comme tel. Construire un cas, serait-ce donc traduire la réalité ?
Cette hypothèse repose sur le postulat de l’objectivité d’une réalité, qui serait extérieure et
indépendante de l’homme154. Elle s’imposerait à lui et il devrait l’accepter, en tenir compte et se
fonder sur ses éléments pour trancher le litige. L’œil serait innocent. Une telle hypothèse ne
semble guère tenable en droit. D’une part, comme nous l’avons vu, le droit semble faire fi des
considérations qui lui sont pleinement extérieures155 de sorte que le droit se construit sans elles.
D’autre part, le droit n’a pas vocation à s’adapter au fait. Le droit ne suit pas le fait mais au
152 Cf. supra n°16; Civ. 3ème, 19 février 2014, n°11-28.806, Bull. Civ. 2014, III, n°23. 153 M.-P. Dumont-Lefrand, « Baux commerciaux », D. 2014, p. 1659 et s. 154 L. Soler, Introduction à l’épistémologie, Paris, Ellipses, Philo, 2ème édition, 2009, p. 142. 155 Cf. supra n°21 ; l’énergie a pu être qualifiée de chose alors que les catégories scientifiques ne la définissaient pas ainsi.
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contraire le domine, l’adapte, l’entend comme il veut l’entendre ; le droit reste ainsi normatif et
non descriptif156. Il n’est en outre pas plus réaliste de se soumettre aux faits que de vouloir en
endiguer certains157. Enfin, de par la seule sélection des faits prévue par le droit procédural, la
vérité du droit ne saurait prétendre être une correspondance en ce sens que le droit
correspondrait à la réalité. Les faits ne sont pas immédiats en ce que le droit ne les connaît
qu’après que ceux-ci aient été sélectionnés par le code de procédure158. Les juristes semblent
opposer les faits au droit comme s’ils raisonnaient à la manière du sens commun, « comme si les
faits étaient tout donnés »159. Pourtant les faits sont appréhendés d’une certaine manière par le
droit ; ne sont ainsi retenus que les faits sélectionnés par le code de procédure. En témoigne par
exemple, l’article 7 alinéa 1er du Code de procédure civile : « Le juge ne peut fonder sa décision
sur des faits qui ne sont pas dans le débat ». Seuls les faits retenus conformément à la loi pourront
peser au soutien d’une prétention, seuls ces faits-là seront pris en compte par le juge. Il n’y a alors
pas dans le procès de faits bruts, de faits qui seraient déjà constitués en dehors de toute analyse et
de tout jugement160. Une coupe est réalisée par le juriste dans un réel que par son regard il domine
et transforme ; ce regard médiatise les faits pour le droit. En opérant une découpe dans les faits,
le juriste veut maintenir l’image d’un tout prévu : on supprime l’accidentalité du cas, comme pour
le relever de sa chute161. Les faits doivent être conceptualisés pour entrer dans la sphère juridique,
c’est-à-dire « soumis à un traitement intellectuel particulier qui en dégage la signification juridique
pour y attacher des effets déterminés »162. L’exposé des faits n’est donc pas le reflet d’une réalité
dans un miroir ; il est « une construction édifiée suivant un modèle variant d’une espèce à
l’autre »163. Ce que l’on appelle les faits sont donc reconstruits par les juristes, remodelés pour
correspondre à des types164 qui n’existent que dans le discours juridique : le droit ne connaît donc
pas les faits mais les juristes connaissent les faits du droit. On retrouve ici le projet de l’Archéologie
du savoir de Foucault qui entendait confronter le logique interne du discours avec les éléments qui
lui sont extérieurs165 en rendant aux éléments discursifs leur caractère d’événements.
156 C. Atias et D. Linotte, « Le mythe de l’adaptation du droit au fait », D., Chron, 1977, p. 251 et s. 157 C. Atias, Devenir juriste. Le sens du droit, précité, p. 93-94. 158 C. Perelman, « La distinction des faits et du droit. Le point de vue du logicien », in Le fait et le droit. Etudes de logique juridique, Bruxelles, Bruylant, 1961, p. 271 et s. 159 L. Husson, Nouvelles études sur la pensée juridique, Paris, Dalloz, Philosophie du droit (14), 1974, p. 154. 160 L. Husson, précité 161 J.-L. Nancy, L’impératif catégorique, Paris, Flammarion, 1983, p. 40. 162 J.-L. Bergel, Théorie générale du droit, précité, p. 186, n°141 163 T. Ivainer, L’interprétation des faits en droit, Paris, LGDJ, Bibliothèque de philosophie du droit (tome 30), 1988, n°106, p. 99. 164 A. Papaux, « Pour des « concepts juridiques épais » : entre un passé sédimenté par le futur et un futur préempté par le passé », RRJ 2014-5 – Cahiers de méthodologie juridique, p. 2231 et s. 165 M. Foucault, précité.
51
64 – Le problème du tout-construit – L’idée d’un donné est donc éliminée par la sélection des
singularités et par la reconstruction des faits qui s’ensuit. Mais se pose irrémédiablement le
problème du tout-construit : comment se prévaloir contre l’arbitraire ? Pour Rémy Libchaber,
l’activité juridique consiste en une abstraction : le juriste part de la réalité pour la traduire en
concepts ou part de ses idées pour les appliquer à la réalité ; tout est donc construit. Cette idée est
traversée par un paradoxe : tout est construit mais les concepts juridiques sont néanmoins
mesurés, étalonnés sur le réel166, sur le donné. A s’abstraire de plus en plus le droit s’isolerait,
établissant comme une infranchissable cloison entre ses concepts et le monde extérieur alors que
le droit a vocation à être normatif. Un tel isolement conceptuel était déjà dénoncé par François
Gény qui voyait le tout construit comme un danger, craignant que « les fantaisies de l’imagination
créatrice prétendent influer sur la vie par des moyens de plus en plus éloignés d’elle »167. Il
faudrait alors pouvoir justifier la construction ; ou à tout le moins justifier telle construction
plutôt que telle autre. La question de la formation des discours posée par Foucault trouve alors
tout son intérêt pour le droit : pour justifier une construction plutôt qu’une autre, il faudrait
pouvoir identifier des règles de formation.
65 – Le point de départ d’une question – Si nous retenons que le phénomène déclencheur est
le litige, une piste de justification peut être à chercher à son endroit. Les faits ne sont pas le reflet
pur d’une réalité sur laquelle les juristes se fonderaient. Ils sont en revanche ce qui est présenté au
juge pour l’établissement du litige ; si chaque partie a sa version de l’histoire, chaque partie
sélectionne ses faits et les présente selon l’ordre qui va dans le sens de sa prétention. Les données
ne sont perçues par le juge qu’à travers les discours qui ont déjà sélectionnés les faits ; partant il
n’interviendra qu’en deuxième lieu et devra à l’issue du débat collecter ses propres faits
pertinents168 et imposer sa version qui sera retenue comme seule vraie pour le droit, la vérité
judiciaire. Du fait que l’immédiateté du donné n’existe pas, des contradictions naissent entre les
observateurs du même monde169 : c’est tout un jeu d’interprétation qui se met en place autour de
la controverse. Pour chaque partie, une présentation des faits sera retenue au soutien d’une
argumentation, d’une invitation adressée au juge pour le faire trancher dans un certain sens170.
C’est donc dès que le premier juriste intervient pour déchiffrer une situation qu’intervient la
rhétorique : elle devient l’instrument de la construction du cas. En vertu du principe dispositif, les
166 R. Libchaber, « Le juriste et ses objets », Enque tes, 1998, p.251-260. 167 F. Gény, Science et technique en droit privé positif, III, n°222. 168 T. Ivainer, précité, p. 50. 169 J. Parain-Vial, La nature du fait dans les sciences humaines, Paris, Puf, Bibliothèque de philosophie contemporaine, 1966, p. 179 170 C. Perelman, L’empire rhétorique. Rhétorique et argumentation, Paris, Vrin, 2ème édition, 2012, p. 56.
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parties sont à l’origine du litige et donc de la sélection des faits pertinents. Tel fait sera pertinent
pour l’une et non pour l’autre. Comme nous l’avons vu, la question détermine la teneur du
débat171. Ainsi, le tri dans les singularités aurait toutes les chances d’être motivé par le choix de la
question qui permettrait à la prétention d’emporter la conviction du juge. L’intérêt du choix d’une
présentation est le fait qu’elle permette de poser la question qui fera prendre au débat la direction
qui va dans le sens de la prétention invoquée. Comment tout cela est-il possible ? Si les faits sont
triés et présentés à la lumière d’une prétention, si leur traitement se fait déjà sous une lumière
argumentative, reste à savoir par quel moyen cette opération a lieu.
66 – Pré-qualification – Les éléments du monde sur lesquels les juristes posent leur regard
semblent être immédiatement classifiés, subsumés sous des catégories préexistantes. Pour
Bachelard plus généralement, « la réalité n’est effectivement donnée que dans la mesure où elle
accepte les catégories a priori de l’esprit »172. Ce que nous appelons un cas appartiendrait au
monde extérieur : tout énoncé d’un cas serait alors référentiel173 : il ne se comprendrait que par
rapport à un ensemble de données préalables. Ainsi sans que le phénomène ne soit propre au
droit, une certaine grille de lecture serait déjà présente a priori, avant même de trancher sur la
qualification effectivement retenue. Qualifier un cas serait déterminer la catégorie générale qui lui
est applicable174 ; ce serait le faire entrer dans une catégorie préexistante175. Les catégories
composant la grille de lecture apriorique et implicite seraient donc déjà existantes et
disponibles176. Avant même d’avoir tranché sur la nature juridique du fait qui lui est présenté, le
juriste aurait déjà une idée des solutions possibles ou des qualifications pertinentes. Comme l’a
expliqué Patrick Nerhot, « juridiquement parlant, il n’y a pas de fait qui puisse être constaté sans
référence à une règle »177. Le fait n’est vu par le droit que par rapport aux règles et concepts. Un
appareil conceptuel serait donc mis en marche dans l’esprit du juriste concomitamment à sa
découverte des faits. Un animal par exemple sera immédiatement vu comme un bien178 : reste à
savoir s’il sera à classer parmi les biens meubles dans le cas général ou immeubles par destination
s’ils sont affectés à l’usage d’une exploitation. Une fois de plus le droit fait fi de la nature physique
171 Cf. supra n°48. 172 G. Bachelard, Essai sur la connaissance approchée, Paris, Vrin, 6ème édition, 2006, p. 12. 173 S. Boarini, précité, p. 9. 174 H. Battifol, Traité élémentaire de droit privé, 2ème édition, 1955, n°298, p. 351. 175 E. S. Robinson, Law and the lawyers. New York, Macmillan Co., 1935, p. 219. 176 T. Ivainer, précité, p. 159. 177 P. Nerhot, « Le fait du droit », Archives de philosophie du droit, Sirey, 1986, tome 31 (Le système juridique), p. 269. 178 A cet égard la loi du 16 février 2015 relative à la simplification du droit et des procédures dans le domaine de la justice et des affaires intérieures, disposant en son article 2 que « les animaux sont des êtres vivants doués de sensibilité » ne semble guère être plus qu’un effet d’annonce, puisqu’aux termes du même article « sous réserve des lois qui les protègent, les animaux sont soumis au régime des biens ».
53
pour imposer son critère, en l’occurrence celui de la destination179. La référence aux catégories
juridiques est immédiate dans l’œil du juriste, opérant ainsi une opération de pré-qualification180,
la lecture se fait donc à partir d’un a priori. Tout se passe comme si au cours de la formation
juridique, un cadre d’intelligibilité s’était substitué à un autre afin de provoquer cet effet de pré-
qualification. Le raisonnement juridique fonctionnerait donc par abduction : c’est-à-dire par un
syllogisme dont la mineure et la conclusion sont seulement probables et non nécessaires. On
réduirait ainsi d’avance par le jeu d’une intuition le nombre d’hypothèses susceptibles
d’expliquer ; le raisonnement par abduction consiste en une sélection des causes plausibles (ou
d’explications) au regard d’une connaissance181. Le juriste serait donc déjà orienté par une
intuition résultant de sa formation ou de son expérience. Le raisonnement par abduction et la
réduction du nombre d’hypothèses qu’il implique serait un des éléments permettant d’expliquer la
fréquence de l’inédit de retour : le tri est opéré d’avance en fonction des catégories déjà présentes
à l’esprit, orientant ainsi le raisonnement vers des concepts déjà connus. Si ces catégories sont
déjà présentes à l’esprit ; elles forment au moins en partie l’objet d’une connaissance à partir de
laquelle s’opèrerait la sélection des hypothèses. Comme l’explique Bachelard, les éléments retenus
pour décrire une chose le sont pour que la description se ferme sur elle-même ; de sorte que
l’esprit tendrait à se complaire dans une logique de système182. Les qualifications possibles étaient
donc déjà présélectionnées, de sorte que pour qualifier un cas il suffisait de choisir l’une d’elles et
nier si besoin son caractère inédit en maintenant l’idée implicite d’une clôture ou d’un
achèvement de la connaissance. Le droit serait donc, par le jeu de l’abduction traité par l’esprit
comme une connaissance, dont l’incomplétude serait difficile à accepter ; en témoignent la rareté
de l’inédit de création comme le caractère discutable de la création elle-même183. Cette
connaissance recèle toutefois des fragilités qui donnent lieu à des désaccords et sont le point de
départ des questions et argumentations. Marie-Laure Mathieu a ainsi souligné « la perméabilité
des frontières censées séparer les catégories autour desquelles s’organise le discours juridique
comme si elles étaient étanches »184. Cette perméabilité est au cœur du débat et semble pourtant
demeurer implicite.
179 M.-L. Mathieu, Droit civil. Les biens, Paris, Dalloz, Sirey, 3ème édition, 2013, p. 61. 180 C. Atias, Epistémologie juridique, précité, n°71, p. 129. 181 B. Zanuttini, « Des classes polynomiales pour l’abduction en logique propositionnelle », in 8èmes Journées Nationales sur la Résolution Pratique de Problèmes, JNPC 2002, France. p. 255-268 <hal-00995243> 182 G. Bachelard, précité. 183 Nous rappelons ici qu’y compris dans ce que nous avons nommé inédit de création, le concept introduit en droit positif avait déjà eu une existence par le passé, fût-elle doctrinale et fût-elle ancienne. 184 M.-L. Mathieu, Logique et raisonnement juridique, précité, p. 65.
54
67 – Unité – Le droit domine le fait en ce sens qu’il l’englobe et se l’approprie. Si droit et fait
forment une unité ou une totalité185, une présentation les séparant ne ferait que renforcer un
artifice pour les besoins d’une image autoritaire aussi rassurante que dérangeante. L’image rassure
parce que la présentation est intellectuellement confortable, habillée de la logique de l’évidence :
on se satisferait plus aisément de la logique déductive nécessaire du syllogisme que l’on ne
s’inquièterait du problème du choix des prémisses.
68 – Qualification – C’est par la qualification que le discours juridique s’approprie le fait, ce
dernier étant rattaché à une catégorie à laquelle correspond un certain régime. L’opération de
qualification nécessite le recours à un concept auquel confronter les faits ; le concept étant un
outil de mesure du réel afin de le catégoriser186. On conceptualise les objets du monde pour les
faire entrer dans des cases : chaque qualification construit un peu plus le discours juridique, qu’il
s’agisse de nuancer ou de réaffirmer son contenu. Tout se passe comme si les faits entraient dans
le droit comme en passant d’un monde à l’autre. Pour le fait, le droit serait un autre monde, dans
lequel « les juristes établissent des doubles juridiques des objets et situations du quotidien »187. Les
faits bruts sont exposés à l’oubli ; on les traduit ou les remplace par des constructions mentales
qui serviront d’appui. Le concept est aussi un outil de généralisation : il permet de « formaliser
une situation de faits ou de cas qui tombent dans son champ »188. C’est par le recours au concept
que les juristes transforment les singularités en généralités : c’est au moment du passage des faits
au concept que s’opère la découpe et que se pose la question du champ d’application. La situation
ne peut être conceptualisée dans l’intégralité de sa réalité factuelle ; une partie des faits sera
abandonnée au profit des éléments constitutifs du concept. Ce n’est d’ailleurs pas parce que des
faits sont passés sous silence que l’opération est impossible ; les concepts comportant en effet
toujours une « part d’opacité »189. Le concept, pièce maîtresse de l’opération de qualification –
elle-même au cœur de l’activité des juristes190, n’est pas formulé explicitement dans les textes : il
résulte d’une interprétation, celle-ci dégageant le sens d’un texte comme « les concepts qu’il
articule »191. Le fait qu’un cas soit inédit, qu’une situation soit nouvelle, va donc à l’occasion de
l’opération de qualification questionner la connaissance actuelle que l’on a du concept. Par
exemple, quand la Cour de cassation répond dans l’arrêt du 13 mars 2007 que « selon la loi
185 P. Nerhot, précité. 186 F. Rouvière, « Autour de la distinction entre règles et concepts », RRJ - Droit prospectif, PUAM, 2014, La pensée de Paul Amselek, 26 (2013-5), p. 2017-2028 187 M.-A. Hermitte, « Le droit est un autre monde », Enquête [En ligne], 7, 1999, mis en ligne le 15 juillet 2013, consulté le 10 mai 2016. URL : http://enquete.revues.org/1553 188 F. Rouvière, précité. 189 J. Benoist, Concepts. Une introduction à la philosophie, Paris, Flammarion, Champs-essais, 2013, p. 60. 190 O. Cayla, « La qualification, ou la vérité du droit », Droits – 18, 1993, p. 3 et s. 191 F. Rouvière, précité.
55
française le mariage est l’union d’un homme et d’une femme »192, elle ne fait en réalité pas
référence à ce que dit la loi française à ce moment-là. Les textes eux-mêmes étaient parfaitement
muets sur la question de la condition de différence de sexe dans le mariage. Un tel attendu n’est
en fait possible que par référence, implicitement toujours, au concept de mariage qui était retenu
par les juristes alors. Il était enseigné et retenu par les praticiens que l’absence de différence de
sexe était un empêchement dirimant à mariage193 ; chose que la loi française ne « disait » pas.
C’était néanmoins la règle qui pouvait être déduite de l’application des textes, c’était le résultat
d’interprétations qu’il fallait lire dans cet arrêt et non une citation du texte.
69 – L’inédit comme argument – C’est à partir de la recherche d’une solution par les parties
que le juge va devoir se prononcer en choisissant la prémisse qui permettra de déduire une
certaine solution. C’est dans la perspective de ce choix que les argumentations des parties vont se
faire face, chacune va réclamer qu’une prémisse soit retenue plutôt qu’une autre. Comme nous
l’avons soutenu194, chaque partie argumentant pour défendre sa cause aura intérêt, à l’occasion
d’un cas inédit, à soit revenir au connu soit aller vers la création. Ainsi l’inédit, à l’instar des
lacunes, deviendrait un argument pour influencer le choix de la prémisse majeure : certaines
solutions ne sont atteignables par la juge qu’à la condition qu’ils disposent de certains concepts195.
L’argument de l’inédit ne pourrait tendre que vers l’inédit de création en ce que c’est la seule des
deux formes qui prend effectivement acte de la nouveauté ; dans le cas de l’inédit de retour les
arguments a fortiori, a pari, a contrario suffisent pour dire que le cas est assimilable au connu.
L’inédit de retour fait appel à d’autres arguments parce qu’il vise à cacher la nouveauté, à
délibérément ne pas s’en saisir. Défendre que tel cas n’est pas vraiment inédit et vouloir orienter
la décision vers l’inédit de retour, c’est aussi défendre une certaine vision du concept qui est au
centre du débat. C’est dire que le défaut et l’insuffisance de motivation se valent et qu’il n’y a pas
lieu de les distinguer parce qu’implicitement, la seconde engloberait le premier : le cas était donc
tacitement prévu et ne justifiait nul autre concept mais se contentait de n’appeler qu’une légère
ouverture du concept connu. L’argument de l’inédit ne peut donc être la marque de l’inédit de
retour ; il est même son exact opposé, de même que les deux théories – inédit de retour et inédit
de création – se présentent comme rivales l’une de l’autre. Défendre que tel autre cas est bel et
bien inédit, c’est réclamer un autre concept, c’est demander au juge de prendre acte de la
nouveauté en le sommant de se doter du bon concept pour trancher. Comme nous l’avons vu les
192 Cass. Civ. 1ère, 13 mars 2007, n°05-16.627, Bull. Civ. I, 2007, n°113. 193 F. Chabas, H. et L. Mazeaud, J. Mazeaud, Leçons de droit civil. La famille, tome 1, troisième volume, Paris, Montchrestien, 7ème édition par L. Leveneur, n°720, p. 66-67. 194 Cf. supra n°13 195 C. Atias, Epistémologie juridique, précité, p. 153.
56
chances de succès d’une telle prétention sont quasi-nulles. Le passage de l’un à l’autre peut être
une fonction de la prétention de la partie mais au vu de la faible fréquence, voire du caractère
hautement exceptionnel de l’inédit de création, un tel argument ne semble guère d’un usage très
stratégique. Son apparition dans une argumentation pourrait néanmoins donner un indice du
degré de nouveauté du cas en question. Si relever qu’un cas est inédit n’est pas d’une extrême
originalité pour un avocat ; relever que la configuration juridique qu’il implique justifie l’usage
d’un concept alors exclu du droit positif semble être la marque d’une audace particulière. Mais
l’argument de l’inédit, plus qu’un argument de la seule constatation d’une situation sans
précédent, serait avant tout et nécessairement l’argument d’une solution nouvelle.
b. La construction d’un sens
70 – Mouvements et méthode – Si les juristes lisent les situations et construisent les cas à partir
d’une grille apriorique, celle-ci semble subir les conséquences des mouvements impliqués par le
traitement des cas inédits (i). La grille de lecture, elle-même implicite, n’étant que l’un des outils
du juriste ; est complétée par une certaine méthode de lecture : la pragmatique du deuxième degré
(ii).
i. Une grille évolutive
71 – Une demande de concept – L’argument de l’inédit consiste en une demande de concept,
en une demande de réforme du cadre à travers lequel le juge voyait la situation. Il est, comme
tout argument, une manière d’orienter la décision vers une certaine solution, une proposition
venant au soutien d’une demande. Comme nous l’avions retenu, tout cas a au moins deux
solutions196. L’argument de l’inédit consiste à dire qu’il en existe une autre qui réside dans l’usage
d’un nouveau concept. Le fait de rejeter une telle requête ou d’y accéder n’est bien sûr pas anodin
en ce qu’il révèle la manière dont les juristes traitent leur grille : est-elle fixe ou mouvante ?
72 – L’inédit révélateur du traitement de la grille – L’usage de l’argument de l’inédit révèle le
tournant que les juristes peuvent potentiellement faire prendre à leur grille de lecture. Il serait
demandé au juge de la compléter, et l’on admettrait alors que telle qu’elle était connue, elle était
insuffisante. La question qui se pose alors est celle de savoir si cela revient à admettre que la grille
serait effectivement lacunaire et qu’il serait demandé une pure création ; ou alors que le concept
196 Cf. supra n°21 et 23.
57
que l’on appelle, bien qu’absent du droit dit positif, serait contenu en puissance dans le discours
mais ne serait pas conscient. Revenons sur un arrêt que nous avions retenu comme créateur :
l’arrêt Boudier. La Cour de cassation y a admis sans texte la notion d’enrichissement sans cause
ou d’action de in rem verso, consacrant le principe selon lequel nul ne doit s’enrichir sans cause au
détriment d’autrui. Un tel principe ne semblait nullement consacré par le code civil à première
lecture, qui ne reconnaissait que deux types de quasi-contrat : la gestion d’affaire (article 1372) et
la répétition de l’indu (article 1376). La subtilité tient au fait que notre code, contrairement par
exemple au Code civil allemand (titre 26), ne contient pas de texte général de principe mais
plusieurs textes d’applications spéciales197. Ainsi malgré la réticence de jurisprudence, la doctrine
admettait déjà que pouvait être induit un principe général de cet état de textes198. L’arrêt du 15
juin 1892 n’aurait fait à cet égard que révéler un implicite, un concept général qui était encore
immergé sous les particularités. La grille de lecture apriorique dont nous parlions à cette occasion
a évolué en ce qu’elle s’est enrichie d’une nouvelle case : la connaissance du droit a donc par cette
création fait un progrès. Le concept qui était contenu en puissance dans le roman, pour reprendre
la métaphore de Dworkin, est alors apparu aux yeux de tous, de sorte qu’il ne paraîtra plus
incongru d’y faire référence. De l’ombre à la lumière l’argument de l’inédit a fonctionné comme
un révélateur de l’existant sous-jacent : la grille peut donc progresser sans pour autant se
déconstruire. Sans doute n’est-elle d’ailleurs jamais complètement fixe en ce que l’inédit de retour
comme l’inédit de création impliquent une forme d’évolution différente. L’inédit de retour est
une manifestation de la validité de la grille autant qu’il permet sa précision : telle occurrence
nouvelle et jamais vue étant subsumée sous le concept que nous connaissions déjà, les contours
de celui-ci s’en trouvent précisés. Ainsi, lorsque l’on assimile l’absence de motivation à la
motivation insuffisante, on confirme la validité d’une connaissance autant qu’on la fait progresser.
Si les concepts sont liants une fois qu’ils sont créés199, toute précision semble plus ou moins
engageante pour l’avenir en ce qu’elle crée un précédent. La grille est donc maintenue et enrichie
dans le sens qu’elle avait déjà pris : l’inédit de retour contribue à une forme de progression
linéaire du discours juridique. A l’opposé l’inédit de création provoque quant à lui une rupture, il
révèle l’insuffisance de la grille à qualifier la situation qui est présentée au juge. On lui fait donc
prendre une direction nouvelle qui comme le montre l’exemple précédent, ne traduit pas
forcément une opposition radicale : il peut s’agir comme pour l’arrêt Boudier d’une induction à
197 E. Gaudemet, Théorie générale des obligations, Paris, Dalloz, 2004, p. 291 ; qui donne pour exemples les constructions sur le terrain d’autrui (art. 555), les impenses du tiers détenteur (art. 2175), les récompenses entre époux (art. 1433 et 1437), la spécification (art. 570 et 571), le rapport à succession (art. 861 et 862), le paiement à un incapable (art. 1241 et 1312), l’acheteur à réméré (art. 1673) et la société (art. 1864). 198 E. Gaudemet, précité. 199 J. Benoist, précité, p. 108.
58
partir de cas particuliers prévus par les textes. L’argument de l’inédit invite à faire apparaître une
puissance du droit, un pouvoir de se déterminer dans un sens. Les concepts d’inédit de retour et
d’inédit de création témoignent non pas de son état d’avancement de la connaissance de la grille
mais de la direction dans laquelle les juristes veulent ou ne veulent pas l’emmener. Si dans les
deux cas elle est condamnée à évoluer, la question à laquelle répondent ces concepts est celle de
savoir dans quel sens. Les concepts dégagés en cas de création et ceux précisés en cas de retour,
le sont à la suite d’une certaine lecture.
ii. La pragmatique du deuxième degré : une lecture en contexte
73 – Lire autrement – Le problème de l’implicite dans les discours est l’objet d’une sous-
branche de la linguistique : la pragmatique. Elle est une étude du langage du point de vue de la
relation entre les signes et leurs usagers200. Si l’étude des signes a été initiée par Charles Sanders
Peirce201, c’est Hansson en 1974 qui a tenté d’apporter de l’ordre afin de développer la
pragmatique202. Pour ce faire, il a distingué trois degrés : le premier consiste à étudier les symboles
indexicaux (les expressions systématiquement ambigües)203 ; le deuxième consiste à étudier les
signes dans le contexte entendu comme « ce qui est présumé »204 ; le troisième étudie les actes de
langage205. L’implicite est l’objet du deuxième degré, qui consiste à analyser ce qui est insinué dans
un discours, à la lumière du contexte de son énonciation206. C’est cette idée que le professeur
Andrei Marmor a transposé au discours juridique207.
74 – Décoder l’implicite – Comme l’explique Andrei Marmor en reprenant les distinctions de
Paul Grice en linguistique, le discours juridique possède plusieurs niveaux : le sémantique (le sens
littéral), l’assertif (le sens exprimé) et l’implicite (le sens insinué)208. L’implicite va au-delà de ce qui
est dit, le contenu du discours est insinué. Il existe selon Grice deux types d’implicatures : les
implicatures conventionnelles ou lexicales, qui portent sur le sens attaché aux mots eux-mêmes ;
200 CNRS, site du Centre National de Ressources Textuelles et Linguistiques, http://www.cnrtl.fr/definition/pragmatique (consulté le 15 mai 2016). 201 B. Frydman, Le sens des lois. Histoire de l’interprétation et de la raison juridique, Bruxelles, Bruylant, Penser le droit, 3ème édition, 2013, n°277, p. 588. 202 F. Armengaud, La pragmatique, Paris, Puf, Que sais-je ?, 5ème édition, 2007, p. 46. 203 F. Armengaud, précité, p. 47. 204 F. Armengaud, précité, p. 63. 205 F. Armengaud, précité, p. 77. 206 F. Armengaud, précité, p. 63-64. 207 A. Marmor, « Can the Law Imply More Than It Says ? On Some Pragmatic Aspects of Strategic Speech », in A. Marmor et S. Soames (dir.), Philosophical Foundations of Language in The Law, Oxford, Oxford University Press, 2011, p. 83 et s. 208 A. Marmor, précité.
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et les implicatures conversationnelles ou discursives qui se situent « hors signification et en
contexte »209. Ce sont les secondes qui nous préoccupent à l’aune du traitement des cas en ce que
de même que les implicatures du discours commun210, les implicatures du discours juridique
émergeraient alors seulement en contexte211, c’est-à-dire à l’occasion du traitement des cas.
75 – Distinction avec la méthode exégétique – Une réticence que l’on pourrait éprouver à
l’égard de cette approche pour le droit réside dans l’idée qu’elle se confondrait avec
l’interprétation exégétique, c’est-à-dire une analyse interprétative d’un texte pour retrouver la
pensée de l’auteur212. Il s’agirait donc de retrouver la pensée de l’auteur du texte et partant
l’implicature ne serait engageante qu’à la condition que l’auteur ait eu conscience de ce que son
énoncé impliquait. Le législateur devrait donc être conscient que son énoncé implique tel ou tel
autre énoncé. Faudrait-il alors pour remonter à cette conscience se concentrer sur les mots eux-
mêmes, sur les expressions employées dans les textes ? Une telle lecture fut le projet de
nombreux juristes au cours du XIXème siècle, qui ont commenté, interprété chaque mot du Code
civil213. Bien que ces juristes aient eu recours à des méthodes d’interprétation diverses comme
l’interprétation historique, on les a volontiers désignés comme l’« École de l’exégèse » afin de les
discréditer au nom d’une excessive servilité aux textes, alors qu’il ne s’agissait probablement que
d’une tendance résultant de la récente adoption du code214. Toujours est-il qu’une assimilation de
la démarche de gricéenne à une méthode exégétique ne nous semble pas tenable car ce que l’on
appelle intention du législateur semble déjà être une volonté reconstruite : le législateur n’est pas
une seule et même personne, mais une assemblée qu’il pourrait ne pas être heureux de
personnifier215. Et quand bien même cela serait-il souhaitable, resterait le problème de la difficulté
pour le législateur d’exprimer sa volonté suffisamment clairement dans le texte qui serait vu
comme la « prescription souveraine »216. De plus les citoyens n’ont pas connaissance des travaux
préparatoires qui permettraient de retrouver une telle intention : ils ne connaissent que le texte217.
En outre, la conscience de l’implicature suppose logiquement une conscience et donc une
personne, que le législateur, par nature, n’est pas. Plus encore, puisque les implicatures qui nous
209 P. Grice, « Logic and Conversation », in Syntax and Semantics, Vol. 3, Speech Acts, New York Academic Press, édition par P. Cole et J. L. Morgan, 1975, p. 45. 210 P. Grice, Studies in the Way of Words, Cambridge (Massachusetts), Harvard University Press, 1989, p. 23. 211 A. Marmor, précité 212 CNRS, site du Centre National de Ressources Textuelles et Linguistiques, http://www.cnrtl.fr/definition/exégèse (consulté le 15 mai 2016). 213 J.-L. Halpérin, « Exégèse (École) », in Dictionnaire de la culture juridique, précité, p. 681 et s. 214 J.-L. Halpérin, précité. 215 H. Capitant, « L’interprétation des lois d’après les travaux préparatoires », D., 1935, I, p. 77-80. 216 F. Gény, Méthodes d’interprétation et sources en droit privé positif : essai critique, tome 1, Paris, LGDJ, 2ème édition, 1919, p. 277. 217 J.-L. Bergel, Méthodologie juridique, précité, p. 242.
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préoccupent sont bien conversationnelles, soit « hors signification et en contexte » ; il ne s’agit en
aucune façon de réaliser une analyse intrinsèque des mots du texte à la recherche d’une intention
mais de les voir à la lumière des cas soumis aux juges. Par exemple, nous avions retenu l’arrêt du
2 avril 1993 à propos de l’indu objectif révélait que l’article 1235 du code civil impliquait une
interprétation a contrario218. La seule lecture du texte ne permettait pourtant pas de le déduire :
c’est là que résidait la difficulté du cas. Puisqu’il n’y avait en l’espèce pas d’autre texte applicable
que le texte général, restait encore à savoir dans quel sens il fallait l’interpréter. C’est justement ici
que la configuration du cas et des règles en présence avait permis de poser cette question et avait
donc permis au juge de dévoiler la solution en cas d’indu objectif.
76 – Implicature et contexte – La compréhension de l’implicature ne peut s’opérer qu’à la
lumière d’un contexte. Grice l’a montré avec un exemple : dans une lettre de recommandation,
dire d’un étudiant « qu’il est ponctuel et qu’il a une belle écriture » peut impliquer qu’il est un
piètre chercheur219. Toutefois, la déduction de l’implicature n’engage que l’interprète : une fois
que l’étudiant de l’exemple n’a pas été embauché, il est toujours possible pour l’auteur de la lettre
de préciser qu’il ne souhaitait pas impliquer ce qu’en a déduit le destinataire mais simplement
vanter la ponctualité et les qualités rédactionnelles de l’étudiant. L’implicature est donc annulable
par l’auteur ; et se comprend dans un contexte. Le discours juridique est un contexte particulier,
en ce qu’il s’agit « d’un discours public en partie standardisé, reposant sur des prépositions sous-
jacentes partagées »220.
77 – Le poids de l’énonciation – Si la déduction de l’implicature n’engage que l’interprète, son
énonciation pour tous les interlocuteurs change la teneur de la discussion. Si A implique B et que
B n’est pas prononcé, B n’engage que celui qui veut bien le déduire. Mais dès lors que B est
énoncé les choses changent : il n’est plus possible d’en invoquer la méconnaissance ou d’en
discuter l’existence. Seul l’auteur pourrait éventuellement l’annuler : ce qui se traduirait en droit
par l’abrogation d’un texte, par un revirement de jurisprudence ou par l’ajout d’une distinction
afin de ne pas qualifier le cas sous la règle. Comme l’explique Joseph Raz, le revirement s’explique
parce que les règles dégagées sont vouées à être modelées et remodelées par les juges : ils peuvent
par conséquent faire le choix de distinguer là où le précédent ne distinguait pas et ainsi modifier
la règle221. Par exemple, nous avons vu que l’arrêt Boudier de 1892 avait instauré le principe
218 Cass. Ass. Plén. 2 avril 1993, n° 89-15.490, Bull. 1993 A. P. N° 9 p. 12, cf. supra n°36. 219 P. Grice, Studies in the Way of Words, précité, p. 33. 220 M. Carpentier, Norme et exception. Essai sur la défaisabilité en droit, Paris, LGDJ-Lextenso éditions, Collection des thèses éditée par l’Institut Universitaire Varenne, 2014, p. 356. 221 J. Raz, The Authority of Law, Oxford, Oxford University Press, 2ème édition, 2009, p. 185.
61
général selon lequel nul ne peut s’enrichir sans cause au détriment d’autrui et avait alors admis
l’action de in rem verso. Une distinction a été introduite par la suite dans l’arrêt du 2 mars 1915222 :
cette action ne pouvait être admise qu’à titre subsidiaire, « que dans les cas où le patrimoine d’une
personne se trouvant, sans cause légitime, enrichi au détriment de celui d’une autre personne,
celle-ci ne jouirait, pour obtenir ce qui lui est dû, d’aucune action naissant d’un contrat, d’un
quasi-contrat, d’un délit ou d’un quasi-délit ».
78 – Révélations engageantes – Ainsi, si le traitement des cas inédits est l’occasion de
l’émergence d’un concept ou de la précision d’un concept existant, cette révélation engage. Même
si la sécurité juridique est un mythe, il ne semble pas pour autant pensable d’affirmer par exemple
après l’arrêt Boudier que l’enrichissement sans cause n’existe pas ou qu’aucun principe général n’a
jamais été déduit de textes particuliers. Il sera néanmoins possible de distinguer pour préciser des
critères d’application qui font donc évoluer la règle créée ou qui précisent un peu plus les
éléments constitutifs du concept. L’implicature révélée change le contenu du discours et engage le
locuteur : en droit, l’image de la sécurité juridique peut avoir cette fonction. Dès lors, quand un
cas se présente il faut prendre en compte l’impact que la solution donnée va avoir sur l’ensemble
du discours : est-il opportun de révéler cet implicite ? Il faut un fondement pour faire émerger un
concept, « que quelque chose se présente comme à penser et qu’il y ait des raisons, même futiles ou
habituelles, de le penser »223. C’est la question de savoir si ces raisons existent qui est posée aux juges
lorsque se présente un cas inédit : y a-t-il des raisons de conceptualiser cette situation ? Ce cas
justifie-t-il un concept ? Justifie-t-il que l’on opère une distinction avec les précédents ? Est-il
nouveau mais pourtant classable sous le connu ? En répondant, ils décident à la fois de
l’évolution du discours et du caractère inédit du cas ; la réponse à chacune de ces questions
impliquant ce qui serait un degré plus ou moins fort de l’inédit.
79 – L’implicite exprimé – Si l’implicite n’est pas encore dit, il est pourtant bien présent,
comme s’il était en sommeil dans le discours. Ainsi en choisissant une expression, le locuteur s’est
déjà engagé sur son contenu impliqué224. Si A implique B ; B est, sans être dit explicitement,
contenu dans l’évocation de A. Pour Marmor, ces réflexions sont transposables au droit. Les
implications sémantiquement encodées feraient donc partie du contenu assertif, c’est-à-dire du
sens exprimé225. Ce n’est à cet égard pas parce qu’un sens est exprimé qu’il est pleinement perçu,
222 Civ. 2ème, 2 mars 1915, DP 1920. 1. 102 ; H. Capitant, F. Terré, Y. Lequette et F. Chénedé, Les grands arrêts de la jurisprudence civile, tome 2, Paris, Dalloz, 13ème édition, p. 527-530. 223 J. Benoist, précité, p. 62. 224 F. Armengaud, précité, p. 65-67. 225 A. Marmor, précité.
62
c’est tout l’intérêt de l’implicite : le discours est stratégique parce qu’il dit plus que l’on en perçoit
à première vue. Prenons un exemple avec l’affaire dite du second mariage des époux zaïrois226.
Deux personnes s’étaient mariées par procuration au Zaïre, leur pays d’origine. Le mariage par
procuration n’étant pas possible en France, ils se sont trouvés dans la croyance que leur union ne
pouvait y produire d’effet. C’est cette croyance qui les a poussés une fois installés en France, à y
célébrer un second mariage. Aux termes de l’article 147 du code civil, « on ne peut contracter un
second mariage avant la dissolution du premier » : ce texte interdit la polygamie227. Lorsque le
mari demande la nullité de la seconde union, la cour d’appel relève que certes deux mariages
valides ont bien eu lieu mais qu’il s’agit des deux mêmes personnes et qu’il n’y a pas par
conséquent une situation de polygamie. La Cour de cassation ne l’entend pas de cette oreille et
casse l’arrêt d’appel pour refus d’appliquer l’article 147. Peut-on se marier plusieurs fois avec la
même personne ? La question n’avait jamais été posée, la discussion n’avait jamais eu lieu mais la
réponse était dans la sphère de l’implicite. Poser cette question au juge l’en a fait sortir : il fallait
pour répondre dire le non-dit. Plusieurs conséquences peuvent être tirées de cet étonnant arrêt.
Tout d’abord, la décision en elle-même précise le concept qui lui-même était impliqué par l’article
147 du code civil. Le concept juridique de polygamie qui était impliqué remonte à la surface pour
apparaître enfin. La prohibition de ce remariage montre encore une fois, comme nous l’avions vu
pour le vol d’énergie, que le droit s’affranchit des discours qui lui sont extérieurs228. Pour le sens
commun, la polygamie est le fait d’avoir plusieurs conjoints229, le concept est centré sur les
personnes ; alors que pour le droit, à en croire cet arrêt c’est la superposition des liens
matrimoniaux qui caractérise la polygamie.
80 – Concepts émergés – Le concept juridique de polygamie se révèle dans le traitement de ce
cas mais le fait de le faire remonter engage pour l’avenir : on saura que pour le droit, la polygamie
est la superposition des liens matrimoniaux quelles que soient les personnes et surtout quel que
soit leur nombre ! La connaissance des concepts juridiques progresse donc avec le traitement des
cas inédits. Cette idée semble pouvoir fournir une piste pour sortir du paradoxe mis en lumière à
l’issue de la première partie de notre étude, selon lequel tout est inédit mais tout est déjà dit. Il
226 Cass. Civ. 1ère, 3 février 2004, n°00-19.838, Bull. Civ. 2004, I, n°33, p. 28. 227 Tout un régime est mis en place autour de l’idée de monogamie en droit français comme l’article 70 du code civil qui impose à chacun des époux de remettre à l’officier d’état civil un extrait d’acte de naissance ; ou comme l’article 433-20 du code pénal qui fait de la bigamie un délit ; voir P. Malaurie et H. Fulchiron, Droit de la famille, Paris, LGDJ-Lextenso éditions, 5ème édition, 2016, p. 152-154. 228 Un tel isolement conceptuel était déjà dénoncé par François Gény qui voyait le tout construit comme un danger, craignant que « les fantaisies de l’imagination créatrice prétendent influer sur la vie par des moyens de plus en plus éloignés d’elle » ; voir F. Gény, Science et technique en droit privé positif, III, n°222. 229 CNRS, site du Centre National de Ressources Textuelles et Linguistiques, http://www.cnrtl.fr/definition/polygamie (consulté le 20 mai 2016).
63
conviendrait seulement de préciser que ce qui n’est pas dit est en fait impliqué et amené à être
révélé par les différents cas : on a pu le constater avec l’arrêt Boudier, avec l’indu objectif et
maintenant nous le voyons avec la polygamie. Le traitement des cas inédit serait donc l’histoire
d’un engagement progressif du discours, d’une révélation point par point. L’environnement
conceptuel se construit donc à la lumière des cas230, à chaque traitement la connaissance progresse
et le cas inédit serait à cet égard un bien fort précieux.
81 – Absence d’engagement – Un indice explicite du degré d’engagement des juges dans ces
réponses est la publication ou non des arrêts : on déduira d’un arrêt non publié, inédit au bulletin,
qu’il ne s’agit que d’un arrêt d’espèce et qu’il était si particulier qu’il a justifié une solution
étonnante sans que pour autant le discours doive changer. Les juges souhaitent parfois ne pas
s’engager, rester dans l’ambiguïté ; tant et si bien qu’il faudra autant que possible, ne pas trop en
dire. Plus l’énoncé est laconique, plus le champ de liberté de l’interprète s’accroît. Le silence serait
alors choisi et assumé. L’ambiguïté deviendrait un outil au service d’une fin : celle de laisser la
porte ouverte sur l’horizon des possibles, afin de ne pas empêcher par avance le droit d’advenir.
C’est donc sans doute par souci de réserve que les motivations des décisions se font lacunaires :
l’implicite se fait donc outil d’anticipation.
2. La brièveté de la motivation, une réserve pour l’inédit à venir
82 – La motivation, pierre angulaire de la décision – La décision de justice ne saurait se
suffire à elle-même. C’est en réaction à l’arbitraire des parlements de l’Ancien régime que
l’obligation de motivation des décisions s’est imposée ; jusqu’à être vu comme une garantie
essentielle et fondamentale pour les justiciables231. L’obligation de motiver les décisions de justice
remonte à la loi des 16 et 24 août 1790 et se retrouve de nos jours à l’article 455 du code de
procédure civile. Si le défaut de motifs fait encourir à la décision la cassation, la suffisance de
ceux-ci est aussi contrôlée par la Cour de cassation depuis le début du XIXème siècle232. C’est la
motivation qui permet de comprendre la pensée qui est à l’œuvre pour « constituer une
jurisprudence »233. Si la motivation une expression de la raison, toute faille fait perdre au discours
son autorité : il faut donc pour bien motiver de « dépersonnaliser, désubjectiviser, dépassionner »
230 « Ius facto oritur », le droit sourd du fait. 231 J. Héron et T. Le Bars, Droit judiciaire privé, Paris, LGDJ-Lextenso éditions, Domat droit privé, 6ème édition, 2015, p. 400. 232 J. Héron et T. Le Bars, précité, p. 401. 233 F. Terré, Introduction générale au droit, Paris, Dalloz, Précis Dalloz, 10ème édition, 2015, n°349, p. 279.
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l’exposé autant que possible234. Le dosage de l’exposé de la motivation semble en outre être un art
difficile : il convient de ne pas en dire trop pour qu’elle puisse être accessible et de ne pas trop en
taire pour qu’elle puisse être comprise235.
83 – Coopération et stratégie – Rendue au nom du peuple français, l’une des finalités de la
décision de justice est d’être comprise par les justiciables auxquels elle s’adresse : l’exposé de la
motivation devrait théoriquement permettre la réussite de l’échange. Grice a dégagé quatre
maximes de coopération qui sont pour lui les marques d’un échange réussi : quantité, qualité,
pertinence et modalité236. La dernière maxime s’entend selon lui comme « la manière dont ce qui
va être dit va être dit »237. Elle se divise elle-même en sous-maximes : éviter les expressions
obscures, éviter l’ambiguïté, être bref ou éviter tout ce qui n’est pas nécessaire, être ordonné238. Si
le respect de ces maximes est pour Grice gage d’une communication coopérative, certains
discours s’en affranchissent et prennent donc une tournure stratégique. Les locuteurs vont user
de l’ambiguïté et des implicatures pour faire tourner la situation à leur avantage.dans un discours
stratégique, le locuteur fait en sorte d’impliquer plus que ce qu’il veut rendre explicite. Par
exemple, pour arriver à obtenir ce qu’elles veulent, les parties vont laisser leurs implications
délibérément vagues : elles vont utiliser l’ambiguïté. L’idée est d’exploiter les implicatures pour
dire quand même ce qu’on ne veut pas expliciter. Toute la question est de savoir où situer la
décision de justice : est-elle un discours coopératif ou stratégique ?
84 – Stratégie de la brièveté – Selon Marmor, le discours juridique est un discours stratégique
en ce qu’il implique plus qu’il ne dit. La loi résulte presque toujours d’un compromis : elle serait
une décision tacitement reconnue comme incomplète, laissant volontairement certaines questions
non tranchées239. Marmor imagine pour illustrer son propos une discussion entre deux
parlementaires X et Y au moment de la rédaction d’un texte de loi. X veut dire A de sorte qu’il
implique B ; Y veut dire A de sorte qu’il n’implique pas B. X et Y agissant ensemble, disent A et
ne se prononcent pas sur B. Il est aussi imaginable qu’ils n’aient tout simplement rien voulu
exprimer quant à B, le pouvoir de se prononcer étant alors délégué au juge qui ferait le lien du
général au particulier. Quant au discours judiciaire lui-même, le juge peut avoir intérêt à ne pas
trop en dire, à la manière de la discussion entre nos deux parlementaires : puisqu’il tranche pour
234 A. Sériaux, Le droit. Une introduction, Paris, Ellipses, 1997, n°263, p. 255. 235 F. Terré, précité. 236 P. Grice, précité, p. 26. 237 P. Grice, précité, p. 27. 238 P. Grice, précité. 239 A. Marmor, précité.
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le particulier et ne peut se prononcer par voie de disposition générale240, il doit prendre garde à ne
pas impliquer plus que nécessaire. La conséquence du contraire serait un engagement qui
permettrait aux argumentations futures de faire dire au juge ce qu’il n’a pas dit et prétexter une
identité de raison. Mais l’identité de raison ne pourra être invoquée qu’à la condition que les
raisons soient effectivement connues241. Si celles-ci sont passées sous silence, une partie de
l’argument est neutralisée d’avance : on devra se contenter d’une identité de problème ou d’une
similarité de cas suffisamment importante. Le rapprochement ne pourra être qu’incomplet et la
justification seulement partielle. En demeurant silencieux sur la ratio decidendi, les juges
condamnent l’identité de raison strictement entendue mais ce faisant, ils laissent la porte ouverte
à toutes les justifications imaginables pour provoquer une solution. Il conviendrait donc pour dire
le droit, de s’efforcer de trouver la juste mesure. Pourtant, constat est régulièrement fait d’une
diminution de la motivation des arrêts, comme si elle était « atteinte d’une sorte d’anémie »242 :
plus de mots étant consacrés aux faits qu’à expliquer la cassation ou le rejet du pourvoi243. La
brièveté de la motivation des décisions est la forme la plus voyante et la plus incompréhensible de
l’usage de l’implicite. Nous avons déjà pu le voir avec l’arrêt sur le contrat de coffre-fort244 : il
s’agit d’un contrat sui generis auquel l’article 1722 n’est pas applicable et qui suppose donc un
retour au droit commun des contrats. Pourtant, plutôt que de dire clairement de quoi il
retournait, la Cour de cassation a préféré se mouvoir dans de périlleuses circonvolutions aux
termes desquelles rien n’est résolu. Les choses se déroulent comme si le juge s’était octroyé la
liberté de ne pas répondre et de ne dire le droit que par un pis-aller, autant dire de le taire. Les
choses se déroulent comme si le juge, confronté à une question épineuse, se contentait de
départager les parties en présence mais se gardait bien de refermer la brèche que leur affaire avait
ouverte dans le discours juridique. Peut-on encore affirmer raisonnablement que l’objectif est
d’être compris ? A la brièveté se mêlent l’obscurité et l’insécurité juridique245. Les affirmations
péremptoires ne sauraient guère convaincre en ce qu’elles escamotent la discussion qui aurait pu
être et expliquer la décision246. Le style de la motivation semble pourtant la présenter comme une
évidence, comme si la Cour était infaillible et que cette évidence chassait par elle-même la
justification247 et par là-même l’autorité de la décision.
240 C. Civ. Art. 5. 241 F. Schauer, Thinking Like a Lawyer, Cambridge (Massachusetts), Harvard University Press, 2ème édition, 2012, p. 50. 242 C. Atias, « Coûteuse insécurité juridique », D. 2015. 167. 243 C. Atias, précité. 244 Cf. supra n°29. 245 C. Atias, précité. 246 A. Touffait et A. Tunc, « Pour une motivation plus explicite des décisions de justice notamment celles de la Cour de cassation », RTD civ. 1978. 487 247 A. Touffait et A. Tunc, précité.
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85 – Le mirage inductiviste – La brièveté de la motivation serait aussi le talon d’Achille de la
science juridique appliquée. Si cette dernière cherche à anticiper les décisions à venir248, elle ne
peut plus revenir à la ratio decidendi qui lui permettrait de le faire. Elle devra se contenter
d’artificielles inductions et de fragiles prévisions. Comme l’a en effet montré Bertrand Russel, la
récurrence d’un cas ne permet pas valablement d’en induire une règle suffisamment stable pour
fonder une croyance249. Le fait que de nombreux cas passés se soient conformés à une loi ne peut
constituer une preuve que cette même loi s’appliquera pour l’avenir. Russel explique ce point de
vue avec l’exemple célèbre de l’induction du dindon250 : un dindon en cage est nourri chaque jour
par la même main ; timide initialement, il prend confiance au fur et à mesure que les jours passent
et que la même main revient le nourrir. Mais à l’approche des fêtes de fin d’année, la main jusqu’à
lors nourricière se fait assassine et trahit la confiance du dindon en l’étranglant. Le dindon, en
bon inductiviste, avait pourtant toutes les raisons de croire que la main revenait cette fois encore
pour lui donner à manger. En fait, il était seulement probable et non certain que le dindon allait
être nourri à nouveau. Ainsi, de la récurrence on ne pourrait induire qu’une probabilité, faute de
pouvoir en tirer une nécessité logique. Le paradoxe est que la formulation des solutions dans les
arrêts de la Cour de cassation se présente justement sous le signe de la nécessité251 ; et que les
revirements de jurisprudence et autres instabilités ne pas des illusions de nos songes252.
86 – Stratégie par défaut – Si des progrès en matière de motivation sont indéniablement
possibles et souhaitables, on peut comprendre en partie et sans l’excuser pour autant la faiblesse
des motivations. On peut d’une part la comprendre devant la difficulté de dosage que nous
avions évoquée mais aussi de par la responsabilité que prendrait un juge à l’égard de la cohérence
d’ensemble du discours en motivant trop précisément sa décision, en y incluant toutes les
considérations qu’il a pris en compte. Le qualificatif « stratégique » ne devrait à cet égard pas
revêtir un aspect péjoratif dès lors qu’il est appliqué au discours juridique. En effet, l’usage d’une
stratégie semble le nécessaire corollaire d’un droit qui ne soit pas complètement donné d’avance
mais qui au contraire, avancerait au gré des espèces. Il ne faut pas condamner d’avance l’inédit à
venir ; et le passage sous silence est sans doute l’une des seules armes pour conserver la liberté de
se déterminer au bon moment, quand l’espèce qui pose la bonne question se présente. Se taire
248 C. Atias, Epistémologie juridique, Paris, Puf, Droit fondamental, 1985, n°72, p. 132. 249 B. Russel, Problèmes de philosophie, traduction de F. Rivenc, Paris, Payot, 1989, p. 83-92. 250 B. Russel, précité. 251 A. Touffait et A. Tunc, précité. 252 M. Fabre-Magnan, Introduction générale au droit. Droit des personnes. Méthodologie juridique, Paris, Puf, Licence droit, 2ème édition, 2011, p. 127.
67
c’est aussi « mettre en réserve des enseignements disponibles pour les espèces à venir »253. On ne
peut d’autre part pas l’excuser car bien la motivation semble être un haut-lieu du non-dit, elle ne
doit pas nécessairement l’être au-delà de ce souci de ne pas cloisonner l’avenir. Une telle
préoccupation de prudence ne saurait d’ailleurs se fondre en excuse. En effet, se protéger en ne
s’engageant pas de manière excessive est une chose, éviter la discussion en est une autre. La
discussion est évitée sur le plan technique mais aussi sur le plan axiologique. Le juge n’a certes pas
vocation à être un politicien mais l’action de trancher un litige implique une prise de position sur
une valeur, comme l’a expliqué Perelman selon qui le texte est « un prétexte à la confrontation
des valeurs »254. Ainsi, « le juge ne juge pas du sens d’une ligne de texte. Il se demande quelle est la
valeur que l’on veut protéger et quelle est la valeur en compétition avec elle »255. Une décision en
droit, qu’elle soit législative ou judiciaire n’est pas neutre mais repose sur une valeur. Si le juge
doit se faire l’apôtre de la déclamation de cette valeur, peut-il se contenter de le faire sans s’en
expliquer ?
87 – La justification, irremplaçable vertu – L’irremplaçable est de justifier, de donner ses
raisons avant de donner raison à l’un et tort à l’autre, les mettre devant les yeux de tous et dire ce
qui a convaincu. Que ces raisons soient bonnes ou mauvaises n’a guère d’importance durable car
dès qu’elles sont exposées elles sont ouvertes à la critique, comme si elles étaient prêtes à être
mises à l’épreuve. Encore faut-il accepter au préalable l’idée que l’on puisse se tromper, l’idée que
la Cour puisse faire erreur ; cette idée semble inadmissible pour la Cour de cassation comme l’ont
montré Adolphe Touffait et André Tunc en 1974. Les choses ont-elles changé depuis ?
88 – De la dissimulation vers la clarté – Si la motivation est bien trop souvent du domaine de
l’implicite ; la décision quant à elle, est explicite. On impose ainsi une certaine forme réduite de
connaissance, qui se limiterait aux décisions en elles-mêmes et non à leur motivation. Tout ce
qu’il reste d’une telle pratique est une impression de réduction de la connaissance juridique à de
l’information : il a été décidé telle solution dans tel arrêt pour répondre à tel problème. La
question du pourquoi reste bien souvent entière. Toujours est-il que même si la motivation est
elliptique, la décision fournit une information qui peut préciser les contours d’une règle, les
éléments constitutifs d’un concept, le champ d’application d’une qualification. La réponse
donnée, malgré les lacunes qui précèdent sa formulation, fait œuvre de continuation en révélant à
253 C. Atias, « Juris dictio : redire l’inédit », D. 1992. 281. 254 B. Frydman, précité, n°305, p. 643-644. 255 C. Perelman, « Droit, logique et épistémologie », in Ethique et droit, Bruxelles, Editions de l’Université de Bruxelles, Fondamentaux, 2ème édition, p. 627.
68
la lumière d’aujourd’hui des contrées du paysage rêvé hier. La décision qui tranche un cas inédit
fait avancer la connaissance que l’on a du droit : elle révèle l’implicite.
B) La décision ou le retour de l’explicite : l’inédit découvert
89 – L’inédit comme progrès – Bien plus que le précédent qui ne sert qu’à consolider ou à
répéter ce qui est déjà dit, le cas inédit de par les questions qu’il pose, pousse le droit dans ses
retranchements et pousse donc les juristes à opérer des choix plus ou moins engageants. L’inédit
pourrait être, de par cette propriété, un outil privilégié de la constitution d’un savoir des juristes
(1), et peut-être alors permettre une relecture qui pourrait prendre la forme d’une rectification (2).
1. L’inédit comme moyen de connaissance du droit
90 – Des nouveautés de façade – Nous avons vu qu’à l’occasion du traitement d’un cas inédit,
un progrès s’est réalisé : la connaissance que nous croyions avoir s’est vue modifiée. Un concept a
pu être introduit, ce fut le cas de l’enrichissement sans cause, ou de la cause du contrat. Des
concepts ont pu être précisés, ce fut le cas de la motivation du congé en matière de bail
commercial, ce fut le cas du concept de polygamie. A chaque espèce on est tenté de conclure que
l’état du droit a changé d’une manière ou d’une autre. Mais est-ce l’état du droit qui a changé ou la
connaissance que nous en avons ? Si les solutions que nous avons relevées étaient implicitement
contenues dans le droit, cela voudrait dire que nous n’avons fait que les découvrir et faire émerger
un présupposé : ce ne serait pas le droit qui aurait changé mais la connaissance que nous en
avons.
91 – Inédit et savoir – Si l’inédit est un moyen de révéler des implicites et de clarifier des
concepts ; il est aussi un moyen de confirmer ce qui n’avait pu l’être si nous retenons que le droit
trouve son sens que dans l’expérience256. Le cas peut être inédit sans que la solution ne le soit : on
découvrirait un contenu. Prenons un exemple avec l’arrêt de la troisième chambre civile du 25
février 2016257. Les locataires d’un bail à usage d’habitation sont assignés par leur bailleur en
déchéance de leur droit au maintien dans les lieux pour manquement à la clause d’habitation
bourgeoise contenue dans le bail. Le bailleur fonde sa prétention sur l’argument selon lequel une
société commerciale ne peut, par nature, qu’exercer une activité commerciale sur son lieu de
256 C. Atias, Epistémologie juridique, Paris, Dalloz, Précis, 2002, n°98, p. 66. 257 Cass. Civ. 3ème, 25 février 2016, n°15-13.856, obs. Y. Rouquet, D. 2016. 545.
69
résidence, contrevenant ainsi nécessairement à la clause d’occupation bourgeoise qui était
stipulée. La Cour de cassation ne reçoit pas sa demande en répondant que « la domiciliation d’une
société commerciale dans un local à usage d’habitation ne suffit pas à conférer à l’occupation un
caractère commercial ». Cette solution n’admet pas de précédent direct ; mais l’article L. 123-11-1
du code de commerce prévoit que « Toute personne morale est autorisée à installer son siège au
domicile de son représentant légal et y exercer une activité, sauf dispositions législatives ou
stipulations contractuelles contraires ». L’exception prévue par l’article vise à empêcher dans
certains cas l’exercice d’une activité commerciale, en l’espèce au regard d’une clause, ou de la loi
du 1er septembre 1948 sous l’empire de laquelle le bail avait été signé. La règle de l’article L. 123-
11-1 autorise expressément cette situation mais son exception pouvait faire question au regard de
la clause d’habitation bourgeoise. La domiciliation d’un local par une société commerciale suffit-
elle à conférer à l’occupation un caractère commercial ? La nature commerciale de la société
domiciliée emporte-t-elle une une présomption irréfragable de commercialité de l’occupation ? La
nature de l’occupation est-elle un accessoire de la qualité de la personne ou est-elle au contraire
un concept autonome ? La Cour de cassation répond par la négative en rejetant le pourvoi, s’en
tenant à un critère matériel pour apprécier la nature de l’activité. Le cas n’était pas tranché
d’avance par la règle de droit qui se trouvait à elle seule insuffisante à trancher et incapable de dire
le droit. La solution était implicite, il fallait que le cas se présente au juge pour qu’il puisse lui faire
accéder à la sphère de l’explicite. La question était de savoir ce qu’impliquait la formulation de
l’article : seul le contact du fait a pu nous en faire prendre conscience. Ce cas pourrait être classé
comme inédit de retour suivant la logique de notre première partie ; mais il opère une
clarification : la réponse existait alors que la question n’avait jamais été posée.
92 – De la connaissance au savoir – Un contenu est rendu explicite de par la discussion et
l’application de la règle de droit. La connaissance du droit ne pouvait donc se limiter à la
connaissance des règles, qui ne font en fait que précéder le droit, donnant une direction à suivre a
priori. La connaissance du droit ne peut en aucun cas se réduire à de l’information. Le fait de
savoir que l’article L. 121-11-1 du code de commerce dit que « toute personne morale est
autorisée à installer son siège au domicile de son représentant légal et y exercer une activité, sauf
dispositions législatives ou stipulations contractuelles contraires », est une information. Le fait de
savoir que dans un cas passé la jurisprudence a tranché en faveur de telle solution l’est également.
La connaissance de ces informations est – les cas que nous avons étudiés en sont la preuve –
insuffisante pour le juriste. La connaissance des dispositions légales ou décisions juridictionnelles
ne permet pas à elle seule de rédiger un contrat, de plaider une cause ou d’expliquer le
70
déroulement d’un procès258. Une connaissance véritable devrait trouver son point de départ dans
des problèmes, et aller de problème en problème selon une méthode critique de recherche des
erreurs259 ; plutôt que de se concentrer sur des solutions qui seront tenues pour la vérité immobile
et définitive. Peut-être serait-il opportun de retenir avec Heidegger qu’une compilation de
connaissances, même organisée, ne peut pas constituer un savoir260. Selon lui, savoir c’est pouvoir
apprendre : il faudrait se maintenir dans cet état plutôt que de se satisfaire de ses connaissances au
risque de devenir un « bousilleur »261. Celui qui retient toutes les solutions ne peut plus apprendre
parce que le poids qu’il leur attribue fait barrage aux problèmes qui sont la véritable source du
savoir : « le pouvoir d’apprendre suppose le pouvoir de questionner »262. Ainsi retenir pour point
de départ que le « Droit » est « l’ensemble de règles de conduites socialement édictées et
sanctionnées qui s’imposent aux membres de la société »263 revient à neutraliser d’avance toute
possibilité d’un savoir juridique, en ce qu’on assignerait au juriste pour seule tâche la connaissance
de ces règles. C’est sans doute parce qu’il questionne avec plus de profondeur ou de vivacité les
informations détenues par les juristes que le traitement d’un cas inédit semble constituer le pont
idéal pour passer de la connaissance d’une somme d’informations à un savoir véritable. C’est
parce que les cas inédits posent problème et tiennent parfois en défaut ce précieux « ensemble de
règles », c’est parce qu’ils questionnent les connaissances que nous croyons détenir, qu’il faut s’en
nourrir et en faire une matière première de formation du savoir juridique.
2) L’inédit de solution, marque d’une évolution constante
93 – Solutions relues – Puisque les solutions ne sont pas la fin de la connaissance, il n’est guère
choquant qu’un cas déjà connu puisse aussi être relu et son traitement changé. On peut décider
que les solutions jusqu’à présent retenues sont inacceptables au vu de la gravité des conséquences
qu’elles entraînent264. Tel fut le cas en droit de la responsabilité avec la création de la
responsabilité du fait des choses. Il est indéniable que les situations n’étaient pas inédites en ce
que des choses avaient toujours causé des dommages. C’est à la fin du XIXème siècle qu’il a été
relevé que la seule responsabilité du fait personnel était insuffisante et menait à des solutions
258 C. Atias, précité, n°98, p. 66. 259 K. Popper, « Connaissance et modelage de la réalité », in A la recherche d’un monde meilleur, Paris, Les Belles Lettres, Le goût des idées, 2011, p. 22-23. 260 M. Heidegger, Introduction à la métaphysique, traduction G. Kahn, Paris, Gallimard, Tel, 2013, p. 33. 261 M. Heidegger, précité, p. 34. 262 M. Heidegger, précité. 263 G. Cornu, Vocabulaire juridique, Paris, Puf, Quadrige-Dicos poche, 9ème édition, 2011. 264 C. Atias, « Juris dictio : redire l’inédit », D. 1992. 281.
71
inacceptables comme l’absence de réparation de dommages corporels graves265. On a donc
considéré des cas comme inédits alors qu’ils ne l’étaient pas, on les a vu sous une lumière
nouvelle. Dans l’arrêt Teffaine du 16 juin 1896266, la Cour de cassation, en suivant le mouvement
belge267, a déduit de l’alinéa 1er de l’article 1384268 un principe général de responsabilité du fait des
choses. En 1891, à cause d’un vice de construction resté occulte, la machine d’un remorqueur à
vapeur explose et tue Teffaine, un mécanicien. La Cour de cassation s’exprime ainsi pour
consacrer un principe général de responsabilité du fait des choses que l’on a sous sa garde :
« Attendu que l’arrêt attaqué constate souverainement que l’explosion de la machine du
remorqueur à vapeur Marie, qui a causé la mort de Teffaine, est due à un vice de construction ;
qu’aux termes de l’article 1384 du code civil, cette constatation, qui exclut le cas fortuit et la force
majeure, établit, vis-à-vis de la victime de l’accident, la responsabilité du propriétaire du
remorqueur sans qu’il puisse s’y soustraire en prouvant soit la faute du constructeur de la
machine, soit le caractère occulte du vice incriminé ». L’article 1384 alinéa 1er n’était pourtant
porteur d’aucune règle de droit puisqu’il s’agissait d’un texte de transition269. En créant ce
nouveau régime de responsabilité du fait des choses, la Cour de cassation a souhaité améliorer la
situation des victimes et favoriser la réparation des dommages causés du fait des choses ;
l’élasticité du droit civil lui a permis de le faire270. Pourquoi cette préoccupation ? On l’explique
généralement par le progrès technique : il y a plus de choses qui causent des dommages de plus
en plus importants271. Ce qui a changé est sans doute la façon de voir les dommages car ils ont
toujours existé ; on s’est seulement préoccupé de leur gravité croissante en partie due au progrès
technique. Cette gravité serait devenue suffisamment importante pour entrer dans la construction
du cas ; la pertinence ne lui était pas reconnue par le droit jusqu’à lors.
94 – La relecture, entre stratégie et coopération – Il ne fait aucun doute que le principe déduit
de l’article 1384 alinéa 1er est le fruit d’une interprétation exagérée272. Il s’agit alors ici plus d’une
construction que d’une révélation. C’est ici que l’échange entre les juges et le législateur se fait le
plus stratégique : les juges ont déduit des textes un principe que le législateur n’entendait pas y
265 M. Fabre-Magnan, Droit des obligations. Tome 2 – Responsabilité civile et quasi-contrats, Paris, Puf, 3ème édition, 2013, p. 241. 266 Cass. Civ. 16 juin 1896, Teffaine, D. 97. 1. 433, note Saleilles. 267 F. Chabas, H. et L. Mazeaud, J. Mazeaud, Leçons de droit civil. Les obligations. Théorie générale, Paris, Montchrestien, 9ème édition par F. Chabas, n°514, p. 560. 268 C. Civ. Art. 1384 alinéa 1er : « On est responsable non seulement du dommage que l'on cause par son propre fait, mais encore de celui qui est causé par le fait des personnes dont on doit répondre, ou des choses que l'on a sous sa garde ». 269 A. Bénabent et D. Mazeaud, Les grands articles du code civil, Paris, Dalloz, 2012, p. 122. 270 R. Saleilles, note sous l’arrêt Teffaine, précité. 271 R. Saleilles, précité. 272 M. Bacache-Gibeili, Les obligations. La responsabilité civile extracontractuelle, tome 5, Paris, Economica, 2ème édition, 2012, p. 230.
72
faire figurer. Une lecture littérale, formelle, a permis de faire dire au texte ce qu’il n’était pas censé
dire. Les juges l’ont fait pour provoquer une évolution. Suite à cette lecture le droit de la
responsabilité a semblé se préoccuper davantage du dommage que de la faute273. La lettre a
bouleversé l’esprit, la lecture a influencé le siècle. Un implicite qui n’existait pas dans l’esprit des
rédacteurs a pu être dégagé de cette suite de mots pour la faire s’exprimer en fonction d’une fin
différente de celle prévue. N’est-ce pas là la marque d’un haut degré de lecture stratégique du
juge ? On pourrait le penser et imaginer qu’il a tourné à son avantage le dialogue avec le
législateur. Mais justement, si aucune loi n’a suivi pour annuler l’implicature faussement déduite,
est-ce le signe d’une acceptation tacite de cette lecture ? La coopération serait retrouvée et la
direction prise légitimée. La lecture ainsi adoptée, la stratégie suivie, se révèle dans ce cas comme
une nouvelle manifestation de l’importance du contexte et du cas : le droit s’y dit et s’y construit.
95 – Inédit exceptionnel – Il faut toutefois prendre l’exemple précédent pour ce qu’il est : un
épisode exceptionnel. Une telle pratique n’est pas censée traduire le travail normal du juriste. Le
droit ne se réinvente pas tous les jours pas plus qu’il ne doit généralement s’adapter aux faits. La
thèse inverse a été soutenue sous couvert d’un réalisme qui aurait tout d’une excuse pour faire
prévaloir la solution que l’on préfère274. Si c’est un choix politique, il doit être justifié et ne peut
l’être par le fait du développement d’une pratique sociale. L’idée d’une adaptation, même rare, du
droit au fait ne devrait pas faire oublier qu’une discussion est à mener sur la légitimité de la
solution choisie : un débat doit porter sur les conséquences du choix opéré275. C’est sans doute
par l’effet d’une infondée peur du désaccord ou d’un affaiblissement de l’autorité des décisions
que ces débats sont escamotés au profit de pétitions de principe habillées d’évidence factice. Le
droit doit s’adapter au fait qui n’emporte pas de conséquences préjudiciables mais doit résister
aux autres. Il ne faudrait donc pas tirer de l’exemple de l’arrêt Teffaine une règle générale qui
reflèterait le travail normal du juriste ; nous l’avons retenu en ce qu’il met en exergue un trait
existant bien qu’exceptionnel.
273 A. Bénabent et D. Mazeaud, précité. 274 C. Atias et D. Linotte, « Le mythe de l’adaptation du droit au fait », D., Chron, 1977, p. 251 et s. 275 C. Atias et D. Linotte, précité.
73
74
Conclusion générale
96 – Droit mouvant – Tout le sel du juridique semble résider dans cette souplesse, dans cette
marge de manœuvre qui permet de reconstruire les catégories et de découvrir le droit en
contextes plus qu’en textes. Comme cela avait déjà été rappelé, « la loi ne doit pas être un rite
incantatoire »276 auquel on peut se permettre de faire tout dire, jusqu’à tout en attendre. Le droit
n’est pas un ensemble de règles fixes à envisager comme un catalogue de solutions mais une
entité en perpétuel devenir. C’est d’ailleurs ce qu’avaient déjà remarqué les professeurs Ghestin et
Goubeaux en en faisant un trait distinctif d’autres domaines comme la biologie : « (…) à la
différence des types biologiques dont le nombre est défini, les catégories juridiques paraissent
susceptibles d’un renouvellement constant »277.
97 – Révélations – Les cas inédits entendus comme une catégorie mettent en lumière cet aspect
particulier du raisonnement juridique, cette aptitude au renouvellement et à la relecture. Même
regroupés sous une catégorie « cas inédit », les cas ne sont que bien rarement traités comme
nouveaux dans le discours judiciaire tant le réflexe de l’assimilation et du retour au connu est
devenu un quasi-automatisme. Le cas peut pourtant aussi être un nouveau point de départ, celui
d’une argumentation, d’une construction voire d’une invention. Le droit transforme le rapport de
fait qui lui est soumis autant qu’il se trouve lui-même transformé, influencé, continué par le cas.
« C’est alors comme si le cas était le point de départ de toute science, à partir duquel celle-ci
devait être inventée (...) »278. Le droit est toujours moins clair qu’il n’y paraît. Si l’implicite dérange,
le traitement des cas inédits l’oblige à remonter à la surface en confrontant directement le
raisonnement juridique à ses propres obstacles : le cas questionne le droit en faisant apparaître ses
antinomies et faiblesses théoriques. Sans doute faut-il accepter de s’en rendre compte et ne pas
chercher à les dissimuler pour une pratique plus sereine. Plutôt qu’un non-dit prétendument
autoritaire, peut-être serait-il favorable de privilégier l’étonnement et la question. Au lieu de se
persuader que le droit est un ensemble de règles et qu’il n’est qu’un tissu de vérités fixes, il
276 P. Mazeaud, «La loi ne doit pas être un rite incantatoire », JCP. G. n° 6, 9 Février 2005, act. 70. 277 J. Ghestin et G. Goubeaux, Traité de droit civil. Introduction générale, Paris, LGDJ, 4ème édition avec le concours de M. Fabre-Magnan, 1994, n° 43, p. 35. 278 F. C. von Savigny, De la vocation de notre temps pour la législation et la science du droit, trad. A. Dufour, Paris, Puf, Léviathan, 2006, p. 64
75
faudrait retrouver une capacité à s’étonner, accepter d’être surpris. Le traitement des cas inédits
aurait cette fonction de révélateur, il pourrait être une piste, un point de départ pour comprendre
la nature et le poids des obstacles épistémologiques qui grèvent le raisonnement juridique. C’est
cette rencontre avec les cas qui questionne les frontières de nos catégories, qui fait émerger les
obstacles et nous permet alors de les questionner et de commencer à prendre conscience des
mouvements profonds qui nous animent. En ce sens, l’inédit est sans doute au fond la mesure de
notre ignorance. Raviver notre conscience implique d’être capables de changer notre regard sur
elle279.
98 – La part de l’oubli – Dans la peur de ne pas apparaître infaillibles, les juristes font mine
d’être atteints d’hypermnésie l’instant d’avant ; et nient ou déforment les choix du passé l’instant
d’après. Au tournant se cachait l’inédit, que l’on a passé sous silence car trop révélateur, cet inédit
qui juste après n’était plus. Oublie-t-on le droit tel qu’il l’a précédé ou alors oublie-t-on de
demander ou de dire pourquoi telle orientation a été prise ? Oublie-t-on quant au phénomène
judiciaire la question de savoir si le discours a fait l’objet d’une révélation ou d’une construction ?
Les cas inédits nous rappellent que le droit serait tantôt à retrouver, tantôt à reconstruire. Si le
droit sourd du fait et si l’inédit permet de clarifier, confirmer, progresser ; peut-on jamais
s’arrêter ? Sans doute est-ce par crainte d’une éternelle fuite en avant que nous revenons sans
cesse sur nos pas, vers un déjà vu rassurant qui donne l’illusion de maîtriser les événements. À
nier l’inédit les juristes courent après des chimères. De même que le rêve de régularité n’était
qu’un rêve, « toute la science de cette terre ne me donnera rien qui puisse m’assurer que ce
monde est à moi »280.
99 – Le droit en fuite – Devant l’insaisissabilité de leur objet les juristes devraient sans doute
préférer une modeste question à un hautain silence ou à une fragile réponse. La fameuse
prudence des juristes ne doit pas se confondre avec leur rêve d’infaillibilité. C’est en recherchant
plutôt qu’en affirmant que les juristes confirment leur autorité et donnent corps à leur prudence.
C’est aussi en admettant que les raisons sont difficiles à déterminer, et que l’on peut se tromper,
qu’ils retrouvent l’humilité qui ne devrait jamais les quitter.
279 K. Sarafidis, Bergson. La création de soi par soi, Paris, Eyrolles, 2013, p. 34. 280 A. Camus, Le mythe de Sisyphe, Paris, Gallimard, Folio Essais, 1985, p. 37.
76
Table des matières
Introduction 10
Première partie : Le cas inédit entre redite et création 15
A) Un retour au connu 15
1. L’inédit de retour : l’extension des qualifications 16
2. L’entretien du mythe de la sécurité juridique 23
B) La reconnaissance de l’inédit : de la question à la création 32
1. L’expression d’un pouvoir 32
2. Le rôle déterminant de la question de droit 37
3. La construction d’une cohérence 42
Conclusion de la première partie 45
Seconde partie : L’inédit au cœur d’une tension entre implicite et explicite 46
A) La place de l’implicite 47
1. La construction des cas entre généralisation et particularité 47
2. La brièveté de la motivation, une réserve pour l’inédit à venir 63
B) La décision ou le retour de l’explicite : l’inédit découvert 68
1. L’inédit comme moyen de connaissance du droit 68
2) L’inédit de solution, marque d’une évolution constante 70
Conclusion générale 74
Bibliographie 78
77
78
Bibliographie
I. Monographies, ouvrages collectifs, recueils de textes et dictionnaires
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Alland (D.) et Rials (S.), Dictionnaire de la culture juridique, Paris, Puf, Quadrige-Dicos poche,
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Atias (C.), Théorie contre arbitraire, Paris, Puf, Les voies du droit, 1987
Atias (C.), Science des légistes, savoir des juristes, Aix-en-Provence, PUAM, 3ème édition, 1993
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Atias (C.), Epistémologie juridique, Paris, Dalloz, Précis Dalloz, 2002
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Atias (C.), Philosophie du droit, Paris, Puf, Thémis Droit, 3ème édition, 2012
Bacache-Gibeili (M.), Les obligations. La responsabilité civile extracontractuelle, tome 5, Paris,
Economica, 2ème édition, 2012
Bachelard (G.), Essai sur la connaissance approchée, Paris, Vrin, 6ème édition, 2006
Bachelard (G.), La formation de l’esprit scientifique, Paris, Vrin, 2011
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